Note d`intention
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Note d`intention
Note d’intention Le Haut-Karabagh Tout débute par l’appréhension d’un lieu, d’un territoire dont les appellations varient sur les cartes géographiques. Ses villes et ses villages portent des noms russes, arméniens ou turcs selon leurs sources iconographiques. Il s’agit d’une république autoproclamée en 1996 mais reconnue par aucun État, proche ou lointain. Une sorte de non-lieu pour le restant du monde. Conflit non résolu, territoires occupés, forte présence militaire et menaces de snipers aux frontières caractérisent aujourd’hui le climat de tension qui règne au Haut-Karabagh, surtout dans les zones frontalières. C’est dans ce lieu que le projet du film s’est imposé. Je cherchais à raconter une histoire qui puisse en même temps rendre compte de la particularité et de la force de cet endroit, tout en lui attribuant un caractère universel en faisant de ce lieu le contexte propice à l’émergence de questionnements existentiels propres à tout Homme. Les personnages d’Histoire Sur ce territoire, les populations locales vivent dans la conscience de ces pages d’Histoire qui se sont tournées avec et devant elles. De cette Histoire dont elles sont précisément devenues des personnages à leur insu, leur destinée semble avoir à jamais basculé dans une réalité si peu évidente qu’elle en prendrait, pour d’autres, des allures de fiction. Dès lors une des grandes difficultés que j’ai rencontrée dans ma volonté de réaliser ce projet a concerné avant tout la question du personnage, la question du « Héros ». Pour « La commune » Peter Watkins a réalisé son casting en se basant sur les convictions politiques de ses futurs acteurs. Dans l’histoire du cinéma ce genre d’exemple n’est pas isolé. C’est pourquoi aujourd’hui dans mon projet, je tiens particulièrement à offrir aux personnages locaux la possibilité d’incarner leur propre Histoire, au sein de celle que je leur propose. Emmanuel Finkiel explique que dans son film « Voyages » les personnages de fiction sont incarnés par des personnes qui ont plus ou moins la même identité dans leur vie. Le réalisateur évoque cette question dans un entretien : « Mes personnages n’ont pas de recul par rapport à eux. Ils sont comme nous dans la vie. Finalement c’est quand ils jouent leur personnage qu’ils sont pleinement eux-mêmes 1». C’est l’approche que j’adopte ici pour mes personnages secondaires. Les personnages principaux Le film s’écrit autour de deux personnages masculins : un homme et un enfant. L’enfant essaie de se débarrasser du poids de son histoire et de s’extraire des limites physiques de sa géographie pour partir à la rencontre de son avenir. Il appartient de manière presque organique au territoire qu’il traverse (quand les travailleurs de l’aéroport le voient, ils le considèrent comme l’un des leurs), même si toute sa petite vie reste dominée par le désir de partir, malgré son jeune âge. En arrivant au Haut-Karabagh, Alain ne ressent aucune compassion pour la situation locale et son contexte géo-politique. Monolithe intouchable, il ne montre aucunement le désir d’interagir avec ce nouvel environnement. Tout l’emmerde. Mais malgré ça, à l’intérieur de ce roc, l’angoisse se manifeste et le pousse à cette marche forcenée. L’effort, la fatigue, le soleil et les gens qu’il rencontre commencent à 1 Finkiel, Emanuel, « Seule la fiction permet aux témoins de jouer leur propre rôle », entretien avec les historiens Christian Delage et Vincent Guigueno , La fiction et le film, Gallimard, 2004 faire craqueler la carapace sous laquelle apparaît un homme fragile, malheureux et perdu. À force d’aller sans cesse en avant, il a oublié les raisons qui l’y poussent. Mais ici au Haut-Karabagh, il ne peut plus avancer sa marche éternellement. Le territoire est délimité. Il faut changer d’approche et prendre de la hauteur. La rencontre qui a lieu et qui aurait pu lier les deux marcheurs dans une histoire commune n’est qu’une pause permettant à chacun de se réconcilier avec ses fantômes et de repartir avec ses propres vérités. L’étranger Un étranger au Haut-Karabagh signifie pour moi un homme que la difficulté du contexte pousse facilement au retranchement dans la solitude. Le choix du comédien qui pourra par sa force et sa présence faire face à l’intensité du cet intermède paisible entre deux guerres, s’est posé dès les premières tentatives d’écriture. Taraudée par ses questions je suis partie en 2010 au Haut-Karabagh avec Laurent Lacotte, un jeune comédien, pour me rendre compte qu’un personnage d’une trentaine d’année ne pouvait pas à faire face à l’immensité de ce paysage, à son histoire et à ses habitants. Il me fallait un comédien portant sur son visage une expérience de vie, une géographie habitée. Le choix de Carlo Brandt, vu dans les pièces de guerre d’Edward Bond et mises en scène par Alain Françon, s’est alors imposé à moi. Les lieux La matérialité de ces lieux m’intéresse tout particulièrement. Il est indéniable que la terre porte de manière frappante l’histoire qui l’a façonnée pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui. Comment rendre visible à l’image l’intensité de ces territoires et la mémoire qu’ils portent ? Je tente de rendre au paysage sa véritable dimension, celle de personnage à part entière. Comprendre que ces montagnes, ces champs et ces forêts, ne sont pas de simples décors mais les acteurs et les personnages de l’histoire qui se déroule à leurs pieds, une histoire qui devient ici une épopée dans le sens antique du terme. La frontière Il existe en Arménie une notion particulière de l’espace liée aux questions politiques dont je n’ai pas fait l’expérience dans le monde occidental contemporain. Ce phénomène est également présent au HautKarabagh. Il s’agit de la notion de frontière à partir de laquelle rien n’est plus possible. Je m’explique : j’ai grandi à Erevan, la capitale de l’Arménie, située dans la Vallée d’Ararat. La frontière qui sépare l’Arménie de la Turquie est à quelques kilomètres de la capitale. L’immensité du Mont Ararat, le héros principal de la mythologie arménienne, symbole culturel de ce pays, se trouve désormais de l’autre côté de la frontière depuis la signature par Lénine d’un pacte attribuant la montagne à la Turquie, dans les années 20. Le Mont Ararat domine visuellement tout Erevan. Et puisque depuis le génocide les relations diplomatiques entre les deux pays n’ont jamais été établies, tout ce qui existe de l’autre côté de la frontière n’a plus de réalité tangible. Ne subsistent alors que la peur, la haine et la frontière. La frontière qui encercle le Haut-Karabakh agit de la même manière, définissant ainsi un cadre au-delà duquel rien n’est possible, rien n’existe. Ce territoire délimité dans l’espace rejoint d’une certaine façon la notion de studio cinématographique qui peut contenir hypothétiquement le monde en soi. La temporalité Le cessez le feu, cette période temporelle intermédiaire qui dure déjà depuis 16 ans est très emblématique du rapport au temps tel qu’il agit sur ce territoire. C’est comme si dans ces frontières très délimitées, le temps n’avance pas, mais est. Comme si passé et avenir sont compressés dans le présent, un présent qui dure. Alain qui arrive sa montre à la main, essaie de vaincre cette temporalité particulière, 2 par sa marche, par sa présence dans le cadre, par son acharnement, sur un territoire où il est impossible d’apprivoiser le temps. Mes recherches cinématographiques s’éloignent ainsi de la notion de cadre au profit de la notion de plan qui porte pleinement en elle cette question de la temporalité. Traitement visuel Dans les sous chapitres précédents, j’ai essayé de poser les principales pierres de construction du film. Ici je vais tenter d’aborder le langage cinématographique qui me semble lui être approprié. 70% du film sera tourné en extérieur, avec tout l’aléatoire que ce type de tournage comporte. Pour ce qui est de l’unité de langage, j’ai choisi de filmer mes deux personnages principaux en leur donnant deux existences visuelles très différentes à l’image. Alain dans sa marche acharnée est tellement concentré sur ses pensées qu’il ne remarque ni les collines qui l’entourent, ni la terre qu’il piétine. Il reste comme étranger à ces espaces. Il est un personnage conquérant qui pousse le cadre avec lui en avançant dans le paysage. Filmé en travelling parallèle, il attire à lui seul tout l’intérêt de la caméra qui n’accorde aucun traitement particulier au paysage, jusqu’à la dernière séquence lors de laquelle Alain parvient enfin à s’échapper de la caméra pour avancer seul dans le paysage. Edgar, quant à lui, est filmé en tant qu’élément organique du paysage dans lequel il se fond. Le paysage et l’enfant se rencontrent ainsi comme de vieilles connaissances. Références cinématographiques Nanni Moretti parlant du cinéma italien avoue que les cinéastes de sa génération ont manqué de pères, et n’ont eu que des grands-pères, de Rossellini hier à Fellini aujourd’hui. Cette vision typiquement familiale du cinéma avec cette notion centrale du père manquant m’est très proche. En effet dans le territoire sur lequel je me lance il n’y a pas vraiment de cinéma. Après Paradjanov et Pelechian pas encore. Le néoréalisme puise ses fondements dans les théories de Poudovkine et Dziga Vertov qui sont pour moi aussi des références majeures comme pour le cinéma de mes « grands-pères » Artavazd Pelechian et Henrik Malian. L’envie de faire naître la poésie de la réalité, leur formation par l’école documentaire et la grande liberté dans les choix qu’ils ont faits des acteurs professionnels ou non professionnels, sont autant d’éléments emblématiques de la productions de ces cinéastes, qui rejoignent aujourd’hui mes préoccupations. Un cinéma qui cherche ses personnages, et des personnages qui cherchent leur fiction. La naissance des personnages d’un contexte et la découverte de ce contexte grâce aux personnages sont alors les deux rails d’un même train. Méthode de travail et état d’avancement du projet Cela fait deux ans et demi que je travaille sur ce premier long métrage qui s’est construit en différentes étapes. S’il m’a amené à voyager régulièrement au Haut-Karabagh, tout a d’abord commencé par l’écriture et puis, petit à petit, timidement, je suis revenue vers les images filmées lors de mes différents repérages pour venir donner plus de corps et d’ancrage à l’écriture. 3