Ecrire et parler des expériences professionnelles
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Ecrire et parler des expériences professionnelles
http://www.strauss-raffy.com Ecrire et parler des expériences professionnelles Carmen STRAUSS avec la collaboration de Hervé HUBLART et de Martine HUMBERSOT Psycho-pédagogues au CMPP de Strasbourg Ce texte a été publié dans Ecrire, Le Point-Virgule, n° 7, Cahier du Centre Médico-Psycho-Pédagogique de Strasbourg, 1997. Depuis deux ans, l'équipe des psycho-pédagogues (12 à 13 personnes) s'est retrouvée régulièrement autour d'un projet inscrit dans le cadre de la formation continue et dont l'objectif était de repérer, nommer et travailler les dimensions psychologiques de l'acte psychopédagogique. Madame Jeanne Moll, maître de conférences en Sciences de l'Education, à l'IUFM et à l'Université de Strasbourg a été pressentie par l'équipe, et a accepté d'imaginer avec les psycho-pédagogues des modalités de travail spécifiques. A partir de la demande des participants d'écrire sur leur pratique professionnelle, Mme Moll a proposé un cadre de travail et quelques points de repère. Cinq rencontres dans l'année à raison de deux heures par séance allaient être centrées sur les textes des membres du groupe. Il leur était proposé de rédiger une page ou deux sur une situation de leur pratique de psycho-pédagogues qu'ils décidaient d'exposer au groupe en raison des questions soulevées. La situation choisie allait ainsi les accompagner tout au long d'un cycle d'une année, l'écrit se trouvant complété, modifié, repris au fil du temps. Ils étaient ensuite invités à faire lecture de leurs textes au groupe, et à en parler ensemble. Certaines séances ont permis la lecture de tous les écrits produits ce jour-là, d'autres n'ont donné lieu qu'à l'écoute et au questionnement plus approfondi de trois ou quatre textes. Quelques points de repère ont été proposés pour guider l'écriture : * Décrire ce qui se passe dans le travail avec l'enfant choisi. * Travailler sur son implication dans la rencontre. Faire part de son implication, oser dire "je". Tenter de repérer ses modèles de comportement, l'image de soi cultivée, les gratifications recherchées. Identifier les craintes et angoisses à l'œuvre. * Nommer ses références théoriques et axiologiques, ses valeurs pour préciser en vertu de quoi tel ou tel acte est posé. * Repérer la dimension institutionnelle dans laquelle le travail en question vient s'inscrire. De cette expérience, chacun a témoigné, par écrit encore, en racontant ce qu'avaient représenté pour lui les temps d'écriture dans la solitude, les moments de lecture dans le groupe, les échos reçus par les participants, ainsi que les résonances rencontrées dans le travail avec l'enfant en question. Nous donnons ici écho de ces témoignages, réordonnés autour de quelques grands axes mis en relief dans tous les textes. Le rapport à l'écriture La proposition d'écrire sur sa pratique n'a pas manqué de mettre en scène le rapport à l'écriture de chacun. Quelques rares personnes ont fait part d'une sorte d'évidence tranquille dans l'écriture. "Surprise d'avoir tant de choses à écrire, à détailler. D'une masse compacte surgissent des détails, des éléments séparés de réflexion, une mise à plat. __________________ Carmen Strauss-Raffy avec la collaboration de H. Hublart et de M. Humbersot Écrire et parler des expériences professionnelle 1 http://www.strauss-raffy.com Travail rapide, il suffit de dévider l'écheveau." Certaines autres se sont étonnées d'y découvrir du plaisir, voire de la jubilation. Mais la plupart du temps, c'est la difficulté à écrire qui a été pointée. Difficulté à commencer, d'abord: des impressions de stérilité devant la page blanche, d'angoisse, de lenteur dans l'élaboration sont évoquées par certains. Le premier temps passé, la suite n'est pas plus simple, et l'écriture soulève parfois de grandes insatisfactions. "La rédaction sur le cas s'est faite pour moi dans la douleur : impression d'un acte réducteur, aléatoire (pourquoi retenir telle chose plutôt que telle autre...) et, surtout pour les dernières séances, je n'ai réussi à écrire que dans l'urgence, une sorte de brouillon inachevé dont je n'étais guère satisfaite, mais qui avait le mérite d'exister. Je me suis retrouvée avec la tentation du perfectionnisme, problème que je ne rencontre pas de manière aussi aiguë habituellement, et qui m'a renvoyée au blocage de certains jeunes qui doivent ressentir quelque chose de cet ordre devant la page blanche quand ils disent "Je ne sais pas par quoi commencer".. et qui sont libérés quand on leur répond : "Ecris toujours, on complétera, on améliorera ensuite..." Si la situation a souvent poussé les participants à réfléchir à ce que peut représenter l'écriture pour les jeunes consultants du CMPP, des souvenirs de leur propre enfance ont été parfois convoqués à les accompagner dans cette expérience particulière. Le retour de sa propre enfance sur la scène de la rencontre psychopédagogique ne manque pas de se produire de temps en temps, mais cela reste généralement quelque chose de latent et de rarement reconnu. Le dernier temps de cette formation, consistant à écrire sur ce qu'elle avait suscité, aura permis certaines mises à jour d'éléments de l'histoire personnelle nommés et susceptibles d'être travaillés. "Dur, dur, après l'écrire, il faut écrire sur l'écrire. Il faut être un peu masochiste quand on a l'écriture difficile pour en arriver là. L'écriture difficile ?... quand les traces écrites ont suscité la douleur, la lourdeur, et l'écrit ne s'efface pas, l'écrit reste. Mais si l'écrire est si difficile, si pénible, comment en sortir autrement qu'en le travaillant ? Je ne sais pas. Ainsi, j'ai choisi de le travailler avec ce groupe, avec cette proposition qui m'a été offerte d'essayer d'y comprendre quelque chose. Et voilà qu'en écrivant ces mots, me reviennent des souvenirs d'élève. Elève qui rentrait trop souvent avec des zéros pointés en dictée. L'orthographe, la grammaire, la conjugaison... une catastrophe, des méandres de complications à n'y rien comprendre, le néant... devant soi. Et devant chaque feuille blanche, ce néant revient. C'est pourquoi je ne peux pas entrer dans cet écrit sans parler d'abord de moi. Ce va-et-vient entre retour sur soi et regard sur l'enfant rencontré a parfois suscité des bouillonnements féconds et de réels remaniements. "Cet écrit, je veux qu'il soit vivant, qu'il parle d'un travail qui me réconcilie avec le français. Car en retravaillant tout cela, tout ce français qui m'a tant fait souffrir, je le redécouvre, je me l'approprie au point que je m'autorise pour une fois à y entrer. Pour une fois encore, je fais ce que je leur fais faire : j'écris. Une fois de plus, j'en sue, mais cette fois-ci, j'y trouve du plaisir et j'ai l'impression d'en sortir quelque chose __________________ Carmen Strauss-Raffy avec la collaboration de H. Hublart et de M. Humbersot Écrire et parler des expériences professionnelle 2 http://www.strauss-raffy.com qui peut être dévoilé... de toute manière il faudra le dévoiler." Le choix d'une situation De quel enfant parler, de laquelle des situations était-il possible de prendre le risque de dévoiler au groupe ses difficultés, ses doutes, ses failles ? Le temps du choix a soulevé pour tous des questions. "J'ai été tentée de présenter le cas d'un jeune totalement phobique par rapport aux maths, mais vif, intéressant dans ses récits et ses réflexions. J'ai finalement opté pour une autre situation : le cas d'un jeune avec lequel je n'arrivais pas à établir de contact, le travail n'avançait pas, chaque séance ressemblait à la précédente sans que rien ne se dénoue. J'ai pensé que l'écriture m'aiderait à comprendre la situation d'échec de cette psychopédagogie." Les choix ont été souvent justifiés par des explications rationnelles, alors que dans l'après-coup, des déterminations inconscientes pouvaient se dévoiler: ainsi telle vive préoccupation à propos d'un enfant, masquant finalement une question personnelle enfouie, ravivée par les troubles de ce dernier. Les mouvements produits par l'écriture et le dispositif lui-même * Le temps de l'écriture dans la solitude amorce déjà certains mouvements ou transformations. Dans ce travail, les participants ont écrit durant plusieurs mois à propos d'une même situation. Cette écriture les a accompagnés comme un questionnement ouvert faisant fonction de tiers dans la relation à l'enfant concerné, avec en toile de fond, le chœur des futurs lecteurs, les membres du groupe auxquels cet écrit était adressé. Réfléchir, prendre du temps pour faire retour sur une situation, sur ce qui s'est passé, cela aide à penser l'avenir. On écrit, on fait un récit, et on "s'entend". Des liens se tissent entre des éléments séparés. Une histoire tente de se reconstruire, un fil relie des morceaux épars, du sens se cherche. * Un temps singulier : la lecture dans le groupe. Lire son récit dans le groupe n'a pas manqué d'éveiller des inquiétudes, appréhensions, insatisfactions. Il s'agissait de pouvoir assumer ce récit élaboré dans la solitude, risquant de laisser paraître les failles, les fragilités, et d'en accepter l'aspect incomplet et réducteur lié à l'écriture. Certains ne pouvaient s'y résoudre, préférant raconter plutôt que de lire, ou tout simplement commenter l'écrit. "Ainsi le lire, ce n'est pas le dire. Et l'oralisation littérale de ce qui est écrit m'est impossible. Alors, après avoir traduit des impressions à l'écrit, je les dévoile en racontant mon écrit et en l'accordant à l'auditoire en fonction de l'importance que revêt le passage que je suis censé lire." Si le temps de l'écriture avait déjà amorcé la réflexion et une certaine prise de distance par rapport à la situation, le temps de la lecture et surtout celui des commentaires et questions des membres du groupe ont conduit à un réel travail d'élaboration pour l'auteur du récit. L'attention se portait sur des éléments qui avaient échappé, on s'y arrêtait, on réfléchissait, une relecture du déroulement des séances s'effectuait, une nouvelle dynamique s'amorçait dans le travail en cours avec l'enfant. Ce temps de lecture lors des séances a contribué à donner place et consistance aux lecteurs privilégiés que devenaient les participants du groupe. Le texte leur était 3 __________________ Carmen Strauss-Raffy avec la collaboration de H. Hublart et de M. Humbersot Écrire et parler des expériences professionnelle http://www.strauss-raffy.com adressé et était travaillé en leur absence mais dans une présence imaginarisée. Ces lecteurs auditeurs se sont trouvés impliqués dans la situation et les questions posées, et cela a "suscité une réflexion intérieure intense, bien au-delà des séances de travail avec J. Moll" . * Des effets de ce travail. Différents mouvements et transformations se sont opérés pour les participants, effets repérables dans l'aprèscoup à plusieurs niveaux: l'enfant en question s'est dégagé des récits, il a pris du relief, le regard de l'adulte sur sa situation s'est modifié, son rapport à lui, et la dynamique du travail s'en sont trouvés changés par contrecoup. "Il s'est visiblement passé dans ce temps (celui du questionnement du groupe après la lecture du récit) quelque chose d'assez important, car la relation à la jeune fille s'est par la suite assez profondément transformée. Elle a accepté d'entrer dans un travail de réflexion, s'est mise à poser des questions, s'est montrée plus confiante, a souhaité partager quelques événements de sa vie de collégienne. Il a été possible de parler des erreurs qu'elle continuait encore à faire, sans qu'elle soit bloquée tout de suite. En bref, ça bouge, et cette PC1 n'est plus problématique." Différents témoignages font part de cet étonnement face au changement survenu dans le déroulement du travail psychopédagogique, à la réouverture de la situation, alors qu'aucune modification consciente n'avait eu lieu dans l'attitude du psycho-pédagogue envers l'enfant. Pour ceux qui ont la pratique d'un travail de contrôle ou de groupes de parole (type Balint ou autres) le constat de remaniements dans la dynamique d'un travail en cours lorsque celui qui le conduit 1 Pédagogie curative, dénomination de la psychopédagogie, au sein du CMPP. peut en parler, n'est pas nouveau. Mais ils continuent à s'en étonner. Qu'est-ce qui est opérant dans les changements constatés ? Serait-ce que "changer soi-même, ne serait-ce qu'en son for intérieur, c'est permettre à l'autre de changer" ? Ces changements de soi-même ne sontils pas les effets du travail des éléments contre-transférentiels du psychopédagogue ? "L'écho reçu cette année, sur le cas de cette petite fille malmenée par la vie, malmenée par les siens, m'a aidée à porter un regard plus complet sur la situation, en particulier sur la souffrance de ceux qui maltraitent. J'ai pu porter un regard plus lucide sur mon propre contre-transfert, à cause des commentaires très réalistes de certains collègues." Se questionner sur ce qui de soi-même est en jeu dans la relation avec un patient, peut conduire à mettre à jour ses motivations professionnelles. "La réécriture m'a fait réaliser probablement une des raisons pour lesquelles je travaillais au CMPP. J'étais en fait du côté des enfants face aux adultes (profs, parents) qui ne prennent pas réellement les enfants en compte... J'avais aussi en quelque sorte un rôle de médiateur entre adultes et enfants. Cette prise de conscience m'a fait sortir en partie de cette problématique... et peut-être voir ces situations de façon plus réaliste." * Vers une nouvelle dynamique de groupe et une réflexion sur l'identité professionnelle. Les moments de lecture des textes des membres du groupe ont suscité étonnement et plaisir : l'entrée dans le monde de l'autre par son écriture, la 4 __________________ Carmen Strauss-Raffy avec la collaboration de H. Hublart et de M. Humbersot Écrire et parler des expériences professionnelle http://www.strauss-raffy.com reconnaissance et la marque d'un style personnel ont été une découverte. Chacun a pu faire connaissance avec les pratiques des autres. Connaissance et reconnaissance de la diversité des approches, tandis que les styles personnels se cherchaient et se confirmaient. Parallèlement, un esprit commun se dégageait peu à peu. Les conceptions du travail psychopédagogique ont été parfois revisitées au cours de ces séances, notamment en ce qui concerne le difficile équilibre entre les aspects pédagogiques et psychologiques. "Par la suite, le travail avec les enfants en général, et le cas relaté en particulier a été modifié en ce qui me concerne. Je m'attache désormais davantage au côté psychologique et essaye de prendre un peu plus de distance avec le scolaire, étant davantage persuadé qu'il y a interaction continuelle entre les deux." Le métier de psycho-pédagogue en CMPP n'a pas des contours clairement et définitivement définis. Il nécessite que ses acteurs œuvrent continûment à se donner des repères ainsi qu'à toujours pouvoir nommer et donner sens à leurs actes. . Limites et intérêt de ce travail Un tel travail de groupe rencontre aussi ses limites. La question du nombre de participants en est une : onze à douze personnes réunies pour écouter des situations exposées et en parler, en un temps limité s'accompagne parfois de frustrations. La concision de l'écriture par rapport à un récit oral, aura toutefois permis que chacun puisse, s'il le souhaitait, lire son texte, même si cette lecture n'était pas suivie de discussion. La situation choisie pouvait ainsi rester "en travail". La question de l'organisation du temps en est une autre qui découle en partie de la première. Comment permettre que l'élaboration d'une situation puisse aller suffisamment loin, en fonction de la demande de la personne qui expose, sans laisser les autres participants sur leur faim ? Cet inconvénient était partiellement compensé par le fait que les récits des autres les ont souvent fait avancer dans leurs propres interrogations. La question d'un tel travail au sein même de l'institution, avec les difficultés qui y sont associées : s'exposer devant ses collègues ne présente-t-il pas quelques risques ?... Il est clair que certains aspects contre-transférentiels mis à jour pendant les séances ne pouvaient qu'être évoqués sans être approchés de trop près. A chacun de poursuivre ce qui avait pu s'entrouvrir, et de songer éventuellement à un travail plus personnel ou en dehors de l'institution. Ces restrictions étant faites, il reste que ce travail aura permis à l'équipe des psycho-pédagogues de se pencher sur des interrogations propres à son champ dans la spécificité du lieu institutionnel où elles se posent. D'autres dispositifs de reprise auraient pu être adoptés, tels le groupe Balint qui s'appuie sur le témoignage verbal des participants. Partir de l'écriture suscite une dynamique différente. L'élaboration s'amorce dès avant le temps de rédaction, lorsque l'auteur est aux prises avec les questions de choix ; elle se poursuit pendant la rédaction elle-même qui concentre les activités de remémoration, de mise en ordre, de reconstruction, de distanciation, en même temps que l'auteur peut enfin "s'entendre", prendre conscience de ses affects mêlés à l'histoire relationnelle en cause. La trace de l'intense activité de l'auteur concrétisée par le texte produit, pourra lui paraître réductrice en regard de ce qui l'a animé jusqu'à la production du texte abouti. Elle viendra pourtant condenser ce travail d'élaboration qui ne manque pas de faire effet sur le scripteur lui-même comme sur son auditeur, de par l'engagement subjectif en jeu. 5 __________________ Carmen Strauss-Raffy avec la collaboration de H. Hublart et de M. Humbersot Écrire et parler des expériences professionnelle http://www.strauss-raffy.com A partir de cette expérience, d'autres perspectives s'ouvrent à présent à l'équipe de psycho-pédagogues. De nouvelles questions, des souhaits de s'informer sur certains aspects de la clinique sont apparus. Une réflexion sur les psychoses s'est amorcée, avec l'aide d'une psychothérapeute du CMPP, à partir des descriptions cliniques apportées par l'un ou l'autre membre du groupe travaillant avec des enfants dits psychotiques. La question des entretiens de parents, et de leur spécificité dans les rencontres psychopédagogiques est à présent à l'ordre du jour. __________________ Carmen Strauss-Raffy avec la collaboration de H. Hublart et de M. Humbersot Écrire et parler des expériences professionnelle 6 http://www.strauss-raffy.com __________________ Carmen Strauss-Raffy avec la collaboration de H. Hublart et de M. Humbersot Écrire et parler des expériences professionnelle 7