Le prix Nobel de la paix
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Le prix Nobel de la paix
Revue des Questions Scientifiques, 2012, 183 (2-3) : 169-176 Le prix Nobel de la paix attribué à la moitié de l’Humanité ! Nicolas VAN NUFFEL cncd – Comité National de Coopération au Développement 9, Quai du Commerce – 1000 Bruxelles [email protected] Qu’ont en commun Ellen Johnson Sirleaf, Présidente récemment réélue du Libéria, sa compatriote Leymah Gbowee, militante associative de base qui s’est brusquement rendue célèbre en menant la fameuse « grève du sexe » qui visait à obliger les factions libériennes à parvenir à un accord permettant de pacifier le pays, et Tawakkul K arman, cette si jeune activiste que les Yéménites surnomment cependant la « mère de la Révolution » ? Leur lutte pour la paix et la démocratie, bien sûr, mais aussi le fait qu’elles sont des femmes. En leur attribuant le prix Nobel de la paix en octobre dernier, le Comité du même nom a tenu à rappeler que « nous ne pouvons atteindre la démocratie et une paix durable dans le monde si toutes les femmes n’obtiennent pas les mêmes opportunités que les hommes d’ influencer le développement à tous les niveaux de la société. » 170 revue des questions scientifiques De tout temps, les femmes ont été les victimes privilégiées de la guerre. Enrôlées de forces comme combattantes ou comme esclaves sexuelles, violées, tuées, voire mutilées, elles subissent en outre de plein fouet les conséquences indirectes de la guerre sur leur santé, en particulier en ce qui concerne les femmes enceintes ou allaitantes. C’est la raison pour laquelle le droit international humanitaire, consacré par les Conventions de Genève, leur reconnaît certains droits spécifiques, au-delà de la protection à laquelle ont droit tous les êtres humains. Ces droits concernent notamment celui d’être « spécialement protégées » contre la violence sexuelle. Mais présenter les femmes avant tout comme des victimes est un peu court. Ne sont-elles pas aussi des actrices indispensables de la paix et du développement ? C’est le sens de la résolution n°1325 adoptée en l’an 2000 par le Conseil de sécurité des Nations Unies. Cette résolution, si elle est peu connue du grand public, s’est peu à peu transformée en un outil essentiel pour les Etats et les organisations qui s’investissent dans la construction de la paix et la lutte pour l’égalité de genre. Elle met en avant le rôle des femmes, dans la prévention, la gestion et la sortie des conflits, ainsi que dans la construction de la paix, et est assortie de recommandations concrètes aux Etats et aux instances des Nations Unies. En attribuant son prix à trois femmes d’Afrique et du Moyen-Orient « pour leur combat non violent pour la sécurité des femmes et leurs droits à une pleine participation dans le travail de construction de la paix », le Comité Nobel s’est explicitement référé à la résolution 1325. En effet, comme nous allons le voir, les parcours, quoique très différents, des trois lauréates 2011 du prix Nobel de la paix, sont marqués par leur combat pour la place des femmes au sein du processus de la construction de la démocratie dans leur pays, dans un contexte marqué par la guerre ou le risque de conflit armé. Ellen Johnson Sirleaf est de loin la plus connue des trois lauréates. Ministre des Finances du Libéria à la fin des années 1970, elle devient présidente de la Banque libérienne de développement et d’investissement après le coup d’État de Samuel Doe, en 1980. Elle prend cependant très rapidement ses distances vis-à-vis du nouveau président et est obligée de fuir le pays dans les mois qui suivent. Elle occupe alors des postes de premier plan dans différentes institutions internationales (Banque mondiale, Programme des Nations Unies pour le développement) et dans de grandes banques privées (Citibank, nobel de la paix : …à la moitié de l’humanité 171 HSBC). Ces années sont marquées au Libéria par une dictature et la montée des tensions ethniques, puis à partir de 1989 par deux sanglantes guerres, dont l’un des personnages clés est le sinistre Charles Taylor, dont les troupes renversent et assassinent le président Doe. Ellen Johnson Sirleaf avait fait une tentative de se présenter comme vice-présidente auprès du candidat de l’opposition en 1985, mais avait été rapidement arrêtée par le régime en place, pour être ensuite libérée puis ré-arrêtée au lendemain des élections. Elle avait finalement à nouveau fui le pays. Dans les mois qui suivent le début de l’insurrection de Charles Taylor, Mme Johnson Sirleaf soutient ce dernier, en particulier en participant à des campagnes de recherche d’appuis financiers. Ces faits lui seront reprochés beaucoup plus tard. Elle-même a reconnu et regretté son erreur, demandant pardon au peuple libérien en juin 2009, mais insistant : « Lorsque la vraie nature des intentions de M. Taylor s’est révélée, il n’y a pas eu contre lui de critique plus passionnée ni d’opposant plus fort que moi suivant la voie démocratique ». En 1997, elle rentre au pays suite au cessez-le-feu et à l’annonce de nouvelles élections présidentielles. Elle pose sa candidature et affronte Charles Taylor dans une élection contestée, que ce dernier gagne officiellement avec 75% des voix. Elle part alors une nouvelle fois en exil, pour ne revenir qu’après la fin définitive de la guerre civile et la chute du dictateur sanglant, aujourd’hui inculpé de crime de guerre et crime contre l’humanité par le Tribunal spécial pour la Sierra Leone. Mais c’est après le retour à la démocratie qu’Ellen Johnson Sirleaf va prendre toute sa dimension. En 2005, elle gagne l’élection présidentielle face au footballeur George Weah, qui était arrivé en tête au premier tour. Elle devient alors la première femme démocratiquement élue à la tête d’un État africain. Son action sera dès lors marquée par le renforcement de la démocratie, la réconciliation et le développement. Dans les jours qui suivent son entrée en fonction, elle émet ainsi un édit rendant l’école gratuite et obligatoire pour tous les enfants en page primaire. Et comme les mesures symboliques ne suffisent pas, elle s’attaque de front à l’un des problèmes principaux qui minent le développement des pays africains : la dette. Négociant fermement avec les Institutions financières internationales et les pays créanciers réunis au sein du Club de Paris, elle obtient une division par dix de la dette de son pays et prend des mesures pour éviter un ré-endettement insoutenable de celui-ci. 172 revue des questions scientifiques Enfin et surtout, elle décide dès son arrivée au pouvoir de la mise en place d’une Commission Vérité et réconciliation chargée de mener une enquête sur les vingt années de dictature et de guerre qui ont secoué le pays, afin de « promouvoir la paix, la sécurité, l’unité et la réconciliation ». Par cette mesure, elle prend un risque personnel, étant donné son soutien passé à Samuel Doe puis Charles Taylor. Le rapport final de la Commission, en 2009, la reprend d’ailleurs dans une liste de quarante-neuf personnes auxquels « ne devraient pas être confiés de mandats publics » pendant un délai de trente ans. C’est suite à ce rapport que, le 26 juin 2009, elle présente ses excuses au peuple libérien. Elle décide cependant de se présenter à nouveau aux élections présidentielles de 2011, faisant valoir l’absence de valeur juridique des recommandations d’une Commission dont le mode de fonctionnement ne correspondait pas aux principes d’un jugement équitable. Argument qui a depuis été validé par la Cour suprême du Libéria. Leymah Gbowee était, quant à elle, beaucoup moins connue du grand public en dehors du Libéria avant sa nomination pour ce même prix Nobel. Jeune fille de 17 ans lorsqu’éclate la première guerre civile, elle s’engage assez rapidement dans un programme de formation de travailleurs sociaux par l’Unicef, dans le but de se consacrer aux personnes traumatisées par la guerre. Simple travailleuse sociale, elle mène pendant ces années la vie de la plupart de ces concitoyens, entre lutte contre la misère et dangers de la guerre. Réfugiée un temps au Ghana, elle rentre au pays faute de ressources. En 1998, elle s’engage comme volontaire dans un programme social de l’Eglise luthérienne, qui lui permet de découvrir l’engagement pacifiste. Très rapidement, elle se retrouve intégrée dans divers réseaux, dont le Réseau ouest-africain pour l’édification de la paix (en anglais : West-Africa Network for Peacebuilding, ou WANEP), où elle rencontre des femmes de toute la région militant pour la paix et la démocratie. Où elle a aussi l’occasion de se former aux méthodes d’action pacifique. Grâce à ce parcours, elle se retrouve en 2002 à la tête d’un vaste mouvement de femmes qui va changer le cours de l’Histoire de son pays. Durant des mois, à partir de l’été 2002, « l’Action massive des femmes du Libéria pour la paix » s’organise pour obliger les factions en guerre à négocier la paix et le retour à la démocratie. Avec Mme Gbowee comme symbole et porte-parole, elles se réunissent par millier dans les mosquées et les églises nobel de la paix : …à la moitié de l’humanité 173 pour y prier pour la paix. Mais l’action qui les rendra célèbre reste bien entendu la « grève du sexe » qu’elles organisent en 2003 : les femmes refusent désormais toute relation sexuelle à leur mari tant qu’un accord de paix n’aura pas été signé. Quel a été l’impact direct de cette action sur le processus de paix ? Il est bien entendu difficile à mesurer. Mais ce qui est sûr, c’est que l’originalité de cette action a attiré l’attention des médias nationaux et internationaux et, de ce fait, a accentué la pression sur les négociateurs. Le plaidoyer pour la paix ne doit cependant pas se faire que dans la rue, loin des enceintes du pouvoir. C’est pourquoi, lorsque les pourparlers reprennent au Ghana, en juin 2003, Leymah Gbowee emmène sur place une délégation de femmes libériennes qui, jour après jour, occupent l’entrée des lieux de la négociation, interpellent les interlocuteurs, les rappellent à leur responsabilité. Devant l’enlisement des discussions, les femmes haussent le ton et menacent d’empêcher les négociateurs de sortir tant qu’un accord ne sera pas atteint. La pression monte, avec succès : le 18 août 2003, l’Accord de paix d’Accra est enfin signé, mettant fin à quatorze ans d’une guerre qui aura fait au moins 250.000 morts. La voie est ouverte à un retour à la démocratie et, deux ans plus tard, à l’élection d’Ellen Johnson Sirleaf, dont il a déjà été question. Deux femmes, deux histoires radicalement différentes, des hautes sphères de la finance internationale à la militance de base d’une travailleuse sociale. Mais deux destins qui se rencontrent pour mettre fin à l’une des guerres meurtrières qui ont dévasté l’Afrique subsaharienne dans les années 1990. Ce qui réunit ces deux femmes, c’est aussi la volonté d’ancrer la culture de la paix en profondeur dans la société libérienne. C’est pourquoi, lors de sa prestation de serment ce 16 janvier 2012, la présidente réélue a annoncé le lancement d’une nouvelle initiative de réconciliation nationale, en confiant la direction à sa co-lauréate du prix Nobel. Le chemin de la paix, de la réconciliation interethnique et du développement sera encore long pour le Libéria. Une société traumatisée par les luttes fratricides et les crimes de guerre ne peut se reconstruire par miracle. Mais le parcours de ce pays passé en quelques années d’une image d’enfer de l’Afrique au statut d’exemple pour le continent montre bien la justesse de la résolution 1325 du Conseil de sécurité de l’ONU quand elle souligne « le rôle important 174 revue des questions scientifiques que les femmes jouent dans la prévention et le règlement des conflits et dans la consolidation de la paix. » Et pour mieux insister sur ce rôle, le Comité Nobel norvégien a tenu à ne pas limiter son prix 2011 aux ressortissantes d’un seul pays. C’est la raison pour laquelle il a aussi tenu à distinguer une femme arabe, dans le contexte particulier du « Printemps arabe » qui a fait le cœur de l’actualité tout au long de l’année écoulée. Une femme que les militants yéménites surnomment parfois la « Mère de la révolution » malgré ses 32 ans qui en font la plus jeune lauréate de l’histoire du prix Nobel. Mais une femme dont le combat pour la démocratie s’inscrit lui aussi dans le long terme. Les éditorialistes du monde entier ont en effet longuement épilogué sur la soudaineté du Printemps arabe, parti de l’immolation d’un vendeur ambulant tunisien, Mohammed Bouazizi. Après quelques semaines de manifestations pacifiques rudement réprimées, le régime de Zine el-Abidine ben Ali s’effondre, suivi de celui de Hosni Moubarak, en Égypte, puis du leader libyen Mouammar Kadhafi, malheureusement dans la violence, pour ce qui concerne ce dernier. Partout dans le monde arabe, les régimes tremblent, les manifestations se multiplient, la répression étant souvent féroce. Mais il est important de souligner que dans toute la région, des femmes et des hommes étaient depuis longtemps actifs pour défendre pacifiquement la démocratie et les droits de l’Homme, au péril de leur liberté, voire de leur vie. Et que si les manifestations spontanées ont été l’élément déclencheur de ces révolutions, c’est la conjonction de cette spontanéité et de l’action organisée de la société civile qui a permis et continue de permettre de les mener dans la durée. Tawakkul Karman est apparue sur la scène publique yéménite en 2005. A 26 ans, elle fait alors partie des fondatrices du réseau des « Femmes reporters sans frontières », rapidement rebaptisé « Femmes journalistes sans chaînes », afin d’éviter d’être interdit par le gouvernement du Président Ali Abdallah Saleh. Durant les années qui suivent, l’activité de ce mouvement est centrée sur la liberté de la presse. Entre autres, Mme Karman se bat en vain pour voir autoriser la création d’un service d’information par SMS. Les Femmes journalistes se voient par ailleurs refuser l’accréditation pour la mise sur pied d’un journal et d’une radio. Ces actions valent à la jeune leader des menaces répétées, mais ne la découragent pas. Elle organise avec ses compa- nobel de la paix : …à la moitié de l’humanité 175 gnons de lutte de nombreuses manifestations sur la place Tahrir, à Sanaa (qui porte singulièrement le même nom que la place égyptienne où s’est déroulée la révolution de 2011 : place de la Libération). Mais dans le contexte de la « lutte contre la Terreur » alors à son apogée, les pays occidentaux, avec les États-Unis à leur tête, sont peu enclins à soutenir les mouvements contestataires dans des pays qu’ils estiment menacés par le terrorisme islamiste et dont ils craignent la déstabilisation. C’est dans les premières semaines de l’année 2011 que tout bascule : profitant de l’effet de la « Révolution de jasmin » en cours en Tunisie sur la jeunesse yéménite, Tawakkul Karman fait partie de ceux qui organisent les premières manifestations appelant au départ du président Saleh. Ce dernier est au pouvoir depuis la réunification du Yémen, en 1990. Mais il occupait déjà la présidence du Yémen du Nord depuis 1978, soit avant même la naissance de la jeune opposante ! Les manifestations démarrent à la mi-janvier. Immédiatement, Tawakkul Karman est arrêtée et détenue. Rapidement, les appels à sa libération se multiplient et, même si elle est libérée après trois jours, son arrestation sert d’étincelle à la révolution yéménite. Le 27 janvier, 16.000 personnes sont dans les rues. La semaine suivante, ils seront des dizaines de milliers et le mouvement ne désemplira plus. Dans les mois qui suivent, le président Saleh riposte par la violence et les attaques se multiplient contre les manifestants. Alors que certains opposants prennent les armes, une bonne partie de la population continue à manifester pacifiquement. Malheureusement, la situation dégénère jusqu’au massacre des 29 et 30 mai, qui fait des dizaines de morts. Dans les jours qui suivent, le président est blessé dans une explosion et fuit le pays. Il y reviendra en septembre, pour peu de temps : le 23 novembre 2011 (soit après l’attribution du prix Nobel de la paix), il transmet ses pouvoirs à son vice-président et annonce la tenue d’élections au mois de février 2012. Pourquoi décerner le prix Nobel de la paix à Tawakkul Karman, alors que des milliers d’autres militants de la démocratie et des droits de l’Homme se sont soulevés partout dans le monde arabe en 2012 ? Parce qu’il s’agit d’une jeune femme, d’abord, comme cela a été souligné plus haut. Parce qu’elle a choisi la lutte pacifique dans un pays où d’autres optaient pour l’insurrection armée, ensuite. Parce que la situation au Yémen était encore bien incertaine au moment de l’annonce du prix, sans doute, aussi. C’est en tout cas le sens 176 revue des questions scientifiques qu’y voit la principale intéressée. Elle a ainsi tenu à dédier son prix aux femmes arabes, mais aussi « à tous les Yéménites qui ont préféré mener leur révolution pacifiquement en faisant face aux tireurs avec des fleurs ». Que retenir de ce prix Nobel de la paix 2011 ? En cent-dix ans d’existence, le prestigieux prix n’avait jusqu’alors été attribué qu’à douze femmes. Peut-on reprocher au Comité le manque d’équilibre de genre de ses choix jusqu’ici ? Peut-être en partie. Mais il importe surtout de relire attentivement la résolution 1325 du Conseil de sécurité de l’ONU. Trop souvent, les femmes sont encore exclues des véritables espaces de décision au niveau national et international. Trop souvent encore, seuls les chefs de guerres (bien souvent des hommes, il faut bien le reconnaître) sont invités lorsqu’il s’agit de construire la paix, et l’on écoute peu ceux qui ont choisi la lutte pacifique (parmi lesquels on trouve un nombre bien plus important de femmes). Trop peu de fonctions au sein même des Nations Unies, notamment au sein des missions de maintien de la paix, sont confiées à des femmes. On pourrait continuer longuement cette liste. Bien entendu, aucun parcours n’est parfait. Et les femmes ne sont en soi ni meilleures ni pires que les hommes. Juste leurs égales. Chaque année, à l’annonce du ou des lauréat(e)s du prix Nobel de la paix, on voit naître les polémiques sur les positions ou les incohérences de la personne désignée. Parfois à juste titre. Mais pour tous ceux qui se veulent les artisans de la paix, de la justice et du développement, un peu partout dans le monde, le choix du Comité Nobel doit résonner comme un appel à la réflexion. La seule manière de construire une paix durable, c’est d’assurer une place à chacun et chacune dans la société. Nous voilà donc appelés à « réaliser le grand potentiel que les femmes représentent pour la démocratie et la paix ». Et à agir en conséquence !