de l`autobiographie a la fiction ou le je(u) de l`ecriture
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de l`autobiographie a la fiction ou le je(u) de l`ecriture
1 UNIVERSITE PARIS NORD, U.F.R. LETTRES, DEPARTEMENT DE FRANÇAIS DE L'AUTOBIOGRAPHIE A LA FICTION OU LE JE(U) DE L'ECRITURE : Etude de L'Amour, la fantasia et d'Ombre sultane d'Assia Djebar Thèse de doctorat de littérature française Rédigée sous la direction de M CHARLES BONN par REGAIEG NAJIBA Octobre 1995 2 DEDICACES A mon père qui a tout sacrifié pour notre éducation. A ma mère dont la voix résonne encore dans mes oreilles pour me réveiller à l'aube et veiller ainsi au bon déroulement de mes études. A mon époux dont l'encouragement et les sacrifices m'ont aidée à accomplir ce travail. Au bébé à naître. 3 REMERCIEMENTS Mes remerciements iront à mon cher professeur Charles BONN qui n'a épargné aucun effort pour me guider sur le chemin épineux de la recherche. Je remercie également tous les collègues de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Sfax qui ont consenti à m'accorder un peu de leur temps et de leur attention pour assurer à la fois les premières étapes de la recherche et les dernières corrections et remaniements que nécessite une telle étude. Que tous ceux qui m'ont aidée d'une manière ou d'une autre dans l'élaboration de ce travail trouvent ici l'expression de ma sincère gratitude. 4 SOMMAIRE INTRODUCTION PREMIERE PARTIE: L'ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE Introduction Chapitre I: Les pactes de l'écriture I. Assia Djebar pseudonyme II. L'Amour, la fantasia: du pacte autobiographique au "pacte fantasmatique" III. Les pactes romanesques Chapitre II: Du tracé aux traces d'une vie I. Subversion de l'ordre chronologique dans L'Amour, la fantasia II. Moi adulte: Isma et Hajila Chapitre III: Se dire, se redire, se dédire I. Se dire autre: Je est Elle II. Manque d'adhérence de l'écriture III. Se dire à travers les autres (Nous) IV. Dire les autres faute de pouvoir se dire De l'autobiographie à la biographie V. L'écriture-cri: de l'introspection à la protestation Conclusion DEUXIEME PARTIE: DE LA RETROSPECTION A L'ABSOLU ETERNEL OU L'ANNIHILATION DU TEMPS Introduction Chapitre I: Mémoire en action, mémoire mutilée I. Le discours autobiographique II. Commentaires, explications 5 Chapitre II: Le jeu des temps I. Le récit autobiographique II. La narration au présent III. L'annihilation du temps Conclusion TROISIEME PARTIE: L'HISTOIRE ET LA POLYPHONIE ENONCIATIVE: DEUX ENTRAVES A L'ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE: Introduction Chapitre I: L'Histoire autrement L'Histoire par les Femmes I. L'inscription de l'Histoire II. Femmes-Mémoire III. Histoire et autobiographie Le poids de la mémoire Chapitre II: «Je est un autre» I. Je e(s)t la narratrice première II. Je e(s)t Tu III. Je e(s)t Nous. Nous est la femme Conclusion CONCLUSION 6 ECRIRE POUR NE PAS MOURIR Que je sois née d'hier ou d'avant le déluge J'ai souvent l'impression de tout recommencer Que j'aie pris ma revanche ou bien trouvé refuge Dans mes chansons toujours j'ai voulu exister Que vous sachiez de moi ce que j'en veux bien dire Que vous soyez fidèle ou bien simple passant Et que nous en soyons juste au premier sourire Sachez ce qui pour moi est plus important Oui le plus important Ecrire pour ne pas mourir Ecrire sagesse ou délire Ecrire pour tenter de dire Dire tout ce qui m'a blessée Dire tout ce qui m'a sauvée Ecrire et me débarrasser Ecrire pour ne pas sombrer Ecrire au lieu de tournoyer Ecrire et ne jamais pleurer Rien que des larmes de stylo Qui viennent se changer en mots Pour me tenir le cœur au chaud Que je vive cent ans ou bien quelques décades Je ne supporte pas de voir le temps passer On arpente sa vie au pas de promenade Et puis on s'aperçoit qu'il faudra se presser Que vous soyez tranquille ou plein d'inquiétude Ce que je vais vous dire vous le comprendrez En mettant bout à bout toutes nos solitudes On pourrait se sentir un peu moins effrayé Un peu moins effrayé Ecrire pour ne pas mourir Ecrire tendresse ou plaisir 7 Ecrire pour tenter de dire Dire tout ce que j'ai compris Dire l'amour et le mépris Ecrire me sauver de l'oubli Ecrire pour tout raconter Ecrire au lieu de regretter Ecrire et ne rien oublier Et même inventer quelques rêves De ceux qui empêchent qu'on crève Quand l'écriture un jour s'achève Qu'on m'écoute en passant d'une oreille distraite Ou qu'on ait l'impression de trop me ressembler Je voudrais que ces mots qui me sont une fête On n'se dépêche pas d'aller les oublier Que vous soyez critique ou plein de bienveillance Je ne recherche pas toujours ce qui vous plaît Quand je soigne mes mots c'est à moi que je pense Je veux me regarder sans honte et sans regrets Sans honte et sans regrets Ecrire pour ne pas mourir Ecrire grimace et sourire Ecrire et ne pas me dédire Dire ce que j'ai su faire Dire pour ne pas me défaire Ecrire habiller ma colère Ecrire pour être égoïste Ecrire ce qui me résiste Ecrire et ne pas vivre triste Et me dissoudre dans les mots Qu'ils soient ma joie ou mon repos Ecrire et pas me foutre à l'eau Et me dissoudre dans les mots Qu'ils soient ma joie et mon repos Ecrire et pas me foutre à l'eau Ecrire pour ne pas mourir Pour ne pas mourir Anne Sylvestre 8 INTRODUCTION 9 Qu'y a-t-il de plus beau qu'une chanson pour inaugurer un travail de recherche? Un hymne à l'écriture, un hymne à la vie, à la tendresse, à l'amour, au plaisir… Plaisir d'écrire, plaisir de dire, de se dire… En lisant ce poème pour la première fois, nous y avons découvert à la fois l'intensité des sentiments et la nécessité, non, le caractère vital de l'écriture qu'éprouvent bien des femmes depuis des siècles; nous y avons senti l'angoisse existentielle qui s'empare de la femme à l'idée de se peindre, à l'idée de devoir se peindre dans une page d'écriture. Ecrire, s'écrire: la perspective est certainement beaucoup plus compromettante pour une femme d'origine arabo-musulmane. Pourtant, depuis des années, des femmes dans tous les coins du monde arabe et musulman ne cessent d'écrire. «Ecrire pour ne pas mourir», écrire au risque de mourir: c'est ainsi que se conjugue leur vie au fil des jours, au fil des années. Parmi toutes celles qui, dans ce monde arabo-musulman où la femme est menacée jusque dans sa liberté la plus individuelle, ont choisi la plume, les Algériennes sont les plus nombreuses. Yamina Mechakra, Leïla Aouchal, Hawa Djabali, Nadia Ghalem, Assia Djebar… Close, la liste! jamais elle ne le sera car tous les jours de nouvelles voix de femmes se font entendre en prenant corps et volume sous leurs plumes. Assia Djebar est l'une des premières femmes algériennes ayant choisi cette voie. Sa carrière d'écrivain, elle la retrace dans les premières pages de son roman L'Amour, la fantasia (1985): «A l'instar d'une héroïne de roman occidental, le défi juvénile m'a libérée du cercle que des chuchotements d'aïeules invisibles ont tracé autour de moi et en moi... Puis l'amour s'est transmué dans le tunnel du plaisir, argile conjugale. Lustration des sons d'enfance dans le souvenir; elle nous enveloppe jusqu'à la découverte de la sensualité dont la submersion peu à peu nous éblouit... Silencieuse, coupée des mots de ma mère par une mutilation de la mémoire, j'ai parcouru les eaux sombres du corridor en miraculée, sans en deviner les murailles. Choc des premiers mots révélés. La vérité a surgi d'une fracture de ma parole balbutiante. De quelle roche nocturne du plaisir suis-je parvenue à l'arracher? J'ai fait éclater l'espace en moi, un espace éperdu de cris sans voix, figés depuis longtemps dans une préhistoire de l'amour. Les mots une fois éclairés — ceux-là mêmes que le corps dévoilé découvre —, j'ai coupé les amarres. 10 Ma fillette me tenant la main, je suis partie à l'aube». (A.F, pp 12-13) Inaugurée la veille de la révolution algérienne avec La Soif (1957) où, paradoxalement, (ce qu'on lui a toujours reproché) elle représente «une héroïne de roman occidental» muée par «le défi juvénile» — la romancière n'avait alors que vingt ans — son œuvre s'est depuis enrichie et a conquis un vaste public en Algérie comme en France. A la suite de Les Enfants du nouveau monde (1962), elle publie Les Alouettes naïves (1967), roman qui lui vaut beaucoup de succès et relance sa carrière d'écrivain. Dans ces deux romans, Assia Djebar retrace les aventures amoureuses de ses héroïnes, «l'amour qui s'est transmué dans le tunnel du plaisir, argile conjugale». Après un repos de treize ans, elle renoue avec la plume et édite un recueil de nouvelles intitulé Femmes d'Alger dans leur appartement (1980) qui s'inspire largement du tableau de Delacroix. Suivent trois romans en série: L'Amour, la fantasia (1985, réédité en 1995), Ombre sultane (1987) (romans évoqués dans la suite de la citation) et Loin de Médine (1991). Romans en série: Assia Djebar ne déclare-t-elle pas dans la première page d'Ombre Sultane que ce roman «est le second volet du quatuor romanesque commencé avec L'Amour, la fantasia»? Le quatuor étant «une œuvre de musique d'ensemble écrite pour quatre instruments ou quatre voix d'importance égale»1, nous nous sentions en droit de nous demander si le chiffre quatre ne fait pas allusion là à un quatrième roman qui conclurait cette série. Notre intuition s'est effectivement confirmée avec la publication en mars 1995 de son dernier roman Vaste est la prison. Notre ambition était d'étudier cette dernière série de romans qui forme un tout au sein de l'œuvre de l'auteur; nous étions donc dans l'attente de cette dernière publication qui n'intervient qu'une fois notre travail à moitié achevé. En effet, examiner l'ensemble des écrits d'Assia Djebar de la manière dont nous projetons de le faire, c'est-à-dire avec précision et en s'approchant le plus possible du corps du texte n'est pas une affaire simple qui peut être conclue dans le cadre de cette recherche. Cette restriction s'est cependant doublée d'une autre. Formant le projet ambitieux d'une thèse à trois grandes parties — la première serait consacrée au rapport de l'auteur à l'écriture autobiographique, la seconde à l'intertextualité qui régit ces œuvres et la troisième à l'étude de l'espace comme point d'arrivée où convergent ces deux premières thématiques — nous nous sommes confrontée à l'étendue du projet qui allait nous occuper pendant des années 1. Le Petit Robert, 1992. 11 interminables et susciter l'ennui de nos éventuels futurs lecteurs. Nous nous sommes donc résolue à limiter notre étude à l'observation de la problématique du genre qui régit L'Amour, la fantasia et Ombre sultane, problématique qui nous a semblé illustrer, plus que toute autre, la particularité de l'écriture d'Assia Djebar. Cette double restriction risque peut être de limiter notre vision du parcours de l'écrivain Assia Djebar, elle risque aussi d'occulter une partie de sa personnalité indispensable à la compréhension des romans à étudier. Outre son goût pour l'écriture romanesque, l'auteur a des inclinations pour le théâtre: en 1969, elle publie en collaboration avec Walid Carn une pièce intitulée Rouge l'aube. Au cours de la même année, elle publie un recueil de poèmes, des Poèmes pour l'Algérie heureuse: en effet, depuis sa jeunesse, une poésie vive, douce et silencieuse se dégage de ses écrits. Sa passion pour la peinture déjà présente dans Femmes d'Alger dans leur appartement se métamorphose en une passion pour la photo: en 1993, elle publie Chronique d'un été algérien, ouvrage où elle commente des photographies des différentes villes d'Algérie prises par des photographes professionnels. En même temps, un talent de cinéaste s'est développé chez elle: elle a effectué deux longs métrages, La Nouba des femmes du mont Chenoua pour lequel elle a obtenu le prix de la critique internationale à la Biennale de Venise en 1979 et La Zerda et les chants de l'oubli. Ajoutons à cela sa vocation d'historienne due à ses études universitaires. Une personnalité donc riche, avide de savoir et qui a le goût des arts les plus variés: peut-on en rendre compte à travers un petit corpus de deux romans? Mais s'agit-il d'abord d'en rendre compte? Non, plutôt de la prendre en compte et l'avoir présente à l'esprit pendant toutes les étapes de la recherche que nous entreprenons de tracer. Mais avant de vous révéler ces différentes étapes, avant d'entraîner notre réflexion le long des labyrinthes, des sentiers sinueux de ces deux romans, nous préférons d'abord vous entretenir du parcours qui nous a menée jusqu'à ce corpus et des raisons qui ont déterminé notre choix. C'est peut-être parce que je suis une femme que ma passion pour l'écriture des femmes s'est déclarée dès que j'ai pensé à mener une recherche universitaire. Ce sujet n'a-t-il pas hanté et ne hante-t-il toujours pas nombre de 12 critiques qu'ils soient de sexe masculin1 ou féminin2? C'est peut-être aussi parce que je suis une femme arabe et musulmane que j'ai voulu d'abord partir d'un corpus composé de l'œuvre de deux femmes appartenant à la société arabomusulmane: Assia Djebar et Naoual el Saadaoui, l'une est algérienne, l'autre est égyptienne, l'une écrit en français, l'autre en arabe. Mon projet, déjà esquissé dans mon travail de DEA3, était donc une étude comparée entre les œuvres de ces deux femmes. Le projet était immense et démesuré — et peut-être par là même fascinant — vue la prolifération quasi ininterrompue des écrits de Naoual el Saadaoui et la densité et la variété de ceux d'Assia Djebar. J'ai donc choisi de limiter mon corpus à trois romans de chacune des deux femmes: Il s'agissait de L'Amour, la fantasia, Ombre sultane et Loin de Médine d'Assia Djebar et Ferdaous, une voix en enfer, L'Absent et La Mort de l'unique homme sur terre4 de Naoual el Saadaoui. Ces deux derniers romans n'étant pas traduits en français, nous nous sommes confrontée dès le début à une difficulté de taille: faut-il commencer par en traduire les fragments qui nous paraissaient intéressants pour notre travail ou travailler sur le texte arabe puis en traduire les citations qui allaient illustrer nos propos? Malheureusement, c'était pour la première et mauvaise solution que nous avions opté. Il s'était écoulé un temps pendant lequel nous avions traduit une bonne partie des deux livres, traductions que nous conservons toujours et que, par ailleurs, Monsieur Charles Bonn a trouvées correctes et «intéressantes», quand nous avions senti que la comparaison entre les deux corpus allait nous mettre face à un énorme problème méthodologique. En effet, à part Ferdaous, une voix en enfer qui d'ailleurs a été traduit par Assia Djebar et dont l'écriture, de ce fait, se rapproche beaucoup de la sienne, les divergences entre les deux œuvres étaient énormes. Là où les romans d'Assia Djebar nous semblaient spécifiquement féminins, ancrés dans l'expérience de l'écrivain, denses de poésie et de lyrisme, ceux de Naouel el Saadaoui nous paraissaient dans leur langage, les événements qu'ils racontent, leurs personnages, être 1. Michel MERCIER, Le Roman féminin, P.U.F, 1976. Béatrice DIDIER, L'Ecriture-femme, P.U.F, 1981. Camille AUBAUD, Lire les femmes de lettres, Dunod, Paris 1993. 3. «L'écriture féminine arabe: étude comparative entre Ombre sultane d'Assia Djebar et Ferdaous, une voix en enfer de Naoual el Saadaoui», soutenu en octobre 1991, sous la direction de Jean Verdeil avec la collaboration de Charles Bonn. 4. La traduction des titres des deux derniers ouvrages cités est de nous. 2. 13 calqués sur un prototype masculin de l'écriture littéraire arabe. Leur style était sec et coupé de la subjectivité du narrateur. Nous avions essayé, en les traduisant, de leur donner une âme, une sensibilité féminine que n'a pas daigné leur donner l'expérience scientifique de leur auteur1. Mais au bout du chemin, une question pressante a pris corps et s'est installée dans notre esprit: avionsnous le droit de le faire? Et si nous nous le permettions, dans quelle mesure notre travail serait-il rigoureux et fidèle à l'objet de la recherche? N'allions-nous pas glisser dans l'énorme gouffre de l'égoïsme en nous substituant à Naouel el Saadaoui? Dans le but donc de faire une étude comparée passionnante et qui corresponde à ce que nous voulions faire dire aux deux auteurs, nous avons frôlé l'interdit, l'indécent: derrière notre démarche, se faufilait le risque de dénaturer l'écriture d'un auteur pour la ramener au style d'un autre. La question posée concerne peut-être toute la littérature comparée: a-ton le droit de faire des études comparées sur des œuvres traduites? Et si on le faisait, les résultats en seraient-ils justes? Nous laissons le soin aux spécialistes de répondre à ces questions et nous nous occupons dès lors de tracer les grandes lignes de notre parcours. Visant la précision, le texte, son exploitation stylistique ou même parfois lexicale, nous ne pouvions donc nous permettre une telle erreur. Nous conserverons pieusement nos traductions en attendant un jour meilleur où nous pourrons les achever. Nous avons finalement opté pour l'étude des trois romans d'Assia Djebar déjà signalés. L'examen de ce corpus nous a confirmé son unité: il forme un tout cohérent, chaque roman fait appel à l'autre, reprend les thèmes, les idées, jusque des phrases ou des expressions de l'autre. Dans tout texte publié, ce qui attire d'abord le regard est le hors-texte: Le titre, le nombre de pages, la dédicace, la division des chapitres… L'Amour, la fantasia; Ombre sultane; Loin de Médine: les titres des deux premiers romans sont régis par une dualité qui renvoie à leur structure intérieure. En effet, chacun des deux ouvrages se compose de trois parties divisées en chapitres se rapportant à deux situations différentes. D'un chapitre à l'autre, ces situations alternent, se confrontent, se mêlent, se démêlent et procurent à l'écriture une richesse et une densité poétique attachantes. Concrétisons un peu cette idée. L'amour, la fantasia se compose de chapitres sur l'amour et d'autres sur la fantasia qui s'alternent: une narratrice nous parle ici de sa vie, de son enfance et là de l'Histoire de son 1. Naoual el SAADAOUI est à la fois psychiatre et sociologue. 14 pays l'Algérie; ici elle se souvient des événements qui ont meublé son existence, là elle nous rapporte avec sarcasme les témoignages de certains officiers français lors de la conquête, non! du viol de l'Algérie; témoignages auxquels elle substitue aussitôt des paroles de femmes, réelles ou imaginaires, qui ont vécu le drame. Ombre sultane se présente comme un prolongement de l'aventure autobio-graphique de cette narratrice, quant à Loin de Médine, elle creuse le champ historique déjà évoqué dans L'Amour, la fantasia pour nous ramener aux trois premières années qui suivent la mort du Prophète Mohammed. En voilà une architecture surprenante, révélatrice des préoccu-pations de l'auteur et qui fournissait la matière de nos deux premières parties: nous allions donc commencer par étudier l'autobiographie dans son rapport à la fiction — n'oublions pas qu'il s'agit de trois romans —, puis ce serait au rapport Histoire/fiction ou intertextualité et oralité (référence au langage féminin) que nous projettions de nous intéresser. Une dernière partie allait être consacrée à la représentation de l'espace dans les trois romans et à laquelle renvoie la dualité déjà évoquée dans Ombre sultane: tension donc entre le jour et la nuit, l'intérieur et l'extérieur, le dedans et le dehors, etc. Cependant, comme nous l'avions déjà signalé, notre corpus et notre sujet se sont trouvés réduits et c'est à l'étude générique de L'Amour, la fantasia et d'Ombre sultane que nous consacrons désormais notre étude. Nous avons donc écarté Loin de Médine qui ne répond à aucune des contraintes de l'écriture autobiographique et d'où toute référence à la vie de l'auteur (que ce soit par le biais d'une narratrice identifiée à l'écrivain ou par l'intermédiaire d'un personnage qui aurait vécu la même expérience qu'Assia Djebar) est absente. En fait, ce roman met en scène des femmes contemporaines de l'époque du Prophète Mohammed et des premières années de la diffusion de la religion musulmane dans la péninsule arabique. L'époque n'est donc aucunement contemporaine de l'auteur qui, dans ce roman, choisit de s'éclipser cédant la parole aux premières femmes de l'islam. L'Amour, la fantasia et Ombre sultane forment, au contraire, une unité où tout se rappelle, tout se répond comme des échos au fond d'une caverne. Quel est le secret de cette unité? Quel dessein anime l'esprit de l'auteur aux moments où elle peint cette magnifique fresque? Avant d'entrer dans le vif du sujet, nous avertissons le lecteur que, dans un souci de clarté et afin d'éviter les répétitions, nous ne citerons désormais que 15 les initiales des titres des romans à étudier: L'Amour, la fantasia sera donc A.F1 et Ombre sultane O.S. L'enjeu est donc de déterminer l'appartenance générique de ces deux œuvres: A.F et O.S sont-ils effectivement des romans ou ne sont-ils pas plutôt des autobiographies où la référence à la vie de l'auteur est évidente? Mais qu'est-ce d'abord qu'une autobiographie? Nous voilà devant la nécessité de baliser la piste par quelques indications sur l'autobiographie, point de départ de cette recherche. «La biographie d'une personne faite par elle-même»2, «une biographie écrite par celui ou celle qui en est le sujet»3, «récit […] que quelqu'un fait de sa propre existence»4; tous les critiques s'accordent sur cet aspect spécifique de l'autobiographie. La définition n'en paraît donc aucunement problématique. Cependant, ces «définitions» que nous avons relevées au fur et à mesure de nos lectures soulèvent une question très épineuse: écrire sa propre biographie n'estil pas le principe de toutes «les écritures du moi»5? Qu'il s'agisse de mémoire, de journal intime, de roman autobiographique ou d'autobiographie, le postulat de base est le même: une personne s'applique à raconter sa vie. Quels sont donc les traits qui distinguent l'autobiographie des autres genres littéraires? La problématique se trouve ainsi déplacée: c'est précisément la définition générique de l'autobiographie qui est désormais mise en question. Le problème alimente les débats depuis plus d'un siècle, date à laquelle la critique littéraire a commencé à s'intéresser à ce genre d'écriture. L'autobiographie est sujette à des changements constants liés au degré de sensibilité du public qu'elle vise et au développement incessant des différentes techniques de communication1, d'où la difficulté d'arrêter avec précision et rigueur les frontières de ce nouveau genre littéraire. Pour définir l'autobiographie, tout 1. Après l'édition de 1985, une deuxième édition de ce roman a été publiée récemment (1995). Elle conserve la pagination de l'édition précédente; c'est pourquoi nous nous réfèrerons ici indifféremment à l'une ou l'autre de ces deux éditions. 2. Jean STAROBINSKI, «Le style de l'autobiographie», in L'Œil vivant, II: La Relation critique, Paris, Gallimard, 1970, p. 84. 3. Georges MAY, L'Autobiographie, Presses Universitaires de France, 1979, p. 12. 4. Philippe LEJEUNE, L'Autobiographie en France, Librairie Armand Colin, 1971, p. 14. 5. Titre d'un ouvrage de Georges GUSDORF, Editions Odile Jacob, Janvier 1991. 1. Problématique soulevée par Elisabeth W.BRUSS, «L'autobiographie considérée comme acte littéraire» in Poétique, n°17, 1974, Traduction de J.P.Richard, pp. 14-26. 16 critique se trouve confronté à une question cruciale: faut-il, pour cela, partir d'un corpus et donc procéder à un regroupement des textes qu'il juge les plus représentatifs de ce genre ou tenter une définition arbitraire et subjective? Le dilemme réside dans le fait qu'aucune des deux démarches ne peut s'accomplir avant et sans l'autre. Comment sortir de ce cercle vicieux? C'est en fait au cœur de ce cercle vicieux que nous nous sommes sentie dès que nous avons tenté de définir les bases de notre analyse. Pourtant il faut bien tenir l'un des bouts du fil pour pouvoir résoudre l'énigme. Alors nous avons choisi de partir de la définition que Philippe Lejeune donne à l'autobiographie. Quoique cette définition soit contestée2,. elle a permis à son auteur de délimiter en partie les frontières de l'autobiographie et même de fournir aux lecteurs une anthologie des œuvres françaises les plus représentatives de ce genre d'écriture3. En voici la formule: «DEFINITION: Récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité»4. Pour éviter de nous perdre dès le début dans les méandres de la critique et de nous égarer dans ses labyrinthes, nous nous tiendrons donc pour l'instant à cette définition et verrons les possibilités de son application sur les œuvres que nous nous proposons d'étudier. Retenons-en d'abord les trois points essentiels: — Celui qui écrit l'autobiographie est «une personne réelle»: l'auteur se trouve identifié au narrateur. — Cette «personne réelle» raconte «sa vie individuelle», «l'histoire de sa personnalité»: l'auteur est lui-même le personnage dont il parle, le «racontant» est le «raconté». Le mot «histoire» suggère que le lecteur devra déceler dans l'écrit un ordre chronologique approximatif correspondant aux moments les plus saillants de la vie de l'écrivain. 2. Par Elisabeth BRUSS («L'autobiographie considérée comme acte littéraire» in Poétique, op. cit) et Georges GUSDORF («De l'autobiographie initiatique à l'autobiographie genre littéraire» in Revue d'Histoire Littéraire de la France, 1975, n° 6) qui reprochent à Lejeune de ne pas tenir compte de l'évolution historique du genre. 3. Philippe LEJEUNE, L'Autobiographie en France, op. cit. 4. Philippe LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, Collection Poétique, Editions du Seuil, 1975, p. 14. Cette définition est à quelques détails près la même que celle citée dans L'Autobiographie en France, op. cit, p. 14. 17 — Ce récit de vie se fera dans une perspective rétrospective, c'est-à-dire qu'il s'agit d'une «narration ultérieure» retraçant à la fois le passé lointain et récent de l'auteur. Dans ce cas, la mémoire est un instrument précieux et incontournable pour remonter et parcourir la machine du temps. C'est sur ces trois principes que se basera notre étude du rapport d'Assia Djebar à l'écriture autobiographique. Dans A.F et O.S le lecteur peut facilement déceler un certain lien avec la subjectivité de l'auteur, avec le moi intérieur de l'écrivain. Nous nous efforcerons, dans ces deux ouvrages, de repérer les lieux d'application mais aussi de transgression des trois principes de l'autobiographie énoncés par Lejeune. Le principe de l'«identité auteurnarrateur-personnage» sera à la fois notre point de départ et notre point d'arrivée, il occupera à la fois le premier chapitre de notre première partie et notre troisième partie, l'«histoire» de la «personnalité» de l'auteur fera l'objet du deuxième et du troisième chapitre de la première partie, la rétrospection et le jeu sur les temps (grammaticaux) occuperont, quant à eux la deuxième partie. Une large part dans notre étude est donc consacrée à l'identité du Je. Ce choix n'est en fait qu'une contrainte; parler de l'autobiographie implique, en réalité, le fait de parler surtout de la subjectivité de l'énonciateur. Contrairement à l'énoncé, l'énonciation tient en effet une place très importante dans toute autobiographie. Par le biais de ces trois parties nous espérons arrêter le genre auquel appartiennent ces deux œuvres. Pour cela, un investissement à la fois du hors-texte et de la structure interne de chaque livre nous semble nécessaire. Nous démontrerons d'abord qu'il s'agit dans les deux œuvres d'une écriture autobiographique mettant en scène un récit de vie mais qu'en même temps cette écriture est altérée par différentes anomalies qui aboutissent à l'échec du projet autobiographique. Dans un deuxième temps, nous nous occuperons du jeu sur les temps et de la dialectique récit/discours; nous aurons à constater l'importance du discours qui submerge le récit et fait dévier l'écriture autobiographique vers la fiction. Nous démontrerons enfin que la fiction s'étend et colore les deux œuvres d'une teinte romanesque grâce au jeu des voix narratives ou à ce que nous préférons appeler la polyphonie énonciative. 18 1 PREMIERE PARTIE: L'ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE 2 «J'écris parce que je ne peux faire autrement, parce que la gratuité de cet acte, parce que l'insolence, la dissidence de cette affirmation me deviennent de plus en plus nécessaires. J'écris à force de me taire. J'écris au bout ou en continuation de mon silence. J'écris parce que, malgré toutes les désespérances, l'espoir (et je crois: l'amour) travaille en moi… » Assia Djebar Paris, Novembre 1985 («Gestes acquis, gestes conquis», lettre publiée dans Présence de femmes, Ed HIWAR, Alger, 1986). 3 INTRODUCTION «Le récit de vie scriptural est une pratique où se manifeste ce que j'ai appelé le principe d'écriture»1 déclare Henri Boyer qui distingue dans l'«ordre scriptural» (par opposition à «l'ordre oral») deux grands principes: «le principe de scription» et «le principe d'écriture». Le premier s'applique aux textes où apparaît essentiellement «l'aspect dénotatif du langage» et d'où l'énonciateur est totalement absent (écrits administratifs, scientifiques, Curriculum vitae dans le cadre du vécu, etc.); le second concerne des écrits où s'observe un certain jeu sur le langage en particulier grâce aux connotations. L'écriture implique donc l'inscription de la subjectivité de l'énonciateur: «on y lit des pulsions, des conflits, des positions et en définitive l'acte d'énonciation»2. La transparence cède la place ici à l'ambiguïté, une certaine opacité s'empare de l'écrit et introduit le lecteur dans un terrain ambivalent, obscur propice au jeu. L'écriture est donc d'abord un jeu où le Je a une place très importante: n'est-il pas l'élément moteur de l'acte d'énonciation? Et si ce responsable de l'énonciation devenait lui-même objet de l'énonciation? Le jeu serait évidemment plus passionnant et plus fascinant. Est-ce la raison pour laquelle les récits de vie marquent le plus de succès dans le domaine de l'écrit? Henri Boyer a donc raison de l'affirmer: le «principe d'écriture» englobe, en plus de la «littérature», le récit de vie. Ecrire sa vie nécessite une véritable mise en scène où un seul acteur s'expose et joue (avec) son destin. «L'autobiographie propose un théâtre dans le théâtre, théâtre d'ombres où l'auteur joue à la fois les rôles de l'auteur, du metteur en scène et des acteurs»3. En 1962, Assia Djebar déclarait: «J'ai toujours voulu éviter de donner à mes romans un caractère autobiographique par peur de l'indécence et par horreur d'un certain striptease intellectuel auquel on se livre souvent avec 1. «Les temps dans la mise en scène du vécu: le récit de vie comme écriture» in Pratiques, n°45, mars 1985, p. 52. 2. Ibid, pp. 52-53. 3. Georges GUSDORF, Les Ecritures du moi: lignes de vie I, op. cit, p. 311. 4 complaisance dans les premières œuvres»1. A cette date, l'auteur n'avait édité que La Soif et Les Impatients et s'apprêtait à publier Les Enfants du nouveau monde. Elle n'était donc qu'aux débuts de sa carrière d'écrivain qui connut depuis la publication et le succès des Alouettes naïves un tournant extraordinaire. Ce souci de ne pas heurter le public par une image trop dévoilée de soi dès les premiers écrits n'est peut-être pas propre à Assia Djebar, il est en fait derrière tout projet d'écriture. Philippe Lejeune n'affirme-t-il pas: «si l'autobiographie est un premier livre, son auteur est donc inconnu, même s'il se raconte lui-même dans le livre: il lui manque, aux yeux du lecteur, ce signe de réalité qu'est la production antérieure d'autres textes (non autobiographiques), indis-pensable à ce que nous appellerons «l'espace autobiographique»»2 ? Depuis Les Alouettes naïves, le rapport d'Assia Djebar à l'écriture s'est complètement modifié: «Pour la première fois, j'ai eu à la fois la sensation réelle de parler de moi et le refus de ne rien laisser transparaître de mon expérience de femme. Quand j'ai senti que le cœur de ce livre commençait à frôler ma propre vie, j'ai arrêté de publier volontairement jusqu'à Femmes d'Alger dans leur appartement»3. L'auteur répugne donc toujours à exposer sa vie mais elle se trouve entraînée par une force extraordinaire, ravageuse qui la pousse à s'inscrire dans ses œuvres. Pour l'écrivain dont le Je s'était mis soudain à remplacer les Je féminins et même parfois masculins4 des romans précédents, l'écriture de soi devenait un enjeu, une nécessité impérieuse: «Autrefois, j'écrivais entre deux périodes de vie intense. Depuis quatre ou cinq ans, écrire est devenu quelque chose d'impérieux. Si je n'écris pas quotidiennement, je ressens une sorte d'angoisse métaphysique, comme si je perdais le fil de moimême. Ecrire, c'est vivre doublement»5. En effet l'intervalle entre les différentes publications de l'auteur a sensiblement diminué depuis L'Amour, la fantasia (1985): deux ans entre ce roman et Ombre sultane (1987) et quatre entre ce dernier et Loin de Médine (1991)6. 1. Jeune Afrique, n° 87, 4 juin 1962. Philippe LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, op. cit, p. 23. 3. Jeune Afrique, n° 1225, 27 juin 1984. 4. C'est le cas de Omar, narrateur des Alouettes naïves. 5. Jeune Afrique, op. cit. 6. Il convient de rappeler dans ce cadre que l'auteur a interrompu ses publications pendant 13 ans, de 1967, date de parution des Alouettes naïves, à 1980, année où a été publié Femmes d'Alger dans leur appartement. 2. 5 Nécessité d'écrire, nécessité désormais de s'écrire et donc de s'exposer au regard des autres: comment l'écrivain a-t-elle pu concilier ces deux contraintes contraires? A-t-elle réussi dans son nouveau projet autobiographique? Ce projet a-t-il abouti à sa fin qui est de faire des écrits d'Assia Djebar publiés après Femmes d'Alger dans leur appartement une vaste œuvre autobiographique qui reflète un «fil» du moi intérieur de l'auteur et dévoile sa vie? Autrement dit les quatre dernières œuvres de l'auteur sont-elles des autobiographies? Ce n'est évidemment pas le cas de Loin de Médine où la subjectivité d'une narratrice omniprésente n'apparaît guère.Vaste est la prison, œuvre ouvertement autobiographique, aurait par contre été intéressante pour notre travail si elle n'avait pas été publiée alors que nous avions presque achevé notre tâche. Si le projet autobiographique de l'auteur formulé dans A.F et conduit dans O.S n'a pas été poursuivi dans Loin de Médine, est-ce à dire qu'il a fini par échouer? C'est justement ce qu'il s'agit de démontrer dans ce travail. Est-ce toutefois cet échec qui inscrit ces deux œuvres dans le registre de la fiction? Il n'est pas aisé de l'affirmer d'autant plus que la fiction, dans son acception la plus connue, n'a jamais été définie comme une autobiographie ratée. Qu'est ce qui fait donc de ces deux œuvres des romans (si l'on croit les sous-titres de chacune d'elles)? La question est en définitive: quelle différence y a-t-il entre fiction et autobiographie? Qu'est-ce qui permet de dire qu'il s'agit là d'une autobiographie réelle et ailleurs d'un roman ou d'une œuvre fictive en général? C'est précisément à la base de cette distinction que s'articulera notre travail afin de démontrer que dans A.F et O.S, l'autobiographie échoue et cède le pas à la fiction et que ce n'est précisément pas son échec qui la transforme en fiction mais un autre mécanisme qui est inhérent à la définition même de la fiction. Nous tâcherons d'abord, dans cette première partie, de dégager le caractère autobiographique des deux œuvres tout en montrant en quoi réside l'échec de l'autobiographie dans chacune d'elles. Un premier chapitre sera consacré à l'examen des différents pactes d'écriture qui gèrent l'une et l'autre, dans un second chapitre nous révélerons le passage d'une écriture à intention autobiographique (souligner «le tracé d'une vie»1) à une écriture du morcellement, de l'anéantissement ou de la dispersion de la personnalité, le troisième chapitre sera, quant à lui, consacré à l'acharnement de l'auteur à 1. Jean STAROBINSKI, «Le style de l'autobiographie», op. cit, p. 84. 6 vouloir se dire, entreprise vaine puisque tous ses efforts aboutissent dans un labyrinthe de l'écriture qui accentue la perte de soi et l'aliénation du sujet scripteur, Je se transforme alors en un autre. 7 CHAPITRE I: LES PACTES DE L'ECRITURE: «Faire un livre qui soit un acte, tel est, en gros, le but qui m'apparut comme celui que je devais poursuivre, quand j'écrivis "L'Age d'homme". Acte par rapport à moi-même puisque j'entendais bien, le rédigeant, élucider, grâce à cette formulation même, certaines choses encore obscures sur lesquelles la psychanalyse, sans les rendre tout à fait claires, avait éveillé mon attention quand je l'avais expérimentée comme patient. Acte par rapport à autrui puisqu'il était évident qu'en dépit de mes précautions oratoires la façon dont je serais regardé par les autres ne serait plus ce qu'elle était avant publication de cette confession. Acte, enfin, sur le plan littéraire, consistant à montrer le dessous des cartes, à faire voir dans toute leur nudité peu excitante les réalités qui formaient la trame plus ou moins déguisée, sous des dehors voulus brillants, de mes autres écrits». Michel LEIRIS, (L'Age d'homme, édition du Livre de Poche, 1967, Editions Gallimard, p. 13) S'écrire: est-ce la devise d'Assia Djebar dans A.F et O.S? La réponse à cette question n'est absolument pas simple; il suffit d'être confronté à A.F pour s'en rendre compte; la lecture de cet ouvrage plonge le lecteur dans une 8 profonde étonnement. Le livre est en fait composé d'un mélange de récits historiques se rapportant aux premières années de la colonisation de l'Algérie par les Français et d'un récit de vie d'une narratrice anonyme, ces deux modes d'écriture s'alternent d'un chapitre à l'autre jusqu'à s'entrelacer et se confondre à la fin. La structure de O.S fait écho à celle de A.F: une narratrice première, anonyme aussi, cède la parole à un personnage féminin (Isma) qui s'empare de la narration et se charge même de l'agencement intérieur de l'œuvre; cette nouvelle narratrice alterne à son tour des chapitres où elle narre son histoire (représentant curieusement les mêmes étapes que celles de la vie de la narratrice de A.F) et d'autres où elle s'adresse à sa fausse rivale Hajila en lui disant Tu; le roman semble avoir une structure dialogique qui n'en est pourtant pas une puisque dans la majorité des pages c'est Isma qui parle. Le point commun de ces deux œuvres c'est à la fois leur structure binaire et la large part que toutes deux font au récit de vie du personnage principal. Le lecteur les éprouve comme des œuvres à la fois contraires et complémentaires. A.F est en fait bâtie sur un projet autobiographique, elle est censée tracer la vie de l'auteur qui se trouve incarnée dans la narratrice anonyme, alors que O.S met en scène des personnages fictifs (Isma, Hajila, Touma…) dont toutefois le principal (Isma) a vécu la même expérience que la narratrice de A.F. Qu'est-ce qui nous permet de parler d'un projet autobiographique qui gère la structure interne de A.F? Qu'est-ce qui nous autorise à parler de O.S comme d'un «roman autobiographique», c'est-à-dire un roman où le personnage principal ressemble à l'auteur et a vécu la même expérience que lui? C'est en fait en partant du principe de l'identité auteur-narrateurpersonnage énoncé par Lejeune qu'une réponse à ces questions peut-être apportée. Pour ce dernier, l'identité entre auteur et narrateur doit être une identité de nom c'est-à-dire que le personnage-narrateur porte le même nom que celui de l'auteur inscrit sur la couverture du livre. A défaut, pour se dire autobiographique, l'œuvre doit être gérée par un «pacte autobiographique»1 et un «pacte référentiel»2 qui permettent au lecteur de la percevoir comme une autobiographie. Le «pacte référentiel» établit une identité entre la vie de l'auteur et celle du personnage-narrateur alors que le «pacte autobiographique» 1. 2. Le Pacte autobiographique, op.cit, p.24. Ibid, p.36. 9 installe un contrat entre le lecteur et l'auteur qui invite le destinataire à lire son livre comme une autobiographie réelle. L'auteur, badinant avec l'écriture de soi, peut étendre le «pacte autobiographique» en proposant au lecteur un «pacte fantasmatique»3 qui l'invite à lire l'œuvre comme une fiction pour, paradoxalement, en assurer le sceau de la réalité et surtout de la véracité. Quant au «roman autobiographique», il se caractérise surtout par «le pacte romanesque»4 qui exige qu'il n'y ait aucune identité entre l'auteur et le personnage et que l'œuvre soit sous-titrée «Roman». Tous ces pactes, énoncés ainsi à la hâte, devront être définis. Ce n'est qu'après que nous chercherons les traces des uns et des autres dans A.F et O.S. Cependant, avant de nous livrer à cet exercice, nous nous devons d'écarter un écueil qui nous hante et entrave notre réflexion. Il s'agit de répondre à la question suivante: quelle place peut avoir le pseudonyme dans cette trilogie identitaire auteur-narrateur-personnage? I - ASSIA DJEBAR PSEUDONYME: 3. 4. Ibid, p .42. Ibid, p. 27. 10 «C'est […] par rapport au nom propre que l'on doit situer les problèmes de l'autobiographie. Dans les textes imprimés, toute l'énonci-ation est prise en charge par une personne qui a coutume de placer son nom sur la couverture du livre, et sur la page de garde, au-dessus ou au-dessous du titre du volume. C'est dans ce nom que se résume toute l'existence de ce qu'on appelle l'auteur: seule marque dans le texte d'un indubitable hors-texte, renvoyant à une personne réelle, qui demande ainsi qu'on lui attribue, en dernier ressort, la responsabilité de l'énonciation de tout le texte écrit», affirme Philippe Lejeune dans Le Pacte autobiographique1. Pour Roland Barthes: «Un nom propre doit toujours être interrogé soigneusement, car le nom propre est, si l'on peut dire, le prince des signifiants; ses connotations sont riches, sociales et symboliques»2. Le nom propre de l'auteur revêt donc une importance capitale dans l'étude d'une œuvre autobiographique. Qu'en est-il des auteurs qui emploient, pour publier leurs ouvrages, des pseudonymes? Si nous posons la question, c'est parce que c'est le cas ici d'Assia Djebar dont le nom réel est Fatima-Zohra Imalayène. A cette question, Philippe Lejeune répond comme suit: «Un pseudonyme, c'est un nom différent de celui de l'état civil, dont une personne réelle se sert pour publier tout ou partie de ses écrits. Le pseudonyme est un nom d'auteur. Ce n'est pas exactement un faux nom, mais un nom de plume, un second nom. […] Le pseudonyme est simplement une différenciation, un dédou-blement du nom, qui ne change rien à l'identité»3. Ainsi le problème paraît être résolu ou écarté. Cependant, la réalité est toute autre pour les auteurs femmes dont le rapport à l'écriture est différent de celui des hommes. Jusqu'à une époque très récente en Occident, toute femme qui prend la plume s'expose doublement: elle se dévoile et prête ainsi le flanc aux critiques de la société et de la famille où elle vit. Que dire si elle ose exposer aussi son nom, le nom de sa famille (celui du père ou du mari)? Ce n'est en fait qu'à partir du moment où la femme occidentale a pu accéder à la liberté individuelle et à une identité propre à elle (donc à un nom qui est le sien), que son rapport à l'écriture a été modifié et par là les raisons de son recours aux pseudonymes. 1. Op. cit, pp .22-23. «Analyse textuelle d'un conte d'E.Poe», paru dans l'ouvrage collectif Sémiotique narrative et textuelle, Paris, Larousse, 1974, p. 34. 3. Le Pacte autobiographique, op. cit, p .24. 2. 11 C'est dans ce sens que vont Monique Houssin et Elisabeth Marsault-Loi quand elles affirment: «A travers l'expression plus ou moins conven-tionnelle de la prétendue réserve féminine, c'est un réel problème de fond qui est posé: celui du dévoilement de soi chez le créateur, homme ou femme, mais d'autant plus aigu pour la femme qu'il va à l'encontre de son statut social inférieur. L'utilisation des pseudonymes, très largement répandue chez les écrivains femmes du passé, et particulièrement au XIXe siècle, ce moment d'explosion de l'écriture féminine, est un des signes de cette résistance de la femme à se dévoiler». Et ces deux critiques d'ajouter: «L'acte d'écrire est jusqu'au XXe siècle socialement masculin, et la femme qui l'ose risque du même coup la mise en cause de son identité. C'est pourquoi le pseudonyme peut représenter l'écran, protecteur parce que factice, d'un masque»1. «Factice», faux, imité, feint: le pseudonyme plonge apparemment l'identité de la femme écrivain dans un univers fictif. Il «protège une identité légale que l'on ne veut pas mêler à l'acte de création. La femme écrivain se scinde en deux, joue le double je(u) de la double nomination» affirment Christiane Achour et Simone Rezzoug2. Le «masque» n'est-il pas un des accessoires qui opèrent la métamorphose de l'acteur en personnage de théâtre et l'introduisent dans cet univers du jeu? Ce jeu, cette mise en scène semblent faire de toute écriture de femme à pseudonyme une fiction. A-t-on déjà présenté des textes scientifiques, des documentaires ou tout autre texte dont la référence à la réalité est évidente sous un pseudonyme? Pour Genette, l'emploi des pseudonymes est lié dans la vie artistique à «deux activités: la littérature et, loin derrière, le théâtre (les noms d'acteurs)». Ainsi, la réponse est si évidente que Genette ne se donne même pas le droit de s'en étonner: «Je comptais […] m'en étonner, et chercher les raisons de ce privilège: pourquoi si peu de musiciens, de peintres, d'architectes? Mais au point où nous en sommes, cet étonnement serait par trop factice: le goût du masque et du miroir, l'exhibitionnisme détourné, l'histrionisme contrôlé, tout cela se joint dans le pseudonyme au plaisir de l'invention, de l'emprunt, de la métamorphose verbale, du fétichisme onomastique. De toute évidence, le pseudonyme est déjà une activité poétique, et quelque chose comme une œuvre. Si vous savez changer de nom, vous savez écrire»1. Pourquoi d'autre part recourir à cet 1. Ecrits de femmes, Messidor, Paris, 1986, pp. 8-9. 2. «Ecrire disent-elles», Parcours maghrébins/ Présence de femmes, Alger, octobre 1986, p. 35. 1. Gérard GENETTE, Seuils, Ed du Seuil, Paris, février 1987, pp. 52-53. 12 artifice si ce genre d'écrits ne compromet en rien la personnalité de son créateur? La situation se complique quand il s'agit d'écrits à tendance ou à intention autobiographique, écrits très nombreux dans le répertoire des publications féminines. Les femmes utilisant un pseudonyme n'ont-elles donc pas accès à l'écriture autobiographique, écriture régie par un «pacte référentiel» et dont l'authenticité et la véracité sont une condition incontournable? Cela semble être le cas du moins au XIXe siècle où pratiquement toutes les femmes occidentales ont usé de pseudonymes dans leurs publications. La situation au XXe siècle a complètement changé, sinon comment expliquer la renonciation de la plupart des femmes occidentales à ce stratagème? Pour les femmes écrivains arabes (qui utilisent presque toutes des pseudonymes) et surtout les Algériennes, le contexte social et politique est totalement différent du contexte actuel (et même de celui du XIXe siècle) des femmes occidentales. Ecrire pour ces femmes est véritablement «se mettre à nu» (A.F, p. 178) dans le sens d'un second dévoilement (elles ne portent pas le voile imposé par leur société). Leur crime est donc double, le pardon impossible et la sanction, imposée non pas par Dieu mais par les hommes, lourde (leurs écrits peuvent leur coûter la vie). Dès lors, pour ces femmes, l'emploi du pseudonyme devient une nécessité vitale: il ne leur permet pas seulement de masquer leur identité mais aussi de sauvegarder leur existence. Si l'«enjeu de l'entreprise» autobiographique est «l'affirmation de l'existence du moi»2, comment la femme arabe peut-elle écrire une autobiographie si le pseudonyme qui n'est pour certains qu'un «nom de plume» devient pour elle une cuirasse qui la dissimule pour la protéger ou plutôt un fort où elle se retranche pour repousser l'offensive de la société? Et voilà qu'au voile et à l'enfermement imposés par celle-ci, se substitue une autre prison imposée à la femme écrivain qui vit désormais dans l'exclusion et l'anonymat. Cependant, entre les deux cachots, il existe une différence de taille: la femme qui n'écrit pas vit à la fois dans la claustration et le silence qui lui sont imposés, alors que la voix de l'écrivain fuse derrière les remparts qui, s'ils l'emprisonnent, la protègent. Du coup la seule identité de la femme devient sa voix, des voix, 2. Georges GUSDORF, Les Ecritures du moi: Lignes de vie I, op. cit, p. 26. 13 toutes les voix de femmes et l'autobiographie individuelle se mue en "autobiographie collective". Le pseudonyme sert donc de voile à la femme: il l'aliène mais libère sa voix, la libère. Dans le contexte actuel où vit la femme arabe, le pseudonyme confère à son écriture (ne serait-ce que lors de ses premières publications) une part de fictionnalité car il camoufle complètement son identité et la plonge dans l'anonymat qui «remet en cause l'existence même de l'autobiographie, écriture qui n'a de raison d'être précisément que par cette affirmation d'une identité entre auteur, narrateur et personnage»1. Le champ de l'écriture autobiographique, tellement à la mode au XXe siècle, serait-il donc inaccessible à ces femmes dont fait partie Assia Djebar? Pour cette dernière, «l'écriture est dévoilement, en public, devant des voyeurs qui ricanent... Une reine s'avance dans la rue, blanche, anonyme, drapée, mais quand le suaire de laine rêche s'arrache et tombe d'un coup à ses pieds auparavant devinés, elle se retrouve mendiante accroupie dans la poussière, sous les crachats et les quolibets». (A.F, p. 204) D'où l'utilité et la nécessité du pseudonyme qui sauvegarde cet anonymat, seule assurance-vie de la femme-écrivain. L'utilité du pseudonyme semble être incontestable pour toute femme arabe qui écrit, surtout pour les plus jeunes; une fois que l'auteur s'est fait un public et a accédé à la célébrité, il est bien entendu qu'elle ne sera plus anonyme et que le pseudonyme qui lui a servi jusque là de voile sera désormais sa nouvelle peau. Aussi Assia Djebar déclaret-elle dans l'une de ses interviews télévisées2 que ce pseudonyme s'était substitué à son nom civil même dans ses relations familiales et personnelles. Il faudra donc admettre que le pseudonyme a pu jouer sa fonction dissimulatrice dans les premiers romans d'Assia Djebar jusqu'à l'année de la publication Des Alouettes naïves, date d'entrée effective de l'auteur sur la scène littéraire: le roman est d'ailleurs déclaré ouvertement autobiographique par l'auteur ellemême1. Dans les romans que nous étudions (A.F et O.S), le pseudonyme ne constitue donc plus un obstacle à l'écriture autobiographique surtout du fait qu'ils ont été tous les deux publiés en France où l'auteur elle-même vit depuis 1. Béatrice DIDIER, L'Ecriture-femme, op. cit, pp.58-59. diffusée à la Télévision Tunisienne, Chaîne Maghrébine, en avril 1994. 1. Cf p.23, note 3. 2. Interview 14 des années. Cependant, pour d'autres raisons, nous aurons l'occasion de constater que dans ces œuvres, l'autobiographie individuelle ne s'écrit pas ou tente vainement de s'écrire, l'individualité de l'écrivain se dilue dans une collectivité qui la mêle aux autres femmes, non! pas autres dans le sens de "elles" mais d'autres moi d'Assia Djebar. Peut-on cependant parler d'"autobiographie collective"? Cette expression ne renvoie-t-elle pas plutôt à l'Histoire ou du moins à l'Histoire des femmes? C'est précisément cette "autobiographie collective" ou cette Histoire des femmes qu'Assia Djebar tente d'inscrire dans ses écrits. Nous aurons à analyser à loisir cette idée qui explique toute la visée de l'auteur lors de la publication de ses deux romans. A ce stade de l'analyse, le lecteur est en droit de s'interroger: pourquoi avoir posé la question du pseudonyme si elle ne concernait pas notre corpus? C'était simplement une mise au point à faire. En fait, le pseudonyme ne devient un «second nom» qu'à partir du moment où l'auteur acquiert une certaine renommée. Si nous tenons compte du fait que les premières œuvres ne peuvent jamais être autobiographiques, le problème se trouve effectivement écarté. Reste à poser la question centrale qui guide notre réflexion tout au long de ce travail: ces deux œuvres d'Assia Djebar se donnent-elles pour autobiographiques, c'est-à-dire sont-elles régies par un «pacte autobiographique»? II - L'AMOUR, LA FANTASIA: DU PACTE AUTOBIOGRAPHIQUE AU "PACTE FANTASMATIQUE": D'emblée, le lecteur éprouve O.S comme un prolongement des chapitres "autobiographiques" de A.F. C'est précisément cette intuition qui nous a déterminée à choisir ces deux œuvres comme point de départ de cette étude consacrée à l'autobiographie. Ce choix nous permettra en fait de 15 percevoir le passage qui s'opère dans l'écriture d'Assia Djebar d'un ouvrage à intention autobiographique à une autre forme de l'inscription de l'autobiographie: la fiction romanesque. Nous aurons, par la même occasion, la possibilité de démontrer que l'appartenance de A.F et même de ses chapitres dits "autobiographiques" au genre autobiographique n'est pas aussi certaine qu'elle le paraît au premier abord. Essayons d'abord de déceler un éventuel «pacte autobiographique» dans A.F. II . A - LE PACTE AUTOBIOGRAPHIQUE: Il semble nécessaire que cette notion de «pacte autobiographique» soit définie et clarifiée avant de chercher à savoir si elle se reflète dans A.F. Le mot «pacte» renvoie à un contrat établi entre l'auteur de l'autobio-graphie et son lecteur. Cette notion a été exploitée, pour la première fois, par Philippe Lejeune: «Dans l'autobiographie, on suppose qu'il y a identité entre l'auteur d'une part, et le narrateur et le protagoniste d'autre part. C'est-à-dire que le «je» renvoie à l'auteur. Rien dans le texte ne peut le prouver. L'autobiographie est un genre fondé sur la confiance, un genre… «fiduciaire», si l'on peut dire. D'où d'ailleurs, de la part des autobiographes, le souci de bien établir au début de leur texte une sorte de «pacte autobiographique», avec excuses, explications, préalables, déclaration d'intention, tout un rituel destiné à établir une communication directe»1. Le mot «fiduciaire» ici «s'applique avant tout à l'auteur lui-même qui doit être le premier à croire à sa tentative»1. Elisabeth Bruss va jusqu'à poser ce point comme l'un des principes fondamentaux de l'écriture autobiographique: «Que l'objet de la communication puisse ou non être prouvé faux, qu'il soit ou non ouvert à une reformulation de quelque autre point de vue que ce soit, on attend de l'autobiographe qu'il croit en ses affirmations»2. Le pacte autobiographique se présente donc comme la clef qui nous permet d'ouvrir la caverne magique et 1. L'Autobiographie en France, op. cit, p. 24. L'Autobiographie en France, op. cit, p. 28. 2. Elisabeth BRUSS, «L'autobiographie considérée comme acte littéraire», op. cit. 1. 16 de contempler le trésor qui l'habite, le secret qui la rend luisante: n'est-ce pas de l'ouverture, de l'incipit, que dépend tout le discours d'une œuvre? L'identité entre auteur, narrateur et personnage garantie par le pacte autobiographique doit être une «identité de nom »3, elle peut être implicite ou concrète: concrète dans le cas où le narrateur-personnage porte le même nom que l'auteur (nom signalé sur la couverture du livre); implicite si le titre évoque clairement le genre autobiographique (Histoire de ma vie, Autobiographie …) ou si le texte contient une «section initiale […] où le narrateur prend des engagements vis-à-vis du lecteur en se comportant comme s'il était l'auteur, de telle manière que le lecteur n'a aucun doute sur le fait que le «je» renvoie au nom porté sur la couverture, alors même que le nom n'est pas répété dans le texte»4. Assia Djebar établit-elle dans ses livres un quelconque pacte autobiographique? Cela n'est aucunement imaginable dans O.S puisqu'il n'est pas établi un rapport d'identité entre auteur, narrateur et personnage et que le personnage principal Isma porte un nom différent de celui de l'auteur. La narratrice des chapitres autobiographiques de A.F est par contre anonyme, cet anonymat «crée un vide que le lecteur risque de combler en convoquant inconsciemment dans son imagination le nom du romancier»5, d'où, dans ce cas, l'utilité du pacte autobiographique qui introduit au texte et élimine ainsi toute ambiguïté (comme celle qui continue à entourer le narrateur d'A la recherche du temps perdu de Proust). Il n'existe cependant pas de pacte inaugurant A.F, juste une narratrice anonyme qui raconte des scènes de son enfance et les souvenirs qu'elle garde de ce paradis perdu; ce n'est en fait qu'à partir de la page 177 (l'œuvre en contient 256) que des indications sur la nature de l'entreprise objet de l'écriture commencent à filtrer: «Ecrire le plus anodin des souvenirs d'enfance renvoie […] au corps dépouillé de voix. Tenter l'autobiographie par les seuls mots français, c'est, sous le lent scalpel de l'autopsie à vif, montrer plus que sa peau. Sa chair se desquame, semble-t-il, en lambeaux du parler d'enfance qui ne s'écrit plus. Les blessures s'ouvrent, les veines pleurent, coule le sang de soi et des autres, qui n'a jamais séché». (A.F, pp. 177-178) 3. Philippe LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, op .cit, p .27. Ibid. 5. Pierre-Louis REY, Le Roman, Ed Hachette, Paris, 1992, p. 63. 4. 17 A peine annoncé, le pacte autobiographique se trouve donc nuancé, pis encore, nié. Il n'est question en fait que d'une tentative vouée apparemment à l'échec car l'écriture de soi se transforme en une écriture-blessure, l'encre en sang et la voix de la narratrice cède la place à un silence opaque. Ce n'est qu'à la fin de l'œuvre que la narratrice découvre qu'il ne s'agissait que d'une tentative et ce constat final nous renvoie fatalement à l'échec de cet essai. La tentative n'était peut-être au départ qu'une tentation qui permettait à la narratrice de goûter au plaisir de la transgression, transgression opérée par l'intention du dévoilement aboutissant au résultat inverse: cherchant la «mise à nu», elle se découvre encore plus enfouie, plus ensevelie dans son écriture qu'elle ne l'était auparavant. Les mots «scalpel», «autopsie», «chair», «lambeaux», «blessures», «veines», «sang» et «couler» renvoient à tout un lexique de la mort, à l'écriture-thanatos qui n'est que silence, à l'écriture-blessure ou écorchement faisant muer l'encre en sang. Il s'agit d'une écriture en lambeaux ou par petites bribes, c'est l'écriture du frissonnement, des frissons de l'agonie. Le responsable dans tout cela, la narratrice ne se lasse pas de le répéter, est la langue française qui altère le Je, qui déforme ou plutôt enterre son enfance: «Parler de soi-même hors de la langue des aïeules, c'est se dévoiler certes, mais pas seulement pour sortir de l'enfance, pour s'en exiler définitivement. Le dévoilement, aussi contingent, devient, comme le souligne mon arabe dialectal du quotidien, vraiment «se mettre à nu»». (A.F, p. 178) Le pacte autobiographique continue ainsi de jalonner les quelques pages qui restent des chapitres consacrés à la vie de la narratrice, un pacte à la fois nécessaire et impossible car la langue française a définitivement altéré l'identité de la narratrice. Un double exil l'a frappée: étudier à l'école française l'a privée de l'école coranique et du chant maternel, écrire en français n'a fait qu'approfondir encore le fossé qui la séparait des siens et l'a exilée définitivement de l'amour qui ne peut s'exprimer pour elle que dans la langue arabe, langue des tendres bercements de sa mère. Après un premier dévoilement (quitter la maison paternelle pour fréquenter l'école française), la narratrice, par le biais de l'écriture, se trouve contrainte à un second dévoilement opéré encore une fois par la langue ennemie et cette fois, le voile habituel étant déjà tombé depuis l'enfance, il ne s'agit plus d'un dévoilement au sens propre du terme mais d'un écharnement. Aussi, se cherchant à travers les 18 lignes de son écriture, assimile-t-elle la langue française à «la tunique de Nessus»: «Sur les plages désertées du présent, amené par tout cessez-le-feu inévitable, mon écrit cherche encore son lieu d'échange et de fontaines, son commerce. Cette langue était autrefois sarcophage des miens; je la porte aujourd'hui comme un messager transporterait le pli fermé ordonnant sa condamnation au silence, ou au cachot. Me mettre à nu dans cette langue me fait entretenir un danger permanent de déflagration. De l'exercice de l'autobiographie dans la langue de l'adversaire d'hier…» (A.F, p. 241) «Tenter l'autobiographie», «l'exercice de l'autobiographie»: deux expressions importantes pour comprendre le but que la narratrice de A.F s'est assignée quand elle a décidé d'écrire sa vie. L'autobiographie n'était donc qu'une vaine tentative, qu'un exercice aboutissant inévitablement à l'échec car il recèle «un danger permanent de déflagration». Ce n'est donc qu'au milieu de l'œuvre que des indications sur le projet initial de la narratrice nous sont livrées. Etablissant un constat d'échec avant même l'aboutissement de son entreprise, elle paraît loin d'y croire: ce sont deux conditions du pacte autobiographique qui font défaut. Pourtant il s'agit bien d'un pacte autobiographique qui, s'il ne fait pas de A.F une autobiographie réussie, nous incite à relire tout ce qui précède comme un récit de vie de l'auteur elle-même. Cette lecture aurait été encore possible si ce pacte autobiographique, déjà douteux, ne se trouvait pas nuancé, annulé même de page en page. C'est cependant à cet exercice (lire les pages qui précèdent le pacte autobiographique comme une autobiographie) que nous nous livrerons dans les deux chapitres qui suivront afin de parvenir à démontrer les anomalies qui ont abouti à l'échec de l'entreprise autobiographique. Mais tentons d'abord de répondre à la question suivante: qu'est-ce qui nous empêche de lire toute A.F comme une autobiographie, y a-t-il une entrave quelconque à cette lecture? II . B - "PACTE FANTASMATIQUE" ? 19 En réalité, le récit autobiographique se transforme en fiction, du moins c'est ce qu'affirme la narratrice. Ainsi le pacte autobiographique se mue en une sorte de «pacte fantasmatique». C'est encore à Philippe Lejeune que l'on doit cette notion. Cherchant à définir ce qu'il appelle l'«espace autobiographique», il aboutit à l'idée que le roman, contrairement à ce que disent certains, n'est pas plus vrai que l'autobiographie: «Si le roman est plus vrai que l'autobiographie, alors pourquoi Gide, Mauriac et bien d'autres ne se contentent-ils pas d'écrire des romans? […] Ces déclarations sont donc des ruses peut-être involontaires mais très efficaces: on échappe aux accusations de vanité et d'égocentrisme quand on se montre si lucide sur les limites et les insuffisances de son autobiographie; et personne ne s'aperçoit que, par le même mouvement, on étend au contraire le pacte autobiographique, sous une forme indirecte, à l'ensemble de ce qu'on a écrit». Alors, «le lecteur est […] invité à lire les romans non seulement comme des fictions renvoyant à une vérité de la «nature humaine», mais aussi comme des fantasmes révélateurs d'un individu. J'appellerai cette forme indirecte du pacte autobiographique le pacte fantasmatique»1. En effet, il ne reste pratiquement qu'une dizaine de pages avant la fin de A.F quand le pacte autobiographique se double d'indications qui invitent le lecteur à lire l'œuvre comme relevant de la fiction. Après un premier constat d'échec dressé par la narratrice elle-même, ces indications apparaissent comme un renoncement ou une sorte d'abdication. L'autobiographie échappe-t-elle véritablement au contrôle de la narratrice et la dépasse-t-elle pour aller s'inscrire dans les annales de la fiction, ou s'agit-il plutôt d'un simple «pacte fantasmatique» qui n'est — rappelons-le encore — qu'une manifestation indirecte du «pacte autobiographique»?: «L'autobiographie pratiquée dans la langue adverse se tisse comme fiction». (A.F, p. 243) «Ma fiction est cette autobiographie qui s'esquisse, alourdie par l'héritage qui m'encombre. Vais-je succomber?… Mais la légende tribale zigzague dans les béances et c'est dans le silence des mots d'amour, jamais proférés, de la langue maternelle non écrite, transportée comme un bavardage d'une mime inconnue et hagarde, c'est dans cette nuit-là que l'imagination, mendiante des rues, s'accroupit…» (A.F, pp. 244-245) 1. Le Pacte autobiographique, op. cit, p. 42. 20 S'agit-il ici d'un détournement du projet autobiographique qui se transforme en fiction ou la narratrice nous trompe-t-elle pour procurer à son écriture autobiographique plus de véracité et plus d'authenticité? La réponse est qu'il s'agit bien d'un détournement du projet autobiographique et que A.F se trouve effectivement être un roman car, comme dans O.S, l'œuvre est sous-titrée ainsi, ce qui signifie la présence, à côté du pacte autobiographique, d'un «pacte romanesque». III - LES PACTES ROMANESQUES: C'est par rapport au pacte autobiographique que Philippe Lejeune propose «de poser le pacte romanesque, qui aurait lui-même deux aspects: pratique patente de la non-identité (l'auteur et le personnage ne portent pas le même nom), attestation de fictivité (c'est en général le sous-titre roman qui remplit aujourd'hui cette fonction sur la couverture)»1. 1. Philippe LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, op. cit, p. 27. 21 L' «attestation de fictivité» est présente à la fois dans A.F et dans O.S qui sont tous les deux sous-titrés «romans», alors que la «pratique […] de la nonidentité» n'est «patente» que dans O.S où le personnage principal porte un nom différent de celui de l'auteur. Néanmoins des ressemblances entre le trajet de vie de l'auteur d'une part, celui de la narratrice anonyme de A.F d'autre part et l'itinéraire d'Isma dans O.S sont très faciles à observer. Il s'opère en fait dans O.S ce que nous appellerons avec beaucoup de réserve (car on ne peut affirmer d'une manière catégorique que A.F est une autobiographie) une sorte d'extension du pacte référentiel. Le «pacte référentiel» est «en général coextensif au pacte autobiographique»2. Philippe Lejeune le définit en ces termes: «Par opposition à toutes les formes de fiction, la biographie et l'autobiographie sont des textes référentiels: exactement comme le discours scientifique ou historique, ils prétendent apporter une information sur une «réalité» extérieure au texte, et donc se soumettre à une épreuve de vérification. Leur but n'est pas la simple vraisemblance, mais la ressemblance au vrai. Non «l'effet de réel», mais l'image du réel. Tous les textes référentiels comportent donc ce que j'appellerai un «pacte référentiel», implicite ou explicite, dans lequel sont inclus une définition du champ du réel visé et un énoncé des modalités et du degré de ressemblance auxquels le texte prétend»3. En apparence, seule la narratrice de A.F présente un profil ressemblant à celui de l'auteur, les étapes de sa vie correspondent aux moments les plus importants de la vie d'Assia Djebar. Originaire d'une «antique capitale,ruinée puis repeuplée par l'exode andalou» (A.F, p. 94), une «vieille cité maritime, encombrée de ruines romaines qui attirent les touristes» (A.F, p. 142); présentée d'abord sous l'aspect d'une «fillette arabe allant pour la première fois à l'école» (A.F, p. 11), la narratrice de A.F vit les années de sa jeunesse entre la pension, la cour du lycée, les terrains de sport et la cité natale de sa mère où elle se rend pendant les vacances d'été: «Dans la courette, malgré les chèvres, les caroubes et les pigeons du grenier, j'ai la nostalgie du lycée et de l'internat. Je me plais à décrire à mes compagnes les heures de basket-ball» (A.F, p.19), «à l'âge où le corps aurait dû se voiler, grâce à l'école française, je peux davantage circuler: le car du village m'emmène chaque lundi matin à la pension de la ville proche, me ramène chez mes parents le samedi». (A.F, p. 202) L'une de ses 2. Ibid, p. 36. 3. Ibid. 22 tantes paternelles a beaucoup d'affection pour elle: «ma ressemblance physique avec mon père avait sans doute déterminé cette affection». (A.F, p. 220) Elle voyage à Paris pour mener des études universitaires et c'est là qu'elle se lie avec un jeune étudiant algérien: «A Paris, dans le petit appartement d'un libraire en chambre, le couple emménagea pour célébrer la noce». (A.F, p. 117) «Ces épousailles se dépouillaient sans relâche: de la stridence des voix féminines, du brouhaha de la foule emmitouflée, de l'odeur des victuailles en excès». (A.F, p. 122) Le couple participe à la guerre de libération de l'Algérie à partir de la frontière tunisienne en compagnie des groupes de guérilla. Les années de mariage, dont le fruit est une fille unique («ma fillette me tenant la main, je suis partie à l'aube» (A.F, p. 13)), ne durent pas et voici que leur «histoire, bonheur exposé, aboutit, par une soudaine accélération, à son terme» (A.F, p. 75) donc au divorce. Le père de la narratrice de A.F appelé Tahar (seul nom qu'elle nous livre ici) et qui lui a permis de fréquenter l'école française est un instituteur de français, sa mère est une villageoise analphabète. La narratrice est «l'aînée des enfants» (A.F, p. 47); son «frère unique» est plus jeune qu'elle «de deux ans environ» (A.F, p. 95) alors que sa sœur est «à peine sortie de l'enfance» (A.F, p. 117) lors de son mariage (la narratrice) à Paris. Malgré l'anonymat où sont plongés les actants de cette vie et qui dissimule même la narratrice et frappe surtout les lieux (à part Paris) — la narratrice nous parle en effet de «villes ou villages aux ruelles blanches, aux maisons aveugles» (A.F, p. 11) —, il est manifeste, d'après la biographie d'Assia Djebar1 que ces éléments de vie reproduisent le parcours de l'auteur. Un parfait respect du pacte référentiel s'opère donc d'abord dans A.F qui se veut au départ une autobiographie. Ce trajet de vie est, à quelques détails près, le même que celui d'Isma, narratrice de la plus grande partie de O.S. Elle nous livre sa biographie à partir du patio où elle est retournée se réfugier, le patio qui se révèle être un lieu propice aux souvenirs et aux rêveries d'antan. Isma est donc née à Cherchell, ville facile à identifier à partir des indications avancées par le personnage concernant sa «cité natale recroquevillée autour de son port antique à demi englouti». (O.S, p. 10) Ailleurs, elle parle des «pentes étagées de la cité historique» (O.S, p. 1. Jean DEJEUX, Assia Djebar, romancière algérienne et cinéaste arabe, Sherbrooke, Naaman, 1984. 23 89), de «la mer» et du «port avec sa houle» (O.S, p. 109), d'une «cité, repeuplée autrefois par les réfugiés andalous du XVIe siècle». (O.S, p. 117) Lors de sa première enfance, sa «mère mourut, vaincue par la tuberculose» (O.S, p. 115); sa tante paternelle qui n'avait enfanté que des garçons la prit en charge «jusqu'au jour — [elle] avait dix ans, tout au plus — où [son] père […] préféra [la] mettre en pension». (O.S, p. 89) C'est ainsi qu'elle vécut «par la suite hors du harem». (O.S, p. 87) Jusqu'à l'âge de dix ans, elle retournait avec son père «chaque année au refuge montagnard de la famille maternelle». (O.S, p. 115) Vers l'âge de vingt ans, elle se maria. Comme pour la narratrice de A.F, les noces «furent austères» (O.S, p. 58) à l'image des lieux successifs que le couple habita par la suite dans les différentes villes d'Algérie ou de France surtout Paris (p. 19). Isma eut une fille (O.S, p. 45). Elle vécut un bonheur conjugal intense dont témoignent pratiquement tous les chapitres qui lui sont consacrés dans la première partie du roman intitulée «TOUTE FEMME S'APPELLE BLESSURE» (O.S, p. 13). Cependant, ce bonheur ne tarda pas à s'estomper laissant la place à une pâleur des choses et voilà qu'Isma parle du couple comme d'une «illusion» qui la «fascinait de par sa nouveauté». (O.S, p. 88) Face à sa tante alarmée, elle s'explique: «j'avais dû travailler, enseigner, surtout avoir du temps à moi». (O.S, p. 89) Le trajet d'Isma se ferme donc dans sa ville natale où elle est revenue pour élever sa fille: «Ville de ma tante et ville mienne, le port antique où se ferme mon trajet. Ville natale également de la fillette: j'y étais retournée autrefois pour accoucher». (O.S, p. 169) Il ressort de cette analyse que les deux œuvres sont autobiographiques et que O.S est un «roman autobiographique» car le lecteur y observe une ressemblance entre la vie de l'auteur et l'expérience vécue par le personnage principal Isma. C'est en fait ainsi que Philippe Lejeune a décidé de baptiser «tous les textes de fiction dans lesquels le lecteur peut avoir des raisons de soupçonner, à partir des ressemblances qu'il croit deviner, qu'il y a identité de l'auteur et du personnage, alors que l'auteur, lui, a choisi de nier cette identité, ou du moins de ne pas l'affirmer»1. L'identité générique de O.S est donc facile à deviner. Reste l'identification du genre de A.F où se manifestent à la fois un pacte autobiographique (pratique de l'identité) et un pacte romanesque (la narratrice est anonyme, elle ne dit pas qu'elle est l'auteur et dit que son autobiographie se transforme en fiction). 1. Philippe LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, op. cit, p. 25. 24 Essayant de classifier les genres autobiographie et roman suivant le pacte de lecture qu'ils proposent et le rapprochement qui peut y être fait entre le nom du personnage et celui de l'auteur, Lejeune propose le tableau suivant2: Une impression étrange se dégage de la lecture de ce tableau et de la tentative d'y chercher la place que peut occuper A.F: cette œuvre peut être en fait placée à la fois dans les cases 2a et 2c. Appartenance contradictoire et difficile à expliquer qui introduit le texte dans une certaine zone d'ambiguïté. Dans Moi aussi, Philippe Lejeune prend du recul par rapport à ce tableau, il se rend compte qu'il était défectueux: «Dans chaque case j'avais marqué l'effet produit. Il y a deux cases «aveugles», correspondant à des cas «exclus par définition»… Aveugle, c'est sans doute moi qui l'étais. D'abord parce qu'il saute aux yeux que le tableau est mal construit. Pour chaque axe je propose une alternative (romanesque/autobiographique, pour le pacte; différent/semblable, pour le nom), je pense à la possibilité du ni l'un ni l'autre, mais j'oublie celle du à la fois l'un et l'autre! J'accepte l'indétermi-nation, mais je refuse l'ambiguïté… Pourtant c'est là une pratique courante. Le nom du personnage peut être à la fois semblable au nom de l'auteur et différent: initiales semblables, noms différents (Jules Vallès/Jacques Vingtras); prénom semblable, noms différents (ne serait-ce que d'une lettre: Lucien Bodard/Lucien Bonnard), etc. Un livre peut être présenté comme un roman, au niveau du sous-titre, et comme autobiographie, au niveau du prière d'insérer»1. Cependant, A.F, contenant à la fois un pacte autobiographique et un pacte romanesque, ne correspond à aucun 2. 1. Ibid, p. 28. Editions du Seuil, 1986, pp. 23-24. 25 des cas de figure cités par Lejeune. En réalité aussi bien le pacte autobiographique que le pacte romanesque, contenus dans le corps même du texte et non à la lisière de ce dernier, s'y trouvent défectueux. Il manque au premier la certitude et la crédibilité qui se rapportent à tout contrat. La narratrice nous dit en fait qu'elle a tenté d'écrire son autobiographie, a-t-elle interrompu ce projet? A.F cesse-t-elle alors d'être une autobiographie? Quant au pacte romanesque, s'il est confirmé par le sous-titre «roman», il n'est pas appuyé par la non-identité: la narratrice ne dit pas qu'elle n'est plus l'auteur, même si elle affirme que son récit vire vers la fiction. C'est dans la nature même du pacte romanesque et dans sa façon de se conjuguer avec le pacte autobiographique que réside la problématique à élucider. Si la non-identité n'est pas clairement avancée dans A.F, qu'est-ce qui fait que le projet autobiographique se mue en fiction et qu'est-ce qui pousse l'auteur à plaquer l'étiquette "roman" sur la première page de cette œuvre? Le principe d'identité auteur-narrateur-personnage s'avérant insuffisant pour nous fournir des éléments de réponse, nous nous trouvons dans l'obligation de retourner aux autres termes de la définition de Lejeune et donc à la structure interne du "roman" puisque c'est dans le texte même de l'œuvre que la narratrice opère le passage d'une écriture ouvertement autobiographique à une écriture fictive. Notre démarche ne sera-t-elle pas inutile dans la mesure où Philippe Lejeune affirme que «l'analyse interne du texte» ne permet pas de «distinguer l'autobiographie du roman autobiographique»1? Ce sont précisément les limites de cette affirmation que nous chercherons à démontrer et qui constituent la base essentielle de notre thèse. Nous démontrerons dans les deux premières parties de notre travail que Lejeune a dans une certaine mesure raison. Nous nous appliquerons, par contre, dans notre troisième partie, en nous appuyant toujours sur la structure interne du texte, à démontrer qu'il s'est totalement trompé. Ce sera l'occasion de dépasser sa définition de l'autobiographie et de donner à ce genre d'autres limites peut-être plus floues mais plus réalistes. Tenons-nous pour l'instant à cette définition que nous avons adoptée comme point de départ de notre analyse générique des deux œuvres d'Assia Djebar. L'autobiographie est un récit de vie réel nous dit Lejeune ainsi que beaucoup d'autres critiques. Ce récit de vie obéit à la loi de la rétrospection. Si A.F s'est 1. L'Autobiographie en France, op. cit, p. 24. 26 édifié initialement sur une entreprise autobiographique, y trouve-t-on les traces de ce type d'écriture? Quelles sont les raisons qui ont abouti à l'échec de cette entreprise, échec avoué par la narratrice elle-même? Comment cet échec a-t-il débouché sur la fiction et de quelle manière se manifestent les traces de cette écriture autobiographique dans O.S? Ce sont là les questions que nous nous poserons à travers toute cette première partie. Nous espérons pouvoir y apporter des réponses claires qui nous permettront surtout d'élucider l'ambiguïté qui entoure le mode de lecture de A.F. CHAPITRE II - DU TRACE AUX TRACES D'UNE VIE: «Le récit de vie est une tentative du sujet pour construire et donner une image de lui-même […]. C'est l'effort pour ressaisir son identité à travers les aléas et les avatars de l'existence dans une cohérence qui la rende communicable à autrui. Le récit suppose ainsi un processus de totalisation, à 27 travers lequel l'énonciateur cherche à donner sens et consistance à sa vie». E. Marc LIPIANSKY, («Une quête de l'identité» in Revue des Sciences Humaines, 1983-3, n°191, p.61.) «L'œuvre autobiographique s'écrit à la première personne: une existence singulière tente de se ressaisir en son ensemble pour mieux se connaître elle-même et se présenter aux autres»1. Tel est le procédé par lequel transite toute écriture autobiographique. «Si l'autobiographe écrit, c'est pour conférer précisément à cette vie une existence que l'écriture seule, il le pressent, peut lui donner et à côté de laquelle, flottante, indécise, dispersée, il pourrait croire autrement avoir passé»2 affirme également Jacques Borel. Tous les critiques semblent d'accord sur l'objet de l'autobiographie, celle-ci doit exposer une existence dans sa totalité. Si A.F est une autobiographie qui échoue, elle reste néanmoins une autobiographie; ne tente-t-elle pas de donner corps à la vie de l'auteur, d'en tracer les étapes, d'en dessiner les méandres? Lors du pacte autobio-graphique, la narratrice de A.F expose sous nos regards une écritureblessure qui la meurtrit, suspend sa plume et altère son récit de vie. L'objectif 1. Georges GUSDORF, «De l'autobiographie initiatique à l'autobiographie genre littéraire», op. cit, p. 958. 2. Propos sur l'autobiographie, éditions Champ Vallon, Seyssel, 1994, p. 46. 28 que nous nous fixons dans ce second chapitre est de démonter les mécanismes de cette écriture-blessure qui, comme une épée, ne cesse de contusionner la narratrice faisant tomber à l'eau son projet initial de s'écrire. Nous étudierons au fur et à mesure les moyens de fictionnalisation mis à l'œuvre dans O.S pour faire d'Isma un personnage qui vit et décrit avec plus de succès l'expérience qu'elle a vécue et qui se trouve être, à quelques détails près, celle qu'a vécue l'auteur incarnée dans la narratrice de A.F. Raconter une vie, sa vie, suppose le respect d'un certain ordre chronologique, d'une certaine précision (puisqu'il s'agit de sa vie à soi). Au dire de Philippe Lejeune «Ecrire son autobiographie, c'est essayer de saisir sa personne dans sa totalité, dans un mouvement récapitulatif de synthèse du moi. Un des moyens les plus sûrs pour reconnaître une autobiographie, c'est donc de regarder si le récit d'enfance occupe une place significative, ou d'une manière plus générale si le récit met l'accent sur la genèse de la personnalité»3. Le récit doit donc «couvrir une suite temporelle suffisante pour qu'apparaisse le tracé d'une vie»4. C'est ce que nous tenterons de vérifier dans ce second chapitre de cette première partie. Nous proposons au lecteur de nous suivre dans l'aventure qui nous mène tantôt à la lisière des chapitres qui articulent A.F, tantôt au fil ou entre les lignes qui en forment la trame intérieure. Ce parcours est destiné à nous permettre de relever les manifestations de l'échec de l'entreprise autobiographique de la narratrice de A.F et à effectuer une épreuve de vérification du degré de réussite du principe le plus élémentaire de l'écriture autobiographique à savoir le but de s'écrire. Ce principe se trouvera dans O.S remplacé ou remanié dans le dessein de faire dire à la fiction ce que l'autobiographie n'a pu ou n'a pas voulu dire, dans le but d'exprimer autrement les choses et de se dissimuler ainsi derrière le voile de la fiction. Assia Djebar s'écrit-elle vraiment dans A.F? Saisit-elle sa vie dans un tracé rectiligne? Nous fait-elle visiter les recoins les plus intimes de sa personnalité? 3. 4. L'Autobiographie en France, op. cit, p. 19. Jean Starobinski, «Le style de l'autobiographie», op. cit, p. 84. 29 I - SUBVERSION DE L'ORDRE CHRONOLOGIQUE DANS L'AMOUR, LA FANTASIA: «L'autobiographie proprement dite se donne pour programme de reconstituer l'unité d'une vie à travers le temps»1. Qu'y a-t-il de plus simple, diront certains. Cependant l'entreprise n'est pas aussi facile qu'il le paraît car parler de soi exige un réinvestissement de sa propre vie. Pour certains, s'écrire équivaut à revivre ce qu'on a déjà vécu. Pour ceux dont la vie n'a été qu'une série de souffrances et de déchirements intérieurs, s'écrire n'est absolument pas une mince affaire. L'écriture de soi est alors une nouvelle souffrance, peut-être même plus vive que la première car on imagine, en l'évoquant, les moyens qui nous auraient permis de l'éviter ou de la contourner. Telle est l'expérience de l'écriture de soi vécue par la narratrice de A.F (ou l'auteur?) S'écrire s'avère être pour elle à la fois une nécessité et un projet irréalisable. C'est pourquoi, escaladant les marches minées de sa vie antérieure, elle constate désespérément que «Sa chair se desquame […] en lambeaux du parler d'enfance qui ne s'écrit plus». 1. Philippe LEJEUNE, L'Autobiographie en France, op. cit, p. 226. 30 (A.F, p. 176) La «ligne de vie» se transforme ainsi en tracé discontinu, le tracé rectiligne en bribes de souvenirs épars. Bref, il ne s'agit plus d'un tracé de vie mais d'une écriture-bribes, pas de tracé mais de traces de vie. L'entêtement de la narratrice à vouloir se dire ne tarit cependant pas, elle décide alors de se dissimuler derrière des personnages fictifs (Isma, Hajila) pour réussir à recoudre les fissures ouvertes dans le tissu de sa vie. Comme O.S, A.F se compose de trois parties. Les deux premières sont constituées de chapitres historiques qui alternent avec d'autres autobiographiques. La première partie contient huit chapitres (quatre historiques et quatre autobiographiques), la seconde en contient six dont trois autobiographiques. Chacune des parties s'achève sur une page en italique qui correspond, comme dans O.S, à des réflexions intérieures de la narratrice. Ce qui nous intéresse pour l'instant dans ces parties, ce sont évidemment les chapitres autobiographiques où se dessine le trajet de vie de la narratrice qui incarne l'auteur. Embrassant l'ensemble de ces chapitres le lecteur peut d'abord observer un parfait respect de la chronologie, c'est-à-dire que la vie du personnage nous est présentée dans sa linéarité, une linéarité qui renvoie sûrement à un effort fourni par la narratrice pour reconstituer une à une les étapes qui ont jalonné son existence. Cet effort ne sera toutefois pas couronné de succès car sous l'ordre apparemment chronologique se dissimule un ordre thématique; mais la raison la plus flagrante de cet échec est l'abîme de treize ans qui s'ouvre dans cette apparente linéarité. En réalité la narratrice se trouve muette au moment où elle projette d'aborder le récit de sa vie de femme; se creuse alors un silence très pesant qui signe le verdict de la condamnation du projet autobio-graphique. L'écriture fait alors «ressac» et la narratrice se surprend à raconter de nouveau son enfance. I . A - APPARENT RESPECT DE LA CHRONOLOGIE: Les chapitres autobiographiques de la première partie de A.F évoquent l'enfance de la narratrice. Le premier s'intitule «FILLETTE ARABE ALLANT POUR LA PREMIERE FOIS A L'ECOLE» (A.F, p. 11); elle y retrace son aventure 31 de jeune écolière ne dépassant pas l'âge de huit, neuf ans. Le second a pour titre «TROIS JEUNES FILLES CLOITREES» (A.F, p. 18). La narratrice y évoque ses souvenirs d'enfance et raconte ses vacances à la campagne avec trois jeunes voisines cloîtrées dans le harem: «Me retrouver dans ces lieux, enfermée avec ces trois sœurs j'appelle cela «aller à la campagne». Je dois avoir dix, puis onze, puis douze ans… […] Je me plais à décrire à mes compagnes les heures de basket-ball. Je dois avoir douze ou treize ans environ». (A.F, pp. 18-19) Les événements du troisième chapitre intitulé «LA FILLE DU GENDARME FRANÇAIS…» (A.F, p. 30) se déroulent «au hameau de [ses] vacances enfantines» (A.F, p. 30), la narratrice doit avoir également douze ou treize ans; n'affirme-telle pas: «Etait-ce deux, trois années auparavant que Marie-Louise eut un fiancé, un officier de la «métropole» comme on disait? Cela est probable; je devais avoir moins de dix ans?» (A.F, p. 33) «MON PERE ECRIT A MA MERE» (A.F, p. 46) est le titre du quatrième et dernier chapitre autobiographique de la première partie; la narratrice n'y est qu'une «fillette de dix ou douze ans» (A.F, p. 47). Ainsi, les chapitres autobiographiques de la première partie couvrent des événements qui ont peuplé l'enfance de la narratrice. Quant à la seconde partie où les chapitres autobiographiques sont seulement chiffrés, elle retrace l'adolescence de cette dernière. «Premières lettres d'amour écrites lors de mon adolescence» (A.F, p. 71), là est le sujet du premier chapitre de cette partie. Cette période se prolonge jusqu'à l'âge de dix-huit ans: «Un jour — âgée de dix-huit ans […] — je décachetai une lettre reproduisant le texte d'un long poème d'Imriou el [Quaïs]1». (A.F, p. 72) Le second chapitre évoque le rapport qu'entretient la narratrice avec son frère dont l'adolescence s'écoule dans la lutte armée pour l'Algérie libre. Le troisième chapitre autobiographique de cette seconde partie narre les événements qui ont conduit la narratrice au mariage à Paris avec un étudiant algérien: «A Paris, dans le petit appartement d'un libraire en chambre, le couple emménagea pour célébrer la noce». (A.F, p. 117) Ce chapitre contient même une description détaillée de la nuit de noces. C'est, jusque là, à partir des indications sur l'âge de la narratrice précisé généralement au début de chaque chapitre autobiographique, que nous avons 1. Nous avons ici réctifié l'orthographe de ce mot qui était erroné dans les deux éditions de A.F. En fait, il s'agit de «Imriou el Quaïs», un poète antéislamique, et non de «Imriou el Ouaïs». 32 déduit le respect de l'ordre chronologique auquel cette dernière se soumet dans la narration de son histoire. Il est cependant aisé de se rendre compte que cet ordre n'est qu'apparence, que la narratrice n'évoque sa vie que par bribes, par petites phrases éparses, que beaucoup d'hésitation, d'errance dans les différentes périodes du passé de la narratrice troublent ce semblant d'ordre chronologique. I. B - ORDRE THEMATIQUE: Des anticipations que Genette appelle «prolepses» entrecoupent ce récit de vie et forment une sorte de pont entre le passé et le présent de la narratrice. A plusieurs reprises, le lecteur éprouve le sentiment que ce qui intéresse cette dernière ce n'est pas tant de raconter sa vie passée que de deviner l'impact qu'elle a pu laisser dans sa psychologie et dans sa personnalité. Ainsi de la relation entre Marie-Louise, la fille du gendarme français et Paul, son fiancé qu'elle appelle «Pilou chéri»: ««Pilou chéri», mots suivis de touffes de rires sarcastiques; que dire de la destruction que cette appellation opéra en moi par la suite? Je crus ressentir d'emblée, très tôt, trop tôt, que l'amourette, que l'amour ne doivent pas, par des mots de clinquant, par une tendresse voyante de ferblanterie, donner prise au spectacle, susciter l'envie de celles qui en seront frustrées… Je décidai que l'amour résidait nécessairement ailleurs, au-delà des mots et des gestes publics». (A.F, p. 38) Ce «Pilou chéri» s'associe inévitablement à la langue française, cause majeure du malheur de la narratrice, cette langue qu'elle ne cessera d'accuser tout le long du texte: «Anodine scène d'enfance: une aridité de l'expression s'installe et la sensibilité dans sa période romantique se retrouve aphasique. Malgré le bouillonnement de mes rêves d'adolescence plus tard, un nœud, à cause de ce «Pilou chéri», résista: la langue française pouvait tout m'offrir de ses trésors inépuisables, mais pas un, pas le moindre de ses mots d'amour ne me serait réservé… Un jour ou l'autre, parce que cet état autistique ferait chape à mes élans de femme, surviendrait à rebours quelque soudaine explosion ». (A.F, p. 38) 33 La dernière phrase de ce passage fait allusion au futur échec conjugal de la narratrice, à l'«explosion» dans sa vie amoureuse. Explosion qu'elle n'évoquera que beaucoup plus tard, dans la troisième partie du roman. Dans «MON PERE ECRIT A MA MERE» (A.F, p. 46), troisième chapitre autobiographique de la première partie, la narratrice conclut sur les traces qu'a laissées en elle la relation conjugale qui liait ses parents: «J'ai été effleurée, fillette aux yeux attentifs, par ces bruissements de femmes reléguées. Alors s'ébaucha, me semble-t-il, ma première intuition du bonheur possible, du mystère, qui lie un homme et une femme». (A.F, p. 49) A la suite de ces quelques remarques sur la subversion de l'ordre chronologique dans la première partie du roman, il apparaît manifeste que l'agencement des différents chapitres autobiographiques des deux premières parties répond plutôt à un ordre thématique qui se dissimule derrière l'apparent ordre chronologique qui ouvre les chapitres et fausse la vision du lecteur. En réalité, des images de couples peuplent la première partie: les filles cloîtrées et leurs amants par correspondance, la fille du gendarme français et son fiancé, le père et la mère. Nous avons là une illustration des différentes façons de voir le couple dans la société algérienne de l'époque. L'amour des filles du hameau d'enfance et de leurs correspondants ainsi que l'amour du père et de la mère se manifestent dans l'écrit, dans les lettres que s'échangent les jeunes gens, dans la lettre qu'adresse le père à la mère et sur laquelle il ose écrire son nom, le nom de sa femme. Quant à l'amour du couple français, il se dit ouvertement, s'expose ostensiblement au regard des voyeurs indiscrets; c'est pourquoi, dans la seconde partie du roman, la narratrice dira qu'elle préfére opter pour les lettres, donc pour le mode de communication adopté par les siens dans leurs rapports amoureux: de toute façon, son amour ne pourra s'exprimer oralement car elle est frappée d'aphasie précisément dans ce domaine. Ainsi l'ordre chronologique apparent à la première lecture du roman s'avère être un stratagème. Est-ce une preuve de l'échec de la narratrice dans le récit des événements de sa vie? On ne peut pour l'instant l'affirmer surtout du fait que l'ordre chronologique n'est pas une condition incontournable de l'écriture autobiographique et qu'un auteur peut parfaitement raconter sa vie en adoptant un ordre thématique. Cependant, si nous avons pu observer dans les deux premières parties du roman un semblant d'ordre chronologique, nous ne pouvons en repérer 34 aucune trace dans la troisième et dernière partie, partie la plus longue (elle constitue à elle seule la moitié du roman) et où la subversion de la chronologie est portée à son comble. I . C - L'ECRITURE «FAIT RESSAC»: S'il existe une subversion chronologique dans la structure interne des deux premières parties du roman, il n'en demeure pas moins que, d'une manière générale, la première partie réfère à l'enfance de la narratrice et la seconde à son adolescence jusqu'au jour des épousailles. Le lecteur se trouve ainsi amené à attendre de la troisième partie une référence à la vie conjugale et amoureuse de la narratrice. Il sera cependant cruellement déçu car, à part une petite allusion à la suite de son aventure conjugale, cette dernière égrène avec une précision hallucinante des scènes de son enfance dans le patio de la maison maternelle. Mariée, elle a vécu un bonheur intense durant douze ou treize ans après quoi, une fadeur s'est installée dans sa vie amoureuse et l'a menée jusqu'à la séparation: «J'ai dix sept ans. [ suit la querelle avec l'aimé et la tentative de suicide] Longue histoire d'amour convulsif; trop longue. Quinze années s'écoulent, peu importe l'anecdote. Les années d'engorgement se bousculent, le bonheur se vit plat et compact. Longue durée de la plénitude; trop longue. Deux, trois années suivirent; le malheur se vit plat et compact, failles du temps aride que le silence hachure…» (A.F, p. 130) Nous observons là un résumé, un aperçu sommaire de la vie conjugale de la narratrice, cette vie qu'elle n'arrivera pas à écrire dans A.F comme si, une fois ce point nodal atteint, les souvenirs la quittaient et sa pensée se dispersait, comme si sa vie s'arrêtait la nuit du mariage et qu'après il n'y en a plus rien à en dire. C'est en fait cette «Aphasie amoureuse» (A.F, p. 142) qu'elle ne cessera d'inculper et qui lui noue la gorge et suspend sa plume. Parce que sa vie amoureuse se refuse à l'écriture, elle se sent tourner dans un cercle vicieux, partir de l'enfance pour, très vite, inconsciemment, y retourner. C'est pourquoi les chapitres autobio-graphiques de la troisième 35 partie renvoient, comme ceux de la première, à des souvenirs épars de son enfance. C'est en fait à partir du second chapitre autobiographique intitulé «L'APHASIE AMOUREUSE» (A.F, p. 142) qu'un retour à l'enfance se fait sentir: «J'ai passé chacun de mes étés d'enfance dans la vieille cité maritime» (A.F, p. 142), c'est ainsi que s'annonce ce second chapitre. Le troisième chapitre intitulé «TRANSES» (A.F, p. 163) évoque les souvenirs de la narratrice en rapport avec l'image de sa grand-mère maternelle en transes: «Cette voix chevrotante de la nuit nous faisait accourir, mon cousin et moi, à demi troublés, pareillement fascinés… Je devais être à la première enfance». (A.F, p. 163) Le quatrième chapitre s'intitule quant à lui «LA MISE A SAC» (A.F, p. 174) et raconte les réunions des femmes d'autrefois quand la narratrice n'était qu'une fillette: «J'observe ce protocole du couloir ou d'un coin du patio; nous, les fillettes, nous pouvons circuler tout en restant attentives aux éclats, aux silences creusés par instants, dans le brouhaha collectif» (A.F, p. 174), et lors de la condamnation aux travaux forcés d'un des neveux de la grandmère: «Nous stationnions, grappes d'enfants interloqués, dans le vestibule». (A.F, p. 176) Plus nous nous approchons de la fin du roman, plus la narratrice remonte loin dans son enfance. Le cinquième chapitre autobiographique a pour titre «LA COMPLAINTE D'ABRAHAM» (A.F, p. 191), il évoque les événements religieux qui ont animé l'enfance première de la narratrice: «J'écoute le chant des dévotes quand, enfants en vacances, nous accompagnions nos parentes, chaque vendredi, à la tombe du saint protecteur de la ville. […] Mon premier émoi religieux remonte à plus loin: dans le village, trois ou quatre années de suite, le jour de la «fête du mouton» débute par la «complainte d'Abraham». […] Cette écoute, dont la régularité annuelle a scandé mon jeune âge, modela […] en moi une sensibilité islamique. […] A la même époque, le récit d'une tante qui débitait en multiples variations une biographie du Prophète, me rapprocha de cette émotion… […] D'une voix triomphante elle faisait revivre maintes fois cette scène; j'avais dix, onze ans peut-être». (A.F, pp. 191-194) «L'ECOLE CORANIQUE» (A.F, p. 202) est le titre du sixième chapitre autobiographique de cette troisième partie, il reproduit l'univers de l'école coranique où, de cinq à dix ans, la narratrice a pu apprendre la langue maternelle: 36 «Dans ma première enfance — de cinq à dix ans —, je vais à l'école française du village, puis en sortant, à l'école coranique.[…] Je fus privée de l'école coranique à dix ou onze ans, peu avant l'âge nubile.[…] A onze ans, je partis en pension pour le cursus secondaire». (A.F, pp. 205-207) Quant au septième chapitre autobiographique «LE CRI DANS LE RÊVE» (A.F, p. 217), il raconte le jour de la mort de la grand-mère paternelle de la narratrice et l'histoire de la famille paternelle: «Je rêve à ma grand-mère paternelle; je revis le jour de sa mort. Je suis à la fois la fillette de six ans qui a vécu ce deuil et la femme qui rêve et souffre, chaque fois, de ce rêve». (A.F, p. 217). «LES VOYEUSES» (A.F, p. 228), titre du huitième chapitre autobiographique, renvoie aux femmes qui assistent en voyeuses aux fêtes de mariage lors de l'enfance de la narratrice. C'est encore de cette même première enfance qu'il s'agit dans le dernier chapitre autobiographique de la troisième partie intitulé «LA TUNIQUE DE NESSUS» (A.F, p. 239): «Le père, silhouette droite et le fez sur la tête, marche dans la rue du village; sa main me tire et moi […] je marche, fillette, au dehors, main dans la main du père». (A.F, p. 239) «Leur enfance, pourquoi y reviennent-elles toujours? Comme si rien ne s'était passé depuis, comme si elles n'avaient vraiment vécu qu'à ce moment-là? Epoque heureuse où elles se figurent un désir diffus, sans loi et sans entrave. Les frustrations, elles ne semblent pas les avoir connues alors (à la différence des garçons), mais beaucoup plus tard, lors de la prime jeunesse et des projets de mariage» s'interroge Béatrice Didier dans une étude consacrée à l'écriture des femmes1. La sécurité retrouvée grâce à l'installation dans le récit d'enfance est donc commune à toutes les femmes. Elle ne peut, pour cela, marquer l'échec ou le retrait du projet autobiographique. Cela supposerait qu'aucune femme n'arriverait à écrire son autobiographie. Ce constant retour en arrière, ce plaisir de retrouver le passé lointain, de revivre les premières années de l'enfance accentue cependant le caractère fugitif du passé proche. Tous les indices concourent à faire de l'enfance l'âge d'or de la narratrice de A.F, à occulter son expérience conjugale résumée plusieurs fois dans le roman mais jamais détaillée, jamais racontée dans son évolution quotidienne. Ainsi sa vie de femme est souvent récapitulée, réduite au strict minimum, abrégée: «[…] Je marche, fillette, au dehors, main dans la main du père.[…] 1. L'Ecriture-femme, op. cit, p. 24. 37 Adolescente ensuite, ivre quasiment de sentir la lumière sur ma peau, sur mon corps mobile, un doute se lève en moi: «Pourquoi moi? Pourquoi à moi seule, dans la tribu, cette chance?» Je cohabite avec la langue française: mes querelles, mes élans, mes soudains ou violents mutismes forment incidents d'une ordinaire vie de ménage. Si sciemment je provoque des éclats, c'est moins pour rompre la monotonie qui m'insupporte, que par conscience vague d'avoir fait trop tôt un mariage forcé, un peu comme les fillettes de ma ville «promises» dès l'enfance». (A.F, p. 239) C'est cette même vie que la narratrice reproduit sommairement dans les deux premières pages du roman: «Fillette arabe allant pour la première fois à l'école.[…] A dix sept ans, j'entre dans l'histoire d'amour à cause d'une lettre.[…] L'adolescente, sortie de pension, est cloîtrée l'été dans l'appartement qui surplombe la cour de l'école.[…] Les mois, les années suivantes, je me suis engloutie dans l'histoire d'amour, ou plutôt dans l'interdiction d'amour. [… ] Ma fillette me tenant la main, je suis partie à l'aube». (A.F, pp. 11-13) Cette multiplication des récapitulatifs de sa vie n'est-elle pas une reconnaissance implicite de l'incapacité de la narratrice à s'écrire, à noter toutes les étapes de sa vie sans en rien omettre? Ecrire son autobiographie c'est d'abord se mettre à nu, dévoiler tous les secrets de son âme. Or, Assia Djebar se dérobe à l'obligation d'avouer son amour coupable, sa trahison pour ses sœurs cloîtrées. Croire à «l'illusion du couple» n'est-ce pas trahir la solidarité féminine qui se tisse dans les patios et expulse toute figure masculine comme le pire des outrages? Là se tissent les limites de la réussite de l'écriture autobiographique et se dessine une frontière indécise marquant l'incapacité de l'auteur à se dire. «La vie s'émiette au jour le jour, et d'instant en instant. L'autobiographe fait un effort pour remonter la pente de la dégradation des énergies personnelles; il tente de regrouper, dans la conjonction d'une simultanéité plénière des faits et des valeurs, ces indications contradictoires qui se dispersent au fil de la durée. De là le recours aux commencements, à l'enfance et à l'adolescence, parce que ces époques sont marquées par une spontanéité plus grande où s'affirment les lignes directrices, à l'état naissant, d'une vie qui se cherche, mais se dérobera peut-être à elle-même dans les replis des circonstances»1. Cette incapacité de se dire, de dire son expérience d'adulte, la narratrice l'avouera au milieu de A.F 1. Georges GUSDORF, «De l'autobiographie initiatique à l'autobiographie genre littéraire», op. cit, p. 973. 38 lors du pacte autobiographique qui tourne, dans O.S, au pacte romanesque et la narratrice choisit de s'écrire désormais comme une autre pour pouvoir aborder sa vie amoureuse. C'est pourquoi ce seront Isma et Hajila dans O.S qui revivront l'aventure amoureuse de la narratrice et c'est pourquoi aussi ce roman est consacré dans sa majeure partie à la vie d'adulte de ces deux femmes. II - MOI ADULTE: ISMA ET HAJILA: Isma et Hajila, les deux héroïnes de O.S, sont les femmes d'un même homme. Elles ont en apparence une existence de rivales mais elles représentent en réalité deux faces contraires et complémentaires d'une même femme, de la Femme. Hajila, femme traditionnelle, cloîtrée, réussira à braver la loi de l'interdit, à défier l'homme et à sortir. Elle arrive ainsi à arracher sa liberté, à concrétiser sa révolte. Révolte que n'a pu assumer Isma qui, comme la narratrice de A.F, a été libérée du harem par son père qui l'a introduite à l'école française. Hajila représente dans une certaine mesure la femme qui habite l'inconscient d'Isma, la femme qu'elle aurait voulu être. Nous aurons à développer ce point de vue dans la dernière partie de notre étude. Ce qui importe pour nous ici c'est que ces deux femmes qui renvoient en fin du compte à Isma elle-même sont adultes, mariées; l'une a une enfant et l'autre est en passe d'être enceinte: c'est justement la période de la vie de la narratrice de A.F qui a été occultée ou qu'elle n'a pas réussi à écrire. II . A - ISMA, LE BONHEUR CONJUGAL: 39 C'est donc à ce bonheur conjugal que la narratrice de A.F n'a pu ou su écrire, que la narratrice première dans O.S consacre les chapitres retraçant la vie d'adulte d'Isma. Comme la narratrice de A.F, ce personnage ressemble presque en tout point à sa créatrice. L'auteur l'a inventé pour pallier l'échec de sa première narratrice, pour amener un nouveau Je à se dire autrement, à s'écrire comme une autre. Faute de pouvoir raconter sa vie conjugale, Assia Djebar la fait vivre à quelqu'un d'autre pour en arriver à la décrire. Dès le premier chapitre retraçant la vie d'Isma, le lecteur découvre une femme amoureuse, fraîche, pétillante de jeunesse allant à la rencontre de «l'ami». C'est donc précisément autour de cette aventure amoureuse que tourneront les premiers souvenirs d'Isma, narratrice adulte arrivée au bout de son itinéraire de femme mariée: «Vingt ans, l'adolescence est encore proche, les jours sont immobiles, leur coulée se fait imperceptible, je sors d'une bouche de métro, je saute dans un autobus, je surgis devant une gare, je me redresse le long d'un boulevard, trente ans la même silhouette, les yeux plus avides, la flaque des aurores glisse, les heures passées à deux sont argile nourricière, quarante ans, le visage anxieusement se mire par secondes griffées, la marche dans les ruelles s'entrecoupe d'arrêts, l'avidité de l'œil se fait limpide, le ciel profond, ventre de tourterelle, mes yeux sont largement ouverts: habillé de noir, l'aimé s'avance et je souris de notre commune inadvertance à l'égard du Temps». (O.S, p. 20) «L'adolescence» est l'âge auquel s'est arrêtée l'aventure de la narratrice de A.F. Isma est donc là pour continuer le trajet de vie de la narratrice de A.F et lui permettre ainsi de conter son histoire. Ce premier chapitre reconstituant la vie d'Isma a pour titre ce même nom, comme pour ancrer ce personnage dans l'esprit du lecteur et opérer la distinction entre lui et l'auteur d'abord, puis entre lui et la narratrice première, incarnation abstraite de la figure de l'écrivain de par son pouvoir de narratrice et son omniscience absolue. Isma est donc doublement autre et c'est pourquoi l'amour s'écrit pour elle. «LA CHAMBRE» (O.S, p. 30) est à la fois le titre du second chapitre reproduisant les nuits d'amour d'Isma et le lieu où se situent les événements racontés dans ce chapitre. «La porte demeure ouverte; elle se ferme juste avant l'éclat de rire — non celui qui déchire les lèvres, mais celui qui secoue le corps entier, bras 40 en lianes qui s'allongent, jambes nues aux pieds de nymphe, aux orteils qui se délient les uns les autres, visage éparpillé aux quatre coins». (O.S, p. 30) Le troisième chapitre «VOILES» (O.S, p. 44) évoque encore d'autres nuits d'amour passées avec «l'aimé» et précisément la nuit pendant laquelle a lieu la conception de leur fille unique. Ce chapitre se clôt sur une touche amère, pessimiste qui prédit la séparation: «Nous parlons longuement, vainement, des années à venir». (O.S, p. 47) Ainsi, dans le chapitre suivant, «l'aimé», «l'ami» devient «L'AUTRE» (O.S, p. 57) et les figures de femmes de ses sœurs et surtout de sa mère font surface, hantent les nuits du couple et amorcent l'inexorable séparation. Viennent s'ajouter ensuite «LES MOTS» (O.S, p. 74) d'amour qui ne fusent pas et qui forment un «barrage» devant le bonheur conjugal. C'est au bout de ce «tunnel» que s'arrêtent les illusions et que se fait sentir l'amertume. Nous retrouvons Isma dans le sixième chapitre retraçant sa vie dans les «PATIOS» (O.S, p. 85) de son enfance, lieux d'où fusent les souvenirs, lieux de l'énonciation et nouveaux refuges de la narratrice Isma qui a entrepris un retour aux sources. En fait l'obsédant retour à l'enfance dans l'autobiographie de la narratrice de A.F et même d'Isma dans O.S (Toute la seconde partie du roman est consacrée à des scènes d'enfance qui hantent l'esprit d'Isma adulte) peut correspondre à ce retour effectif dans la maison d'enfance, lieu qui appelle les souvenirs d'enfance de la narratrice. O.S, œuvre de fiction, a donc permis ce que n'a pu autoriser A.F écrite au départ comme une autobiographie ou du moins comme un projet d'autobiographie. Par le biais d'Isma, l'auteur a pu conter le bonheur conjugal intense qu'elle a vécu avec «l'aimé». Mais où se situent ces années de malheur «plat et compact» (A.F, p. 130) qu'elle a hâtivement évoquées dans A.F? Les années de malheur sont sûrement plus difficiles à raconter que le bonheur. L'univers euphorique est plus propice à s'associer à la plume d'un écrivain que l'univers dysphorique. C'est pourquoi, devenue narratrice omnisciente, Isma refuse de se souvenir directement des accidents qui ont achevé sa vie conjugale et délègue une autre femme, non pas pour se souvenir à sa place, mais pour revivre son expérience à elle et se venger de l'homme réalisant ainsi le rêve auquel sa créatrice Isma aspirait. 41 II . B - HAJILA ET LE «MELODRAME »: Hajila n'a au début du roman aucune consistance, c'est un personnage créé de toutes pièces par la narratrice Isma. Elle apparaît dans le premier chapitre qui lui est consacré «HAJILA» (O.S, p. 15) comme un oiseau en cage, comme un papillon auquel on a ôté la liberté et qui doit apprendre à vivre dans sa nouvelle cellule. L'hésitation du personnage, son affolement démontrent bien ce sentiment de femme cloîtrée qui la paralyse. «AU-DEHORS» (O.S, p. 21): l'idée germe très vite dans l'esprit de Hajila, l'idée qu'elle exécutera dans ce chapitre. Pour la première fois «depuis six mois» (O.S, p. 21), Hajila goûte au plaisir de l'interdit, au frisson du dehors. «AU-DEHORS, NUE» (O.S, p. 35) est la seconde étape du plan d'action préparé par Isma à l'adresse de Hajila. Sortir n'est donc plus une ambition pour Hajila, il s'agit désormais pour elle de sortir sans voile, autrement dit «nue». Dans le troisième chapitre évoquant l'aventure de Hajila, «LES AUTRES» (O.S, p. 48) avec leur regard de voyeurs espionnent Hajila et envient ses échappées successives. «L'HOMME» (O.S, p. 63) jusque là absent, muet, sans véritable existence entre en action dans le quatrième chapitre. D'abord «lié», il entreprend de "violer" Hajila. Et voilà qu'avec cette première escarmouche, le combat est annoncé très violent, meurtrier même. «LE RETOUR» (O.S, p. 78) d'Isma pour reprendre sa fille coïncide avec l'annonce de la grossesse de Hajila qui, enivrée par le dehors, décide en secret de se délivrer du fœtus qui entrave ses mouvements et risque de se transformer en orphelin. En fait le retour d'Isma dans la ville où habite l'homme correspond aussi à son retour dans les lieux de son enfance, dans les «PATIOS» (O.S, p. 85) des maisons où, enfant, elle avait vécu. C'est donc au moment où s'arrête le récit du bonheur d'Isma que commence le malheur de Hajila qui la remplacera auprès de l'homme. C'est après «PATIOS» qu'a lieu «LE DRAME» (O.S, p. 91) tant de fois prédit par Isma dans les chapitres où elle s'adresse à Hajila. Après le départ de sa fille Mériem, découvrant les échappées de sa nouvelle épouse Hajila, l'homme, ivre, frappe. Il la blesse au bras. Ce drame sera le point de départ d'une série d'autres drames, d'un «mélodrame» déjà vécu par Isma et que Hajila aura à (re)vivre. La différence entre les deux femmes, c'est que leurs moyens de lutte sont distincts, beaucoup plus efficaces chez Hajila qui se chargera de venger l'honneur blessé de sa «sœur» Isma. 42 En réalité, dans ce chapitre, s'opère pour la première fois une fusion entre les deux femmes et le lecteur finit par comprendre qu'Isma a choisi Hajila pour la remplacer a fin de ne pas se voir dans l'obligation de raconter avec Je le malheur qui a sévi dans sa vie conjugale et a brisé toute intimité, toute complicité avec «l'ami». Ainsi Hajila s'avère n'être qu'une autre face du personnage Isma qui, à son tour, n'est que la déléguée de la narratrice première du roman dans laquelle on pourrait reconnaître facilement l'«auteur abstrait» dont parle Lintvelt1. Cependant, cette autre face d'Isma, son Tu, son moi intérieur sera plus audacieux, plus entreprenant qu'Isma qui a eu une fille avec l'homme. Hajila ira plus loin que sa "rivale" et se débarrassera du bébé dans une tentative d'auto-destruction totale (se suicider et se tuer ainsi avec l'enfant). Hajila apparaît donc comme la femme qu'aurait voulu être Isma (la femme qu'aurait voulu être Assia Djebar elle-même?): une femme traditionnelle, inculte, analphabète dont la pureté du langage maternel n'a pas été atteinte par la langue française et dont l'innocence n'a pas été entravée par la complicité d'un père collaborateur; une femme qui apprend à se frayer un chemin vers la liberté, qui arrache les instants de bonheur à ceux qui cherchent à l'en priver; une femme originellement libre, innocente. C'est donc par cet agencement de voix en écho que se trace la vie conjugale de l'auteur qui n'a trouvé d'autre moyen de dire cette période brûlante de sa vie qu'en passant par l'altérité, par la fiction qui agit comme un pansement sur ses plaies ouvertes, ces écorchures qui s'avivent à mesure qu'elle tente de se dire, à mesure que sa plume d'autobiographe trace ses «lignes de vie» mettant ainsi à exécution son projet initial, celui de s'écrire. Ainsi, le tracé de vie cède la place dans A.F aux traces d'une vie. L'abîme creusé dans la linéarité du récit de vie de la narratrice s'agrandit à mesure qu'elle s'entête à raconter sa vie amoureuse. Une longue déchirure s'étire et la blesse atrocement. Les manifestations de cette blessure vive ne se cantonnent pas en fait seulement dans le silence qui encercle les pages où la 1. «Modèle discursif du récit encadré» in Poétique, n° 35, septembre 1978, pp. 352-365. Pour Heuvel qui commente la terminologie de Lintvelt: «L'auteur abstrait à qui il est interdit de s'énoncer directement ne saurait […] être ni la personne de l'auteur, ni un acteur, mais un alter ego de l'auteur, une fonction poétique, repérable dans le texte en tant que sujet à l'œuvre, occupant une position idéologique et esthétique, et se manifestant comme un «effet de sens», un «effet de place». C'est à ce niveau du «géno-texte», «derrière» l'œuvre littéraire, à son origine en quelque sorte, que se situe le sens profond de la véritable communication d'une œuvre». (Pierre VAN DEN HEUVEL, Parole, mot, silence: pour une poétique de l'énonciation, Librairie José Corti, 1985, p. 93.) 43 narratrice tente de raconter son expérience conjugale. En réalité, ce silence s'accompagne d'une sorte de bégaiement qui se traduit par un récit itératif, répétitif qui s'étale dans pratiquement tous les chapitres autobiographiques du roman et non seulement dans le récit des amours de la narratrice. De plus, les scènes d'enfance se muent en scènes où, témoin et seulement témoin, elle raconte la vie des femmes qui hantent ses souvenirs et qu'elle a connues lors de son enfance. L'objet de l'écriture se trouve donc déplacé. CHAPITRE III - Se dire, se redire, se dédire: «A vouloir trop se rapprocher du foyer de son être, celui qui se cherche sur la voie des écritures intimes risquerait de se brûler à la flamme qu'il a allumée; le langage humain ne supporte pas de trop violentes sur-charges énergétiques; il arrive qu'il fasse sauter les fusibles et mette le feu aux circuits du discours». Georges GUSDORF, (Les Ecritures du moi: lignes de vie I, Edition Odile Jacob, 1991, p. 45.) 44 «– Tu vois, j'écris, et ce n'est pas «pour le mal», pour «l'indécent»! Seulement pour dire que j'existe et en palpiter! Ecrire, n'est-ce pas «me» dire?» (A.F, p. 71-72), écrit la narratrice de A.F dans l'une de ses «lettres d'amour» de jeune adolescente. Ecrire pour se dire, s'écrire est aussi précisément le projet qui a donné naissance à A.F. En fait s'écrire est une ambition qui traverse toute l'œuvre d'Assia Djebar. L'introspection est la spécificité première de l'écriture de l'auteur qui est gorgée de verbes pronominaux à sens réfléchi, de modalités exclamatives, interrogatives et suspensives qui sont les premières marques de l'écriture introspective. S'écrire, mais comment? Là est la question qui ne cesse de hanter la narratrice de A.F. En disant Je? Mais est-ce toujours possible? En inscrivant d'un trait les étapes de sa vie passée? Mais cette façon d'écrire n'est pas facile pour celui qui veut écrire sa propre vie, elle correspond à la démarche généralement adoptée par le biographe et donc par celui qui écrit la vie des autres. Ecrire sa vie signifie-t-il sa purification de tout récit ayant trait à l'histoire d'autres personnes proches de celui qui écrit? Faut-il se dire exclusivement ou dire les autres en se disant? Autant de questions qui harcèlent la conscience de la narratrice de A.F au moment où elle va mettre à exécution sa décision de s'écrire. Nous avons déjà constaté l'échec de l'écriture autobiographique qui, dans A.F, omet de conter treize années de la vie de la narratrice: les années qui représentent la durée de sa vie conjugale. Nous démontrerons ici que cet échec est renforcé par l'écriture impersonnelle qui se manifeste dans les deux chapitres consacrés à cette période racontée sommairement et d'une manière récapitulative. Nous verrons aussi que l'enfance qui semble occuper les deux tiers du livre ne s'écrit pas véritablement: des scènes d'enfance se répètent désespérément comme si elles n'arrivaient pas à adhérer à la page du livre. En outre, l'enfant que la narratrice était est si marquée par son entourage que, adulte, elle ne se souvient plus de son enfance à elle mais de la vie des femmes qui l'entouraient. Ces manifestations formelles de l'échec du projet autobiographique seront ce que nous appellerons les symptômes du 45 dérèglement des codes de l'écriture. Dans quelle mesure le projet autobiographique se trouve-t-il atteint du mal d'écrire et quel rôle a joué la fiction dans l'endiguement de l'hémorragie qui déchire la narratrice de A.F à mesure qu'elle tente de s'écrire? I - SE DIRE AUTRE: JE EST ELLE: L'un des principes indiscutables de l'écriture autobiographique est que le narrateur-auteur raconte sa vie en disant Je. Je est en fait l'unique garant de la subjectivité de l'écrivain et donc de l'inscription de l'autobiographie. Raconter une vie en parlant de celui qui l'a vécue à la troisième personne c'est en réalité raconter la biographie de quelqu'un qui est tout à fait autre que l'auteur. Qu'en est-il du récit autobiographique où se manifestent des phrases ou des pages à la forme impersonnelle? Si cette écriture impersonnelle s'étend sur une page entière ou même plus, la tendance est grande de parler d'un procédé de fictionnalisation de l'autobiographie; si, par contre, cette écriture impersonnelle alterne avec une écriture personnelle d'une page à l'autre ou au sein de la même page, il devient facile d'affirmer que cette aliénation du sujet de l'écriture renvoie à une aliénation du sujet de l'autobiographie (en l'occurrence de l'auteur lui-même) qui souffre d'un certain déséquilibre qui affecte sa personnalité: «Il existe des autobiographies dans lesquelles une partie du texte désigne le personnage principal à la troisième personne, alors que dans le reste du texte le narrateur et ce personnage principal se trouvent confondus dans la première personne: c'est le cas du Traître, dans lequel André Gorz traduit par des jeux de voix l'incertitude où il est de son identité. Claude Roy, dans Nous, se sert de ce procédé plus banalement pour mettre dans une distance pudique un épisode de sa vie amoureuse. L'existence de ces textes bilingues, vraies pierres de Rosette de l'identité, est précieuse: elle confirme la possibilité du récit autobiographique «à la troisième personne»»1. C'est justement dans ce cas de figure que nous nous trouvons dans A.F. 1. Philippe LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, op. cit, p. 17. 46 I . A - L'AUTOBIOGRAPHIE IMPERSONNELLE: L'écriture impersonnelle ne fictionnalise donc pas l'autobiographie. Elle marque simplement son échec, une sorte d'abdication ou de renoncement de l'auteur à vouloir se dire. «Loin de lire cela comme un simple énoncé concernant un personnage (ce qu'il ferait si c'était une page de roman), le lecteur perçoit le gommage de l'énonciation comme un fait d'énonciation. Le recours au système de l'histoire et à la «non-personne» qu'est la troisième personne fonctionne ici comme une figure d'énonciation à l'intérieur d'un texte qu'on continue à lire comme discours à la première personne. L'auteur parle de lui-même comme si c'était un autre qui en parlait, ou comme s'il parlait d'un autre. Ce comme si concerne uniquement l'énonciation: l'énoncé, lui, continue à être soumis aux règles strictes et propres du contrat autobiographique. Alors que si j'employais la même présentation grammaticale dans une fiction autobiographique, l'énoncé lui-même serait à prendre dans la perspective d'un pacte fantasmatique»1. «Fillette arabe allant pour la première fois à l'école». (A.F, p. 11) Dès l'incipit, la narratrice s'est présentée comme une autre, comme une fillette quelconque, inconnue. L'absence de déterminant appuie certainement notre hypothèse. Serait-elle le symbole de toute fillette ayant vécu la même expérience ou chercherait-elle à nier sa collaboration avec le père? L'aspect indéfini frappe également les lieux: «Fillette arabe dans un village du Sahel algérien». (A.F, p. 11) Le nom du village est volontairement tu. L'anonymat des lieux est accentué par les «ruelles blanches» et les «maisons aveugles» (A.F, p. 11) de ce village. Cette autobiographie impersonnelle semble être le signe d'un blocage qui saisit la narratrice à chaque fois qu'elle s'attaque aux souvenirs épineux de son 1. Philippe LEJEUNE, Je est un autre, Editions du Seuil, Paris, 1980, p. 34. 47 existence. Reproduire son image de fillette introduite dans «la gueule du loup»2 par un père «inconséquent» est un acte éprouvant pour elle. Plus éprouvant encore est de parler de sa vie conjugale et de la place douteuse qu'occupe le père dans ses rapports amoureux. Son récit de vie se déroule presque normalement tout le long de la première partie du roman, partie où elle raconte son enfance en s'affirmant, sans gêne aucune, avec Je. C'est au moment où elle aborde son adolescence et qu'elle amorce le récit de sa vie amoureuse que des bribes de récit avec Elle apparaissent dans son autobiographie: «Ces lettres, je le perçois plus de vingt ans après, voilaient l'amour plus qu'elles ne l'exprimaient, et presque par contrainte allègre: car l'ombre du père se tient là. La jeune fille, à demi affranchie, s'imagine prendre cette présence à témoin». (A.F, p. 71) «En fait, je recherche, comme un lait dont on m'aurait autrefois écartée, la pléthore amoureuse de la langue de ma mère. Contre la ségrégation de mon héritage, le mot plein de l'amour-au-présent me devient une parade-hirondelle. Quand l'adolescente s'adresse au père, sa langue s'enrobe de pruderie… Est-ce pourquoi la passion ne pourra s'exprimer pour elle sur le papier? Comme si le mot étranger devenait taie sur l'œil qui veut découvrir!» (A.F, p. 76) Ces deux exemples sont extraits respectivement de la première et de la dernière page du premier chapitre autobiographique de la seconde partie de A.F. C'est également le premier chapitre qui fait allusion à la vie amoureuse de la narratrice. Il semble manifeste que l'autobiographie à la troisième personne n'est pas un phénomène généralisé à tout le chapitre mais qu'elle apparaît dans de petits extraits touchant essentiellement au regard que porte le père sur les aventures amoureuses de la narratrice. Dans l'autobiographie, «la troisième personne est presque toujours employée de manière contrastive et locale, dans des textes qui utilisent aussi la première personne. Ce contraste assure à la figure son efficacité. Il peut s'agir soit d'un emploi exceptionnel de la troisième personne, soit d'une alternance délibérée»1. C'est en fait de cette dernière forme de l'écriture autobiographique à la troisième personne que relèvent certains chapitres de A.F. Dans le troisième et dernier chapitre autobiographique de la seconde partie, ce symptôme affectant 2. 1. Kateb YACINE, Le Polygone étoilé, Editions du Seuil, Collection Points, Paris, 1966, p. 61. Philippe LEJEUNE, Je est un autre, op. cit, p. 47. 48 l'écriture autobiographique s'aggrave et va se généralisant. La pathologie de l'aliénation apparaît dans sa dimension la plus cruelle dès que la narratrice essaie de dessiner sa vie de couple. Dans ce chapitre, elle conte les méandres qui ont conduit au mariage et à la nuit de noces. Afin de bien saisir l'hésitation de la narratrice entre l'emploi de la première et de la troisième personne, nous avons tenté ici de sélectionner des passages de ce chapitre qui mettent en relief l'alternance dans l'emploi des deux formes énonciatives: «A Paris, […] le couple emménagea pour célébrer la noce. […] La future épousée circulait dans les chambres obscures […]. Elle recevait sa mère […] La mère et la fiancée allèrent acheter […] un semblant de trousseau […]. La jeune fille, dans ce Paris où ses yeux évitaient d'instinct, à chaque carrefour, le rouge du drapeau tricolore […], la jeune fille s'imaginait naviguer. […] Les jours précédant la noce, la future épouse s'absorbait dans la lecture de livres rares […]. Devant la vivacité et les déambulations de sa jeune mère, la mariée se voyait figurante d'un jeu aux règles secrètes. […] La jeune fille s'aperçut qu'elle souffrait de l'absence du père […]. Ma mère, elle, se trouvait dans un Paris d'hiver et elle n'avait pas à pleurer. […] Mon père n'aurait emprunté aucun burnous de pure laine, […] pour m'enlacer et me faire franchir le seuil. […] Dans un Paris où les franges de l'insoumission frôlaient ce logis provisoire des noces, je me laissais ainsi envahir par le souvenir du père: je décidai de lui envoyer, par télégramme, l'assurance cérémonieuse de mon amour.[…] Et j'en viens précautionneusement au cri de la défloration, les parages de l'enfance évoqués dans ce parcours de symboles. […] Sourire des yeux plats de la pucelle. […] Le marié se dirige vers celle qui l'attend, voici qu'il la regarde et qu'il oublie. Des heures après, allongé contre celle qui frémit encore, il se souviens du cérémonial négligé. […] L'épouse, amusée par cette tristesse superstitieuse, le rassure. Elle dépeint l'avenir de leur amour avec confiance; il avait promis que l'initiation prendrait autant de nuits qu'il le faudrait. Or, dès le début de cette nuit hâtive, il pénétrait la pucelle. Le cri, douleur pure, s'est chargé de surprise en son tréfonds. Sa courbe se développe. Trace d'un dard écorché, il se dresse dans l'espace; il emmagasine en son nadir les nappes d'un «non» intérieur. Ai-je réussi un jour, dans une houle, à atteindre cette crête? Ai-je retrouvé la vibration de ce refus?» (A.F, pp. 117-123) 49 Une hésitation entre la première et la troisième personne filtre à travers ces pages. La circonstance est si compromettante que la raconter s'avère être difficile ou quasi impossible pour la narratrice. Cette apparition dans le récit de la troisième personne, ce glissement vers une écriture impersonnelle est un indice de la difficulté où elle se trouve de décrire la nuit qui a donné le signal du départ à une vie conjugale semée d'illusions et de malheurs. Elle semble être si distinct de Je que la narratrice lui donne la parole et lui procure ainsi une subjectivité qui lui est propre. C'est en fait à travers certaines phrases au style indirect libre que se manifeste la subjectivité de Elle, ce nouveau personnage à la fois identifié au Je et différent de lui: «Il fallait partir: leurs conversations s'alimentaient de ce thème. Partir ensemble! […] Elle ne comprenait pas pourquoi il lui refusait l'accès à ce jardin: l'aventure, pour elle, ne pouvait être que gémellée et pour cela vécue dans l'allégresse… N'avaient-ils pas «semé» la veille deux policiers, dans des couloirs de métro, avec une aisance toute sportive, un rire inextinguible les secouant ensuite?…» (A.F, p. 119) «Elle persistait à croire que l'enrôlement s'ouvrait aux filles, les responsables nationalistes n'affirmaient-ils pas volontiers l'égalité de tous devant la lutte?» (A.F, p. 119) Ces deux exemples reflètent le degré d'aliénation qui affecte la narratrice et l'impossibilité où elle se trouve de raconter son aventure conjugale en disant Je. Le faire en se disant autre semble être tellement plus facile pour elle. «LES DEUX INCONNUS» (A.F, p. 129) est le premier chapitre autobiographique de la troisième partie. Il vient donc à la suite de ce récit manqué de la nuit de noces et reflète l'entêtement de la narratrice à vouloir livrer la suite des événements qui ont meublé sa vie conjugale. La tentative est aussi ratée que dans le chapitre précédent. Plus qu'une alternance d'un paragraphe à l'autre, la première et la troisième personne alternent désormais au sein du même paragraphe, d'une phrase à l'autre. «J'ai dix sept ans. […] Je surgis dans une rue qui dégringole jusqu'à l'horizon […]. Je me précipite. Après une querelle banale d'amoureux que je transforme en défi, que je lance en révolte dans l'espace, une secrète déchirure s'étire, la première… […] Mon corps se jette sous un tramway qui a débouché dans un virage brusque de l'avenue. […] Lorsqu'on me releva, quelques minutes plus tard, de l'ombre de la tragédie d'où lentement je resurgis, j'entendis, dans le brouhaha de la foule 50 des badauds assemblés, une voix isolée, celle du conducteur qui avait pu freiner de justesse la machine. […] Sans doute scruta-t-il la jeune fille gisante, mais vivante. Depuis, j'ai tout oublié de l'inconnu, mais le timbre de sa voix, au creux de cette houle, résonne encore en moi. […] Aux témoins agglutinés, il devait montrer sa main qui, en domptant la vitesse du tramway, me sauva. On sortit la jeune fille de dessous la machine; l'ambulance transporta son corps contusionné jusqu'à l'hôpital le plus proche. Plutôt étonnée ellemême, comme somnolente d'être allée, elle le pensa emphatiquement, d'être allée «jusqu'au bout» […]. Elle se réveilla donc à la voix du conducteur du tramway, sombra ensuite dans le marasme des jours incertains, reprit enfin le cours de l'histoire d'amour. Ne parla à personne de sa chute […]. Découvrit-elle seulement le désespoir? […] Longue histoire d'amour convulsif; trop longue. […] Une femme sort seule, une nuit, dans Paris. Pour marcher, pour comprendre… […] Quelqu'un, un inconnu, marche depuis un moment derrière moi. J'entends le pas. Qu'importe? Je suis seule. Je me sens bien seule, je me perçois complète, intacte […]». (A.F, pp. 129-131) A travers ce passage, nous apercevons le tâtonnement de la narratrice entre la forme personnelle et impersonnelle de l'écriture autobiographique. «Cette instabilité des pronoms, perceptible dans maints romans récents, trahit une incertitude du sujet sur lui-même»1 affirme Jean Rousset. Elle signe le verdict de l'échec du projet autobiographique, ainsi Michel Leiris usant de l'écriture impersonnelle pour confirmer son échec: «Tristesse que n'atténuait pas l'idée que, toutes choses étant vaines, ce qu'il avait pu faire ou ne pas faire était sans importance, il se disait que pas grand-chose de sa vie ne vaudrait d'être retenue»2. Selon Philippe Lejeune, «cette mise en scène, lorsqu'elle s'appuie sur des procédés contraires aux conventions du genre, sera fatalement ressentie par le lecteur comme un artifice plaisant ou comme un jeu pathétique, comme un faire-semblant; elle lui révèle que justement l'autobiographe ne peut pas faire pour de bon ce qu'il joue à faire»3. L'écriture impersonnelle révèle effectivement l'incapacité d'Assia Djebar à inscrire son autobiographie, à faire aboutir son projet de s'écrire, projet pour la réalisation duquel elle a déployé toutes ses forces. Cette errance, symptôme de la déchirure qui s'étire et accentue le mal de la narratrice, n'est cependant visible que dans les deux chapitres qui évoquent 1. Narcisse Romancier: essai sur la première personne dans le roman, Librairie José Corti, Paris, 1973, p. 35. 2. Michel LEIRIS, Frêle bruit, Gallimard, 1976, p.286, cité par Philippe LEJEUNE in Je est un autre, op. cit, p. 33-34. 3. Philippe LEJEUNE, Je est un autre, op. cit, p. 49. 51 le récit de sa vie amoureuse; vie qu'elle a réussi à dompter, à raconter plus amplement dans O.S. Qu'en est-il alors de ce récit à la troisième personne, persiste-t-il dans l'écriture? Continue-t-il à être l'indice d'un dérèglement des codes de l'écriture? I . B - OMBRE SULTANE ET LE JEU DES PRONOMS: Dans O.S, Je ne réfère plus à une instance unique en l'occurrence la voix de l'auteur elle-même. Je est la narratrice première, Je est Isma (Je), Je est Hajila (Tu), Je est donc Nous qui peut contenir le pronom personnel Elle. Je, se trouvant déjà autre, n'est donc pratiquement jamais Elle. La fiction autobiographique, s'inscrivant plus facilement et plus véridi-quement que l'autobiographie proprement dite, se passe de l'écriture impersonnelle. En effet, enveloppés dans le satin de la diégèse, les événements de la vie de l'auteur et plus spécialement ses amours ne l'écorchent plus. L'effet du remède s'avère donc radical et le glissement vers la troisième personne, la personne absente, inutile. Dans tout le roman, cette déviation vers une écriture impersonnelle se présente à nos yeux dans un seul chapitre: «LA PLAINTE» (O.S, p. 109). Il raconte la plainte d'une cousine de la narratrice Isma qui assiste à la scène en témoin alors qu'elle était fillette. La scène n'a donc pas de rapport direct avec sa vie: «Le brouhaha de la foule monte par vagues; une fillette rôde là, l'œil épiant par dessus la rampe. […] Fascinée par tant de cérémonies, l'enfant perdue parmi les jupes et les sarouals des parentes entend par inadvertance une plainte incongrue. […] Quelle jeune tante, quelle voisine, l'âme écorchée, s'est donc révoltée en ces termes? Laquelle, je ne le sus jamais. Son accent métallique me reste dans l'oreille. La plainte, avec l'écho de ses rimes, s'est fichée dans ma mémoire: rythme, son et vocables. […] La voix s'était étouffée de colère, ou de dérision finale. Les «chut» de pudeur reprirent. Fut-ce une main de parente qui m'éloigna du groupe?… 52 Une autre, découvrant mon écoute […], une autre formula un reproche; je rappelle que toutes alors se tournèrent vers moi en un étonnement concerté: — Eloignez donc l'orpheline de mère! Dieu vous en saura gré!…» (O.S, pp. 111-112) Cette différenciation entre l'enfant et l'instance actuelle de l'énonciation renvoie en fait à la dualité du Je. Je racontant ne peut être Je raconté, Je témoin de la scène est différent du Je adulte qui est en train de narrer cette aventure. Il ne s'agit donc pas dans ce passage d'une écriture impersonnelle mais d'une volonté de la narratrice d'établir une distance entre la fillette qu'elle était et la femme qu'elle est et qui n'exerce plus la fonction testimoniale que par l'intermédiaire du ruban des souvenirs qui s'étale et se déploie dans son esprit. L'écart entre la fonction testimoniale et la fonction commentative, entre le prétérit d'une part et le présent et le passé composé d'autre part accentue encore plus cette dualité du Je. La narration impersonnelle n'a donc pas la même ampleur et surtout pas la même justification dans O.S que dans A.F. Dans O.S, elle n'est qu'épisodique alors qu'elle s'étale dans A.F sur deux longs chapitres traçant la vie amoureuse de la narratrice. Elle est là dans le roman pour souligner la scission du Je en deux entités psychologiques et temporelles différentes, alors qu'elle reflète dans A.F un manque de maîtrise de soi et de l'écriture de la part de la narratrice sentant grandir l'hémorragie à mesure qu'elle tente de raconter cette vie amoureuse comme étant la sienne. L'écriture impersonnelle n'est cependant pas la seule anomalie qui affecte l'écriture autobiographique, il existe en fait une manie de la répétition chez la narratrice de A.F, manie qui confirme la difficulté de cette dernière à se dire et le caractère fugitif des souvenirs qu'elle tente d'écrire. 53 II - MANQUE D'ADHERENCE DE L'ECRITURE: La narratrice de A.F qui se trouve être a priori le reflet de l'auteur ellemême tente, comme nous l'avons déjà souligné, d'écrire son autobiographie d'une façon linéaire en partant de l'enfance pour aboutir à l'instant actuel, instant de l'écriture ou de l'énonciation. Nous avons aussi démontré comment et pourquoi ce projet a échoué. Cependant il existe beaucoup d'autres manifestations de l'avortement de la tentative de l'écriture autobiographique. L'une des plus importantes est que l'écriture paraît ne pas vouloir adhérer à la page ou qu'il semble à l'auteur qu'elle écrit avec de l'encre blanche ou invisible. Ce qui nous permet de l'affirmer, c'est surtout cette hantise de la répétition, de l'énoncé itératif qui traverse littéralement tout A.F et bouleverse complètement sa structure interne. II . A - S'ECRIRE, S'ECRIRE… Comme la première partie, la dernière est consacrée à l'enfance de la narratrice: ce rapprochement thématique est un champ fertile pour le retour dans la troisième partie de plusieurs thèmes déjà évoqués dans la première. Ainsi de l'«aphasie amoureuse» premier responsable du cercle vicieux où se trouve la narratrice: 54 «La langue française pouvait tout m'offrir de ses trésors inépuisables, mais pas un, pas le moindre de ses mots d'amour ne me serait réservé…» (A.F, p. 38) «L'écrit s'inscrit dans une dialectique du silence devant l'aimé». (A.F, p. 75-76) «Dire que mille nuits peuvent se succéder dans la crête du plaisir […], mille fois chaque fois […], le mot d'enfance-fantôme surgit […], je vais pour l'épeler, une seule fois, le soupirer et m'en délivrer, or, je le suspends». (A.F, p. 95) Cette «aphasie amoureuse» sera surtout décrite dans le chapitre consacré à ce sujet. Cinq pages se déroulent d'une manière répétitive comme un long cri saccadé, sauvage, cri de lassitude, de révolte qui finit par expulser l'amour de la vie de la narratrice. Le père collaborateur sera également évoqué plusieurs fois dans le roman. C'est lui l'origine du mal, la narratrice l'accuse d'avoir vendu sa fille aux colonisateurs. Cette image de fillette innocente conduite par la main du père sur le chemin de l'aliénation ouvre le roman: «Fillette arabe allant pour la première fois à l'école, un matin d'automne, main dans la main du père. Celui-ci, un fez sur la tête, la silhouette haute et droite dans son costume européen, porte un cartable, il est instituteur à l'école française. Fillette arabe dans un village du Sahel algérien». (A.F, p. 11) C'est aussi sur cette même image reproduite presque intégralement que s'achève le roman. Le dernier chapitre autobiographique «LA TUNIQUE DE NESSUS» (A.F, p. 239) retrace dès ses premières lignes ce souvenir obsédant: «Le père, silhouette droite et le fez sur la tête, marche dans la rue du village; sa main me tire et moi […] je marche, fillette au-dehors, main dans la main du père». (A.F, p. 239) C'est aussi sur cette même vision hallucinante que se clôt le chapitre et par là la partie autobiographique du roman: «La langue encore coagulée des Autres m'a enveloppée, dès l'enfance, en tunique de Nessus, don d'amour de mon père qui, chaque matin, me tenait par la main sur le chemin de l'école. Fillette arabe, dans un village du Sahel algérien…» (A.F, p. 243) 55 Ainsi l'incipit autobiographique se trouve être la clausule, et le sentiment que la narratrice tourne dans un cercle vicieux se renforce. Cette image de la faute originelle (fréquenter l'école française) la hante et l'empêche à la fois de vivre un parfait bonheur conjugal et de raconter les événements de sa vie amoureuse. Mais y a-t-il des événements dans sa vie amoureuse? A ses yeux, sa vie conjugale était d'une platitude accablante, c'est pourquoi elle ne mérite pas d'être dite. Cette platitude, cette monotonie affligeante sont la conséquence directe de l'ingérence symbolique, presqu'incestueuse, du père dans sa vie amoureuse. Cette intrusion a surtout été autorisée par son rapport à la langue française, langue apprise grâce à la complicité paternelle. Ainsi, par le biais de la langue française, le père se dresse en voyeur entre la narratrice et son amant puis son mari, il empêche la réussite de toute vie amoureuse de sa fille, il se dresse en barrage entre elle et l'homme: «Chaque mot d'amour, qui me serait destiné, ne pourrait que rencontrer le diktat paternel. Chaque lettre, même la plus innocente, supposerait l'œil constant du père, avant de me parvenir». (A.F, p. 75) «Dans un Paris où les franges de l'insoumission frôlaient ce logis provisoire des noces, je me laissais […] envahir par le souvenir du père». (A.F, p. 121-122) L'impardonnable faute originelle du père, le départ du harem et la fréquentation de l'école française sont ainsi racontés à plusieurs reprises. Ouvrant et achevant le roman, cette image de fille offerte en proie facile au colon français, déracinée, arrachée à la chaleur des cercles féminins peuplant le harem, hante l'esprit de la narratrice et la harcèle: «Ayant dépassé l'âge pubère sans m'être immergée, à l'instar de mes cousines, dans le harem, demeurant, lors d'une adolescence rêveuse, sur ses marges, ni en dehors tout à fait, ni en son cœur, je parlais, j'étudiais donc le français». (A.F, p. 144) «Laminage de ma culture orale en perdition: expulsée à onze, douze ans de ce théâtre des aveux féminins, ai-je par là même été épargnée du silence de la mortification?» (A.F, p. 177) «A l'âge où le corps aurait dû se voiler, grâce à l'école française, je peux davantage circuler: le car du village m'emmène chaque lundi matin à la pension de la ville proche, me ramène chez mes parents le samedi». (A.F, p. 202) «Je fus privée de l'école coranique à dix ou onze ans, peu avant l'âge nubile.[…] A onze ans, je partis en pension pour le cursus secondaire». (A.F, p. 206-207) 56 L'autobiographie de la narratrice tourne donc autour de cette image de fillette privée de la chaleur maternelle, une fillette dont l'innocence a été entravée par la langue française et le spectre du père qui surgit dans son esprit même la nuit de noces. Cette aliénation est vécue comme une immense blessure dont elle souffre à chaque fois qu'elle en parle. Raconter sa vie amoureuse avec ce que cela implique de récits qui frôlent l'inceste ne fait qu'élargir la plaie béante et aggraver le mal dont elle souffre atrocement. Le seul remède qui peut la consoler de son malheur est l'oubli. Plonger dans le harem, dans la première enfance pour occulter sa vie de femme adulte et assurer l'oubli. Le patio, lieu fermé où les femmes vivent en autarcie absolue, est coupé de l'extérieur. Il ne réfère aucunement à l'image de l'homme, à la figure du père qui la paralyse. Revenir à l'enfance s'avère donc être le seul pansement susceptible de guérir la plaie brûlante et saignante. «Le cercle des visiteuses assises» (A.F, p. 31), les «conversations de harem» (A.F, p. 47) reviennent très souvent sous la plume de l'auteur. Ils renvoient à cet eden retrouvé grâce au retour sur les lieux de l'enfance. Par crainte d'ennuyer le lecteur, nous n'avons pas cité tous les cas de redondance, de phrases qui renvoient les unes aux autres, de scènes qui se reproduisent, de mots qui reviennent très souvent comme s'ils avaient de la peine à s'inscrire sur le papier. Tout se passe comme si l'écriture n'adhèrait pas à la page, comme si les souvenirs de la narratrice se refusent à l'encre. L'écriture autobiographique s'avère donc problématique. En fait, Je est lui-même un problème; Georges Gusdorf n'affirme-t-il pas que «l'homme de l'autobiographie se découvre donné à lui-même comme un problème, dont lui seul peut trouver la solution»1? Or, Assia Djebar n'a pas pu trouver la solution de son moi, elle semble tournoyer, tel un oiseau pris au piège, dans un immense espace noir. Ainsi les chapitres se font écho, se rappellent, s'entrecroisent comme les sons qui résonnent au fond d'une caverne. Comme la narratrice, le roman semble tourner en rond. La fin reproduit le début et l'écriture se recroqueville sur elle-même anéantissant ainsi l'effort déployé par la narratrice pour arriver à s'écrire. L'Amour, la fantasia, titre du roman est reproduit presque littéralement au milieu de l'œuvre: «LES CRIS DE LA FANTASIA» (A.F, p. 59) est en fait le titre de la seconde partie, titre repris comme par tic dans la toute dernière phrase du roman: «J'entends le cri de la mort dans la fantasia» (A.F, p. 256). Refermant le roman, le lecteur le quitte avec 1. «De l'autobiographie initiatique à l'autobiographie genre littéraire», op. cit, p. 971. 57 l'impression que celui-ci se retourne sur lui-même, qu'il se plie, s'agglutine comme un escargot s'apprêtant à regagner sa coquille. Cette écriture circulaire, répétitive est une preuve incontestable de la brûlure qui s'avive à mesure que la narratrice avance dans son autobiographie. Le mal atteignant son comble (récit de la nuit de noces au milieu du roman), la narratrice opère un retour en arrière qui, reproduisant certaines scènes évoquées au début du roman, retraçant l'enfance de la narratrice, agit comme un pansement qui recouvre la plaie et arrête l'hémorragie. Cependant le repli de la mémoire sur elle-même ne peut être qu'épisodique et l'hémorragie risque de devenir interne. C'est pourquoi au pansement de l'oubli il convient de substituer le pansement de la fiction qui transporte la narratrice dans un autre monde, un monde abstrait où la douleur n'existe pas. Ainsi l'auteur passe d'une écriture dématérialisée (ne réussissant pas à adhérer à la page) d'un monde réel à une écriture matérialisée d'un monde fictif. II . B - SE DIRE AUTREMENT: O.S apparaît donc comme une tentative pour pallier l'échec de l'écriture autobiographique dans A.F. Les chapitres consacrés à Isma reproduisent dans leur majorité les traces de vie de la narratrice de A.F. La vie d'Isma s'avère en fait être une réécriture de la vie de la narratrice de A.F. Le but que s'est donc assignée l'auteur dans O.S est de réécrire, à travers Isma, à la fois ce qu'elle n'a pu écrire (sa vie d'adulte) et ce qu'elle n'a pas réussi à écrire (son enfance et son adolescence dont l'inscription s'accompagne d'un sentiment d'échec permanent). Dans O.S, ne s'agissant plus directement des événements de la vie de l'auteur, l'écriture semble plus fluide, moins contractée et surtout moins répétitive. La première partie de O.S raconte l'aventure amoureuse et conjugale d'Isma, alors que la seconde reprend les scènes d'enfance déjà évoquées dans A.F. «ISMA» (O.S, p. 19), le premier chapitre retraçant les tribulations amoureuses de cette dernière met en avant une femme mince, dynamique, vive: 58 «[…] Je ferme les yeux en plein soleil […], je flâne dans les rues de quelque capitale […], ah ce soleil, ces promenades […]. Mordre dans une pomme, fredonner en dégringolant des escaliers, traverser imprudemment une avenue, un chauffeur de taxi, à Paris […] sifflote de me trouver belle, le café brûle ma gorge quand je rêve assise aux terrasses des brasseries». (O.S, p. 19) C'est précisément là cette femme que nous avons laissée dans A.F désespérée, aliénée, déchirée par la trahison du père. Une femme à qui le dehors ne procurait aucun plaisir, aucun frisson: «Circulant depuis mon enfance hors du harem, je ne parcours qu'un désert des lieux. Les cafés, à Paris ou ailleurs, bourdonnent, des inconnus m'entourent […]. Le coutre de ma mémoire creuse, derrière moi, dans l'ombre, tandis que je palpite en plein soleil». (A.F, p. 244) Ainsi la fiction colore la réalité d'une vivacité joyeuse, une réalité que la narratrice de A.F n'osait pas décrire telle qu'elle était car elle la compromettrait et le délit de trahison dont est soupçonné le père se doublerait d'un délit de collaboration de la part de la fille qui aurait consenti, qui se serait elle-même vendue. Dans A.F, la narratrice a raconté sa nuit de noces avec tous ses détails. Cependant, elle n'a pas réussi à décrire l'acte d'amour qui se dérobait et fuyait sous sa plume: «Dans ces noces parisiennes, envahies de la nostalgie du sol natal, voici que, sitôt entré dans la pièce […], le marié se dirige vers celle qui l'attend, voici qu'il la regarde et qu'il oublie. Des heures après, allongé contre celle qui frémit encore, il se souvient du cérémonial négligé. Lui qui n'avait jamais prié, il avait décidé de le faire au moins cette fois au bord des épousailles». (A.F, p. 123) Il existe dans ce passage une ellipse temporelle («des heures») qui occulte, volontairement ou non, la description de l'acte d'amour. C'est précisément cet acte d'amour que ne cessera de décrire Isma tout le long du chapitre «LA CHAMBRE» (O.S, p. 30) qui peint les deux époux dans leur nudité la plus érotique et dans l'accomplissement même de l'acte d'amour: «Chute lente, je coule. […] L'effondrement se prolonge. Mon buste penche, l'une de mes épaules dérive, l'un de mes bras tend ses muscles. […] 59 Nous courbons la nuque pour un premier précipice. Rythme qui s'accélère: piétinement du désir nu, arrêt abrupt. De nouveau, la quête conjuguée. Au cours de l'embrasement qui suit, je ne peux oublier le mur face à moi, luisant par plaques». (O.S, p. 32) «VOILES» (O.S, p. 44) remonte les souvenirs amoureux d'Isma et confirme cette facilité avec laquelle s'installe le récit des amours du couple dans la fiction. Cependant, un souffle triste commence à filtrer dans le septième chapitre «L'AUTRE» (O.S, p. 57) qui amorce un récit du déclin du bonheur conjugal, déclin dû à «l'aphasie amoureuse» tant de fois évoquée dans A.F. «Le passage de l'émoi au plaisir s'opère par des méandres; ma voix d'amante continue son déroulé, mes lèvres se refusent pour parler encore, pour tisser l'entrelacs des mots de l'effusion. Elles se taisent enfin: chuintements, babil, indistincte sourdine de la jouissance… Voix perdue, corps chu sur des rivages reconnus, je réhabite le silence et les couleurs du sentiment». (O.S, p. 76) C'est paradoxalement en se décrétant diégèse que le récit des amours de la narratrice gagne en authenticité, en véracité, en sincérité. Le projet autobiographique semble être un voile épais sur les yeux de la narratrice de A.F, un couteau qui anime ses douleurs et réveille ses craintes. La fiction agit alors en anesthésiant qui opère le passage à un autre monde et permet à la narratrice de se raconter comme étant une autre (Isma). Derrière Isma, nous percevons la narratrice de A.F gagnée par une hypnose si accaparante qu'elle se laisse raconter comme dans un rêve. Plus qu'une tentative d'oubli, qu'une fuite de l'amertume du présent, le retour à l'enfance semble être un mécanisme inhérent à la structure mentale de l'auteur. Sa vie s'arrête au moment où commence la désillusion amoureuse; un processus de repli sur soi s'amorce alors et la mémoire se met à ressasser les souvenirs d'enfance. C'est là qu'Isma nous raconte sa sortie du harem: «Fillette, je traînais aux pieds de la brodeuse, je passais fils et ciseaux à la couturière. J'écoutais avec distraction: l'important était de laisser les échos se prolonger en moi des années durant, années de claustration pour elles. Je vécus par la suite hors du harem: mon père veuf me mit en pension, mais je me sentais reliée à ces séquestrées indéfectiblement». (O.S, p. 87) «Patio, antre de l'attente. Je le quittai vers l'âge de dix ans.[…] Mon père revint de son exil pour me séparer de ma tante […]. Je poursuivis mes études dans la capitale. Pour cela j'entrai en pension». (O.S, p. 140) 60 Comme la narratrice de A.F, Isma raconte ses vacances annuelles dans le village maternel: «Nous retournions chaque année au refuge montagnard de la famille maternelle. […] Je me souviens de ces caravanes annuelles qui eurent lieu jusqu'à mes dix ans environ. On dirait que la même procession défile interminablement dans ma mémoire. De mon père, devant moi, j'aperçois le fez haut qui détonne parmi les coiffes des montagnards et les chèches larges et courts des villageois». (O.S, pp. 115-116) Et voilà que l'ombre hallucinante du père avec son «fez» revient avec l'évocation des souvenirs d'enfance d'Isma. C'est à ce propos aussi que le lecteur retrouve les réunions des femmes d'autrefois dans le patio: «Chaque invitée apporte son plateau de cuivre, les verres à thé, la cafetière et le plat de gâteaux au miel. Bavardages épars à heure fixe, voix entrecroisées de rires étouffés, de commérages sur les maisons voisines. […] La halte se déroule immuable, à l'ombre de l'ancêtre qu'on imagine enseveli sous ces étages d'arcades autrefois luxueuses». (O.S, p. 87) «Elles descendaient à cette halte, chacune avec son plateau de cuivre et quelques friandises pour partager le café ou le thé, les confitures de coings préparées à l'ancienne». (O.S, p. 141) Ces multiples réunions des femmes d'autrefois sont peuplées par leurs conversations se rapportant à la vie des voisines et même à leur vie à elles: «Les matrones, une fois café, thé et gâteaux distribués, peuvent se détendre. Sous forme d'allusions, de dictons ou de paraboles, elles s'adonnent aux commérages sur telle ou telle famille absente. Puis le retour se fait sur soi-même, ou tout au moins sur l'époux, évoqué par un «il» trop présent […], la diseuse, évoquant son propre sort, conclura à la résignation envers Allah et envers les saints de la région. Quelquefois ses filles reprendront, en commentaires chuchotés mais prolixes, le thème autobiographique de la mère. En traits rapides, en images incisives, elles esquisseront le déroulé du malheur: l'homme rentré ivre et qui a frappé, ou au contraire «lui» victime de la ruine, de la maladie, entraînant le cortège des pleurs, des dettes, de la misère irrépressible…» (A.F, p. 175) Cette phrase inachevée, ces trois points de suspension renvoient étrangement à un chapitre de O.S. Dans «L'ADOLESCENTE EN COLÈRE» (O.S, p. 140), il 61 existe une illustration de l'intervention de ces filles reprenant le thème déjà évoqué par la mère. Il ne s'agit néanmoins pas de chuchotements mais d'un long cri de lassitude d'une adolescente exaspérée par la passivité et la résignation maternelles. Sa mère, déjà fatiguée par des accouchements successifs, par les travaux ménagers et l'éducation de ses enfants cède tous les soirs à l'appel pressant de l'homme. Ainsi tout dans O.S semble paradoxalement porté à sa dimension extrême ou réelle, dimension atténuée, camouflée par l'hésitation de la narratrice dans A.F. La ressemblance entre celle-ci et Isma est donc nette, incontestable. En réalité, même Hajila présente des traits renvoyant à la figure de la narratrice de A.F. N'éprouve-t-elle pas comme cette dernière, comme Isma, l'extase de déambuler dehors? Révoltée, ne se pose-t-elle pas, tout comme la narratrice de A.F, des questions sur l'utilité de l'acte sexuel? «— Pourquoi ne disent-elles pas, pourquoi pas une ne le dira, pourquoi chacune le cache: l'amour, c'est le cri, la douleur qui persiste et qui s'alimente, tandis que s'entrevoit l'horizon de bonheur. Le sang une fois écoulé, s'installe une pâleur des choses, une glaire, un silence». (A.F, p. 124) ««Le coït, est-ce vraiment cela, cette douleur de la chair, pour toute femme?» Aucune ne s'est révoltée? Les autres esclavages ne suffisent-ils pas, les travaux de jour qui ne cessent pas, les maternités qui se succèdent?… Toutes laissaient entendre, te semblait-il, que la vie de femme commençait comme une fête? Une fête brève, que suivait certes la soumission aux inévitables tristesses!… Mais quand s'annonçait donc l'allégresse, quand goûtait-on l'ivresse, même réduite à une seule journée?» (O.S, p. 72) Comme pour Isma, le ton de Hajila est plus vif, plus véhément que celui de la narratrice de A.F. Son discours est parsemé de phrases exclamatives, interrogatives, riche de pensées dissidentes, coupé, perturbé par l'hésitation de son auteur. Ainsi la diégèse semble orner tous les propos des personnages d'une vivacité, d'une sincérité que ne possédait pas le discours de la narratrice de A.F qui semble terni, plat ou paradoxalement décollé à la fois de la réalité et de la page. Le pouvoir de la fiction est telle que tout, dans O.S, événements et paroles, paraît magique, fascinant. Se dire autrement, là est la devise de l'auteur qui a choisi de se faire autre(s) dans O.S pour mieux rendre compte de l'élan passé de son cœur et de la magie fascinante des jours de son enfance. Mais 62 avant de se dire autre dans O.S, l'auteur s'est trouvée contrainte dans A.F de dire les autres: les femmes qui ont peuplé son enfance et l'ont marquée à jamais. Nous avons jusque là démontré surtout les anomalies qui se manifestent dans l'écriture autobiographique dès qu'elle s'attaque au récit de la vie conjugale de la narratrice et le rôle que joue la fiction dans O.S pour pallier à ces faiblesses. Ici, la narration de l'aventure amoureuse d'Isma présente une fluidité extrême qui atteste de la capacité de cette dernière à se raconter contrairement à la narratrice de A.F. Aucun glissement vers la troisième personne n'y est observé. Etant autre, Je est paradoxalement pleinement Je. La vie amoureuse de la narratrice, son trajet conjugal: là se situe la faille dans l'écriture autobiographique, projet entrepris et avorté dans A.F précisément à cause de «l'aphasie amoureuse» dont elle est atteinte lors de ses ébats amoureux et qui lui noue la gorge et fait chavirer sa plume dès qu'elle s'attaque à ces instants brûlants. Car écrire des souvenirs c'est dans une certaine mesure les revivre; surgit alors le spectre des ancêtres qui guettent le couple, l'accusent de trahison et le privent de toute communication. Ecrire ses souvenirs amoureux c'est donc pour la narratrice de A.F opérer sur un terrain glissant. Est-ce à dire qu'elle a réussi dans l'écriture des autres périodes de sa vie à savoir l'enfance et l'adolescence? Lors de l'adolescence commencent à se dessiner les premières ébauches de la vie amoureuse de la narratrice. Cette période est la frontière qui conduit au magma ardent de l'embrasement amoureux; c'est donc là que commencent à s'observer les premiers dérèglements de l'écriture autobiographique (début de la seconde partie «LES CRIS DE LA FANTASIA» (A.F, p. 59)). Reste donc l'enfance à laquelle la narratrice consacre les chapitres autobio-graphiques des deux autres parties. En réalité l'écriture autobiographique de ces chapitres n'est pas aussi réussie, aussi limpide qu'il paraît à première vue. 63 III - SE DIRE A TRAVERS LES AUTRES (NOUS): En effet, dans A.F, Je enfant a souvent tendance à vouloir se faire remplacer par un Nous qui renvoie par moments à un fondu d'enfants et dans d'autres au groupe de femmes auquel se mêle avec enchantement la narratrice. C'est de surcroît des épisodes de la vie des composantes de ce Nous (aïeules, tantes, cousines, voisines…) qu'elle se surprend à raconter alors qu'elle projetait de parcourir sa vie d'enfant. Cette double déviation est en réalité préjudiciable à l'écriture autobiographique, elle prend plus d'ampleur dans O.S où la vie des autres femmes remplace tout bonnement le récit d'enfance d'Isma. C'est donc un mal que la fiction n'arrive pas à guérir comme elle l'a fait pour les signes du dérèglement technique de l'écriture autobiographique. Au contraire, ce double écueil trouve en la fiction un champ fertile et propice pour se développer et envahir l'œuvre de l'auteur qui, dans Loin de Médine, se trouve amenée à donner la parole à des femmes. III . A - NOUS ENFANTS, NOUS FEMMES: 64 Le second chapitre autobiographique de A.F s'intitule «TROIS JEUNES FILLES CLOÎTREES…» (A.F, p. 18), il raconte les vacances d'été de la narratrice, des souvenirs qu'elle partage en entier avec une compagne de jeux, la benjamine des filles cloîtrées: «Jeux d'été avec la benjamine des filles, mon aînée d'une ou deux années. Ensemble, nous passons des heures sur la balançoire, au fond du verger, près de la basse-cour. Nous interrompons par instants nos jeux pour épier, à travers la haie, les villageoises criardes des fermettes voisines. […] Nous, les fillettes, nous fuyons sous les néfliers. […] Nous allons compter les pigeons du grenier, humer dans le hangar l'odeur des caroubes et le foin écrasé par la jument partie aux champs. Nous faisons des concours d'envol sur la balançoire». (A.F, pp. 18-19) La première personne du pluriel, renvoyant à ces deux fillettes, quelle que soit la forme sous laquelle elle se manifeste (pronom personnel, adjectif possessif, pronom personnel à sens réfléchi…), se monte dans ce chapitre à 33 contre 50 Je. Elle atteint cependant, dans le chapitre suivant «LA FILLE DU GENDARME FRANÇAIS» (A.F, p. 30) la proportion de 45 contre 37 Je seulement. Dans ce chapitre, la narratrice continue à raconter ses souvenirs d'enfant en vacances; Nous renvoie toujours à cette dernière en compagnie de son amie de jeux: «Celle qui nous fascinait, la benjamine et moi, c'était Marie-Louise. Nous ne la voyions que de temps à autre […] Quand elle venait le dimanche au hameau, elle nous rendait visite, en compagnie de Janine. Elle nous paraissait aussi belle qu'un mannequin.[…] Nous nous émerveillions de son fard: rose aux pommettes et rouge carmin exagérant l'ourlet des lèvres.[…] Nous dépassions quelquefois la maison du gendarme, nous courions jusqu'à l'orée des premiers résineux, nous nous jetions sur le sol jonché de feuilles pour nous gorger d'odeurs vivaces. Notre cœur battait sous l'effet de l'audace qui nous habitait. Notre complicité de fugitives avait un goût âcre; nous revenions ensuite lentement vers la demeure du gendarme. Nous restions dans la cour du jardin, debout devant la fenêtre ouverte de la cuisine». (A.F, p. 32-33) Encore présent dans le dernier chapitre autobiographique de cette première partie consacrée à l'enfance de la narratrice, Nous disparaît presque totalement dans la seconde partie (vie amoureuse) pour réappa-raître dans le second chapitre autobiographique de la troisième partie qui amorce un retour au récit d'enfance. Intitulé «L'APHASIE AMOUREUSE» (A.F, p. 142), ce chapitre tente d'expliquer l'origine du mal qui taraude la narratrice, l'aliène et la sépare 65 des femmes de son pays. Les propos de la narratrice se colorent ainsi d'une certaine amertume; regrette-t-elle ces moments précieux à ses yeux? «Jeunes filles et femmes de la famille, des maisons voisines et alliées, rendent régulièrement visite à quelque sanctuaire… […] Un ou deux garçonnets font office de guetteurs vigilants, tandis que nous, les fillettes, nous nous mêlons aux parentes voilées. […] Fêtes nocturnes sur les terrasses d'où, parquées en peuple d'invisibles, nous regardions l'orchestre andalou avec son ténor vénérable. […] Je vivais, moi, dans une époque où, depuis plus d'un siècle, le dernier des hommes de la société dominante s'imaginait maître, face à nous. Lui était alors ôtée toute chance d'endosser, devant nos yeux féminins, l'habit du séducteur». (A.F, pp. 142-145) Encore rare mais persistant dans les chapitres autobiographiques qui suivent, Nous va augmentant jusqu'à atteindre le nombre de 18 dans le second chapitre autobiographique du troisième mouvement «L'ECOLE CORANIQUE» (A.F, p. 202): «Pour les fillettes et les jeunes filles de mon époque […], tandis que l'homme continue à avoir droit à quatre épouses légitimes, nous disposons de quatre langues pour exprimer notre désir, avant d'ahaner: le français pour l'écriture secrète, l'arabe pour nos soupirs vers Dieu étouffés, le libycoberbère quand nous imaginons retrouver les plus anciennes de nos idoles mères. La quatrième langue […] demeure celle du corps». (A.F, p. 203) Ainsi, évoquant ses souvenirs d'enfance, la narratrice éprouve un plaisir infini à se mêler au groupe d'enfants ou de femmes qui l'entouraient, à fondre dans des «grappes d'enfants» (A.F, p. 176), à faire partie de ce Nous collectif qui faisait son bonheur de fillette. Elle préfère donc cette vie collective aux souvenirs personnels, intimes de sa vie d'enfant. L'autobio-graphie dévie alors vers des scènes appartenant à la mémoire collective, des scènes vécues par la narratrice comme par beaucoup d'autres enfants ou d'autres femmes. Même si Je continue à exister dans Nous, même s'il y bénéficie d'une certaine autorité transcendante, le passage de Je à Nous implique ici une fuite de la narratrice devant l'affirmation de son individualité et donc devant la narration des scènes qu'elle a vécues personnellement et seule. Une pointe de honte perce à travers l'emploi fréquent de ce Nous collectif, honte de raconter sa vie personnelle, honte de se détacher de cette horde d'enfants, de ces cercles de femmes ou plaisir de s'y mêler. Se présentant dans A.F comme un léger glissement vers 66 une sorte d'autobiographie collective, ce Nous se généralise dans O.S et se transforme même en une constante de l'écriture surtout vers la fin du roman. III . B - NOUS FEMME: Dans certains chapitres de O.S, Je continue à se faire relayer par Nous qui renvoie principalement à des fillettes amies de la narratrice-enfant: «Sur le muret de la large terrasse, les fillettes tentent d'apercevoir la mer: là-bas, les garçons peuvent rejoindre pères et oncles, là-bas se dresse un théâtre interdit. […] Trace d'un paradis proche, qui pourrait nous y introduire? Les oursins dont ils ramènent les coquilles vides, pour nous narguer, sont une gourmandise décrétée tabou au peuple des femmes!» (O.S, p. 110) «Nous passions dans la demeure voisine en enjambant le muret, sautant à pieds joints sur la terrasse contiguë». (O.S, p. 128) Lors du mariage d'une voisine, la narratrice, témoin du drame qui se noue, s'habille en demoiselle d'honneur accompagnée d'une autre fillette: «D'un geste sec, la mère chassa la horde. Ne restèrent que trois femmes, je crois, ainsi que nous, deux fillettes, qui aurions dû être les demoiselles d'honneur — nous étions parées de robes de dentelles blanches, et nos souliers noirs vernis brillaient outrageusement dans ce décor!» (O.S, p. 134) Cependant, si dans A.F Je-enfant s'associe à des enfants et à des femmes pour former un Nous présent surtout dans les chapitres consacrés à l'enfance de la narratrice, Je dans O.S n'est que rarement enfant. Au lieu de s'associer à d'autres, il se scinde lui-même en plusieurs Je ou renvoie à différentes instances narratrices (narratrice première, Isma, Hajila) dont la fusion aboutit à un Nous symbolique1. Nous non plus de la multiplicité mais de l'union, Nous allégorie de la Femme. Se succèdent alors plusieurs passages où se déroule un discours abstrait, féministe qui s'attaque à l'Homme et à la société: 1. Cette question sera mieux abordée dans la troisième partie, chapitre II, Je e(s)t Nous (p. 337). 67 «[…] L'homme qui sort, qui va et vient, qui entre pour donner des ordres, pour exiger la table basse servie, l'homme, tous les hommes, il faut les nourrir de nos mains pleines, de nos lacérations de voix, de nos sursauts de patience, chaque jour puis à l'approche de chaque nuit, leur céder notre corps soudainement las, qui aspire à l'instant même où il sera laissé en paix, au lac de prières d'avant l'enfouissement ultime». (O.S, p. 137) Les hommes sont la principale cible de ces attaques verbales véhémentes, de ces cris d'angoisse, d'indignation et de lassitude: ««Vous qui surgissez au soleil! Chaque matin, vous vous rincez à grande eau le visage, les avant-bras, la nuque. Ces ablutions ne préparent pas vos prosternations, non, elles précèdent l'acte de sortir, sortir! Le complet une fois mis, la cravate serrée, vous franchissez le seuil, tous les seuils. La rue vous attend… Vous vous présentez au monde, vous les bienheureux! Chaque matin de chaque jour, vous transportez votre corps dans l'étin-cellement de la lumière, chaque jour qu'Allah crée!…» […]». (O.S, p. 17) L'emploi de Vous relève ici d'une attitude de rejet alors que Nous, inclusif du Je, est employé dans un sens affectif, il est chargé d'une complicité sans bornes. Selon Gustave Guillaume, «la caractéristique essentielle des personnes rendues respectivement sous les signes Nous et Vous, c'est que ce sont des personnes extensives, pour ce qui est du rang, et dont l'une, Nous, développe son extension par inclusion du Moi, tandis que l'autre la développe par exclusion du Moi. Vous en tout premier lieu signifie: Pas moi»1. Il est à souligner que Nous ne contient pratiquement jamais d'élément masculin. Nous référant à la narratrice avec son époux est employé dans la partie qui narre les nuits d'amour d'Isma mais Je contenu dans ce Nous est déjà autre, il désigne un personnage avec un nom (Isma): frontière diégétique qui empêche le lecteur d'impliquer la narratrice première et surtout l'auteur dans ce bonheur coupable. Dans O.S, servant d'abord de garde-fou à une écriture plus personnalisée et donc plus proche de l'autobiographie, Nous s'inscrit dans la diégèse et se charge de toute sa dimension unificatrice. Nous représente désormais le symbole d'une cause à défendre, d'un ennemi à combattre. Uni et multiple: c'est ce qui fait la force de Nous. Ainsi l'unité linguistique du Nous se trouve confirmée: «Dans nous la personne parlante c'est moi, mais parlant d'elle, elle parle en même temps de plus qu'elle. Ce qui revient à dire que sous 1. Leçons de Linguistique, Les Presses de l'Université de Laval, Québec, 1982, p. 51. 68 la personne parlante première il y a plusieurs personnes dont il est parlé, parmi lesquels, incluse, la parlante»2. Cependant, cette personne parlante ne tardera pas à se faire exclure du Nous et Nous se transformera en Ils ou plutôt en Elles. Nous assistons alors à un retrait complet du récit autobiographique. Et voilà que la narratrice de A.F se met à raconter la vie des autres, principalement des femmes, au lieu de raconter sa vie à elle. IV - DIRE LES AUTRES FAUTE DE POUVOIR SE DIRE DE L'AUTOBIOGRAPHIE A LA BIOGRAPHIE: Les souvenirs partagés avec d'autres fillettes ou d'autres femmes ne concernent en réalité pas directement la vie de la narratrice de A.F. Ils racontent dans leur majorité des scènes de la vie des autres, principalement des femmes qui ont peuplé son enfance. Là se manifeste un autre signe de l'échec de l'écriture autobiographique qui se transforme en diverses biographies. Selon Jean Rousset, «la forme autobiographique, à l'état pur, se définit par l'énoncé «je conte mon histoire»: un protagoniste central en fonction de narrateur, et de narrateur de soi-même, qui n'exclut pas les autres de son histoire mais ne les admet que s'ils entrent dans le champ de son regard, de ses passions, de ses activités; ces personnages satellites existent par lui et autour de lui»1. C'est a priori le cas dans A.F. Cependant, plus nous nous approchons de la fin du roman, plus le rapport entre la narratrice et les femmes dont elle raconte la vie ou les aventures se délie, il devient pratiquement insignifiant dans O.S où les autres se transforment en personnages romanesques. «TROIS JEUNES FILLES CLOÎTRÉES…» (A.F, p. 18), «LA FILLE DU GENDARME FRANÇAIS» (A.F, p. 30), «MON PÈRE ECRIT À MA MÈRE» (A.F, 2. 1. Ibid. Narcisse romancier: essai sur la première personne dans le roman, op. cit, p. 20. 69 p. 46): ce sont là les titres des trois premiers chapitres autobiographiques de la première partie de A.F. Il est manifeste, d'après ces titres, que l'écriture autobiographique se transforme presque en biographie des autres. Ajustant sa plume sur le papier dans le dessein d'écrire sa vie, son enfance, la narratrice se surprend à écrire la vie des autres femmes: «Trois jeunes filles sont cloîtrées dans une maison claire, au milieu d'un hameau du Sahel que cernent d'immenses vignobles. Je viens là durant les vacances scolaires de printemps et d'été». (A.F, p. 18) «Au hameau de mes vacances enfantines, la famille du gendarme français — une Bourguignonne et ses deux filles Janine et Marie-Louise — fréquentait la demeure des trois sœurs». (A.F, p. 30) C'est en témoin que la narratrice raconte la vie des autres, son regard d'enfant se promène partout, note les détails qui persistent par la suite dans sa mémoire de femme. Les chapitres autobiographiques de la seconde partie n'ont pas de titres, ils "racontent" la vie amoureuse de la narratrice. Le couple devrait être donc le protagoniste de ces épisodes. Cependant ce mot n'est pas vraiment approprié pour la narratrice et l'homme qu'elle a aimé car plusieurs ombres défilent et entravent leur union: d'abord l'image du père qui déchire la première lettre d'amour reçue par sa fille, le père qui hante l'esprit de la narratrice lors de la nuit de noces, ensuite le regard de l'étranger puis de la mendiante posé sur une lettre envoyée par l'époux où il dessine en détails son «corps-souvenir» (A.F, p. 72), enfin les aïeules, les tantes… qui s'interposent en obstacles entre le frère et la sœur: «— Un seul mot, si une amie te l'adresse, quand elle s'oublie… J'attends, il hésite, il ajoute doucement: — Il suffit qu'elle prononce «hannouni» à mi-voix, et tu te dis, sûr de ne pas te tromper: «Elle est donc de chez moi!» Je ris, j'interromps: — Cela fait chaud au cœur!… Tu te souviens, la tante si douce… Je détourne le sujet, j'évoque les tantes, les cousines attendries de la tribu […]. Il ne m'aura ouvert que cette brèche: un seul mot dévoilant ses amours. J'en ressentis un trouble aigrelet. J'ai dévié. J'ai rappelé le passé et les vieilles tantes, les aïeules, les cousines. Ce mot seul aurait pu habiter mes nuits d'amoureuse… Au frère 70 qui ne me fut jamais complice, à l'ami qui ne fut pas présent dans mon labyrinthe». (A.F, pp. 94-95) Ces ombres de femmes qui entravent l'amour de la narratrice et l'accompagnent en souvenirs obsédants se muent dans la troisième partie de A.F en une réalité concrète, omniprésente. En fait presque la moitié de cette partie racontant a priori l'enfance de la narratrice est peuplée de ces figures vivantes et bien matérialisées. Dans le troisième chapitre autobio-graphique de cette troisième partie qui s'intitule «TRANSES» (A.F, p. 163), la narratrice parle de sa grandmère maternelle et des séances de transes mensuelles qu'elle organisait: «Ma grand-mère maternelle dresse en moi son souvenir de halètement sombre, son impuissance de lionne». (A.F, p. 163) Le chapitre autobiographique suivant a pour titre «LA MISE A SAC» (A.F, p. 174), il décrit «les réunions d'autrefois» où «les matrones font cercle selon un rite convenu». (A.F, p. 174) «LE CRI DANS LE RÊVE» (A.F, p. 217) est le septième chapitre autobiographique de A.F, il évoque le souvenir de la grand-mère paternelle de la narratrice, l'histoire de la famille paternelle et la misère de ses tantes. Le chapitre suivant, «LES VOYEUSES» (A.F, p. 228), est centré sur l'habitude des femmes d'autrefois organisant une noce d'autoriser des voyeuses (femmes étrangères non invitées et voilées) à contempler la mariée. Ainsi quatre chapitres de la dernière partie de A.F ne sont pas aussi autobiographiques qu'ils paraissent; ils racontent seulement des scènes auxquelles la narratrice a pu assister lors de son enfance. Notre regard de lecteur accompagne son regard de témoin, du coup la perspective autodiégétique se mue en perspective intradiégétique où la narratrice ne peut plus qu'exercer une fonction testimoniale. Elle n'est donc plus le protagoniste. C'est comme si les lumières de la scène éclairent tout, autour de la narratrice, excepté elle-même qui demeure occultée telle un projecteur vu de derrière: «Régulièrement, tous les deux ou trois mois environ, l'aïeule convoquait les musiciennes de la cité […] Ces jours étranges débutaient par les chants liturgiques du petit orchestre […]. Moi, […] je jouissais avec intensité de mon rôle de témoin.[…] Durant la crise, […] je n'avais pas détaché mes yeux du corps en transes de ma grand-mère». (A.F, pp. 163- 165) «Dans les réunions d'autrefois, les matrones font cercle selon un rite convenu. […] J'observe ce protocole du couloir ou d'un coin du patio. […] 71 Aux vacances d'été […], je participai à une cérémonie inaccoutumée, qui rappelait les enterrements. Le neveu de ma grand-mère […] avait été condamné aux travaux forcés, comme un brigand. Afflux des voiles blancs des visiteuses; la liturgie du deuil ennoblissait la maison modeste, où habitait la jeune sœur de ma grandmère. Etait-ce une mort sans cadavre? Nous stationnions, grappes d'enfants interloqués, dans le vestibule». (A.F, pp. 174-176) Ce regard de témoin déplace le centre d'intérêt et transforme l'autobiographie en biographie des différentes femmes qui ont côtoyé la narratrice lors de son enfance. Ces récits biographiques procurent aux personnes dont ils content la vie une entité psychologique et personnelle qui les rapproche des personnages romanesques. Ce procédé d'écriture s'apparente à une «syllepse thématique»1 ou à ce que Georges May préfère appeler un «récit intercalaire»1 qui interrompt le récit autobiographique et marque une pause pendant laquelle il conte la biographie d'une personne autre que le narrateur. Pour May, ce genre de récit «rappelle opportunément les tiroirs du roman picaresque et marque donc son appartenance à l'art d'écrire romanesque». C'est pourquoi «on peut être au premier abord surpris de la présence de ce procédé dans le récit autobiographique, car il est doublement infidèle au mouvement de ce récit: il l'immobilise, d'une part, pendant le nombre de pages nécessaires à son propre exposé et, de l'autre, il communique au lecteur une série de faits ordonnés sous la forme d'un récit ou d'une biographie condensée ou fragmentaire, alors que l'autobiographe, lui, a dû les rassembler après coup sur la base de bribes d'informations recueillies çà et là»2. Le récit biographique rapproche donc déjà les amies et parentes de la narratrice des personnages de roman, leur métamorphose sera cependant complète dans O.S où le «récit intercalaire» prend plus d'ampleur et les personnages plus de vigueur. La tendance de la narratrice à l'expression testimoniale s'accentue donc dans O.S où la deuxième partie «LE SACCAGE DE L'AUBE» (O.S, p. 101) est censée raconter l'enfance d'Isma qui correspond pratiquement à la même enfance que celle de la narratrice de A.F. Cependant, dans cette partie, deux 1. «Syllepse» signifie selon Gérard GENETTE «fait de prendre ensemble»; «la syllepse thématique commande dans le roman classique à tiroirs de nombreuses insertions d'«histoires», justifiées par des relations d'analogie ou de contraste». Figures III, Seuil, 1972, p. 121. 1 . L'Autobiographie, op. cit, p. 173. 2 Ibid. 72 chapitres sur neuf seulement racontent effectivement des événements vécus par la narratrice elle-même; ce sont «LE BAISER» (O.S, p. 109) et «LA BALANÇOIRE» (O.S, p. 145). Nous avons déjà évoqué le regard de témoin de la narratrice écoutant «LA PLAINTE» (O.S, p. 109) d'une tante. Dans d'autres épisodes, il ne s'agit plus de ce regard mais d'histoires que la narratrice a entendues, histoires de certaines femmes frappées par le sort et que la résignation accable. Dans les chapitres qui suivent, il n'est donc plus question des parentes de la narratrice mais de femmes inconnues dont la narratrice a voulu réveiller le souvenir: «Enfouis dans ces haltes de l'enfance, derrière les claies filtrant l'éclat des étés dissipés, se lèvent en moi, efflorescence du passé, d'autres soupirs. Ceux que des inconnues, compagnes de ma mère morte trop tôt, ont une seule fois fait entendre. J'ai dû écouter par inadvertance. Négligence des diseuses. Quotidien de la peine, de son trop-plein. La colère monte, l'impuissance est dépassée. Piaffent les mots de la plainte mutilée. Inutilement étalée. J'ai dû entendre par inadvertance, ou par nécessité». (O.S, pp. 110-111) Parmi ces femmes ressuscitées et auxquelles la narratrice tient à rendre justice «L'EXCLUE» (O.S, p. 119) tient une place privilégiée. Calomniée par «Lla Hadja», cette jeune femme s'est vue expulsée de sa ville natale. La narratrice la rencontre quinze ans plus tard dans une «antichambre de prison» (O.S, p. 127), «une aura de douceur illuminant ses traits» (O.S, p. 122). «Elle allait rendre visite aux condamnés, elle le faisait, disait-elle, «pour le réconfort et pour le bien des fidèles»» (O.S, p. 127). Ce chapitre est l'un des plus exhaustifs de cette seconde partie de O.S. Au long de neuf pages, la narratrice ne cesse de plaider la cause de cette femme victime du commérage. Le chapitre suivant s'intitule: «LA NOCE SUR LA NATTE» (O.S, p. 128); la voix de la narratrice se lève, chargée d'indignation, pour dénoncer le rite d'un village voisin où l'on fêtait les noces d'une manière très austère sous prétexte que le saint de la région l'a exigé. L'une de ses voisines a été victime de ces humiliantes épousailles, la narratrice assistait en témoin à ce mariage, elle a écouté la plainte de la mariée: «Je retins de cette fête ces détails épars — l'accouplement sur une natte, un marié sans tendresse et les pleurs de l'épousée au visage bouffi —, mais aussi l'amertume du préambule, une dévastation que certaines jugèrent puérile. Comme si, dans notre ville comme partout ailleurs, avec la bénédiction d'un saint d'autrefois ou sous les you-you nasillards des citadines passives, nul espoir ne devait s'ouvrir après la noce». (O.S, pp. 135-136) 73 C'est encore en voyeuse puis en témoin que la narratrice assiste aux péripéties de la vie d'une jeune fille qui ose accuser sa mère de passivité, laquelle mère répond toujours à l'appel pressant du père pendant la nuit. «L'ADOLESCENTE EN COLÈRE» (O.S, p. 140), exaspérée par le mutisme oppressant et les accouchements nombreux et successifs de sa mère, décide d'agir: «[…] Quelle jeune tante complice, quelle servante de passage, dans les chuchotements des siestes de l'enfance, me raconta les péripéties de chaque nuit, vécue par la couvée nombreuse? […] Un jour, l'adolescente confessa (à qui, à cette tante disparue, à la servante de passage qui se maria à son tour dans une chambre semblable?) comment se rythmaient ses nuits, du fait de cet appel du maître vers la mère esclave ou consentante. Sur quel ton d'amertume vindicative Houria abordat-elle le sujet? Jusqu'où prolongea-t-elle la confidence? Je ne le sus pas; je ne le demandai pas. Une voix […] me décrivit, en tout cas, ce rite préludant à l'accouplement. Jusqu'au jour où, dans la pause d'une des rencontres collectives du patio, la jeune fille interpella sa mère devant nous toutes». (O.S, pp. 142-143) Et la chaîne de paroles se déroule ininterrompue, sanglante, humiliante pour les femmes. Ainsi, projetant de raconter des scènes de son enfance, Isma (ou la narratrice) aboutit au récit de vie des autres femmes, des femmes qui ont peuplé cette enfance. N'était-ce pas déjà le projet ou la contrainte imposée à la narratrice de A.F dont l'autobiographie est tenue en échec par les corps mutilés des siens? «Croyant «me parcourir», je ne fais que choisir un autre voile. Voulant, à chaque pas, parvenir à la transparence, je m'engloutis davantage dans l'anonymat des aïeules!» (A.F, p. 243) Ces femmes constituent donc l'entrave principale à l'écriture autobiographique. Elle font partie des «mères gardiennes» qui hantent le couple pendant ses nuits d'amour, le disloquent et le privent de toute possibilité de communication. Aussi la présence fantomatique de la mère de l'homme habitet-elle les songes du couple, altérant ainsi l'acte d'amour: «La mère de l'homme, ennemie ou rivale, surgit dans les strates de nos caresses. Survient un cauchemar d'avant l'aube: quelle hantise a saisi l'homme, quelle trahison le déchire? Il se débat, il lutte. Réveillée, je tente […] de calmer le dormeur. Il ne se réveille pas; il brame d'une bouche béante, privée de sons. Quel songe le bâillonne? Je décide d'un recours: je me dévêts de ma chemise, me colle vivement contre ce corps en lutte avec lui-même, dessine 74 de mes formes douces les formes durcies, en proie aux fantasmes de quelle dérive. Opiniâtre, j'encercle le prisonnier qui échappe, qui revient, qui me retrouve dans une vivacité rêche, me caresse avec des soupirs, va pour transpercer quand… Le galop d'un rêve noir secoue le masque sommeillant, les épaules larges, la poitrine dénudée. Son corps déployé devient fouillis de fibres et de nerfs. Muscles contractés, quêtant la déchirure, exigeant la rumeur des viscères maternels. Face en pleurs, cœur épouvanté, je me soumets». (O.S, p. 61) Elle se soumet à cette puissance maternelle et abandonne «l'illusion du couple». C'est précisément dans cette soumission que se dissimule le secret de la seconde partie du roman. Abandonnant la vie de couple, Isma, vaincue par les aïeules, leur consacre, comme pour se racheter de son erreur de jeune femme, une partie entière. Elle s'y emploiera à ressusciter et rassembler les femmes d'autrefois alors que sa "rivale" Hajila mène le combat avec l'homme: «La sultane là-haut invente; elle combat. Sa sœur sous la couche, rameute les victimes du passé». (O.S, p. 108) Un peu avant de voir son entreprise aboutir, préparant le soulèvement final, la narratrice s'accorde un temps de réflexion dans le septième chapitre «LIEU-REPOSOIR» (O.S, p. 137) où le Nous, déjà senti à travers l'union des deux femmes Isma et Hajila, se charge de toute sa dimension unificatrice: «Je ne sais pourquoi je charrie le flot des peines, je ne sais pourquoi les corps couchés des femmes me devancent, obscurcissant mon chemin, cahotés par les arêtes du quotidien, propulsés par l'espoir des béatitudes». (O.S, p. 137) Ce chapitre retrace, avec exaspération — la révolte commence déjà à gronder — le trajet des femmes depuis leur tendre enfance jusqu'à la vieillesse, âge du salut final qui rapproche la femme de Dieu. Là, la narratrice, intégrée à ce Nous révolté, se fait le porte-parole des femmes, se charge de rapporter leurs revendications et leur exaspération générale. Un long cri de protestation fuse alors à travers les pages du roman et l'entreprise introspective cède la place à une entreprise révolutionnaire, féministe. 75 V - L'ECRITURE-CRI: DE L'INTROSPECTION A LA PROTESTATION: Nous avons jusque là étudié les manifestations du dérèglement de l'écriture autobiographique, les failles qui ont mené le projet autobio-graphique à sa perte: subversion de l'ordre chronologique, manque d'adhé-rence de l'écriture, autobiographie impersonnelle, souvenirs partagés dans leur majorité par des fillettes compagnes de jeu, déviation de l'écriture qui quitte le centre d'intérêt pour décrire la vie des parentes de la narratrice… Autant de symptômes du trouble qui affecte le mécanisme de l'écriture initialement autobiographique. Nous avons évoqué également à maintes reprises, par de brèves allusions, les raisons de ce dérèglement, le pourquoi de l'échec du projet autobiographique. Il convient, avant de clore cette première partie, de nous étendre sur cette question. En réalité, l'échec macro-structurel de l'autobiographie dans A.F répond à un autre échec micro-structurel qui se rapporte à la vie même d'Assia Djebar. L'aboutissement de l'entreprise introspective exige en fait un équilibre psychologique et affectif parfait qui manque cruellement à la narratrice. Comment écrire une vie qui n'aura été qu'un échec cuisant, qu'une aliénation constante et déchirante? Peut-on retracer sa vie quand on en a manqué le côté amoureux? Peut-on exprimer ses sentiments les plus profonds, commenter les événements les plus insignifiants de sa vie alors qu'on est frappé d'une «aphasie amoureuse» qui arrête à la fois la plume et noue la langue? Tout cela transforme le récit de vie en traces éparses évoquées par bribes d'un semblant de vie. Car la narratrice n'a pas vraiment vécu, elle a été persécutée, assassinée par l'ombre du père qui l'a maintenue 76 dans une enfance inaccessible ou impossible. Cherchant la voie de la liberté, elle passe d'un mode d'expression à un autre, de l'écrit à l'oral. Son «aphasie» surgissant dès qu'elle tente de s'exprimer, elle adopte une façon primitive de se dire. Tel un bébé qui apprend à parler, elle entraîne sa voix en poussant des cris, cris de désespoir qui rejoignent dans l'espace le chœur des femmes ensevelies, et le chant démarre amer, révolté, incontrôlable. L'échec du projet autobiographique aboutit alors au passage de l'écriture au domaine de la fiction dans O.S. Je, d'abord unique, se multiplie et s'amplifie pour aboutir à la figure de Nous et faire jaillir le cri du ventre emmagasiné depuis d'innombrables siècles. 77 V. A - «L'APHASIE AMOUREUSE»: C'est là le titre d'un des chapitres autobiographiques de la troisième partie de A.F. La narratrice n'y cesse de renvoyer à cette «aphasie amoureuse» comme étant le premier responsable de l'échec de sa vie amoureuse et aussi de son entreprise autobiographique. Quel sens donne-t-elle à cette «aphasie»? S'agit-il, pour la narratrice de A.F, d'une véritable maladie organique ou emploie-t-elle plutôt l'expression comme une métaphore? Avant de pouvoir répondre à ces questions, nous nous devons d'avancer une définition de l'aphasie. Selon André Roch Lecours, «le terme aphasie désigne une classe particulière de comportements linguistiques anormaux. Dans son acception française, il exclut les troubles de l'ontogenèse du langage (dits dysphasie, dyslexie, dysgraphie d'évolution) et n'englobe donc que certains comportements acquis, liés à la survenue d'une lésion cérébrale. Dans la majorité des cas, cette lésion est focale et elle vient désorganiser le langage, jusque-là normal, d'un adulte droitier»1. L'aphasie est donc une maladie organique, une affection du système nerveux qui altère la capacité communicative de la personne aphasique. Cela ne peut évidemment pas être le cas d'Assia Djebar. Nous ne serions autrement pas en train de lire et de commenter des ouvrages qu'elle a écrits. Il est en outre évident que l'écriture suppose obligatoirement une certaine fonction communicative. Cependant, l'aspect purement organique et aucunement psychologique de cette maladie revêt une importance capitale à nos yeux. Cela suppose que l'«aphasie amoureuse» dont est atteinte la narratrice la dépasse et pour ainsi dire la déchire de l'intérieur. Impuissante, elle constate son incapacité chronique de communiquer, d'exprimer ou de recevoir les mots d'amour. C'est en fait là que se dissimule la raison de l'échec de sa vie conjugale. S'agit-il, pour elle, de l'impossibilité d'écrire ou de dire l'amour ou des deux à la fois? D'après Lecours, «plus souvent qu'autrement, l'aphasie se présente sous une forme affectant l'expression linguistique dans son ensemble: elle se manifeste alors au même titre dans la langue écrite et dans la langue parlée»1. L'aphasie 1. 10 Encyclopédie médico-chirurgicale, Système nerveux, Aphasie, Paris, 17019 A , 7-1975, p. 8. 1. Encyclopédie médico-chirurgicale, op. cit., p. 14. 78 peut donc apparaître autant sur le plan de l'écrit que sur celui de l'oral. La personne aphasique ne peut généralement ni parler ni écrire, elle ne peut non plus ni comprendre la parole des autres ni lire l'écriture d'autrui. Il s'agit donc d'une absence totale de la communication qui bâillonne la narratrice, fait dévier sa plume et la prive de toute complicité avec l'époux. V . A . 1 - L'échec de l'écrit: Dans l'étude de tous les symptômes du dérèglement de l'écriture autobiographique, nous avons pu constater qu'ils se manifestent dans leur majorité dans la deuxième partie et au début de la troisième, moments où l'amour, la vie conjugale de la narratrice de A.F tentent de s'inscrire. Il y a donc un rapport étroit, presque viscéral, entre l'échec de sa vie amoureuse et l'échec de l'écriture autobiographique. La première partie de A.F s'intitule «LA PRISE DE LA VILLE ou L'Amour s'écrit» (A.F, p. 9). ce titre, scindé en deux, renvoie à l'alternance, dans cette partie, entre des chapitres autobiographiques et d'autres historiques. «L'Amour s'écrit» réfère donc à l'initiation amoureuse de la narratrice-enfant. Défilent alors devant ses yeux ébahis des couples aussi variés qu'on peut se représenter: couples des filles cloîtrées et de leurs correspondants, couple de Paul et de Marie-Louise, couple du père et de la mère. Effarée, la fillette constate l'ébauche de transgression qui anime les jeunes filles cloîtrées mais décidées à se créer un extérieur grâce à l'écrit. «Et moi, à treize ans […], j'écoutais, au cours de la veillée, la dernière des filles à marier me raconter leurs débats, leurs conceptions différentes de l'écrit». (A.F, p. 22) La réaction des femmes parentes de sa mère apprenant la correspondance adressée par le mari à cette dernière marque aussi l'enfance de la narratrice et imprime dans son esprit l'image, impossible, frappée d'interdit, du couple dans la société algérienne: «J'ai été effleurée, fillette aux yeux attentifs, par ces bruissements de femmes reléguées. Alors s'ébaucha, me semble-t-il, ma première intuition du bonheur possible, du mystère, qui lie un homme et une femme». 79 (A.F, p. 49) C'est donc grâce aux (ou à cause des) femmes emprisonnées dans le harem que commence sa première conception de l'amour. L'écrit était donc pour elle la seule expression qui pouvait permettre à son cœur de s'ouvrir, de se dévoiler. Car dans l'écrit il n'y a pas confrontation et la pudeur tant prônée par les aïeules est préservée. La narratrice commence alors par échanger secrètement des lettres d'amour avec des correspondants. Ces lettres sont écrites en français, langue qui lui a été enseignée par le père: «Dans cette amorce d'éducation sentimentale, la correspondance secrète se fait en français». (A.F, p. 12) Cependant, l'écrit, à l'origine toujours d'une distance entre la narratrice et l'homme, implique déjà l'éloignement, la séparation, la condamnation, par avance, de la relation amoureuse. Ecrire l'amour semble donc ne pas avoir de sens, puisque l'amour ne peut exister dans la séparation: «Ecrire devant l'amour. Eclairer le corps, pour aider à lever l'interdit, pour dévoiler… […] Dès lors l'écrit s'inscrit dans une dialectique du silence devant l'aimé». (A.F, p. 75) Le mot «devant» vient séparer l'écriture de l'amour concret. L'écrit, expression muette, joue ici le rôle de la peinture. Le mot sculpte le corps de l'autre pour le graver dans la mémoire du partenaire. L'amour dit, l'acte d'amour ne peuvent avoir la même intensité que le mot écrit qui, rien qu'en séparant physiquement les amoureux, les réunit spirituellement. Ainsi, rien n'autorise les mots d'amour sinon l'écriture, symbole d'éloignement: «Propos perlés, mots doux que la main inscrit, que la voix chuchoterait contre la grille en fer forgé. Quelle nostalgie avouer à l'ami dont seul l'éloignement permet cet apparent abandon?…» (A.F, p. 71) Le mot «apparent» démontre que même dans l'écriture, l'amour n'est véritablement pas inscrit. Comment peut-il l'être si l'écrit est frappé d'interdit, de malédiction par le père qui, furieux, déchire la première lettre d'amour reçue par sa fille. C'est en fait cet incident inoubliable qui a inauguré sa vie amoureuse: «A dix sept ans, j'entre dans l'histoire d'amour à cause d'une lettre.Un inconnu m'a écrit; par inconscience ou par audace, il l'a fait ouvertement. Le 80 père, secoué d'une rage sans éclats, a déchiré devant moi la missive. Il ne me la donne pas à lire; il la jette au panier». (A.F, p. 12) L'emploi de la locution prépositive «à cause de» fait allusion à l'univers dysphorique où s'introduit la narratrice et où elle aura désormais à vivre. L'amour, univers d'habitude paradisiaque, se présente à ses yeux comme un malheur nécessaire qu'elle devra supporter ou comme une expérience douloureuse mais incontournable. En fait, la narratrice dont la personnalité a été façonnée au gré de l'humeur paternelle regrette le temps de l'enfance semée d'innocence. Elle a désormais à vivre l'adolescence avec ses arêtes, avec l'amour impossible, avec le bonheur inaccessible. Cette lettre dont elle nous parle est précisément la lettre d'amour envoyée par un étudiant et déchirée par le père. Son arrivée est visiblement un événement fâcheux pour la narratrice car elle établit, pour la première fois, une distance entre son père et elle. Désormais l'amour ne peut plus être éprouvé, vécu par elle sans un certain défi à l'égard du père: «Les mots conventionnels et en langue française de l'étudiant en vacances se sont gonflés d'un désir imprévu, hyperbolique, simplement parce que le père a voulu les détruire». (A.F, p. 12) En détruisant cette lettre d'amour, le père condamne sa fille à mort, il stoppe brutalement les élans naturels de son cœur désormais pétrifié, il la réduit à une existence insignifiante: «Les mois, les années suivantes, je me suis engloutie dans l'histoire d'amour, ou plutôt dans l'interdiction d'amour». (A.F, p. 12) Ainsi, la voie vers l'amour se trouve dès l'aube de sa vie bouchée, obstruée. Sa vie n'aura été qu'un passage perpétuel d'une impasse à une autre. «L'histoire de l'amour» et «l'interdiction de l'amour» aboutissent inévitablement à l'interdiction de l'histoire et donc de toute existence, de toute vie. Détruisant la première manifestation d'amour adressée à sa fille, le père tue en elle toute passion: «[…]le premier billet […], dont je retirai les morceaux de la corbeille. J'en reconstituai le texte avec un entêtement de bravade. Comme s'il me fallait désormais m'appliquer à réparer tout ce que lacéraient les doigts du père…» (A.F, p. 75) La langue française, par son appartenance au père qui lui en a autorisé et même organisé l'apprentissage, cette langue qui est le seul mode d'expression écrit de la narratrice devient l'obstacle à l'extériorisation de sa passion: «Cette langue que m'a donnée le père me devient entremetteuse et mon 81 initiation, dès lors, se place sous un signe double, contradictoire…» (A.F, p. 12) Père et amant sont en fait deux figures inconciliables. L'une d'elle doit être expulsée; ce ne peut être celle du père car elle fait partie de la personnalité de la narratrice, elle l'habite, la possède. Ainsi, le couple ne peut être composé que du père et de la fille. Rapprochement incestueux qui blesse la narratrice autant qu'il la réconforte. Ecrivant à son père «l'assurance cérémonieuse de [son] amour», lui adressant, le jour même des noces, un télégramme où elle inscrit cette phrase: «je t'aime», la narratrice substitue inconsciemment l'image du père à celle de l'époux, elle lui destine les propos qu'elle est censée tenir pour le marié. Même absent, le père retient toute l'attention de la narratrice et occupe totalement son cœur se constituant ainsi en rempart la protégeant ou la privant de toute forme de séduction. N'était-ce pas l'attitude des frères, des pères algériens qui, face à la menace du conquérant, ont su préserver à la fois les femmes et la patrie de la tentation, du viol de l'étranger? Cette ambivalence père-époux annonce déjà l'impasse où aboutira l'expérience "amoureuse" de la narratrice. «Peut-être me fallait-il le proclamer: «je t'aime-en-la-languefrançaise», ouvertement et sans nécessité, avant de risquer de le clamer dans le noir et en quelle langue, durant ces heures précédant le passage nuptial?» (A.F, p. 122) La langue française, territoire linguistique où opère la magie de la force et de la puissance paternelles, semble soudain complice de cette figure omniprésente, omnipotente, obsédante; car elle répugne à rendre les sentiments amoureux de la narratrice; au lieu de les expliciter, elle les dissimule: «L'émoi ne perce dans aucune de mes phrases. Ces lettres, je le perçois plus de vingt ans après, voilaient l'amour plus qu'elles ne l'exprimaient, et presque par contrainte allègre: car l'ombre du père se tient là».(A.F, p. 71) Dans le premier chapitre de la seconde partie de A.F, la narratrice nous raconte les «péripéties» qui ont entouré une lettre qu'elle a reçue de son époux et où il détaille son corps. Cette lettre a d'abord été lue par un curieux, elle a ensuite été subtilisée à la narratrice par une mendiante: en plus du regard du père, l'écrit suppose donc toujours un regard voyeur, indiscret. La communication n'est alors plus binaire mais triple ou multiple; le mot écrit n'a plus un seul destinataire mais plusieurs. L'écriture détournée, altérée, ne peut plus 82 désormais renvoyer à une quelconque expression de son auteur, elle évoque simplement son silence, son aphasie: Le père, contrôleur infatigable, vigilant, continue donc de hanter l'esprit et le cœur de sa fille et de suspendre sous sa plume l'expression du moindre mot d'amour: «Quand l'adolescente s'adresse au père, sa langue s'enrobe de pruderie… Est-ce pourquoi la passion ne pourra s'exprimer pour elle sur le papier? Comme si le mot étranger devenait taie sur l'œil qui veut découvrir!» (A.F, p. 76) L'aliénation de la narratrice est ainsi définitive, irréversible. L'amour qu'elle peut éprouver ne peut s'inscrire et le couple n'est qu'une «illusion». C'est parce qu'il lui est impossible de rendre fidèlement les élans de son cœur et de recevoir exclusivement les mots d'amour qui lui sont destinés que la narratrice ne peut, non plus, confier au papier, aux pages de A.F le récit de ses nuits d'amour. Le père, lisant ces pages, le lui pardonnerait-il? C'est en outre parce qu'elle ne peut risquer cette transgression, cet attentat à la pudeur, qu'elle ne peut écrire son autobiographie. La réussite du projet autobiographique passe nécessairement par l'inscription de ces années de vie conjugale, expérience aussi vaine qu'instructive pour celle qui l'a vécue. L'écrit est le territoire de l'homme, du père. C'est justement ce qui a privé la narratrice de l'accès au champ de l'écriture, de l'expression scripturale de son expérience amoureuse. Le territoire de la femme est l'oral, ambivalence linguistique qui scinde la société algérienne en deux, la déchire et y altère l'image du couple. C'est pourquoi, Isma, racontant l'histoire des femmes qui hantent ses souvenirs d'enfance, découvre en elle la honte d'avoir trahi ces femmes, d'avoir cédé à la tentation de vivre en couple, tentation qui s'est très vite révélée être une chimère: «Je m'abrite derrière le mutisme de tant d'anonymes ensevelies. Est-ce pour pallier l'échec de mon ancien défi? Un couple; l'illusion me fascinait de par sa nouveauté… Poussée vers tant d'horizons! La présence de l'aimé se révélait point d'appui. Il devenait mon double, moi qui avais échappé par hasard à la claustration…» (O.S, p. 88) Revenons à la narratrice de A.F; si elle n'a pu et ne peut écrire l'amour, l'a-t-elle au moins dit? Une communication orale, commune aux femmes 83 algériennes, lui a-t-elle servi de pont pour établir le rapprochement avec l'autre, avec l'aimé? Aucunement, car c'est surtout au niveau de l'expression orale que l'aphasie de la narratrice prend sa forme la plus accentuée. V . A . 2 - La fuite des mots ou le bâillonnement: La langue française, apprise à l'école dès la plus tendre enfance de la narratrice, est la cause principale de cette aphasie. Les mots français, en rapport avec une autre civilisation et donc avec une toute autre conception du couple, ne peuvent rendre les élans de son cœur, la passion qui l'anime. Marie-Louise et Paul, voisins des jeunes filles cloîtrées, impriment dans son esprit une image du couple français totalement différent des couples arabes dont elle a rarement la possibilité de constater la présence dissimulée, pudique, presqu'absente: «Anodine scène d'enfance: une aridité de l'expression s'installe et la sensibilité dans sa période romantique se retrouve aphasique. Malgré le bouillonnement de mes rêves d'adolescence plus tard, un nœud, à cause de ce «Pilou chéri», résista: la langue française pouvait tout m'offrir de ses trésors inépuisables, mais pas un, pas le moindre de ses mots d'amour ne me serait réservé… Un jour ou l'autre, parce que cet état autistique ferait chape à mes élans de femme, surviendrait à rebours quelque soudaine explosion». (A.F, p. 38) La langue française ne peut lui servir de mode d'expression amoureuse car les mots d'amour français ne peuvent, non plus, réveiller en son âme la moindre passion. Femme symboliquement «voilée», elle demeure imperméable à toute «stratégie de séduction» que prétend exercer sur elle un homme français: «La langue étrangère me servait, dès l'enfance, d'embrasure pour le spectacle du monde et de ses richesses. Voici qu'en certaines circonstances, elle devenait dard pointé sur ma personne. […] Le commentaire, anodin ou respectueux, véhiculé par la langue étrangère, traversait une zone neutralisante de silence… Comment avouer à l'étranger, adopté quelquefois en camarade ou en allié, que les mots ainsi chargés se désamorçaient d'eux-mêmes, ne m'atteignaient pas de par leur nature même, et qu'il ne s'agissait dans ce cas ni de moi, ni de lui? Verbe englouti avant toute destination…» (A.F, p. 143) 84 Le mot «dard» fait de la langue française — à l'origine source première de liberté pour la narratrice, trait de lumière qui éclaire ses jours et la sauve de la claustration — une langue-blessure qui s'avive et lui sectionne les entrailles. La langue-lance, souillée de sang, écorchure douloureuse, ne peut être elle-même le remède qui exprime l'amour de la narratrice et participe ainsi à la réalisation de son bonheur. Exempte du port du voile imposé à toutes ses semblables, la narratrice, nue, vulnérable, attaquée par les mots français, se trouve contrainte de se dissimuler sous un «voile symbolique» (A.F, p. 144) pour se préserver des lames pointées sur son corps en «logorrhée si peu discrète» (A.F, p. 143). Ce flux de mots, la poignardant profondément, renvoie inexorablement au sang des siens versé par les colons français. Le mal s'amplifie alors et prend une dimension démesurée: «Cette impossibilité en amour, la mémoire de la conquête la renforça. Lorsque, enfant, je fréquentai l'école, les mots français commençaient à peine à attaquer ce rempart. J'héritai de cette étanchéité; dès mon adolescence, j'expérimentai une sorte d'aphasie amoureuse: les mots écrits, les mots appris, faisaient retrait devant moi, dès que tentait de s'exprimer le moindre élan de mon cœur». (A.F, p. 145) Cette animosité à l'égard de la langue française suppose l'existence d'un pôle contraire, une autre langue, la langue maternelle, que la narratrice maîtriserait et qui lui permettrait de communiquer son amour à un homme, un Algérien ou du moins un Arabe: «[…] S'agit-il pour moi de frères ou de frères-amants, je peux enfin parler, partager des litotes, entrecroiser des allusions de tons et d'accents, laisser les courbures, les chuintements de la prononciation présager des étreintes… Enfin, la voix renvoie à la voix et le corps peut s'approcher du corps». (A.F, p. 146) Ce prétendu bonheur n'est toutefois à son tour qu'une illusion car la narratrice ne peut se servir de sa langue maternelle pour exprimer son amour pour le «frère-amant». Même «hannouni», l'unique mot d'amour, soufflé par le frère, elle n'a pu s'en servir pour le restant de sa vie: «Dire que mille nuits peuvent se succéder dans la crête du plaisir et de ses eaux nocturnes, mille fois chaque fois, et qu'aux neiges de la révulsion, le mot d'enfance-fantôme surgit — tantôt ce sont mes lèvres qui, en le composant dans le silence, le réveillent, tantôt un de mes membres, caressé, 85 l'exhume et le vocable affleure, sculpté, je vais pour l'épeler, une seule fois, le soupirer et m'en délivrer, or, je le suspends. Car l'autre, quel autre, quel visage recommencé de l'hésitation ou de la demande, recevra ce mot de l'amour inentamé?» (A.F, p. 95) L'interrogation finale souligne le sentiment de perte, dessine le labyrinthe où aboutit l'itinéraire de la narratrice qui se heurte à la certitude que son «aphasie amoureuse» est chronique, incurable. Tel un condamné, elle cherche une lueur d'espoir qui semble à son tour une chimère. Là aboutit le destin de la narratrice, là apparaît aussi la gravité de la faute paternelle, l'erreur du père qui a enveloppé sa fille dans une «tunique de Nessus». V . B - LE PERE COLLABORATEUR, L'HOMME, «IL»: Constatant son handicap, l'aliénation dont elle a été victime, la narratrice, d'abord fière de son père, prise d'un accès de désespoir, tourmentée par son incapacité de se dire, s'acharne contre celui-ci. Le père devient alors symbole de tous les hommes algériens, de tous les hommes arabes. Il incarne l'Homme qui entretient la peur dans les cœurs des femmes et les maintient dans un avilissement humiliant. VI . B . 1 - Le père collaborateur: Les premières pages de A.F mettent en scène une complicité première entre la narratrice et son père. Cette dernière est peinte en fillette partant à l'école «main dans la main du père». (A.F, p. 11) Père dont le portrait fait ressortir l'aspect d'intellectuel; la description est faite de la tête au cartable (porté à la hauteur des genoux): «Celui-ci, un fez sur la tête, la silhouette haute et droite dans son costume européen, porte un cartable, il est instituteur à l'école française». (A.F, p. 11) 86 Le couple de Mériem et de son père dans O.S reproduit cette complicité pèrefille, il dessine la marque d'une reconnaissance implicite à l'égard du père, reconnaissance encore une fois difficile à avouer dans le cadre d'un récit autobiographique: «L'homme et sa fille, sur les sièges avant [de la voiture], poursuivent une conversation calme, en convives qui seraient attablés devant leur tasse de thé […] Tu comprends quelques bribes de français. Depuis le premier jour, ils ont apporté, en même temps que leurs valises, cette langue dont la douceur les protège». (O.S, p. 35) Le mot «douceur» trahit une certaine inclination à l'égard de la langue française. L'image de Hajila reproduit ici celle de la mère de la narratrice de A.F (p. 46) apprenant, pour la première fois, le français. Hajila serait-elle l'incarnation de l'image de la mère de l'écrivain? Il est encore trop tôt pour répondre à cette question que nous aborderons dans notre troisième partie. L'harmonie et la complicité (disons même l'amour) qui unit le père et la fille dans A.F ne sont cependant pas aussi solides qu'il le paraît au premier abord. La différence qui amorce la séparation entre les deux existe depuis le début, elle est énorme comme le gouffre qui sépare une «fillette arabe» d'un «instituteur à l'école française», un gouffre tel que celui qui sépare historiquement l'Algérie de la France et si profond qu'il devient impossible à combler. Et voilà que la narratrice ose voir en son père un collaborateur qui a vendu sa fille. Ce crime perpétré par le père contre sa fille, la narratrice ne cessera de le lui reprocher; elle l'accuse de trahison, le forfait le plus odieux que s'avise de commettre un humain: «Le père, instituteur, lui que l'enseignement du français a sorti de la gêne familiale, m'aurait «donnée» avant l'âge nubile — certains pères n'abandonnaient-ils pas leur fille à un prétendant inconnu ou, comme dans ce cas, au camp ennemi?» (A.F, p. 239) Soudain, le père tant adulé revêt l'aspect d'un homme étranger, méconnu, haïssable. Ce sentiment s'accentue à mesure que la narratrice constate l'échec de sa vie amoureuse et de son projet autobiographique; échecs dont il est rendu responsable. L'emploi du conditionnel atténue cependant quelque peu cette dénonciation de l'action paternelle. Comment oser, dans le cadre d'une autobiographie qui se donne pour réelle, accuser son père de trahison? 87 Isma, personnage romanesque, a réussi, elle, à franchir ce seuil de la réserve filiale. Le rapport qui la lie à son père est identique au rapport qui régit la relation de la narratrice de A.F avec celui qui lui a donné la vie et enseigné la langue française. Pareillement, le père d'Isma a ouvert devant elle les portes de la sortie, il l'a préservée de la claustration; Isma, elle le dit ouvertement, n'est pourtant pas reconnaissante: «Adolescente, je me disais à tout instant que mon père m'avait libérée du harem». (O.S, p. 145) L'emploi de l'imparfait associé à l'adolescence du personnage stipule un recul qui s'opère par rapport au père lors de l'âge adulte d'Isma. Comment peut-elle être reconnaissante à celui qui l'a expulsée de l'enfance heureuse, des jeux innocents et de l'euphorie de sentir son corps s'envoler au gré du rythme de la balançoire? «Percevant enfin ses mots débités à voix basse, j'écoutais un inconnu, non, pas mon père: «pas mon père», me répétais-je. Un homme, à côté de moi, soliloquait. Je comprenais mal: ce n'était ni l'escapade du cousin, ni ma désobéissance qui le révoltait. C'était, je le devinais lentement, le fait que «sa fille, sa propre fille, habillée d'une jupe courte, puisse, au dessus des regards des hommes, montrer ses jambes!» Sa fille montrait ses jambes. Pas moi, il ne s'agissait pas de moi, mais d'une ombre quasiment obscène!» (O.S, p. 147-148) Le père, «mon père» se transforme ainsi en «un homme», un «inconnu» qui dresse de «sa fille» un portrait hideux, «obscène» tuant au fond de son âme toute joie et interrompant l'élan naturel de ses passions. Et voilà que la narratrice Isma avance une «vérité» terrible, une maxime qui condamne à jamais les rapports père-fille et attribue aux pères une qualité hideuse: celle d'assassins de leur propre progéniture: «Je découvrais difficilement cette vérité: un père qui ne se présente au mieux qu'en organisateur de précoces funérailles». (O.S, p. 147). Le caractère abstrait de cette formule n'est absolument pas difficile à deviner. L'usage de l'article indéfini pour désigner le substantif «père» opère une particularisation de cette réalité amère. La narratrice de A.F, vivant ou revivant une véritable crise de l'être occasionnée par ses rapports ambivalents avec son père et avec la langue française, n'aurait pas osé avouer cette «vérité». Encore un autre exemple qui démontre les limites qu'impose l'écriture autobiographique à l'auteur et les horizons étendus qu'ouvre devant son héroïne Isma le passage à un registre fictif. Néanmoins, la narratrice de A.F choisit d'établir autrement une distance entre elle et son père. Voilée, pudique, elle s'abrite derrière la voix de sa mère et d'autres voix de femmes. Le père, «mon père» se transforme alors en «lui», en 88 «il», vocable cher aux femmes et qui leur sert à désigner l'époux; pronom personnel de l'absent qu'Emile Benveniste qualifie de «non-personne»1. Et la narratrice se range aux rangs des femmes de sa ville reproduisant l'écho de la voix maternelle: «Ma mère, comme toutes les femmes de sa ville, ne désignait jamais mon père autrement que par le pronom personnel arabe correspondant à «lui». Ainsi, chacune de ses phrases, où le verbe, conjugué à la troisième personne du masculin singulier, ne comportait pas de sujet nommément désigné, se rapportait-elle naturellement à l'époux». (A.F, p. 46) VI . B . 2 - «Il» pronom de l'absent: S'opère alors un retournement de la situation: les pères, les époux, les frères qui entretiennent habituellement à la fois le respect et la peur se confondent désormais dans l'anonymat. Ce ne sont que des hordes d'hommes qui n'ont aucune utilité aux yeux de leurs épouses, filles ou sœurs: «Ces oncles, cousins, parents par alliance se retrouvaient confondus dans l'anonymat du genre masculin, neutralité réductrice que leur réservait le parler allusif des épouses». (A.F, p. 47) Réhabitant la durée des femmes de sa cité natale, se remémorant leurs conversations dans le patio, la narratrice fait souvent allusion à «L'époux évoqué par un «il» trop présent». (A.F, p. 175) Absence «réductrice» ou présence majestueuse? Cette façon de parler des hommes, la narratrice en fait sa loi. Son père, qui d'ailleurs n'intervient jamais dans A.F, est très rarement associé au possessif. Il est «le père», emblème de tout père tyrannique, incompréhensif dans la société algérienne. «L'«Homme» pour reprendre en écho le dialecte qui se murmure dans la chambre…» (O.S, p. 9) est encore plus haïssable dans O.S. Sa présence anime une angoisse profonde dans l'âme de Hajila. «Sa voix saccadée a traversé l'espace. «Il» se tient sur le seuil, non loin». (O.S, p. 16) Cette proximité exerce sur le 1. Problèmes de linguistique générale I, Gallimard, 1966, p. 231. 89 personnage une terreur immense. Le départ de l'homme ne peut, pour cette raison, être qu'un salut pour elle: «Plus personne dans la pièce: «il» s'est éloigné. Ses souliers crissent régulièrement sur les dalles. «Il» tousse; «il» ouvre des portes; «il» est parti. «Il» est vraiment sorti […] L'homme est vraiment sorti; l'homme, tous les hommes!» (O.S, p. 16) Cette peur du mâle, c'est en fait la société qui l'a enracinée dans le cœur et l'esprit de Hajila. L'homme, le «maître» qui est venu demander sa main un jour n'a pas été interrogé sur son statut social; «Veuf ou divorcé avec deux enfants, qu'il avait eus d'une épouse ou de deux, comment savoir, qui allait le lui demander?» (O.S, p. 22) Le dialogue avec l'homme est donc totalement absent dans la société algérienne. Dire l'impuissance de l'homme semble être un sacrilège; ainsi Hajila ne sachant comment avouer à sa mère l'incapacité de l'homme «lié» à la pénétrer: «Comment dire qu'«il» était responsable?» (O.S, p. 26) L'homme, souverain, ne s'abaisse pas jusqu'à appeler sa femme par son nom. Des codes, relevant d'autres signes que de ceux du langage humain, sont établis pour servir à l'époux de moyen de communication avec l'épouseesclave. Le son de la babouche permet ainsi au père de Houria d'ordonner à la mère de le rejoindre, pendant la nuit, dans sa couche: «Une demi-heure après environ, […] un signal était émis: le père se saisissait de sa babouche en cuir marocain posée sur le tapis à portée de sa main et il heurtait le sol de trois petits coups rapides, insistants. Silence […]. Le père reprenait le signal plus impérativement, une deuxième, quelquefois une troisième fois. La mère se levait, tâtonnait dans le noir pour rejoindre l'époux, de l'autre côté. Revenait à sa place, un long moment après, une fois terminés les ébats qu'il avait exigés de cette manière péremptoire». (O.S, p. 142) Le mari de Hajila l'appelle autrement. Il tousse, feint d'avoir besoin d'un cendrier pour entraîner la femme-esclave dans son lit d'acajou: «Le mari toussait; il appelait pour que tu lui apportes un cendrier. Tu entrais dans cette chambre. Un lit neuf, en acajou comme l'armoire, se trouvait là. Il te paraissait trop haut; était-ce un trône, une estrade? Tu étendais ton corps près de l'autre corps. Tu prenais soin de ne rien frôler. Dans le noir, une main tâtait tes seins, puis ton ventre contracté. Tu suspendais ton souffle. Tu attendais sans dormir. Tu te levais peu après dans le noir pour t'allonger plus bas, sur le matelas posé à même le tapis, au pied du lit moderne». (O.S, p. 25) 90 Le lit réfère ici à un monde vertical, à un espace phallocratique. La terre est par contre l'espace maternel familier à Hajila. L'homme impuissant réitère plusieurs fois sa demande, il se heurte chaque fois à son incapacité, à la mise en question de sa virilité: «Dans l'autre chambre, le mari a toussé. Il doit être allongé sur le lit d'acajou. Il appelle pour que tu lui apportes le cendrier. Tu étends ton corps près de son corps. Tu prends soin de ne rien frôler. Dans le noir, une main tâte tes seins…» (O.S, p. 29) Les points de suspension sont destinés ici à mettre en relief l'impuissance lâche de l'homme. L'emploi du présent, après une séquence semblable à l'imparfait itératif, accentue la routine de l'action. Ainsi, les gestes de l'homme deviennent comme un rituel qui n'aboutit jamais à sa fin. Ces codes institués par les hommes pour s'adresser aux femmes installent un immense espace d'incompréhension entre eux et aboutissent à une rupture définitive qui condamne à jamais l'image du couple. Comment peut-il y avoir communication si le son employé par l'homme pour apostropher sa femme ne renvoie pas, pour elle, au référent désigné par ce dernier? «Tu te rappelles la première fois où il t'a parlé — tu as tourné la tête pour chercher l'interlocuteur: tu n'existes pas plus qu'un fantôme!» (O.S, p. 37) Le langage, où s'opère un décalage entre le signifiant et le référent, ne remplit donc pas sa fonction communicative; le dialogue est totalement rompu dans les rapports homme-femme. Pour la narratrice de A.F, l'enjeu est manifeste: il s'agit de choisir l'un des deux camps séparés par un gouffre infranchissable. Le camp du père qui a ouvert devant elle le chemin de l'école ou celui de la mère de la chaleur de laquelle elle a été très tôt privée? La réponse ne se fait pas attendre, elle vient à la suite du constat d'échec qu'elle dresse de son entreprise autobiographique, échec causé par la langue française que lui a enseignée le père. La langue-mère, l'arabe paraît alors comme un champ inaccessible, comme un paradis, une poésie primitive qui ne s'accommode pas à son appareil vocal occidentalisé. V . C - LA «PLETHORE AMOUREUSE» PERDUE DE LA LANGUE-MERE: 91 Pour Georges Gusdorf: «Le commencement des écritures du moi correspond à une crise de la personnalité; l'identité personnelle est mise en question, elle fait question; le sujet découvre qu'il vivait dans le malentendu. Le repli dans le domaine de l'intimité répond à la rupture d'un contrat social fixant le signalement d'un individu selon l'ordre d'apparences usuelles dont l'intéressé s'aperçoit brusquement qu'elles sont abusives et fondées»1. C'est en fait le cas d'Assia Djebar qui s'est trouvée confrontée à la fois à l'injustice de la société à l'égard de la femme recluse et à l'envie irrésistible de connaître le sort de cette femme. Là apparaît la gravité de la faute originelle du père qui a causé la mutilation de la narratrice coupée de sa langue maternelle. Elle qui n'arrive même pas à déchiffrer un poème d'Imriou el Quaïs: «Dès lors, quels mots de l'intimité rencontrer dans cette antichambre de ma jeunesse? Je n'écrivais pas pour me dénuder, même pas pour approcher du frisson, à plus forte raison pour le révéler; plutôt pour lui tourner le dos, dans un déni du corps dont me frappent à présent l'orgueil et la sublimation naïve». (A.F, p. 72) C'est alors que se manifeste la nostalgie de la narratrice à l'égard de sa langue maternelle, de sa culture arabe et même du harem tant détesté par les femmes et qu'elle qualifiait autrefois de geôle2. «Le français m'est langue marâtre. Quelle est cette langue mère disparue, qui m'a abandonnée sur le trottoir et s'est enfouie?… Langue-mère idéalisée ou mal-aimée, livrée aux hérauts de foire ou aux seuls geôliers!… Sous le poids des tabous que je porte en moi comme héritage, je me retrouve désertée des chants de l'amour arabe. Est-ce d'avoir été expulsée de ce discours amoureux qui me fait trouver aride le français que j'emploie?» (A.F, p. 240) Il s'agit ici d'un cri de désespoir, de lassitude après la constatation amère de l'aboutissement impossible de l'entreprise autobiographique. Les interrogations, les exclamations poussent l'introspection entravée jusqu'à son point culminant et la font chuter d'un trait pour l'enrober de la fadeur désespérée et désespérante de la langue française. Cette langue coupée de toute référence à la culture du pays d'origine de l'auteur n'a d'ailleurs pas manqué de lui jouer un tour dans le chapitre consacré dans A.F à «LA COMPLAINTE D'ABRAHAM» (A.F, p. 191). En réalité, dans la tradition islamique, l'enfant d'Abraham dont 1. Les Ecritures du moi: lignes de vie I, op. cit, p. 23. 2. «Le geôlier d'un corps sans mots […] peut finir, lui, par dormir tranquille: il lui suffira de supprimer les fenêtres, de cadenasser l'unique portail, d'élever jusqu'au ciel un mur orbe». (A.F, p.11) 92 Dieu a exigé le sacrifice est Ismaël et non Isaac. L'écriture est alors vécue comme une trahison de la poésie maternelle qui évoque le bonheur et la plénitude. Au dire de Béatrice Didier cette appréhension de l'écriture est vécue par toute femme écrivain: «Je veux bien que toute écriture soit transgression, et qu'écrire soit pour l'homme aussi enfreindre un interdit. Disons simplement que la transgression sera double ou triple chez la femme. Il s'agira non seulement de transgresser l'interdit de toute écriture, mais encore de le transgresser par rapport à l'homme et à la société phallocratique. De le transgresser aussi peut-être par rapport à une sorte de vocation de la voix, du chant, de la tradition orale qui a été assumée par les femmes. Parce que tel était l'intérêt de la société? Parce que pour l'enfant, fille ou garçon, la première voix est la voix maternelle, mais que la fille plus que le garçon se sent l'obligation de reprendre et de perpétuer le chant de la mère. D'où un certain malaise de la femme à l'égard de l'écriture qui ne lui semble pas toujours adéquate pour transcrire ce chant. Ecrire c'est figer sur une feuille de papier une modulation qui risque d'y perdre vie. Pour la femme, plus que pour l'homme, la lettre est morte. Alors reprend tout son poids le discours social qui l'incite à travailler de «pierres vives», et à faire des enfants plutôt que des livres»1. Assia Djebar, elle, ne cède pas à ce «discours social», elle s'obstine à écrire et même à écrire son autobiographie. Cependant, l'exil de la langue-mère la contraint à l'abdication et la conduit vers un échec cuisant. Le sentiment de l'échec du projet autobiographique accentue donc cette amertume et ce vide que devait combler la chaleur de la langue maternelle: «En fait, je recherche, comme un lait dont on m'aurait autrefois écartée, la pléthore amoureuse de la langue de ma mère». (A.F, p. 76) La soif sera non seulement accablante, mais aussi constante et impossible à étancher. La description du paradis perdu de l'enfance, de la poésie primitive de la langue maternelle se déroule alors comme une longue plainte aiguë, sourde et déchirante. L'enfance paraît alors comme «cette «spacieuse cathédrale» où les femmes aiment à revenir, à se recueillir: là il leur semble retrouver leur véritable identité, comme dans une nostalgie de leur intégrité originelle. Nostalgie peut-être aussi d'un langage, fait de balbu-tiements et de cris, de sensations et d'images plus que de mots»1. 1. 1. L'Ecriture-femme, op. cit, p. 17. L'Ecriture-femme, op. cit., p. 25. 93 Ce langage est maintes fois regretté, sa poésie est appuyée, adulée. «LA COMPLAINTE D'ABRAHAM» (A.F, p. 191) souligne ainsi le caractère primitif et l'intensité de la langue arabe: «Autant que la tristesse du timbre […], la texture même du chant, sa diaprure me transportaient: termes rares, pudiques, palpitants d'images du dialecte arabe. Cette langue que le ténor savait rendre simple, frissonnait de gravité primitive». (A.F, p. 193) Le patio, lieu où s'organisaient les rencontres quotidiennes des femmes, est assimilé à une scène de théâtre où se meuvent des actrices dont les costumes dessinent le rôle et dont l'éloquence accentue l'habileté à animer la scène: «[…] salutations et bénédictions s'entrecroisent dans un échange presque mimé.[…] Ainsi se déroule le théâtre des citadines assises qui se font témoins, tant bien que mal, de leur propre vie. Dans ces réunions, peu importe, le spectacle des corps et le folklore des costumes: le calicot et les sérouals des vieilles datent du début du siècle, les roses d'or trembleuses au-dessus du front, les tatouages au «harkous» entre les sourcils peints des brus figées ne changent pas depuis deux ou trois générations… […] la litote, le proverbe, jusqu'aux énigmes ou à la fable transmise, toutes les mises en scène verbales se déroulent pour égrener le sort, ou le conjurer, mais jamais le mettre à nu». (A.F, p. 175-176) Mimes, «théâtre», «spectacle», «folklore», «costumes», «litote», «proverbe», «énigmes», «fable», «mises en scène»: tout le vocabulaire employé dans cette séquence vise à accentuer le caractère poétique, théâtral de ces rencontres, de ces conversations de femmes. Et la narratrice de renchérir sur le goût amer qu'a laissé en elle la séparation d'avec ces femmes, l'expulsion de ce théâtre qui assure une certaine continuité de l'enfance et de ses jeux: «Laminage de ma culture orale en perdition: expulsée à onze, douze ans de ce théâtre des aveux féminins, ai-je par là même été épargnée du silence de la mortification?» (A.F, p. 177) Tel un nourrisson qui cherche désespérément le sein maternel, elle se réfugie dans des lieux clos qui évoquent l'antre sécurisant, chaud et fermé de la mère. Les visites successives en compagnie de certaines parentes lors de son enfance au Saint de la ville dressent en elle le souvenir du bain turc, univers liquide où des voix de femmes se répandent en écho continu: «Dans l'ombre de la masure fruste, aux murs de pisé, au sol tapissé de nattes, des dizaines d'anonymes, venues des hameaux et des fermes voisines, se lamentent, psalmodient dans ce lieu écrasé d'odeurs. Par ses 94 miasmes de transpiration et de moiteur, l'atmosphère me rappelle l'antichambre d'un hammam où le ruissellement lointain des fontaines serait remplacé par le murmure des voix écorchées». (A.F, pp. 191-192) Le harem communément critiqué et méprisé représente, à ses yeux, un rempart qui a empêché l'aliénation des femmes et a garanti la conservation de la culture arabe des dérives où allait l'entraîner le contact avec les sociétés occidentales. La figure des «mères-gardiennes» se confond alors avec celle des murs qu'ont élevés autour d'elles les frères et les pères: «Jamais le harem, c'est-à-dire l'interdit, qu'il soit d'habitation ou de symbole, parce qu'il empêcha le métissage de deux mondes opposés, jamais le harem ne joua mieux son rôle de garde-fou; comme si les miens décimés, puis déracinés, comme si mes frères et par là mes geôliers, avaient risqué une perte de leur identité: étrange déréliction qui fit dériver jusqu'à leur figure sexuelle…» (A.F, p. 145) Dans O.S, les références au dialecte arabe sont multiples; il est plus précisément fait un large usage des mots appartenant à ce dialecte: «Fantasia», «Derra» (O.S, p. 100), «saroual» (O.S, p. 111), «haïk» (O.S, p. 80), «nue» dans le sens de dévoilée (O.S, p. 35), «il» pour désigner l'homme (O.S, p. 80 et dans beaucoup d'autres pages1)… et la liste n'est pas close. Isma, elle, prône le retour à l'enseignement de la langue maternelle et se promet d'arracher sa fille à la tyrannie paternelle pour s'occuper elle-même de son éducation: «Quand je serai institutrice (je reprendrai l'enseignement de la langue maternelle), il me suffira d'ouvrir la fenêtre: pendant le cours de chant, la classe voisine résonnera du chœur des enfants. Avec un peu d'attention, je pourrai percevoir le timbre de mon unique. A la récréation, nous nous saluerons, les paupières plissées par discrétion, comme des amies masquées ; notre connivence se prolongera au retour jusqu'à la nuit qui nous réunira. «C'est fini, me dirai-je, errant dans les ruines romaines. Que m'importe si, par malheur, je devais trouver prise dans l'interdit, me réenfoncer sous le haïk de la tradition? Je tiens la main de ma fillette, je la tire au soleil, je l'aiderai, elle, à ne pas s'engloutir!»» (O.S, pp. 79-80) Derrière ce discours d'Isma se dissimule l'amertume d'une femme qui a été privée de la poésie de la langue maternelle et qui veut empêcher, par tous les 1. Cf analyse précédente: «Il» pronom de l'absent. 95 moyens, que cette faute originelle ne se reproduise et ne trouble à son tour la vie de sa fillette. La densité poétique de la langue de la mère se sent même, pour la narratrice de A.F, à travers ce cri de joie, ce hululement que sa mère pousse quand la narratrice reçoit un prix à l'école coranique: «L'école coranique, antre où, au-dessus des enfants pauvres trônait la figure hautaine du cheikh, devenait, grâce à la joie maternelle ainsi manifestée, l'îlot d'un éden retrouvé». (A.F, p. 206) Coupée de cet «éden», elle se trouve exilée du chant maternel et sa gorge la trahit à chaque fois qu'elle cherche à reproduire ce cri de joie maternel, ce cri commun à toutes les femmes de son pays: «Elles rythmaient la rencontre par leurs clameurs vrillées qui s'élançaient en gerbes. Ce cri ancestral de déchirement — que la glotte fait vibrer de spasmes allègres — ne sortait du fond de ma gorge que peu harmonieusement. Au lieu de fuser hors de moi, il me déchirait. Je préférais écouter la longue vocifération de ma mère, mi-roucoulement, mihululement qui se fondait d'abord dans le chœur profus, puis le terminait en une vocalise triomphale, en long solo de soprano». (A.F, p. 144) C'est alors à un autre cri qu'elle consacre ses efforts de reconstitution de cette poésie primitive. Telle une muette, elle entraîne sa voix à pousser des cris, à retrouver la «texture» de la voix maternelle. V . D - LE CRI COMME ALTERNATIVE: Faute de pouvoir s'exprimer par le biais de la plume, faute de pouvoir se dire, la langue étant liée et la gorge nouée, la narratrice de A.F cherche désespérément le moyen de parler, de s'écrire. Démunie de tout moyen d'expression, aphasique, la seule alternative pour elle est le cri, c'est par là que passe l'apprentissage de la langue maternelle, du cri primitif des femmes de son pays. 96 «La fièvre qui me presse s'entrave dans ce désert de l'expression. Ma voix qui se cherche quête l'oralité d'une tendresse qui tarde. Et je tâtonne, mains ouvertes, yeux fermés pour scruter quel dévoilement possible… Enfoui dans l'antre, mon secret nidifie; son chant d'aveugle recherche le chas par où il s'envolerait en clameur». (A.F, p. 72) La roman se peuple alors de cris, cri de la défloration, cris de désespoir d'une femme malheureuse dans sa vie conjugale, plaintes des femmes qu'elle a connues quand elle était enfant. Tous ces cris se répandent en échos prolongés jusqu'à se rencontrer dans O.S où l'écriture elle-même se transforme en clameur aiguë qui accuse la société et les hommes de tenir les rênes de l'esclavage des femmes. Pour Pierre Van Den Heuvel, l'écriture «C'est le refus du langage et de ses clichés, l'abandon du syntagme et de la phrase, la destruction du symbole du mot. C'est un retour à la non-parole, ou plutôt à la parole première, irrationnelle, non construite, désarticulée. Transgressant le fonctionnement normal du langage contre lequel il se révolte, le sujet retrouve dans le cri la parole originelle la plus expressive, non encore chargée de dénotation, l'antisignifié par excellence. Il y retrouve aussi l'acte primitif désappris du souffle physique, transporté dans le texte par le mouvement chaotique de l'écriture et par des images qui traduisent l'effort physique de l'expulsion vocale et son effet de délivrance»1. V. D . 1 - Cri de la défloration: Le troisième et dernier chapitre autobiographique de la seconde partie «LES CRIS DE LA FANTASIA» (A.F, p. 57) raconte le mariage de la narratrice. Nous avons déjà vu que cette nuit de noces et précisément l'acte d'amour étaient pratiquement occultés. Cependant, une large part est faite au «cri de la défloration» que la narratrice affectionne comme un nouveau-né sorti tout droit de ses entrailles: 1. Parole, mot, silence, op. cit., p. 59. 97 «Et j'en viens précautionneusement au cri de la défloration, les parages de l'enfance évoqués dans ce parcours de symboles. Plus de vingt ans après, le cri semble fuser de la veille: signe ni de douleur, ni d'éblouissement… Vol de la voix désossée, présence d'yeux graves qui s'ouvrent dans un vide tournoyant et prennent le temps de comprendre. Un cri sans la fantasia qui, dans toutes les noces, même en l'absence de chevaux caparaçonnés et de cavaliers rutilants, aurait pu s'envoler. Le cri affiné, allégé en libération hâtive, puis abruptement cassé. Long, infini premier cri du corps vivant». (A.F, p. 122) Ce cri est donc le cri de la naissance de la narratrice, de sa résurrection. C'est le signal de départ d'une nouvelle vie. L'acte d'amour se résume dans ce cri «l'amour, c'est le cri» (A.F, p. 124). Cri de la libération du joug oppressant de l'homme: «Le cri, douleur pure, s'est chargé de surprise en son tréfonds. Sa courbe se développe. Trace d'un dard écorché, il se dresse dans l'espace; il emmagasine en son nadir les nappes d'un «non» intérieur. Ai-je réussi un jour, dans une houle, à atteindre cette crête? Ai-je retrouvé la vibration de ce refus? Dans cette orée, le corps se cabre, il coule son ardeur dans le cours du fleuve qui passe. Qu'importe si l'âme fuse alors, irrépressiblement?» (A.F, p. 123) Ce cri est aussi celui de la négation, du refus de l'homme. Le «fiancé» (A.F, p. 119), le «marié» (A.F, p. 120), une fois la mariée pénétrée, devient «l'homme»: «— […] «Il» vous emmènera dormir à l'hôtel! […] Puisque le destin ne me réservait pas des noces de bruits, de foule et de victuailles, que me fût offert un désert des lieux où la nuit s'étalerait assez vaste, assez vide, pour me retrouver face à «lui» — j'évoquai soudain l'homme à la manière traditionnelle. […] Non, me dis-je, ni Dieu, ni quelque formule magique ne protègeront cet amour que l'homme espère «jusqu'à la mort»». (A.F, p. 123-124) Le cri de la défloration ayant amorcé le refus, des cris de protestation vont désormais proliférer dans A.F. «SISTRE» (A.F, p. 125) est le titre d'une page en italique venant à la suite de ce chapitre consacré à la nuit de noces pour le conclure ainsi que toute la deuxième partie du roman. L'usage de l'italique correspond toujours dans les œuvres d'Assia Djebar à une réflexion intérieure de la narratrice. Ce discours intérieur retrace ici les étapes de la naissance du cri, le passage du silence, au murmure, à une clameur assourdissante. Le son [K] se trouvait déjà alors 98 remplacé dans plusieurs phrases du chapitre précédent par [s]: «Le corps se cabre, il coule son ardeur dans le cours du fleuve qui passe». (A.F, p. 123) De cette page en italique se dégage une ardeur poétique. Les sons se conjuguent comme dans un concert de musique, les instruments se relayent et reconstituent la poésie et la virulence du cri féminin, cri de la défloration, cri ancestral de joie ou de douleur, de plaisir ou de supplice. Tout un registre de sons traverse cette page intense du cri qui la déborde et se détache des mots pour exister, pour naître et faire exister la narratrice. Silence Râles ruisseaux de sons échos murmures chuchotements susurrant langue chuintements souffles Râles soupirs clapotis rires plaintes craille Mots mutité [ ], [K], [m] (soliloque, murmure, chuintement) => [s] Voix pour rompre le silence. Phonèmes sourds => apprentissage de la parole => plainte, cri Cri, plainte, râle, voix, rire => vie râles sourd plainte chant Soufflerie Silence Là est l'inventaire des termes qui renvoient au lexique du bruissement. Le passage des consonnes chuintantes aux consonnes sifflantes est apparent, il 99 procure au cri poussé une sonorité très élevée et le fait fuser hors de la gorge de la narratrice. Le silence continue cependant à être le rempart de la geôle qui cantonne ce cri et l'empêche de dériver, c'est la digue qui arrête le magma des sons et emprisonne la voix: «Silence rempart autour de la fortification du plaisir, et de sa digraphie. Création chaque nuit. Or broché du silence». (A.F, p. 125) Le silence règne donc en maître dans la vie conjugale de toute femme. Des cris de la narratrice l'interrompent toutes les nuits, brillent par éclairs dans l'opacité noire du mutisme qui lui est imposé. Ainsi chaque cri renvoie-t-il à un non de protestation, de refus. C'est en réalité seulement l'absence des voyeuses et des oreilles indiscrètes qui a permis à la narratrice de laisser libre cours à sa voix, de pouvoir l'entraîner tous les soirs et venger le mutisme des femmes de son pays, leurs cris étouffés, leurs voix écorchées: «Il n'y a pas eu les yeux des voyeuses rêvant de viol renouvelé. Il n'y a pas eu la danse de la mégère parée du drap maculé, ses rires, son grognement, sa gesticulation de Garaguz de foire — signes de la mort gelée dans l'amour, corps fiché là-bas sur des monceaux de matelas… L'épousée d'ordinaire ni ne crie, ni ne pleure: paupières ouvertes, elle gît en victime sur la couche, après le départ du mâle qui fuit l'odeur du sperme et les parfums de l'idole; et les cuisses refermées enserrent la clameur». (A.F, p. 124) La narratrice, grâce à la chance qui lui a été donnée de se marier hors de sa terre natale, grâce à la nudité des lieux où s'accomplit l'acte d'amour la nuit de noces, est une femme particulière: elle a une voix qui, si elle ne peut dire sa passion en langue maternelle, peut au moins s'associer aux cris emmagasinés dans le ventre des femmes de son pays et ressusciter leurs voix qui, avec sa voix à elle, formeront un chœur déchirant le silence et libérant la Femme de son mutisme incurable. V . D . 2 - Cri du refus: 100 Pour réaliser ce rêve de ressusciter les voix des femmes, la voix de la narratrice s'impose donc un entraînement dur, aussi insupportable que sa vie conjugale semée de malheurs et de misère. «LES DEUX INCONNUS» (A.F, p. 129), premier chapitre du premier mouvement de la troisième partie met en scène deux cris de désespoir poussés par la narratrice, deux cris qui, à chaque fois, se mêlent aux cris d'inconnus. Et voilà que la voix quitte son cantonnement dans la chambre conjugale, investit l'espace, atteint les oreilles des autres et se confond même avec d'autres voix étrangères. Les cris des deux inconnus mêlés au cri de la narratrice ont un effet libérateur; ils se situent à l'entrée et à la sortie de l'histoire d'amour et bouclent ainsi le cycle des malheurs qui tourmente la narratrice. Ils se présentent comme des échos ou des prolongements du cri de la défloration. Cri du conducteur du tramway qui a arrêté de justesse la machine devant un corps d'adolescente allongé sur les rails, celui de la narratrice; cri d'un inconnu dans la rue Richelieu qui se prend de compassion pour la narratrice adulte qui crie, qui souffre: «Deux inconnus m'ont frôlée, chaque fois dans l'éclat d'un cri, peu importe que ce fût l'un ou l'autre, ou que ce fût moi qui le poussai. […] Deux messagers se dressent donc à l'entrée et à la sortie d'une histoire d'amour obscure. Aucun étranger ne m'aura, de si près, touchée». (A.F, p. 129 et 132) Fondue dans les voix des autres, la voix de la narratrice existe, elle n'est plus prisonnière de la chambre nuptiale, elle se transforme en être indépendant, détaché de son auteur, de la narratrice même: «Tandis que la solitude de ces derniers mois se dissout dans l'éclat des teintes froides du paysage nocturne, soudain la voix explose. Libère en flux toutes les scories du passé. Quelle voix, est-ce ma voix, je la reconnais à peine». (A.F, p. 131) Le cri a désormais une existence autonome. Il se mue en un être indépendant, en un nouveau-né dont la conception s'est étalée sur des années. Comme le premier jour de sa conception, comme le cri de la défloration, le cri de la protestation sort au monde dans une explosion inattendue, il crée un effet de surprise. 101 Dépassée par sa voix, la narratrice se trouve dans un état d'inconscience, elle ne se contrôle plus, elle est hors d'elle: «Comme un magma, un tourteau sonore, un poussier m'encombre d'abord le palais, puis s'écoule en fleuve rêche, hors de ma bouche et, pour ainsi dire, me devance». (A.F, p. 131) «Magma», volcan, explosion, «scories» volcaniques, déchets de laves: la bouche de la narratrice s'apparente ici à l'embrasure d'un volcan. Le «poussier», poussière de charbon, évoque les cavernes des siens incendiées par les colons. «Un long, un unique et interminable pleur informe, un précipité agglutiné dans le corps même de ma voix d'autrefois, de mon organe gelé; cette coulée s'exhale, glu anonyme, traînée de décombres non identifiés… Je perçois, en témoin quasi indifférent, cette écharpe écœurante de sons: mélasse de râles morts, guano de hoquets et de suffocations, senteurs d'azote de quel cadavre asphyxié en moi et pourrissant. La voix, ma voix (ou plutôt ce qui sort de ma bouche ouverte, bâillant comme pour vomir ou chanter quelque opéra funèbre) ne peut s'interrompre. Peut-être faut-il lever le bras, mettre la main devant la face, suspendre ainsi la perte de ce sang invisible?» (A.F, p. 131) La voix, jadis «organe gelé», est ici une personne qui a un «corps» qui lui est propre. Ce paragraphe est chargé de mots relevant du registre de la mort («organe gelé», «décombres», «râles morts», «guano de hoquets et de suffocations», «cadavre asphyxié et pourrissant», «opéra funèbre», «sang»). Cette mort de l'ancienne voix de la narratrice, de son «organe gelé» s'accompagne en fait d'une résurrection, de la naissance de sa nouvelle voix, voix libre, purifiée de l'amour et du silence. Deux fardeaux qui pèsent énormément sur la gorge des femmes. La mort de cet «organe» pétrifié de la narratrice signe la mort de l'amour, le déchirement du tissu opaque et imperméable du silence. La narratrice amoureuse, silencieuse, angoissée cède le pas à la narratrice révoltée dont l'arme est ce râle neuf, puissant, ravageur. Cette «voix de l'étrange, ce lamento qui m'appartient malgré moi» (A.F, p. 132), dit-elle. «Pleur », cri, «râles», chant «funèbre», «sang invisible»: tout vise à nous plonger dans un univers de souffrance, douleur de l'accouchement qui donne naissance à un être nouveau, plein de force et d'ardeur: «Son émoi a dérivé parce que, dit-il, «je crie». Est-ce là que finit le bourdonnement souterrain de ma révolte entravée?… La réaction de cet inconnu, je la perçois soudain en révélateur, je la reçois en couverture tendue. Aucune écoute ne peut plus m'écharner. […] 102 D'avoir entendu l'homme supplier, tel un ami, tel un amant, m'exhuma peu après de l'enfouissement. Je me libérai de l'amour vorace et de sa nécrose. Rire, danser, marcher chaque jour. Seul le soleil peut me manquer». (A.F, p. 132) Les voyeurs ne font plus peur à la narratrice: ceux qui ont lu ses lettres d'amour dont le père, ceux qui l'ont volée. Crier devant tout le monde puisqu'elle a expulsé l'amour qui la liait, lui nouait la gorge et l'entraînait dans une descente aux enfers vers l'obscurité, le feu et la mort. «Deux messagers», les inconnus, grâce à leur écoute, à leur compassion devant ses malheurs, la sauvent de cette malédiction. Conçu lors de la nuit de la défloration, le cri grandit, se nourrit du désespoir de la narratrice, se prolonge jusqu'au premier chapitre du premier mouvement de la troisième partie où il voit le jour et libère son auteur de l'illusion où elle plongeait, de l'abîme qui l'engloutissait. Au lieu de concevoir un enfant, elle a donc conçu ce cri, cette voix de la révolte, cette arme salutaire qui la protègera désormais de l'injustice de l'Homme. Cette voix se substitue alors à sa plume, elle se transforme en écriture-cri qui appuie la texture des voix des femmes d'autrefois reléguées dans le harem où on leur imposait silence. V . D . 3 - L'écriture-cri: Les femmes d'autrefois, les aïeules vivaient sous le joug du silence. Muettes, elles ne possèdent ni voix ni langue, leur langage se limite à des allusions brèves, métaphoriques à leur malheur, à des murmures, des plaintes sourdes qui ne se font entendre que lors des réunions dans le patio: «Chaque rassemblement, au cours des semaines et des mois, transporte son tissu d'impossible révolte […]. Toutes les mises en scène verbales se déroulent pour égrener le sort, ou le conjurer, mais jamais le mettre à nu». (A.F, p. 176) C'est pour changer cet état de fait que la narratrice de A.F a décidé de réveiller les mortes, les mères et les aïeules ensevelies, pour leur apprendre à crier comme elle et finalement à parler, à exercer leur voix à la révolte. 103 Dans la troisième partie: «LES VOIX ENSEVELIES» (A.F, p. 127), le cri de la narratrice procurera des voix aux mortes. Cette partie se compose de mouvements, mot qui souligne la liberté de la voix et du corps grâce au cri. Ainsi le premier chapitre du deuxième mouvement s'intitule «TRANSES» (A.F, p. 163), il reconstitue une séance de transe de la grand-mère maternelle de la narratrice: comme le cri de cette dernière, la voix de l'aïeule déroule son chant d'abord très bas, comme un chuchotement, un murmure puis le cri fuse très violent et déchire l'espace: «Enfin la crise intervenait: ma grand-mère, inconsciente, secouée par les tressaillements de son corps qui se balançait, entrait en transes. Le rythme s'était précipité jusqu'à la frénésie.[…] L'aveugle adoucissait le thrène, le rendait murmure, râle imperceptible; s'approchant de la danseuse, elle chuchotait, pour finir, des bribes du Coran. Un tambour scandant la crise, les cris arrivaient: du fond du ventre, peut-être même des jambes, ils montaient, ils déchiraient la poitrine creuse, sortaient enfin en gerbes d'arêtes hors de la gorge de la vieille. On la portait presque, tandis que, transformant en rythmique ses plaintes quasi animales, elle ne dansait plus que de la tête, la chevelure dénouée, les foulards de couleurs violentes, éparpillés sur l'épaule». (A.F, pp. 164-165) «Crise», «chant», «murmure», «râle imperceptible», «chuchotement», «cris du ventre», déchirement de la poitrine, «gerbes d'arêtes», «plaintes animales»: tout le vocabulaire employé ici semble étrangement renvoyer au cri de la défloration poussé par la narratrice lors de la nuit de noces. D'ailleurs «crise» ou «cirse» (A.F, p. 125) qu'importe le sens si ce qui vaut ici ce sont les sons, et surtout les sons aigus qui gagnent petit à petit en sonorité. Ainsi les cris de l'aïeule «se bousculaient d'abord, se chevauchaient, à demi étouffés, puis ils s'exhalaient gonflés en volutes enchevêtrées, en courbes tressées, en aiguilles». (A.F, p. 165) N'était-ce pas ainsi, en «courbes tressées» que la voix de la narratrice s'était déroulée? Cri de souffrance, cri de refus, de révolte: «Long silence, nuits chevauchées, spirales dans la gorge. Râles, ruisseaux de sons précipices, sources d'échos entrecroisés, cataractes de murmures, chuchotements en taillis tressés, surgeons susurrant sous la langue, chuintements, et souque la voix courbe qui, dans la soute de sa mémoire, retrouve souffles souillés de soûlerie ancienne». (A.F, p. 125) 104 La «voix courbe» n'a donc fait que mimer le cri maternel. Tous ces sons renvoient au schéma de l'écriture: entrecroisement, cri, phrases tressées, courbe, spirale. C'est l'écriture-cri, la déchirure, l'écriture-blessure. «La voix et le corps de la matrone hautaine m'ont fait entrevoir la source de toute douleur: comme un arasement de signes que nous tentons de déchiffrer, pour le restant de notre vie». (A.F, p. 165) Silence à comprendre, silence à rompre. Ainsi se noue l'écriture de la narratrice qui s'entête à réveiller les mortes. «LE CRI DANS LE RÊVE» (A.F, p. 217), premier chapitre du quatrième mouvement tente de ressusciter sa grand-mère paternelle, de «lui redonner voix»: «Elle seule, la muette, par ce geste des mains enserrant mes pieds, reste liée à moi… C'est pourquoi, je crie; c'est pourquoi, dans ce rêve accompagnant le défilé de mes ans, elle revient en absence tenace et ma course de fillette tente désespérément de lui redonner voix.[…] Ce rêve me permet-il de rejoindre la mère silencieuse? Je tente plutôt de venger son silence d'autrefois, que sa caresse dans le lit d'enfant adoucit…» (A.F, pp. 218-219) Venger le silence des femmes en criant, en se révoltant, là est désormais l'unique aspiration de la narratrice constatant l'échec de son projet autobiographique. Dans « LES VOYEUSES» (A.F, p. 228), l'é(cri)ture renvoie aux cris silencieux, tus, des femmes, des sœurs anonymes: «Ecrire en langue étrangère, hors de l'oralité des deux langues de ma région natale […], écrire m'a ramenée aux cris des femmes sourdement révoltées de mon enfance, à ma seule origine. Ecrire ne tue pas la voix, mais la réveille, surtout pour ressusciter tant de sœurs disparues». (A.F, p. 229) L'échec de l'écriture autobiographique n'a donc pas été négatif, il a fini par faire découvrir à la narratrice le cri, les cris étouffés des sœurs algériennes mortes sans avoir goûté au plaisir de la transgression, de la révolte déclarée. C'est encore sur un cri pessimiste que le roman s'achève confirmant le sentiment de peur, de perte, de bâtardise qui s'empare de la narratrice et accentuant le vide que l'échec de l'autobiographie laisse en elle: «Quel rivage s'annonce pour moi, rêveuse qui m'avance, retrouvant la main de la mutilation que le peintre a jetée?… Quelle liesse se prépare, hantée par le chant de tribus disparues? […] 105 Dans la gerbe des rumeurs qui s'éparpillent, j'attends, je pressens l'instant immanquable où le coup de sabot à la face renversera toute femme dressée libre, toute vie surgissant au soleil pour danser! Oui, malgré le tumulte des miens alentour, j'entends déjà, avant même qu'il s'élève et transperce le ciel dur, j'entends le cri de la mort dans la fantasia». (A.F, pp. 255-256) Ce cri de désespoir retentira très fort, assourdissant, dans O.S où la plume de celle qui écrit semble être sa langue, où la voix, infatigable, tresse véritablement ses figures de rébellion dans un acharnement sans merci à l'égard des hommes et de la société. Ainsi ce commentaire à la suite de la blessure de Hajila par l'époux au moment même où il découvre les sorties successives de sa femme: «Un homme ivre a le droit de dériver, mais une femme qui va «nue», sans que son maître le sache, quel châtiment les Transmetteurs de la Loi révélée, lui réserveront-ils?» ( O.S, p. 96) Cette phrase est chargée à la fois d'ironie, d'indignation et d'amertume. Cependant, comme la narratrice de A.F, le cri de Hajila blessée symbole de l'aveuglement de l'homme signe l'acquisition de la liberté par cette dernière. L'écriture, chargée de révolte amène ainsi le cortège des plaintes, des aspirations, des rêves des femmes. Cri, plainte d'une tante d'Isma: «— Jusqu'à quand, ô maudite, cette vie de labeur? Chaque matin, chaque midi et chaque soir, mes bras s'activent au-dessus du couscoussier! La nuit, nul répit pour nous les malheureuses! Il faut que nous les subissions encore, eux, nos maîtres, et dans quelle posture — la voix sursaute, l'accent se déchire en rire amer —, jambes dénudées face au ciel!» (O.S, p. 112) «LIEU-REPOSOIR» (O.S, p. 137) est un chapitre consacré aux cris de femmes, à une plainte aiguë qui jalonne ces pages: là, les cris de révolte atteignent leur point culminant, l'émeute est à son comble. La narratrice résume la vie des femmes en disant Nous comme si elle, elle avait vécu de la sorte: «Nourrir les fils le jour, nourrir l'époux la nuit […] Enfin jeunesse passe; des muscles, de la peau, des cheveux […] Le répit survient: l'époux prendra une coépouse; se sentir enfin libérée, se percevoir autonome, et reine! […] Oui, le répit intervient. La vie, à quarante ans ou à soixante, peut commencer. Nous assoupir, un chapelet entre les doigts; nous faire servir assise […] 106 Louange à Dieu et qu'il nous appelle! La mort nous sera envol». (O.S, pp. 138-139) La voix de la tristesse, de la désolation, de l'amertume sur laquelle s'est achevé A.F, revient dans le dernier chapitre de O.S «LUTH» (O.S, p. 171). L'italique, renvoyant toujours à des réflexions intérieures de la narratrice, fait de cette page un cri d'angoisse chargé d'un sentiment de perdition: «Sitôt libérées du passé, où sommes-nous? […] Où sommes-nous donc, dans quel désert ou quelle oasis? Sourire fugace du visage dévoilé: l'enfance disparue, pouvons-nous la ressusciter, nous les mutilées de l'adolescence, les précipitées hors corridor d'un bonheur excisé? […] Nos rires ont fusé en gerbes évanouies, nos danses se sont emmêlées hier, dans le désordre de l'exubérance; quel soleil ou quel amour nous stabilisera?» (O.S, p. 171) Cette série d'interrogations indique que la soif de justice et de liberté éprouvée par la narratrice n'est pas étanchée. Son désir de changer la réalité n'est pas assouvi, d'où d'autres publications d'Assia Djebar (Loin de Médine et Vaste est la prison) où la narratrice continue à errer à la recherche de sa liberté inaccessible, en quête d'une justice qui peut libérer les femmes du joug de la société où elles vivent, de la répression à la fois des hommes et des femmes-gardiennes: celles qui préservent la loi patriarcale et perpétuent la soumission des femmes et la tyrannie des hommes. D'une dimension individuelle l'écriture passe donc à une dimension plurielle ou collective. Au lieu d'une autobiographie, le lecteur se surprend à lire des biographies multiples mais semblables. Des biographies qui, autant qu'elles occultent la vie de la narratrice de A.F ou d'Isma dans O.S, mettent au devant de la scène des femmes inconnues, anonymes; les sœurs, les mères, les tantes de la narratrice. Cette écriture au pluriel se transformera à la fin de A.F et surtout dans Loin de Médine en une écriture plurielle. Ces femmes anonymes, analphabètes, vieilles ou jeunes, après avoir fait entendre leurs cris, font connaître leur exaspération, prendront la parole, s'empareront de la narration et c'est précisément ce qui transforme A.F, écrite à l'origine comme une autobiographie, en une fiction romanesque. Nous aurons à développer à loisir cette idée, dont Philippe Lejeune n'a pas tenu compte pour chercher les points de divergence entre roman et autobiographie, dans notre troisième partie consacrée aux voix de l'écriture dans A.F. 107 108 CONCLUSION: Selon Philippe Lejeune: «deux dangers guettent l'autobiographie: le relâchement de la pertinence, le récit devenant une simple promenade à travers des souvenirs éparpillés; l'excès de pertinence qui transforme le récit en démonstration sèche et artificielle»1. C'est justement le premier mal qui affecte A.F signant ainsi le verdict de l'échec de l'écriture autobiographique. Le style d'Assia Djebar s'opère sous le signe d'une tension entre révélation et dissimulation, tension qui marque l'impossibilité pour l'auteur de s'écrire, de se dire. Cet échec n'est cependant pas suffisant pour affirmer l'absolu retrait de l'écriture autobiographique. Jacques Borel, autobiographe, éprouve lui aussi cette incapacité de se dire, il voit les secrets de son âme se dissimuler à mesure qu'il tente de les révéler: «Ce que, bien plutôt, de livre en livre, et si échelonnés qu'ils soient, j'en suis amené à me demander, c'est si, d'une part écrire et écrire, précisément, cela, écrire en obéissant ou en croyant obéir à un tel motif, n'obscurcit pas, n'épaissit pas toujours plus avant ce secret, ne le fait pas jusque dans les fonds les plus inaccessibles de la caverne, comme un lièvre apeuré, à son ombre confondu, s'acagnarde en boule, reculer, plus loin se terrer, comme on s'enterre en effet, on s'ensevelit»2. Pour Béatrice Didier, l'écriture autobiographique est un projet pratiquement impossible à réaliser pour toute femme car le principe de cette écriture est de devoir se mirer pour dessiner le reflet de soi, or le miroir est proscrit aux femmes qui se doivent de se dissimuler et d'éviter toute exposition fatale à leur prestige social: «Mais alors que représente l'écriture autobiographique pour une femme? V. Woolf souligne l'évidente parenté qui existe entre l'expérience du miroir et le fait de raconter sa vie. Si l'expérience du miroir est dès le départ entachée pour la femme de ce poids de culpabilité ancestrale, à quel prix, dans quelles conditions pourra-telle écrire son autobiographie? La difficulté à tracer son propre visage dans ce genre de texte est considérablement accrue s'il s'agit d'une femme. Peut-être s'expliquera-t-on ainsi qu'il y ait finalement peu de grandes autobiographies féminines, que Virginia ait plutôt laissé des fragments qu'une totalité, que G. Sand en vienne à s'éclipser souvent devant la longue histoire de ses 1. L'Autobiographie en France, op. cit., p. 21. 2. Propos sur l'autobiographie, op. cit., p. 125. 109 ancêtres, qu'il faille attendre une période contemporaine pour qu'une Kathleen Rayne se lance dans la redoutable entreprise»1. L'autobiographie féminine est donc pratiquement impossible à réaliser. Elle est d'autant plus difficile à écrire pour Assia Djebar que cet auteur, comme beaucoup d'autres femmes algériennes et arabes, vit dans les mêmes conditions que celles qu'avaient dû supporter G. Sand ou V. Woolf. Il ressort alors de l'analyse menée dans notre première partie que A.F est une autobiographie ratée et que O.S est un roman autobiographique destiné à combler le vide qu'a laissé en son auteur l'écriture de A.F. L'échec de son entreprise autobiographique laisse en elle un désert, une soif impossible à étancher si ce n'est par le biais de la fiction qui, créant un univers de personnages différents de l'auteur, et donc par l'altérité, permet à Assia Djebar de se dévoiler tout en se dissimulant après qu'elle s'était trouvée contrainte de se taire, de s'ensevelir tout en voulant se mettre à nu, se découvrir au regard voyeur de ses lecteurs. Ainsi le procédé de l'altérité a permis le passage de la réalité à la fiction, de l'autobiographie au roman autobiographique. Seulement nous avons fait semblant jusque là d'oublier que A.F était, lui aussi, un roman. Nous avons de même négligé de répondre à notre première question concernant le mécanisme qui a permis la mutation au sein de cette œuvre même d'une autobiographie à un roman autobiographique. Philippe Lejeune semble du coup avoir raison, notre analyse de la structure interne de l'œuvre était-elle veine puisqu'elle ne nous a pas permis de saisir la raison de sa mutation d'une autobiographie en une fiction? La réponse serait oui si nous avions fixé comme seul objectif la réponse à cette question. Elle serait, par contre, négative si nous savions que cette analyse de la structure interne des chapitres autobiographiques de l'œuvre allait nous révéler les raisons de l'échec de l'écriture autobiographique, si nous savions aussi que l'étude comparative entre A.F et O.S allait nous permettre de délimiter l'espace autobiographique dans lequel s'inscrivent les deux romans; espace indispensable à la suite de notre étude et qui nous permettra de mieux établir la différence entre roman et autobiographie. Nous nous entêtons néanmoins toujours à investir la structure interne des deux œuvres dans l'espoir de trouver des éléments de comparaison entre ces deux genres. Nous nous soumettons encore à la définition de Philippe Lejeune et nous en abordons le troisième terme à savoir qu'une autobiographie 1. L'Ecriture-femme, op. cit., p. 228. 110 est un récit qui s'écrit d'abord dans une perspective rétrospective. Une analyse minutieuse du travail opéré par la mémoire et des différents temps grammaticaux employés dans les deux textes est à ce propos indispensable. DEUXIEME PARTIE: DE LA RETROSPECTION A L'ABSOLU ETERNEL OU L'ANNIHILATION DU TEMPS 111 «L'écriture est précisément ce compromis entre une liberté et un souvenir, elle est cette liberté souvenante qui n'est liberté que dans le geste du choix, mais déjà plus dans sa durée». Roland BARTHES, (Le Degré zéro de l'écriture, Seuil, 1953.) 112 INTRODUCTION: Nous partirons dans cette deuxième partie de la dichotomie Discours/Histoire instaurée par Benveniste dans ses deux tomes de Problèmes de linguistique générale. Pour ce dernier, «Les temps d'un verbe français ne s'emploient pas comme les membres d'un système unique, ils se distribuent en deux systèmes distincts et complémentaires. Chacun d'eux ne comprend qu'une partie des temps du verbe; tous les deux sont en usage concurrent et demeurent disponibles pour chaque locuteur. Ces deux systèmes manifestent deux plans d'énonciation différents, que nous distinguerons comme celui de l'histoire et celui du discours»1. Essayant d'établir des distinctions entre ces deux plans, il ajoute une page plus loin: «Le plan historique de l'énonciation se reconnaît à ce qu'il impose une délimitation particulière aux deux catégories verbales du temps et de la personne prises ensemble. Nous définirons le récit historique comme le mode d'énonciation qui exclut toute forme linguistique «autobio-graphique». L'historien ne dira jamais je ni tu, ni ici, ni maintenant, parce qu'il n'empruntera jamais l'appareil formel du discours, qui consiste d'abord dans la relation de personne je: tu. On ne constatera donc dans le récit historique strictement poursuivi que des formes de «3e personne»»2. Partant de la définition de l'histoire par Benveniste, nous devons admettre que tout texte écrit à la forme personnelle est un discours, toute parole, toute écriture du Je est un discours. La présence de ce déïctique de personne est exclue par définition de tout récit. Or, Philippe Lejeune définit l'écriture autobiographique comme un «récit»3. Nous voilà devant un dilemme inattendu. A qui se fier sur ce point? A Lejeune ou à Benveniste? En réalité, 1. Emile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale I, op.cit., p. 238. 2. Ibid, p. 239. 3. Cf définition de l'autobiographie énoncée dans l'introduction, p.17. 113 cette distinction trop rigide entre récit et discours établie par Benveniste a suscité plusieurs critiques dont celle de Simonin-Grumbach qui, révélant les failles dans le système de Benveniste, tente de définir autrement ces deux notions: «Est «discours», pour Benveniste, tout texte comportant des Shifters, c'est-à-dire des éléments de mise en relation avec l'instance d'énonciation; on appelle «histoire» tout texte sans shifters. Il semble bien, dans un premier temps, que tous les textes sont, soit de type «discours» (base: présent, première et deuxième personne), soit de type «histoire» (base: passé simple en français […], troisième personne). Toutefois, certains textes posent des problèmes: ceux qui sont construits sur des combinaisons en principe exclues par la distinction de Benveniste, soit la troisième personne […] et le présent, soit la première personne et le passé simple […]. Il faudrait donc sans doute reformuler l'hypothèse de Benveniste en des termes un peu différents, et je proposerai d'appeler «discours» les textes où il y a repérage par rapport à la situation d'énonciation (= Sit e), et «histoire», les textes où le repérage n'est pas effectué par rapport à Sit e mais par rapport au texte lui-même. Dans ce dernier cas, je parlerai de «situation d'énoncé» (= Sit E). Il ne s'agit donc plus de la présence ou de l'absence de shifters en surface, mais du fait que les déterminations renvoient à la situation d'énonciation (extra-linguistique) dans un cas, alors que, dans l'autre, elles renvoient au texte lui-même»1. Nous voilà soulagé. Nous nous trouvons ainsi face à une nouvelle distinction qui recoupe celle de discours/récit. Enonciation/énoncé est cette nouvelle dichotomie que nous propose Simonin-Grumbach. Todorov définit ces deux termes comme suit: «l'énonciation est l'acte individuel d'utilisation de la langue, alors que l'énoncé est le résultat de cet acte»2. Cette nouvelle distinction nous réconforte et nous permet de parler du récit autobiographique, notion tout à fait contradictoire pour Benveniste. L'écriture autobiographique se base sur la première personne, Lejeune la définit d'abord comme un récit parsemé de discours autobiographiques. A nous de vérifier cette réalité dans les deux œuvres d'Assia Djebar. Il nous revient de déterminer la part qu'occupe le discours autobiographique dans le récit et de chercher les limites que s'impose le récit pour pouvoir affirmer ou réfuter l'appartenance de ces œuvres au genre autobiographique. Cependant, 1. Jenny SIMONIN-GRUMBACH, «Pour une typologie des discours» in Langue, Discours, Société, Seuil, 1975, p. 87. 2. Tzvetan TODOROV, «L'énonciation» in Langages, Mars 1970, n° 17, p. 3. 114 nous nous devons d'abord d'expliquer les raisons de l'appartenance de cette mystérieuse première personne à la fois au plan du récit et à celui du discours. Ce n'est en fait, par exemple, pas le cas de la deuxième personne qui ne peut être rencontrée que dans une séquence discursive. Pour Starobinski, «l'écart qu'établit la réflexion autobiographique est […] double: c'est tout ensemble un écart temporel et un écart d'identité. Cependant, au niveau du langage, le seul indice qui intervienne est l'indice temporel. L'indice personnel (la première personne, le je) reste constant. […] la «première personne» est le support commun de la réflexion présente et de la multiplicité des états révolus. Les changements d'identité sont marqués par les éléments verbaux et attributifs: ils sont peut-être encore plus subtilement exprimés par la contamination du discours par les traits propres à l'histoire, c'est-à-dire par le traitement de la première personne comme une quasi troisième personne, autorisant le recours à l'aoriste de l'histoire. Le verbe à l'aoriste vient affecter la première personne d'un certain coefficient d'altérité»1. Starobinski parle ici de l'emploi de la première personne avec des temps du récit et donc de la contamination du discours par l'histoire. Maingueneau, lui, voit le problème autrement. A ses yeux, dans ce cas, «le je du «récit» n'est pas un embrayeur véritable, celui du «discours» (qui est indissociable d'un TU et de l'ICI-MAINTENANT), mais seulement la désignation d'un personnage qui se trouve dénoter le même individu que le narrateur»2. Que Je soit à l'origine du récit ou du discours, peu importe! L'essentiel c'est que, de par son emploi avec l'aoriste, Je peut appartenir au récit. Pour Maingueneau: «Ce type de «récit» présente néanmoins une particularité: il permet de passer aisément du «récit» au «discours», le je opérant sur les deux registres»3. C'est justement ce qui s'est passé dans A.F et O.S où le Je autobiographique s'est transformé en Je commentatif et où les temps du discours ont fini par submerger ceux du récit. C'est cette suprématie du discours que nous nous chargerons de démontrer dans la suite du développement de cette partie. Mais avant de nous livrer à cet exercice, nous devons rappeler un autre terme de la définition de l'autobiographie établie par Lejeune à savoir que c'est un «récit rétrospectif». S'agit-il donc d'une rétrospection dans les deux œuvres d'Assia Djebar? 1. Jean STAROBINSKI, «Le style de l'autobiographie», op. cit., pp. 261-262. Dominique MAINGUENEAU, Eléments de linguistique pour le texte littéraire, Bordas, Paris, 1990, p. 41. 3. Ibid. 2. 115 Raconter sa vie suppose qu'on est presque arrivé à son terme, raconter sa vie suppose donc aussi un certain regard rétrospectif opéré par la mémoire et qui embrasse, d'un seul coup d'œil, tous les événements, les émotions, les tribulations d'une vie; raconter sa vie implique alors un constant retour en arrière, un va-et-vient incessant entre le présent et le passé, le passé constituant néanmoins la matière essentielle de l'écriture. Rétrospective: telle est l'écriture d'Assia Djebar dans les deux œuvres. Nous avons parlé dans notre première partie d'une sorte d'extension du pacte référentiel dans O.S, nous avons démontré que beaucoup d'éléments en rapport avec la vie d'Isma pouvaient nous permettre d'affirmer qu'il existe un lien et même une parfaite identité entre elle et la narratrice de A.F; cette dernière énonce dès l'ouverture de A.F: «J'ai fait éclater l'espace en moi, un espace éperdu de cris sans voix, figés depuis longtemps dans une préhistoire de l'amour. Les mots une fois éclairés — ceux-là mêmes que le corps dévoilé découvre —, j'ai coupé les amarres. Ma fillette me tenant la main, je suis partie à l'aube». (A.F, p13) C'est donc au moment où elle s'arrête que l'histoire de la narratrice de A.F commence à être prise en charge par la narration, c'est aussi au moment où elle met fin à son aventure conjugale qu'Isma se mue en conteuse et laisse libre cours aux souvenirs qui l'envahissent. S'adressant à Hajila, elle s'interroge: «Ai-je voulu te donner en offrande à l'homme? […] Réaffirmais-je à mon tour mon pouvoir? Non, je coupais mes amarres. […] Mériem, ma fille de six ans, a crié ton nom ce matin-là. Sa main bien serrée dans la mienne, elle t'a appelée pour la première fois, au dehors». (O.S, p. 10) Les deux romans s'ouvrent ainsi sur une même image. La vie des ou de la narratrice(s) semble s'arrêter à cet instant et c'est à ce moment-là, moment de l'écriture, du premier contact de la plume avec le papier que démarre l'entreprise rétrospective, l'entreprise folle et sans issu de l'écriture autobiographique et que, par la suite, s'écrire s'avère être impossible. La tâche que nous nous fixons dans cette deuxième partie est d'étudier l'aspect temporel des deux œuvres. Nous commencerons d'abord par déterminer le rôle de la mémoire et la place qu'occupe le discours 116 autobiographique dans chaque roman, nous étudierons dans un deuxième temps les interventions des narratrices qui entrecoupent le récit autobiographique. Un deuxième chapitre sera consacré à l'examen du fonctionnement du récit autobiographique proprement dit, il aboutira à la double constatation de la suprématie du discours sur le récit et de l'aspiration de chacune des narratrices à une annihilation du temps, à un anéantissement des lieux et de la durée pour atteindre à un absolu éternel. 117 CHAPITRE I - MEMOIRE EN ACTION, MEMOIRE MUTILEE: «La durée vécue nous livre bien la matière des souvenirs, elle ne nous livre pas le cadre, elle ne permet pas de dater et d'ordonner les souvenirs». Gaston BACHELARD, (La Dialectique de la durée, P.U.F, 1950) 118 Selon Philippe Lejeune: «L'autobiographie comporte d'abord une très empirique phénoménologie de la mémoire. Le narrateur redécouvre son passé, mais à travers le fonctionnement imprévisible de la mémoire, dont il se plaît à noter les jeux: non seulement l'évidence des souvenirs qui persistent […], mais le caractère mystérieux de la résurgence d'un souvenir après les années d'oubli […], la difficulté de ressaisir le passé […], et surtout le caractère fragmentaire, lacunaire de la mémoire»1. L'autobiographie exige donc un incessant travail de la mémoire qui, dans ce cadre, est très fortement sollicitée. Ce «jeu de la mémoire, affirme Georges Gusdorf, expose l'incessant dialogue entre le passé et le présent, dont l'enjeu est l'histoire d'une vie personnelle. […] La présence de soi à soi se réalise mieux dans la rétrospection, selon le mode de l'irréel du passé, que dans l'actualité du présent. D'où les charmes nostalgiques du souvenir et les incantations du passé qui permettent à l'être humain de rejouer sa destinée, et de retrouver en deuxième lecture le temps perdu de la vie»2. La rétrospection est donc une condition de l'existence du genre autobiographique. L'autobiographe doit commencer le récit de sa vie à sa source, il «procède en remontant le cours du temps, partant du présent de la rédaction afin d'atteindre le passé de l'expérience qui doit faire l'objet de cette rédaction. Il s'agit là d'une condition même du genre puisque, tenant la plume dans le présent, il ne peut avoir accès à ses sources, qui sont enfouies dans sa mémoire, qu'en remontant ainsi le courant de sa vie»3. En réalité, toute autobiographie s'écrit au passé comme un récit. Deux instances se mettent en corrélation, conjuguent leurs efforts pour nous livrer une suite de vie logique; «qui je suis entreprend de raconter qui je fus»4. Tout autobiographe se doit donc de commencer à raconter sa vie dès l'enfance. Il ne peut s'adonner au jeu de partir du moment présent pour dévoiler une à une les étapes cachées de sa vie passée. En réalité, les deux procédures recèlent des difficultés innombrables, car, à cette volonté d'organiser chronologiquement la vie, se heurte le désordre dans lequel les souvenirs se présentent à la mémoire de tout autobiographe. Pour Georges May: «Dans la conscience de l'autobiographe en train d'écrire, les souvenirs s'appellent l'un l'autre au mépris de toute chronologie. Les noter tels quels serait donc commettre une infidélité à l'ordre dans lequel la vie s'est réellement déroulée; mais les reclasser selon l'ordre chronologique 1. L'Autobiographie en France, op. cit., p. 76. Les Ecritures du moi: Lignes de vie I, op. cit., p. 11. 3. Georges MAY, L'Autobiographie, op. cit., pp. 165-166. 4. Georges GUSDORF, Les Ecritures du moi: Lignes de vie I, op. cit., p. 135. 2. 119 d'autrefois résulterait de l'intervention d'un artifice également infidèle à la vérité. Vérité du moment de l'expérience? Ou vérité du moment de sa remémoration et de sa notation? A laquelle se soumettre, puisqu'on ne saurait jamais obéir qu'à un maître à la fois?»1. Assia Djebar, elle, semble avoir obéï dans A.F à la «vérité du moment de l'expérience» et dans O.S à la «vérité du moment de sa remémoration et de sa notation». En fait le récit commence dans A.F avec l'enfance et se poursuit jusqu'à la nuit du mariage même si l'écriture fait après «ressac» et retourne au récit d'enfance. Dans O.S, le récit commence par contre par les nuits de femme mariée d'Isma; de là il remonte dans la deuxième partie à l'enfance de la narratrice. Dans le premier cas, l'axe de l'histoire est d'abord linéaire puis devient circulaire alors que dans le deuxième cas l'axe de l'histoire semble renversé, il correspond au travail opéré par la mémoire pour remonter à l'inverse la pente du temps. Pour mieux rendre compte de la coordination entre la mémoire et le temps réel de l'histoire dans les deux œuvres nous proposons les deux schémas suivants: A.F: Enfance O.S: adolescence âge adulte Axe de l'histoire Axe de la narration Mouvement rotatif Enfance adolescence âge adulte Axe de l'histoire Axe de la narration Mouvement parallèle mais ordre inversé Définissons d'abord la terminologie des mots employés dans ces deux schémas et qui réfèrent à la distribution du temps narratif établie par Genette2. Pour Georges Molinié: «La narration est l'ensemble des procédures verbales qui visent à raconter une histoire, l'histoire étant le contenu anecdotique raconté, et l'objet littéraire produit constituant le récit»3. Ainsi A.F semble plus fidèle à l'ordre chronologique: ce n'est en fait que dans la troisième partie, partie où la narratrice constate l'échec de son entreprise autobiographique, qu'un retour au récit d'enfance est opéré. L'écriture dans O.S semble, par contre, plus subversive et moins fidèle à l'histoire réelle. C'est comme si la fiction se moquait de toute réalité ou de tout ordre dans lequel devrait être présentée la réalité. 1. L'Autobiographie, op. cit., p. 76. 2. Gérard GENETTE, Figures III, op. cit., p. 72. 3. La Stylistique, P.U.F, 1993, p. 27. 120 Pour Philippe Lejeune: «Raconter sa vie à l'envers, en partant du présent, et en remontant progressivement dans le passé pourrait être un exercice artificiel: à l'endroit ou à l'envers, n'est-ce pas toujours le même ordre, aussi infidèle au désordre de la mémoire? L'inversion a pourtant un avantage: elle pose nettement le présent comme origine du récit, et fait de la naissance non plus une source incontestable mais un horizon impossible. […] Le passé devient un abîme dans lequel on plonge, avec des paliers pour s'acclimater aux profondeurs croissantes»1. Et Lejeune d'ajouter: «Adopter cet ordre inverse est une vraie aventure, une forme de saut dans le vide. On accepte d'affronter en face le problème de l'origine, c'est-à-dire de la mort. Ce qui explique que les cas soient si rares»2. Assia Djebar fait donc preuve d'un courage exemplaire dans O.S quand elle commence à raconter sa vie à partir de la fin. Seulement il ne faut jamais perdre de vue qu'elle s'abrite derrière l'écran de la fiction qui protège son identité réelle et lui permet de tout affronter, même la mort. Pour mettre en évidence les jeux de la mémoire et le rôle que joue la narratrice-adulte dans la narration, nous nous situerons dans ce chapitre sur le plan du discours tel que le définit Benveniste: «Il faut entendre discours dans sa plus large extension: toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l'intention d'influencer l'autre en quelque manière»3. Qui peut être le «locuteur» dans le cadre d'une autobiographie si ce n'est l'autobiographe lui-même qui s'adresse à ses éventuels lecteurs lesquels constituent la masse des ses auditeurs potentiels? Notre première piste de travail dans ce chapitre est l'examen des différents discours autobiographiques qui jalonnent autant A.F qu'O.S. Ce n'est qu'après que nous nous intéresserons aux différents discours des narratrices (explicatifs, commentatifs, émotifs, etc.) qui étouffent autant le discours que le récit autobiographiques et qui mènent à la dérive le projet premier de la narratrice de A.F de s'écrire. «Peut-on innover en autobiographie?» in L'autobiographie, Acte des VIes Rencontres psychanalytiques d'Aix-en-Provence, 1987, Société d'édition «Les Belles Lettres», p. 89. 2. Ibid, p. 90. 3. Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale I, op. cit., pp. 241-242. 1. 121 I - LE DISCOURS AUTOBIOGRAPHIQUE: Le discours autobiographique est indispensable à toute écriture autobiographique. Il correspond à des interventions de l'instance actuelle de la narration, celle qui organise le récit et rend compte du travail opéré par la mémoire pour orchestrer les souvenirs. «Ce discours, dans lequel le récit est enchâssé, comporte une série de figures auxquelles l'autobiographe peut 122 difficilement échapper»1 déclare Philippe Lejeune. C'est pourquoi «rares sont les autobiographes qui choisissent de s'en tenir à un pur récit, et s'abstiennent de tout discours autobiographique»2. Nous avons déjà déterminé dans notre première partie l'espace autobiographique dans lequel s'inscrivent les deux œuvres. Cet espace est endigué par toutes sortes de discours autobiographiques, discours omniprésents dans chacun des romans mais que d'autres discours des narratrices finissent petit à petit par supplanter. Cependant, l'intention première de la narratrice de A.F fait de ce livre une œuvre plus autobiographique qu'O.S. C'est pourquoi ce genre de discours est encore plus présent dans A.F mais sa manifestation est disproportionnée d'une partie à l'autre de chacune des deux œuvres. I. A - DISTRIBUTION INEGALE AU SEIN DES DEUX TEXTES: La première partie de A.F qui raconte l'enfance de la narratrice abonde en discours autobiographiques mettant en relief le constant travail de la mémoire et le retour sans cesse opéré sur la vie passée de la narratrice: «Lustration des sons d'enfance dans le souvenir». (A.F, p. 12) Le présent, moment de l'énonciation, se trouve toujours être le point de départ pour l'évocation de souvenirs qui traversent avec la rapidité des éclairs sa mémoire: «Dans un blanc de ma mémoire étale, surgit le souvenir d'un été torride, interminable». (A.F, p. 19) Le verbe surgir souligne parfaitement l'intrusion qu'opèrent les événements du passé dans le présent de la narratrice. Le mot «souvenir», la formule «Je me souviens» reviennent constam-ment dans cette première partie et même au début de la seconde partie du roman: «Je me souviens de Marie-Louise provocatrice, ainsi que de deux de ses expressions, tantôt «mon lapin», tantôt «mon chéri»». (A.F, p. 36) «Je me souviens donc de cette lettre d'amour, de sa navigation — et de son naufrage». (A.F, p. 75) 1. 2. L'Autobiographie en France, op. cit., p. 73. Ibid, p. 79. 123 Dans cette deuxième partie, consacrée à l'adolescence et à la vie conjugale de la narratrice, on note cependant un retrait pour ne pas dire une quasi absence du discours autobiographique qui ne revient que dans la troisième partie où s'opère un retour à l'enfance. Des souvenirs s'y agencent et animent des scènes d'enfance vécues par la narratrice-enfant: souvenir de la grand-mère maternelle («Ma grand-mère maternelle dresse en moi son souvenir de halètement sombre, son impuissance de lionne». (A.F, p. 163)), souvenir de «L'ECOLE CORANIQUE» (A.F, p. 202) où «Les leçons se donnaient dans une arrière-salle prêtée par l'épicier, un des notables du village. Je me souviens du lieu, et de sa pénombre». (A.F, p. 205), souvenir des «you-you» improvisés par la mère célébrant la réussite de ses enfants dans l'apprentissage du Coran («Je me souviens des fêtes que ma mère improvisait dans notre appartement lorsque je rapportais, comme par la suite mon frère devait le faire, la planche de noyer ornée d'arabesques» (A.F, p. 205)), souvenir de la grand-mère paternelle («Le souvenir s'anime; pour m'endormir, la vieille dame me tenait chaque pied dans chacune de ses mains et me les réchauffait longuement, au seuil du sommeil». (A.F, p. 218)), souvenir des voyeuses qui hantaient les noces d'autrefois; «Dans les fêtes de mon enfance, les bourgeoises sont assises écrasées de bijoux […] Un détail du spectacle se met pourtant à grincer: à un moment de la cérémonie, […] la maîtresse de maison donne l'ordre d'ouvrir grandes les portes. Entre alors le flot des «voyeuses»». (A.F, p. 229) Tout se passe comme si les souvenirs proches, récents ne s'écrivaient pas ou n'arrivaient pas à s'écrire alors que le passé lointain, le temps de l'enfance habite la mémoire de la narratrice et submerge ses souvenirs. Le temps de l'adolescence et surtout celui de sa vie de femme réfèrent en réalité à une blessure encore béante, blessure que le pansement de l'oubli n'a pas pu encore guérir. A ce pansement de l'oubli se substitue cependant le pansement de la fiction dans O.S: la narratrice Isma s'élance en effet, dès le départ, dans l'entreprise de raconter sa vie d'adulte, ses nuits d'amour et ses déambulations avec «l'aimé». Les souvenirs sont cependant liés à une période précise: une durée de vingt ans entre l'âge de vingt et celui de quarante ans. Ils évoquent surtout les nuits d'Isma. Les jours, eux, seront vécus par Hajila: «Je choisis de ne réveiller que les nuits: depuis la crête des vingt ans au vallon des trente, au défilé des quarante». (O.S, p. 20) 124 Isma contrôle donc le déroulement du ruban des souvenirs, elle en trie les moments qu'elle se décide à raconter. Le passé proche se révèle ainsi fascinant, attrayant, gorgé d'un bonheur conjugal infini; il investit l'espace autobiographique dont la brèche a été ouverte dans A.F. Revient alors tout le vocabulaire de la mémoire actionnée, mémoire en délire qui déplie le ruban des souvenirs de bonheur intense: «Ô souvenir, je ferme les yeux en plein soleil […]. Ô souvenir, jours d'été ou jours de pluie, je flâne dans les rues de quelque capitale». (O.S, p. 19) L'emploi de la double interjection accentue ici la sensation de bonheur qui se dégage de la simple évocation de ces souvenirs de jeune mariée. L'euphorie liée à la vie de jeune épouse est si grande que la mémoire saisit ces années en «un clin d'œil»: «Je me souviens, oh oui, je me souviens de tant d'années, un clin d'œil, une vie! Je marche. Je me souviens de l'écoulement des jours, de leur succession en chute ou en envol». (O.S, p. 20) La répétition de la formule «je me souviens», le retour des interjections démontrent le registre euphorique où s'inscrivent ces premiers chapitres autobiographiques consacrés à Isma, l'héroïne du roman. Les souvenirs se présentent à la mémoire de la narratrice dans un mouvement brusque et joyeux comme pris par un élan de l'âme de cette dernière: «Un matin, nous avons observé ensemble le métal et… — les souvenirs s'élancent — son éclat éclairait nos corps allongés». (O.S, p. 31) Le verbe «s'élancer» souligne ici la ruée des souvenirs vers la mémoire de la narratrice, mémoire encombrée par tant de moments de béatitude et de satisfaction. Dans «VOILES» (O.S, p. 44), «L'AUTRE» (O.S, p. 57), «LES MOTS» (O.S, p. 74), respectivement le troisième, le quatrième et le cinquième chapitres consacrés à Isma dans la première partie du roman, s'amorce un retrait du bonheur conjugal remplacé par une fadeur ou une amertume liée à l'illusion du couple. Devant cette dysphorie, le discours autobiographique opère un retrait total: plus aucune référence à l'exercice de la mémoire qui se trouve à nouveau défaillante. Ce n'est, encore une fois, qu'en amorçant un retour au récit d'enfance que la mémoire recommence à fonctionner, fluide et d'une richesse 125 extraordinaire. Ce récit d'enfance démarre dès «PATIOS» (O.S, p. 85), le dernier chapitre consacré à Isma dans cette première partie: «Je me souviens d'une maison mauresque, la plus ancienne, mais la plus vaste de mon quartier natal». (O.S, p. 85 ) «Je me souviens du concert de protestations lorsqu'un des neveuxoncles […], proposa, par ostentation, de recouvrir le patio d'une verrière». (O.S, p. 88) Si dans A.F le lieu de l'énonciation n'est pas précisé, si l'identité de la narratrice, celle qui se souvient, est souvent camouflée, ce n'est pas le cas pour Isma qui, outre le fait qu'elle possède un nom, ne manque pas d'énoncer le lieu à partir duquel s'élancent ses souvenirs. En fait l'évocation du récit d'enfance correspond au retour de la narratrice sur les lieux des jeux, lieux où, enfant, elle a vécu. Maison d'une tante, «Je n'ai pas bougé de la chambre dont le balcon s'ouvre sur la darse et les pentes étagées de la cité historique. Un jasmin fleuri ombrage les vitres de la porte-fenêtre. Je rêve, allongée sur des matelas superposés à même les dalles rouges. Insomnies de minuit, siestes le jour suivant: ma mémoire retrouve un halètement ancien». (O.S, p. 89) maison de la famille maternelle, «Enfouis dans ces haltes de l'enfance, derrière les claies filtrant l'éclat des étés dissipés, se lèvent en moi, efflorescence du passé, d'autres soupirs. Ceux que des inconnues, compagnes de ma mère morte trop tôt, ont une seule fois fait entendre». (O.S, pp. 110-111) campagne où, enfant, elle effectuait, en compagnie de sa famille, un pèlerinage annuel: «La fillette se souvient et les danseuses vagabondes apparaissent.[…] La fillette se souvient des montagnes où surgissent les déesses». (O.S, pp. 114-115) Ainsi, l'espace de l'enfance renvoie aux scènes d'autrefois vécues par la narratrice. Nous pourrons presque dire qu'Isma se sent, dans ces circonstances, redevenir enfant et qu'il ne s'agit donc plus pour elle de se souvenir mais de revivre le passé. Dès lors la distance entre le personnage et l'instance actuelle de l'énonciation s'estompe et il devient pratiquement impossible de dissocier Isma l'adulte, celle qui parle, d'Isma l'enfant qui a vécu ces expériences. Cet amalgame des deux pôles de l'identité du personnage est un danger grave pour l'autobiographie où, soudain, le lecteur n'arrive plus à distinguer dans cette 126 confusion un récit de vie où s'installe forcément une distance obligatoire entre passé et présent. Ce danger, Assia Djebar a voulu l'éviter dans A.F qui se veut d'abord une autobiographie. Dans ce roman, surtout au début, il n'est pratiquement pas fait référence à l'instance de l'énonciation. Nous démontrerons, par ailleurs, que cette fidélité au principe le plus élémentaire de l'écriture autobiographique n'a pas duré et que l'instance de l'énonciation a fini par envahir le Je de l'énoncé. C'est justement l'une des causes qui a conduit à l'échec de l'entreprise autobiographique. Tenons-nous en pour l'instant au discours autobiographique qui souligne surtout l'attachement de la narratrice, que ce soit celle de A.F ou Isma, aux images de l'enfance. Images sur lesquelles sa mémoire se révèle infaillible. I. B - MEMOIRE INFAILLIBLE: La mémoire de la narratrice apparaît, par moments, solide. Elle égrène un à un les souvenirs qui se présentent à elle. Elle ne laisse rien au hasard, se charge de tout noter, de tout répertorier. Cependant, cette caractéristique de la mémoire n'est pas constante. Cette dernière se heurte parfois à des oublis voraces, à des trous qui l'engloutissent et paralysent son mouvement. En fait le retour en force de la mémoire coïncide souvent avec la réapparition du récit d'enfance, période où la mémoire exhale une magie incontestable liée à l'euphorie de ces instants inoubliables. I. B. 1 - Les images de l'enfance: Pour Paul Ricœur, se souvenir «c'est avoir une image du passé»1. Ce sont précisément ces images qui s'inscrivent dans le récit d'enfance de la narratrice de A.F. Le regard y est si présent qu'il semble parfois au lecteur suivre l'objectif d'une caméra. Cette impression est sans doute liée à la carrière de cinéaste d'Assia Djebar. L'évocation des scènes d'enfance si lointaines réfère 1. Temps et récit I, Editions du Seuil, février 1983, p.27. 127 paradoxalement à une narratrice lucide, en possession de tous ses sens et surtout du regard. Le regard éveillé de la narratrice et qui fait de sa mémoire un écran à travers lequel elle observe et revit ces scènes de l'enfance, est reflété dans ce même mot énoncé par Ricœur («image») et souvent répété lors de l'évocation de ses souvenirs d'enfance. Ainsi à propos de Marie-Louise dont le souvenir hante l'esprit de la narratrice-adulte: «De cet éclat de bonheur, de sa beauté rehaussée par sa vanité de fiancée, me reste une image persistante». (A.F, p. 37) A l'école coranique également, «L'image du maître m'est demeurée avec une singulière netteté: visage fin, au teint pâle, aux joues émaciées de lettré». (A.F, p. 205) L'emploi très fréquent du verbe «revoir» au présent, emploi qui ramène le passé dans le présent et réactualise ces scènes révolues, ranime encore le regard de la narratrice. L'une de ses tantes avait un enfant désobéissant: «Je la revois courant désespérément pour lui administrer une correction…» (A.F, p. 163 ). Une autre vivait dans «Une chambre isolée,[…]. Je la revois, ombre pâlie, dressée sur le seuil». (A.F, p. 219) Le mot «image», le verbe «revoir» font de ces scènes des moments inoubliables, ancrés dans l'esprit et le cœur de la narratrice. Dans certaines scènes, nous assistons à des séquences descriptives. Le regard de la narratrice-enfant semble encore pointé sur ces scènes, ces paysages, qu'elle nous décrits avec une minutie scrupuleuse. L'imparfait descriptif y seconde l'imparfait narratif pour souligner l'ancrage des souvenirs dans la mémoire de la narratrice. Le souvenir de Marie-Louise, fille du gendarme français qui vivait dans le voisinage des jeunes filles cloîtrées, s'inscrit d'une manière aiguë à travers les pages du second chapitre autobiographique de la première partie: «Elle nous paraissait aussi belle qu'un mannequin. Brune, les traits fins, la silhouette mince; elle devait être petite, car je la revois perchée sur de très hauts talons. Sa coiffure était sophistiquée, avec des chignons élaborés, des peignes de diverses formes, ici ou là bien en évidence au milieu des crans et des bouches noires. Nous nous émerveillions de son fard: rose aux pommettes et rouge carmin exagérant l'ourlet des lèvres». (A.F, p. 32) Une minutie et un souci du détail se dégagent de cette séquence où nous assistons à une reconstitution du portrait de Marie-Louise comme si elle était présente en face de la narratrice («Je la revois»). Cette précision est en fait motivée par la fascination qu'exerçait cette fille sur la narratrice-enfant. Les temps employés ici sont des temps de l'histoire qui confèrent au récit 128 autobiographique toute sa densité et sa texture habituelles. La seule phrase qui comporte du discours est bien évidemment celle que nous avons déjà soulignée et où est fait usage du présent, il s'agit ici d'un discours autobiographique destiné à actualiser le récit et à souligner le travail de la mémoire. Le récit des jeux d'enfance est conduit de la même manière: «Ces allées et venues, dans les ruelles que bordaient de très hauts marronniers, me restent présentes. Une forêt d'eucalyptus longeait le village en le séparant des collines de vignoble au loin; nous dépassions quelquefois la maison du gendarme, nous courions jusqu'à l'orée des premiers résineux, nous nous jetions sur le sol jonché de feuilles pour nous gorger d'odeurs vivaces. Notre cœur battait sous l'effet de l'audace qui nous habitait». (A.F, p. 33) Cette précision dans les souvenirs est due en fait à l'univers euphorique auquel ces derniers se réfèrent et aux scènes inoubliables vécues par la narratriceenfant. L'imparfait, temps de la durée, accentue l'expression de ce bonheur inaltérable et les bribes de discours autobiographique qui traversent ces récits les actualisent et permettent à la narratrice adulte de revivre l'allégresse qu'ils content. La description de l'école coranique et du maître sert également à souligner la netteté du souvenir dans la mémoire de la narratrice: «L'image du maître m'est demeurée avec une singulière netteté: visage fin, au teint pâle, aux joues émaciées de lettré; une quarantaine de familles l'entretenaient. Me frappait l'élégance de sa mise et de ses vêtements traditionnels: une gaze légère immaculée flottait derrière sa nuque, enveloppait sa coiffe; la serge de sa tunique était d'un éclat irréprochable. Je n'ai vu cet homme qu'assis à la turque, auréolé de blancheur, la longue baguette du magister entre ses doigts fins». (A.F, p. 205) L'expression «singulière netteté», le mot «image» et le verbe «demeurer» sont les témoins incontestables de l'omniprésence du souvenir. La narratrice semble revoir le maître d'école: la description se fait ainsi contemporaine du regard de cette dernière, regard entraîné par la vivacité des souvenirs. L'univers euphorique de l'enfance se charge ainsi de toute sa puissance magique, fascinante, et accapare l'attention de la conteuse, alors que le récit de sa vie d'adulte s'accompagne d'hésitations, d'oublis, de perte de l'image au profit des sons. 129 Il en est de même pour Isma que le retour aux lieux d'enfance plonge dans l'immobilité des jours passés: «Patios de mon enfance! me hante le trajet de connivences dont ces lieux de rassemblement quotidien étaient le cœur». (O.S, P. 85) Le verbe «hanter» souligne ici l'obsession qu'impriment ces images de l'enfance dans l'esprit d'Isma. La description de la maison de la grand-mère maternelle atteste la vigueur du souvenir de la narratrice: «Je me souviens d'une maison mauresque, la plus ancienne, mais la plus vaste de mon quartier natal. Arcades de marbre torsadé, galeries de céramiques où les jaune cuivre, les bleus passés et les verts délavés gardaient leur harmonie malgré l'usure: deux étages s'élevaient autour de la cour dont la vasque me fascinait quand je venais chaque après-midi d'été rendre visite à une tante». (O.S, p. 85) Le verbe «fasciner», souvent employé dans de tels contextes, explique l'éclat des couleurs qui ornent cette maison maternelle, lieu à la fois de rêves et de souvenirs d'enfance ineffaçables, symbole de bonheur inaltérable. La longueur de la durée qui sépare le personnage de ces moments de bonheur paraît insignifiante, car Isma est là et elle revit ces instants d'innocence et de quiétude: «Je m'engloutissais, visage prisonnier entre les barreaux d'une rampe, dans la vétusté du lieu. Vingt ans après, l'immobilité de cette heure de goûter resurgit; vieilles dames et jeunes femmes réapparaissent». (O.S, pp. 85-86) Ces souvenirs sont d'autant plus inoubliables que le cadre reste inchangé: le caractère itératif des verbes «resurgir» et «réapparaître» est là pour le confirmer. Si, dans les deux romans, l'enfance est là, présente, omniprésente, pesante, la vie d'adulte, plus précisément celle de la narratrice de A.F, n'a pu épuiser sa part du récit. Comment cette narratrice peut-elle raconter sa vie de femme alors que les images de ce passé, pourtant proche, font retrait devant sa mémoire? Comment peut-elle le faire si, de ces longues années de vie conjugale, elle ne garde en mémoire que les échos de cris ou de sons qui ont pu la marquer? I. B. 2 - L'écho des cris: 130 Le premier souvenir inaltérable de la narratrice adulte de A.F, c'est le cri de la défloration: «Plus de vingt ans après, le cri semble fuser de la veille». (A.F, p. 122 ). Comment peut-elle l'oublier alors qu'il a marqué la signature d'un nouvel acte de naissance, de sa renaissance à elle? Renaissance à la douleur et à la monotonie de la vie conjugale. Ce cri de la défloration fait écho à d'autres cris, à d'autres voix: celle du conducteur du tramway qui a évité de l'écraser lors de sa première tentative de suicide et celle de l'inconnu qui l'a abordée alors qu'elle pataugeait dans un désespoir sans fin dans la rue Richelieu. Dans les deux cas, la narratrice ne conserve que le souvenir de la voix, du cri de l'autre: «Depuis, j'ai tout oublié de l'inconnu, mais le timbre de sa voix, au creux de cette houle, résonne encore en moi. Emoi définitivement présent». (A.F, p. 130) «Je ne me souviens plus de son visage, à peine de sa silhouette, mais sa voix, dans l'urgence de sa demande, me parvient encore aujourd'hui, chaude, avec une vibration qui en fait palpiter le grain imperceptiblement». (A.F, p. 132) Ainsi le passé proche de la narratrice semble englouti, dénué d'images, de couleurs, d'éclat: c'est un passé peuplé de cris, d'angoisse, de déchirement. Un passé qui renvoie à la blessure encore saignante d'une femme qui a été trompée par l'illusion du couple. Dans O.S, le souvenir des sons qui hante Isma renvoie à des histoires de femmes proches de sa mère. Souvenir de la plainte d'une tante: «Son accent métallique me reste dans l'oreille. La plainte, avec l'écho de ses rimes, s'est fichée dans ma mémoire: rythme, son et vocables». (O.S, p. 112) Souvenir de la voix de Houria accusant sa mère de s'abandonner aux exigences péremptoires du père: «Or, en cette circonstance précise j'entends, oui, vingt ans après, j'entends la voix de Houria, la jeune fille, qui accuse sa mère soumise. Et le tranchant de ce vibrato juvénile perce soudain ma mémoire». (O.S, pp. 141-142) Aussi longue soit-elle (vingt ans), la durée qui sépare la narratrice de ce moment ne parvient pas à effacer l'écho de cette voix de jeune fille. Le verbe «entendre» répété ici deux fois, le verbe «percer» démontrent autant la solidité 131 que la présence constante de ce souvenir. Ce n'est cependant pas à cette occasion qu'Isma a entendu pour la première fois le récit de la soumission de la mère de Houria: «Une voix—je l'entends encore dans l'immobilité de la sieste — me décrivit […] ce rite préludant à l'accouplement». (O.S, p. 143) Isma garde même le souvenir des instants intenses de silence, instants dont elle a pu être le témoin et qui l'ont définitivement marquée. Ainsi le silence de la mère de l'une de ses voisines, mariée d'une manière austère, si austère qu'elle évoque les cérémonies funéraires: «La mère, son voile de laine ramené à la taille, considéra une seconde sa fille tassée et hoquetante. Silence dont l'opacité me resta ineffacée». (O.S, p. 134) Ainsi, la consistance des souvenirs d'Isma se double de la force de ces sons ou de ces silences qui percent sa mémoire et lui font revivre les instants qu'elle décrit. Cependant, la mémoire des deux narratrices n'est pas aussi infaillible qu'elle le paraît. Des incertitudes et des oublis se manifestent dans le récit autobiographique. Ils sont soulignés par le discours autobiographique qui ne cesse de nous transmettre le tangage de la mémoire entre certitudes et hésitations. Ces oublis affectent autant le récit de vie d'adulte de la narratrice de A.F et d'Isma que leur récit d'enfance. Ils sont cependant beaucoup plus importants et visibles dans le premier cas. Dans le récit d'enfance, ils sont liés à quelques détails précis ou à une circonstance déterminée, alors que dans le récit de vie d'adulte ils sont généralisés et si pesants qu'il finissent par introduire la mémoire dans une sorte de léthargie incurable. I. C - INCERTITUDES, OUBLIS MÉMOIRE MUTILÉE: Pour la narratrice de A.F, ces oublis sont en fait occasionnés par son aliénation qui fait qu'elle n'arrive pas à écrire en sa langue maternelle: «Silencieuse, coupée des mots de ma mère par une mutilation de la mémoire, j'ai parcouru les eaux sombres du corridor en miraculée». (A.F, p. 12). Certaines scènes, certains mots se refusent en fait au récit en langue française. Apparaissent alors des scènes où la mémoire semble restreinte et d'autres où la narratrice se découvre totalement amnésique. 132 I. C. 1 - Mémoire restrictive: Des restrictions dans les souvenirs posent des limites à la mémoire et interrompent son élan. Ainsi le contenu des lettres que des correspondants arabes adressent aux jeunes filles du hameau d'enfance de la narratrcice échappe-t-il à l'esprit de la narratrice de A.F: «Je ne me souviens que de l'origine géographique de ces lettres et de leur prolifération». (A.F, p. 21) Comment les jeunes filles ont-elles pu observer le jeune Paul, fiancé de Marie-Louise? La narratrice ne s'en souvient pas non plus: «Réussirent-elles à l'expliquer à Marie-Louise, ou tout au moins à Janine? Je ne me souviens pas, en effet, de l'intrusion de l'officier, même pour quelques minutes; on avait dû lui demander de passer lentement devant le portail, de façon que les amies cloîtrées puissent, par les interstices des persiennes, l'apercevoir et féliciter Marie-Louise de la prestance de son promis… Je me rappelle, plus nettement encore, l'une des dernières visites de la demoiselle». (A.F, p. 37) Les interrogations, les points de suspension, le verbe «devoir» soulignent l'hésitation de la narratrice qui cherche dans sa mémoire enfouie les plus infimes détails de sa vie d'enfant. La phrase finale accentue quant à elle l'impression de ce travail continuel de la mémoire et attribue aux souvenirs des degrés de précision variés. La voix de la mère, comme tout ce qui se rapporte à la maison maternelle, demeure très présente dans l'esprit de la narratrice même si cette dernière ne se rappelle pas le temps qu'a mis sa mère pour apprendre la langue française: «Je ne sais exactement quand ma mère se mit à dire: «mon mari est venu, est parti… Je demanderai à mon mari», etc. Je retrouve aisément le ton, la contrainte de la voix maternelle; le tour scolaire des propositions, la lenteur appliquée de l'énonciation sont évidents». (A.F, p. 46) La mémoire est donc défaillante quant à la durée qu'a nécessité l'apprentissage de la langue étrangère par la mère et non au ton maternel. Faute d'image, elle 133 retient surtout les sons qui mèneront la narratrice à «l'écriture-cri». L'image de la fille du boulanger, camarade de classe de la narratrice aussi bien à l'école coranique qu'à l'école française, ne s'imprime également dans sa mémoire que lors des cours de l'école coranique: «La fille du boulanger kabyle avait dû fréquenter, comme moi, l'école française en même temps que le cours coranique. Mais je ne me souviens de sa présence, à mes côtés, que devant le cheikh». (A.F, p. 206) Ces récits restrictifs des souvenirs d'enfance attestent du souci de la narratrice de rendre compte du travail de sa mémoire, de mettre l'accent sur la mutilation originelle dont elle a été victime lors de son départ du harem, antre maternel où s'entretient et grandit la mémoire comme un enfant choyé. La narratrice, coupée des chants maternels, n'a en fait pratiquement pas de mémoire, elle ne peut, à l'instar des aïeules conteuses, relater sa vie d'enfant et surtout pas sa vie amoureuse. C'est en fait lors de ce récit de ses amours que la narratrice se découvre être totalement amnésique. La mémoire hésitante, défaillante se trouve cependant redressée dans O.S où l'aliénation s'opère autrement. C'est en fait en se disant autre (Isma) que la narratrice arrive à se souvenir et à sentir imprimées dans sa mémoire des scènes, des sons, des images du passé. Ainsi, dans des scènes où la mémoire semble restrictive, le lecteur découvre qu'Isma a voulu simplement mettre l'accent sur un détail de l'histoire, détail qu'il lui importe beaucoup de rapporter. La restriction n'est donc pas liée à une amnésie affectant la narratrice, alors qu'elle tente de se souvenir de la scène mais d'un événement qui surgit et prend plus d'importance par rapport au reste de l'histoire. Ainsi, parlant des noces de sa voisine, elle affirme: «Je me souviens des noces — plus exactement du lendemain de la nuit nuptiale au matin.[…] Je me souviens de l'émoi ensommeillé de ce voyage entre chien et loup; du froid sur la route de corniche, dans la brume bleutée que la voiture semble transpercer. Je me souviens de notre arrivée dans la demeure […]. Je me rappelle surtout la mariée, à l'instant où nous la revîmes». (O.S, p. 133) Le retour constant de la formule «je me souviens» affirme la consistance du souvenir, alors que l'emploi de la locution superlative «plus exactement» et de 134 l'adverbe «surtout» confirme le sens dans lequel la narratrice emploie la restriction. La restriction peut être aussi liée à une circonstance précise. Ainsi la narratrice oublie-t-elle les voyages annuels avec la famille maternelle au tombeau du saint de la région, dès que disparaissent les danseuses bédouines qu'elle voyait dans ces circonstances: «Je me souviens de ces caravanes annuelles qui eurent lieu jusqu'à mes dix ans environ. On dirait que la même procession défile interminablement dans ma mémoire. De mon père, devant moi, j'aperçois le fez haut qui détonne parmi les coiffes des montagnards et les chèches larges et courts des villageois. La dernière année, il s'était décidé à acheter une Citroën, pour nous assurer un voyage plus confortable, mais mon souvenir expulse dès lors ces visites; la flûte avait cessé de rallier les danseuses bédouines». (O.S, p. 116) Les souvenirs d'Isma, personnage de roman, totalement démarqué de l'auteur même s'il a vécu la même expérience qu'elle, semblent ainsi plus solides et plus résistants que ceux de la narratrice de A.F, confondue par endroits avec Assia Djebar elle-même. Touchant donc à la vie même de l'écrivain, le tissu de la mémoire de cette narratrice anonyme s'avère pratiquement troué de toute part. Ainsi se découvre-t-elle amnésique en voulant raconter certaines scènes de sa vie d'enfant et surtout de sa vie d'adulte. I. C. 2 - Narratrice amnésique: Racontant sa vie d'enfant, la narratrice de A.F tente de respecter scrupuleusement la réalité. Cependant, des trous, des oublis viennent entacher le déroulement du ruban des souvenirs. Lors des vacances d'été dans la maison des trois jeunes filles cloîtrées, elle ne se rappelle ni son âge ni sa physionomie: «Je dois avoir douze ou treize ans environ. J'en parais davantage; trop longue, trop maigre probablement». (A.F, p. 19) Le verbe «devoir» et l'adverbe «probablement» 135 accentuent l'hésitation de la mémoire. La locution «peut-être» joue également la même fonction: «Et moi, à treize ans — peut-être, cette fois, était-ce alors des vacances d'hiver —, j'écoutais, au cours de la veillée, la dernière des filles à marier me raconter leurs débats». (A.F, p. 22) Malgré la confusion des souvenirs dans sa tête et l'impossibilité pour elle de se rappeler certains détails, la narratrice fait montre lors du récit d'enfance d'une pugnacité acharnée à vouloir raconter tout avec le maximum de précision et de détails. Cependant, «Tout, durant ce dernier séjour, se mêle dans [ses] souvenirs: les romans en vrac dans la bibliothèque interdite du frère et les lettres mystérieuses qui arrivaient par poignées». (A.F, p. 22) et la mémoire s'avère être confuse, trouée. Les interrogations, le semi-auxiliaire «devoir», les adverbes d'incertitude… tous ces modalisateurs continuent à jalonner le discours autobiographique qui est censé être le pont qui relie le passé au présent: «Etait-ce deux, trois années auparavant que Marie-Louise eut un fiancé, un officier de la «métropole» comme on disait? Cela est probable; je devais avoir moins de dix ans». (A.F, p. 33). C'est en fait de la texture, de la solidité de ce discours autobiographique, de ce pont, que dépend la mémoire. Or, ce pont s'avère être fragile, il menace à tout instant de choir coupant définitivement la narratrice de son enfance. Le discours autobiographique est encore moins présent et surtout moins solide dans le récit de sa vie d'adulte. Les modalisateurs se renforcent et fragilisent encore plus ce fil très mince qui lie le passé au présent. Une rencontre fortuite avec son frère s'inscrit en fait dans un flou de la mémoire de la narratrice: «Nous marchions, je crois, dans une rue déserte de la capitale». (A.F, p. 95). Tel est également le sort du contenu du télégramme qu'elle adresse à son père le jour de ses noces: «je décidai de lui envoyer, par télégramme, l'assurance cérémonieuse de mon amour. J'ai oublié l'exacte formulation du pli postal». (A.F, p. 122). Le discours autobiographique se faisant très rare et chargé d'incertitudes dès que la narratrice s'attaque au récit de sa vie d'adulte, d'autres 136 types de discours viennent s'inscrire à la place qu'il devait occuper. Des explications, des commentaires jalonnent les chapitres consacrés à sa vie amoureuse, ils contaminent le récit autobiographique et empêchent l'inscription de l'autobiographie. Dans ces discours, une référence est clairement faite à l'instance actuelle de l'énonciation, elle fait ressortir exagérément sa subjectivité et noie dans un océan d'oubli, de perte, le personnage qui a vécu cette expérience. Ce genre de discours est cependant omniprésent dans O.S où la subjectivité de l'instance de l'énonciation domine le personnage d'Isma aux divers moments de son histoire. Dans la mémoire de ce personnage, les souvenirs sont si forts, si solides qu'il n'est fait référence qu'à de très rares moments d'hésitation lors du processus qui consiste à ramener des moments passés au présent: l'identité de l'auteur de la plainte qu'Isma a entendue dans la maison maternelle est ainsi indéterminée: «Quelle jeune tante, quelle voisine, l'âme écorchée, s'est donc révoltée en ces termes? Laquelle, je ne le sus jamais». (O.S, p. 112) Isma se trouve aussi dans l'incapacité de dire si sa mère était présente lors de l'épisode du baiser qui a fait d'elle, même momentanément, la reine de sa tribu maternelle: «Ma mère était-elle encore vivante, je ne saurais le dire». (O.S, p. 115) Elle n'est pas sûre non plus de son âge précis au moment où elle avait subi la colère de son père découvrant son «escapade» avec un cousin sur les lieux d'un manège: «Peu après, les femmes ébahies racontaient autour de moi l'incident; l'une, avec véhémence, me reprocha de m'être égarée parmi les hommes «à mon âge». J'avais six ans, peut-être sept». (O.S, p. 117) Quelques petites hésitations filtrent aussi au moment où Isma se met à raconter les noces austères de l'une de ses voisines: «D'un geste sec, la mère chassa la horde. Ne restèrent que trois femmes, je crois, ainsi que nous, deux fillettes, qui aurions dû être les demoiselles d'honneur.[…] Nous restâmes, nous, les deux fillettes et une femme, probablement la sœur aînée de la mariée». (O.S, p. 134) 137 Le verbe «croire», l'adverbe «probablement» démontrent ici l'hésitation de la narratrice quant aux circonstances précises du déroulement de la scène. Par moments, Isma hésite, avoue l'incapacité de sa mémoire à tenir compte de tous les détails de l'histoire, puis elle se rétracte car la mémoire lui revient amenée par un souvenir précis. Ainsi à propos de la circonstance où elle a pu entendre la plainte d'une de ses tantes: «Au fond, l'orchestre fait entendre les premiers accords de ses luths. Est-ce la circoncision d'un cousin, les fiançailles du plus jeune oncle, les deuxièmes noces du père resté longtemps veuf?» (O.S, p. 111) «En bas, la fête des hommes se prolongeait. Installée sur le muret, je ne désirais même plus contempler l'horizon de la ville là-bas, étrangère; je ne pouvais plus envier le cousin qui venait faire admirer son gilet de paillettes – ce dernier détail me confirme qu'il s'agissait d'une circoncision». (O.S, pp. 112-113) Ainsi la question n'a pas tardé à trouver réponse. La mémoire d'Isma est si vive, si vigilante que le passé raconté semble mêlé au présent. Il est à remarquer avant de conclure sur ce point que les souvenirs sur lesquels la mémoire d'Isma semble hésitante se rapportent surtout à des épisodes de sa vie à elle et non à des scènes auxquelles elle a assisté comme témoin oculaire ou auditif. Il est donc manifeste qu'Isma, un simple personnage de roman, paraît dotée d'une mémoire solide, infaillible, alors que la narratrice de A.F, personnage qui est pourtant censé être réel, est hésitante, amnésique dans la majorité des chapitres autobiographiques. Les souvenirs, l'écriture autobiographique sont pourtant les piliers du projet initial de A.F contrairement à O.S où «Les bribes de scènes d'autrefois affleurent; [et] abordent [simplement] la rive du récit qui court». (O.S, p. 149) Les souvenirs s'inscrivent-ils plus facilement dans la fiction que dans le cadre d'un récit autobiographique? Est-ce cette intention même d'écrire son autobiographie qui empêche la narratrice de A.F de réaliser son entreprise première? Il semble en être ainsi car l'écriture autobiographique paraît paradoxalement plus réelle et plus fidèle aux images de la réalité dans O.S que dans A.F. Cependant O.S est d'abord un roman où l'accent est mis sur le travail de la mémoire et sur la distance minime qu'il installe entre l'instance de l'énonciation et le personnage qui a vécu l'expérience relatée. Un effort est par 138 contre fourni par la narratrice de A.F pour maintenir grande cette distance et établir ainsi un abîme infranchissable entre celle qui parle et l'enfant ou la femme qu'elle était et qui a pu vivre l'histoire racontée. Toutefois, le délabrement du tissu des souvenirs et son manque de texture empêcheront l'aboutissement de ces efforts acharnés: le discours autobiographique est alors d'abord relayé puis remplacé par toutes sortes d'autres discours (commentatifs, explicatifs, émotifs…) renvoyant surtout à l'instant précis de l'énonciation et estompant la distance que l'écriture autobiographique se doit d'établir entre celui qui parle et celui qui a vécu ou qui a assisté à l'histoire racontée. II - COMMENTAIRES, EXPLICATIONS: L'INTROSPECTION: DE LA RETROSPECTION A Les commentaires, les explications ne peuvent qu'émaner de l'instance de l'énonciation. Il appartiennent donc à ce que Benveniste a nommé «discours». Les commentaires constituent cependant une part très importante 139 du discours. H. Weinrich va jusqu'à substituer le terme «commentaire» au terme «discours» après avoir remplacé celui d'«histoire» par le concept de «narration»1. Jean-Michel Adam commente et appuie ces deux notions établies par H. Weinrich: «Le concept de «commentaire», encore insatisfaisant certes, peut être préférable à celui de «discours» car il semble plus précis de parler de deux types de discours, l'un narratif, l'autre commentatif indiquant tous deux, à des degrés divers, la problématique énoncé/énonciation. Dans ces conditions nous parlerons donc d'un discours narratif et d'un discours commentatif étant entendu que, dans sa pureté, le «récit» ne constitue que la pointe extrême du discours narratif («Personne ne parle ici; les événements semblent se raconter eux-mêmes»; E. Benveniste, PLG I, p. 241) qui englobe aussi la catégorie du «discours»; le commentaire, quant à lui, recoupe une partie seulement de l'ancien «discours»»2. Le commentaire s'inscrit donc dans le registre de l'énonciation ou du discours. Dans ce discours le moi énonciateur, le Je adulte bénéficie de toutes ses prérogatives de sujet scripteur. Selon Georges Gusdorf: «L'historien de soimême se trouve aux prises avec les mêmes difficultés: revenant en visite dans son propre passé, il postule l'unité et l'identité de son être, il croit pouvoir confondre ce qu'il fut avec ce qu'il est devenu. Comme l'enfant, le jeune homme, l'homme mûr d'autrefois ont disparu, et ne peuvent se défendre, seul l'homme d'aujourd'hui a la parole, ce qui lui permet de nier le dédoublement et de postuler cela même qui se trouve en question»1. Ainsi, le moi adulte noie sous le poids de sa présence les autres moi, enfant, adolescent, ou même adulte qui ont pu constituer des moments de la vie de ce Je. «L'autobiographie [n']est [qu']un moment de la vie qu'elle raconte, elle s'efforce de dégager le sens de cette vie, seulement elle est elle-même un sens dans cette vie. Une partie de l'ensemble prétend refléter l'ensemble, mais elle ajoute quelque chose à cet ensemble dont elle constitue un moment»2. Comment peut-on déceler la présence de cette «partie de l'ensemble», de ce Je adulte qui étouffe les autres Je? 1. 2. Harald Weinrich, Le Temps, le récit et le commentaire, Traduction française par M. Lacoste, Seuil, Collection Poétique, 1973. e ««Mise en relief» et discours narratif» in Le Français Moderne, 44 année, Octobre, 1976, n° 4, p.314. 1. «Conditions et limites de l'autobiographie», cité par Philippe Lejeune dans L'Autobiographie en France, op. cit., p. 230. 2. Georges GUSDORF, «Conditions et limites de l'autobiographie», op. cit., p. 233. 140 Pour Catherine Fromilhague et Anne Sancier: «La voix du narrateur dans le récit est principalement décelable: — à la variation des temps: en particulier des imparfaits, dits «de commentaire», aux présents et futurs de vérité générale, au futur d'atténuation; — à l'intervention de la première personne du singulier ou du pluriel»3. Le second critère n'est en fait pas pertinent dans le cas d'un récit autobiographique (le Je servant à la fois pour le récit et pour le discours). C'est donc sur le premier critère (celui des temps) que nous nous baserons pour déceler les différentes interventions de la narratrice de A.F ou d'Isma hachurant le récit autobiographique. Etablissant la distinction entre discours et récit, Benveniste insiste beaucoup sur la divergence qui les caractérise sur le plan des temps. Cette distinction est capitale à ses yeux, c'est pourquoi il la réitère à tout propos. «Les deux plans d'énonciation se délimitent donc en traits positifs et négatifs: — dans l'énonciation historique, sont admis (en formes de 3e personne): l'aoriste, l'imparfait, le plus-que-parfait et le prospectif; sont exclus: le présent, le parfait, le futur (simple et composé); — dans l'énonciation de discours, sont admis tous les temps à toutes les formes; est exclu l'aoriste (simple et composé)»4. Ainsi le discours admet tous les temps sauf le prétérit. Les temps les plus utilisés dans ce cadre sont néanmoins le présent et l'imparfait. En fait l'imparfait est commun aux deux plans. Comme le présent de l'énonciation, nous le rencontrerons également dans l'examen de ces multiples discours des narratrices, il est présent surtout dans les discours commentatifs. Car ces discours s'échelonnent des plus sereins aux plus violents, des discours explicatifs aux discours émotifs en passant par les discours commentatifs. II. A - DISCOURS EXPLICATIFS: Des discours explicatifs reviennent souvent dans des phrases incises ou entre parenthèses pour souligner un détail que la narratrice a oublié de noter, 3. 4. Introduction à l'analyse stylistique, Bordas, 1991, p. 47. Emile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale I, op. cit., p. 245. 141 que sa mémoire a omis. Ces discours trouvent déjà leurs racines dans la première partie de A.F. Ils soulignent le contraste entre l'instance présente de l'énonciation, celle qui explique, et le moi enfant qui a vécu l'expérience: «mon père, au cours d'un voyage exceptionnellement lointain (d'un département à l'autre, je crois) mon père donc écrivit à ma mère». (A.F, p. 48) Le premier Je qui se manifeste dans les possessifs est en réalité autre que le Je sujet du discours explicatif mis entre parenthèses. Dans ce discours explicatif, il s'agit de l'instance de l'énonciation dont la présence est garantie par l'emploi du présent, alors que le Je de «mon père», de «ma mère» renvoie à un sujet double à savoir la narratrice adulte et la narratrice enfant qui coexistent dans cet énoncé, dans ce récit d'enfance. Cette instance double accompagnée du prétérit forme le récit autobiographique. Alors que dans la seconde partie du roman, le discours autobiographique se fait rare, le discours explicatif, toujours employé dans des phrases incises ou entre parenthèses, prolifère: «Un jour — âgée de dix-huit ans, j'avais cessé depuis longtemps de fréquenter l'école coranique — je décachetai une lettre reproduisant le texte d'un long poème d'Imriou el Quaïs. […]». (A.F, p. 72) La narratrice nous explique ici la raison pour laquelle elle n'arrivera pas à déchiffrer ce poème. Dans le troisième chapitre autobiographique de cette deuxième partie, chapitre consacré à la nuit de noces, d'autres discours explicatifs se font entendre, leur essor prend même une dimension vertigineuse: «La jeune fille, dans ce Paris où ses yeux évitaient d'instinct, à chaque carrefour, le rouge du drapeau tricolore (qui lui rappelait le sang de ses compatriotes guillotinés dernièrement dans une prison lyonnaise), la jeune fille s'imaginait naviguer». (A.F, p. 119) «Autant passer la frontière au plus tôt, même clandestinement ou séparément (seul le nom du jeune homme était sur la liste des suspects)». (A.F, p. 119) «Cet appartement de libraire — celui d'un Français détenu depuis des mois pour avoir aidé un réseau nationaliste — était vide depuis l'arrestation de son propriétaire». (A.F, p. 120) «Même si le ténor andalou avait accompagné de sa voix attendrie le chant du rebec, une nuit entière — nuit de la défloration et de son émoi lent 142 —, mon père n'aurait emprunté aucun burnous de pure laine, tissé par les femmes de la tribu, pour m'enlacer et me faire franchir le seuil». (A.F, p. 121) Ces discours explicatifs, devenus de plus en plus fréquents, réalisent une rupture dans l'écriture autobiographique, qui même lors de son retour sur le terrain de l'enfance dans la troisième partie, s'accompagne d'une manière encore plus pressante de discours explicatifs. Ces discours, s'ils cohabitent avec des discours autobiographiques, en démontrent les limites et accentuent le sentiment d'hésitation et les oublis qui accablent la narratrice. Dans «LA MISE A SAC» (A.F, p. 174), second chapitre autobiographique de la troisième partie, la narratrice essaie de conter les réunions des femmes d'autrefois; des oublis ou le manque de précision dans les souvenirs greffent sur son récit des discours destinés à expliquer au lecteur certains points qu'elle a oublié de noter: «Plutôt que de se plaindre d'un malheur domestique, d'un chagrin trop connu (une répudiation, une séparation momentanée, une dispute d'héritage), la diseuse, évoquant son propre sort, conclura à la résignation envers Allah et envers les saints de la région». (A.F, p. 175) «Chaque parleuse — celle qui clame trop haut ou celle qui chuchote trop vite — s'est libérée». (A.F, p. 176) Le même procédé d'écriture apparaît dans le chapitre autobiographique suivant: «LA COMPLAINTE D'ABRAHAM» (A.F, p. 191). La narratrice y revient d'abord sur les visites que, petite, elle effectuait, accompagnée des femmes de sa tribu maternelle, au tombeau du saint de la ville: «De ces récriminations des fidèles voilées (à peine si elles ouvrent l'échancrure du drap sur leur face tuméfiée), je serais l'âcreté des plaintes». (A.F, p. 192) Elle évoque ensuite les sensations que réveille en elle le chant du ténor andalou le jour de la fête des moutons: «Autant que la tristesse du timbre (mon corps, entre les draps, se recroquevillait davantage), la texture même du chant, sa diaprure me transportaient». (A.F, p. 193) Plus nous avançons dans la lecture de cette troisième partie, plus les discours explicatifs distingués typographiquement (mis entre tirets ou entre guillemets) paraissent nombreux et préjudiciables à l'écriture autobio-graphique: 143 «Pour les fillettes et les jeunes filles de mon époque — peu avant que la terre natale secoue le joug colonial —, tandis que l'homme continue à avoir droit à quatre épouses légitimes, nous disposons de quatre langues pour exprimer notre désir». (A.F, p. 203) Le souvenir de l'école coranique, qu'enfant elle a fréquentée, harcèle la narratrice qui y retourne comme dans un paradis perdu: «Dans ma première enfance — de cinq à dix ans —, je vais à l'école française du village, puis en sortant, à l'école coranique». (A.F, p. 205) «La masse des garçonnets accroupis sur des nattes — pour la plupart enfants de fellahs — me paraissait informe». (A.F, p. 205) Les prix que ramène la narratrice-enfant de l'école coranique provoquent la vocifération et la joie maternelles, car étudier le Coran pour cette dernière est une entreprise bénie et sans égale: «La circonstance était jugée par ma mère assez importante (l'étude du Coran entreprise par ses petits) pour que le cri ancestral s'élançât ainsi modulé, au cœur de ce village où elle se sentait pourtant exilée» (A.F, pp. 205-206) Des écoles arabes ont succédé à l'école coranique, l'enseignement y est moins innocent et plus idéologique. La narratrice a-t-elle pu étudier dans l'une d'elles? Elle nous l'explique: «Ces medersas ont pullulé depuis. Si j'avais fréquenté l'une d'elles (il aurait suffi que mon enfance se déroulât dans la cité d'origine), j'aurais trouvé naturel ensuite d'enturbanner ma tête, de cacher ma chevelure, de couvrir mes bras et mes mollets, bref de mouvoir mon corps au-dehors comme une nonne musulmane!» (A.F, p. 206) Le geste salvateur du père n'épuise jamais sa part du récit, il est au centre des préoccupations de la narratrice. C'est en fait de ce moment crucial que dépend toute sa vie avec ses moments de joie et son malheur interminable: «Ces apprentissages simultanés, mais de mode si différent, m'installent, tandis que j'approche de l'âge nubile (le choix paternel tranchera pour moi: la lumière plutôt que l'ombre) dans une dichotomie de l'espace». (A.F, p. 208) Ces discours explicatifs, surtout parce qu'ils sont distingués typographiquement, sont en fait des moments du texte où la narratrice, à l'instant 144 même où elle énonce chacun de ces discours, nous paraît plus que jamais présente. Ils situent la narratrice à la lisière de la fiction et la rapproche du lecteur. En réalité, par ces discours, la narratrice établit une certaine communication avec ce même lecteur: elle semble l'interpeller pour lui expliquer certains points jugés difficiles à comprendre pour celui qui n'a pu vivre ces événements. Un pacte communicatif tacite semble donc surgir à l'arrière-plan de ces discours explicatifs qui ne sont après tout que des discours. Qu'est-ce d'abord qu'un discours si ce n'est une parole adressée par un «locuteur» à un «allocutaire»? Un message délivré par Je à l'intention de Tu. Pour ces raisons mêmes, accompagnés du discours autobiographique, ces discours explicatifs pèsent sur le récit d'enfance et l'annulent ou du moins le mutilent. L'autobiographie ne s'écrit plus ou semble noyée dans un présent pesant et abstrait, celui de l'instance de l'énonciation qui, tout à coup, semble dénuée de passé. Et ces discours de continuer jusqu'à la fin du roman de cerner encore plus étroitement le récit autobiographique jusqu'à pratiquement le faire disparaître: «Depuis que j'ai quitté la chambre parentale à la naissance du frère — j'ai donc un an et demi — je partage le lit de l'aïeule». (A.F, pp. 217-218) «Je devrais la nommer «ma mère silencieuse», face à celles — mère, grand-mère et tantes maternelles — qui […] m'apparaissent plongées dans la musique, l'encens et le brouhaha». (A.F, p. 218) «Ecrire en langue étrangère, hors de l'oralité des deux langues de ma région natale — le berbère des montagnes du Dahra et l'arabe de ma ville — , écrire m'a ramenée aux cris des femmes». (A.F, p. 229) «Les mâles — pères, fils, époux — devenaient irrémédiablement absents». (A.F, p. 230) Ces discours explicatifs, de plus en plus nombreux, finissent sur un accès de colère de la narratrice vis-à-vis d'elle-même. Colère contre sa fierté de fillette menée par le père sur le chemin de l'école française: «Le père […], marche dans la rue du village; sa main me tire et moi qui longtemps me croyais si fière — moi, la première de la famille à laquelle on achetait des poupées françaises, moi qui, devant le voile-suaire n'avais nul besoin de trépigner ou de baisser l'échine comme telle ou telle cousine, moi qui, suprême coquetterie, en me voilant lors d'une noce d'été, m'imaginais me déguiser, puisque, définitivement, j'avais échappé à l'enfermement — je marche, fillette, au dehors, main dans la main du père». (A.F, p. 239) 145 Le discours explicatif se colore ici d'une note commentative et même émotive qui met en relief l'indignation de la narratrice adulte face à la naïveté et à l'innocence de l'enfant qu'elle était. Le discours commentatif, se chargeant encore plus subjectivement de l'opinion du moi, est encore plus préjudiciable à l'écriture autobiographique qui se découvre cernée de tous bords. Et la tentative ou tentation première de la narratrice n'a plus d'issue. Le récit autobiographique se dilue ainsi dans des discours de plus en plus proliférants. Dans O.S, les discours explicatifs sont encore plus nombreux. Contrairement à A.F, ils se manifestent dès les premiers chapitres où Isma se livre à l'entreprise de raconter sa vie d'adulte, entre vingt et quarante ans. Ils cernent ce récit, font exagérément ressortir l'instance de l'énonciation et camouflent la jeune épouse qui a vécu ces années de bonheur. Ils peuvent être annoncés par un simple tiret comme dans ce cas: «La porte demeure ouverte; elle se ferme juste avant l'éclat de rire — non celui qui déchire les lèvres, mais celui qui secoue le corps entier, bras en lianes qui s'allongent, jambes nues aux pieds de nymphe, aux orteils qui se délient le uns des autres, visage éparpillé aux quatre coins». (O.S, p. 30) Deux points suffisent, par moments, pour nous indiquer la présence du discours explicatif: «Nous courbons la nuque pour un premier précipice. Rythme qui s'accélère: piétinement du désir nu, arrêt abrupt». (O.S, p. 32) Il arrive même à ce type de discours de se détacher de ces petites contraintes typographiques: «Quand, la première fois, je pénétrai dans la pièce profonde, celle-ci paraissait m'attendre pour une nouvelle nuit de noces. Non qu'il y eût ce brouhaha de fête lorsque la mariée s'engourdit, idole trônant au milieu des voyeuses. Mais la chambre avait été lavée au préalable à grandes eaux des sources voisines, des peaux de moutons avaient été jetées sur les dalles; des matelas avaient été rangés au pied des murs». (O.S, p. 32) Comme nous venons de le remarquer, les discours explicatifs dans O.S sont beaucoup plus nombreux, plus rapprochés et leurs formes plus variées. Il convient aussi de noter qu'ils sont de loin plus longs et donc plus explicites. En étudiant le discours autobiographique dans le chapitre précédent, nous avons remarqué combien ce discours confond les deux composantes du personnage d'Isma: celle qui se rappelle et donc qui écrit et celle qui, enfant ou jeune femme, a vécu ces événements racontés. Nous avons aussi indiqué que ce 146 procédé est un danger grave pour l'écriture autobio-graphique. A ce danger précaire vient s'ajouter un autre danger plus notable et surtout plus visible: il s'agit des discours explicatifs qui minent le récit autobiographique et annulent son effet. Nous n'en avons jusqu'ici cité que trois, ce n'est rien par rapport au nombre et à l'ampleur des discours explicatifs contenus dans les seuls chapitres consacrés à la vie de jeune mariée d'Isma. Les époux, comblés par un bonheur qui semble infini, se transportent de couche en couche: «Partout où nous allions dormir plus tard — chambres d'hôtel, chambres anonymes — nous transporterions l'éclat de chaux de ces noces». (O.S, p. 32) «Ces noces» réfèrent ici à la première nuit passée par le couple dans la chambre parentale, chambre où est né l'homme et où Isma semble chercher encore à s'habituer à l'espace: «Je m'appuie à la cloison pour descendre: la ruelle du lit est étroite». (O.S, p. 33) Dans cette chambre, la silhouette de la mère hante le couple qui sombre dans des insomnies ou dans un demi-sommeil mêlé à des rêves et des angoisses. L'atmosphère, elle, semble accentuer leur souffrance: «Nuits de courant d'air, de malaise: les loquets cliquettent, un bidon dans un préau tombe avec fracas.Les vierges ouvrent grand leurs yeux obscurcis, les boutiquiers cessent de ronfler, les crapauds se taisent. Le froissement du jet d'eau persiste, brisure affaiblie. Le vent isole notre chambre. Les murs s'allongent». (O.S, p. 34) Pour conjurer la hantise de la matrone, le couple se souvient. Des nuits de printemps passées à la campagne… Et le discours explicatif surgit cerné par des parenthèses: «[…] Nous ne rentrions dans cette cabane abandonnée (un matelas par terre, la fenêtre devant une table en bois blanc) qu'une fois le crépuscule éteint». (O.S, p. 46) C'est lors de l'une de ces nuits, une nuit passée à la belle étoile, qu'ils ont conçu leur fillette. Un bébé docile et calme qui comble de bonheur ses parents: «Je soulève ma fille, je l'emporte, je l'amène de sa chambre à la nôtre; nous l'installons entre nous. Par-dessus son gazouillis — car elle est docile, rit quand nous appelons son rire, s'éveille quand nous nous lassons de son sommeil —, nous parlons longuement, vainement, des années à venir». (O.S, p. 47) Ces souvenirs ne font cependant qu'étayer la présence de la mère de l'homme et même de ses sœurs, présence qui le hante et le bâillonne. C'est en essayant encore une fois de masquer cette présence qu'Isma parle à l'homme de ses sœurs, qu'elle nous en parle. Leur présence la hante-t-elle, elle aussi? La 147 dernière et quatrième sœur de l'homme, la plus jeune, est la plus proche du couple: «La quatrième sœur est apparue, elle, dès notre première arrivée, tandis que j'admirais le citronnier et les céramiques de la demeure — benjamine à la grâce de chevrette, au sourire timide, avec cette concentration du regard que l'homme prend aussi dans ses accès de mutisme lorsqu'il ne veut pas m'interroger». (O.S, p. 58) Ce discours explicatif est destiné ici à décrire la jeune fille et à noter surtout sa ressemblance avec l'homme. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Isma la sent si proche d'elle. Emmener l'esprit de l'homme ailleurs, se souvenir des moments de bonheur qu'ils ont vécus à la compagne, dessiner les contours de la mère et des sœurs, matérialiser leur présence pour chasser leurs fantômes de la tête de l'homme: Isma a tout essayé vainement, car l'homme, obsédé par la mère, continue à être réveillé la nuit par des cauchemars: «Survient un cauchemar d'avant l'aube: quelle hantise a saisi l'homme, quelle trahison le déchire? Il se débat, il lutte. Réveillée, je tente (mains sur son front, injonctions patientes de ma voix basse) de calmer le dormeur». (O.S, p. 61) Tous les discours explicatifs que nous avons cités jusqu'ici se situent dans quatre chapitres consacrés à la vie d'adulte d'Isma. Ce sont «LA CHAMBRE» (O.S, p. 30), «VOILES» (O.S, p. 44), «L'AUTRE» (O.S, p. 57) et «LES MOTS» (O.S, p. 74). Tous se situent donc entre la page 30 et la page 77. Non pas en 47 pages mais en seulement 17 car ces discours ne s'inscrivent pas dans les chapitres où Isma s'adresse à sa «rivale» Hajila. A peu près deux à trois pages de discours explicatifs en seulement 17 pages, n'est-ce pas beaucoup pour un texte qui paraît à première vue autobiographique? Si le récit autobiographique de la vie d'adulte de la narratrice de A.F ne s'écrit pas ou se dérobe à l'écriture, celui des années de mariage d'Isma qui paraît, de prime abord solide et complet, miné par des discours explicatifs, de longueurs et formes variées, ne réussit pas non plus à percer le mystère de l'écriture autobiographique. «PATIOS» (O.S, p. 85) est le dernier chapitre consacré à Isma dans la première partie du roman, l'écriture y fait marche arrière et les souvenirs 148 reviennent à l'enfance chérie. Ce retour à l'enfance n'est pas pour autant prétexte à une écriture autobiographique limpide, vidée des différents discours explicatifs qui minent son terrain et la font trébucher. Le chapitre est en fait, lui aussi, rongé par ces discours explicatifs qui n'en finissent pas de reléguer dans un arrière-plan lointain le récit autobiographique. Dans ce chapitre, la narratrice Isma évoque le souvenir des femmes qui habitent la maison maternelle: «Femmes assises là, quelquefois plusieurs femmes d'un seul homme, ou regroupées à l'ombre du même maître — père, frère aîné, l'un et l'autre plus respectés qu'un époux transitoire». (O.S, p. 85) Elle se souvient aussi de la complexité de l'arbre généalogique de sa famille, complexité favorisée par les mariages consanguins très nombreux dans ce monde vivant dans une sorte d'autarcie complète: c'est cette complexité même qui nécessite en fait la présence de multiples discours explicatifs: «Ma grand-mère elle-même avait donné en mariage l'une de ses filles — née, il est vrai, d'un troisième mari — au dernier des petits-fils de son premier époux: si bien que ce jeune homme avait épousé sa tante (la sœur de son père par alliance) et ce risque d'inceste avait suscité maintes plaisanteries. De même l'épouse de mon oncle avait été choisie dans cette descendance […]. La mariée donc — cette bru amenée à assumer, un jour, le pouvoir domestique de notre famille — était l'arrière-petite-fille du premier mari de ma grand-mère; elle avait appelé celle-ci «Lalla» depuis son enfance. Or elle devenait, à vingt ans, la belle-fille de son aïeule!» (O.S, p. 86) La dernière phrase où se manifeste une modalité exclamative n'est en fait qu'un commentaire de la narratrice fascinée par ces enchevêtrements au sein de la parentèle. Toujours dans «PATIOS» (O.S, p. 85), d'autres discours explicatifs apparaissent et minent le récit autobiographique. Les femmes vivent comme dans une ville qui leur est propre, la présence des hommes dans ces lieux n'est en fait pas effective, elle ne se manifeste que dans les discours et les bavardages des femmes: «La présence des hommes se profilait donc amenée par le lien du sang. Hors de ces propos, ils étaient réduits au prosaïsme de leur profession: les uns artisans, les autres boutiquiers, en même temps que dévots reconnus, d'autres simples pêcheurs — ceux-ci s'enivraient, les femmes chuchotantes évoquaient leurs veillées licencieuses dans un quartier réservé de la cité». (O.S, p. 86) 149 Dans cet espace à la fois vaste et exigu, des plaintes de femmes s'élèvent et trahissent la monotonie de leur quotidien: «Je le comprenais mal, mais peu avant ces réunions, et à l'intérieur des chambres, des phrases amères se dévidaient — confidence révoltée d'une mère, monologue d'une épouse rageuse après la sortie du maître, sanglots hululés de telle autre rivée à un matelas de douleur, soupirs d'une épouse stérile dont le mari a pris seconde femme». (O.S, p. 87) Ainsi les discours explicatifs continuent de jalonner ce même chapitre et hachurent les souvenirs de la narratrice: «J'ai embrassé ma tante, ce matin-là. Ma tendresse la fit pleurer. Dans ma première enfance, elle avait remplacé ma mère à mes côtés, jusqu'au jour — j'avais dix ans, tout au plus — où mon père («jaloux de mon affection», accusait-elle) préféra me mettre en pension». (O.S, p. 89) La deuxième partie du roman intitulée «LE SACCAGE DE L'AUBE» (O.S, p. 101) et entièrement consacrée à Isma amène elle aussi son cortège de discours explicatifs bâillonnant la narratrice-enfant et donnant le privilège de la narration à Isma adulte qui, parquée dans la maison maternelle ou chez sa tante paternelle, se souvient de tant d'années passées dans la quiétude et le bonheur de l'enfance. Dès le troisième chapitre «LA PLAINTE» (O.S, p. 109 ), des discours explicatifs marqués ou non typographiquement se greffent sur chaque particule de souvenir de la narratrice. Ainsi le souvenir du crieur de la ville: «Les matins plus ordinaires, le crieur, un vieux Turc ventru, parcourt son trajet immuable; un tambour ponctuant son prologue, il s'égosille à dévider quelques événements notables: une mort, une circoncision, l'approche d'une fête religieuse ou simplement un repas d'aumône servi pour les pauvres». (O.S, p. 110) Dans «L'EXCLUE» (O.S, p. 119), Lla Hadja femme «réputée redoutable» dans la cité d'enfance de la narratrice, épie de son regard perçant toutes les femmes de la rue où elle habite: « Dans l'étirement de la durée matinale – hâte des hommes qui sortaient, haltes des enfants qui jouaient ou rêvaient, courses furtives des servantes voilées —, Lla Hadja ne montait pas seulement la garde; invisible, elle présidait au spectacle du dehors». (O.S, p. 119) Dans différents autres chapitres, les discours explicatifs s'associent de plus en plus à des discours commentatifs. Ainsi dans le chapitre «LA NOCE SUR LA 150 NATTE» (O.S, p. 128) où la première fille de la maison voisine de la narratrice s'est mariée à la manière occidentale: «La première des filles de cette famille s'était mariée «à la française»: une robe de satin blanc la parant au matin de ses noces, deux fillettes en tulle blanc jouant les demoiselles d'honneur, un bouquet de fleurs d'oranger à la main — et le blanc devenait symbole non de virginité mais du passage au monde occidental, au lendemain d'une union consommée comme dans un rapt, avec la brutalité du viol». (O.S, p. 128) La dernière phrase est une phrase commentative: les noces à l'occidentale n'y apparaissent que comme un simulacre de mariage puisque l'essentiel qui réside dans la nuit de noces a obéi aux coutumes indigènes. L'expression «brutalité du viol» le souligne parfaitement. La deuxième des filles, elle, est d'une âme romantique, elle est aimée des matrones. Là encore un commentaire de la narratrice vient souligner avec ironie la cupidité des «mères-gardiennes»: «En tout cas, comme brodeuse, couturière, dentellière, sa réputation parmi les matrones planait au zénith. Celles-ci parlaient autant de sa beauté, de la douceur de son humeur (elle rougissait au moindre mot prononcé, elle ne parvenait même pas à hausser son filet de voix dans les réunions nombreuses) que de son trousseau. Surtout de son trousseau!» (O.S, p. 129) La dernière phrase, de type exclamatif, souligne avec ironie le but premièr mais caché des matrones qui veulent surtout s'emparer du trousseau de la vierge à marier. «L'ADOLESCENTE EN COLÈRE» (O.S, p. 140) déroule, lui, le récit des nuits d'une femme soumise, c'est la mère de Houria dont la couvée ne cesse de proliférer: «[…] La mère, ayant terminé la dernière sa prière du soir (elle reprenait l'une après l'autre celles qu'elle avait dû négliger dans la journée à cause de ses obligations de ménagère), rejoignait enfin sa couche et s'allongeait en émettant quelques gémissements». (O.S, p. 142) Dans le chapitre «LA BALANÇOIRE» (O.S, p. 145), la narratrice-enfant est fascinée par un marché qui se situait à côté de la ville natale: «Des vendeuses de poules, de cailles et d'œufs, femmes dont le type berbère si pur (yeux verts à l'éclat insoutenable, visage allongé au nez busqué, chevelure blonde ou fauve, rougie le plus souvent de henné jusqu'à devenir écarlate) me les faisait paraître d'une fierté romantique». (O.S, p. 146) 151 Le discours entre parenthèse cherche ici à décrire la physionomie de ces femmes berbères pour ceux qui ne les ont jamais vues. Là, une question pressante s'impose à nous: cette prolifération des discours explicatifs est-elle liée au fait que l'auteur sait qu'elle écrit surtout pour un public occidental (ses romans sont publiés en France et ne seront probablement pas publiés en Algérie) à qui manquent beaucoup de repères référentiels car ils ne vivent pas en Algérie? Il n'est pas de notre ressort de répondre à cette question. Mais si c'est le cas, un renversement de situation amusant et peut-être involontaire s'opère dans les livres d'Assia Djebar: tout comme elle se sentait exilée à l'école française car elle devait faire face à des images, à des noms de lieux, d'objets, dénués de toute référence, son lecteur français, lui, fait la même expérience en se trouvant confronté à un monde tout à fait différent de celui où il vit et où les valeurs sont complètement opposées, en tout cas autres. Concluons sur ce chapitre consacré aux discours explicatifs. Nous nous devons d'informer le lecteur que nous nous sommes contentée, surtout dans l'évocation de la deuxième partie d'O.S, de citer pratiquement un seul exemple par chapitre. Cet exposé était nécessaire pour démontrer l'ampleur du phénomène explicatif qui s'empare des deux œuvres et paralyse le récit autobiographique en axant l'énonciation sur l'unique instance de l'énonciation, celle qui, écrivant, s'adresse à nous lecteurs et nous interpelle. II. B - DISCOURS COMMENTATIFS: Dans Le Journal intime, Béatrice Didier affirme: «Le moi sujet se doit d'être un peu distant, de porter un jugement surtout intellectuel, tandis que le moi objet sera le refuge des vertus de la sensibilité et de la passion. […] Le moi supérieur s'arroge un droit de regard sur l'autre — non sans volupté: c'est le droit du voyeur»1. C'est justement ce droit que s'avise d'exercer le moi adulte aussi bien dans A.F que dans O.S. Dans les deux œuvres, nous avons déjà relevé des discours commentatifs qui se mêlent ou s'ajoutent aux discours explicatifs. Si les 1. P.U.F, 1976, pp. 120-121. 152 discours explicatifs se cantonnent dans des barrières typographiques qui assurent leur distinction du récit autobiographique, les discours commentatifs ou modalisants, eux, se libèrent souvent de cette contrainte. La frontière entre récit et discours n'est alors plus assurée que par le temps employé, s'il s'agit bien sûr du présent car l'imparfait, temps à la fois du récit et du discours, maintient cette ambiguïté et c'est alors au lecteur de saisir le sens pour pouvoir déterminer si c'est un récit ou un discours commentatif. Les discours commentatifs portent souvent des jugements de valeur de la narratrice-adulte à l'égard de ses gestes, de ses idées d'enfant: là, la narratrice-adulte paraît en position de force, alors que l'enfant qu'elle était semble amoindrie, presque effacée: n'est-elle pas objet d'analyse pour son aînée? «Bien qu'en apprenant ainsi sur le tard le français, ma mère fît des progrès rapides. Je sens, pourtant, combien il a dû coûter à sa pudeur de désigner, ainsi directement, mon père». (A.F, p. 46) Ce n'est donc qu'à présent, moment de l'énonciation, que la narratrice se rend compte de la gravité de l'aliénation à laquelle était exposée sa mère. Ce n'est aussi qu'à l'instant de l'écriture qu'elle constate la stérilité de ses lettres d'amour, lettres qu'elle écrivait pendant son adolescence et qui reflétaient son «aphasie amoureuse». Ces discours commentatifs, à l'instar des discours explicatifs, pullulent dans les chapitres consacrés à la vie amoureuse de la narratrice: «Ces lettres, je le perçois plus de vingt ans après, voilaient l'amour plus qu'elles ne l'exprimaient». (A.F, p. 71) «Je n'écrivais pas pour me dénuder, même pas pour approcher du frisson, à plus forte raison pour le révéler; plutôt pour lui tourner le dos, dans un déni du corps dont me frappent à présent l'orgueil et la sublimation naïve». (A.F, p. 72) Le déïctique temporel «à présent» est destiné à renforcer le présent aux dépens du passé amèr qui ne s'inscrit plus que pour se dédire ou s'effacer. Tous les exemples cités jusque-là renvoient à une «fonction d'attestation» de la narratrice. Ils expriment le rapport et surtout la distance qu'elle entretient avec l'histoire qu'elle nous raconte. Lors du récit de la nuit de noces, les discours commentatifs se font plus nombreux et plus variés sur le plan de la forme, certains sont mis entre 153 parenthèses ou en incises alors que d'autres s'énoncent directement sans s'imposer une quelconque contrainte typographique: «Le couple, dans les promenades qu'il se réservait encore — errances bavardes hors du temps des autres et de la «Révolution», comme si, n'ayant pas droit aux majuscules de l'histoire quand ils s'enlaçaient sous les porches, leur bonheur participait cependant de la fièvre collective —, le couple se prémunissait certes contre la filature de la police». (A.F, p. 118) «Les femmes se consacrèrent à la remise en état de l'appartement parisien: cirer le parquet, redonner à la cuisine un aspect propret […], penser enfin au repas traditionnel pour le lendemain des noces — la mère trouvait ce rite indispensable». (A.F, p. 120) «La jeune fille s'aperçut qu'elle souffrait de l'absence du père — certes, si la noce avait été célébrée dans les formes habituelles, elle aurait rassemblé une foule exclusivement féminine». (A.F, p. 121) «Ces épousailles se dépouillaient sans relâche: de la stridence des voix féminines, du brouhaha de la foule emmitouflée, de l'odeur des victuailles en excès — tumulte entretenu pour que la mariée, seule et nue au cœur de la houle, puisse s'emplir du deuil de la vie qui s'annonce…» (A.F, p. 122) «Le jeune homme l'avait toujours su: lorsqu'il franchirait le seuil de la chambre — conque d'amour transcendental — il se sentirait saisi d'une gravité silencieuse». (A.F, p. 122) Il s'agit dans ce dernier exemple d'une métaphore qui met en relief l'impression que crée la vue de la chambre conjugale chez le jeune homme. «SISTRE» (A.F, p. 125), la page en italique concluant la seconde partie, porte à son extrême dimension la fonction commentative de l'écriture. Elle décrit le cri de la défloration, commente ses mouvements, poursuit sa destination: ce texte apparaît comme une sorte de «métatexte» qui se greffe sur le texte précédent, à savoir le dernier chapitre de cette deuxième partie, chapitre consacré à la nuit de noces. Jusqu'à la fin du roman, des discours commentatifs continuent à persécuter l'écriture autobiographique, même dans la troisième partie consacrée, comme la première, au récit d'enfance. Soulignant son «APHASIE AMOUREUSE» (A.F, p. 142), la narratrice regrette de ne pouvoir pousser le cri de joie maternel: «Ce cri ancestral de déchirement — que la glotte fait vibrer de spasmes allègres — ne sortait du fond de ma gorge que peu harmonieusement».(A.F, p. 144) 154 Lors des réunions des femmes d'autrefois, la vieille «précède sa bru, qu'elle appelle «sa mariée», même dix ans après la noce (comme si son fils s'était contenté de convoler par procuration)». (A.F, p. 174) Une matrone demande à la mère pourquoi sa fille n'est pas encore voilée. La réponse de la mère semble étrange et mystérieuse pour la narratrice qui, interloquée, s'empresse de la commenter: ««Elle lit», c'est-à-dire, en langue arabe, «elle étudie». Maintenant je me dis que ce verbe «lire» ne fut pas par hasard l'ordre lancé par l'archange Gabriel, dans la grotte, pour la révélation coranique… «Elle lit», autant dire que l'écriture à lire, y compris celle des mécréants, est toujours source de révélation: de la mobilité du corps dans mon cas, et donc de ma future liberté». (A.F, p. 203) Le passage ici de l'énoncé commenté à l'énonciation est manifeste. La narratrice-adulte imprime sa subjectivité d'une manière encore plus saillante, plus pressante et plus étouffante pour l'écriture autobiographique. Dans ce chapitre, certains discours commentatifs se colorent d'une pointe émotive et même parfois lyrique. La narratrice laisse fuser sa colère, sa répugnation pour la situation qu'elle avait à supporter. Des phrases interrogatives, des points de suspension font alors leur apparition dans le récit et crèvent l'écran autobiographique pour nous ramener à l'unique instant de l'écriture: «Sourire des yeux plats de la pucelle. Comment transformer ce sang en éclat d'espoir, sans qu'il se mette à souiller les deux corps? […] Le cri, douleur pure, s'est chargé de surprise en son tréfonds. […] Il emmagasine en son nadir les nappes d'un «non» intérieur. Ai-je réussi un jour, dans une houle, à atteindre cette crête? Ai-je retrouvé la vibration de ce refus? Dans cette orée, le corps se cabre, il coule son ardeur dans le cours du fleuve qui passe. Qu'importe si l'âme fuse alors, irrépressiblement?» (A.F, p. 123) Comme les discours explicatifs, les discours commentatifs dans O.S apparaissent dès le premier chapitre consacré à Isma, chapitre où elle évoque ses souvenirs de femme récemment mariée: «un chauffeur de taxi, à Paris – pourquoi pas à Paris! – sifflote de me trouver belle».(O.S, p. 19) La phrase soulignée relève d'une fausse interrogation: la narratrice y semble taquiner le lecteur, sa joie est si grande qu'elle la laisse éclater dans son écriture. 155 Dans le patio, les femmes ne se lassent pas de converser au sujet de la complexité des rapports familiaux créés par les nombreux mariages consanguins: «Ce désordre des alliances entretenait les conversations des aprèsmidi. D'autres paradoxes de la consanguinité étaient éclairés par les propos féminins. Comme si les diseuses ne pouvaient oublier l'exiguïté de leur quotidien. Comme si la maison devenait la ville entière».(O.S, p. 86) Lasses de leur claustration, murée chacune dans sa chambre, elles se livrent à des plaintes quotidiennes qui leur permettent de se consoler de cette vie amère. Fascinée par ces cris de désespoir, la narratrice essaye de les commenter pour en comprendre le sens et la visée: «Ce chœur de soumissions prêtes à la révolte, ces strophes de mots heurtés, lancés frontalement contre le sort, en somme la parole drapée du malheur restait reléguée, aussi voilée que le corps de chacune au-dehors. C'est pourquoi chaque parente sortant de sa chambre voulait profiter, pendant la rencontre du patio, de la clarté déversée du ciel comme d'une rémission ultime». (O.S, pp. 87-88) Lacérée par une injustice accablante, la narratrice-enfant rêve des oursins que les cousins, provoquants, consomment sur le bord de la mer interdit aux fillettes. L'un des enfants en parle comme d'un délice inaccessible pour elle: longtemps après, la femme qu'elle devient commente ces paroles du garçon: «Les oursins dont ils ramènent les coquilles vides, pour nous narguer, sont une gourmandise décrétée tabou au peuple des femmes! Un enfant en évoque le goût; longtemps après, la fillette que je fus rêva aux mots égrillards qu'utilisa ce gamin complice, comme si, le fruit m'étant interdit, ce n'était pas seulement la mer et ses nourritures dont je me trouvais écartée. Comme si ce garçon se mettait à rêver au sexe de sa mère et que par bravade il en dévoilait, pour moi et pour lui-même, la nostalgie incestueuse». (O.S, p. 110) Ironique, la narratrice commente avec amertume tout le brouhaha, le charivari qui emplissaient la maison maternelle à l'occasion de la circoncision d'un de ses cousins: «[…] Il s'agissait d'une circoncision: tout ce tumulte et cet afflux pour un prépuce à couper chez un garçonnet de sept à huit ans!…» (O.S, p. 113) L'exclamation est significative: la narratrice semble ne pas comprendre l'attitude, pour elle insensée, de ces gens qui affluent dans sa maison d'enfance. Cependant, ce comportement paraît anodin comparé à celui des femmes de sa tribu maternelle 156 la jugeant, elle qui n'était qu'une fillette de six ou sept ans, pour s'être perdue au milieu des hommes un soir d'été; égarement fort bénéfique pour elle puisqu'elle a reçu la bénédiction d'un mendiant qui, contrairement à ces femmes, ose affirmer devant tous que cette fillette détient la «baraka» des ancêtres: «Peu après, les femmes ébahies racontaient autour de moi l'incident; l'une, avec véhémence, me reprocha de m'être égarée parmi les hommes «à mon âge». J'avais six ans, peut-être sept. Je découvrais que, dans ce monde rural, tout au moins chez ceux qui croyaient en être l'élite, l'interdit tombe sur toute fillette de cet âge. Dans notre cité, repeuplée autrefois par les réfugiés andalous du XVIe siècle, certes on confinait au harem les filles pubères, mais à l'âge de onze, douze ans, quelquefois treize. Incommensurable progrès!…» (O.S, p. 117) La dernière phrase, de modalité exclamative, est cruellement chargée d'ironie. Elle souligne le relatif progrès dans la décadence que connaît le peuple d'Algérie. Ce mendiant apporte cependant une consolation à la narratrice: cet homme, à l'esprit jugé sûrement débile par les gens de la tribu, semble l'unique personne lucide de ces amas d'hommes et de femmes aux mœurs si austères. Car, seul, il ose braver la tradition séculaire qui octroie aux hommes l'héritage de la bonne parole prêchée par l'ancêtre premier, lui seul affirme sans gêne que cette fillette, la jeune Isma, peut être détentrice de cet immense trésor béni: «S'exerçait soudain la rupture, du moins aux yeux du vieillard entrevu. D'où la magie de ce baiser. Comme si cet homme, le premier, affirmait, devant témoins et non loin des transes licencieuses, que je pouvais devenir prêtresse. Pour la première fois, c'était aux femmes de maintenir l'héritage de parole et de bon augure… L'annonciateur sitôt apparu s'évanouissait. Pour cela même, personne ne discutait la légitimité de cet hommage; dans les chambres trop pleines, les femmes affectaient de s'offusquer du fait que, par inconscience de citadine, je me fusse trouvée dans une assemblée masculine, un soir où les hétaïres officiaient!» (O.S, p. 118) Le mot «magie» confirme l'effet qu'a eu ce baiser de bénédiction sur la narratrice-enfant, alors que le verbe «affecter» critique l'attitude des femmes qui sont secrètement contentes de cet événement qu'elles essaient pourtant d'ignorer ou de minimiser contrariées qu'elles sont par la Tradition qui les bâillonne. La narratrice adulte, elle, continue à vivre dans le sillage de la fillette qu'elle était et que ce baiser a fascinée ou sur laquelle il a exercé une magie inexpliquée. Son attitude est donc restée inchangée même si, un jour, elle en est 157 arrivée à rebuter ce geste humiliant du mendiant des montagnes de son enfance: «Plus tard, adolescente, dans la hâte caricaturale du «modernisme» musulman ambiant, j'en vins à dénigrer la superstition paysanne. Parce qu'elle prétendait me faire assumer la bénédiction aléatoire d'ancêtres momifiés, alors que mon corps exposé ne pouvait que dénoncer, par sa mobilité, la malédiction qui ployait chaque femme autour de moi… Je me dis aujourd'hui, ô longtemps après avoir traversé le tunnel des mutités inévitables, que seules mes mains, frôlées par un mendiant inconnu, se trouvèrent préservées. Rattachées, par quel lien obscur, à la spirale du passé». (O.S, p. 118) Ce sont justement ces mains préservées qui écrivent aujourd'hui, qui dévident la geste des ancêtres et leur combat pour la liberté. Ainsi concrétise-t-elle la prophétie du mendiant en maintenant effectivement l'héritage des anciens. Fidèle aux souvenirs des ancêtres, elle critique son ancienne attitude de jeune écolière mue par un faux «modernisme» musulman qui refuse toute tradition païenne se dissimulant sur les flancs des montagnes de l'Algérie. Et la plume de la narratrice de parcourir les pages frappant d'une critique acerbe tous les gestes des siens, toutes les lacunes de la Tradition sous le joug de laquelle vivent les femmes de son pays. Cette Tradition de commérage et d'espionnage incarnée d'ailleurs dans Lla Hadja, la veuve stérile, n'a-t-elle pas frappé de sa lame aiguisée «l'exclue» de sa rue d'enfance? «[…] Une jeune femme que je ne rencontrai que plus tard, mais que mystérieusement on surnommait «l'exclue». Appellation qui semblait voiler le voile même de l'inconnue». (O.S, p. 120) La compassion de la narratrice pour cette femme est si grande qu'elle en fait une description minutieuse qui trahit la fascination qu'exerce sur elle cette femme chassée de sa ville natale par le regard soupçonneux de Lla Hadja et les bouches médisantes des parentes de sa belle-sœur, lasses soudain de sa présence dans la maison paternelle, elle qui «immobilise tant de pièces en bas» (O.S, p. 125) dans la maison de son honorable frère: «[…] Ces détails, je les notais avec hâte, j'y voyais apparaître la bonté véritable, la noblesse secrète de l'être: dans un retrait de la pudeur, en deçà d'un éclat trop visible de la carnation. Oui, je contemplais ce jour-là «l'exclue» de ma ville, quinze ans au moins après mon départ». (O.S, p. 121) 158 «Comme si cette femme que je retrouvais sous ce porche carcéral, une aura de douceur illuminant ses traits, dans une sorte de vieillesse enfantine, l'usure du temps sur ses traits à peine perceptible, comme si cette inconnue si connue, en m'apparaissant enfin, réanimait la seule histoire d'amour qui avait bercé mon enfance! «Voici enfin l'héroïne», commençait en moi une voix attristée. Héroïne d'avant toute intrigue, le dénouement ayant précédé la naissance même de l'histoire, de toute histoire! Voici donc l'expulsée pour intention d'amour!» (O.S, p. 122) Le mot «héroïne» témoigne de la joie de la narratrice à la vue de cette femme rendue presque sainte par le regard admirateur de son ancienne voisine de rue. La solidarité de la narratrice avec cette femme est si grande qu'elle cherche même à la disculper en narrant les événements qui ont conduit à son expulsion de la maison de son frère, non! de sa maison à elle, de la parcelle qu'elle a héritée de son père. «Imaginez Satan. Eve. Une épouse, tournant dans l'obscurité d'une maison de malade. Observant chaque matin le retour de celui dont le corps humide ramène les odeurs, les chaleurs de la liberté. Son pas régulier qui passe fait refluer les jours d'hier, les bourrasques de rires dans les vestibules, ou sur le banc du jardinet d'église. Chaque jour. Un matin, elle s'oublie — dort-elle, rêve-t-elle —; elle cède, elle hèle tout bas». (O.S, p. 125) Il s'agit ici à la fois d'un discours communicatif et commentatif. La narratrice essaie-t-elle d'associer le lecteur à son point de vue sur cette femme, essaie-t-elle de réveiller sa compassion pour cette malheureuse injustement condamnée? C'est sûrement le dessein qu'elle s'est fixée en interpellant le lecteur et en faisant appel à son sens de la justice. L'opposition ici entre la claustration et la liberté, entre la frustration et les jeux d'enfance ne peut d'ailleurs que le convaincre de l'innocence de cette femme victime de tout un système social reléguant les femmes et leur reprochant ensuite un moment, une seconde de rêve ou d'aspiration à une liberté inaccessible. Les victimes de ce système social sont en fait innombrables et le malheur qui les frappe est variable. Une des voisines d'enfance de la narratrice s'est, elle, mariée sous «le rameau de Sidi Maamar» (O.S, p. 132), un saint si austère qu'il interdit, lors de la noce, tout signe de festivité: «Je me sentais honteuse de ma robe blanche, incongrue; fallait-il tendre l'oreille pour discerner, comprendre si la peine de l'épousée était durable, si… Conciliabules de deux sœurs courbées, abritées maintenant par le même voile. A ce moment précis, ou plus tard quand la confession fut 159 résumée par bribes aux autres citadines, j'entrevis le pas de mutilation écrasant les pousses du jardin des rêves». (O.S, pp. 134-135) «Je retins de cette fête ces détails épars — l'accouplement sur une natte, un marié sans tendresse et les pleurs de l'épousée au visage bouffi —, mais aussi l'amertume du préambule, une dévastation que certaines jugèrent puérile. Comme si, dans notre ville comme partout ailleurs, avec la bénédiction d'un saint d'autrefois ou sous les you-you nasillards des citadines passives, nul espoir ne devait s'ouvrir après la noce». (O.S, pp. 135-136) «Le pas de mutilation écrasant les pousses du jardin des rêves» piétine ainsi toute femme osant se dresser libre, osant rêver un instant de bonheur possible, alors que «nul espoir ne [ doit ] s'ouvrir après la noce». Ce que la narratrice dénonce ici ce ne sont pas tant les habitudes de cette tribu de l'époux que la tradition du mariage en général. Ainsi ose-t-elle s'attaquer à l'institution la plus importante dans la société algérienne, elle tente d'en déstabiliser la structure, d'en démolir le fond pour assurer à toute femme la liberté à laquelle elle aspire. Ces femmes, une fois mariées, se croient reines, mais elles ne possèdent rien même pas la moindre parcelle de la maison où elles vivent, car cette maison (en tout cas la maison de l'enfance de la narratrice) n'appartient véritablement qu'à une seule, l'aïeule et donc la plus vieille, la matrone de toutes ces femmes qui peuplent le harem: «Patio, antre de l'attente. Je le quittai vers l'âge de dix ans. Fût-ce vraiment là «ma» maison, la «nôtre»? Celle de l'aïeule certainement. Des autres femmes. A la fois souveraines des cours et dépouillées. Elles se croyaient reines du harem, alors qu'elles n'en étaient souvent que les figurantes». (O.S, p. 140) Se découvrant une ferveur féministe, la narratrice, opposée toujours à toute éthique sociale, va jusqu'à confirmer le malheur de toute femme n'ayant pas eu de fille: «[…] Ma tante […] en m'élevant […], s'était consolée de n'avoir enfanté que des fils — ô orgueil de la mère de mâles multiples, mais quel aride avenir est promis à celle qui n'aura pas élevé de filles!…» (O.S, p. 140) Les discours commentatifs, critiques, augmentent ainsi d'intensité et de violence à mesure qu'on approche de la fin de cette seconde partie consacrée à Isma. L'un de ces commentaires conclut ainsi le chapitre «L'ADOLESCENTE EN COLÈRE» (O.S, p. 140): il souligne les raisons de la réticence de la narratrice- 160 enfant devant la colère de cette jeune fille à l'égard de sa mère, colère agressive, nue, même indécente: «Un oubli vorace a englouti en moi le reste de la scène. Comme si, dès le début immobilisée, j'avais reculé devant… Comme si le cœur me manquait pour définir mon malaise. Aujourd'hui seulement je peux déceler la nature de ma réticence: comme une palpitation en moi, une froissure. Ne me choqua ni l'indécence de Houria, ni même l'évocation du couple avec enfants allongés côte à côte dans ce calfeutrement des corps. J'ai renâclé en fait devant la haine nue envers la mère trop soumise; devant cette incandescence». (O.S, p. 144) Comme si une mère, aussi soumise soit-elle, ne devrait jamais être humiliée de la sorte. Et la narratrice de se ranger presque toujours du côté des mères, des femmes que le sort a clouées au sol et sur le dos desquelles pèse une Tradition séculaire: celle de la peur des maîtres qu'ils soient époux, fils, ou plus fatalement encore pères, car, à ses yeux, le père ne peut être que le fossoyeur de sa propre fille. Ce verdict, si sévère à l'égard des pères, couronne tout le sentiment d'exaspération qui motive la narratrice Isma et qui parcourt les pages du roman. Ce verdict est énoncé après l'humiliation qu'a connue la fillette à la suite de la scène de la balançoire: son père l'ayant accusée alors — elle qui n'était qu'une fillette de sept ans — d'avoir montré ses jambes: «Je découvrais difficilement cette vérité: un père qui ne se présente au mieux qu'en organisateur de précoces funérailles». (O.S, p. 148) Ainsi la narratrice Isma, plus encore que la narratrice de A.F, se découvre une véhémence insoupçonnée. Des discours commentatifs, gorgés de critiques, de dénonciations, parcourent les deux romans stoppant ainsi l'élan autobiographique qui a inauguré A.F. Cette véhémence acerbe se transformera en véritable révolte, en une bourrasque de cris et de clameurs d'indignation que pousse l'une ou l'autre des narratrices pour vider sa colère intérieure et se libérer de tout sentiment d'injustice pesant sur son âme. Ces discours commentatifs, à l'évidence si idéologiques, se doublent ainsi de discours émotifs où prime la dimension intérieure et où le lecteur entend des clameurs sorties tout droit des entrailles de chacune des narratrices. 161 II. C - DISCOURS EMOTIFS: Dans A.F, le discours émotif se charge de toute sa signification dans le chapitre consacré à la nuit de noces. Il s'en manifeste cependant déjà quelques bribes dès le début du roman. Des bribes qui mettent déjà en cause la réussite du projet autobiographique. Ainsi, dès le second chapitre autobiographique («TROIS JEUNES FILLES CLOÎTREES» (A.F, p. 18)), la narratrice se pose des questions sur le drame qu'a pu vivre l'aïeule des jeunes filles cloîtrées: «Je n'entre jamais dans la pièce du fond: une aïeule, brisée de sénilité, y croupit dans une pénombre constante. […] De quel drame enfoui et qui renaît, réinventé par le délire de l'aïeule retombée en enfance, frôlons-nous la frontière?» (A.F, p. 18) Le récit de l'adolescence et de la vie d'adulte de la narratrice s'accompagne cependant plus souvent de discours émotifs qui se multiplient à mesure que nous nous approchons de la nuit de noces. Dès le premier chapitre autobiographique de la deuxième partie, des phrases à modalité exclamative, interrogative et suspensive jalonnent le récit le transformant pratiquement en discours: «Propos perlés, mots doux que la main inscrit, que la voix chuchoterait contre la grille en fer forgé. Quelle nostalgie avouer à l'ami dont seul l'éloignement permet cet apparent abandon?…» (A.F, p. 71) Dans la majorité des cas, le discours émotif se rapporte à l'impossibilité pour la narratrice de dire l'amour et donc de se dire. Un désespoir sans fin s'empare d'elle après qu'elle a découvert son incapacité de déchiffrer un poème arabe: «A peine si l'éclat du chef-d'œuvre me fit fermer une seconde les paupières: tristesse abstraite! Dès lors, quels mots de l'intimité rencontrer dans cette antichambre de ma jeunesse? Je n'écrivais pas pour me dénuder, même pas pour approcher du frisson, à plus forte raison pour le révéler; plutôt pour lui tourner le dos, dans un déni du corps dont me frappent à présent l'orgueil et la sublimation naïve. La fièvre qui me presse s'entrave dans ce désert de l'expression. Ma voix qui se cherche quête l'oralité d'une tendresse qui tarde. Et je tâtonne, mains ouvertes, yeux fermés pour scruter quel dévoilement possible… Enfoui dans l'antre, mon secret nidifie; son chant d'aveugle recherche le chas par où il s'envolerait en clameur». (A.F, p. 72) 162 L'expression «désert de l'expression», la «tendresse qui tarde», le «chant d'aveugle» à la quête d'une issue par où il peut fuser: tout dans ce dernier paragraphe porte à son extrême dimension l'aliénation dont est victime la narratrice qui se trouve coupée des mots de sa mère. Le chapitre se clôt sur une longue page où se manifeste plus clairement l'incapacité de la narratrice à avouer son amour pour «l'aimé» et par là son impuissance à s'écrire. Ce sentiment d'impuissance s'accompagne d'un lyrisme si poussé qu'il se colore d'une pointe de pathétique. Le second chapitre autobiographique de cette deuxième partie, quoique concis, contient, lui aussi, de multiples discours émotifs mêlés à des commentaires de la narratrice concernant le mot d'amour que lui a soufflé son frère: «Comment traduire ce «hannouni», par un «tendre», un «tendrelou»? Ni «mon chéri», ni «mon cœur». Pour dire «mon cœur», nous, les femmes, nous préférons «mon petit foie», ou pupille de mon œil»… Ce «tendrelou» semble un cœur de laitue caché et frais, vocable enrobé d'enfance, qui fleurit entre nous et que, pour ainsi dire, nous avalons… […] Dire que mille nuits peuvent se succéder dans la crête du plaisir et de ses eaux nocturnes, mille fois chaque fois, et qu'aux neiges de la révulsion, le mot d'enfance-fantôme surgit […], je vais pour l'épeler, une seule fois, le soupirer et m'en délivrer, or, je le suspends. Car l'autre, quel autre, quel visage recommencé de l'hésitation ou de la demande, recevra ce mot de l'amour inentamé?» (A.F, p. 95) L'«aphasie amoureuse» de la narratrice semble portée ici à son comble. Le mot d'amour qui lui a été adressé par le frère ne peut pas avoir de destinataire car, de toute manière, la narratrice n'osera le prononcer devant personne. Comme nous l'avons déjà souligné, le discours émotif, mêlé à des propos commentatifs, se multiplie et se charge de plus de violence et de colère à mesure que nous avançons dans la lecture du roman. Colère contre la condition de mariée de la narratrice, colère contre le sort qui l'a assujettie à l'homme. La violence de ce discours, sa véhémence augmentent à mesure qu'on approche de la fin. Dans la troisième partie, l'écriture «fait ressac»; s'opère alors un retour au récit d'enfance de la narratrice, époque très lointaine du présent de l'énonciation. Cependant, des discours émotifs continuent de peser sur la narration et d'éroder la magie de l'écriture autobiographique. Ainsi, le regard de l'étranger n'exerce aucune séduction sur les femmes algériennes voilées: «La pudeur habituelle n'est plus nécessaire. Le passant, puisqu'il est Français, Européen, chrétien, s'il regarde, a-t-il vraiment un regard? Face à elles, […] face à elles toutes, mes tantes, mes cousines, mes semblables, 163 l'étranger, en s'arrêtant, en les dévisageant, les voit-il lorsqu'il croit les surprendre? Non, il s'imagine les voir… […] Car il ne sait pas. Son regard, de l'autre côté de la haie, au-delà de l'interdit, ne peut toucher. Aucune stratégie de séduction ne risque de s'exercer; dès lors, pour ces promeneuses d'un entracte furtif, pourquoi se cacher?» (A.F, pp. 142-143) Dans le troisième chapitre autobiographique, «LA MISE A SAC» (A.F, p. 174), le discours émotif, si violent, si vif va jusqu'à se transformer en une sorte de discours idéologique ou abstrait qui dévoile l'indignation de la narratrice: «Comment une femme pourrait parler haut, même en langue arabe, autrement que dans l'attente du grand âge? Comment dire «je», puisque ce serait dédaigner les formules-couvertures qui maintiennent le trajet individuel dans la résignation collective?… Comment entreprendre de regarder son enfance, même si elle se déroule différente? La différence, à force de la taire, disparaît. Ne parler que de la conformité, pourrait me tancer ma grand-mère: le malheur intervient, inventif, avec une variabilité dangereuse. Ne dire de lui que sa banalité, par prudence plutôt que par pudeur, et pour le conjurer… Quant au bonheur, trop court toujours, mais dense et pulpeux, concentrer ses forces à en jouir, yeux fermés, voix en dedans…» (A.F, p. 177) A travers la parodie du discours officiel adopté par les vieilles femmes, une pointe d'ironie perce et accentue la critique adressée au conformisme de ces mères-gardiennes de la Tradition. Aussi ce discours ironique se charge-t-il d'une fonction idéologique destinée à conjurer le sort des femmes, destin qu'elles ont choisie autant qu'il leur a été imposé. A l'opposé de ces femmes «collaboratrices» se situent «les voyeuses», celles qui crient, qui libèrent leur voix, qui déchirent l'écran du silence institué par les autres. Elles, que la narratrice affectionne en particulier et en qui elle voit le salut des femmes: «Ces non-invitées sont donc introduites au sein de la fête en espionnes! […] Les voici, les ensevelies au cœur de la parade, celles dont on tolère la présence muette, celles qui jouissent du triste privilège de rester voilées au cœur même du harem! Je comprends enfin et leur condamnation, et leur chance: ces femmes qui «crient» dans la vie quotidienne, celles que les matrones écartent et méprisent, personnifient sans doute la nécessité d'un regard, d'un public!» (A.F, p. 230) Dans «LA TUNIQUE DE NESSUS» (A.F, p. 239), dernier chapitre autobiographique de la troisième partie, le retour est fait sur le destin de la narratrice et le sort d'exilée de la langue maternelle qu'elle a à subir. Le 164 discours émotif se fait alors très pesant, très violent, contre le père collaborateur: «Ainsi, le père, instituteur, lui que l'enseignement du français a sorti de la gêne familiale, m'aurait «donnée» avant l'âge nubile — certains pères n'abandonnaient-ils pas leur fille à un prétendant inconnu ou, comme dans ce cas, au camp ennemi?» (A.F, p. 239 ), contre le français, langue du colonisateur: «Le français m'est langue marâtre. Quelle est ma langue mère disparue, qui m'a abandonnée sur le trottoir et s'est enfuie?… Langue-mère idéalisée ou mal-aimée, livrée aux hérauts de foire ou aux seuls geôliers!… Sous le poids des tabous que je porte en moi comme héritage, je me retrouve désertée des chants de l'amour arabe. Est-ce que d'avoir été expulsée de ce discours amoureux qui me fait trouver aride le français que j'emploie?» (A.F, p. 240) Après la dimension idéologique, le discours émotif de la narratrice se charge d'une autre introspective, lyrique. Cette écriture introspective se renforce dans «SOLILOQUE» (A.F, p. 244), la page en italique correspondant à un discours intérieur de la narratrice. Ce discours se solde par un long cri d'amertume, amertume d'une femme constatant son impuissance à s'écrire, son incapacité à se raconter: «Ma fiction est cette autobiographie qui s'esquisse, alourdie par l'héritage qui m'encombre. Vais-je succomber?… Mais la légende tribale zigzague dans les béances et c'est dans le silence des mots d'amour, jamais proférés, de la langue maternelle non écrite, transportée comme un bavardage d'une mime inconnue et hagarde, c'est dans cette nuit-là que l'imagination, mendiante des rues, s'accroupit… Le murmure des compagnes cloîtrées redevient mon feuillage. Comment trouver la force de m'arracher le voile, sinon parce qu'il me faut en couvrir la plaie inguérissable, suant les mots tout à côté?» (A.F, pp. 244-245) Le mot «plaie», le verbe «suer» renvoient au sang d'une blessure intérieure qui déchire la narratrice et la sépare des siens, de celles justement dont elle a pris la défense dans ses romans croyant ainsi se racheter de la trahison dont son père l'a rendue coupable. Ce cri de désespoir fait étrangement écho à une autre clameur poussée par la narratrice pour conclure la première partie du roman. «BIFFURE» (A.F, p. 58) est une autre page en italique relatant l'impossibilité pour la narratrice de lire la langue-mère et donc de se dire: 165 «Et l'inscription du texte étranger se renverse dans le miroir de la souffrance, me proposant son double évanescent en lettres arabes, de droite à gauche redévidées; elles se délavent ensuite en dessins d'un Hoggar préhistorique… Pour lire cet écrit, il me faut renverser mon corps, plonger ma face dans l'ombre, scruter la voûte de rocailles ou de craie, laisser les chuchotements immémoriaux remonter, géologie sanguinolente. Quel magma de sons pourrit là, quelle odeur de putréfaction s'en échappe? Je tâtonne, mon odorat troublé, mes oreilles ouvertes en huîtres, dans la crue de la douleur ancienne […]. Hors du puits des siècles d'hier, comment affronter les sons du passé?… Quel amour se cherche, quel avenir s'esquisse malgré l'appel des morts, et mon corps tintinnabule du long éboulement des générationsaïeules». (A.F, p. 58) La lecture de l'histoire des siens s'avère être pour la narratrice aussi préjudiciable, aussi blessante que l'acte d'amour. Lire l'histoire c'est ouvrir les plaies encore béantes de son peuple, lire l'histoire c'est ouvrir les yeux sur une réalité amère: ce peuple, elle ne peut prétendre compatir à sa souffrance passée et présente car elle l'a trahi en se livrant à l'apprentissage de la langue ennemie. Ainsi, le roman tourne autour de cette image de femme-traîtresse malgré elle. Et le déchirement de la narratrice semble porté à son comble quand elle constate l'impossibilité pour elle de s'écrire dans cette langue étrangère. L'écriture autobiographique a donc cédé la place dans A.F à une écriture psychologique, une écriture de l'aliénation et de la blessure impossible à guérir. L'autobiographie, le tracé de vie, projet premier de l'écriture, se transforme alors en une exploration des tréfonds les plus cachés de l'âme de la narratrice qui, avec délices et douleur, se livre à un examen de conscience des plus éprouvants. Comme les discours commentatifs, les discours émotifs sont beaucoup plus nombreux dans O.S que dans A.F. Ils sont surtout plus violents et correspondent à une introspection intérieure de la narratrice Isma. Dès le premier chapitre, un cri de désespoir conclut la synthèse que cette dernière fait de sa vie de femme et inaugure ainsi amèrement le roman: «Un clin d'œil, une vie. Eblouie, je la déploie, mais déjà je la détruis, j'en obscurcis les aubes, je filtre les après-midi d'indolence, j'éteins ce soleil, pâle ou resplendissant, qu'importe! Je choisis de ne réveiller que les nuits: depuis la crête des vingt ans au vallon des trente, au défilé des quarante, le 166 corridor, comment savoir sur quel ciel il débouche? Je ne possède plus ni voile ni visage; «Isma», j'éparpille mon nom, tous les noms dans une poussière d'étoiles qui s'éteignent». (O.S, p. 20) L'exclamation, l'interrogation confirment qu'il s'agit ici, et dès l'ouverture du roman, d'une écriture de l'introspection. Les verbes «détruire», «obscurcir», «éteindre» (répété à deux reprises), «éparpiller» introduisent un certain morcellement dans cette vie que la narratrice entreprend de nous raconter. Le pessimisme de cette dernière pointe derrière chaque mot de ce paragraphe: nous sommes confrontés à un personnage défaillant, chancelant, faible et cela présage la structure morcelée, émiettée du roman partagé entre des discours qu'Isma adresse à elle-même ou à nous lecteurs pour raconter des bribes de ses souvenirs et d'autres où elle interpelle sa fausse rivale Hajila la guidant sur le chemin de la liberté. Cependant, ce personnage si faible, si malheureux s'est déjà trouvé heureux et épanoui: ne nous raconte-t-il pas, avec emportement, ses déambulations audehors et ses nuits d'amour? «Je désire soudain sortir, malgré le froid. Il me faut errer, libérer dans l'espace cette excitation gratuite. Mon corps se meut léger, ma robe est neuve, le rouge me sied, ce matin de printemps acide me mord les joues! Le souvenir de la nuit précédente m'aiguillonne; il m'auréole d'une poussière d'or invisible. Se trouve-t-il des couleurs indélébiles au cœur de l'émoi?» (O.S, p. 44) Le malheur du couple commence cependant le jour où la mère de l'homme s'est mise à habiter le sommeil désormais agité de son fils. Hautaine, elle se dresse au seuil de ses rêves et les transforme en cauchemars, elle pèse même sur les nuits de la mariée, l'aimée de son fils: «Depuis quand la mère dresse-t-elle sa forte silhouette sur l'horizon de nos songes? […] Plus tard, en une autre ville, en un nouveau pays, nous retrouvons peu à peu le rythme de nos nuits, la respiration de nos jours, quand soudain le fantôme maternel revient, nous rappelle l'exil. Est-ce moi seule qu'il obsède? Je scrute sa silhouette qui m'apparaît noyée sous des tuniques mauves, sa face à la pâleur de cire, qui s'effrite dans un brouillard. Quelles mortifications traîne-t-elle donc?» (O.S, p. 59) Cette hantise de la mère déchire donc le couple et lui noue la langue: 167 «La mère de l'homme, ennemie ou rivale, surgit dans les strates de nos caresses. Survient un cauchemar d'avant l'aube: quelle hantise a saisi l'homme, quelle trahison le déchire? […] Il ne se réveille pas; il brame d'une bouche béante, privée de sons. Quel songe le bâillonne?» (O.S, p. 61) Ce chapitre intitulé «L'AUTRE» (O.S, p. 57) finit sur un commentaire qui se convertit en discours émotif: la narratrice, ayant réussi à se substituer à la mère, à dompter le sommeil de l'homme, y déguste sa victoire sur la matrone: «Mêler larmes et sourires dans l'embrasement de mille nuits et de leurs couloirs! Dans l'antre maternel, nous nous réinstallons, moi, l'épouse aux antennes inaltérées, lui, le fils que je tire loin, plus loin… J'ai recréé sa naissance ou je l'ai engloutie, je ne sais. Mais je t'en ai dépouillée, ô mère devant laquelle je m'incline, à laquelle je me lie, mais que j'écarte enfin de mon amour». (O.S, p. 62) Il s'agit ici de paroles adressées à la mère de l'homme comme pour s'excuser d'avoir distrait son fils de son souvenir. Cependant, la victoire d'Isma n'est pas effective, car, après ces nuits de songes agités, le mal frappe, irréparable comme une maladie incurable. Dans le chapitre «LES MOTS» (O.S, p. 74), pris d'un mutisme inexplicable, le couple semble atteint d'un début de paralysie: «Mots de moire, vous flottez comme lampions dans ciel de foire, oranges scintillant dans un feuillage enneigé. […] Nos jambes se dénouent, nos bras se réencerclent, réussirais-je à mon tour à le faire pénétrer au sein de mon imagerie nocturne?» (O.S, p. 77) A partir du chapitre «PATIOS» (O.S, p. 85), le discours émotif se met à dévier de son objet premier à savoir la vie de couple de la narratrice Isma. Celle-ci se consacre désormais à épeler la vie des femmes qui ont animé et éclairé son enfance: «Arrivée à ce point du récit, une violence me saisit de mélanger ma vie à celle d'une autre. Tout corps masculin sert-il à signaler le carrefour vers le- quel, aveuglées, nous patinons, bras tendus l'une vers l'autre?» (O.S, p. 85) Ainsi, Isma commence-t-elle à se démarquer de l'image de l'homme. Nous assistons ici à une première apparition de Nous qui inaugure de nouveaux discours de la narratrice se mettant en complicité avec les femmes au malheur desquelles elle tente par tous les moyens de s'associer, ces femmes qu'elle emploie désormais toutes ses forces à comprendre: 168 «Deux décennies plus tard, l'amertume de ces femmes m'atteint enfin. Est-ce dans cette clairière que, retrouvant gestes et paix séculaires, elles se quêtent désespérément? […] Ces femmes essayaient-elles d'adoucir leur destin aride grâce au miel des gâteaux de semoule, au rituel des serviettes brodées à la main que l'on se passe, au parfum du café sur la qualité duquel les discussions se développent à l'infini? Diseuses au torse incliné, au visage fardé, une mèche de cheveux émergeant de dessous leur coiffe rayée…» (O.S, p. 88) Ce chapitre commence par des discours explicatifs qui accompagnent le récit autobiographique, il finit cependant sur des discours à la fois commentatifs et émotifs: «Je m'abrite derrière le mutisme de tant d'anonymes ensevelies. Est-ce pour pallier l'échec de mon ancien défi? Un couple; l'illusion me fascinait de par sa nouveauté… Poussée vers tant d'horizons! La présence de l'aimé se révélait point d'appui. Il devenait mon double, moi qui avait échappé par hasard à la claustration…» (O.S, p. 88) La première partie du roman se termine à la page 100 avec «Derra»: une page en italique constituant un discours intérieur de la narratrice où se mêlent des discours commentatifs, idéologiques, émotifs et même introspectifs. Vu la longueur de ce discours, nous n'en citerons ici que le premier paragraphe: «Derra: en langue arabe, la nouvelle épousée, rivale d'une première femme d'un même homme, se désigne de ce mot, qui signifie «blessure»: celle qui fait mal, qui ouvre les chairs, ou celle qui a mal, c'est pareil!» (O.S, p. 100) La deuxième partie du roman commence avec le chapitre «LA PLAINTE» (O.S, p. 109) qui met en scène le rêve d'une fillette dissipé sur l'horizon de la mer inaccessible: «Ah, imaginer les bains de mer: cheveux luisants des cousins qui en reviennent harassés, le regard aiguisé, et dont les maillots tendus ensuite sur les fils de la terrasse, sèchent tout le restant du jour! Traces d'un paradis proche, qui pourrait nous y introduire?» (O.S, p. 110) Une interjection, une exclamation, une interrogation: qu'y a-t-il de plus représentatif d'un discours introspectif où apparaissent mêlés les sentiments de désespoir et d'aspiration au souffle de la liberté. Ce cri de désespoir de cette fillette, cri aigu, ira s'amplifiant jusqu'à se transformer en un cri de femme adulte révoltée, cri chargé d'indignation. Indignation contre la condamnation 169 de «l'exclue» de sa rue d'enfance au malheur de laquelle elle compatit et qu'elle essaie, par tous les moyens, de disculper: «Alors l'inattendu arrive, ou risque d'arriver. Quel jour la sœur sacrifiée, l'épouse amoindrie commence à épier par les persiennes rabattues? Remarque le retour du jeune voisin qui revient de la plage, lui qu'elle a dû reconnaître? Ne sont-ils pas presque du même âge? Leurs familles étaient si proches! Quand a-t-elle revécu les jeux d'enfance soudain ressuscités, ceux qu'elle a partagés, ceux qu'il a partagés, c'est pareil…» (O.S, pp. 123-124) Les deux phrases soulignées correspondent-elles à un discours de la narratrice ou à un discours indirect libre de l'exclue? Difficile de trancher surtout que le présent maintient ici une ambiguïté difficile à lever. Voix de la narratrice, voix de l'exclue? Qu'importe puisqu'Isma a choisi de se faire le porte-parole de cette femme frappée par l'injustice des siens, puisqu'elle s'est assignée le devoir de rétablir la réalité à propos des faits qui ont conduit au bannissement de cette femme de sa maison! Ainsi la narratrice compatit à sa souffrance, imagine ses rêves pour pouvoir affirmer son innocence. Cette dimension féministe dont se charge désormais le discours de la narratrice, prend toute son ampleur dans le chapitre «LIEU-REPOSOIR» (O.S, p. 137) où cette dernière pousse un cri de lassitude au nom de toutes les femmes, au nom du Nous qui se transforme ici presque en un nouveau personnage, plus, en une nouvelle narratrice: «Le premier fils, le second fils, le troisième s'éloignent des seins gonflés de lait; mais ils rôdent aux alentours, mendiant l'insidieuse tiédeur maternelle. Ils errent non loin, mâles précoces, époux ou amants d'une autre femme. Ils attendent que le corps de la mère soit mis à bas pour trouver la paix, mais pourquoi? Ô Envoyé d'Allah, toi qui justement as si peu connu ta mère, pourrais-tu habiter le cœur de ce secret-là, de ce cactus amer?» (O.S, pp. 137-138) La narratrice implore ici le Prophète comme le ferait n'importe quelle dévote, n'importe quelle mère. Pourquoi ne le ferait-elle pas puisqu'elle veut fondre dans cette nouvelle narratrice, dans cette masse des femmes? Ce dernier exemple porte à son extrême dimension l'indignation de la narratrice quant à l'exploitation des femmes par leurs maîtres les hommes, qu'ils soient des fils, des époux ou des pères. Ainsi, dans A.F comme dans O.S, de multiples discours émotifs chargent l'écriture d'une dimension autant 170 idéologique qu'introspective qui paralysent le récit autobiographique et stoppent son élan jusqu'à pratiquement l'immobiliser. C'est donc à l'énonciation elle-même, qu'elle se rapporte à des discours autobiographiques nombreux par rapport au récit, qu'elle porte sur des discours explicatifs, commentatifs ou émotifs poussant comme des champignons maléfiques dans le lac du récit; c'est donc à ce plan de l'énonciation que revient la responsabilité d'avoir miné le récit autobiographique et d'en avoir annulé l'effet. Cependant, le récit autobiographique contient en lui-même les germes de sa destruction. En quoi consistent donc ces germes qui ont déstabilisé le récit autobiographique et l'ont condamné à la reddition? CHAPITRE II: LE JEU DES TEMPS: 171 «Le présent est proprement la source du temps. Il est cette présence au monde que l'acte d'énonciation rend seul possible, car, qu'on veuille bien y réfléchir, l'homme ne dispose d'aucun autre moyen de vivre le «maintenant» et de le faire actuel que de le réaliser par l'insertion du discours dans le monde». Emile BENVENISTE, (Problèmes de linguistique générale II, Editions Gallimard, 1974, p. 83.) Nous passerons dans ce chapitre à l'étude du récit proprement dit. A part l'intrusion du discours dans le récit autobiographique, il s'agit de déceler les anomalies qui transformeront le récit lui-même en discours. Il ne sera aisé d'accomplir cette tâche qu'en s'appuyant sur le système des temps qui compose le récit et d'en examiner l'application dans les deux œuvres d'Assia Djebar. 172 Pour Benveniste, «l'énonciation historique comporte trois temps: l'aoriste (= passé simple ou passé défini), l'imparfait (y compris la forme en -rait dite conditionnel), le plus-que-parfait. Accessoirement, d'une manière limitée, un temps périphrastique substitut de futur, que nous appellerons le prospectif. Le présent est exclu, à l'exception — très rare — d'un présent intemporel tel que le «présent de définition»»1. Les temps du récit sont donc distincts des temps du discours. En fait le discours compte «trois temps fondamentaux […]: présent, futur, et parfait, tous les trois exclus du récit historique (sauf le plus-queparfait). Commun aux deux plans est l'imparfait»2. Les temps principaux du récit sont donc le passé simple et l'imparfait. C'est sur l'examen du fonctionnement de ces deux temps que nous baserons notre analyse du récit autobiographique. Ce n'est qu'après que nous constaterons l'intrusion du «présent de narration» qui contraint le récit autobiographique, déjà en voie de disparition vers la fin des deux œuvres, au retrait total. Les temps du discours finissent ainsi par dominer ceux du récit, ils barrent le passé des narratrices d'un trait qui conduit les sujets de la narration à une certaine annihilation du temps. I - LE RECIT AUTOBIOGRAPHIQUE: Commentant l'emploi du passé simple et de l'imparfait, Dominique Maingueneau déclare: «dans la narration il s'agit plutôt de distinguer deux niveaux: d'une part, les événements qui font progresser l'action, représentés par les formes au passé simple, de l'autre, à l'imparfait, le niveau des procès posés 1. 2. Emile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale I, op. cit., p. 239. Ibid, p. 243. 173 comme extérieurs à la dynamique narrative»1. Ainsi le prétérit sert à marquer l'évolution de l'action, à en énoncer les étapes alors que l'imparfait correspond à une sorte d'arrêt dans le temps qui permet au narrateur de livrer différents «procès» qui encadrent la narration. I. A - LE PRETERIT: Le prétérit est le temps de l'énoncé par excellence. «Il ne repère pas les événements énoncés par rapport à c, même lorsqu'il est associé à la première personne. C'est d'ailleurs un argument probant que je + passé simple soit associé à la série des adverbes non-déictiques. […] Ici, l'histoire de je est racontée comme le serait l'histoire d'un autre. Ce n'est pas le même je qui écrit ( ) et dont il est question dans le texte (S). Le je (S = ) qui écrit maintenant (T = c) se manifeste dans les passages de discours qui apparaissent occasionnellement dans le corps de l'histoire (incursions de discours dans l'histoire)»2. Son usage est lié aux événements et à leur progression à travers la narration. Dominique Maingueneau l'interprète ainsi: «Les formes au passé simple représentant des intervalles temporels réduits à une sorte de «point» insécable, leur juxtaposition s'interprète comme une succession d'événements qui s'appuient sans chevauchement les uns sur les autres»3. La première manifestation du prétérit s'opère dans A.F dans le second chapitre autobiographique «TROIS JEUNES FILLES CLOÎTREES» (A.F, p. 18) mais seulement deux pages après le début. En fait, ce chapitre est d'abord écrit au présent de narration. La narratrice, y déployant le récit de ses journées d'été avec les filles cloîtrées, n'emploie le prétérit qu'au moment où elle aborde la révélation du secret de ces jeunes filles: «Cet été, les adolescentes me firent partager leur secret. Lourd, exceptionnel, étrange. Je n'en parlai à nulle autre femme de la tribu, jeune ou vieille. J'en fis le serment; je le respectai scrupuleusement. Les jeunes filles cloîtrées écrivaient; écrivaient des lettres, des lettres à des hommes; à des hommes aux quatre coins du monde; du monde arabe naturellement». 1. Eléments de linguistique pour le texte littéraire, op. cit., p. 53. 2. Jenny SIMONIN-GRUMBACH, «Pour une typologie des discours», op. cit., pp. 100-101. 3. Eléments de linguistique pour le texte littéraire, op. cit, p. 42. 174 (A.F, p. 20) La dernière phrase où il est fait usage de l'imparfait révèle le contenu du secret. Elle correspond en réalité à un discours indirect libre des jeunes filles. L'emploi du prétérit coïncide ici avec la surprise qu'a pu provoquer chez la narratrice le dévoilement de ce secret lourd de conséquences, inimaginable pour la fillette qu'elle était. Son étonnement est d'autant plus grand qu'elle ne peut se figurer le contenu de ces lettres que les jeunes filles envoient à leurs amants par correspondance: «Au premier, au second, au troisième correspondant, je ne sus jamais ce qu'elle écrivait». (A.F, p. 21) «Elle», ici, est l'aînée des jeunes filles. De tout le chapitre, ces exemples cités sont les seuls où l'on a pu relever l'emploi du passé simple. La primauté de l'imparfait est en fait inscrite à travers toutes les pages de ce chapitre. Le troisième chapitre autobiographique «LA FILLE DU GENDARME FRANÇAIS» (A.F, p. 30) est également narré à l'imparfait jusqu'à la cinquième page. Nous n'avons pu relever qu'un petit paragraphe au prétérit après quoi le retour à l'imparfait se fait très rapide, comme pressant: «Durant toute mon enfance, peu avant la guerre qui aboutira à l'indépendance, je ne franchis aucun seuil français, je n'entrai dans aucun intérieur d'une condisciple française… Soudain l'été 62: d'un coup ces meubles cachés […], tout ce décor […], se trouva déversé sur les trottoirs… […] «Ce sont, me dis-je, vraies hardes de nomades, entrailles séchant au soleil d'une société à son tour dépossédée!» […] Pour moi, comme pour mon amie, il restait évident que la plus belle maison […], était sans conteste «la nôtre»». (A.F, p. 34) L' adverbe «soudain» appelle ici l'emploi du prétérit qui évoque la rapidité de l'action. L'emploi de l'imparfait et du prétérit dans un même paragraphe peut parfois être observé comme dans l'exemple suivant: «Je me souviens de Marie-Louise provocatrice […]. Elle se mit à balancer régulièrement, en avant, jusqu'à frôler le jeune homme, à se reculer, à reprendre le manège deux, trois fois… […] Pour finir, parce qu'elle risquait de tomber, elle enlaça le fiancé engoncé dans son uniforme. Celui-ci était d'un calme apparent». (A.F, p. 36) Le premier imparfait est lié à l'aspect causal de la phrase alors que le second souligne l'état statique du jeune fiancé. Le prétérit, temps de la ponctualité dans le passé, met souvent l'accent sur différents moi de la narratrice: moi fillette, moi adolescente: 175 ««Pilou chéri», mots suivis de touffes de rires sarcastiques; que dire de la destruction que cette appellation opéra en moi par la suite? Je crus ressentir d'emblée, très tôt, trop tôt, que l'amourette, que l'amour ne doivent pas, par des mots de clinquant, par une tendresse voyante de ferblanterie, donner prise au spectacle, susciter l'envie de celles qui en seront frustrées… Je décidai que l'amour résidait nécessairement ailleurs, au-delà des mots et des gestes publics. […] Malgré le bouillonnement de mes rêves d'adolescence plus tard, un nœud, à cause de ce «Pilou chéri», résista». (A.F, p. 38) Le changement dans l'état mental de la jeune narratrice ne peut être illustré que par le prétérit qui montre ici l'évolution des idées de cette dernière. Comme les précédents, le quatrième chapitre autobiographique s'écrit surtout à l'imparfait. Le prétérit ne figure en effet que dans un bref paragraphe: «Après quelques années de mariage, ma mère apprit progressivement le français.[…] Je ne sais exactement quand ma mère se mit à dire: «mon mari est venu, est parti… Je demanderai à mon mari», etc. […] Bien qu'en apprenant ainsi sur le tard le français, ma mère fît des progrès rapides. […] Une écluse s'ouvrit en elle, peut-être dans ses relations conjugales». (A.F, p. 46) Le prétérit sert donc souvent à souligner l'évolution dans le temps, ou à y marquer un moment précis, ponctuel. Selon Roland Barthes, «par son passé simple, le verbe fait implicitement partie d'une chaîne causale, il participe à un ensemble d'actions solidaires et dirigées (…); soutenant une équivoque entre temporalité et causalité, il appelle un déroulement, c'est-à-dire une intelligence du Récit»1. C'est à ce «déroulement» que la narratrice de A.F fait référence en employant le prétérit: «Des années passèrent. Au fur et à mesure que le discours maternel évoluait, l'évidence m'apparaissait à moi, fillette de dix ou douze ans déjà: mes parents, devant le couple des femmes, formaient un couple, réalité extraordinaire!» (A.F, p. 47) «Mon père seul… Ma mère, la voix posée, le col incliné, prononçait «Tahar» — ce qui, je le sus très tôt, signifiait «le pur» — […]» (A.F, p. 47) A cette valeur du prétérit s'ajoute le renvoi à un moment inattendu, qui provoque une certaine stupéfaction, comme l'envoi d'une lettre, à l'adresse de sa femme, par le père de la narratrice: 1. Le Degré zéro de l'écriture, Seuil, collection Points n° 35, p. 26. 176 «Un jour, survint un prodrome de crise. Le fait, banal dans un autre monde, devenait chez nous pour le moins étrange: mon père, au cours d'un voyage exceptionnellement lointain […], mon père donc écrivit à ma mère — oui, à ma mère! Il envoya une carte postale avec, en diagonale, de sa longue écriture appliquée, une formule brève, du genre «meilleur souvenir de cette région lointaine», ou bien «je fais un beau voyage et je découvre une région pour moi inconnue», etc., et il ajouta, en signature, simplement son prénom». (A.F, p. 48) L'aoriste peut aussi mettre l'accent sur la brièveté d'une action par rapport à la longueur d'une autre exprimée à l'imparfait: «Ainsi mon père avait «écrit» à ma mère. Celle-ci, revenue dans la tribu, parla de cette carte postale avec un ton et des mots très simples certes. Elle voulait continuer, décrire l'absence du mari dans ce village, pendant quatre ou cinq longues journées, expliquer les problèmes pratiques posés […]. Elle allait poursuivre […]… Mais les femmes s'étaient écriées devant la réalité nouvelle, le détail presque incroyable: – Il t'a écrit à toi? […] Ma mère se tut. Sans doute satisfaite, flattée, mais ne disant rien». (A.F, pp. 48-49) La mère maintient ainsi un air calme contrairement aux autres femmes qui semblent affolées. L'agitation de ces compagnes de la mère semble durable, infinie, incessante (d'où l'emploi de l'imparfait), alors que la mère garde un air serein et une simplicité ordinaire. Dans la deuxième partie, le premier chapitre autobiographique commence au présent. Après une page et demi, le prétérit réapparaît dans un passage séparé du précédent par un espace blanc: «Un jour […] je décachetai une lettre reproduisant le texte d'un long poème d'Imriou el Quaïs. L'expéditeur me demandait avec insistance d'en apprendre les strophes. Je déchiffrai la calligraphie arabe; je m'efforçai de retenir les premiers vers de cette «moallakat», poésie dite «suspendue». Ni la musique ni la ferveur du barde anté-islamique ne trouvèrent écho en moi. A peine si l'éclat du chef-d'œuvre me fit fermer une seconde les paupières: tristesse abstraite!» (A.F, p. 72) Très vite, le présent de narration reprend ses droits sur ce chapitre. Le prétérit paraît étouffé par ce temps qui l'asphyxie et l'empêche de s'inscrire; ainsi dans l'épisode de la mendiante qui a subtilisé la lettre de la narratrice, lettre où son mari détaille son «corps-souvenir»: 177 «Quelques jours plus tard, une autre mendiante me dira gaiement, dans un dialogue de rue: — Ô ma sœur, toi au moins, tu sais que tu déjeuneras tout à l'heure! Et chaque jour, en cela, il y a pour moi du nouveau! Elle a ri, mais une vibration âpre altéra le grain de sa voix. J'ai repensé à la lettre, que la première inconnue m'avait subtilisée, non sans quelque justice».(A.F, p. 74) Nous assistons ici à une apparente discordance: un prétérit est employé dans une mosaïque de temps propres à l'énonciation qui sont en fait utilisés ici dans le cadre de la narration. Dans ce même chapitre, après quatre pages et demi de récit au présent de narration, nous relevons un paragraphe typographiquement isolé (entre deux espaces blancs) au prétérit: la narratrice s'applique à séparer les deux emplois comme si elle voulait éviter une certaine contamination de l'écriture autobiographique par le récit au présent: «Après l'incident de la mendiante, je retrouvai l'auteur de la lettre. Je repris la vie dite «conjugale». Or notre histoire, bonheur exposé, aboutit, par une soudaine accélération, à son terme. La mendiante, qui me subtilisa la lettre, tandis que son enfant dormait contre son épaule, l'intrus, avant elle, qui posa son regard sur les mots d'intimité, devenaient, l'un et l'autre, des annonciateurs de cette mort». (A.F, p. 75) Le deuxième chapitre autobiographique de cette seconde partie évoque le rapport de la narratrice avec son frère: il débute comme une véritable histoire au prétérit: «Mon frère, à qui j'aurais pu servir de confidente lors de sa première évasion vers les montagnes qui flambaient, ne fut ni mon ami ni mon complice quand il le fallait. […] Mon frère, dont l'adolescence navigua vers les horizons mobiles…» (A.F, p. 94) L'emploi de ce temps ne persiste pas longtemps, car il s'opère aussitôt un passage au présent de narration. Dans le troisième chapitre autobio-graphique consacré à la nuit de noces et qui présente d'énormes irrégularités du point de vue de l'écriture autobiographique (emploi du pronom impersonnel Elle à la place de Je, défaillance du récit, des souvenirs), la narratrice semble fidèle au récit: n'emploie-t-elle pas d'abord le prétérit puis l'imparfait? «A Paris, dans le petit appartement d'un libraire en chambre, le couple emménagea pour célébrer la noce. Jours de préparatifs quelque peu irréels. Il semblait que la fête approchait du cœur d'un insidieux désastre et l'on se demandait si les invités et les mariés eux-mêmes ne seraient pas empêchés au dernier moment…» 178 (A.F, p. 117) Cette fidélité n'est cependant qu'apparence car les temps de l'histoire ne sont réservés qu'au récit des jours précédant la noce; mais dès qu'elle aborde la nuit de noces, la narration change et s'écrit désormais au présent. Dans cette narration au présent, nous n'avons pu remarquer qu'un bref passage au prétérit, passage qui renvoie à la force, à la puissance du cri de la défloration: «Ce cri, dans la maison de la clandestinité. Je goûtai ma victoire, puisque la demeure ne s'emplit pas de curieuses, de voyeuses, puisqu'une femme et une fillette s'éloignant momentanément, le cri déroula les volutes du refus et parvint jusqu'aux linteaux du plafond». (A.F, p. 124) La troisième partie du roman s'intitule «LES VOIX ENSEVELIES» (A.F, p. 127). Dans son premier chapitre «LES DEUX INCONNUS» (A.F, p. 129), il est fait usage d'abord du présent puis, dès la seconde page, du prétérit. Le lecteur peut imaginer ainsi un retour au récit autobiographique si cet usage du prétérit ne s'accompagnait pas, par moments, de l'emploi de la troisième personne. La narratrice adolescente nous conte ainsi sa tentative de suicide comme s'il s'agissait d'une aventure arrivée à un autre personnage: «Juste avant le noir, la double raie des rails au sol devient mon lit. Lorsqu'on me releva, quelques minutes plus tard, de l'ombre de la tragédie d'où lentement je resurgis, j'entendis, dans le brouhaha de la foule des badauds assemblés, une voix isolée, celle du conducteur qui avait pu freiner de justesse la machine. […] On sortit la jeune fille de dessous la machine; l'ambulance transporta son corps à peine contusionné jusqu'à l'hôpital le plus proche. Plutôt étonnée elle-même, comme somnolente d'être allée, elle le pensa emphatiquement, «jusqu'au bout»». (A.F, pp. 129-130) Après un espace typographique, nous assistons à une reprise de la narration au présent qui durera jusqu'à la fin du chapitre. Cependant, un peu avant la fin, comme au chapitre précédent, la narratrice fait une mise au point au prétérit: «D'avoir entendu l'homme supplier, tel un ami, tel un amant, m'exhuma peu après de l'enfouissement. Je me libérai de l'amour vorace et de sa nécrose». (A.F, p. 132) Le chapitre suivant, «L'APHASIE AMOUREUSE» (A.F, p. 142), utilise surtout le présent de narration et l'imparfait. Néanmoins, un bref paragraphe au prétérit apparaît un peu avant la fin avant le retour à l'imparfait: «Cette impossibilité en amour, la mémoire de la conquête la renforça. Lorsque, enfant, je fréquentai l'école, les mots français commençaient à 179 peine à attaquer ce rempart. J'héritai de cette étanchéité; dès mon adolescence, j'expérimentai une sorte d'aphasie amoureuse». (A.F, p. 145) «LA MISE A SAC» (A.F, p. 174), quant à lui, commence au présent de narration (deux pages et demi), ensuite, après un espace typographique, il vire au passé simple: «La Seconde Guerre mondiale se termina, dans mon pays épargné mais qui avait livré son important contingent de soldats tués au front, par une flambée nationaliste. Un enchaînement de violences marqua le jour même de l'Armistice». (A.F, p. 176) Il s'agit ici d'un passé réellement historique qui renvoie à une période précise de l'histoire de l'Algérie. Il est cependant suivi d'un passé contingent, ponctuel, qui évoque une circonstance précise: «Aux vacances d'été qui suivirent, je participai à une cérémonie inaccoutumée, qui rappelait les enterre-ments». (A.F, p. 176) «L'ECOLE CORANIQUE» (A.F, p. 202) fait usage, comme les chapitres précédents, du présent de narration et de l'imparfait avec toutefois des apparitions ponctuelles du prétérit: «L'école coranique […], devenait, grâce à la joie maternelle ainsi manifestée, l'îlot d'un éden retrouvé. De retour dans la ville natale, j'appris qu'une autre école arabe s'ouvrait, pareillement alimentée de cotisations privées. L'une de mes cousines la fréquentait; elle m'y emmena. Je fus déçue. Par ses bâtiments, l'horaire de ses cours, l'allure moderniste de ses maîtres, elle ressemblait à une prosaïque école française… […] Je fus privée de l'école coranique à dix ou onze ans, peu avant l'âge nubile. […] La même condamnation frappa mes compagnes, ces fillettes du village dont je veux ici évoquer au moins l'une d'elles.[…] A onze ans, je partis en pension pour le cursus secondaire. Qu'est devenue la fille du boulanger? Voilée certainement. […]». (A.F, p. 206207) Le passé simple souligne ici les étapes de la scolarité de la narratrice, il marque la progression de cette dernière sur l'échelle de l'instruction et du savoir. C'est après avoir effectué cette tâche, que le prétérit se retire et cède la place à l'imparfait. Dans «LE CRI DANS LE RÊVE» (A.F, p. 217) la narratrice rêve de la mort de sa grand-mère paternelle. Le récit de ce rêve se trouve être un prétexte au récit de l'histoire de la famille du père: l'emploi du prétérit, qui commence à se faire très rare dans ces derniers chapitres autobiographiques, s'impose alors: «Je pris conscience assez tard de la pauvreté de ma famille paternelle. Mon père, entré à l'école française à un âge avancé, parcourut un cursus 180 brillant, rattrapa son retard et réussit tôt au concours de l'école normale: ce métier d'enseignant lui permit de donner la sécurité à sa mère, à ses sœurs dont il assura le mariage, avant de se marier lui-même». (A.F, p. 219) Ce même récit tourne cependant très vite à l'imparfait. Dans les trois derniers chapitres autobiographiques, il n'est fait pratiquement aucun usage de ce temps qui s'estompe à mesure qu'on évolue dans le roman. Ce retrait du prétérit démontre en fait l'absolu échec du récit autobiographique qui n'arrive pas à s'inscrire, du moins normalement, à travers tout le roman. Cependant, nous ne pouvons encore affirmer avec certitude que c'est une marque incontestable de l'annulation du projet autobiographique car l'imparfait dont on a souligné maintes fois la présence dans ces chapitres autobiographiques peut être, lui aussi, un temps du récit et peut pallier cette lacune qui consiste en l'absence ou en la présence très rare du temps principal du récit qui est le prétérit. Dans O.S, le passé simple est souvent employé d'une manière ponctuelle, mêlé au passé composé de narration ou à l'imparfait du récit. Ainsi dans «LA CHAMBRE» (O.S, p. 30) second chapitre consacré à Isma: «J'ai demandé s'il était nécessaire de suspendre enfin des rideaux. Peu importa la réponse. Les fenêtres qui ensuite ont fait face à notre lit sont restées nues». (O.S, p. 31) «Quand, la première fois, je pénétrai dans la pièce profonde, celle-ci paraissait m'attendre pour une nouvelle nuit de noces». (O.S, p. 32) «— Isma, je suis né là! commence l'homme. — L'ancien lit, de cuivre et très haut, n'existe plus! intervient la mère qui n'entendit pas l'aveu, qui le devina». (O.S, pp. 32-33) «Dans la pénombre le mur me paraît fendillé. Je sors la main de dessous la couverture; je le tâte. […] Les nuits suivantes, l'époux m'accula contre la paroi. Tout un hiver blanc, nous séjournâmes dans cette maison». (O.S, p. 33) «Ce soir-là, l'époux me repoussa contre la cloison. Peut-être à cause de la moiteur insupportable, le temps était au vent du sud. Qui se déchaîna trois longs jours entiers». (O.S, pp. 33-34) Le souvenir de la nuit où a été conçue la fille du couple évoque un passé dans le passé: passé du couple qui se souvient dans le passé de la narratrice réveillé après tant d'années. Là encore le prétérit n'est jamais isolé, il est toujours accompagné d'autres temps et surtout de l'imparfait. 181 «Une nuit, un accès de ferveur nous affaissa dans un coin de maquis. Une odeur d'anémones persistait, je crois, après l'averse de l'après-midi. L'enfant naquit en février». (O.S, p. 47) Le récit des noces de la troisième sœur de l'homme renvoie aussi à un enchâssement dans les souvenirs: la narratrice Isma se souvient d'Isma jeune mariée se souvenant des noces de la belle-sœur. Ce passé doublement lointain appelle lui aussi l'emploi du prétérit: «Ses noces auraient dû être semblables aux nôtres qui furent austères. Mais la foule emmena dans les clameurs la mariée aux paupières fardées, au regard pâli; ses larmes s'adressaient soudain à notre couple…» (O.S, p. 58) «PATIOS» (O.S, p. 85), chapitre où s'opère pour la première fois un retour au récit d'enfance est écrit surtout à l'imparfait; le prétérit, lui, n'y fait qu'une brève apparition: «Je me souviens du concert de protestations lorsqu'un des neveuxoncles, enrichi depuis peu, proposa, par ostentation, de recouvrir le patio d'une verrière. Héritières chacune pour une infime part de la demeure, elles s'y étaient opposées». (O.S, p. 88) La scène du «baiser» est, quant à elle, entièrement narrée au passé simple: «J'ai dû m'évader, un soir, au son du roseau qui halète. Je ne sus comment, je me retrouvai au-delà de la haie de grenadiers et de mandariniers aux branches alourdies. Je me glissai parmi des groupes d'inconnus, la plupart accroupis dans la pénombre. D'un coup, je découvris les corps scintillants et mobiles, les foulards multicolores de trois almées. Je m'oubliai fascinée par ce spectacle de la danse. Quelqu'un me tira avec violence pour m'amener à mon père. Dans un cercle plus respectable, celuici conversait non loin avec quelques notables. D'un geste paisible de la main, il me fit attendre près de lui quand soudain…» (O.S, p. 116) L'usage du prétérit est lié ici à la rapidité de l'action, à la succession hallucinante des événements. L'adverbe «soudain» nous prépare à la suite des événements à savoir la subite apparition du vagabond qui va bénir la jeune fille. Ainsi tout semble pris dans un rythme accéléré et rapide. Le récit de l'histoire de «L'EXCLUE» (O.S, p. 119) se fait, lui, à l'imparfait, emploi lié à l'habitude que prenait Lla Hadja d'espionner les femmes de la rue où elle habitait. L'avènement d'un événement précis: l'histoire de cette femme frappée par le commérage de la vieille veuve, nécessite cependant l'emploi du prétérit: «Or ce pouvoir d'une seule — Lla Hadja, que certains appelaient «la stérile» — se concentra sur une victime privilégiée que la rumeur ne sépara plus de la commère». 182 (O.S, p. 120) Le récit débute donc au passé simple mais il vire très vite au présent: «Faits brefs. Même pas frémissement de vagues. Amorce d'émoi que l'œil de la commère, derrière les persiennes, enfla, multiplia, et la rumeur se déversa vite, trop vite… Un jeune homme, âgé de vingt-cinq ans environ, réapparaît dans sa ville et sa rue, lui qu'on avait oublié depuis dix ans; parti émigré pauvre, il revient avec un pécule. […]». (O.S, pp. 122-123) Et le récit de se dérouler ainsi jusqu'à la fin au présent de narration. Pareillement, l'histoire de la fille qui a été mariée sur une natte commence à l'imparfait mais peu après, le surgissement du souvenir (discours autobiographique) nécessite le recours au prétérit: «Je me souviens des noces — plus exactement du lendemain de la nuit nuptiale au matin. […] Nous partîmes peu avant l'aube […]: la camionnette s'emplit d'une dizaine de femmes voilées des deux demeures contiguës. […] Je me rappelle surtout la mariée, à l'instant où nous la revîmes. Nous entrâmes dans la plus petite pièce où des matelas s'amoncelaient sur un dallage dépouillé de tapis. […] La mère […] considéra une seconde sa fille tassée et hoquetante. […]». (O.S, pp. 133-134) Le récit continue donc au prétérit même si nous notons parfois quelques interventions de l'imparfait. Au début de «L'ADOLESCENTE EN COLÈRE» (O.S, p. 140), la narratrice déroule la suite de son histoire à elle; pour cela, elle emploie le prétérit qui souligne l'évolution dans sa vie: «Ainsi s'écoulait le temps de l'enfance. Les aïeules, gardiennes; statues vigilantes. Plat redoutable de la grand-mère assise. De la mère de ma mère. […] Mon père revint de son exil pour me séparer de ma tante. […] Je poursuivis mes études dans la capitale. Pour cela j'entrai en pension». (O.S, p. 140) La première phrase permet, elle, la transition avec les chapitres précédents. L'évocation de l'histoire ou de l'historique de la famille de Houria s'accompagne cependant de l'imparfait. Le retour au prétérit s'opère lors du récit de la scène où la jeune fille apostrophe la mère: l'action est en fait subite, inattendue: 183 «[…] Dans la pause des rencontres collectives du patio, la jeune fille interpella sa mère devant nous toutes. […] Soudain, la vierge de quinze ans, l'index pointé sur sa mère, se dressa, en pleine assemblée: — Non, c'est de ta faute, Mma! De ta seule faute! Si au moins, chaque nuit, quand l'homme t'appelle en tapant de sa babouche le sol, tu n'accourais pas vers lui, si tu ne te levais pas!» (O.S, p. 143) La reprise de l'histoire de la narratrice se poursuit dans «LA BALANÇOIRE» (O.S, p. 145) à l'imparfait. La scène de la balançoire, elle-même, est par contre narrée au passé simple: «Adolescente, je me disais à tout instant que mon père m'avait libérée du harem. […] J'ai fini par quitter l'homme que j'avais cru aimer. Par engorgement; ou par insolation. […] Il y eut ce jour lointain où, d'un coup, je fus expulsée de l'enfance […]». (O.S, p. 145) Comme dans A.F, l'emploi du passé simple dans O.S est donc ponctuel, bref, lié à des circonstances précises, à des actions subites, rapides. Sa rareté souligne ainsi le retrait du récit autobiographique au profit des différents discours précédemment cités. Néanmoins, l'emploi de l'imparfait, temps à la fois du récit et du discours, peut être source de consolidation pour le récit autobiographique défaillant. Dans quelles proportions est-il donc fait usage de ce temps? I. B - L'IMPARFAIT: Souvent le chercheur, partant à la recherche du sens dans lequel est employé l'imparfait dans le récit, se heurte à la notion de «mise en relief». Au dire d'Henri Boyer, «cette expression est utilisée par Weinrich pour désigner «la seule et unique fonction de l'opposition entre Imparfait et Passé simple dans le monde raconté». Pour lui, «l'Imparfait est dans le récit le temps de l'arrière-plan, le Passé simple le temps du premier plan». Il n'est pas douteux que l'opposition Imparfait/PS serve à exprimer une différence de plan et plus précisément que 184 le PS «marque un fait de premier plan» comme l'observait Imbs. L'imparfait exprime bien le «continu» qui «n'a de soi ni commencement ni fin»»1. Ainsi ce temps est utilisé dans une sorte d'arrière-plan par rapport au passé simple qui marque l'évolution des événements. Pour Dominique Maingueneau: «ce n'est pas l'imparfait en tant que tel qui attribue à un énoncé le statut d'énoncé d'arrière-plan mais la relation entre l'imparfait et les formes perfectives (dans lesquelles on inclut le présent historique). Employé différemment, l'imparfait peut prendre d'autres valeurs, en particulier une valeur «itérative» (= de répétition)»2. L'imparfait sert donc autant à marquer des procès qu'à souligner des actions réitérées. Selon Georges Molinié: «On peut, à l'imparfait, figer ou ralentir à volonté, comme sur une photo jaunie ou comme dans un ralenti de cinéma, l'expression au passé de n'importe quel événement, fût-il en lui-même le plus bref qu'on imagine. La même série désinentielle en -ais s'emploie plus communément pour exprimer l'habitude, la répétition, le pittoresque, le cadre, le commentaire, ou l'imaginaire et le rêve»3. L'imparfait du commentaire, nous l'avons déjà rencontré dans la deuxième partie de notre premier chapitre, notamment lors de l'étude des différents discours commentatifs des narratrices. Nous étudierons ici surtout l'imparfait du récit. Nous nous arrêterons, un peu avant de conclure cette partie du second chapitre, aux manifestations de ce temps dans certains discours indirects libres des personnages. En fait autant l'imparfait du commentaire que celui du discours indirect libre mutilent le récit autobiographique et annulent l'effet de l'imparfait de narration. I. B. 1 - Narration: 1. «Les temps dans la mise en scène du vécu: le récit de vie comme écriture», op. cit., p. 59. Eléments de linguistique pour le texte littéraire, op. cit., p. 57. 3. La Stylistique, op. cit., p. 83. 2. 185 L'imparfait, qui est à la fois un temps du récit et un temps du discours, exerce dans A.F plusieurs fonctions dont les principales sont la narration et la description. Mais la narration reste de loin l'objet le plus important pour lequel est employé l'imparfait dans le récit. Dans la narration, l'imparfait remplace souvent le passé simple. Mais pourquoi alors ne pas employer le prétérit? En fait l'imparfait se charge de différentes valeurs supplémentaires tels que le renvoi à l'habitude, la réitération de la même action et la signification de la durée. Dans le second chapitre autobiographique de la première partie («TROIS JEUNES FILLES CLOÎTREES…» (A.F, p. 18)), ce temps figure d'une manière très étendue: «[…] J'écoutais, au cours de la veillée, la dernière des filles à marier me raconter leurs débats, leurs conceptions différentes de l'écrit. L'aînée échangeait avec ses multiples amis des paroles de chansons égyptiennes ou libanaises, les photographies des vedettes du cinéma et du théâtre arabes. Mon amie, elle, gardait une réserve sibylline sur le contenu de ses propres lettres…» (A.F, p. 22) Ces actions ne sont pas du tout ponctuelles, elles se répètent souvent et même parfois quotidiennement. Contrairement au chapitre précédent, qui s'écrit d'abord au présent de narration, le troisième chapitre autobio-graphique «LA FILLE DU GENDARME FRANÇAIS…» (A.F, p. 30) est inauguré à l'imparfait: «Au hameau de mes vacances enfantines, la famille du gendarme français […] fréquentait la demeure des trois sœurs». (A.F, p. 30) Ce temps renvoie ici à une certaine immobilité, à une routine presque quotidienne: «Quand elle [Janine] fermait le lourd portail, au son du heurtoir, l'aînée des sœurs, son amie, suspendait une seconde un geste de la main, un mouvement du corps. Puis les choses reprenaient leur cours dans ce flux du temps d'une journée immobilisée dans des intérieurs de maison, toujours des intérieurs naturellement». (A.F, pp. 31-32) Tout ce chapitre, racontant les journées passées dans la demeure des amies de l'enfance, l'exiguïté de leur existence, la monotonie de leur vie, le retour des mêmes gestes et des mêmes actions, est presque exclusivement écrit à l'imparfait. Seules quelques phrases sont écrites au prétérit ou au présent de narration. Dans le quatrième chapitre autobiographique: «MON PÈRE ECRIT A MA MÈRE» (A.F, p. 46), l'imparfait est aussi employé dès le début et d'une manière extensive: 186 «Ma mère, comme toutes les femmes de sa ville, ne désignait jamais mon père autrement que par le pronom personnel arabe correspondant à «lui». Ainsi, chacune de ses phrases, où le verbe, conjugué à la troisième personne du masculin singulier, ne comportait pas de sujet nommément désigné, se rapportait-elle naturellement à l'époux». (A.F, p. 46) Souvent l'imparfait souligne la durée comme dans ce paragraphe où la narratrice évoque la rencontre de son jeune frère dans une des rues de la capitale: «Nous marchions, je crois, dans une rue déserte de la capitale. Nous nous étions rencontrés par hasard, au cours d'un après-midi d'été, et nous avions ri comme deux inconnus se reconnaissent, en se croisant ainsi pareille-ment désœuvrés. Près de ce frère unique […], j'affichais souvent une coquetterie malicieuse en le présentant comme «mon aîné», à cause de ses cheveux précocement grisonnants et malgré sa silhouette de jeune homme…» (A.F, p. 95) Le temps de la marche est ici le temps nécessaire à l'échange de quelques mots de tendresse entre le frère et la sœur: la durée est donc inscrite dans ce paragraphe où est observée une certaine nonchalance dans la narration. Le temps s'étire, s'allonge pour permettre au couple fraternel de livrer les secrets de son âme. Tout le troisième chapitre de la deuxième partie est, lui aussi, pratiquement écrit au seul temps de l'imparfait: il s'agit du récit des jours précédant la noce: «La date du mariage avait été fixée un mois auparavant par le fiancé qui, obligé de vivre clandestinement, déménageait de logis en logis: la jeune fille, installée dans une pension d'étudiantes, s'informait chaque fois du nouveau gîte; la sécurité était ainsi provisoirement assurée. Ce manège dura une année environ». (A.F, p. 117) Le récit vire cependant au présent de narration dès que la narratrice aborde la nuit même des noces. Tout se passe comme si l'amour ne pouvait se dire au sein du récit autobiographique, comme si ce récit fait retrait dès qu'intervient l'évocation des amours de la narratrice. Est-ce la pudeur de cette dernière? Estce son incapacité à révéler les sentiments intérieurs qui habitent son cœur trop renfermé sur lui-même, trop rigide? Le premier chapitre de la troisième partie met en relief des mouvements brusques de la narratrice (tentative de suicide de l'adolescente qu'elle était et cri de désespoir de cette femme lasse de la vie d'épouse qu'elle 187 menait) d'où l'absence de l'imparfait réservé généralement à la durée. Les deux temps employés dans ce chapitre sont le présent de narration et le prétérit. Ainsi, nous commençons à voir la présence de ce temps s'amoindrir jusqu'à presque se dissiper dans ces chapitres consacrés à la vie d'adulte de la narratrice. Ce temps revient dans la troisième partie de l'ouvrage, partie où s'opère un retour à l'enfance de la narratrice, mais sa présence sera souvent liée à des conjonctures précises. Dans le chapitre suivant évoquant l'«aphasie amoureuse» de la narratrice, l'imparfait est employé à l'occasion d'une comparaison entre les femmes algériennes qui ne se voilent pas devant les Français et le rapport entre la narratrice et la langue française: pour elle, l'amour ne peut se dire en cette langue: «Ainsi de la parole française pour moi. La langue étrangère me servait, dès l'enfance, d'embrasure pour le spectacle du monde et de ses richesses. Voici qu'en certaines circonstances, elle devenait dard pointé sur ma personne». (A.F, p.143) La réaction de la narratrice à l'égard des mots d'amour est présentée dans son évolution. Pour cela, elle utilise l'imparfait qui indique la durée de chaque étape par laquelle elle passe dans ses rapports binaires à la langue française et aux sentiments d'amour: «Qu'un homme se hasardât à qualifier, tout haut et devant moi, mes yeux, mon rire ou mes mains, qu'il me nommât ainsi et que je l'entendisse, apparaissait le risque d'être désarçonnée; je n'ai d'abord hâte que de le masquer.[…] Dans un second mouvement je souffrais de l'équivoque: me préserver de la flatterie, ou faire sentir qu'elle tombait dans le vide, ne relevait ni de la vertu, ni de la réserve pudibonde. Je découvrais que j'étais, moi aussi, femme voilée, moins déguisée qu'anonyme». (A.F, p. 143) Le deuxième chapitre autobiographique de la troisième partie «TRANSES» (A.F, p. 163) contient surtout un imparfait itératif: «Régulièrement, tous les deux ou trois mois environ, l'aïeule convoquait les musiciennes de la cité: trois ou quatre femmes d'âge vénérable, dont l'une était presque aveugle. Elles arrivaient dans leurs toges usées et leurs dentelles sous le haïk défraîchi, leurs tambours emmaillotés dans des foulards». (A.F, p. 163) 188 Le début de la phrase souligne une action réitérée «tous les deux ou trois mois» et reproduite donc d'une manière régulière et répétitive. Pour Maingueneau: «L'imparfait est loin d'être le seul «temps» qui puisse marquer une répétition, mais il présente la singularité de pouvoir être immédiatement interprété comme tel s'il ne s'appuie pas sur une forme perfective»1. L'arrestation du neveu de la grand-mère provoque une cérémonie de deuil dans la maison de la tante maternelle: cet épisode est raconté d'abord dans un début de description qui se solde par une narration, l'imparfait persiste cependant: «Afflux des voiles blancs des visiteuses; la litugie du deuil ennoblissait la maison modeste, où habitait la jeune sœur de ma grandmère. Etait-ce une mort sans cadavre? Nous stationnions, grappes d'enfants interloqués, dans le vestibule: les matrones entraient, s'installaient sur les matelas, dodelinaient de la tête pour partager le lamento de la mère qui, le front serré d'un bandeau blanc, se laissait aller, par convulsions suraiguës, au déroulé de sa douleur». (A.F, p. 176) Un mouvement se fait dans ce paragraphe de la description au discours à la narration et de nouveau à la description. Si le regard des enfants suscite la description, l'interrogation, les questions qu'ils se posent (discours) animent ce même regard. Ainsi, l'emploi de l'imparfait itératif se fait de plus en plus rare. L'usage de ce temps est souvent lié à une circonstance précise dans ces derniers chapitres autobiographiques. Le récit des voyages que les religieuses accomplissent au saint marabout se fait d'abord au présent de narration puis à l'imparfait. La réapparition de ce temps est en fait lié au changement du sujet grammatical de la phrase. Il ne s'agit plus de Nous (les femmes de la famille et la narratrice) mais de l'oncle de cette dernière: ««Aller au marabout», c'est visiter le saint qui console par sa présence mortuaire. Pour mes parentes, le mort semble secourable, et même bénéfique, parce qu'il a eu la politesse, il y a deux ou trois siècles, de venir trépasser tout près de la plage. Or, ce prétexte du pèlerinage ne pouvait abuser mon oncle qui voyait, en été, son autorité s'élargir à toute la parentèle. Il voulait bien feindre d'ignorer que nous nous livrions aux plaisirs profanes des bains de mer plutôt qu'aux dévotions annoncées». (A.F, p. 192) 1. Eléments de linguistique pour le texte littéraire, op. cit, p. 64. 189 C'est encore parce que la fête des moutons est une cérémonie qui revient tous les ans, que raconter l'émotion qu'elle suscitait chez la narratrice ne peut se faire que dans le cadre d'un récit itératif et qu'il est fait donc usage, dans ce même chapitre, de l'imparfait: «Mon premier émoi religieux remonte à plus loin: dans le village, trois ou quatre années de suite, le jour de la «fête du mouton» débute par la «complainte d'Abraham». Aubes d'hiver frileuses, où ma mère, levée plus tôt que d'habitude, allumait le poste de radio. Le programme arabe comportait invariablement, en l'honneur de la fête, le même disque: un ténor célèbre chantait une mélopée dont une dizaine de couplets mettait en scène Abraham et son fils». (A.F, p. 192) Tout le chapitre continue à l'imparfait car apparaît un nouveau récit itératif de la tante de la narratrice racontant la scène où Khadidja, pour réconforter le Prophète, le mettait sur ses genoux: «A la même époque, le récit d'une tante qui débitait en multiples variations une biographie du Prophète, me rapprocha de cette émotion… Le Prophète, au début de ses visions, revenait de la grotte tellement troublé qu'il «en pleurait», affirmait-elle, troublée elle-même. Lalla Khadidja, son épouse, pour le réconforter, le mettait «sur ses genoux», précisait la tante, comme si elle y avait assisté». (A.F, p. 194) «L'ECOLE CORANIQUE» (A.F, p. 202), chapitre racontant les premières années de la scolarité de la narratrice dans une école coranique où elle a pu apprendre quelques bribes de la langue maternelle, commence au présent puis vire à l'imparfait: il s'agit d'un récit itératif des années où la narratrice enfant allait à cette institution mi-scolaire mi-religieuse: «Dans ma première enfance — de cinq à dix ans —, je vais à l'école française du village, puis en sortant, à l'école coranique. Les leçons se donnaient dans une arrière-salle prêtée par l'épicier, un des notables du village». (A.F, p. 205) Dans ce chapitre, on remarque certaines apparitions du prétérit mais il s'opère très vite un retour à l'imparfait: «Je me souviens combien ce savoir coranique, dans la progression de son acquisition, se liait au corps. La portion de verset sacré inscrite sur les deux faces de la planche de noyer, devait, au moins une fois par semaine, après la récitation de contrôle de chacun, être effacée. Nous lavions la planche à grande eau comme d'autres lavent leur linge; le temps qu'elle sèche semblait assurer un délai à la mémoire qui venait de tout avaler… 190 Le savoir retournait aux doigts, aux bras, à l'effort physique. Effacer la tablette, c'était comme si, après coup, l'on ingérait une portion du texte coranique. L'écrit ne pouvait continuer à se dévider devant nous, lui-même copie d'un écrit censé immuable, qu'en s'étayant, pause après pause, sur cette absorption…» (A.F, p. 207) Nous assistons ici à une sorte de narration-description puis à un commentaire: un passage se fait du plan du récit au plan du discours même si le temps reste le même. Si, en fait, l'imparfait nous paraît omniprésent dans certains chapitres, c'est parce qu'il peut servir autant au récit qu'au discours, ce qui n'est pas le cas du prétérit. L'imparfait du récit, lui, entame son éclipse dès la fin de la première partie du roman. Sa présence se fait plus rare et surtout conjoncturelle c'est-àdire liée à des circonstances précises. «LE CRI DANS LE RÊVE» (A.F, p. 217), chapitre consacré à la grand-mère paternelle commence au présent de narration puis le lecteur rencontre un bref passage à l'imparfait où sont relatées les habitudes de la défunte: «Le souvenir s'anime; pour m'endormir, la vieille dame me tenait chaque pied dans chacune de ses mains et me les réchauffait longuement, au seuil du sommeil. Elle mourut quelques années après. Cette femme douce, dont le fils était devenu le soutien, a perdu sa voix dans ma mémoire». (A.F, p. 218) Ici nous sommes dans le plan du récit alors qu'une seule page avant s'entretenait une équivoque sur la nature de l'écriture liée à l'emploi du présent avec la présence de la narratrice à la fois enfant et adulte. Le présent revient cependant avec son ambiguïté, puis nous rencontrons un petit passage au prétérit, après quoi l'imparfait réapparaît: «La seconde des sœurs de mon père, la plus jeune, surgit dans mon enfance, avec plus de relief. Sa maison n'était guère éloignée de celle de ma mère. L'été, il m'arrivait de me quereller avec un cousin, une cousine, ou une tante adolescente. […] Je me réfugiais chez ma tante paternelle: […] malgré sa couvée encombrant sa cour, elle m'ouvrait grand les bras. Elle me cajolait et me faisait entrer dans sa plus belle pièce où un haut lit à baldaquin de cuivre me fascinait… Elle me réservait confitures rares, sucreries, parfums déversés sur mes cheveux et dans mon cou. «Fille de mon frère», m'appelait-elle avec un rire fier et sa tendresse me réchauffait». (A.F, pp. 219-220) Il s'agit ici d'un imparfait itératif car ce sont des mots qui reviennent souvent dans la bouche de la tante de la narratrice, ce sont aussi des gestes qu'elle 191 accomplit souvent. La fuite de la narratrice de la maison maternelle vers la maison de sa tante paternelle ne se produit pas aussi une seule fois. Les deux derniers chapitres autobiographiques ne contiennent prati-quement pas d'imparfaits, ils n'appartiennent pas au plan du récit. Ainsi, le récit autobiographique fait retrait à la fin de l'œuvre, il cède la place au discours qui supplante l'autobiographie et fait avorter la tentative de la narratrice décidant, au départ, d'inscrire son autobiographie dans cet ouvrage. Trois remarques se dégagent de cette étude des deux temps principaux du récit dans A.F: — L'imparfait accompagne souvent le prétérit même s'il se fait plus présent que lui. C'est en fait au moment où la manifestation du prétérit s'amoindrit que l'imparfait opère à son tour un retrait. Il s'agit en somme d'une éclipse du récit. — Le récit disparaît presque totalement lors de l'évocation des souvenirs de femme adulte de la narratrice. Il reprend ses droits dès que celle-ci entreprend le retour à sa vie d'enfant mais sa présence n'est plus ce qu'elle était et sa mutilation apparaît déjà irrévocable, irréparable. — Plus le souvenir est ancien, plus le récit paraît solide et fiable: ainsi dans les premiers chapitres de la première partie, dans les chapitres consacrés aux transes de la grand-mère maternelle, aux fêtes religieuses et à l'école coranique. Le récit est encore moins présent dans O.S où, si le lecteur décèle une certaine tendance à l'écriture autobiographique, la narratrice, elle, ne déclare aucune intention d'inscrire son autobiographie comme un récit réel à travers les pages qu'elle consacre à sa vie d'adulte puis d'enfant. Nous avons déjà noté que le prétérit apparaît de façon ponctuelle et conjonc-turelle dans ce roman. Il en est de même de l'imparfait, le second temps principal du récit. «LA CHAMBRE» (O.S, p. 30) second chapitre consacré à Isma, démarre au présent puis y retourne après un bref passage à l'imparfait: «Dans la plupart des logis que nous avions habités, les fenêtres restaient donc dépouillées de gaze, de satin ou de taffetas plissé. Dans la plupart de nos chambres, la tringle était faite d'un bronze terni; elle fut de bois vulgaire dans d'autres lieux. Une fois, nous avions acheté une barre de cuivre, l'aube la faisait miroiter; mes yeux à peine ouverts fixaient les lueurs que renvoyait cet or… Un matin, nous avons observé ensemble le métal 192 et… […] son éclat éclairait nos corps allongés. J'ai demandé s'il était nécessaire de suspendre enfin des rideaux».(O.S, p. 31) Le passé composé des deux dernières phrases annonce ici le retour à la narration au présent. Allongés l'un contre l'autre, le couple se souvient de la nuit où a été conçue leur fille unique: le récit de cette nuit de bonheur se déroule à l'imparfait, bonheur inaltérable et qui semble durable ou alors inoubliable: «— L'odeur de la menthe! chuchoté-je […]. T'en souviens-tu? Il s'en souvient. Sol de moisissures, brume déchiquetée aux branchages du chêne liège, c'était par une nuit claire. Nous avions dormi en plein air, près d'une route de corniche, à la suite d'une panne d'essence de la guimbarde que nous avions utilisée dans un interminable périple de retour. Au réveil l'éclat du matin, au-dessus d'un paysage vollonné, comme suspendu au bord de la mer étale, nous inondait». (O.S, p. 46) La narratrice Isma essaye de cerner le corps de l'homme avec ses mains pour le séparer de sa famille: ces gestes sont longs, répétitifs, reproduits à chaque fois que les fantômes de la mère ou des sœurs se mettent à hanter l'homme. Cette notion à la fois d'itération et de durée exige l'emploi de l'imparfait: «Longtemps je le cernais de cette manière, je tentais de l'extraire de sa familiarité avec ceux auxquels il est attaché par les liens du sang». (O.S, p. 57) Dans «PATIOS» (O.S, p. 85), l'histoire de la famille maternelle est contée à l'imparfait, elle intervient à la suite de la description de la maison où réside cette famille: «Trois tranches familiales logeaient à chacun des niveaux; l'ancêtre, un notable d'autrefois, avait eu trois épouses successives, la dernière étant ma grand-mère entrée là à peine nubile. Elle s'était trouvée du même âge que les petits-enfants de son vieil époux». (O.S, pp. 85-86) Il s'agit ici d'un temps du récit mais le chapitre est, comme nous l'avons déjà signalé, gorgé de discours explicatifs et commentatifs. Dans la deuxième partie du roman, le chapitre «LA PLAINTE» (O.S, p. 109) commence au présent, cependant le début du récit de la plainte d'une des tantes de la narratrice se fait à l' imparfait, après quoi un retour au présent est très vite opéré: «Dans le coin de la terrasse protégé par le jasmin, peu avant le crépuscule, on allumait d'énormes braséros, rangés en file, et sur lesquels 193 fumaient bientôt des marmites pleines à ras bord de ragoûts divers… Des femmes, tout autour, s'affairent, se courbent. De longues nattes de jais leur battent les reins; leurs bras sont nus, leurs pommettes rougies. Elles s'activent, s'encouragent les unes les autres, elles conjuguent leurs efforts sans hâte, elles n'en peuvent plus de tant d'invités à nourrir».(O.S, p. 111) Le présent rend mieux compte ici de la situation où se trouvent les femmes: il sert surtout à actualiser la scène, à la rendre presqu'éternelle, immuable, tel un tableau. «LE BAISER» (O.S, p. 114) commence de même au présent puis, pour référer à un moment ultérieur, la narratrice emploie l'imparfait: «La fillette se souvient des montagnes où surgissent les déesses. Plus tard, bien plus tard, je les retrouvais raidies de silence, quand je les rencontrais au hammam et que je les savais résidentes d'un bordel proche, jouxtant un campement militaire». (O.S, p. 115) La narratrice emploie ici le présent de narration là où l'on attendait le prétérit. C'est pourquoi l'emploi de l'imparfait après le présent ne surprend guère. L'imparfait sert dans un autre chapitre à souligner une habitude, à renvoyer à un « pèlerinage»: «[…] Les voyages à la zaouïa devinrent pèlerinages. Mon père, l'air grave, accompagnait la troupe de citadines: nous emplissions deux calèches louées en ville, tandis que l'aïeule […] se faisait amener un cheval, lorsque nous parvenions au terme de «la route romaine». Nous tous, nous continuions à pied, sauf ma grand-mère qui allait à cheval devant nous, le torse dressé, l'allure encore plus fière, l'un des métayers s'étant présenté pour tenir à ses côtés les rênes. Ainsi remontions-nous à la zaouïa où nous arrivions avant l'heure de la canicule». (O.S, pp. 115-116) Dans ce chapitre, le prétérit se fait très rare. S'opère alors un début de retrait des temps du récit et par là du récit lui-même. Ce dernier cède le pas aux temps du discours ou plutôt au présent de narration dont l'ampleur sera étudiée un peu plus loin. Le chapitre «L'EXCLUE» (O.S, p. 119) évoque l'habitude des femmes de s'épier c'est pourquoi nous y rencontrons à nouveau l'imparfait mais employé d'une façon très brève: «Dans la ruelle de la maison d'enfance, les familles des demeures serrées les unes contre les autres s'espionnaient. Surtout depuis que, concession à la mode française, certaines avaient fait percer des fenêtres au rez-de-chaussée. En particulier Lla Hadja, une veuve sans enfants réputée redoutable». (O.S, p. 119) 194 Si «LA NOCE SUR LA NATTE» (O.S, p. 128) commence à l'imparfait, le récit ne tarde pas à adopter le prétérit: «Nous passions dans la demeure voisine en enjambant le muret, sautant à pieds joints sur la terrasse contiguë». (O.S, p. 128) Le récit de la nuit et du lendemain des noces est donc fait au prétérit. L'histoire de «L'ADOLESCENTE EN COLÈRE» (O.S, p. 140), le malheur de cette jeune fille, sont racontés à l'imparfait pour appuyer la routine quotidienne de la vie de cette fille: «Houria, ainsi s'appelait cette dernière, était sur le point d'être fiancée. Les parents se querellaient chaque soir: le père voulait la «donner» et la mère résistait». (O.S, p. 141) L'imparfait intervient surtout dans le récit des nuits successives, semblables de «la couvée nombreuse» (O.S, p. 142 ). «LA BALANÇOIRE» (O.S, p. 145) qui commence avec la présentation du cadre de la scène démarre aussi à l'imparfait: «Nous, les fillettes, nous ne nous hasardions jamais vers les quartiers européens, au bas de la cité neuve. Un marché éloigné, contre les murailles de la ville m'attirait. […] Un cousin, complice de mes jeux, me conduisait jusque-là par des chemins détournés. […] Un jour, dépassant le terre-plein qui délimitait le caravansérail, je m'aventurai avec le cousin plus loin, du côté d'une grand-rue qui rutilait de néons. «Des forains, voici des forains!» me souffla le garçon». (O.S, p. 146) Nous constatons ici que le début du récit de la scène de la balançoire s'accompagne du prétérit qui met en relief la découverte des enfants et la circonstance précise liée à «un jour». Le passage de l'imparfait au prétérit correspond ici à ce que Weinrich appelle «mise en relief». Comme pour le prétérit, nous constatons qu'il n'est fait usage de l'imparfait dans O.S comme dans A.F que pour renvoyer à une circonstance précise, pour décrire une scène ou surtout pour souligner le caractère itératif de telle ou telle action. Les deux temps du récit se retirent à mesure que nous avançons dans les deux romans. Le récit opère ainsi un recul jusqu'à l'éclipse totale à la fin des deux œuvres. Qui en est le responsable? Est-ce seulement les différents types de discours déjà rencontrés plus haut ou s'agit-il d'une autre forme d'inscription du temps qui mine le récit et le persécute? En réalité, à côté des discours explicatifs, commentatifs et émotifs, il convient de noter la 195 présence du présent de narration qui se substitue souvent au prétérit et abolit la frontière entre Je narrant et Je narré introduisant ainsi l'écriture dans une zone floue entre récit et discours. Cependant, avant de nous livrer à l'examen des différentes manifestations de ce temps, nous aimerions souligner une autre valeur de l'imparfait qui est son emploi dans des discours indirects libres qui réfèrent aux paroles des personnages. Cet emploi mine lui aussi le récit autobiographique, il le mue même en fiction. I. B. 2 - Discours indirect libre: L'imparfait peut aussi être employé dans des discours que l'on est tenté d'attribuer aux personnages: ce sont des discours qui s'inscrivent dans le style indirect libre. Dans Je est un autre, Philippe Lejeune apporte une définition du discours indirect libre: «Sa fonction est d'intégrer un discours rapporté à l'intérieur du discours qui le rapporte en réalisant une sorte de «fondu» à la faveur duquel les deux énonciations vont se superposer. Au style direct, l'énoncé rapporté serait cité dans son texte réel, sans transformation, mais il serait nettement séparé du discours qui le rapporte par des guillemets ou des tirets, aucune confusion n'étant possible. Au style indirect libre, l'énoncé rapporté est intégré au discours du narrateur par ellipse de tout procédé introductif: il est accordé, pour la personne et le temps, avec le discours qui le rapporte, mais il garde sa syntaxe et son vocabulaire. Ainsi est obtenu un chevauchement des deux énonciations: on entend une voix qui parle à l'intérieur d'une autre. Cette voix n'est pas citée, elle est en quelque sorte mimée»1. Dans A.F, le discours indirect libre est employé dès les premières pages: «Cet été, les adolescentes me firent partager leur secret. […] Les jeunes filles cloîtrées écrivaient; écrivaient des lettres à des hommes; à des hommes aux quatre coins du monde; du monde arabe naturellement». (A.F, p. 20) 1. Op. cit., pp. 18-19. 196 Les phrases où nous relevons des verbes à l'imparfait nous livrent ici le contenu du secret des jeunes filles. Nous les entendons presque se confiant à la narratrice-enfant dans la moiteur des soirées d'été. Après ces quelques phrases, le discours indirect libre s'étend sur une page entière. Nous pouvons aussi rencontrer dans ce genre de style des phrases où est employé le plus-queparfait: «Lors des veillées, la benjamine et moi, nous ne parlions plus des romans lus durant les longs après-midi, mais de l'audace que cette correspondance clandestine nécessitait. Nous en évoquions les terribles dangers. Il y avait eu dans nos villes, pour moins que cela, de nombreux pères ou frères devenus «justiciers»; le sang d'une vierge, fille ou sœur, avait été versé pour un billet glissé, pour un mot soupiré derrière les persiennes, pour une médisance…» (A.F, p. 21) Le «billet glissé», le mot «médisance» renvoient ici à l'histoire de l'exclue dans O.S et confirment l'idée, déjà avancée à plusieurs reprises, que la narratrice de A.F et celle de O.S ne font qu'une. Les phrases soulignées ici constituent, elles aussi, l'essentiel de la conversation entre les deux fillettes veillant la nuit avant de se livrer aux délices du sommeil de l'innocence. Comme dans ces phrases, le discours indirect libre peut établir une distance entre la narratrice adulte et l'enfant qu'elle était car ce genre de discours réfère à sa parole à elle quand elle n'était que fillette: «J'avais peur et je l'avouais. Certainement une lumière allait gicler du plafond et dévoiler notre péché, car je m'incluais dans ce terrible secret!» (A.F, p. 22) Il y a à l'évidence dans cette phrase soulignée un décalage entre la narratrice-enfant et l'adulte qu'elle est devenue et qui écrit ces pages. Ainsi, le narratrice adulte laisse, par moments, à l'enfant qu'elle était la liberté d'exprimer sa pensée, procédure contradictoire avec le principe de l'écriture autobiographique qui doit exclure toute parole de l'objet de l'énoncé. C'est en fait le discours indirect libre qui permet cet accès du personnage à la parole. La présence de ce discours est très fréquente dans les deux premiers chapitres autobio-graphiques: «Nous n'en revenions pas que le gendarme, si terrifiant dans les ruelles du village, n'eût même pas osé lever les yeux! Il devait être rouge de confusion; nous le supposions, nous le commentions». (A.F, p. 37) Le verbe «supposer» et à sa suite le verbe «commenter» démontrent ici l'appartenance du discours souligné aux deux fillettes qui observaient le spectacle hallucinant de Marie-Louise se livrant aux cajoleries amoureuses de son fiancé devant ses deux parents. Et voilà que le personnage de la narratrice- 197 enfant s'empare à nouveau de la parole. Nous l'avons déjà souligné dans notre première partie, dans l'étude de l'autobiographie à la troisième personne, le style indirect libre, permettant un amalgame entre l'instance de l'énonciation et l'objet de la narration, renforce la distance entre Elle et Je en dotant Elle, objet de la narration, «non personne», d'une subjectivité inattendue: «L'épouse, amusée par cette tristesse superstitieuse, le rassure. Elle dépeint l'avenir de leur amour avec confiance; il avait promis que l'initiation prendrait autant de nuits qu'il le faudrait. Or, dès le début de cette nuit hâtive, il pénétrait la pucelle». (A.F, p. 123) Le style indirect libre est employé même avec l'autobiographie personnelle, il établit ainsi une distance entre le Je de l'énoncé (la jeune mariée) et le Je de l'énonciation (la narratrice adulte qui écrit). Lors de la nuit de noces, La mariée envoie sa mère et sa sœur dormir à l'hôtel: «J'ai formulé ce souhait sur un ton conventionnel… Puisque le destin ne me réservait pas des noces de bruits, de foule et de victuailles, que me fût offert un désert des lieux où la nuit s'étalerait assez vaste, assez vide, pour me retrouver face à «lui»». (A.F, pp. 123-124) La phrase soulignée explique la formulation du souhait par la narratrice jeune mariée. Dans O.S, le discours indirect libre est encore plus fréquent et surtout plus long. Dans le chapitre «LA NOCE SUR LA NATTE» (O.S, p. 128) il met l'accent sur l'attitude des femmes du voisinage à l'égard de la mère qui a donné sa fille, très convoitée, à un étranger: «Tout était donc prêt pour ces nouvelles noces, sauf le prétendant. La mère en était à la septième, à la huitième demande en mariage, quand soudain l'on apprit que l'affaire avait été conclue. La seconde était «donnée». A qui? Les sourires se pinçaient déjà, même pas un fils de la ville ou de la capitale! Oui, un «étranger» avait été accepté: un vrai savant, certes, à ce qu'on disait, un professeur, on ne savait de quoi, certaines disaient d'allemand, d'autres prétendaient de mathématiques, qu'il aurait étudiées jusqu'à un très haut niveau en Allemagne! Cela n'amoindrissait en rien la tare: l'homme n'était pas originaire de la ville, ni même d'une autre ville; tout bonnement il venait d'un village proche. Au bain maure, les deux mères avaient sympathisé en échangeant des flatteries. On ajoutait même qu'elles se ressemblaient «par leurs défauts», précisait une voisine sur un ton pointu. Mais quoi, le parti se révélait sérieux, le marié apportait les garanties d'un fonctionnaire 198 supérieur! La jeune fille après tout avait de la chance, ce trousseau exceptionnel était en quelque sorte augural; il présageait toute une vie de voyages. Et qu'Allah le Miséricordieux la protège!» (O.S, p. 130) Nous remarquons dans ce paragraphe que le discours indirect où la narratrice rapporte mot à mot les paroles des citadines se mêle au discours indirect libre où il nous semble écouter ces mêmes femmes se morfondre de jalousie contre la mère du jeune promis. Intriguée par ces différents commérages sur la maison voisine, la narratrice s'attarde sur les différents discours de ces femmes, qu'elles éprouvent un sentiment de jalousie ou qu'elles soient bienveillantes à l'égard des voisines: «Et les bavardes du crépuscule songeaient: une mariée deviendrait une sorte d'objet qu'on transporte, regard en dedans, visage en pleurs, tout juste bonne à être enterrée!… Quel masochisme, alors que le destin, déjà si sévère pour les femmes, sauvegardait au moins l'éclat du jour des noces!» (O.S, pp. 132-133) La narratrice va jusqu'à habiter la pensée de la mère au jour des noces: «La mère suivait dans un camion qu'elle avait chargé du trousseau, des couffins pleins de victuailles et des pâtisseries les plus raffinées. «Là-bas», elle montrerait aux villageoises, en préparant elle-même le déjeuner de fête, ce qu'était sa famille si bien née, ce que représentait sa fille pour elle et pour toutes les citadines! La fête se déroulerait selon nos normes, le saint austère et purificateur devant dès lors céder le pas à tradition plus ancienne que lui!» (O.S, 133) Le conditionnel remplace ici le futur du discours direct. L'emploi du possessif «nos» ajoute à l'ambiguïté de ce discours et pousse le lecteur à l'imaginer dans la bouche de la mère plutôt que dans celui de la narratrice. Il serait très long d'étudier dans ce cadre les différents discours indirects libres qui se manifestent dans O.S1. Ce qui nous importe ici c'est d'étudier l'influence que peuvent avoir ces discours sur le récit autobiographique. Au dire de la plupart des critiques, le discours indirect libre est très préjudiciable à tout projet autobiographique car il donne une certaine subjectivité aux personnages et les dote d'une personnalité qui les assimile à des héros de roman. Ainsi Käte Hamburger, comme Gérard Genette2, affirme que «le discours indirect libre est 1. Une étude plus détaillée de ce genre de discours dans O.S est faite dans le cadre de la troisième et dernière partie: second chapitre consacré à la polyphonie dans O.S. 2. Fiction et Diction, Editions du Seuil, 1991, pp. 76-77. 199 devenu progressivement le procédé le plus élaboré de fictionnalisation»3. Elle ajoute par ailleurs: «Ce n'est pas le hasard, mais les conditions structurelles qui font que les formes de la représentation ont une importance décisive pour la fictionnalisation: verbes décrivant des processus intérieurs appliqués à des tiers, et donc discours indirect libre, mais aussi monologue traditionnel — bref, tout ce qui concourt à former la subjectivité de tierces personnes —, tout cela ne peut avoir sa place dans un [récit]4 à la première personne, même là où le JeNarrateur lui-même est en cause, car cela signifierait qu'il s'annule en tant qu'instance de la narration (en tant que narrateur) et se transforme en fonction narrative. Ces manifestations formelles définissent la limite absolue que ne peut franchir le récit à la première personne sans s'écarter du domaine de l'énoncé de réalité»1. Le discours indirect libre fictionnalise ainsi l'écriture autobiographique. Nous le rencontrons même dans la narration au présent. Concluons sur cette partie du second chapitre. Il semble donc manifeste que les deux œuvres s'inscrivent bel et bien dans un espace autobiographique. Le récit autobiographique est là, présent à travers l'emploi du prétérit et de l'imparfait de narration, même s'il doit, à la fin, opérer un retrait presque total. Ce récit est en fait supplanté par les discours qui actualisent la pensée de la narratrice adulte et que nous avons étudiés dans le chapitre précédent. Il est également atténué et même rayé par le présent de narration qui se substitue au prétérit du récit et le tire du côté du discours. L'emploi du discours indirect libre n'est pas, lui, en reste. Il introduit le récit, au départ autobiographique, dans un espace fictif en dotant les personnages d'une subjectivité qui réveille leurs voix et leur donne accès à la parole. 3. Logique des genres littéraires, Traduit de l'allemand par Pierre Cadiot, Editions du Seuil, 1986, p. 90. 4. Nous avons substitué ici le mot «récit» à «roman» car ce dernier nous semblait contredire la pensée de l'auteur. Peut-être est-il introduit à la suite d'une erreur de traduction. En fait, dans ce même ouvrage, Käte Hamburger définit le récit à la première personne comme un «énoncé de réalité feint» (p. 277) Le terme de roman à la première personne est donc illogique pour elle. 1. Logique des genres littéraires, op. cit., pp. 278-279. 200 II - LA NARRATION AU PRESENT: Benveniste ne se lasse pas de le souligner: le présent, le passé composé et le futur sont bannis du récit. Ce dernier est cependant contaminé par ces temps dans les deux ouvrages objet de notre étude. Dominique Maingueneau décèle dans le récit une faille qui permet au présent de s'y installer: «Si l'on définit le «récit» comme un mode de narration sans embrayage ni modalisation, il suffit qu'un texte présente ces caractéristiques pour relever du «récit», en l'absence de toute forme de passé simple. Le présent est particulièrement propice à ces emplois: c'est ce qu'on appelle traditionnellement le «présent historique» ou, de manière plus exacte, le présent aoristique. […] Ce présent ne remplace pas purement et simplement le passé simple, il le supplée localement à des fins stylistiques bien déterminées»1. Ainsi l'emploi du présent aoristique constitue-t-il une figure de style, un procédé qui déroge aux règles de la narration. II. A - LE PRESENT DE NARRATION: Le présent de narration est employé là où nous devrions rencontrer l'un des temps du récit et plus spécialement le prétérit. Il introduit l'écriture dans une zone d'ambiguïté: le lecteur ne sait plus alors s'il s'agit d'un récit ou d'un discours, s'il s'agit de la voix de la narratrice adulte ou enfant ou adolescente. Philippe Lejeune définit beaucoup plus amplement ce temps narratif. Comme 1. Eléments de linguistique pour le texte littéraire, op. cit., pp. 46-47. 201 Maingueneau, il le considère comme une figure d'écriture: «Le présent de narration, ou présent historique est une très classique figure narrative: elle fonctionne par rapport à un contexte dans lequel le narrateur emploie normalement l'un des deux systèmes qui sont à sa disposition pour raconter une histoire passée: celui du discours centré sur le présent, où cette histoire viendra au passé composé et à l'imparfait; et celui de l'histoire, où elle viendra au passé simple et à l'imparfait. La figure du présent de narration consiste en une ellipse momentanée de toute marque de temps que ces marques soient celles qui opposent l'histoire au discours, celles qui opposent dans le système du discours le moment de l'énonciation à celui de l'énoncé, ou celles qui, dans chaque système, sont utilisées pour la mise en relief (l'opposition du passé simple ou composé avec l'imparfait). Ce degré zéro du temps produit des effets différents selon le contexte où il est employé. Le plus souvent il est utilisé pour créer localement un effet de mise en relief, dans le cadre d'un récit à anecdotes. Les signes marquant le rapport du narrateur à l'histoire manquent soudain, si bien que l'histoire semble «crever» l'écran diégétique, refouler son narrateur pour venir sur le devant de la scène. […] Tout se passe comme si l'histoire devenait contemporaine de sa narration»1. Catherine Fromilhague et Anne Sancier vont, elles, beaucoup plus loin en consi-dérant le présent de narration comme un cas particulier de métonymie. C'est en fait une «énallage». Les deux critiques s'appuyent, pour définir cette figure de style, sur la thèse de François Deloffre: «Elle ne peut consister en français que dans l'échange d'un temps, d'un nombre ou d'une personne, contre un autre temps, un autre nombre ou une autre personne»2. Elles y ajoutent cependant la remarque suivante: «On reconnaît là en particulier les emplois dits stylistiques des temps de l'indicatif, comme le présent de narration, le futur des historiens, l'imparfait d'atténuation, etc»3. Elles notent aussi ailleurs que le présent de narration «fonctionne comme un substitut du passé simple» et que «son effet stylistique est remarquable, notamment dans le cadre de l'hypotypose [le fait de se représenter des faits révolus au moment où ils sont racontés] puisqu'il projette dans un pseudoprésent un événement passé»4. Dans A.F, le présent de narration est utilisé dès l'incipit: 1. Philippe LEJEUNE, Je est un autre, op. cit., pp. 16-17. 2. Une Préciosité nouvelle - Marivaux et le marivaudage, Les Belles Lettres, Paris, 1955.Cité dans Introduction à l'analyse stylistique, op. cit., p.160. 3. Introduction à l'analyse stylistique, op. cit., p. 160. 4. Ibid, p. 35. 202 «Fillette arabe allant pour la première fois à l'école, un matin d'automne, main dans la main du père. Celui-ci […] porte un cartable, il est instituteur à l'école française». (A.F, p. 11) L'anonymat des lieux et des actants de l'histoire est ici renforcé par l'emploi du présent qui est un temps indéterminé. Tout ce premier chapitre intitulé «FILLETTE ARABE ALLANT POUR LA PREMIÈRE FOIS A L'ECOLE» (A.F, p. 11) est ainsi écrit au présent de narration. Il retrace les étapes de la vie de la narratrice, depuis le jour où elle a commencé à fréquenter l'école française jusqu'au jour où elle a divorcé et où elle est revenue avec sa fille dans son village natal. Le second chapitre «TROIS JEUNES FILLES CLOÎTREES…» (A.F, p. 18) commence également par une narration au présent. La narratrice est souvent accompagnée dans ses jeux d'enfant par la benjamine des filles, Je cède alors le pas au Nous qui s'empare de la narration: «Je n'entre jamais dans la pièce du fond: une aïeule brisée de sénélité, y croupit dans une pénombre constante. La benjamine et moi, nous nous figeons parfois sur le seuil: une voix aride tantôt gémit, tantôt se répand en accusations obscures, en dénonciation de complots imaginaires. De quel drame enfoui et qui renaît, réinventé par le délire de l'aïeule retombée en enfance, frôlons-nous la frontière? La violence de sa voix de persécutée nous paralyse. Nous ne savons pas, comme les adultes, nous en prémunir par des formules conjuratoires, par des bribes de Coran récitées bien haut». (A.F, pp. 18-19) Qui parle dans la phrase interrogative? Est-ce la narratrice adulte ou plutôt l'enfant qu'elle était? L'ambiguïté est maintenue par l'emploi du présent qui, «définissant des procès sans durée et coupés de l'instance énonciative, […] instaure un hors-temps, un monde à la fois présent et parfaitement étranger»1. Le mot «adultes», à la fin du paragraphe, confirme cependant qu'il s'agit de la narratrice-enfant. L'emploi du présent n'est donc pas du tout approprié pour ce genre de récit et l'utilisation du discours indirect libre ajoute à cette ambiguïté. Pour Philippe Lejeune, «la couleur générale que donne le présent fonctionne comme une sorte de glaçage de surface qui recouvre en réalité deux sources d'énonciation différentes, et brouille en apparence la hiérarchie des niveaux du texte»2. Depuis le début du roman, nous assistons donc à un flottement dans l'écriture autobiographique. Le départ du récit autobiographique proprement 1. 2. Dominique MAINGUENEAU, Eléments de linguistique pour le texte littéraire, op. cit., p. 48. Je est un autre, op. cit., p. 17. 203 dit ne se fait qu'à la page 20, au milieu du second chapitre autobiographique. Un espace blanc sépare les deux genres de récit (la narration au présent et le récit au prétérit ou à l'imparfait): marque typographique qui annonce la rupture dans l'écriture autobiographique. Le présent de narration réapparaît dans le troisième chapitre: «je stationne encore là, fillette accoudée à la fenêtre du gendarme». (A.F, p. 34) Là, la narratrice semble se transporter jusqu'au passé au lieu de le ramener à elle. Aussi, la narratrice adulte se transforme-t-elle en fillette. La fenêtre sert ici de cadre, c'est une espèce d'écran à travers lequel s'élancent les souvenirs. «Nous sommes encore accoudées, la benjamine et moi, à la même fenêtre de cette maison française; c'est un autre jour ensoleillé. Cette fois, c'est vrai, nous nous sentons quasiment bouleversées. La mère, devant son baquet, termine sa lessive; le père, un homme gros et court dont l'uniforme dehors fait fuir le moindre compagnard, reste assis là, en bras de chemise et l'air bonhomme, tenant un journal local ouvert tout en fumant sa pipe lentement. Exactement face à nous, dans un couloir partant de la cuisine ensoleillée, un peu en retrait, Marie-Louise se tient debout, dressée contre un jeune homme au teint rouge et aux moustaches blondes. C'est lui, le fiancé, l'officier dont tout le monde parle! Le spectacle nous semblait à peine croyable». (A.F, pp. 35-36) Ce «spectacle» exerce en fait une fascination infinie sur les deux fillettes. C'est pourquoi cette scène demeure inoubliable pour la narratrice, ancrée dans sa mémoire. L'emploi du présent renforce cette idée de la présence du souvenir. La phrase exclamative se situant un peu avant la fin du paragraphe correspond à un discours indirect libre des fillettes. Ainsi, ces enfants se dotent-elles d'une personnalité qui les isole de l'autorité que devrait exercer sur elles la narratrice adulte. Dans la deuxième partie, dès le premier chapitre autobiographique, le présent de narration réapparaît. Ce temps domine dans ce chapitre où il existe quelques brefs passages au prétérit. L'écriture autobiographique se trouve en fait mutilée dès qu'elle s'attaque à la vie amoureuse de la narratrice. L'utilisation du présent provoque l'abolition des frontières entre Je adulte et Je enfant. Cette confusion entretient la présence incontestable du souvenir. «Nous sommes époux depuis peu, il me semble». (A.F, p. 72) Dans cette phrase, il existe une contradiction entre l'emploi du présent et la modalisation de cette réalité: il s'agit d'un présent de narration et non d'énonciation. Ici, la jeune mariée se transforme en une sorte de narratrice au second degré, une narratrice qui 204 exprime ses doutes et révèle des côtés de sa personnalité d'habitude éclairée par les seules indications que veut bien nous fournir la narratrice adulte. Dans le troisième chapitre autobiographique de cette deuxième partie les temps de la narration (aoriste et imparfait) gèrent le récit des jours précédant la noce (6 pages). Cependant, dès que la narratrice aborde la nuit même des noces (deux pages avant la fin), la narration tourne au présent: «Dans ces noces parisiennes, envahies de la nostalgie du sol natal, voici que, sitôt entré dans la pièce au lit neuf, à la lampe rougeâtre posée à même le sol, le marié se dirige vers celle qui l'attend, voici qu'il la regarde et qu'il oublie». (A.F, p. 123) L'autobiographie impersonnelle se mêle dans cet exemple à l'emploi du présent de narration et l'aliénation de l'écriture autobiographique devient double. Dans le chapitre suivant (premier chapitre autobiographique de la troisième partie «LES DEUX INCONNUS» (A.F, p. 129)), un procédé différent se met en place: le présent de narration est employé avec la forme personnelle de l'autobiographie et quand le prétérit fait son apparition dans le récit, l'écriture vire à la forme impersonnelle: «J'ai dix-sept ans. Ce matin-là, il fait soleil sur la ville bourdonnante. Je surgis dans une rue qui dégringole jusqu'à l'horizon; partout […], c'est la mer qui attend, spectatrice. Je me précipite. Après une querelle banale d'amoureux que je transforme en défi, que je lance en révolte dans l'espace, une secrète déchirure s'étire, la première… […] Mon corps se jette sous un tramway qui a débouché dans un virage brusque de l'avenue. […] On sortit la jeune fille de dessous la machine; l'ambulance transporta son corps à peine contusionné jusqu'à l'hôpital le plus proche». (A.F, pp. 129-130) Si l'amputation de l'écriture autobiographique ne s'opère pas par l'emploi du présent de narration, elle est donc garantie par l'écriture impersonnelle. Dans la deuxième phrase, l'indication temporelle «ce matin-là» se trouve en contradiction avec l'emploi du présent. C'est l'une des marques qui peut nous indiquer qu'il s'agit d'un présent de narration et non d'énonciation. Ce même procédé d'écriture est employé dans la scène du cri de désespoir poussé par la narratrice, cri auquel répond un inconnu dans une rue parisienne: nous entendons le cri d'une femme dans la rue Richelieu, cette femme c'est elle, la narratrice qui vivait ses premières années de femme mariée: la narration se fait 205 d'abord au présent avec emploi de la troisième personne puis reprend la forme personnelle: «Une femme sort seule, une nuit, dans Paris. Pour marcher, pour comprendre… […] Rue Richelieu, dix heures, onze heures du soir; la nuit d'automne est humide. […] A force d'avancer, de sentir la nervosité des jambes, le balancement des hanches, la légèreté du corps en mouvement, la vie s'éclaire et les murs, tous les murs, disparaissent… Quelqu'un, un inconnu, marche depuis un moment derrière moi. J'entends le pas. Qu'importe? Je suis seule. Je me sens bien seule, je me perçois complète, intacte, comment dire, «au commencement», mais de quoi, au moins de cette pérégrination». (A.F, pp. 130-131) Dans le dernier paragraphe, il est largement fait usage du discours indirect libre même si le temps employé est le présent. L'emploi de la phrase modalisatrice «comment dire» indique l'apparition d'une sorte de narration au second degré. Le discours indirect libre semble alors se métamorphoser en un monologue intérieur du personnage (la femme qui crie dans la rue Richelieu). «L'APHASIE AMOUREUSE» (A.F, p. 14), chapitre mettant à jour l'un des points sensibles de la psychologie de la narratrice, débute aussi par une narration au présent: « J'ai passé chacun de mes étés d'enfance dans la vieille cité maritime, encombrée de ruines romaines qui attirent les touristes. Jeunes filles et femmes de la famille, des maisons voisines et alliées, rendent régulièrement visite à quelque sanctuaire… Des groupes piailleurs se répandent, dès lors, dans la compagne proche». (A.F, p. 142) Les «étés d'enfance» ne coïncident encore une fois pas avec l'emploi du présent. Après un passage à l'imparfait (deux pages), le présent domine à nouveau la narration. Ainsi, le chapitre commence au présent et finit au présent: un paragraphe au présent, situé à sa fin, se détache typographiquement: «S'agit-il d'ami ou d'amoureux issu de ma terre, […] je peux enfin parler, partager des litotes […] Enfin, la voix renvoie à la voix et le corps peut s'approcher du corps». (A.F, p. 146) Si ce chapitre est cerné par le présent c'est parce qu'il conte l'aphasie amoureuse de la narratrice. Il met en relief son impuissance à dire l'amour en langue française. Cette impuissance s'applique aussi étrangement aux temps du récit et confirme la mutilation de l'écriture autobiographique. Dans le dernier 206 paragraphe cité, il s'agit d'un discours indirect libre de l'adolescente qui éprouve une gêne devant les mots d'amour: elle exprime la magie que peuvent exercer sur elle les mots d'amour arabes. «LA MISE A SAC» (A.F, p. 174), troisième chapitre autobiographique de la troisième partie, fait, lui aussi, usage du présent de narration: «Dans les réunions d'autrefois, les matrones font cercle selon un rite convenu. L'âge, tout d'abord, a priorité avant la fortune ou la notoriété. Chaque vieille pénètre, la première, dans le vestibule coudé, débouche dans le patio aux céramiques bleuies; elle précède sa bru, qu'elle appelle «sa mariée», même dix ans après la noce […], puis viennent ses filles veuves, divorcées, ou encore vierges…» (A.F, p. 174) L'emploi du présent est ici antinomique de la présence de l'adverbe de temps «autrefois». «LA COMPLAINTE D'ABRAHAM» (A.F, p. 191), chapitre qui évoque les fêtes du mouton que la narratrice a vécues lors de son jeune âge, commence également au présent: «Chaque réunion, pour un enterrement, une noce, est soumise à d'implacables lois: respecter rigoureusement la séparation des sexes, craindre que tel proche ne vous voie, que tel cousin, mêlé à la foule masculine massée dehors, ne risque de vous reconnaître quand, voilée parmi les voilées, vous sortez, ou vous rentrez, perdue dans la cohue des invitées masquées». (A.F, p. 191) S'agit-il ici d'un présent d'une introduction dans la situation qui sert à présenter la problématique ou plutôt d'un présent de vérité générale? Le présent de narration peut souvent être confondu avec ces deux genres de présent, mais son emploi en est tout à fait différent car il feint de ramener le passé au présent en se substituant aux temps du récit. Les déïctiques temporels sont souvent un moyen sûr de distinguer le présent de narration des autres emplois du présent. Dans la même page, quelques lignes après, nous retrouvons un présent nettement consacré à la narration peut-être parce qu'il est associé au sujet de l'énonciation (ou de l'énoncé?): «Reste la musique. J'écoute le chant des dévotes quand, enfants en vacances, nous accompagnions nos parentes, chaque vendredi, à la tombe du saint protecteur de la ville. Dans l'ombre de la masure fruste […], des dizaines d'anonymes, venues des hameaux et des fermes voisines, se lamentent, psalmodient dans ce lieu écrasé d'odeurs». (A.F, p. 191) 207 Le présent soulignant la présence de la scène dans la mémoire de la narratrice fait ici contraste avec l'imparfait lié au temps de l'enfance «nous accompagnions». Le présent, temps de toutes les équivoques, inaugure aussi «L'ECOLE CORANIQUE» (A.F, p. 202). Après quelques passages à l'imparfait, nous retrouvons le présent dans un récit consacré à la manière de réciter le Coran de la part des enfants. La question est encore plus pressante dans le chapitre «LE CRI DANS LE RÊVE» (A.F, p. 217): s'agit-il d'un présent de narration ou d'énonciation? Est-ce un discours ou un récit? En réalité, les deux instances, celle de l'énoncé et celle de l'énonciation sont non seulement présentes mais aussi représentées: «Je rêve à ma grand-mère paternelle; je revis le jour de sa mort. Je suis à la fois la fillette de six ans qui a vécu ce deuil et la femme qui rêve et souffre, chaque fois de ce rêve». (A.F, p. 217) La question se pose en fait pour tout le chapitre. Le lieu de l'énonciation ou plutôt du rêve nous renvoie à l'instance présente de l'énonciation qui parle ou rêve à partir de la maison de la grand-mère maternelle: «Mon rêve se poursuit parfois dans ces lieux de lumière, près du bigaradier de l'escalier, sous les jasmins de la première terrasse. Des pots de cuivre, contre la rampe, portent les géraniums… Je me retrouve assise, écrasée, au sein d'une foule de visiteuses voilées, le visage rougi. Je regarde». (A.F, p. 218) Dans «LES VOYEUSES» (A.F, p, 228 ), après un bref passage à l'imparfait, le présent réapparaît et persiste jusqu'à la fin du chapitre. «LA TUNIQUE DE NESSUS» (A.F, p. 239), chapitre récapitulant la vie de la narratrice est écrit entièrement au présent. Il renvoie au premier chapitre du roman de par les images qu'il évoque et le temps qu'il utilise: «Le père, silhouette droite et le fez sur la tête, marche dans la rue du village; sa main me tire et moi qui longtemps me croyait si fière […] je marche, fillette, au-dehors, main dans la main du père. Soudain, une réticence, un scrupule me taraude: mon «devoir» n'est-il pas de rester «en arrière», dans le gynécée, avec mes semblables? Adolescente ensuite, ivre quasiment de sentir la lumière sur ma peau, sur mon corps mobile, un doute se lève en moi: «Pourquoi moi? Pourquoi à moi seule, dans la tribu, cette chance?»» (A.F, p; 239) Les phrases interrogatives contiennent ici un discours indirect libre de l'enfant puis de l'adolescente: l'une et l'autre se posent des questions sur le sens de leur libération du harem. Les mots, la phrase entre guillemets introduisent encore 208 plus subtilement la subjectivité de ces deux nouvelles instances en leur attribuant directement la parole et en reléguant la narratrice adulte au rang d'un témoin qui ne participe plus à la narration que d'une sorte d'arrière-plan dissimulé. Ainsi, le roman commence au présent de narration et finit au présent de narration, ce mouvement rotatif du présent annule le récit autobiographique et inscrit le roman dans une catégorie discursive qui le rapproche d'une sorte de journal intime. C'est en fait comme un discours écrit au jour le jour que Béatrice Didier définit le journal intime: «A priori ce genre se définirait par une absence totale de structure. Pas de «logique du récit», comparable à celle qui existe dans le conte ou dans le roman. Pour une raison bien évidente: il n'y a pas vraiment de récit. Et, curieusement, le journal diffère, en ce point, de l'autobiographie où je crois que l'on pourrait, du moins avec certaine prudence, parler de récit. L'autobiographie est un récit construit après coup. C'est donc le fait d'écrire après l'événement, largement après et avec un écart plus ou moins important, qui permet de donner aux faits une organisation, une «logique», qu'ils ne peuvent acquérir s'ils sont relatés au jour le jour»1. Cinq remarques s'imposent après notre étude du présent de narration dans A.F: — Le présent de narration tente de supprimer la frontière entre le sujet de l'énoncé et l'instance de l'énonciation. Il établit volontairement un amalgame entre les deux, amalgame qui vise à garder l'écriture dans une lisière floue entre le récit et le discours. — Le présent de narration est souvent facilement repérable grâce aux indications temporelles qui renvoient au passé de la narratrice. — Ce temps est omniprésent dans presque tous les chapitres autobiographiques du roman, sa présence s'accentue à mesure qu'on avance dans l'œuvre. Associé aux temps du discours, il fait basculer le roman du côté du discours et le dote des caractéristiques d'un journal intime. — L'emploi de ce temps est plus important dans les chapitres consacrés à la vie d'adulte de la narratrice, il se manifeste donc avec les autres symptômes du dérèglement de l'écriture autobiographique déjà étudiés dans la partie précédente. Il s'associe souvent à la forme impersonnelle de l'écriture: cette 1. Le Journal intime, op. cit., p. 140. 209 double amputation de l'écriture autobiographique rapproche l'ouvrage de la fiction et l'éloigne du genre autobiographique. — Ce temps est souvent associé à d'autres procédés d'écriture tels que le discours indirect libre et la narration au second degré qui dotent le personnage (ou plutôt les personnages puisqu'il s'agit d'âges variables de la narratrice) d'une voix autonome, détachée de celle du sujet scripteur. Ces procédés d'écriture avec le présent font basculer A.F dans la fiction et l'inscrivent dans la diégèse romanesque. Pour Käte Hamburger: «Le présent historique n'a pas pour fonction d'actualiser au sens temporel du terme, mais bien au sens fictionnel. Les personnages apparaissent plus nettement dans leur statut d'agents autonomes que ce n'est le cas avec le prétérit; ils sont montrés dans l'accomplissement de leur action»1. Ce temps est donc la marque incontestable de l'échec de l'écriture autobiographique. Plus que tous les symptômes du dérèglement de l'écriture autobiographique, il pousse l'écriture jusqu'à la faire glisser dans l'abîme de la fiction. Il abolit la frontière entre les différentes personnes que peut constituer le Je, il abolit donc l'évolution du Je dans le temps. La narratrice vit ses souvenirs comme de véritables moments contemporains à la narration. Au dire de Béatrice Didier, le mécanisme de l'écriture autobiographique exige un retour en arrière, mais ce retour est éprouvé autrement chez la femme que chez l'homme: «le mythe fondamental de toute autobiographie, c'est évidemment celui du retour. Mais le trajet qu'accomplit la femme pour revenir à son enfance semble différent de celui qu'accomplit l'homme; peut-être, lui est-il donné davantage de revivre ces premières sensations dans leur immédiateté, sans qu'une véritable distance ait été opérée, si elle a su conserver en elle, profondément enfouies, ces sensations premières. L'homme se souvient de ce qui est passé; la femme retrouve ce qui n'a jamais cessé d'être»2. Le mot «immédiateté» légitime pour la femme l'emploi du présent dans son autobiographie. Est-ce à dire que, ce temps introduisant une dimension fictive dans l'écriture, la femme, hantée par la présence du souvenir, n'arrive finalement jamais à écrire son autobiographie? C'est en tout cas l'hypothèse que semble appuyer Béatrice Didier. Nous en avons déjà présenté l'ébauche dans la conclusion de la partie précédente. Si le présent de narration entrave l'écriture 1. 2. Logique des genres littéraires, op. cit., p. 102. L'Ecriture-femme, op. cit., p. 259. 210 autobio-graphique, que faire? Assia Djebar, elle, n'a pas hésité, elle a décidé, paradoxalement, de recourir justement à la fiction pour pouvoir mieux inscrire son autobiographie. En effet, le présent de narration, temps de la fiction, est encore plus présent dans O.S où le récit autobiographique n'occupe qu'une part infime de la narration. «ISMA» (O.S, p. 19), premier chapitre consacré à cette dernière, est entièrement narré au présent: «Ô souvenir, jours d'été ou jours de pluie, je flâne dans les rues de quelque capitale; tantôt c'est la mode des robes longues, j'ai l'impression de danser au moindre mouvement, sur mes mollets battent les pans d'une jupe couleur cuivre, blanche parfois, ou d'un bleu pâle comme les prunelles de l'homme qui m'attend; tantôt jambes nues et genoux à demi découverts, le buste serré, je me sais mince, jaillissante hors la ceinture de cuir, le pas hâtif, la nuque gracile, je tourne la tête d'un coup, je surprend ses yeux lents sur mon profil non fardé, ah ce soleil, ces promenades, mon corps qui navigue, tant et tant de fois il m'arrive de flotter dans le faisceau des regards alentour». (O.S, p. 19) Les interjections nous renvoient ici à un registre euphorique, tandis que l'emploi du présent immortalise le souvenir inoubliable. La dernière phrase correspond à un discours indirect libre du personnage, de la jeune mariée. «LA CHAMBRE» (O.S, p. 30), comme le chapitre précédent, est narré au présent. De même «VOILES» (O.S, p. 44), troisième chapitre racontant l'histoire d'Isma, est écrit au présent de narration. Dans ce chapitre, le passé est lui-même vécu comme un présent: «L'enfant naquit en février. Je ne dis jamais «ma fille»… Je n'avouerai jamais combien à présent mon corps se détend, mes flancs s'approfondissent tandis que le père se penche, qu'ils s'esclaffent tous deux, lui, sombre ou placide d'ordinaire, et Mériem aux gestes de mouette, aux éclats de rire intarissables. L'homme l'enlace; je m'alanguis, mes yeux accrochés à l'image de leur couple». (O.S, p. 47) Dans A.F, nous avons relevé des présents de narration employés avec des déïctiques temporels référant au passé. Là, le présent est, comme le présent de l'énonciation, associé à des déïctiques. S'agit-il d'ancrer encore plus le passé dans le présent, de faire oublier qu'il s'agit du passé? Le passé se transporte-t-il réellement au présent au point que le lecteur n'arrive plus à les distinguer? Là 211 est certainement le but de la narratrice qui tente de masquer toute différence entre ces deux périodes pourtant généralement distinctes. Pour Pierre Van Den Heuvel, «l'emploi du présent à tous les niveaux discursifs traduit cette incertitude angoissante du temporel imaginaire et de la durée psychologique: on glisse d'un niveau à l'autre dans l'ambiguïté de l'observation directe et de l'émergence de souvenirs anciens…»1. «L'AUTRE» (O.S, p. 57) débute, lui aussi au présent, (nous ne disons plus de narration). «LES MOTS» (O.S, p. 74) emploie également le présent: «Nos mots n'éclairent ni la meurtrissure, ni la joie; ils miroitent. Leur ardeur sourd. Ils tintinnabulent. La pénombre les hisse jusqu'à notre couche où le plaisir frôle son point d'orgue. […] Je m'accroche aux épaules de l'homme. Flux de mots-aiguilles que, dans son sommeil, il épelle. […] Ruelles qui s'allongent devant nous au crépuscule suivant; elles se terminent en impasses contre un horizon de braises». (O.S, p. 74) Le «crépuscule suivant» indique que les phrases précédentes contiennent des actions effectuées la veille alors qu'il y a ici emploi du présent. Il s'agit en fait d'une évolution dans le temps, procédé qui nécessite évidemment une narration. «De nouveau, bavardage menu du couple; c'est un autre jour où nous marchons sous la pluie. Mots tremblés. De retour à la nuit tombante, retrouver la quête commune. Soudain je me mure; l'homme, cerné par ma rétivité inattendue, arrête ses gestes; se tait. La journée suivante croulera sous un torrent de mots contingents. Conversations du dérisoire». (O.S, pp. 76-77) Les étapes du récits sont soulignées ici par la progression dans le temps, progression garanties par l'emploi des adverbes temporels. Il s'agit ainsi d'une narration qui se fait au présent. Le futur est également ici un temps de la narration. Dans «PATIOS» (O.S, p. 85), le temps dominant est l'imparfait. Il n'existe que quelques bribes de présent: il s'agit du présent d'énonciation et non d'un présent de la narration. Ce chapitre opère-t-il un véritable départ du récit autobiographique? Il semble a priori en être ainsi. Cependant, le présent ne tardera pas à réapparaître pour miner ce semblant de récit et réinstaller l'écriture dans l'ambiguïté qui la cernait dès le début du roman. 1. Parole, mot, silence : pour une poétique de l'énonciation, op. cit., p. 245. 212 La deuxième partie s'intitule «LE SACCAGE DE L'AUBE» (O.S, p. 101). Son troisième chapitre «LA PLAINTE» (O.S, p. 109) évoque la plainte d'une tante dans la maison maternelle alors que la narratrice n'était qu'une enfant. Dans cette scène la narratrice emploie pourtant le présent: «Le jasmin étale son feuillage sur le coin de la terrasse au sol de céramique rouge brique. Juste en face, la cuisine rénovée et la buanderie, vieille et vaste, gardent leurs portes ouvertes. L'eau coule sans nulle cesse». (O.S, p. 109) «LE BAISER» (O.S, p. 114), chapitre mettant en scène la narratrice-enfant face à un mendiant des montagnes natales de sa mère, commence lui aussi au présent. Dans «L'EXCLUE» (O.S, p. 119), après un bref passage à l'imparfait puis au prétérit, le récit de l'exclue se fait au présent. Cette histoire a pourtant eu lieu lors de l'enfance de la narratrice: «Une jeune femme habite là, mariée depuis l'âge de seize ans à un époux vieilli et malade. Au premier étage qu'occupe son frère, se déroulent des fêtes, des réunions nombreuses, des veillées féminines à tout propos, animées par l'orchestre des musiciennes. […]». (O.S, p. 123) Le récit est en fait reproduit par la narratrice elle-même, il ne lui est pas conté par un témoin ou une proche: «Comment, quinze ans auparavant, elle avait dû quitter la maison paternelle et la ville, quasiment chassée par le frère plus jeune, j'en avais reconstitué l'histoire en m'appuyant sur des allusions, des mots de connivence, des bribes de confessions éparses et chuchotées, mais jamais par une relation directe de témoin, à plus forte raison de participante au drame, depuis longtemps enfoui». (O.S, p. 122) Ainsi, la narratrice reconstitue les événements comme s'il s'agissait d'un scénario de film. Cherche-t-elle alors à immortaliser cette femme en usant du présent? cela est fort probable. Le présent est beaucoup plus constant et son emploi beaucoup plus étendu dans O.S. Il est si visible et si détaché du passé qu'on a parfois, comme l'indique Heuvel, de la peine à le distinguer du présent de l'énonciation. Ainsi l'instance de l'énonciation a souvent tendance à se confondre avec le sujet de l'énoncé, la narratrice adulte se mêle allègrement à la narratrice enfant et le passé se noie dans l'océan du présent: à la fois celui actuel et celui des souvenirs de la narratrice adulte se muant en enfant. L'emploi, très fréquent, du discours indirect libre favorise encore plus cette confusion. 213 Le récit autobiographique se trouve donc plus que jamais condamné, plus que jamais relégué au second plan de l'écriture. Le présent de la narratrice flotte sur la surface et noie toute tentative de réapparition du passé pourtant très manifeste. La narration au présent ne se limite cependant pas au présent de narration employé souvent avec des indications temporelles renvoyant au passé. Ce temps est souvent appuyé par le passé composé ou le futur: temps généralement, de l'énonciation mais employés ici dans la narration. II. B - PASSE COMPOSE ET FUTUR: Nous n'aborderons ces deux temps que dans leur rapport au présent de narration: comme lui, ils n'appartiennent ni au plan du récit ni à celui du discours, leur emploi est bâtard. Ils s'inscrivent dans ce que nous avons appelé la narration au présent. Ce n'est donc pas du passé composé et du futur du discours que nous aurons à parler ici, mais du passé composé et du futur de narration. Dès le premier chapitre du roman nous rencontrons le passé composé employé à la place du plus-que-parfait encadré par le présent mis là où devait être utilisé le passé simple ou l'aoriste: «A dix-sept ans, j'entre dans l'histoire d'amour à cause d'une lettre. Un inconnu m'a écrit; par inconscience ou par audace, il l'a fait ouvertement. Le père, secoué d'une rage sans éclats, a déchiré devant moi la missive. Il ne me la donne pas à lire; il la jette au panier». (A.F, p. 12) Ainsi, le passé composé, assez rare, est toujours encadré par le présent, temps du discours qui est employé dans une narration. Le récit de la nuit de noces se fait au présent, on y relève un passage au passé composé (passé par rapport au moment de la défloration racontée au présent): «Dire aussi ma victoire, son goût de douceur évanouie, dans les lames de l'instant. Victoire sur la pudeur, sur la retenue. Rougissante mais volontaire, j'ai réussi à dire devant la jeune mère, et la sœur, à la tendresse qui rassure: 214 — Laissez-moi la maison seule pour cette nuit, s'il vous plaît!… «Il» vous emmènera dormir à l'hôtel! J'ai formulé ce souhait sur un ton conventionnel…» (A.F, p. 123) Le passé composé peut être aussi employé en association avec le futur: tous les deux sont ici des temps de la narration: «Jamais le «je» de la première personne ne sera utilisé: la voix a déposé, en formules stéréotypées, sa charge de rancune et de râles échardant la gorge. Chaque femme, écorchée au-dedans, s'est apaisée dans l'écoute collective». (A.F, p. 176) Le futur est justement l'autre temps de ce nouveau plan en apparence marginal, plan de la narration au présent. Il accompagne parfois le présent de narration: il ne remplace pas le conditionnel mais l'aoriste lui-même. Son but est d'établir des niveaux temporels dans la narration. Ainsi dans le chapitre consacré aux «réunions d'autrefois» où se rassemblaient les femmes: «Les questions sont formulées selon des termes convenus, avec des remerciements à Dieu et au Prophète. Quelquefois, l'ordre des politesses est si peu inchangé que, d'un bout à l'autre de la pièce, une visiteuse se contentera de remuer ses lèvres à l'intention d'une autre. […] Puis le retour se fait sur soi-même, ou tout au moins sur l'époux […], plutôt que de se plaindre d'un malheur domestique, d'un chagrin trop connu […], la diseuse, évoquant son propre sort, conclura à la résignation envers Allah et envers les saints de la région. Quelquefois ses filles reprendront, en commentaires chuchotés mais prolixes, le thème autobiographique de la mère. […] Elles esquisseront le déroulé du malheur». (A.F, p. 175) Ce temps désigne ici le futur du présent de narration. En fait, la narratrice rapporte ce que diront les femmes une fois installées dans la pénombre du patio. Dans O.S où le présent de narration est beaucoup plus contestable que dans A.F, le passé composé narratif est rarement employé. Nous ne relevons qu'un seul exemple où il apparaît en alternance avec le présent de narration. Parlant de sa belle mère, Isma affirme: «Tout en la peignant, je lui ai avoué: — Tu es belle et je t'aime! 215 Elle a essuyé une larme. Femme ni apaisée, ni reconnaissante. Je ne la sens pas vulnérable; plutôt obscure, tendre et dure à la fois. Notre conversation a continué ce même jour. […]». (O.S, p. 61) L'emploi de l'expression «ce même jour» est très significative: il s'agit d'une indication temporelle renvoyant au passé. Pareillement, le futur de narration est rare dans O.S: «Les matelas superposés qui nous servent de couche conjugale ont été récemment refaits. Je m'émeus à la pensée que, ce prochain été, nous en tasserons le relief, que, dans cette laine préparée minutieusement, nos corps creuseront un mitan de tendresse». (O.S, p. 33) ««Quelle nuit!» soupireront les ménagères, lorsque je les rejoindrai. Pour l'instant, je ne désire pas sortir de la chambre. […]». (O.S, p. 34) «Notre mort est préfigurée par notre posture; têtes renversées dans un précipice, yeux vides, mâchoires souriantes, nous nous émietterons». (O.S, p. 46) Il apparaît surtout dans le récit des événements qui ont amené l'exclue à quitter sa ville natale: «Le frère sera compréhensif. Il n'aggravera pas le mal. Il désire seulement que la sœur quitte la ville. Son départ éteindra le désordre né de «l'affaire». Il ne sied pas que le malheureux époux sache. Le frère justicier achètera la part de la maison; protecteur, il s'occupera de pouvoir loger sa sœur ailleurs, pourquoi pas dans la capitale. On trouvera comme prétexte les soins pressants qu'elle a à donner au malade. Elle aura un toit décent. Elle se fera brodeuse pour les commerçants mozabites». (O.S, p. 126) Le futur énonce ici le jugement, presqu'incroyable, prononcé par le tribunal familial contre la sœur: il s'agit d'un simulacre, d'une parodie de justice. La narratrice use ici en fait d'une ironie amère où se dévide une critique acerbe des mœurs de cette société qui se prétend juste et équitable. Ainsi, le présent de narration n'est pas isolé. Comme le prétérit pour le récit, le présent pour le discours, il constitue le temps le plus important dans la narration au présent. Comme l'imparfait, le plus-que-parfait, le passé antérieur, le futur dans le passé, etc. pour le récit; le futur, le passé composé et l'imparfait pour le discours; le passé composé et le futur s'associent à lui pour former un 216 nouveau plan distinct à la fois du récit et du discours. Si la plupart des théoriciens affirment qu'il n'est pas toujours évident de donner des contours précis à ces deux plans de l'écriture (discours et récit)1, c'est en fait parce qu'il y a des emplois marginaux de quelques temps qui les font sortir de la sphère de l'un et de l'autre des deux plans. L'emploi prolongé du présent de narration introduit donc le texte dans une zone d'ambiguïté entre passé et présent. Il participe d'une sorte d'anéantissement du temps pour plonger les narratrices dans un éternel sans limites, sans contours imposés par les humains. Qu'est-ce le temps si ce n'est l'idée que se fait l'homme du déroulement de la vie, que peut-il être d'autre que les barrières que s'impose la conscience humaine pour tenter de percer le mystère de la vie? Ainsi, en voulant affirmer sa durée dans le cadre d'un projet autobiographique (raconter une vie, sa vie) Assia Djebar s'est trouvée enfouie derrière des narratrices incarnant son moi le plus profond, peut-être même son inconscient. Ces narratrices, elles, se font une idée toute autre du temps et de la vie. Pour elles, la vie n'a de sens que dans les moments de bonheur qu'on peut vivre. Ces moments qui libèrent la conscience de la contrainte du temps et lui font oublier la petitesse de la vie, ces instants qui permettent à l'homme d'accéder à l'éternité et à l'immensité de l'espace. Plus que dans les phrases au présent de narration, c'est surtout dans les phrases nominales et l'emploi fréquent des verbes à l'infinitif que nous décelons chez les narratrices cette volonté de fuir le temps, de lui tourner le dos, de l'annihiler pour se sentir éternelles, intouchables. Nous conclurons donc ce chapitre par une dernière partie consacrée aux différents emplois des verbes à l'infinitif et des phrases nominales: procédés d'écriture très employés par Assia Djebar. Ce sont en fait des formes nominales de l'écriture qui la libèrent de la contrainte du temps et la rendent immortelle. 1. Gérard Genette souligne: «Ces essences du récit et du discours ainsi définies ne se trouvent presque jamais à l'état pur dans aucun texte: il y a presque toujours une certaine proportion de récit dans le discours, une certaine dose de discours dans le récit. A vrai dire, ici s'arrête la symétrie, car tout se passe comme si les deux types d'expression se trouvaient très affectés par la contamination». (Figures II, Editions du Seuil, 1969, p. 65) 217 III. L'ANNIHILATION DU TEMPS: L'emploi de phrases nominales et des infinitifs est en fait une constante de l'écriture d'Assia Djebar. L'infinitif est le verbe à l'état brut. C'est le verbe par excellence, celui qui nous renvoie à la parole première, aux origines de la vie, de la première conquête de l'espace par l'homme. La phrase nominale évoque également une certaine idée de la vie primitive, des premières ébauches de la parole humaine détachée du temps et de la conscience très poussée de la mortalité de l'homme. Ainsi, l'utilisation de ces procédés d'écriture garantit une certaine oralité du style qui se libère de l'écriture (faut-il encore rappeler que l'écriture est pour Assia Djebar une contrainte plus qu'un choix? Car au langage de la plume elle préfère celui de la voix: langage maternel ou du moins féminin qui permet la continuation de la chaîne de transmission inaugurée par les aïeules). Le père, l'ayant contrainte à l'apprentissage de la langue étrangère, l'a éloignée de cette parole chaleureuse, primitive, presque sousterraine ou caverneuse. Parsemer son style de ces formes premières de l'écriture ne peut que la rapprocher de ces femmes reléguées, aux voix chargées de poésie qui coule comme un ruisseau ininterrompu. Dans quels contextes apparaissent alors ces verbes infinitifs et ces phrases nominales? III - A. L'INFINITIF OU L'ABSENCE DU TEMPS: 218 L'infinitif qui nous intéresse ici est évidemment l'infinitif en fonction verbale et plus précisément celui employé dans des propositions indépendantes ou principales. Pour Béchade: «L'infinitif s'y rencontre dans des structures de modalité interrogative, exclamative et, beaucoup plus rarement, affirmative. Son caractère sommaire, qui est d'indiquer l'idée verbale à l'état brut, sans que l'estompe aucune acception de personne ou de temps, le fait préférer à un autre mode»1. Dans A.F, l'infinitif est employé surtout dans le récit d'enfance, il renvoie au bonheur procuré par les jeux de la narratrice-enfant: «Nous, les fillettes, nous fuyons sous les néfliers. Oublier le soliloque de l'aïeule, les chuchotements de ferveur des autres. Nous allons compter les pigeons du grenier, humer dans le hangar l'odeur des caroubes et le foin écrasé par la jument partie aux champs. Nous faisons des concours d'envol sur la balançoire. Ivresse de se sentir, par éclairs et sur un rythme alterné, suspendues au-dessus de la maison, du village. Planer, jambes dressées plus haut que la tête, le bruit des bêtes et des femmes s'engloutissant derrière nous». (A.F, p. 19) Souvent les infinitifs sont employés dans des phrases de type déclaratif. Emploi très rare et même exceptionnel en langue française. La narratrice cherche-t-elle à plier cette langue de l'ennemi à ses caprices langagiers de femme arabe coupée de la langue maternelle? C'est en effet l'hypothèse qui semble la plus plausible. L'emploi de phrases nominales fréquent dans la langue arabe ne peut que confirmer cette idée. Ainsi, dans ce premier exemple cité, les infinitifs s'accompagnent d'une phrase nominale accentuant l'extase liée au mouvement de la balançoire. Lycéenne, la narratrice se sent transportée par la joie d'arpenter la ville à la sortie de l'internat et avant le retour à la maison paternelle, son corps se meut pareillement léger lors des entraînements sportifs sur les terrains du lycée: «A chaque sortie de week-end, une amie à demi italienne, qui rejoint un port de pêcheurs sur la côte, et moi nous sommes tentées par toutes sortes d'évasions… Le cœur battant, nous faisons une escapade au centre ville: entrer dans une pâtisserie élégante, surveiller les abords du parc, «faire le boulevard» qui ne longe que de vulgaires casernes, c'est pour nous le comble de la licence, après une semaine de pensionnat! […] 1. Hervé-D BECHADE, Syntaxe du français moderne et contemporain, P.U.F, 1986, p.71. 219 Dans ce début d'adolescence, je goûte l'ivresse des entraînements sportifs. Tous les jeudis, vivre les heures de stade en giclées éclaboussées». (A.F, p. 202) Dans ce paragraphe apparaissent des infinitifs à modalité exclamative. Ils sont, par contre, très fréquent dans la langue française. En fait, l'une des fonctions de l'infinitif est de traduire «des émotions, des mouvements affectifs divers de surprise, de chagrin, de souhait, etc., jaillis spontanément avant que la pensée ait le temps de leur organiser un cadre syntaxique élaboré. On l'appelle alors infinitif exclamatif»1. Les infinitifs exclamatifs dans ce dernier exemple évoquent la joie liée à la mobilité du corps à l'extérieur. Cette joie se prolonge dans O.S jusqu'à l'âge adulte où Isma nous conte l'aiguisement de ses sens grâce aux mouvements de son corps mu par l'extase de la marche au-dehors: «Mordre dans une pomme, fredonner en dégringolant des escaliers, traverser imprudemment une avenue». (O.S, p. 19) Ainsi le bonheur de la narratrice-enfant s'associe à la joie de la narratriceadulte, sa joie d'investir l'extérieur, son bonheur de vivre les instants d'amour auprès de celui qu'elle aime: ivresse de se sentir emportée par les sensations de béatitude, comblée par les gestes et les mots d'amour: «Ecrire devant l'amour. Eclairer le corps, pour aider à lever l'interdit, pour dévoiler… Dévoiler et simultanément tenir secret ce qui doit le rester, tant que n'intervient pas la fulgurance de la révélation. Le mot est torche; le brandir devant le mur de la séparation ou du retrait… Décrire le visage de l'autre, pour maintenir son image; persister à croire en sa présence, en son miracle. Refuser la photographie, ou toute autre trace visuelle. Le mot seul, une fois écrit, nous arme d'une attention grave». (A.F, p. 75) Cet amour devrait être dépourvu de déguisement et de fard. La narratrice s'impose l'obligation de s'écarter de l'emphase, des proverbes des aïeules: «Préliminaires de la séduction où la lettre d'amour exige non l'effusion du cœur ou de l'âme, mais la précision du regard. Une seule angoisse m'habite dans cette communication: celle de ne pas assez dire, ou plutôt de ne pas dire juste. Surmonter le lyrisme, tourner le dos à l'emphase; toute métaphore me paraît ruse misérable, approximative faiblesse. Autrefois, mes aïeules, mes semblables, veillant sur les terrasses ouvertes au ciel, se livraient aux devinettes, au hasard des proverbes, au tirage au sort des quatrains d'amour…» (A.F, p. 76) 1. Hervé-D BECHADE, Syntaxe du français moderne et contemporain, op. cit., p.72. 220 Ce paragraphe commence avec une phrase nominale qui introduit le lecteur dans l'atmosphère euphorique du couple: celle de la séduction qui aboutira à l'acte d'amour. Et le bonheur se vit interminable, ininterrompu, se moquant du temps et narguant la durée. Le réveil au matin s'accompagne de la jouissance et du délassement du corps: «Ouvrir les yeux: chaque membre flotte, les muscles du dos s'ouvrent, les pommettes s'arrondissent, poteries dissemblables, les épaules s'incurvent et chaque main égrène de chaque doigt une musique pour odalisque sourde». (O.S, p. 34) Le bonheur de la narratrice de A.F comme celui d'Isma dans O.S est souvent lié aux sens qui se réveillent: gestes du corps (jeux d'enfance, jeux d'amour), toucher, odorat, regard (la lumière revêt une signification importante) et même l'ouïe: tout cela est rendu par l'intensité que dégagent les verbes à l'infinitif. Ainsi, le cri d'un inconnu dans la rue Richelieu libère la narratrice de A.F du poids de la monotonie de sa vie de femme et lui fait revivre le bonheur de son enfance, bonheur encore une fois en rapport avec le mouvement du corps: «D'avoir entendu l'homme supplier, tel un ami, tel un amant, m'exhuma peu après de l'enfouissement. Je me libérai de l'amour vorace et de sa nécrose. Rire, danser, marcher chaque jour. Seul le soleil peut me manquer». (A.F, p. 132) Le rêve de la narratrice Isma est de rejoindre le monde des Mille et Une Nuits: monde des rêves, de l'éternel. Ainsi affirme-t-elle s'adressant à Hajila: «Prendre à poignée l'une ou l'autre de mes nuits, mille peut-être; recréer ma durée, la nôtre, celle de nos communs sortilèges». (O.S, p. 20) La vieillesse est enfin le dernier salut qui assure l'annulation du temps, le retour à l'enfance, au mouvement du corps, à l'investissement de l'espace: «Cinq fois par jour, en retour, briser avec délice le corps, le plier, le déplier, le ratatiner, le prosterner, l'émietter, le replier, multiplier le corps cinq fois par jour, lui qui n'enfante plus, lui qui n'allaite plus, lui qui ne se prête plus aux étreintes d'aveugle. […] Chaque matin, rôder dans les ruelles qui nous attendaient depuis ce jour où, fillettes de dix ans, l'on nous séquestra en nous décrétant femmes!» (O.S, pp. 138-139) La vieillesse rapproche de la mort qui rapproche à son tour de l'enfance: temps le plus proche de la naissance, du surgissement du monde du néant, de 221 l'inexistence. Ainsi l'aspiration de la narratrice de A.F et d'Isma à l'absolu, à l'éternel même s'il peut être rencontré dans la mort, est sans fin, sans limite. III - B. LA PHRASE NOMINALE OU L'ABSENCE DU VERBE: Nous entendons par phrase nominale ici toute phrase d'où le verbe est absent. Pour Béatrice Didier, l'emploi de phrases nominales «accentue» le «caractère de simples notes», il symbolise la «brièveté»1. Quant à Anne Sancier et Catherine Fromilhague, elles y voient «un style […] de «notation» (événements, impressions, «être-là» de l'objet)»1. Il s'agit donc d'une écriture embryonnaire, en germe; une écriture qui s'apparente à la parole. Ainsi Assia Djebar substitue-t-elle la parole à l'écriture. La voix de l'authentique, de la transmission à la plume de la femme cultivée et instruite. Le retour aux origines se charge ainsi de tout son sens: il se manifeste autant dans le contenu que dans la forme du texte. Le monde de l'enfance est celui de l'enfouissement, d'un univers liquide qui évoque autant l'utérus maternel que l'antichambre d'un hammam: «Lustration des sons de l'enfance dans le souvenir; elle nous enveloppe jusqu'à la découverte de la sensualité dont la submersion peu à peu nous éblouit…» (A.F, p. 12) Les mots «lustration», «submersion», «sensualité» évoquent un monde liquide ou serait noyée la narratrice: monde d'avant la naissance, monde de la toute première existence. Les phrases nominales sont aussi employées pour souligner le plaisir rencontré dans l'amour: «J'allonge les jambes; volupté d'attendre le plaisir après le plaisir, de continuer d'en avoir les membres rompus, les articulations assouplies». (O.S, p. 30) De la chambre nuptiale, Isma contemple le spectacle du dehors, elle éprouve le bonheur de faire l'amour au soleil: «Les fenêtres qui ensuite ont fait face à notre lit sont restées nues. Fusion mordorée des couleurs d'automne; matins de décembre où nous paressons enlacés; éparpillement de roses, de reflets mauves, lilas d'un avril 1. 1. L'Ecriture-femme, op. cit., p. 179. Introduction à l'analyse stylistique, op. cit, p. 180. 222 pluvieux. La baie nous est tentation de limpidité; nous nous renversons. Nos paupières se ferment. De nouveau enveloppés sur la couche, nous attendons, sonores, tels des coquillages. Allégement des formes: ivoire du cou, opalescence de l'épaule, un genou soudain s'amollit, un coin de pommette devient pulpe, les prunelles nagent, les mains liées se meuvent comme sans articulation, les ongles s'éteignent, fuchsias pâlis». (O.S, p. 31) Les deux dernières phrases du premier paragraphe appuient la sensation de bonheur, d'étirement dans la joie. Tel un bébé, Isma refuse la sophistication de la toilette, elle maintient une simplicité du visage et de la toilette du corps: «— Je ne comprends pas! insiste l'homme étonné que je n'achète aucune toilette, une saison entière. Allégresse de la pauvreté… Gabardine d'étudiante, chandail noyant le torse, pantalon fatigué, chaussures qu'on jette d'un mouvement du pied en entrant dans la chambre. Cheveux tirés à la garçonne pour délivrer le visage, pour n'offrir aux yeux de l'aimé que les traits secs, que le regard réfléchi, que le front absorbé». (O.S, p. 45) Comme le réveil, l'assoupissement s'accompagne d'une jouissance du corps qui se livre à la quiétude du sommeil: «Abords d'un sommeil par coulées successives: chaque partie de mon corps se meut autonome, un sein devient coupe renversée, le ventre plage fuyante, les épaules se creusent sous l'oreiller, et les jambes ah! les jambes vous font des rêves de scaphandrier». (O.S, p. 45) Les «coulées successives» renvoient à l'éjaculation qui conclut tout acte d'amour. La «coupe renversée», la «plage fuyante», le verbe se creuser, le «scaphandrier» évoquent encore une fois un univers liquide qui rappelle le monde maternel, l'utérus, monde d'avant la naissance. Par son emploi des verbes à l'infinitif et des phrases nominales, l'auteur atteint donc un double objectif: se rapprocher de l'oralité de la langue maternelle, de la voix ardente de la mère et exprimer sa volonté secrète de fuir le temps, de l'annihiler. L'emploi fréquent de ces procédés de style (nous n'en avons cité que très peu) lui assure dans une certaine mesure cette échappée hors de la durée humaine et des illusions éphémères de la vie. La sensualité, l'éveil des sens est une garantie de la submersion dans l'origine primitive de l'homme, dans les eaux lustrales de l'utérus maternel ou du hammam, le 223 monde sousterrain où s'estompe toute frontière et disparaît tout souci lié à la vie. Le projet autobiographique cède donc le pas à des aspirations intérieures, psychologiques, l'écriture rétrospective est remplacée par une autre introspective dévoilant les secrets de l'âme de chaque narratrice et transformant souvent la narration en discours et même en monologue intérieur de l'instance narrative. Tout cela transpose l'écriture d'un espace autobiographique à un espace intime, intérieur. Nous assistons donc à un glissement de l'écriture vers une sorte de journal intime qui donne à l'instance narrative une multiplicité liée à chaque moment d'énonciation car, à la différence de l'autobiographie qui essaie de saisir la vie dans un mouvement récapitulatif, le journal intime l'aborde par intervalles qui correspondent aux jours à la fin desquels est narrée la synthèse des moments composant chacun d'eux. 224 CONCLUSION: Pour Beïda Chikhi: «Les romans d'Assia Djebar se nourrissent abondamment de ses expériences personnelles et proposent un monde épais, dense, réalisé formellement par un certain traitement du rapport entre le récit et le discours. S'inspirant quelque peu de l'expérience proustienne, elle exploite ses souvenirs avec de multiples réfractions que l'on perçoit comme des effets d'exigence esthétique et de revendication par l'artiste du privilège de modifier et d'adapter la réalité qui lui appartient»1. Ainsi l'écriture d'Assia Djebar se caractérise par un va-et-vient entre discours et récit, un traitement de l'écriture qui lui permet de rendre compte de la vision qu'elle se fait de sa propre vie. Une mise au point est nécessaire après ce long développement mesurant la part du récit et celle du discours dans les deux œuvres. La synthèse de notre analyse se résume dans l'apparition au début de A.F d'un certain récit autobiographique relayé par un discours autobiographique qui l'appuie et maintient l'illusion d'un véritable récit de vie. Ce récit autobiographique ne tarde pas à s'estomper progressivement sous le poids des différents discours de la narratrice (discours explicatifs, commentatifs et émotifs) et des personnages (discours indirect libre avec emploi du présent de narration). Le plan du récit s'avère lui-même contaminé par tout un plan de l'énonciation où il est fait usage des temps généralement associés au discours: présent, passé composé, futur: tous ces temps contribuent à rayer le récit et à installer l'écriture dans une zone d'ambiguïté impossible à clarifier. Le même procédé est conduit avec 1. Beïda CHIKHI, Les Romans d'Assia Djebar, Office des publications universitaires, Alger, 1990, p.5. 225 beaucoup plus de vigueur dans O.S où le discours et le récit autobiographiques se font moindres et où les discours de la narratrice et le discours indirect libre des personnages se multiplient et s'allongent. Même l'emploi des temps du discours dans la narration paraît encore plus floue qu'il ne l'était dans A.F. En fait, le récit autobiographique qui n'a effectivement démarré que dans la seconde partie paraît être une sorte de pseudo-récit, tellement il s'avère miné par le présent qui pèse sur le passé et l'actualise en le faisant monter à la surface. La narratrice semble raconter ainsi des événements qu'elle vit au jour le jour et l'écriture s'apparente à un journal intime d'une fillette algérienne. Pour Jean Starobinski, l'autobiographe est «libre de faire retour sur lui-même à l'heure où il écrit: le journal intime vient alors contaminer l'autobiographie, et l'autobiographe deviendra par instant un «diariste»»1. La proportion de discours très importante, dans A.F comme dans O.S, donne aux deux œuvres l'apparence de journaux intimes où les événements sont narrés au jour le jour. Cependant, le discours est beaucoup plus présent dans O.S où le récit autobiographique disparaît presque totalement à la fin du roman. En fait, dès que la proportion de discours dépasse celle du récit, le lecteur est souvent tenté de classer l'œuvre qu'il lit dans le registre de la fiction. En réalité, l'emploi prolongé du présent de narration, du discours indirect libre et même parfois d'une sorte de narration au second degré fait chavirer le récit autobiographique pour le remplacer par une diégèse où les différents moi de la narratrice se transforment en personnages libres et autonomes, presque en nouvelles narratrices. «Dans le récit autobiographique classique, c'est la voix du narrateur adulte qui domine et organise le texte: s'il met en scène la perspective de l'enfant, il ne lui laisse guère la parole. C'est là bien naturel: l'enfance n'apparaît qu'à travers la mémoire de l'adulte. On parle d'elle, on la fait éventuellement un peu parler, mais elle ne parle pas directement. Pour reconstituer la parole de l'enfant, et éventuellement lui déléguer la fonction de narration, il faut abandonner le code de vraisemblance (du «naturel») autobiographique, et entrer dans l'espace de la fiction. Alors il ne s'agira plus de se souvenir mais de fabriquer une voix enfantine, cela en fonction des effets qu'une telle voix peut produire sur un lecteur plutôt que dans une perspective de fidélité à une énonciation enfantine qui, de toute façon, n'a jamais existé sous cette forme»2. Les procédés qui permettent de construire cette voix d'enfant ou 1. 2. Jean STAROBINSKI, «le style de l'autobiographie», op. cit., p. 257. Philippe LEJEUNE, Je est un autre, op. cit., p. 10. 226 les voix qui correspondent aux différents moments de la vie de la narratrice sont évidemment l'emploi du présent de narration combiné souvent avec le style indirect libre et qui font du personnage, objet de l'énonciation, un sujet à part entière, un narrateur au second degré. Cette déclaration de Philippe Lejeune est en réalité contradictoire avec sa première affirmation de l'impossibilité de distinguer dans le corps du texte des indices nous permettant de différencier l'autobiographie d'un roman autobiographique. S'il affirme que l'autobiographie est d'abord un «récit» (et le récit ne peut être décelable qu'à la lecture du texte), il doit admettre que toute apparition disproportionnée de discours altère l'écriture autobiographique et la transforme en fiction. Cependant est-il indéniable que l'autobiographie soit d'abord un récit? A la différence de Philippe Lejeune, Jean Starobinski y voit une sorte de mélange de discours et de récit. Partant de la distinction entre récit et discours établie par Benveniste, il affirme: «Un coup d'œil sur les autobiographies récentes (Michel Leiris, Jean-Paul Sartre) nous montre toutefois que les caractères du discours (énonciation liée à un locuteur qui écrit je) coexistent avec ceux de l'histoire (emploi de l'aoriste). S'agirait-il ici d'un archaïsme? Ou bien n'aurions-nous pas affaire, dans l'autobiographie, à une entité mixte, que nous pourrions dénommer discours-histoire ? C'est assurément l'hypothèse qui paraît devoir être examinée»1. Pour lui, toute autobiographie est d'abord une «auto-interprétation»: «Au vrai, le passé ne peut jamais être évoqué qu'à partir d'un présent: la «vérité» des jours révolus n'est telle que pour la conscience qui, accueillant aujourd'hui leur image, ne peut éviter de leur imposer sa forme, son style. Toute autobiographie — se limitât-elle à une narration — est une autointerprétation. Le style est ici l'indice de la relation entre le scripteur et son propre passé, en même temps qu'il révèle le projet, orienté vers le futur, d'une manière spécifique de se révéler à autrui»2. Allant dans le même sens, Georges Gusdorf voit que la narration autobiographique est «inchoactive» et non rétrospective: «L'autobiographie, même si elle respecte l'ordre du temps, s'écrit au présent; elle n'accepte pas un déterminisme temporel, et procède à partir d'une saisie conjointe de la réalité dans une contemporanéité qui échappe à la durée. […] En dépit des apparences, le vecteurs temporel de l'autobiographie, au sens propre du terme, ne serait donc pas rétrospectif, mais inchoactif, tourné non vers 1. 2. Jean STAROBINSKI, «Le style de l'autobiographie», op. cit., p. 259. Ibid, p. 258. 227 la récapitulation du passé, mais vers la sommation du présent, ou plutôt vers l'avenir de ce passé»3. Sartre aussi voit le problème d'un même œil: «Les événements se produisent dans un sens et nous les racontons en sens inverse. On a l'air de débuter par le commencement. […] Et en réalité c'est par la fin qu'on a commencé. Elle est là, invisible et présente, c'est elle qui donne à ces quelques mots la pompe et la valeur d'un commen-cement.[…] J'ai voulu que les moments de ma vie se suivent et s'ordonnent comme ceux d'une vie qu'on se rappelle. Autant vaudrait tenter d'attraper le temps par la queue»1. L'autobiographie proprement dite (au sens que lui donne Lejeune) est-elle donc irréalisable? Pour Georges Gusdorf: «Le péché originel de l'autobiographie pourrait bien être le vœu contre nature d'achever l'inachevable, d'immobiliser à titre définitif une vérité toujours recommençante»2. Ainsi, «dans l'autobiographie comme dans le récit romanesque et dans l'histoire, plusieurs temps s'enchevêtrent: le temps du vécu et celui de la connaissance, le temps de l'incertitude et celui de la certitude, le temps du raconté et celui du conteur et celui du lecteur. Comment orienter leurs rapports et leurs conflits vers la fécondation mutuelle? L'autobiographie devient un art, ce qu'elle ne devait pas être»3. Voilà que nous dévions de notre premier principe, celui de partir de la définition que Philippe Lejeune donne de l'autobiographie considérant qu'elle seule peut être la base d'une analyse plus ou moins cohérente d'œuvres s'inscrivant dans un espace autobiographique. En réalité, l'application de cette définition de Lejeune sur notre corpus nous a déjà révélé ses limites. Nous continuerons donc d'investir la structure interne des deux œuvres pour dévoiler une autre faille dans cette définition. Celle de ne pas tenir compte, en comparant roman et autobiographie, de la spécificité première du roman à savoir qu'il constitue une multitude de voix et qu'il se base donc sur une polyphonie énonciative. 3. Les Ecritures du moi: lignes de vie I, op. cit., pp. 190-191. La Nausée, Gallimard, 1938; Collection du Livre de Poche, 1961, pp. 62. 2. Les Ecritures du moi: lignes de vie I, op. cit., p. 311. 3. Ibid, p. 314. 1. TROISIEME PARTIE : L'HISTOIRE ET LA POLYPHONIE ENONCIATIVE: DEUX ENTRAVES A L'ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE 229 «Un pays sans mémoire est une femme sans miroir Belle mais qui ne le sait pas Un homme qui cherche dans le noir Aveugle et qui ne le croit pas». Assia Djebar (Poèmes pour l'Algérie heureuse, p. 39) 230 INTRODUCTION: C'est dans «cette effroyable quantité de Je et de Moi!» qui hantait Stendhal dans La Vie de Henry Brulard 1, que prend racine l'idée directrice de cette étude consacrée au rapport d'Assia Djebar à l'autobiographie. Il est communément admis que Je dans le langage comme dans tout texte écrit peut référer à plusieurs locuteurs: Je est Je à partir du moment où il prend la parole: «je est l'«individu qui énonce la présente instance de discours contenant l'instance linguistique je»»2. Dans toute fiction, Je peut référer au narrateur comme aux différents personnages de cette fiction: il renvoie donc à l'instance énonciatrice. Dans l'autobiographie réelle, par contre, Je réfère uniquement au narrateur-auteur-personnage qui est en définitive la personne réelle de l'écrivain qui entreprend de raconter sa vie. «L'autobiographie telle que nous la connaissons dépend de distinctions entre ce qui est fiction et ce qui ne l'est pas, entre ce qui est récit à une première personne rhétorique ou idéale et ce qui est récit à une première personne empirique»3. Cette première personne empirique est réalisée grâce à la fusion de trois figures généralement distinctes dans une œuvre de fiction: «Pour qu'il y ait autobiographie (et plus généralement littérature intime), il faut qu'il y ait identité de l'auteur, du narrateur et du personnage»4. Genette va plus loin en éliminant de tout récit autobio-graphique la figure du narrateur. Après avoir formulé la nécessité de l'identité trilogique par ce schéma: A N = P, il souligne que «entre A et N, [le signe d'égalité] symbolise l'engagement sérieux de l'auteur à l'égard de ses assertions narratives, et suggère pour nous de manière pressante l'excision de N, comme instance inutile: quand A = N, exit N, car c'est tout bonnement l'auteur qui raconte»5. 1. 2. 3. 4. 5. Cité par Georges MAY dans L'Autobiographie, op. cit, p. 69. Emile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale I, op. cit, p. 252. Elisabeth BRUSS, «L'Autobiographie considérée comme acte littéraire», op.cit, p. 22. Le Pacte autobiographique, op.cit, p.15. Fiction et diction, op. cit, pp. 87-88. 231 Si, dans le cadre de la théorie des niveaux narratifs, nous parlons de narrateur premier dans le cas d'un récit «diégétique» et de narrateur second dans celui d'un récit «métadiégétique» (c'est-à-dire un récit second, en l'occurrence celui d'un personnage, qui vient se greffer sur le récit premier) — le genre autobiographique étant doté d'un seul niveau narratif ou n'en ayant pas du tout — plutôt que de parler, dans ce cas, de narrateur premier nous préférons employer l'expression: narrateur unique ou (puisqu'il n'y a pas de narrateur ou que le narrateur est exclu dans l'autobiographie) instance unique. C'est de cette fusion entre les figures de l'auteur, du narrateur et du personnage qu'émane «le "centre" illocutoire»1, l'instance unique et permanente qui représente le domaine du pacte autobiographique. Le centre est donc le noyau de l'écriture autobiographique, il est au cœur de toute entreprise de ce genre, il est également chargé de toute la dimension psychologique propre à tout individu: «toute autobiographie digne de ce nom présente ce caractère d'une expérience initiatique, d'une recherche du centre. […] Elle se situe selon l'homme quelconque, le centre est partout; il se déplace au gré des circonstances; ou plutôt il n'y a pas de centre. L'entreprise autobiographique dénonce cette aliénation de l'homme quotidien; elle amorce un repli sur l'espace du dedans, elle professe un nouvel ordre des priorités»2. Selon E. Bruss, «Le domaine de ce que nous avons appelé le «centre» de l'acte autobiographique (l'identité de l'élément auteur/narrateur/personnage et l'assomption du caractère vérifiable du sujet traité par le texte) échappe le plus souvent au changement. En fait, ces règles ne forment le «centre» illocutoire que parce qu'il est démontré qu'elles ne sont pas soumises au changement»3. Ce qu'il s'agit de démontrer dans cette troisième partie c'est qu'aussi bien dans A.F que dans O.S ce «centre illocutoire» est absent ou qu'il est plutôt dévié. En réalité, seul A.F commence par une instance unique qui semble d'abord, par son unicité même, être le centre d'un pacte autobiographique. Cependant ce Je unique ne tarde pas à être supplanté par des Je multiples, des voix de femmes qui s'emparent de la narration et qui submergent de leurs cris véhéments cette instance d'abord unique et qui, rêve illusoire, cherchait à inscrire son autobiographie. Quant à O.S, une voix unique s'y fait d'abord entendre, celle d'une narratrice anonyme qui ne tarde pas à se transformer en 1 . Elisabeth BRUSS, «L'Autobiographie considérée comme acte littéraire», op. cit. . Georges GUSDORF, «De l'autobiographie initiatique à l'autobiographie genre littéraire» in Revue d'Histoire littéraire de la France: L'Autobiographie, novembre-décembre 1975, pp.971-972. 3 . «L'Autobiographie considérée comme acte littéraire», op. cit, p. 25. 2 232 narratrice première, puisqu'une seconde narratrice, Isma, se rend maîtresse de la narration. Cette narratrice s'adresse tour à tour à elle-même et à sa rivale Hajila qui, à son tour, évince la narratrice seconde pour prendre les rênes de la narration. Ainsi, vers la fin du roman, des voix de femmes s'enchevêtrent à n'en plus finir et le lecteur se perd parmi ces voix multiples, soudain anonymes. Deux chapitres composeront cette troisième partie: le premier sera consacré à l'inscription de l'Histoire dans A.F, procédé d'écriture qui déloge la narration de la plume de la narratrice unique pour l'installer dans la bouche de plusieurs femmes anonymes héroïnes de la guerre de libération. Le deuxième illustre les chemins détournés par lesquels est passée la narration dans O.S pour s'installer dans l'ambiguïté d'une polyphonie énonciative grandissante. CHAPITRE I - L'HISTOIRE AUTREMENT L'HISTOIRE PAR LES FEMMES: 233 «La présence du récit métadiégétique est […] un indice assez plausible de fictionnalité — même si son absence n'indique rien». (Gérard Genette, Fiction et diction, Editions du Seuil, 1991, p. 79) C'est en fait par le biais de l'Histoire que la narration dans A.F a quitté son foyer unique pour se transporter d'une voix à une autre. Les deux premières parties du roman se composent de chapitres historiques qui alternent avec d'autres autobiographiques. Dans ces chapitres historiques, la narratrice parcourt des documents se rapportant aux premières années de la colonisation de l'Algérie, mémoires, correspondances, journaux d'officiers, d'écrivains, de peintres français fascinés par cette nouvelle terre algérienne. Le 234 regard de la lectrice se fait critique, sa lecture ne laisse échapper aucun détail restituant le point de vue des siens, des colonisés. Ce dépouillement des documents historiques introduit la narratrice dans un siècle de cruauté, de meurtres et de massacres commis par les colons contre ses compatriotes. Ces morts allongés dans les cavernes viennent miner le récit autobiographique et détournent l'attention de la narratrice-autobiographe vers la répression du siècle dernier. Honteuse de son égoïsme d'écrivain, elle se donne pour mission de ressusciter ces morts, de leur donner la parole, tâche qu'elle accomplit dans la troisième partie où elle réveille «LES VOIX ENSEVELIES» (A.F, p. 127). Des voix de femmes se font alors entendre, s'agencent dans une sorte d'orchestre funèbre qui pousse des hululements à chaque mort remémorée, à chaque cadavre enseveli ou laissé aux vautours et aux chacals. Ce n'est donc que dans cette troisième partie de A.F qu'on observe une certaine polyphonie énonciative qui conduit à un échec irrécusable le projet autobiographique formulé d'abord par la narratrice première. Ce premier chapitre se composera de trois parties: la première étudiera l'inscription de l'Histoire des premières années d'occupation de l'Algérie et le recul que la narratrice s'évertue à prendre par rapport aux documents sur lesquels elle se fonde dans sa recherche. La seconde partie verra se multiplier les voix de femmes, des voix au sein desquelles la narratrice (désormais narratrice première) cherche à s'introduire, à se frayer une place pour ne pas se voir expulsée de l'Histoire et donc de son unique identité. Ce n'est enfin que dans la troisième partie que nous examinerons le rapport de cette écriture de l'Histoire, de cette multiplication des voix féminines avec l'écriture autobiographique. I - L'INSCRIPTION DE L'HISTOIRE: Les deux premières parties de A.F contiennent autant de chapitres historiques que de chapitres autobiographiques. Ces chapitres mettent en relief la carrière d'historienne d'Assia Djebar. La narratrice s'y livre à une recherche 235 minutieuse, à un dépouillement des plus fins pour dégager une nouvelle Histoire de son pays. Sept chapitres se déroulent ainsi, sept chapitres où la narratrice déchiffre, ligne à ligne, mot à mot, les documents aux quels elle se réfère dans sa recherche. Sept chapitres de sang versé, évoqué par giclées. Sept chapitres de corps mutilés, enfumés, réduits en bouillie. Sept chapitres qui résument vingt ans de soumission (de 1830 à 1850), vingt ans d'esclavage, de morts successives, par dizaines, par milliers de ce peuple d'Algérie assailli par les colons français. Dans cette étude historique la narratrice s'appuie sur des écrits de colons, elle s'acharne à y déceler le non-dit, les véritables faits avec toute leur cruauté et dénudés de toute élégance de style. S'écrit alors dans chaque chapitre l'Histoire des autres puis celle de la narratrice ou l'interprétation qu'elle fait de ces documents historiques. I . A - L'HISTOIRE DES AUTRES: La narratrice accomplit sa recherche en véritable historienne. A chaque page, elle s'applique à signaler la source de son récit. De multiples documents s'amoncellent ainsi devant nos yeux, des documents qu'elle a dû lire et relire, étudier minutieusement pour pouvoir y greffer sa version dernière des faits. La première partie s'intitule «LA PRISE DE LA VILLE ou L'Amour s'écrit» (A.F, p. 9), elle fait référence à la prise d'Alger par les troupes françaises. Le 13 juin 1830, l'armée française s'approche de la ville d'Alger, la narratrice restitue le regard du conquérant, celui d'Amable Matterer: «Un premier guetteur se tient, en uniforme de capitaine de frégate, sur la dunette d'un vaisseau de la flotte de réserve qui défilera en avant de l'escadre de bataille, précédant une bonne centaine de voiliers de guerre. L'homme qui regarde s'appelle Amable Matterer. Il regarde et il écrit le jour même: «J'ai été le premier à voir la ville d'Alger comme un petit triangle blanc couché sur le penchant d'une montagne.»» (A.F, p. 14) Soucieuse de son objectivité d'historienne, la narratrice se situe d'abord du côté de l'ennemi, du conquérant qui rédige ses mémoires, elle nous livre son point de vue à lui, sa première impression en regardant la ville d'Alger: «[…] La foule des futurs envahisseurs regarde. La ville se présente dans une lumière immuable qui absorbe les sons». (A.F, p. 15) 236 Le second chapitre amène une nouvelle source, un autre écrit sur lequel se fonde la narratrice pour narrer l'arrivée de la flotte française sur les rivages de la terre algérienne: «Il sont deux maintenant à relater le choc et ses préliminaires. Le capitaine de vaisseau en second, Amable Matterer, verra, depuis le Ville de Marseille, les combats s'enfoncer progressivement dans les terres […]… Un second témoin va nous plonger au sein même des combats: l'aide de camp du général Berthezène, responsable des premiers régiments directement engagés. Il s'appelle le baron Barchou de Penhoën. Il repartira un mois après la prise de la Ville; au lazaret de Marseille, en août 1830, il rédigera presque à chaud ses impressions de combattant, d'observateur et même, par éclairs inattendus, d'amoureux d'une terre qu'il a entrevue sur ses franges enflammées». (A.F, p. 26) Les premières impressions des envahisseurs lors de cette arrivée de l'armée française sur les rives d'Alger comptent en fait beaucoup pour la narratrice qui cherche à y déceler une fascination dissimulée derrière la précision des souvenirs racontés, des scènes observées. La véhémence des premiers combats hante la narratrice, elle cherche à l'imaginer à travers les écrits cités, elle la devine même dans les peintures de Langlois: «Le chef de bataillon Langlois, peintre de batailles, au lendemain du choc décisif de Staouéli, s'arrêtera pour dessiner des Turcs morts, «la rage de la bravoure» imprimée encore sur leur visage. Certains sont trouvés un poignard dans la main droite et enfoncé dans la poitrine. Le dimanche 20 juin, à dix heures du matin et par un temps superbe, Langlois exécute plusieurs dessins de ces orgueilleux vaincus puis il esquisse un tableau destiné au Musée. «Le public amateur en aura des lithographies», note ce même jour Matterer». ( A.F, p. 27) Ces peintures ne figurent en fait que dans le récit de Matterer. Nous assistons ici à un enchâssement des références. Enchâssement qui met en évidence la précision et la minutie avec lesquelles la narratrice étudie les documents qu'elle a entre les mains. Ainsi, chaque chapitre apporte un nouvel observateur de cette guerre sans merci, et les références s'accumulent, éclairent la narratrice sur le chemin sinueux du siècle dernier: «Ils sont trois désormais à écrire les préliminaires de la chute: le troisième n'est ni marin en uniforme ni un officier d'ordonnance qui circule en pleine bataille, simplement un homme de lettres, enrôlé dans l'expédition 237 en qualité de sécrétaire général en chef. […] J. T. Merle — c'est son nom — publiera à son tour une relation de la prise d'Alger, mais en témoin installé sur les arrières de l'affrontement». (A.F, p. 39) Le quatrième chapitre historique de la première partie renvoie à une quatrième source principale pour la narratrice, il s'agit de la relation d'un Algérois: «Un quatrième greffier de la défaite comble, de sa pelletée de mots, la fosse commune de l'oubli; je le choisis parmi les natifs de la ville. Hadj Ahmed Effendi, mufti hanéfite d'Alger, est la plus haute personnalité morale en dehors du dey. En cette imminence de la chute, de nombreux Algérois se tournent vers lui. Il nous rapporte le siège en langue turque, plus de vingt années après et en écrivant de l'étranger, car il s'expatriera. […] Dans son exil, il se rappelle ce 4 juillet et publie sa relation: «L'explosion fit trembler la ville et frappa de stupeur tout le monde. Alors Hussein Pacha convoqua les notables de la ville pour tenir conseil. La population tout entière vociférait contre lui…»» (A.F, p. 50) La narratrice, tout en adoptant une nouvelle source continue à se référer à celles précédemment citées. Ainsi à propos du début des pourparlers, alors qu'un émissaire anglais est envoyé vers les Français, la narratrice évoque le récit fait par Barchou: «L'Anglais, en qualité d'intermédiaire et ami du dey, parle, nous rapporte Barchou qui assiste à la négociation, «du caractère altier et intrépide de Hussein, pouvant le porter aux dernières extrémités.»» ( A.F, p. 51) Ainsi, nous assistons à un déferlement des écrits décrivant cette nuit de la reddition, déferlement que la narratrice ne manque pas de souligner: «D'autres relateront ces ultimes moments: un secrétaire général, «bach-kateb», du dey Ahmed de Constantine […] rédigera son récit en arabe. Un captif allemand, qui sera libéré le lendemain, évoquera cette même nuit en sa langue; deux prisonniers, rescapés du naufrage de leurs bateaux survenu quelques mois auparavant, en feront une description en français. Ajoutons le consul d'Angleterre qui note ce tournant dans son journal…» ( A.F, p. 53) Le récit de la reddition est donc rédigé en quatre langues plus la langue turque (récit d'Ahmed Effendi). Le monde semble tourné vers la ville d'Alger ce soir-là. A la veille de la prise d'Alger, les colons semblent ainsi pris d'une «Fièvre scripturaire»: 238 «Trente-sept témoins, peut-être davantage, vont relater, soit à chaud, soit peu après, le déroulement de ce mois de juillet 1830. Trente-sept descriptions seront publiées, dont trois seulement du côté des assiégés: celle du mufti, futur gouverneur en Anatolie; celle du secrétaire du dey Ahmed qui vivra plus tard la servitude; la troisième étant celle du captif allemand». (A.F, p. 55) Cet amoncellement des écrits rendant compte de ce mois de la chute d'Alger témoigne de la fascination des conquérants pour cette terre algérienne, pour ce nouveau pays qui livre ses secrets à leurs regards. La deuxième partie du roman s'intitule: «LES CRIS DE LA FANTASIA» (A.F, p. 59). Elle apporte son nouveau cortège d'auteurs écrivant leur version de l'Histoire des premières années de l'occupation. L'expédition de Lamoricière à partir d'Oran est racontée par deux capitaines français: «Deux hommes écriront le récit de cette expédition: le capitaine Bosquet, que Lamoricière a fait venir d'Alger pour en faire son aide de camp, et le capitaine Montagnac. Le régiment de celui-ci vient d'arriver de Cherchell par mer, le 14 de ce mois. Les deux officiers, chacun ignorant tout de l'autre, entretiennent une correspondance familiale, grâce à laquelle nous les suivons en témoinsacteurs de cette opération. Avec eux, nous revivons toutes les marches guerrières de cet automne 1840: lettres que reçoit la mère du futur maréchal Bosquet […], épîtres à l'oncle ou à la sœur de Montagnac». ( A.F, p. 63) Nous assistons ici à un changement de la nature de l'écrit, il ne s'agit plus de journaux ou de relations mais de correspondances. Des récits brefs peuvent aussi être une source importante dévoilant des fonds cachés de la réalité, ainsi le témoignage de Cassaigne concernant l'ordre donné par Bugeaud à Pélissier, ordre d'enfumer la tribu des Ouled Riah: «Le 11 juin, à la veille de son embarquement, Bugeaud envoie à Pélissier, qui se dirige vers le territoire des Ouled Riah, un ordre écrit. Cassaigne, l'aide de camp du colonel, en évoquera les termes plus tard: «Si ces gredins se retirent dans leurs grottes, ordonne Bugeaud, imitez Cavaignac aux Sbéah, enfumez-les à outrance, comme des renards!»» ( A.F, p. 78) Des rapports militaires peuvent également constituer des documents intéressants à étudier. Après l'enfumade des Ouled Riah, le colonel Pélissier, accompagné de son armée, pénètre dans les grottes, il consigne ses impressions dans un rapport officiel qu'il envoie à Bugeaud, son chef 239 hiérarchique, celui qui lui a donné l'ordre d'accomplir cet acte barbare: «Le colonel Pélissier vit cette approche de l'aube presque solennellement, en ouverture de drame. Une scène tragique semble être avancée; dans le décor austère de craie ainsi déployé, lui, le chef doit, selon la fatalité, se présenter avec gravité le premier. «Tout fuyait à mon approche, écrira-t-il dans son rapport circonstancié. La direction prise par une partie de la population indiquait suffisamment l'emplacement des grottes où me guidait el Hadj el Kaim.»» (A.F, p. 80) Le rapport de Pélissier sert ainsi de source à la narratrice: «La sommation a été exécutée: «Toutes les issues sont bouchées.» Rédigeant son rapport, Pélissier revivra par l'écriture cette nuit du 19 juin, éclairée par les flammes de soixante mètres qui enveloppent les murailles de Nacmaria». (A.F, p. 84) Soucieuse de restituer la réalité, la narratrice cherche à s'appuyer sur d'autres témoignages plus neutres que celui de Pélissier: «Je reconstitue, à mon tour, cette nuit […]. Mais je préfère me tourner vers deux témoins oculaires: un officier espagnol combattant dans l'armée française et qui fait partie de l'avant-garde. Le journal espagnol l'Héraldo publiera sa relation; le second, un anonyme de la troupe décrira le drame à sa famille, dans une lettre que divulguera le docteur Christian». (A.F, p.84) Après l'enfumade des Sbéah par le colonel Saint-Arnaud, celui-ci ne notera pas, comme Pélissier, ses impressions. Il envoie simplement un rapport confidentiel à Bugeaud, rapport secret qui ne sera pas divulgué mais détruit. Cependant, il ne peut s'empêcher d'envoyer une lettre à son frère: «[…] Même lui [Saint-Arnaud], ne peut s'empêcher d'écrire à son frère: «Je fais hermétiquement boucher toutes les issues et je fait un vaste cimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques. Personne n'est descendu dans les cavernes!… Un rapport confidentiel a tout dit au maréchal, simplement, sans poésie terrible, ni images.»» (A.F, p. 90) Les circonstances qui ont entouré cette enfumade des Sbéah ne seront pas pour autant enterrées à jamais. Un universitaire français du nom de Gauthier s'acharne à en débusquer les traces, il «en retrouve le souvenir dans les récits des descendants de la tribu». (A.F, p. 90) L'histoire de «LA MARIEE NUE DE MAZOUNA» (A.F, p. 97) est, quant à elle, 240 publiée par un libraire qui s'appelle Bérard: «Le libraire Bérard, grâce à son expérience d'ancien soldat de l'Empire, mais grâce aussi à son instruction et à ses cheveux grisonnants, est devenu un notable du Ténès européen, troublé par cette agitation si proche. Il dirige une des milices mises sur pied… Vingt ans plus tard, il écrira le récit de cette révolte: mais il n'ira pas à Mazouna. Aucun Européen ne s'y hasarde encore; la neutralité de la vieille cité s'est gelée en définitif sommeil. Un des lieutenants de Bou Maza, El Gobbi, a écrit également sa relation des événements. Faisait-il partie de l'attaque contre le convoi de noces? Admira-t-il, aux côtés de son chef, le corps «nu» de Badra? Il est loisible de l'imaginer. Bérard, quand il rédige ses souvenirs, affirme avoir eu connaissance de la relation d'El Gobbi. Aurait-il lu une traduction du texte arabe ou aurait-il eu entre les mains une copie de l'original? Celui-ci, pour l'instant, est perdu». (A.F, p. 116) Bérard s'est donc fondé sur un écrit d'un lieutenant de Bou Maza, cette relation est perdue, mais, à travers le récit de Bérard, la narratrice arrive à reconstituer l'histoire de Badra, cette vierge captive la nuit-même de ses noces. La narratrice s'est donc livrée à un dépouillement scrupuleux des documents historiques couvrant ces vingt années, les premières marquant la colonisation de l'Algérie. Il est à remarquer que ces écrits appartiennent, dans leur majorité, à des colons français. Il n'existe en fait pas beaucoup d'écrits d'indigènes témoignant des événements qui ont peuplé ces deux décennies. C'est ainsi qu'en partant de l'Histoire des autres, la narratrice a tenté d'écrire sa propre version de l'Histoire de son pays. Chemin sûrement épineux car l'Histoire des autres est forcément contraire à l'idée que se fait la narratrice de ces premières années de l'asservissement du peuple d'Algérie. Comment a-telle alors pu concilier ces deux pôles contraires: le contenu des documents qu'elle étudie et sa propre vision des faits? I. B - L'HISTOIRE DU JE OU JE REECRIT L'HISTOIRE: A vrai dire, la narratrice n'a pas accepté le contenu des récits des colons comme une vérité immuable. Elle a porté sur ces derniers un regard critique dévoilant à la fois la lâcheté et la cruauté de ces envahisseurs. Ainsi sur 241 l'intertexte se greffe une sorte de métatexte très développé et presque sarcastique à l'égard de ces écrivains du hasard. Ensuite, la narratrice s'est appliquée à nous faire connaître le point de vue de l'indigène, de l'opprimé dans cette mêlée, dans cet amas de corps entassés, déchiquetés. Elle ne s'est donc appuyée sur les écrits des autres que pour les critiquer, pour dévoiler la haine qu'il dissimulent à l'égard du peuple algérien, pour mettre l'accent sur le caractère inhumain de ces hommes qui ne se soucient guère de la mort dont ils sont témoins et qu'ils inscrivent avec indifférence sur leurs feuilles de papier. I. B. 1 - Intertexte et métatexte: Il convient, avant de développer cette partie, de définir ces deux notions d'intertexte et de métatexte. Pour Gérard Genette, elle s'inscrivent dans ce qu'il appelle «transtextualité»: «Il est de fait que pour l'instant le texte (ne) m'intéresse (que) par sa transcendance textuelle, savoir tout ce qui le met en relation, manifeste ou secrète, avec d'autres textes. J'appelle cela la transtextualité, et j'y englobe l'intertextualité au sens strict […], c'est-à-dire la présence littérale (plus ou moins littérale, intégrale ou non) d'un texte dans un autre: la citation, c'est-à-dire la convocation explicite d'un texte à la fois présenté et distancié par des guillemets, est l'exemple le plus évident de ce type de fonctions, qui en comporte bien d'autres. J'y mets aussi, sous le terme, qui s'impose (sur le modèle langage/métalangage), de métatextualité, la relation transtextuelle qui unit un commentaire au texte qu'il commente: tous les critiques littéraires, depuis des siècles, produisent du métatexte sans le savoir»1. L'intertexte est donc le texte cité sur lequel le narrateur ou l'auteur greffent leurs commentaires qui composent le métatexte. C'est en effet en citant des auteurs français que la narratrice de A.F tente de dépasser leurs écrits en soulignant dans leurs textes leurs silences et les omissions qu'ils ont opéré. La platitude des documents historiques laissés par les colons français est maintes fois soulignée par la narratrice. C'est ainsi, sans originalité aucune, qu'Amable Matterer décrit le jour de la première arrivée de l'armée française à Alger: 1. Introduction à l'architexte, Editions du Seuil, Collection Poétique, 1979, p. 87. 242 «Des milliers de spectateurs, là-bas dénombrent sans doute les vaisseaux. Qui le dira, qui l'écrira? Quel rescapé, et seulement après la conclusion de cette rencontre? Parmi la première escadre qui glisse insensiblement vers l'ouest, Amable Matterer regarde la ville qui regarde. Le jour même, il décrit cette confrontation, dans la plate sobriété du compte rendu. A mon tour, j'écris dans sa langue, mais plus de cent cinquante ans après». (A.F, p. 15-16) L'indication spatiale «là-bas» situe le lecteur du côté du colon, de son regard à lui. La narratrice, elle, est soucieuse de restituer le regard des indigènes, des Algérois. Parcourant les écrits des autres, elle en retient ce qui glorifie la résistance arabe, le courage des Algérois qui ont défendu leur ville jusqu'à la mort. Toutefois, Alger commence à connaître la défaite et la soumission: «Les morts se succèderont vite. Je relis le relation de ces premiers engagements et je retiens une opposition de styles. Les Algériens luttent à la façon des Numides antiques que les chroniqueurs romains ont si souvent rapportée: rapidité et courbes fantasques de l'approche, lenteur dédaigneuse précédant l'attaque dans une lancée nerveuse. Tactique qui tient du vol persifleur de l'insecte dans l'air, autant que de la marche luisante du félin dans le maquis». (A.F, p. 25) Ainsi, les observateurs étrangers ne peuvent empêcher leur plume de noter cet élan de courage, cette lancée vers la mort qui se dessine sur le visage de chaque indigène. Commentant les textes historiques, la narratrice ajoute: «La fascination semble évidente de la part de ceux qui écrivent». (A.F, p. 26) En fait, la longueur des commentaires dépasse de loin celle des textes cités. Souvent la narratrice ne fait qu'évoquer la référence sans reproduire le texte-source. Elle s'accorde donc une large part dans la narration pour dénoncer le complot qui se noue contre sa ville, pour insister sur la cruauté des conquérants, sur leur indifférence face à la mort des autres: «Des cadavres jonchent le plateau de Staouéli. Deux mille prisonniers sont comptés.Malgré l'avis des officiers, sur l'instance des soldats euxmêmes, ils seront tous fusillés. «Un feu de bataillon a couché par terre cette canaille en sorte qu'on en compte deux mille qui ne sont plus», écrit Matterer resté sur son bateau pendant la bataille. Le lendemain, il se promène placidement parmi les cadavres et le butin». (A.F, p. 28) 243 Le mot «canaille», l'adverbe «placidement» soulignent la haine déshabillée de Matterer à l'égard des Algériens. La phrase souligné démontre, quant à elle, la lâcheté de ce dernier qui n'a pas osé approcher la bataille. La narratrice s'applique à retenir, dans les documents étudiés, les images qui marquent leurs auteurs, les images de l'héroïsme des femmes: deux femmes algériennes font montre d'un courage désespéré, l'une arrache le cœur d'un cadavre français, l'autre écrase la tête de son enfant d'une pierre pour empêcher qu'il ne tombe vivant entre les mains de l'ennemi, les deux femmes seront ensuite achevées par les soldats français: «Du combat vécu et décrit par le baron Barchou, je ne retiens qu'une courte scène, phosphorescente, dans la nuit de ce souvenir. Barchou la rapporte d'un ton glacé, mais son regard, qui semble se concentrer sur la poésie terrible ainsi dévoilée, se révulse d'horreur: deux femmes algériennes sont entrevues au détour d'une mêlée […]». (A.F, p. 28) La lâcheté de Matterer n'est pas plus visible que l'indifférence de beaucoup d'autres pour qui la guerre se transforme en spectacle. Ainsi la narratrice note-telle a propos de J. T. Merle qui, lui aussi, ne se mêle pas à la bataille: «Chaque jour, il signale où il se trouve, ce qu'il voit (des blessés à l'infirmerie, le premier palmier ou les fleurs d'agave, observés à défaut d'ennemis rencontrés au combat…). Aucune culpabilité d'embusqué ne le tourmen-te. Il regarde, il note, il découvre; lorsque son impatience se manifeste, ce n'est pas pour l'actualité guerrière, mais parce qu'il attend une imprimerie, achat qu'il a suscité lui-même au départ de Toulon. Quand le matériel sera-t-il débarqué, quand pourra-t-il rédiger, publier, distribuer le premier journal français sur la terre algérienne?» (A.F, p. 39) La dernière phrase correspond en fait à un discours indirect libre. Il s'agit de la voix de cet homme de lettres qui se passionne pour son travail et oublie la gravité de la situation dans laquelle se trouvent les Algériens. Son indifférence devient alors la cible première de l'ironie sarcastique de la narratrice: «J. T. Merle, notre directeur de théâtre qui ne se trouve jamais sur le théâtre des opérations, nous communique son étonnement, ses émotions et compassion depuis le jour du débarquement […] jusqu'à la fin des hostilités, ce 4 juillet». (A.F, p. 43) La phrase soulignée ridiculise cet auteur et met l'accent sur sa lâcheté et sa couardise. La narratrice dénonce surtout les armes des mots qui s'ajoutent aux 244 armes de guerre, altèrent la réalité et occultent la férocité du colonisateur: «Le mot lui-même, ornement pour les officiers qui le brandissent comme ils porteraient un œillet à la boutonnière, le mot deviendra l'arme par excellence. Des cohortes d'interprètes, géographes, ethnographes, linguistes, botanistes, docteurs divers et écrivains de profession s'abattront sur la nouvelle proie. Toute une pyramide d'écrits amoncelés en apophyse superfétatoire occultera la violence initiale». (A.F, p. 56) C'est par la plume de Bosquet que nous apprenons l'imminence de l'attaque de Lamoricière sur la tribu des Gharabas. Comme les autres, ce dernier néglige de conter le caractère féroce, cruel des combats: «La razzia s'annonce propice: rapt, pillage, peut-être même massacre des ennemis qui, mal réveillés, ne pourront pas combattre. «La nuit est à nous» rêve l'un ou l'autre de ces capitaines… Bosquet note les couleurs de l'aube qui se lève». (A.F, p. 64) L'indifférence du capitaine Bosquet est à son comble. Plutôt que de s'intéresser au massacre qui se prépare, il s'occupe d'admirer le lever du jour. Cette violence des combat, ce massacre d'une tribu endormie, c'est la narratrice qui les notera alors que Bosquet semble enivré par les couleurs des habits des femmes: «Symphonie exacerbée de l'attaque; piétinement par lancées furieuses, touffes de râles emmêlés jusqu'au pied des cavales. Tandis que le sang, par giclées, éclabousse les tentes renversées, Bosquet s'attarde sur la violence des couleurs. L'élan des retombées le fascine, mais l'ivresse d'une guerre ainsi reculée tourne à vide». (A.F, pp. 67-68) Le contraste est manifeste entre la réalité et la fiction que nous présente le récit de Bosquet. Alors que le sang couvre tout comme une coulée de lave mettant en relief la cruauté de l'homme, Bosquet promène son regard sur les retombées qui le fascinent, sur les intérieurs dévastés des victimes. Après l'enfumade des Ouled Riah et des Sbéah par l'armée française, il ne reste comme document complet et fidèle à la réalité que le rapport de Pélissier envoyé à Bugeaud. Ainsi, la narratrice manifeste-t-elle sa reconnaissance pour cet homme qui, s'il a emmuré et enfumé une tribu entière, rongé de remords, a reconnu son crime et a même ressuscité par les mots ses victimes: «Je me hasarde à dévoiler ma reconnaissance incongrue. Non pas envers Cavaignac qui fut le premier enfumeur, contraint, par opposition 245 républicaine à régler les choses en muet, ni à l'égard de Saint-Arnaud, le seul vrai fanatique, mais envers Pélissier. Après avoir tué avec l'ostentation de la brutale naïveté, envahi par le remords, il écrit sur le trépas qu'il a organisé. J'oserais presque le remercier d'avoir fait face aux cadavres, d'avoir cédé au désir de les immortaliser, dans les figures de leurs corps raidis, de leurs étreintes paralysées, de leur ultime contorsion. D'avoir regardé l'ennemi autrement qu'en multitude fanatisée, en armée d'ombres omniprésentes». (A.F, p. 92) Parcourant les correspondances, les journaux, les relations, les rapports des colonisateurs, la narratrice s'est donc efforcée de restituer la réalité, de redonner au peuple algérien sa dignité, de dévoiler la lâcheté et la cruauté des envahisseurs, ceux qui tuent comme ceux qui observent indifférents et même joyeux du spectacle de la mort s'offrant à leurs yeux. Après avoir révélé la réalité de ces écrivains de circonstance, après avoir démasqué leur lâcheté et leur cruauté, la narratrice se donne pour mission de rétablir la vérité, de réécrire l'Histoire de son pays, an moins de ces vingt ans de colonisation. De lectrice, elle se mue alors en historienne. I. B. 2 - Réécrire l'Histoire: Cette historienne est cependant différente de toute autre historienne. Au lieu de rendre seulement compte des faits, elle se glisse, voyeuse dissimulée, parmi les hommes et les femmes de son pays au siècle dernier, elle imagine leurs réactions, se figure leurs rêves et leurs aspirations. Elle écrit l'Histoire comme si elle notait des Mémoires. L'emploi du présent participe énormément à la consolidation de cette illusion qui s'empare du lecteur. Observant l'approche de l'armada française des côtes d'Alger, la narratrice ne se contente pas d'imaginer la réaction de ce peuple conquis mais elle tente de s'y introduire, d'entendre même ses paroles. S'associer à leur attente, à leur peine ou leurs rêves! Se mêler à la foule des femmes qui regardent! «En cette aurore de la double découverte, que se disent les femmes de la ville, quels rêves d'amour s'allument en elles, ou s'éteignent à jamais, tandis qu'elles contemplent la flotte royale qui dessine les figures d'une chorégraphie mystérieuse?… Je rêve à cette brève trêve de tous les commencements; je m'insinue, visiteuse importune, dans le vestibule de ce proche passé, enlevant mes sandales selon le rite habituel, suspendant mon 246 souffle pour tenter de tout réentendre…» (A.F, p. 16) La narratrice tente de se transporter dans le temps, de voyager à travers ces années pour devenir témoin de ce début de conquête de son propre pays. L'emploi du présent lui sert de tapis volant et la porte dans cette époque lointaine et proche à la fois. Observatrice désormais, elle décrit cette première confrontation entre l'armée française et le peuple algérien comme un acte d'amour, comme une copulation funèbre: «Ce 13 juin 1830, le face à face dure deux, trois heures et davantage, jusqu'aux éclats de l'avant-midi. Comme si les envahisseurs allaient être les amants!» (A.F, p; 16) Cependant, Alger reste la «Ville Imprenable». Les initiales sont mises au majuscule comme pour souligner qu'il s'agit d'un nom propre que la narratrice donne à la ville d'Alger. Les combats sont assimilés à une étreinte: «Comme si, en vérité, dès le premier affrontement de cette guerre qui va s'étirer, l'Arabe, sur son cheval court et nerveux, recherchait l'embrassement: la mort, donnée ou reçue mais toujours au galop de la course, semble se sublimer en étreinte figée». (A.F, p. 25) Soucieuse de corriger la vision que donnent les colons de cette première conquête de l'Algérie, la narratrice fait ressortir un détail important: «Le Français [Merle] relate l'autre événement significatif: à l'hôpital, un blessé n'a pu être amputé d'une jambe à cause du refus de son père en visite! Mais notre auteur n'avoue pas ce que nous comprenons par ailleurs: la foule d'interprètes militaires moyen-orientaux, que l'armée française a amenés, se révèle incapable de traduire les premiers dialogues — l'arabe dialectal de ces régions serait-il hermétique?» (A.F, pp. 44-45) Ainsi, l'Histoire écrite par les autres est totalement faussée, altérée. Cet acharnement à détourner la réalité révèle le désappointement des envahisseurs devant leur incapacité de soumettre l'ennemi à leur volonté, car les Algériens, par leur fierté et leur silence hermétique restent intacts: «Impossible d'étreindre l'ennemi dans la bataille. Restent ces échappées: par femmes mutilées, par bœufs et troupeaux dénombrés ou par l'éclat de l'or pillé. Se convaincre que l'Autre glisse, se dérobe, fuit. Or l'ennemi revient sur l'arrière. Sa guerre à lui apparaît muette, sans écriture, sans temps de l'écriture. Les femmes, par leur hululement funèbre, improvisent, en direction de l'autre sexe, comme une étrange de la guerre. Inhumanité certes de ces cris, stridulation du chant qui lancine, hiéroglyphes 247 de la voix collective et sauvage: nos écrivains sont hantés par cette rumeur». ( A.F, p. 68) L'indigène est donc fier, il ne reconnaît pas sa défaite, il ne fait pas face à l'ennemi: «L'indigène, même quand il semble soumis, n'est pas vaincu. Ne lève pas les yeux pour regarder son vainqueur. Ne le «reconnaît» pas. Ne le nomme pas. Qu'est-ce qu'une victoire si elle n'est pas nommée?». (A.F, p. 69) C'est peut-être cette fierté d'opprimés qui crée la hantise ou la fascination par cette Algérie indomptable de ceux qui écrivent et notent leur déception, leur consternation face à cette contrée mystérieuse: «Les lettres de ces capitaines oubliés qui prétendent s'inquiéter de leurs problèmes d'intendance et de carriè-re, qui exposent parfois leur philosophie personnelle, ces lettres parlent, dans le fond, d'une Algériefemme impossible à apprivoiser. Fantasme d'une Algérie domptée: chaque combat éloigne encore plus l'épuisement de la révolte. Ces guerriers qui paradent me deviennent, au milieu des cris que leur style élégant ne peut atténuer, les amants funèbres de mon Algérie». (A.F, p. 69) Ainsi la guerre s'apparente-t-elle à une fantasia où sonnent les glas et où se font entendre les cris de l'agonie et les stridulations des femmes célébrant la mort en martyrs de leurs hommes. Les enfumés de Nacmaria, eux, n'ont pas bénéficié de cette mort en fantasia. Ils ont été enterrés sans cérémonie funèbre, ni cris des pleureuses, ni hululement des femmes. Le rapport de Pélissier les ressuscite cependant: «Pélissier, l'intercesseur de cette mort longue, pour mille cinq cents cadavres sous El Kantara, avec leurs troupeaux bêlant indéfiniment au trépas, me tend son rapport et je reçois ce palimpseste pour y inscrire à mon tour la passion calcinée des ancêtres». (A.F, p. 93) Ainsi, la narratrice s'applique à réécrire l'Histoire, à réveiller ces morts par milliers, à leur redonner mouvements et voix. C'est opérant de cette même manière qu'elle a déroulé l'histoire de Badra, fille du caïd Ben Kadrouma et la plus belle de Mazouna: l'histoire se déroule sur 20 pages sans référence aux éventuelles sources desquelles la narratrice s'est inspirée pour raconter cette histoire. Ce n'est qu'à la dernière page qu'elle restitue la source de son récit. Elle a donc réécrit entièrement l'histoire de cette femme, aucune citation ne filtre à travers le récit. Le lecteur assiste à une reconstitution détaillée, minutieuse des événements qui ont entouré cette vierge prisonnière de Bou Maza et libérée par 248 son père après qu'il ait payé une rançon d'un montant très élevé. En fait, cette vierge symbolise pour la narratrice l'Algérie dépouillée mais non violée, l'Algérie-femme impossible à apprivoiser. Partant de documents historiques écrits par les autres, par les colonisateurs, la narratrice arrive donc à réhabiliter la mémoire de ses compatriotes morts dans ou après les combats. Sa verve d'historienne se dévoile sous nos regards de lecteurs affectés par cette violence exacerbée, par ce sang noir qui coule et couvre de sa chaleur cette terre meurtrie. Le contraste avec les chapitres autobiographiques accentue encore plus cette émotion du lecteur qui, d'un registre ordinaire, quotidien, se voit transporté dans un champ de bataille éclaboussé de sang et hanté par les cris de mort et les charognes. C'est en réalité ce même contraste qui fait paraître aux yeux de la narratrice sa vie sans intérêt notable et son existence d'une banalité accablante. C'est pourquoi elle a décidé d'abandonner l'écriture autobio-graphique, de se racheter de sa faute première (vouloir connaître l'amour alors que des milliers des siens sont morts sur le champ de bataille, oser vivre à l'occidentale alors que des milliers de femmes de son pays se recroquevillent dans leur patio). L'écriture autobiographique cède alors le pas à l'écriture historique et l'œuvre se transforme en un roman historique peuplé de cris d'angoisse et d'agonie, des cris de femmes racontant leur histoire à elles, leur contribution à la libération de l'Algérie. Le chœur des femmes s'élève ainsi comme un orchestre musical animant toute la troisième partie du roman. 249 II - FEMMES-MEMOIRE : Substituer aux témoignages des colons sa propre version de l'Histoire puis le témoignage des femmes ayant vécu la guerre de libération: tel est le but de la narratrice de A.F. C'est pourquoi elle entreprend un pèlerinage à travers les buissons des montagnes pour rencontrer celles qui ont participé à la guerre de libération en maquisardes ou celles dont la famille a été frappée par le malheur de la guerre et qui vivent désormais en veuves de martyrs tombés pour la dignité du pays. Elle pousse la porte de chaque maison dans ces montagnes du Dahra, mêlée à l'auditoire des enfants, elle s'accroupit devant chaque diseuse, note son récit avec tous ses détails puis le rapporte dans cette troisième partie destinée à réveiller les voix enterrées. C'est ainsi que chacune de ces femmes devient narratrice à sa manière, chacune s'empare de la narration en diseuse infatigable. Une certaine polyphonie énonciative s'inscrit désormais dans l'œuvre et la transforme en roman, en fiction mettant en relief plusieurs Je-origines, plusieurs subjectivités aussi nombreuses que variées. La narratrice unique se transforme alors en narratrice première, elle reprend le récit de chacune de ces femmes, elle le développe, lui donne plus de texture et de poésie. Coupée de l'oralité de ces femmes, elle tente de se rallier à elles, de se frayer une place parmi elles et de faire partie de la chaîne de transmission qu'elles composent, chaîne qui maintient la Mémoire du pays vivace et authentique. 250 II. A - DIRE L'HISTOIRE: La troisième partie s'intitule «LES VOIX ENSEVELIES» (A.F, p. 127), elle ne se compose pas de chapitres mais de mouvements. Ces mêmes mouvements qui animent les corps des morts et les ressuscitent en leur redonnant voix, en réveillant leurs paroles ensevelies. Des chapitres autobiographiques y alternent avec d'autres où nous entendons des récits de femmes sur la guerre de libération de l'Algérie. Voix en mouvements, voix qui déchirent l'espace et disent l'Histoire, leur Histoire. Les chapitres où se font entendre ces récits de femmes s'intitulent justement «VOIX». Plusieurs voix s'y agencent et nous livrent une version précise et détaillée des endurances du peuple algérien lors de cette longue guerre. La première voix est celle de Chérifa Amroune, la narratrice l'écoute avec une attention d'un intérêt extrêmes: «La conteuse demeure assise au centre d'une chambre obscure, peuplée d'enfants accroupis, aux yeux luisants: nous nous trouvons au cœur d'une orangeraie du Tell… La voix lance ses filets loin de tant d'années escaladées, la paix soudain comme un plomb. Elle hésite, continue, source égarée sous les haies de cactus». (A.F, p. 160) Son récit, raconté dans la langue des aïeules, a pour Chérifa une vertu libératrice, c'est en fait la narratrice première qui l'affirme: «Chérifa vieillie, à la santé déclinante, est immobilisée. Libérant pour moi sa voix, elle se libère à nouveau; de quelle nostalgie son accent fléchira-t-il tout à l'heure?…» (A.F, p. 161) Pareille à celle de Chérifa, la voix de Sahraoui Zohra coule, chaude comme un ruisseau ininterrompu, elle libère les souvenirs de son auteur et le dote d'une existence singulière, d'une personnalité qui lui est propre: «Sa voix creuse dans les braises d'hier. Au fond du patio, pendant que les versants de la montagne changent de nuances au cours de l'après-midi, la machine à coudre reprend son antienne». (A.F, pp. 186-187) Ces récits de transmission sont libérateurs, ils procurent à celui ou celle qui écoute une véritable Mémoire, une Histoire et donc une identité, puisqu'ils ressuscitent les ancêtres morts: «Les vergers brûlés par Saint-Arnaud voient enfin leur feu s'éteindre, parce que la vieille aujourd'hui parle et que je m'apprête à transcrire son 251 récit». (A.F, pp. 200-201) La chaîne des souvenirs est dissimulée au fond des patios, elle représente la mémoire cachée du pays, son âme secrète à travers laquelle s'entretient l'identité de chacun, son essence même: «Chaîne de souvenirs: n'est-elle pas justement «chaîne» qui entrave autant qu'elle enracine? Pour chaque passant, la parleuse stationne debout, dissimulée derrière le seuil. Il n'est pas séant de soulever le rideau et de s'exposer au soleil. Toute parole, trop éclairée, devient voix de forfanterie, et l'aphonie, résistance inentamée…» (A.F. p. 201) Ce qui caractérise la voix de ces femmes, c'est l'oralité de la langue qu'elles emploient. Le lecteur a, par moments, l'impression d'entendre le dialecte arabe de ces régions montagneuses: «La France est venue et elle nous a brûlés. […] Ils nous brûlèrent la maison une troisième fois» (A.F, p. 133), dit Chérifa qui se remémore ces années d'endurance. L'emploi de «la France» à la place des soldats français relève ici d'une synecdocque très employée dans le parler arabe de l'époque. Cette figure dévoile la conscience des indigènes d'être sous la soumission d'un état et non de quelques soldats qui ne sont que les exécutants de cette force répressive qu'est «la France». L'utilisation du pronom personnel au datif dit «éthique» («Ils nous brûlèrent la maison») est «un trait de langage familier»1 en français. Il l'est encore plus en langue arabe. En fait, il n'est employé que dans l'arabe dialectal. Ces procédés stylistiques, ces traits de l'oralité jalonneront ainsi les récits de ces femmes héroïnes de la guerre d'Algérie. Ecoutant le récit de Zohra, nous retrouvons les mêmes traits d'oralité que nous avons déjà décelés dans les paroles de Chérifa: l'utilisation de la même synecdoque et l'emploi du pronom personnel au datif éthique: «Quant au blé, avant que la France nous brûle, nous le donnions au moulin, puis nous pétrissions la farine». (A.F, p. 166) «Ils me brûlèrent la maison». (A.F, p. 167) «Même les marmites, ils me les avaient brisées». (A.F, p.168) Zohra confectionnait des uniformes pour les maquisards, elle insiste sur la qualité des coutures qu'elle faisait: 1. Catherine FROMILHAGUE et Anne SANCIER, Introduction à l'analyse stylistique, op. cit, p. 98. 252 «Comme j'étais fière des uniformes que je confectionnais! Sans vanité, les miens étaient les mieux coupés! Tu en dépliais un, tu le suspendais: tu arrivais à peine à croire Qu'il n'était pas acheté au magasin!» (A.F, p. 180) L'interpellation de l'auditoire relève également ici d'un style oral. Elle émane de la volonté de Zohra d'associer ceux qui écoutent à son admiration pour ses ouvrages d'alors. Et le datif éthique de revenir pressant dans la bouche de cette vieille tante de la narratrice première: «La seconde fois où les soldats me brûlèrent la demeure, le feu se développait, le feu «mangeait» et le toit partait en morceaux…» (A.F, p. 181) L'emploi du verbe «manger» pour «consumer» renvoie aussi à l'oralité du dialecte arabe utilisé. De même l'utilisation du verbe «vendre» pour «trahir»: «Au village, un garçon nous a «vendues»». (A.F, p. 181) Lors de l'arrestation de Zohra, sa fille et sa sœur éclatent en sanglots: «— Ne pleurez pas, leur ai-je ordonné. Ne pleurez pas sur moi! J'interdis qu'on pleure sur moi!» (A.F, p. 182) «Pleurer sur quelqu'un» est, elle aussi, une expression du parler arabe. Même en arabe littéraire on dit «pleurer quelqu'un» et non «pleurer sur quelqu'un». Une anonyme dont le mari et les trois fils sont morts pendant la guerre et qu'on n'a pas indemnisée, une fois les combats finis, dévide, elle aussi, amèrement son histoire: «Les hommes, qui me servaient d'épaules, tous ces hommes sont partis!» (A.F, p. 224) Le mot «épaules» est employé ici à la place d'«appuis». C'est également une expression très employée dans le dialecte arabe. Ce chœur de femmes est conclu par une voix de veuve dont le mari a été fusillé sur la place du village. Les récits de ces femmes sont également parsemés de formules de bénédiction où elles invoquent Dieu et son Prophète. Racontant qu'elle s'était réfugiée dans les branches d'un chêne robuste alors qu'elle était poursuivie par «la France», Chérifa ajoute: «Je me suis fiée à la protection de Dieu!» (A.F, p. 137) Evoquant son départ à la recherche de l'endroit où est tombé son frère, elle affirme: «Dieu voulut que je me repère aussitôt et que je trouve l'endroit la première». (A.F, p. 138) Dans une des bases des maquisards, elle soigne les blessés. Un jour, elle décide de partir. Sur l'insistance des frères elle répondt: «La seule raison […] c'est Dieu! C'est comme s'il m'avait mis de l'ombre sur cet endroit!» (A.F, p. 148) Cette phrase soulignée n'est employée que dans le dialecte arabe, elle démontre le soudain rejet que Chérifa ressent pour ce lieu. 253 Cachée chez Djennet, sa nièce, Zohra se dissimule chaque fois que quelqu'un rend visite à celle-ci. C'est à ce propos qu'elle évoque Dieu et son Prophète: «Car j'avais peur! Je savais que ces gens venaient «pour Dieu et son Prophète», en toute bonne foi, mais malgré tout, s'ils me voyaient, en partant, ils parleraient! […] Tout ce qui est passé sur moi! Mon Dieu, tout ce qui est passé!» (A.F, p. 170) Cette dernière phrase est, elle aussi, un authentique trait d'oralité dans la langue arabe. On dit généralement «il s'est passé beaucoup sur ma tête» ce qui revient à dire «j'ai enduré énormément». Evoquant la profession qu'exerçait Khadidja, une femme qu'elle a rencontrée en prison, Lla Zohra emploie une formule conjuratoire propre au dialecte arabe: «Elle dirigeait, que Dieu éloigne de nous le mal, une maison, la «mauvaise», une maison de tolérance…» (A.F, p. 182) Le mot «mauvaise» réfère ici à un jugement moral de la part de la vieille femme à l'égard de telles institutions. Le récit d'une autre anonyme, une veuve dont le mari a été condamné à mort et s'est évadé de prison avant d'être tué dans les combats, use également de la synecdocque «la France» et des formules de bénédiction religieuses: «La France continuait à multiplier les gardes. Chaque fois que les évadés nous envoyaient un des leurs, Dieu a conservé sur eux et sur nous le salut!» (A.F, p. 211) Les récits de ces femmes sont donc parsemés de références au dialecte arabe, au langage qu'elles emploient tous les jours. Comment peuvent-elles accéder à l'écriture littéraire puisqu'elles ne sont que des analphabètes? Pour la narratrice, c'est justement cette langue parlée, langue de sa mère, qui flambe de poésie et de chaleur primitive. C'est cette même langue qui assure la transmission orale de la Mémoire de génération en génération, transmission plus authentique et plus sûre que n'importe quel écrit. C'est ainsi que s'opère le mécanisme de la transmission de mère en fille: «Temps des asphyxiées du désir, tranchées de la jeunesse où le chœur des spectatrices de la mort vrille par spasmes suraigus jusqu'au ciel noirci… Se maintenir en diseuse dressée, figure de proue de la mémoire. L'héritage va chavirer — vague après vague, nuit après nuit, les murmures reprennent avant même que l'enfant comprenne, avant même qu'il trouve ses mots de lumière, avant de parler à son tour et pour ne point parler seul…» (A.F, p. 200) 254 Etudiant la troisième partie de A.F, Beïda Chikhi affirme: «Témoins oubliés et voix ensevelies vont tenter une vitale et douloureuse percée à travers les couches sédimentées de la mémoire; voix, murmures, chuchotements, soliloques, conciliabules, voix à la recherche d'un corps, voix prenant corps dans l'espace, s'érigent en principe constructif et base thématique de toute la troisième partie. Celle-ci met en jeu un nouveau type de discours historique émanant d'instances exclusivement féminines. Le savoir historique féminin produit son mode d'expression avec ses propres procédés d'articulation, sortes de relais spécifiques à la transmission orale»1. Voix de l'ombre, voix souterraines qui animent les morts et les ressuscitent. Voix de l'oubli, «voix ensevelies» d'hier: ce chœur de femmes introduit la narratrice dans un monde magique, dans le monde d'avant la naissance ou celui d'après la mort. N'avons-nous pas affirmé, en conclusion à notre deuxième partie, que la narratrice aspire à une annihilation du temps, à un anéantissement de l'espace pour rejoindre ce monde maternel qui évoque la chaleur utérine? C'est en effet dans la voix de ces femmes, dans leur durée qu'elle découvre ce monde perdu et qu'elle recherchait. Il lui appartient à présent de s'y introduire, de s'y installer; bref, de faire partie de la chaîne des souvenirs qu'entretiennent ces femmes de génération en génération. II. B - JE FAIT PARTIE DE LA CHAINE DE TRANSMISSION: Ces voix de femmes sont dans leur majorité anonymes. Les Je qu'elles emploient occultent derrière eux l'identité de chacune. Chérifa, la première conteuse dévide son récit sans nous donner la moindre indication sur son identité. Ce n'est que lors de la reprise de son histoire par la narratrice que nous découvrons son nom: «C'est elle, la bergère de treize ans, la première fille des Amroune, elle que les cousins, les voisins, les alliés, les oncles paternels accusent de se prendre pour un quatrième mâle, en fuyant le douar et les soldats français, au lieu de se terrer comme les autres femelles! Elle a donc erré, elle s'est accrochée aux arbres durant la poursuite interminable». (A.F, p. 139) 1. Les Romans d'Assia Djebar, Office des Publications Universitaires, Alger, 1990, p. 22. 255 «Elle s'appelle Chérifa. Quand elle entame le récit, vingt ans après, elle n'évoque ni l'inhumation, ni un autre ensevelissement pour le frère gisant dans la rivière». (A.F, p. 141) La narratrice reprend presque intégralement le récit de Chérifa, elle le développe, le commente comme elle l'a fait pour les documents historiques dans les deux premières parties. Après cela, elle poursuit le récit entamé par la conteuse. Elle reprend le flambeau de la narration pour se dresser à son tour en conteuse. Elle nous décrit le cri de la fillette de treize ans: «Elle a entonné un long premier cri, la fillette. […] Le thrène de l'informe révolte dessine son arabesque dans l'azur. La complainte se fait houle: soubresauts suivis d'un frémissement; un ruisseau d'absence creuse l'air. […] Le cadavre, lui, s'en enveloppe, semble retrouver sa mémoire: miasmes, odeurs, gargouillis. Il s'inonde de touffeur sonore. La vibration de la stridulation, le rythme de la déclamation langent ses chairs pour parer à leur décomposition. Voix-cuirasse qui enveloppe le gisant contre la terre, qui lui redonne regard au bord de la fosse…» (A.F, pp. 140-141) Ce premier récit de la narratrice-conteuse se déroule comme un chuchotement, comme le susurrement d'une voix timide, non habituée à parler devant un auditoire. L'italique confirme en fait notre intuition. N'est-il pas souvent employé pour rendre compte d'une voix intérieure habitant la narratrice? Cette voix commence à s'extérioriser dans la troisième partie, elle prend corps pour participer à son tour à la chaîne de transmission. Dans «CORPS ENLACES» (A.F, p. 160), la narratrice essaie d'associer sa voix à celle de Chérifa, elle tente d'apprendre à travers elle les voies de la transmission, elle s'exerce à la parole maternelle, au chant des femmes: «Je ne m'avance ni en diseuse, ni en scripteuse. Sur l'aire de la dépossession, je voudrais pouvoir chanter. Corps nu — puisque je me dépouille des souvenirs d'enfance —, je me veux porteuse d'offrandes, mains tendues vers qui, vers les Seigneurs de la guerre d'hier, ou vers les fillettes rôdeuses qui habitent le silence succédant aux batailles… Et j'offre quoi, sinon nœuds d'écorce de la mémoire griffée, je cherche quoi, peut-être la douve où se noient les mots de meurtrissure…» (A.F, p. 161) Ainsi, la narratrice cherche à rapprocher l'Histoire racontée dans les deux premières parties des récits de ces femmes rebelles. Elle tente de se dégager de l'écriture autobiographique, de se dénuder pour pouvoir se mêler à l'Histoire de l'Algérie, à l'Histoire de ces femmes. L'objectif qu'elle se fixe est donc de reprendre le récit de Chérifa, de retracer son parcours même en langue 256 étrangère: «Chérifa! Je désirais recréer ta course: dans le champ isolé, l'arbre se dresse tragiquement devant toi qui crains les chacals. Tu traverses ensuite les villages, entre des gardes, amenée jusqu'au camp de prisonniers qui grossit chaque année… Ta voix s'est prise au piège; mon parler français la déguise sans l'habiller. A peine si je frôle l'ombre de ton pas! Les mots que j'ai cru te donner s'enveloppent de la même serge de deuil que ceux de Bosquet ou de Saint-Arnaud. En vérité, ils s'écrivent à travers ma main, puisque je consens à cette bâtardise, au seul métissage que la fois ancestrale ne condamne pas: celui de la langue et non celui du sang. Mots torches qui éclairent mes compagnes, mes complices; d'elles, définitivement, ils me séparent. Et sous leur poids, je m'expatrie». (A.F, p. 161) Ainsi l'écriture joue un rôle salvateur puisqu'elle ressuscite les morts, elle rend compte du récit de ces femmes anonymes, elle les éclairent, même si elle plonge la narratrice dans une obscurité hérmétique. Dans «MURMURES…» (A.F, p. 171), cette dernière reprend le récit de Sahraoui Zohra: «Djennet est assise sur le seuil, à même le carrelage, ou sur une peau de mouton immaculée. […]» (A.F, p. 171) Djennet est la nièce de cette vieille femme, elle essaie de dissimuler la présence de sa tante maternelle. Elle utilise le pilon de cuivre écrasant toute sorte d'épices pour couvrir le lamento de la tante harcelée par la présence de l'ennemi. En réalité, Zohra est une parente de la narratrice: «— Nous étions cousines, ta grand-mère et moi, dit-elle. Je te suis certes plus proche par le père de ta mère; nous sommes de la même fraction, de la même tribu. Elle, elle m'est liée par une autre alliance, par les femmes!» (A.F, p. 186) Le souci de la narratrice est de prendre le relais de la vieille Zohra, de transmettre à son tour: «Dire à mon tour. Transmettre ce qui a été dit, puis écrit. Propos d'il y a plus de un siècle, comme ceux que nous échangeons aujourd'hui, nous, femmes de la même tribu. Tessons de sons qui résonnent dans la halte de l'apaisement…» (A.F, p. 187) Ainsi raconte-t-elle à la vieille une histoire que Fromentin a tenue de son ami: l'histoire des deux «Naylettes» tuées par des soldats français. Et la narratrice d'adopter le langage de cette «petite mère»: «[…] Fatma et Mériem reçoivent en secret deux officiers d'une colonne française qui patrouille dans les parages: non pour trahir, simplement pour une nuit d'amour, «que Dieu éloigne de nous le péché!»». 257 (A.F, p. 188) Transmettre ce qui a été écrit à celles qui ne peuvent pas lire, aux aïeules à la mémoire fertile: c'est désormais l'objectif qu'elle se fixe: «La main de Mériem agonisante tend encore le bouton d'uniforme: à l'amant, à l'ami de l'amant qui ne peut plus qu'écrire. Et le temps s'annihile. Je traduis la relation dans la langue maternelle et je te la rapporte, moi, ta cousine. Ainsi je m'essaie, en éphémère diseuse, près de toi, petite mère assise devant ton potager. Ces nuits de Ménacer, j'ai dormi dans ton lit, comme autrefois je me blottissais, enfant, contre la mère de mon père». (A.F, p. 189) Dans sa posture de diseuse, la narratrice se voit retourner à l'enfance. N'était-ce pas dans la posture de l'enfant qu'elle écoutait la conteuse dans le chapitre précédent et donc lors du récit de Chérifa? Et voilà que la narratrice poursuit son dépouillement des documents historiques pour assurer la transmission, pour établir un échange entre elle et ces femmes conteuses. Elle se réfère à une lettre de Saint-Arnaud à son frère où il dévide son projet de prendre des otages parmi les Berkani. La voilà parmi ces mêmes otages, prisonniers de Saint-Arnaud, sur le paquebot qui se dirige vers l'île Sainte-Marguerite. Une femme enceinte accompagne les prisonniers, la narratrice la choisit comme interlocutrice, elle lui adresse la parole: «Je t'imagine, toi, l'inconnue, dont on parle encore de conteuse à conteuse, au cours de ce siècle qui aboutit à mes années d'enfance. Car je prends place à mon tour dans le cercle d'écoute immuable, près des monts Ménacer… Je te recrée, toi, l'invisible, tandis que tu vas voyager avec les autres, jusqu'à l'île Sainte-Marguerite, dans des geôles rendues célèbres par «l'homme au masque de fer». Ton masque à toi, ô aïeule d'aïeule la première expatriée, est plus lourd encore que cet acier romanesque! Je te ressuscite, au cours de cette traversée que n'évoquera nulle lettre de guerrier français…» (A.F, p. 214) L'histoire de cette femme n'est donc racontée par aucun observateur français. Elle sera seulement retracée par la narratrice. Cette dernière imagine l'accouchement prématuré de cette femme sur le bateau des autres et l'enterrement du fœtus au cœur de l'océan. Elle évoque les craintes de cette mère pour son enfant mort-né, crainte de le voir enterré sur la terre des autres et non sur une terre d'Islam. Ainsi, libre de toute contrainte, la narratrice finit par inventer ou imaginer une histoire qui n'a été évoquée par personne avant elle. La voilà devenue conteuse comme les autres femmes de son pays, comme 258 ces femmes formant la chaîne de transmission. Lors de circonstances critiques (viol par un étranger), une stratégie de silence s'impose à ces femmes. En fait, le viol non dit ne sera pas un véritable viol: «L'une ou l'autre des aïeules posera la question, pour se saisir du silence et construire un barrage au malheur. La jeune femme, cheveux recoiffés, ses yeux dans les yeux sans éclat de la vieille, éparpille du sable brûlant sur toute parole: le viol, non dit, ne sera pas violé. Avalé. Jusqu'à la prochaine alerte». (A.F, p. 226) Cherchant désespérément un lien de sang ou de langue avec ces femmes, la narratrice s'interroge sur son rapport avec elles: «Vingt ans après, puis-je prétendre habiter ces voix d'asphyxie? Ne vais-je pas trouver tout au plus de l'eau évaporée? Quels fantômes réveiller, alors que, dans le désert de l'expression d'amour (amour reçu, «amour» imposé), me sont renvoyées ma propre aridité et mon aphasie». (A.F, p. 227) Son «aphasie amoureuse» la poursuit en fait comme une malédiction imposée par la langue du conquérant. C'est pourtant de cette langue qu'elle se sert pour sortir de son mutisme et rompre le silence, c'est paradoxalement dans les textes écrits en cette langue qu'elle cherche la réalité historique de son pays. S'inspirant du journal d'un légionnaire, elle nous raconte l'histoire du pillage de l'armée française dans un village d'El Aroub. Celle-ci y a torturé puis tué deux maquisards: «Parmi les légionnaires, l'un écrit les jours d'El Aroub et les revit. […] Je le lis à mon tour, lectrice de hasard, comme si je me retrouvais enveloppée du voile ancestral; seul mon œil libre allant et venant sur les pages, où ne s'inscrit pas seulement ce que le témoin voit, ni ce qu'il écoute». (A.F, p. 235) La narratrice s'applique cependant à interpréter les récits écrits, à lire entre les lignes pour imaginer la souffrance des siens. Souffrance qu'aucun Français ne s'avisera de raconter. C'est en fait après le retrait de l'armée française du village que le récit de ces jours d'El Aroub est rédigé: «Est-ce au cours de cette descente vers la mer ou le lendemain, dans un des camions du convoi, sous la pluie, qu'un certain Bernard se confie à celui qui fera le récit de ces jours d'El Aroub, et évoque ce qu'il n'oubliera plus?… A nouveau, un homme parle, un autre écoute, puis écrit. Je bute, moi, contre leurs mots qui circulent; je parle ensuite, je vous parle, à vous, les veuves de cet autre village de montagne, si éloigné ou si proche d'El Aroub!» 259 (A.F, p. 236) Interpellant les aïeules figurant parmi l'auditoire qui l'écoute, la narratrice évoque le récit de Bernard entraîné par une jeune Algérienne sous le regard voyeur des vieilles femmes: «Vingt ans après, je vous rapporte la scène, à vous les veuves, pour qu'à votre tour vous regardiez, pour qu'à votre tour, vous vous taisiez. Et les vieilles immobilisées écoutent la villageoise inconnue qui se donne. Silence chevauchant les nuits de passion et les mots refroidis, silence des voyeuses qui accompagne, au cœur d'un hameau ruiné, le frémissement des baisers». (A.F, p. 237) L'histoire de Pauline, exilée en Algérie et rapatriée après quatre mois de son exil à Lyon où, malade, elle meurt, se déroule comme un cri de réconciliation avec la langue française: «En fait, elle n'a plus quitté l'Algérie sinon pour délirer… Notre pays devient sa fosse: ses véritables héritières — Chérifa de l'arbre, Lla Zohra errante dans les incendies de compagne, le chœur des veuves anonymes d'aujourd'hui — pourraient pousser, en son honneur, le cri de triomphe ancestral, ce hululement de sororité convulsive!» (A.F, p. 250) Pauline, exilée en Algérie, écrit des lettres à ses amies à partir de la terre algérienne. Elle souligne la compassion et l'amour qu'elle a pour toute femme algérienne: «Durant les quatre mois de ce voyage algérien, Pauline n'a cessé d'écrire de multiples lettres à ses amies de combat, à sa famille, à ses proches… J'ai rencontré cette femme sur le terrain de son écriture: dans la glaise du glossaire français, elle et moi, nous voici aujourd'hui enlacées. Je relis ces lettres parties d'Algérie; une phrase me parvient, calligraphie d'amour, enroulant la vie de Pauline: «En Kabylie, écrit Pauline, en juillet 1852, j'ai vu la femme bête de somme et l'odalisque de harem d'un riche. J'ai dormi près des premières sur la terre nue, et près des secondes dans l'or et la soie…» Mots de tendresse d'une femme, en gésine de l'avenir: ils irradient là sous mes yeux et enfin me libèrent». (A.F, pp. 250-251) Ainsi, les mots français véhiculés par l'amour ne peuvent que libérer la narratrice de son aphasie. Ils lui permettent de retranscrire l'histoire de Haoua tuée par un cavalier Hadjout qu'elle a abandonné pour un ami français. Cette histoire, la narratrice l'a d'abord lue en langue française, elle a été racontée par 260 l'amant de Haoua à Fromentin qui l'a inscrite dans ses Mémoires. Comme Pauline, Fromentin, fasciné par cette Algérie indomptable, pays qu'il a illustré magnifiquement dans ses peintures, ne peut être qu'un trait d'union entre la narratrice et les femmes de son pays, ces femmes qu'il a peintes admirablement. Dans le dernier chapitre du roman «AIR DE NAY» (A.F, p. 255), la narratrice salue ce peintre qu'un lien viscéral rattache à l'Algérie: «Lors j'interviens, la mémoire nomade et la voix coupée. […] J'interviens pour saluer le peintre qui, au long de mon vagabondage, m'a accompagnée en seconde silhouette paternelle. Eugène Fromentin me tend une main inattendue, celle d'une inconnue qu'il n'a jamais pu dessiner. En juin 1853, lorsqu'il quitte le Sahel pour une descente aux portes du désert, il visite Laghouat occupée après un terrible siège. Il évoque alors un détail sinistre: au sortir de l'oasis que le massacre, six mois après, empuantit, Fromentin ramasse, dans la poussière, une main coupée d'Algérienne anonyme. Il la jette ensuite sur son chemin. Plus tard, je me saisis de cette main vivante, main de la mutilation et du souvenir et je tente de lui faire porter le «qalam»». (A.F, p. 255) «Faire porter le «qalam»» à une main d'anonyme n'est-ce pas associer ces femmes à son écriture, les rejoindre dans leur oralité et leur offrir la possibilité d'inscrire leurs récits, d'entretenir leur mémoire par l'écriture qui immortalise à jamais. Car peu importe la langue qu'on utilise, «Ecrire ne tue pas la voix, mais la réveille, surtout pour ressusciter tant de sœurs disparues». (A.F, p. 229) Les efforts de la narratrice pour se lier aux femmes de son pays ne fléchissent donc jamais. Constatant son aphasie et le désert de l'expression où elle se sent dès qu'elle essaie d'utiliser la langue maternelle, elle ne baisse pour autant pas les bras. Elle utilise la langue des autres, leurs mots, leurs propres armes pour leur renvoyer la balle. Et voilà que la langue française, arme première des ennemis de l'Algérie, se retourne contre eux, dévoile leur ignominie et leur lâcheté. N'est-ce pas la meilleure façon de lutter? Se situer sur le terrain de l'écriture, s'emparer des armes des ennemis, de leurs mots pour les utiliser contre eux et organiser la défense de soi et des siens. C'est ainsi que la narratrice a pu atteindre le salut final. Pour Beïda Chikhi: «Lire L'Amour, la fantasia, c'est opérer un constant travail de liaison, établir de nombreux points de suture de tous les fragments textuels conformément au code qui régit tout à la fois la fiction et la narration et 261 qui s'élabore dans le rapprochement de trois expériences différentes de discours historiques: discours-témoignages d'époque, discours-témoignages des femmes de la tribu et discours-parcours autobiographique. Tous les sens passent par la corrélation mise en œuvre par l'instance narrative»1. Trois sortes d'énoncés historiques se développent donc dans A.F: l'Histoire de l'Algérie lors des premières années de sa colonisation par les Français, l'Histoire de la guerre de libération racontée par des voix de femmes et l'histoire de la narratrice, celle qu'elle a essayé d'abord de nous conter à travers son autobiographie. La question qui s'impose à nous après cette constatation est la suivante: quel rapport entretiennent les deux premiers récits historiques avec le troisième? Autrement dit, quelle influence l'écriture de l'Histoire et l'agencement de ces voix de femmes en chœur ont-ils sur l'écriture autobiographique? Ce n'est en fait que pour aboutir à cette question, qui constitue la clé de notre analyse, que nous avons décrit la place qu'occupent ces deux récits historiques dans A.F. III - HISTOIRE ET AUTOBIOGRAPHIE LE POIDS DE LA MEMOIRE: L'inscription de l'Histoire, les multiples voix de femmes qui peuplent la troisième partie tiennent en échec le projet autobiographique. Hantée par les cadavres des emmurés de Dahra, obsédée par sa nostalgie pour le territoire linguistique de sa mère, la narratrice ne peut qu'avouer l'échec de son entreprise autobiographique. Cherchant à rendre compte de ses nuits d'amour, elle se heurte aux voix enfouies des siens, à leurs corps allongés le long des cavernes violées et brûlées: «L'amour, si je parvenais à l'écrire, s'approcherait d'un point nodal: là gît le risque d'exhumer des cris, ceux d'hier comme ceux du siècle dernier. Mais je n'aspire qu'à une écriture de transhumance, tandis que, voyageuse, je remplis mes outres d'un silence inépuisable». (A.F, p. 76) La «transhumance» est le voyage de la plaine à la montagne: voyage qu'elle 1. Les Romans d'Assia Djebar, op. cit, p. 17. 262 effectuera dans les chapitres historiques de la troisième partie? Le «silence inépuisable» trahit sa volonté de ne rien dire en attendant de laisser parler les autres femmes. Dans ce chapitre autobiographique de la deuxième partie, chapitre évoquant l'adolescence de la narratrice, un rapport entre l'autobiographie et l'Histoire est établi pour la première fois. Ce rapport coïncide sûrement avec la volonté de la narratrice de raconter ses premières aventures amoureuses. En réalité, dès ce chapitre, l'écriture autobiographique entreprend un retrait notable. Dans la première partie, les chapitres autobiographiques sont titrés alors que les chapitres historiques sont seulement numérotés. C'est justement l'inverse que nous observons dans la deuxième partie: l'autobiographie cède ainsi la place à l'Histoire qui envahit la vie de la narratrice et détourne à jamais son projet de s'écrire. C'est alors qu'à chaque mot d'amour prononcé, les cadavres des ancêtres tués par les colons commencent à flotter sur la surface de la mémoire. Même «Hannouni», le mot de tendresse prononcé par le frère à l'adresse de la narratrice, réveille en elle le souvenir de ces morts entassés dans les cavernes: «Sur une avenue poussièreuse de notre capitale, le frère adulte m'a donc renvoyé l'appellation lacérée de mystère ou de mélancolie. Rompt-il ainsi la digue? Un éclair où j'entrevois, par-dessus l'épaule fraternelle, des profils de femmes penchées, des lèvres qui murmurent, une autre voix ou ma voix qui appelle. Ombre d'aile, ce mot-chott. Silhouette dressée du frère qui détermine malgré lui la frontière incestueuse, l'unité hantée, l'obscurité de quels halliers de la mémoire, d'où ne surnagera que ce bruit de lèvres, qu'une brise des collines brûlées d'autrefois où je m'enterre. Où s'enfument ceux qui attendaient, dans le pourrissement de leur chair, l'amour cruel ou tendre, mais crié». (A.F, p. 96) L'écriture dévie donc dès qu'elle s'attaque aux mots d'amour. La cause de tout cela est bien sûr l'amour de la narratrice pour ces ancêtres martyrisés. La voix devient alors autre, elle se transforme en cri, pour ressusciter les autres, les aïeules. «Cette mise à nu, déployée dans la langue de l'ancien conquérant, lui qui, plus d'un siècle durant, a pu s'emparer de tout, sauf précisément des corps féminins, cette mise à nu renvoie étrangement à la mise à sac du siècle précédent. Le corps, hors de l'embaumement des plaintes rituelles, se retrouve comme fagoté de hardes. Reviennent en écho les clameurs des ancêtres désarçonnés lors des combats oubliés; et les hymnes des pleureuses, le thrène des spectatrices de la mort les accompagnent». (A.F, p. 178) La «mise à nu» évoque ici l'écriture autobiographique. Cette écriture, parce qu'elle se fait en langue française, ne peut se détacher de la «mise à sac», du 263 pillage de l'héritage maternel par les envahisseurs français. Les «clameurs» et les «hymnes» renvoient, eux, aux voix de l'oubli qu'il s'agit de réveiller: l'écriture autobio-graphique devient alors autant une nécessité qu'un sort à conjurer, une malédiction. Le «corps fagoté de hardes» est en fait enveloppé de la langue française que la narratrice perçoit comme un voile. C'est pourquoi la seule véritable mise à nu ne réside pas dans l'écriture qui matérialise le corps mais dans le silence; celui qui travaillait les aïeules depuis des siècles. Les sons chuchotés, la voix murmurée très bas: ce n'est qu'à travers la magie de ce langage souterraine que la narratrice arriverait à se dire. A partir de la page 127 débute la troisième partie intitulée «LES VOIX ENSEVELIES»: le détournement du projet autobiographique paraît alors effectif et même incontournable. La narratrice ne parlera plus d'elle que pour parler des autres. De plus, elle fera parler les morts à travers les récits des femmes de sa tribu d'origine. Cette partie commence avec une épigraphe qui consiste en une citation de Saint Augustin: «Sur ce, me voici en la mémoire, en ses terrains, en ses vastes entrepôts…» Cette citation annonce la transposition du champ de la narration de la mémoire individuelle de la narratrice à la Mémoire collective propre aux femmes de son pays, femmes qui, se remémorant, inscrivent leur version de l'histoire, témoignent d'une période très critique dans l'Histoire de l'Algérie: «Les mots d'amour s'élèvent dans un désert. Le corps de mes sœurs commence, depuis cinquante ans, à surgir par taches isolées, hors de plusieurs siècles de cantonnement; il tâtonne, il s'aveugle de lumière avant d'oser avancer. Un silence s'installe autour des premiers mots écrits, et quelques rires épars se conservent au-delà des gémissements. «L'amour, ses cris» («s'écrit»): ma main qui écrit établit le jeu des mots français sur les amours qui s'exhalent; mon corps qui, lui, simplement s'avance, mais dénudé, lorsqu'il retrouve le hululement des aïeules sur les champs de bataille d'autrefois, devient lui-même enjeu: il ne s'agit plus d'écrire que pour survivre». (A.F, p. 240) Les mots des sœurs, des aïeules se transforment ainsi en morts charriés par leurs paroles et par là, par l'écriture de la narratrice qui transcrit ces paroles de femmes, leurs chuchotements de prisonnières. L'amour, chargé de cris, s'écrit et s'écrie: l'écriture se mue alors en cri: cri des autres, cri de la narratrice. Pour cette dernière, il s'agit désormais d'écrire les autres ou à travers les autres pour pouvoir exister, l'écriture n'est plus à ce moment là un jeu mais un enjeu, une nécessité pour survivre. 264 Dans «LA TUNIQUE DE NESSUS» (A.F, p. 239), le rapport entre les chapitres autobiographiques et les chapitres historiques est définitivement établi: l'analogie entre la narratrice et l'Histoire de l'Algérie occupée est manifeste: «Après plus d'un siècle d'occupation française — qui finit, il y a peu, par un écharnement —, un territoire de langue subsiste entre deux peuples, entre deux mémoires; la langue française, corps et voix, s'installe en moi comme un orgueilleux préside, tandis que la langue maternelle, toute en oralité, en hardes dépénaillées, résiste et attaque, entre deux essoufflements. Le rythme du «rebato» en moi s'éperonnant, je suis à la fois l'assiégé étranger et l'autochtone partant à la mort par bravade, illusoire effervescence du dire et de l'écrit».(A.F, p. 241) Cette lutte entre l'écrit et l'oral, entre la langue française et la langue maternelle déchire la narratrice et entrave son projet de s'écrire. Car, «Ecrire la langue adverse, ce n'est plus inscrire sous son nez ce marmonnement qui monologue; écrire par cet alphabet devient poser son coude bien loin devant soi, par derrière le remblai — or dans ce retournement, l'écriture fait ressac». (A.F, p. 241) Le projet autobiographique change alors de destination, il se transforme en fiction animée par les multiples voix des femmes à qui la narratrice s'est trouvée contrainte de donner la parole: «Croyant «me parcourir», je ne fais que choisir un autre voile.Voulant, à chaque pas, parvenir à la transparence, je m'engloutis davantage dans l'anonymat des aïeules!» (A.F, p. 243) En effet, nous assistons ici à un détournement du projet autobiographique qui, à cause des mo(r)ts «charriés par l'écriture», se transforme en fiction. Le sujet de la narration, camouflé, enterré, enseveli par celle-ci et, n'en étant donc plus l'objet, se trouve condamné au silence pour écouter les échos des voix sorties droit des cavernes où elles étaient terrées. «Pour ma part, tandis que j'inscris la plus banale des phrases, aussitôt la guerre ancienne entre deux peuples entrecroise ses signes au creux de mon écriture. Celle-ci, tel un oscillographe, va des images de guerre — conquête ou libération, mais toujours d'hier — à la formulation d'un amour contradictoire, équivoque. Ma mémoire s'enfouit dans un terreau noir; la rumeur qui la porte vrille au-delà de ma plume». (A.F, p. 242) La Mémoire remplace ainsi la mémoire de la narratrice. S'établit alors un écart 265 entre ce qu'elle veut dire et ce qu'elle écrit. Ce «discours autobiographique», devenant dense à mesure que nous approchons de la clausule du roman, déchire la narratrice, l'interpelle et l'accuse de collaboration et de trahison, d'où la fréquence dans ces bribes de confession ou d'aveu pénible des modalités exclamative, interrogative et suspensive: «Ma fiction est cette autobiographie qui s'esquisse, alourdie par l'héritage qui m'encombre. Vais-je succomber?… Mais la légende tribale zigzague dans les béances et c'est dans le silence des mots d'amour, jamais proférés, de la langue maternelle non écrite, transportée comme un bavardage d'une mime inconnue et hagarde, c'est dans cette nuit-là que l'imagination, mendiante des rues, s'accroupit… Le murmure des compagnes cloîtrées devient mon feuillage. Comment trouver la force de m'arracher le voile, sinon parce qu'il me faut en couvrir la plaie inguérissable, suant les mots tout à côté?» (A.F, pp. 244-245) Ce n'est pas un pur hasard si les deux pages d'où nous avons extrait ce passage sont titrées «SOLILOQUE». La dimension intérieure, intériorisée ou introspective de ces quelques phrases, déjà attestée par la ponctuation, se trouve confirmée et renforcée par le caractère d'imprimerie qui est l'italique, caractère qu'Assia Djebar emploie souvent dans de pareils discours. L'autobiographie n'était donc qu'une vaine tentative, qu'un pur «exercice» sans solution aucune, qu'une ébauche, qu'un début sans aboutissement. Le «silence» de la narratrice fait place au «murmure» des autres femmes, l'écriture-plaie se transforme en paroles de femmes, de toute femme algérienne, l'unique Jeorigine du roman s'éclipse laissant fuser des voix du passé. Je se trouve être un autre. «Une constatation étrange s'impose: je suis née en dix-huit cent quarante deux, lorsque le commandant de Saint-Arnaud vient détruire la zaouia des Béni Ménacer, ma tribu d'origine et qu'il s'extasie sur les vergers, sur les oliviers disparus, «les plus beaux de la terre d'Afrique», précise-t-il dans une lettre à son frère. C'est aux lueurs de cet incendie que je parvins, un siècle après, à sortir du harem; c'est parce qu'il m'éclaire encore que je trouve la force de parler. Avant d'entendre ma propre voix, je perçois les râles, les gémissements des emmurés du Dahra, des prisonniers de SainteMarguerite; ils assurent l'orchestration nécessaire. Ils m'interpel-lent, ils me soutiennent pour qu'au signal donné, mon chant solitaire démarre». (A.F, p. 243) Ce n'est donc que grâce à l'histoire que la narratrice arrivera à écrire, à se dire. 266 Dire les autres n'est-ce pas en fin de compte se dire? L'Histoire ne se fait-elle pas à l'intérieur de la personne qui la raconte, dans l'esprit de l'historien? Pour Georges Gusdorf: «Nous comprenons toutes choses, en dehors de nous comme en nous-mêmes, à proportion de ce que nous sommes, et selon la mesure de nos dimensions spirituelles. C'est ce que voulait dire Dilthey, l'un des fondateurs de l'historiographie contem-poraine, lorsqu'il affirmait que l'histoire universelle est une extrapolation de l'autobiographie. L'espace objectif de l'histoire est toujours la projection de l'espace mental de l'historien»1. «L'écriture du moi suppose la présence du moi, l'adhésion, l'adhérence de l'être personnel»2, c'est justement ce qui manque le plus à Assia Djebar: cherchant à s'écrire, elle ne peut que constater, taraudée par son impuissance de femme déchirée, l'impossibilité, malgré l'apparente simplicité, de cet acte. Partie d'un monde réel, de l'histoire de son enfance, Assia Djebar s'enfonce dans un univers purement imaginaire hanté par les fantômes des morts, des martyrs des premières années de la "conquête" de l'Algérie. Ainsi, s'écrire, se dévoiler s'avère être pour elle un acte suicidaire. L'écriture devient hémorragie et l'acte de se raconter une mort lente. C'est pourquoi elle se trouve dans l'obligation de céder la narration à d'autres femmes qui diront mieux qu'elle (en tout cas plus authentiquement qu'elle) l'Histoire de son pays. Sa durée à elle ne se résume-t-elle pas dans cette Histoire racontée par les femmes, dans cette Histoire des femmes? Faisons le point sur notre analyse consacrée au rapport de l'écriture autobiographique avec l'inscription de l'Histoire et les multiples récits de femmes dans A.F. Nous avons déjà constaté l'entrave considérable que constitue l'Histoire pour l'aboutissement du projet autobiographique de la narratrice. Mais, cette fois sur le plan formel et non sur le plan thématique, ce qui tient le plus en échec l'écriture autobiographique, c'est surtout la décentralisation de la narration ou le déplacement de l'intérêt narratif d'un Jeorigine unique à une multitude de voix qui, chacune à son tour, se fait entendre et camoufle la source principale de la narration. Par ce procédé, ces femmes dans leur majorité anonymes se transforment en personnages pensants et 1. «Conditions et limites de l'autobiographie», cité par Lejeune in L'autobiographie en France, op. cit, p. 235. 2. Georges GUSDORF, Les Ecritures du moi: lignes de vie I, op. cit, p. 122. 267 même agissants. Le personnage n'est-il pas défini, à l'heure actuelle, comme un agent? «Les «personnages» n'ont pas de réalité psychologique, comme le voudrait une tradition critique qui se perpétue, mais […] ce sont d'abord des personae, des fonctions, des agents du récit»1. Ainsi, «roman signifie composition, combinaison d'agents»2. Nous voilà transportés d'un espace autobiographique, d'une autobiographie se donnant pour réelle, à un espace fictif, romanesque; puisque les personnages-agents ne peuvent figurer que dans un roman, en tout cas jamais dans une autobiographie. Nous rejoignons sur ce point Käte Hamburger qui définit la fiction comme une narration où figurent plusieurs Je-origines fictifs: «L'objet d'une narration n'est pas référé à un Je-Origine réel mais à des Je-Origines fictifs, il est donc fictif»3. Concevant le récit à la première personne comme un «énoncé de réalité feint», elle ajoute: «Le concept d'énoncé de réalité feint comporte un élément constitutif: ce qui est en cause, c'est la forme de l'énoncé de réalité, c'est-à-dire une certaine corrélation sujet-objet, dont le trait décisif est que le sujet d'énonciation, le narrateur à la première personne, ne peut en aucun cas les faire sortir de son champ d'expérience propre, son Je-origine est toujours présent; sa disparition […] aurait pour conséquence qu'à sa place apparaîtraient des Je-origines fictifs. Et cette loi, que l'on a décrite comme une unité de perspective, a pour effet que les personnages apparaissant dans un récit à la première personne ne peuvent être saisis que dans une relation permanente avec le narrateur à la première personne. Cela ne signifie pas qu'ils doivent tous se situer dans une relation personnelle avec lui, mais seulement qu'ils sont vus, observés, décrits par lui — et seulement par lui»1. Ainsi, dans une autobiographie réelle, les personnages ne peuvent pas être des agents, des sujets mais des objets de la narration, le narrateur-auteur commandant toute pensée, toute action et faisant mouvoir ces objets dans son unique sphère, dans l'espace qu'il investit par son regard à lui. Paul Ricœur confirme la justesse de cette observation de Käte Hamburger en affirmant: «Tout le poids de la fiction repose sur l'invention de personnages, de personnages qui pensent, sentent, agissent et qui sont l'origine-je fictive des pensées, des sentiments et actions de l'histoire racontée. […] On ne peut être plus près d'Aristote, pour qui la fiction 1. André JOLY, Essais de systématique énonciative, Presse Universitaire de Lille,1987, p. 111. Grivel, Production de l'intérêt romanesque, Mouton, 1973, p. 116, cité par Joly in Essais de systématique énonciative, op. cit, p. 119. 3. Logique des genres littéraires, op. cit, p. 82. 1. Logique des genres littéraires, op. cit, p. 277-278 2. 268 est une mimesis d'agissants»2. C'est donc en se basant sur la poétique d'Aristote que nous pouvons déduire ce point qui constitue à la fois un élément indispensable de définition pour la fiction et un facteur de différenciation entre la fiction et toute forme de récit factuel ou réel. L'une des bases de la fiction serait-elle la polyphonie énonciative dont parle Bakhtine et que plusieurs critiques ont adoptée après lui? En effet, aux yeux de la critique contemporaine, la polyphonie tend à être un élément indispensable dans la fiction romanesque. Pour Pierre Van Den Heuvel: «Le texte narratif, produit par l'instance créatrice et réceptrice, peut-être considéré comme un énoncé fondé sur des «codes» et des «voix», comme un discours polyphonique, où non seulement le narrateur décide du sens, mais encore le narrataire et le personnage dans sa fonction d'interlocuteur, où la production de sens, immanente, résulte de l'entrecroisement conflictuel des diverses instances narratives gouvernées par un locuteur unique»3. La polyphonie qui repose sur la multiplicité des voix narratives participe de l'agencement du roman en une sorte de symphonie vocale, symphonie où se font entendre, comme les sons des différentes cordes d'un instrument musical, les voix des instances narratives: «L'analyse discursive et pragmatique montre que l'effacement de l'identité du locuteur, de l'unicité énonciatrice et du discours univoque, tend non seulement à déconstruire et à disséminer le sens, mais encore et surtout à rapprocher la parole romanesque de la voix et, à travers les variations de celle-ci, de l'orchestration musicale»1. Pour mieux définir la polyphonie, il importe de se référer à Mikhail Bakhtine, le fondateur de cette notion. Partant d'un des romans de Dostoïevski, il affirme: «Dostoïevski, à l'égal du Prométhée de Gœthe, ne crée pas, comme Zeus, des esclaves sans voix, mais des hommes libres, capables de prendre place à côté de leur créateur, de le contredire et même de se révolter contre lui»2. Plus loin, il ajoute: «Par rapport à la conception monologique (et c'est la seule jusqu'à présent) de l'unité du style et du ton, le roman de Dostoïevski est à styles multiples ou sans style, ainsi qu'à accents multiples de valeur contradictoire. Les accents les plus dissemblables se chevauchent à l'intérieur de chaque mot de ses œuvres»3. Nous retrouvons là un des éléments de notre 2. Temps et récit II, Editions du Seuil, 1984, p. 99. Paroles, mot, silence: Pour une poétique de l'énonciation, op. cit, p. 120. 1. Paroles, Mot, Silence: Pour une poétique de l'énonciation, op. cit, p. 266. 2. La poétique de Dostoïevski, Editions du Seuil, 1970, p. 32. 3. Ibid, p. 44. 3. 269 analyse de la troisième partie de A.F, à savoir l'inscription de la langue parlée à travers la narration des différentes femmes, procédé qui les distingue à la fois l'une de l'autre et de la narratrice première qui, elle, n'a pratiquement pas accès à ce langage qu'elle convoite et chérit. Du coup, nous butons sur la question que nous n'avons pas cessé de poser depuis le début de notre recherche: A.F, est-ce une autobiographie ou un roman? Nous avons déjà vu que l'omniprésence du discours dans cette œuvre peut nous permettre d'affirmer que c'est une fiction romanesque. Mais tout le monde sait l'équivoque qui entoure cette double notion de récit et de discours. Nous voilà, à présent, arrivée à un élément d'analyse plus sûr et surtout plus fiable et qui nous permet de confirmer sans entrave aucune que A.F est un roman et non une autobiographie. Ainsi, une autre conclusion après l'investissement de la structure interne de l'œuvre nous a servi de point de départ pour justifier son appartenance au genre romanesque. L'affirmation de Philippe Lejeune concernant l'impossibilité de déterminer à partir de la structure interne de l'œuvre son appartenance générique se trouve doublement nuancée. En réalité, il est vrai que Lejeune a affirmé l'obligation absolue de la présence d'un centre constituant l'auteur-narrateur-personnage dans une autobio-graphie, mais il a omis d'ajouter que l'extrapolation de ce centre entraînait le passage de l'autobiographie à la fiction. En fait, tentant une différentiation ou une comparaison entre autobiographie et roman autobiographique, Lejeune n'a tenu compte que des spécificités de l'autobiographie (convaicu qu'il était par la définition qu'il a établie) et a négligé celle de la fiction ou du roman. En effet, s'il était parti d'une double définition des deux genres, il n'aurait pas abouti à cette impasse qui a limité sa vision des deux genres. Il a d'ailleurs pris beaucoup de recul par rapport à cette première définition qu'il a donnée de l'autobiographie: «J'ai apparemment surévalué le contrat, et sous-estimé les trois aspects suivants: le contenu même du texte (un récit biographique, récapitulant une vie), les techniques narratives (en particulier les jeux de voix et de focalisation) et le style»1. Cependant, cet aveu est resté sans suite puisqu'il ne s'est pratiquement plus intéressé au domaine de l'étude de l'autobiographie. Sa recherche a pris en fait une nouvelle direction visant l'examen des journaux de jeunes filles2. C'est donc sur ces éléments, que Lejeune a passé sous silence, que nous avons fondé notre analyse et c'est par leur biais que nous sommes arrivée à déterminer l'appartenance générique de A.F. 1. 2. Moi aussi, op. cit, p. 25. Le Moi des demoiselles, Editions du Seuil, 1993. 270 L'espace autobiographique où s'inscrit cette œuvre n'est cependant pas négligeable; c'est pourquoi il ne suffit pas de dire que c'est un roman, mais il faudra préciser que c'est un roman autobiographique, comme l'est d'ailleurs O.S. Ce n'est donc qu'en pénétrant le texte par les différentes entrées qui se présentent à nous que nous pouvons affirmer l'appartenance d'une œuvre à tel ou tel genre. Les éléments paratextuels, aussi déterminants soient-ils dans l'accomplissement de cette entreprise, ne peuvent suffire pour dire avec justesse que tel livre est un roman ou une autobiographie. Lejeune lui-même étudie dans Moi aussi l'ambiguïté des œuvres où existent à la fois un pacte romanesque et un pacte autobiographique c'est-à-dire où le personnage a le même nom que l'auteur, mais le livre est sous-titré «Roman»; il peut se présenter aussi à l'intelligence du lecteur une autre variante de ces récit ambivalents: un auteur peut inventer une histoire de toutes pièces, procurer au personnage principal son moi à lui et prétendre qu'il s'agissait de sa propre autobiographie. Ainsi, l'immersion dans le texte est une condition incontournable pour pouvoir déterminer l'appartenance générique de telle ou telle œuvre. En conclusion, nous pouvons affirmer que A.F et O.S sont des romans autobiographiques. En fait, dans A.F, l'écriture de l'Histoire a mené la narratrice à céder la parole à des femmes de son pays, des femmes héroïnes de la guerre de libération et c'est en passant d'une narration unique à une narration polyphonique que l'œuvre se transforme en fiction habitée par l'ombre et les voix des cadavres ensevelis et réveillés par les paroles de ces femmes-narratrices. S'agit-il dans O.S du même procédé? Si nous affirmons que cette œuvre est un roman autobiographique, ce n'est pour l'instant qu'en nous fiant au sous-titre et à quelques indications qui nous ont permis de faire le rapprochement entre Isma, la narratrice principale, et la narratrice de A.F qui se trouve d'abord incarner la figure de l'auteur. Il semble indispensable, à l'heure qu'il est, de plonger dans O.S pour y déceler la polyphonie qui en fait un roman à part entière. En réalité, si A.F part d'une narration unique pour voir extrapoler ce centre narratif, O.S, lui, passe d'une narration plurielle à une narration apparemment monologique. 271 CHAPITRE II: «JE EST UN AUTRE»: «Chacun sait que le romancier construit ses personnages, qu'il le veuille ou non, le sache ou non, à partir des éléments de sa propre vie, que ses héros sont des masques par lesquels il se raconte et se rêve…» Michel Butor («L'Usage des pronoms personnels dans le roman», Répertoire II, Editions de Minuit, Collection «critique», 1964, p. 62) 272 Comme nous avons déjà eu l'occasion de le démontrer, Je dans O.S n'est pas unique, il renvoie à des instances différentes, à des voix variables qui néanmoins finissent par se rejoindre à la fin du roman et former une seule voix amplifiée, sanglante, voix de la révolte, celle qui dénonce l'injustice et manifeste sa colère. Dans le roman, Je renvoie d'abord à une narratrice première qui ouvre le récit et présente, comme dans une scène de théâtre, les deux acteurs de «l'intrigue» qui «à peine amorcée, un effacement lentement la corrode». (O.S, p. 9) Isma s'empare cependant très vite de la narration et devient la narratrice seconde mais la plus importante du roman car elle sera à la fois celle qui narre son histoire et celle qui s'adresse à Hajila, sa "rivale" et lui dicte sa conduite. Hajila, à son tour, s'émancipera de l'emprise d'Isma et pourra participer à la parole et même à la narration. Toutes ces figures se fondent à la fin du roman dans une figure unique, celle de la Femme à laquelle l'auteur essaie de s'identifier. Toutes ces étapes, le passage d'un niveau narratif à un autre, d'une voix à une autre n'auront été que des tentatives de la part de l'auteur d'inscrire son autobiographie, de s'inscrire dans son œuvre par le biais de la diégèse. C'est en se disant autre qu'Assia Djebar peut surpasser l'obstacle qui cloue sa plume en haut de la page ou la fait tourner en rond, c'est ainsi qu'elle peut oublier la faille qu'a ouverte en elle la langue du colonisateur. L'auteur est donc derrière chacun des personnages qui par leur différence même semblent refléter différentes facettes de sa personnalité, principalement celui de l'écrivain et de la femme ayant vécu une expérience douloureuse, si douloureuse qu'elle 273 ne peut l'exprimer dans sa nudité et sa cruauté réelles. Qui sont ces trois personnages, qu'est-ce qui les rapproche les uns des autres? Isma est l'héroïne de O.S, elle est à la fois personnage et narratrice de la plus grande partie du roman. L'étude de l'onomastique a toujours été révélatrice dans la langue arabe: la plupart des noms propres ont en effet une signification plus ou moins précise. Isma qui s'écrit en arabe ainsi: ”«¡ , est le pluriel de «Ism» (” ) qui signifie «nom». Isma désigne donc des «noms», ne dit-elle pas: «Je ne possède plus ni voile ni visage; «Isma», j'éparpille mon nom, tous les noms dans une poussière d'étoiles qui s'éteignent». (O.S, p. 20)? Ce nom signale doublement l'importance de ce personnage: comme on a déjà pu le constater, cette femme représente, de par les événements qui ont peuplé sa vie de personnage, la narratrice même de A.F et donc Assia Djebar elle-même, elle est aussi à la fois le substitut et l'égale de la narratrice première d'O.S, elle est en même temps la créatrice et l'autre face du personnage de Hajila, supposée être sa rivale: c'est la Femme par excellence, elle symbolise le Nous féminin qui conclut le roman. Le choix de ce nom n'est donc pas un pur hasard de la part de l'écrivain. Comment s'opère donc, dans le corps du texte, l'identité de cette femme avec la narratrice première et avec le personnage de Hajila? 274 I - JE E(S)T LA NARRATRICE PREMIERE: O.S s'ouvre sur une sorte de prélude (une page) énoncé par une narratrice première anonyme qui, s'adressant au lecteur, introduit à l'histoire et présente les personnages du roman: «le récit que j'esquisse cerne un duo étrange: deux femmes[…]». (O.S, p. 9) Isma et Hajila, désignées par le pronom personnel «elles» sont donc tout à fait distinctes de la narratrice première. Isma s'est cherchée une rivale, elle a procuré une épouse à son ex-mari, «[…] Elle a cru, par naïveté, se libérer ainsi à la fois du passé d'amour et du présent arrêté». (O.S, p. 9) La narratrice première donne ensuite la parole à Isma: «Dans le clair-obscur, sa voix s'élève, s'adressant tour à tour à Hajila présente, puis à elle-même l'Isma d'hier…» (O.S, p. 9) Le rôle de la narratrice première s'arrête-t-il là? N'interviendra-t-elle plus dans le récit? Quel rapport entretient-elle avec Isma? Son anonymat ne la rapproche-t-il pas de la narratrice de A.F et par là de l'auteur? I. A - LA NARRATRICE PREMIERE E(S)T ISMA: Ainsi la narratrice première semble être une narratrice hétérodiégétique qui s'inscrit dans un niveau narratif extradiégétique. Elle 275 finira cependant par s'identifier à son personnage Isma et se mue donc en narratrice homodiégétique qui accède à la diégèse. C'est aussi à ce moment-là que le niveau métadiégétique s'avère être tout simplement un univers diégétique puisque la frontière entre narratrice première et narratrice seconde se dilue. Le passage de la voix de la narratrice première à celle d'Isma est direct, presqu'imperceptible, il s'opère dans le passage d'une page à une autre, de la page 9 à la page 10 et sans changement de chapitre. Les deux discours sont seulement séparés par un blanc, un espace typo-graphique. Cet agencement des deux voix narratives n'est évidemment pas gratuit, il préfigure le rapprochement et la fusion entre ces deux sources de l'énonciation. Ainsi Isma continuera la narration jusqu'à la fin du roman s'adressant parfois à Hajila et parfois à elle-même: chapitres où elle évoque ses souvenirs les plus proches puis les plus lointains, ceux qui remontent à sa première enfance. La voix d'Isma supplante donc la narratrice première qui semble soudain, par cette délégation des voix, absente du roman auquel elle a donné le coup d'envoi, reléguée derrière les mots tracés par l'impres-sionnant personnage d'Isma. Elle laisse jouer ses personnages, elle leur donne leur autonomie et choisit de se ranger dans notre camp, nous lecteurs. Ainsi «le narrateur devient le narrataire, comme le lecteur, du discours qu'il rapporte. C'est alors qu'apparaît le véritable niveau de la communication littéraire, où l'expérience de la lecture permet au lecteur concret de rencontrer le sujet de l'écriture»1. La narratrice devient-elle ainsi une simple voyeuse qui regarde se dérouler l'intrigue dont elle a d'abord noué les ficelles? Oui, elle regarde se nouer l'intrigue qu'elle a préparée ou qu'elle a plutôt vécue car son image rejoindra peu à peu celle de son personnage Isma qui s'avèrera être une simple création de son imagination, une actrice qui est destinée à jouer son rôle et raconter à sa place sa vie. Plus nous avançons dans le roman, plus Isma s'enfonce dans ses souvenirs et rejoint les moments dorés de son enfance, plus sa voix se détache du récit et son absence se fait sentir. «PATIOS» (O.S, p. 85) est le premier chapitre évoquant l'enfance d'Isma dans la première partie. Elle y parle de la maison de son enfance et des femmes du patio. Six pages de suite, le nom d'Isma s'éclipse totalement laissant la place à un Je ambigu, une unique allusion est faite à son enfant Mériem, allusion destinée à nous rappeler l'identité de la narratrice: 1. Pierre VAN DEN HEUVEL, Parole, Mot, Silence: Pour une poétique de l'énonciation, op. cit, p.141. 276 «Patios de l'oubli! Tandis que j'embrasse Mériem qui gigote dans le lit, je rêve à ce royaume où te dire «tu» à toi, la concubine, me revigore. […]». (O.S, p. 88) Au fur et à mesure qu'Isma remonte la pente du passé, de sa vie d'enfant, son nom et son identité de narratrice adulte disparaissent. Dans tous les chapitres qui suivront et qui constitueront la deuxième partie du roman intitulée: «LE SACCAGE DE L'AUBE», aucune trace du personnage d'Isma n'est perceptible: un Je indéterminé raconte les souvenirs de son enfance. Est-ce Isma elle-même ou la narratrice première du roman? Ce n'est encore une fois qu'à la conclusion de cette partie qu'un nom de personnage, rappelant encore une fois l'univers romanesque où nous sommes plongés et par là l'identité de la narratrice Isma, réapparaît: il s'agit ici de Hajila: «L'enfance, ô Hajila! Te déterrer hors de ce terreau commun qui embourbe». (O.S, p. 149) Est-ce toujours la voix d'Isma qui interpelle Hajila ou la voix de la narratrice première qui s'est substituée à Isma? Dans cette page en italique, des allusions au «récit» filtrent: «Les bribes des scènes d'autrefois affleurent: elles abordent la rive du récit qui court». (O.S, p. 149) C'est précisément ce même récit qu'une première narratrice avait «esquissé» au début du roman. «Je cherche, avant de poursuivre notre récit, d'où viennent les soupirs. […]». (O.S, p. 149) Ces évocations d'ordre auctoriel associées à l'interpellation de Hajila opérée ordinairement par Isma jettent le trouble dans la limpidité du rapport hétérogène entre les deux voix narratrices. Survient alors à la fin de la conclusion à la seconde partie une interrogation qui confirme nos soupçons et installe une parfaite identité entre la narratrice première et Isma: «Isma, l'impossible rivale tressant au hasard une histoire pour libérer la concubine, tente de retrouver le passé consumé de ses cendres.Cette parleuse, aux rêves brûlés par le souvenir, est-elle vraiment moi, ou quelle ombre en moi qui se glisse, les sandales à la main et la bouche bâillonnée? Eveilleuse pour quel désenchantement...» (O.S, p. 149) Il ne peut plus donc y avoir d'équivoque concernant ces deux figures de narratrices. La narratrice première a délégué Isma pour raconter à sa place sa vie et celle de sa "rivale" Hajila. Cependant, nous avions parlé de l'extension du pacte référentiel dans O.S et donc de la ressemblance qu'on pouvait constater entre Isma et la narratrice de A. F. Cette dernière serait-elle cette même narratrice première dan O.S? Autrement dit la narratrice première incarne-telle l'auteur lui-même? 277 I. B - LA NARRATRICE PREMIERE ET L'AUTEUR : «Dans l'art du récit, le narrateur n'est jamais l'auteur […], mais un rôle inventé par l'auteur» déclare Kayser1. Genette va dans le même sens quand il souligne: «On identifie l'instance narrative à l'instance d'«écriture», le narrateur à l'auteur et le destinataire du récit au lecteur de l'œuvre. Confusion peut-être légitime dans le cas d'un récit historique ou d'une autobiographie réelle, mais non lorsqu'il s'agit d'un récit de fiction, où le narrateur est luimême un rôle fictif, fût-il directement assumé par l'auteur»1. Dans O.S, la narratrice première joue en fait le rôle d'un personnageembrayeur2. Elle est la marque de la présence de l'auteur. «Ombre et sultane; ombre derrière la sultane». (O.S, p. 9) C'est ainsi qu'elle ouvre le roman reproduisant, expliquant le titre qui a été préalablement choisi par l'auteur luimême. Ainsi, par cet incipit, la narratrice première se donne la légitimité de narratrice omnisciente s'approchant par là de la figure de l'auteur. Elle est aussi anonyme comme la narratrice de A.F; elle fait office de conteuse comme Schéhérazade dans Les Mille et une Nuits. Passant le flambeau de la narration à Isma, elle se mue en lectrice-voyeuse. C'est cependant sûrement ce rôle, à la fois de lectrice et de voyeuse, qui maintient sa présence constante dans le roman (comme l'auteur, le lecteur ne s'inscrit-il pas dans les œuvres de fiction?), présence facilement sentie dans sa répartition architecturale, dans son espace intérieur, dans les titres des parties et des chapitres ainsi que dans leurs conclusions (pages en italique), bref dans ce que Genette appelle le «paratexte». Par exemple, l'un des chapitres de la première partie est intitulé «ISMA» (O.S, p. 19) alors que cette dernière a déjà pris la narration en main, ce titre ne peut donc être proposé que par la narratrice première. Les titres des parties et des chapitres, choisis par elle, sont étroitement liés à leur contenu énoncé par Isma: si, à titre d'exemple, la première partie est intitulée «TOUTE FEMME S'APPELLE BLESSURE» c'est parce que Hajila est la Blessure («Derra»), la "rivale" d'Isma et que, comme Isma, elle sera blessée par l'homme à la fin de cette partie. Ainsi, même si Isma est la narratrice de la plus grande partie du 1. Wolfgang KAYSER, «Qui raconte le roman?» in Poétique du récit, ouvrage collectif, Editions du Seuil, 1977, p .71. 1. Gérard GENETTE, «Discours du récit» in Figures III, op. cit, p. 226. 2. Philippe HAMON, «Statut sémiologique du personnage» in Poétique du récit, op. cit, p. 122. 278 roman, la narratrice première continue donc à exercer la fonction de régie qui ne peut incomber qu'à elle et qui, par là même, la rapproche de plus en plus de la figure de l'écrivain. C'est, en fait, surtout dans les pages en italique comme «Derra» (O.S, p.100) qui conclut la première partie, que la voix de la conteuse initiale se fait sentir. Qui est la narratrice de cette page où l'on entend une réflexion sur le sens du mot «blessure» et son rapport aux femmes arabes? «ce mot, […] signifie «blessure»: celle qui fait mal, qui ouvre les chairs, ou celle qui a mal, c'est pareil!» (O.S, p.100). C'est évidemment la même narratrice qu'à la page 9: celle qui introduit au roman est la même que celle qui conclut la première partie. Le discours commentatif, les phrases exclamatives, coupées, hacées par des points de suspension ne peuvent que confirmer cette idée. La narratrice réfléchit sur le sens du titre qu'elle a donné à sa première partie et continue ainsi à exercer la fonction de régie. «La seconde épouse qui apparaît de l'autre côté de la couche n'estelle pas semblable à la première, quasiment une partie d'elle, celle-là même qui n'a pu jouir et vers laquelle l'époux dresse ses bras vengeurs». (O.S, p.100) Cette interrogation n'en est pas vraiment une: à cause de l'absence du signe de ponctuation qui, d'un coup, fait chuter l'intonation, elle se transforme en assertion, en affirmation; bien plus, elle devient une forme d'emphase destinée à illustrer le projet que la narratrice a voulu concrétiser à travers cette première partie: faire se rencontrer deux rivales et finir par conclure qu'elles ne font qu'une, alors que «l'homme sans lieu se transporte chaque nuit de couche en couche, ce chassé-croisé rythmant sa vie de mâle, de vingt ans à soixante, ou à soixante-dix. Ainsi la deuxième épouse sourira furtivement à l'apparition de la troisième, à son tour celle-ci esquissera même apparent retrait à l'arrivée de la quatrième. Car, sur nos rivages, l'homme a droit à quatre femmes simultanément, autant dire à quatre… blessures». (O.S, p.100) L'expression «nos rivages» renvoie ici à l'Algérie, patrie de l'auteur. La présence d'Assia Djebar derrière ces pages en italique est vraiment incontestable. Pour Heuvel, «par le recours aux guillemets, aux italiques, aux majuscules et aux traits d'union, l'auteur introduit dans la même expression une double référence, à son propre code et à un sous-code»1. C'est donc la narratrice première qui ouvre et conclut les parties, alors qu'Isma reste un personnage, même si elle fait 1. Paroles, mots, silence, op.cit, pp.129-130. 279 fonction de narratrice dans pratiquement la totalité du roman. L'image de la narratrice première se consolide et prend de la vigueur dans la troisième partie du roman narrée, en apparence, par Isma: sa présence est en fait effective, il ne s'agit plus des souvenirs du personnage mais de la suite de son histoire avec Hajila. Le long des chapitres de cette partie, la plus anodine des anecdotes racontées par Isma provoque une intervention en retrait (marquée typographiquement par une marge plus importante et séparée du discours d'Isma par un blanc) d'une narratrice inconnue qu'on peut a priori — à cause du caractère abstrait et souvent émotif de ces passages, bref à cause de leur ressemblance avec les pages en italique ouvrant et concluant les parties du roman — attribuer à la narratrice première du roman. Dès le premier chapitre «LA MERE» (O.S, p. 154), une remarque d'Isma concernant Touma, la mère de Hajila, suscite une sorte de commentaire de la narratrice première: «Assise à mon tour, haut perchée devant Touma. Cela ne me la fait pas paraître plus basse. Au contraire. Elle n'a pas à redresser le torse ni à relever le cou, ni à me narguer du regard. Elle demeure immobile; imperceptible-ment en garde. Les portiers du sérail, athlètes nus, bardés de cuivre et d'or, armés de cimeterres, veillaient aux entrées, langues coupées, testicules écrasés, redou-tables. Pour une surveillance infaillible. Derrière eux, des corps féminins sont pelotonnés, enfoncés dans des soieries et des velours écarlates, sur des divans jonchés de perles, de plumes et d'or, butin déversé en vrac. […] Maintenant, les mères gardiennes n'ont nul besoin d'attributs policiers. Le sérail vidé, ses miasmes ont tout envahi. La peur s'entretient de génération en génération. Les matrones emmaillotent leurs fillettes pas encore pubères de leur angoisse insidi-euse. Mère et fille, ô harem renouvelé!» (O.S, pp. 154-155) Voici donc un exemple des discours en retrait de la narratrice première; le caractère abstrait, commentatif et émotif est facile à démontrer. Touma est ici l'illustration de ces matrones, héritières des eunuques et gardiennes du nouveau harem. L'origine de ces discours multiples ne peut être en fait que la narratrice première, il s'agit presque d'une voix féminine universelle. Le caractère abstrait de ces interventions en retrait et leur ressemblance avec le discours conclusif de la première partie du roman énoncé par la narratrice première et avec certaines interventions d'Isma ou de Hajila dans le roman fait de celles-ci l'écho d'une voix représentative de toutes les femmes. Il s'agit d'un Nous unique et uni qui rassemble l'intégralité des voix féminines. 280 Ce discours violent, polémique recèle en plus une autre identité, celle d'Assia Djebar elle-même: ces cris féminins, ces protestations féministes ne peuvent être que le reflet d'une exaspération intérieure de l'auteur. Nous n'irons cependant pas jusqu'à affirmer qu'à travers ces cris, c'est Assia Djebar ellemême qu'on entend car si l'auteur est présent d'une manière ou d'une autre dans son œuvre, il ne l'est en fait qu'à travers les personnages qu'il met audevant de la scène et surtout à travers le narrateur qui n'est que l'«alter ego» romanesque de l'auteur. II - JE E(S)T TU : Nous l'avons déjà précisé, Je ne peut exister en dehors de la situation d'énonciation, Je n'est Je qu'à partir du moment où il dit Je. Cependant, Je locuteur entraîne toujours une autre figure intégrée à l'acte d'énonciation: c'est Tu à qui Je parle et qui est donc l'allocutaire. Si Je est l'instance du discours qui s'énonce Je, «en introduisant la situation d'«allocution», on obtient une définition symétrique pourtu, comme l'«individu allocuté dans la présente instance de discours contenant l'instance linguistiquetu»1. Je et Tu sont donc liés par un rapport d'allocution. Je et Tu, les deux personnes grammaticales opposées à la «non personne» Il, ne sont différenciés que par une «corrélation de subjectivité». C'est donc ainsi que se présente le système des personnes chez Benveniste2: 1. Emile 2. BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale I, op. cit, pp. 252-253. Schéma emprunté à André JOLY, Essais de systématique énonciative, op. cit, p. 61. 281 Plusieurs linguistes ont depuis critiqué cette notion de non personne avancée par Benveniste. Cependant, ce n'est pas là notre propos. Nous nous intéressons surtout au rapport entre les deux personnes Je et Tu, rapport visiblement très étroit surtout que Tu ne peut exister sans Je: «A la deuxième personne, «tu» est nécessairement désigné par «je» et ne peut être pensé hors d'une situation posée à partir de «je»; et, en même temps, «je» énonce quelque chose comme prédicat de «tu»»1. Cependant, s'il paraît assujetti à Je, Tu peut en être indépendant ou même supérieur: un inversement de la situation est en effet possible, Je peut se transformer en Tu et Tu peut devenir Je: ««Je» et «tu» sont inversibles: celui que «je» définis par «tu» se pense et peut s'inverser en «je», et «je» (moi) devient un «tu»»2. C'est ainsi qu'on aboutit à une structure dialogique, «l'énonciation pose deux «figures» […] nécessaires, l'une source, l'autre but de l'énon-ciation. C'est la structure du dialogue. Deux figures en position de partenaires sont alternativement protagonistes de l'énonciation»3. Dans le dialogue il existe donc alternance entre la parole de Je et celle de Tu qui à son tour s'approprie le langage et transforme Je en Tu. S'agit-il dans O.S d'un dialogue? Qui est Je? Quel rôle joue-t-il dans le roman? Quel rapport entretient-il avec Tu? Tu reste-t-il toujours Tu ou s'empare-t-il de la parole? A quoi aboutit le va-et-vient entre ces deux figures? Et la narratrice première (un autre Je) qui nous les a présentées: son rôle s'arrête-il là? Une série de questions auxquelles il va falloir répondre pour conclure ce chapitre sur l'identité du Je ou sur le jeu sur le Je. II. A - JE CREE TU OU OMNISCIENCE D'ISMA : Dans O.S, deux récits alternent, ils confèrent au roman l'apparence d'un 1. Emile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale I, op. cit, p. 228. Ibid, p. 230. 3. Emile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale II, Editions Gallimard, 1974, p.85. 2. 282 dialogue. Ce n'en est pourtant pas un car les deux récits sont dits par Isma qui raconte, tour à tour, son histoire et celle de sa rivale Hajila qu'elle interpelle et désigne donc par le pronom personnel Tu. Isma semble être ainsi l'unique, l'incontestable narratrice du roman, une narratrice non seulement intradiégétique, mais aussi omnipotente, omniprésente. Son omniscience est si poussée qu'elle frôle, par moments, une véritable figure d'écrivain. Ne crée-telle pas le personnage de Hajila en choisissant, elle-même, cette femme comme épouse pour son ex-mari? Ne la recrée-t-elle pas en l'interpellant, par la suite, à chaque début de chapitre qu'elle lui consacre? Ces interpellations font de Hajila l'allocutaire d'Isma (celle à qui elle parle) et son destinataire (celle pour qui elle parle). Elle se trouve subordonnée à sa créatrice par un rapport d'allocution et d'illocution. En fait l'«acte d'énonciation apparaît […] comme un mécanisme complexe qui ne se compose pas seulement d'un acte d'allocution (parler à) mais […] [d']un acte d'illocution: parler pour, c'est-à-dire à la fois pour quelque chose et pour quelqu'un. On parle pour informer, persuader, promettre, provoquer une action, interroger, etc. Tout énoncé a une valeur ou une force illocutoire»1. C'est donc son statut de locuteur qui fait d'Isma le personnage qui détient la «force illocutoire» et subordonne Hajila à sa condition à la fois d'allocu-taire et de destinataire. Elle l'interpelle, l'interroge, lui assigne des ordres, la pousse à agir suivant sa volonté. Fait significatif, la toute première interpellation de Hajila ne se trouve pourtant pas dans la bouche d'Isma mais se fait entendre à travers la voix de sa fille Mériem (enfant, elle est plus proche de Hajila la femme-enfant, elle sert donc d'intermédiaire entre les deux femmes au début du roman): «— Hajila! Mériem, ma fille de six ans, a crié ton nom ce matin-là. […] Elle t'a appelée pour la première fois, au-dehors, j'ai entendu vibrer, dans la violence bleue du matin d'été, le prénom que j'avais murmuré pour moi seule si souvent». (O.S, p. 10) «Murmuré», le nom de Hajila n'est pas encore concrétisé; pour Isma il ne s'agit que d'un projet, projet d'un personnage et en même temps d'une rivale qui la remplacera. La voix de Mériem fait surgir ce nom et donne corps au personnage de Hajila, elle la fait exister. Hajila n'en reste pas moins un simple personnage, une pure invention d'Isma qui dessine sa vie et prédit même son 1. André JOLY, Essais de systématique énonciative, op. cit, pp. 112-113. 283 avenir: «Je t'imaginais dégringolant dans la ville — ou escaladant à l'inverse ces escaliers multiples. Comme si là, sous mes yeux, ton avenir fusait». (O.S, p. 10). Faisant d'elle son interlocuteur privilégié, Isma crée une intimité entre elle et Hajila. Une complicité si étroite relie les deux personnages et semble exclure du roman le lecteur; le seul, l'unique destinataire n'est-il pas le narrataire et donc Hajila? Ce personnage élu, inventé par Isma pour en faire son autre, son Tu. Dans les chapitres où Isma s'adresse à Hajila, elle narre son histoire jour pour jour, heure pour heure, parfois même minute pour minute: elle recrée sa durée et lui confère ainsi une existence. L'emploi des temps du discours (selon la terminologie de Benveniste et donc par opposition aux temps du récit) n'est là que pour confirmer cette idée: l'histoire de Hajila se fait-elle devant les yeux d'Isma qui joue ici le rôle de voyeuse ou Isma choisit-elle un rôle dramatique qu'elle fait jouer à Hajila? Ce sont deux impressions qui se dégagent à la fois de la lecture des chapitres consacrés à Hajila. «Hajila, une douleur sans raison t'a saisie, ce matin, dans la cuisine qui sera le lieu du mélodrame. Tu débarrasses la table sur laquelle a été servi le petit déjeuner. Tes yeux sont embués. Tu renifles. Une tasse, sous tes doigts fébriles, se fêle contre la faïence de l'évier. La porte de l'ascenseur claque sur le palier; les enfants sont sortis pour aller à l'école.Tu plies la nappe, tu essuies le bois clair de la table; tu poses le chiffon humide, tu regardes tes mains vides, tes mains de ménagère active. Devant le petit miroir, près de la fenêtre, tu te tapotes les joues; ton visage serait-il celui d'une autre? Tu asperges d'eau froide ton front brûlant. Tu murmures le nom de Dieu deux, trois fois, pour mieux respirer: «Dieu le Protecteur, le Clément, le…»». (O.S, p. 15) Le déïctique temporel («ce matin») semble indiquer la présence de la narratrice Isma à côté de Hajila. L'emploi du présent fait d'elle un témoin oculaire, une voyeuse invisible, une présence fantomatique, mystérieuse ou mystique qui, dès le premier discours adressé à Hajila, annonce son futur malheur (l'emploi du futur en témoigne): serait-ce une voyante? Quel sera ce «mélodrame» qui frappera la vie de Hajila? Dans cette séquence, la présence de Hajila est matérielle, celle d'Isma est fictive ou fictionnelle; pourtant c'est par les yeux de cette dernière que le lecteur voit Hajila: elle décrit le moindre de ses mouvements, rapporte le plus insignifiant de ses murmures. Bref, tout le passage a l'apparence d'une longue didascalie qu'un dramaturge-metteur en scène inscrit à l'attention d'un acteur destiné à remplir un rôle précis qu'il lui assigne. Il s'agit effectivement d'une théâtralisation des gestes de Hajila dans leurs détails les plus infimes. 284 Cette première journée après les noces vécue par Hajila et décrite par Isma sera le lot de la nouvelle épouse pendant six mois: la durée qui sépare le premier chapitre qui lui est consacré du second qui, comme le précédent, commence par son interpellation [«Hajila, tu habites cet appartement moderne depuis six mois». (O.S, p. 21)] et nous rappelle ainsi le rapport d'allocution et d'illocution qui lie les deux femmes. Ainsi Isma continue à dessiner la vie de Hajila, à faire son histoire, à déterminer sa durée. Que décidera la Sultane Isma pour son esclave Hajila ? Quel sera le sort de ce personnage spectral? Isma poursuit donc Hajila pas à pas, elle ne cesse de l'observer comme si elle scrutait un objet de curiosité: l'emploi des temps du discours se généralise presque à tous les chapitres où elle s'adresse à sa "rivale", il témoignera de sa présence, même fictive, aux côtés de Hajila, de son regard de témoin, de voyeuse inassouvie: «[…] Tout habillée de neuf, tu entres définitivement dans ce lieu. […] Tu t'es contentée d'enlever ton voile blanc de soie raidie et de le plier avec soin. Tu le poses, après une hésitation, sur une chaise, comme si tu allais repartir». (O.S, p. 23) Et voilà qu'une première idée, comme susurrée par Isma, germe dans l'esprit vierge mais hésitant de Hajila: l'idée de sortir. Désormais, tous les «[…] comme si…» suggérés par Isma seront effectués, exécutés, comme un ordre transcendant, par Hajila. L'exécution ne saurait tarder: tels des versets sacrés que Dieu adresse à ses prophètes, Isma dessine le portrait de la future Hajila, celle qui sortira: «Tu vas «sortir» pour la première fois, Hajila. Tu portes tes babouches de vieille, la laine pèse sur ta tête; dans ton visage entièrement masqué, un seul œil est découvert, la trouée juste nécessaire pour que ce regard d'ensevelie puisse te guider. Tu entres dans l'ascenseur, tu vas déboucher en pleine rue, le corps empêtré dans les plis du voile lourd. Seule, au dehors, tu marcheras». (O.S, p. 27) L'emploi ici du futur et du futur proche confère au discours d'Isma l'apparence d'une série d'ordres qu'elle adresse à Hajila, il signale en même temps l'imminence de la première sortie de Hajila. Isma la guide sur la voie de la sortie comme on guiderait un aveugle. Il s'agit effectivement d'une «ensevelie» à laquelle on dicte ses actions, ses gestes de peur qu'elle ne se perde. Hajila, personnage encore tributaire de sa condition sociale, se trouve soudain tiraillée entre deux forces suprêmes: la voix d'Isma, sa créatrice fictive, 285 qui la tire vers la lumière et la voix du Dieu Tout-Puissant derrière laquelle se dissimulent les valeurs sociales responsables de la peur et de l'angoisse où vit le personnage. Deux Dieux entrent ainsi en conflit pour gagner l'âme de cet être spectral qu'est Hajila: «L'œil en triangle noir regarde à droite, à gauche, encore à droite, puis… le cœur se met à battre sous le tissu de laine, la main soudain mollit, serre moins nerveusement le voile sous le menton. Pouvoir lâcher le bord du drap, regarder, le visage à découvert, et même renverser la tête vers le ciel, comme à dix ans! «Mais je m'oublie, ô Très-Haut! Mais je deviens ivre, ô mon doux Prophète! Je m'immobilise, puis j'avance, je glisse dans l'azur, je décolle de terre, je… ô veuves de Mohammed, secourez-moi!»» (O.S, pp. 27-28) Le passage ici du style indirect libre exprimant les désirs de Hajila au discours rapporté direct à caractère émotif rendant compte de sa peur, de la notion d'interdit qui s'empare d'elle, démontre les forces contraires qui habitent le personnage: Isma, la première responsable du discours indirect libre et le «TrèsHaut» avec son «Prophète» et les «veuves de Mohammed» que Hajila implore. Le personnage semble, à ces moments, pris de vertige, il apparaît dans toute sa dimension psychologique; plus, il semble être une simple entité psychologique sans existence physique réelle. Tiraillée, prise d'un vertige, son «esprit vacille» (O.S, p. 28). «Tu as repris ta marche; tu descends. Avancer jusqu'au bord du gouffre. Tentation de t'y plonger: s'y renverser pour flotter dans cette immensité, face à l'immensité inversée du ciel. Yeux ouverts, corps à la dérive. La ville, au loin, se réduirait à une tache papillotante, à un poudroiement. […] Un désarroi t'a saisie. Dans l'avenue populeuse où tu as débouché par inadvertance, tu interroges le ciel. Un ciel impasse. Sur le côté, une bâtisse énorme, hangar ou immeuble désaffecté… «Si je ne retrouvais pas le chemin du retour?…» Tu luttes contre l'affolement et ses rafales, tu fais demi-tour, tu…» (O.S, p. 28) Tout le premier paragraphe correspond à un discours indirect libre qui transcrit les désirs les plus secrets de Hajila. Le mot «désarroi» en interrompt le flux et vient introduire à un discours intérieur de Hajila rapporté typographiquement par Isma. La même stratégie s'opère donc dans ce chapitre consacré à la première sortie de Hajila jusqu'au retour de cette dernière chez «l'homme». 286 Cependant, l'angoisse de Hajila s'atténue dès sa seconde sortie; sortie provoquée par la vue, à travers la vitre de la voiture de l'homme, d'une femme jouant avec son enfant dans un square. L'idée s'ancre alors dans l'esprit de Hajila jusqu'à s'y graver comme une obsession: «Tu te dis, une, deux fois: «Des cheveux rouges de henné… Ce n'était pas une Française!» Et tu rêves: «Sans voile, dehors, en train d'aimer son enfant!» Tu reprends: «Sans voile, dehors, en train… «Sans voile, dehors…» L'antienne te poursuit dans l'ascenseur, puis dans le vestibule; la porte est claquée derrière toi, tandis que tes mains plient en deux, en quatre, en huit le voile des jours de fête. Et le rangent». (O.S, p. 36) Le mot «antienne» et le verbe «poursuivre» illustrent parfaitement l'empressement dont fait preuve Hajila pour réaliser ce rêve: rêve qui s'est emparé de son esprit comme par insinuation, par allusion d'Isma. La progression dans la pensée de Hajila est soulignée par la reprise soustractive du refrain qui la harcèle: une voix en elle (celle d'Isma) l'invite, la pousse à sortir de nouveau, à sortir cette fois nue, dévoilée. L'idée ne tardera pas à se concrétiser; sa façon de ranger le voile ne le confirme-t-elle pas? Ainsi le drap n'aura plus aucun sens, plus aucune utilité. La déesse Isma triomphe enfin sur la religion et le Dieu Tout-Puissant. Une fois dehors, dévoilée, Hajila n'en continue pas moins d'implorer Dieu mais il ne s'agit plus d'une prière inspirée par la peur et l'angoisse, plutôt d'un frisson de bonheur, d'un véritable désir du dehors, remercie-t-elle ainsi la divinité? «La laine du voile glisse sur ta chevelure tandis que tu ralentis le pas; tu te représentes ta propre silhouette, tête libre, cheveux noirs tirés. La tresse qui faisait des plis sous le tissu pointe à son tour. Tu as un sursaut du torse. Tes mains vont à ton col, elles tremblent: «Dehors… ô Dieu! Ô doux Envoyé de Dieu!»» (O.S, p. 39) Et voilà que, Hajila en paix avec elle-même, le sentiment religieux se trouve être en parfaite harmonie avec le plaisir de se faire pénétrer par les rayons du soleil. Il était donc écrit que Hajila reprenne force et surmonte toutes les difficultés. Ainsi en a décidé sa créatrice Isma qui continue de lui parler d'une manière biblique: «Hors du parc, tu décides de remonter le boulevard. Tu trouveras le chemin. Le retour est-il nécessaire? […] Tu remontes la pente. Tu marcheras des heures, tu peineras, tu trouveras». (O.S, p. 42) 287 Le futur est là comme pour rassurer Hajila et l'arracher à ses scrupules. La phrase interrogative qui relève, comme beaucoup d'autres, du style indirect libre est destinée à pousser le personnage encore plus en avant, vers d'autres décisions plus audacieuses, peut-être même plus insensées. Un changement irréversible s'opère donc dans la structure mentale de Hajila: la voix d'Isma a une puissance presque magnétique qui module sa pensée et change ainsi sa personnalité. Plus qu'une voix intérieure chargée d'insinuations, la voix d'Isma est désormais pour Hajila un véritable stimulant, un appel clair et distinct, une invitation ouverte à la révolte, à la dissidence. Son empressement est à la hauteur de la gravité de la circonstance: il s'agit, en effet, du «viol» de Hajila par «l'homme»: «Faut-il céder? Non, rappelle-toi les rues, elles s'allongent en toi dans un soleil qui a dissous les nuées; les murs s'ouvrent; arbres et haies glissent». (O.S, p. 67) La violence de ces propos rejoint impercep-tiblement le pressentiment éprouvé par Isma et qui ne cesse de s'aviver à mesure qu'elle s'approche du moment crucial: «Insensiblement, nous approchons du drame» (O.S, p. 79), drame annoncé tant de fois auparavant. Peut-être ne s'agit-il même pas d'un pressentiment mais d'une certitude et c'est donc pour affronter ce moment qu'Isma entraîne sa rivale à la révolte. Elle va même jusqu'à lui préciser la nature du drame qu'elle aura à vivre: «Je suis heureuse de la prémonition qui m'a poussée à éloigner ma fille, à lui épargner le spectacle des cris, des coups, de l'invraisemblable bêtise sexuelle». (O.S, p. 79) Ce drame, Hajila n'en sort cependant que plus forte. Sa peur l'a définitivement quittée, elle va vers d'autres aventures plus déterminantes pour son avenir, de nouvelles tentations l'habitent soufflées toujours par Isma qui ne cesse de la guider afin de la voir aboutir au destin qu'elle lui a tracé d'avance: «[…] Tu acceptes le fait que tu es grosse; tu portes dans tes flancs un avenir; pour qui? Pour le buveur qui vomit chaque nuit au fond du couloir? Pour toi? Tu n'en as cure; tu as repris tes évasions». (O.S, p. 81) Les interrogations posées par Hajila (il s'agit encore une fois d'un discours indirect libre) installent un sentiment d'incertitude quant au sort du bébé qu'elle porte, le fera-t-elle «tomber»? Ce doute est le germe qui fera éclore cette idée mise directement en application par Hajila: A votre service déesse Isma! «Non, la douleur d'enfanter dans un univers glacé ne te tourmente pas. C'est l'attente présente que tu refuses, l'alourdissement: comment circuler au 288 dehors sans être vue, comment passer inaperçue malgré ce ventre? Cette proéminence allait-elle fendre l'espace à ta place, t'empêcher d'être de nouveau un regard qui dévore? Ne seras-tu plus seule quand tu marcheras? Ta légèreté va-t-elle disparaître? Espoir fugace, espoir de… Tu comprends que tu t'approches d'un mystère qui, à peine frôlé, risque de se dissiper. — Si je pouvais le faire tomber? murmures-tu le len-demain, quand tu vas dans ta famille». (O.S, pp. 82-83) De nouveau les interrogations, de nouveau le discours indirect libre préparent Hajila à une nouvelle transgression: se délivrer du fœtus semble être d'abord une idée suggérée par Isma. Hajila, la prononçant à haute voix devant sa sœur, démontre sa disposition à en assurer l'exécution dès que possible. La tentative de suicide, scène finale du roman, garantira effectivement la disparition du bébé. Ainsi, tous les événements s'enchaînent comme l'avait prévu Isma, tout, dans le roman, obéit à cette puissance suprême, à cette instance créatrice des personnages, maîtresse de leur vie comme de leur mort. Outre son pouvoir effectif de narratrice, Isma détient les clés de la liberté, clés de l'appartement de l'homme qu'elle finira par remettre à Hajila concrétisant ainsi son incitation à la révolte: «Sors seulement pour sortir!» (O.S, p. 163) Et c'est seulement cette action qui lui permettra de mettre un terme à sa grossesse, de rompre tout lien qui pourrait la rattacher encore à l'homme. Pour conclure, il convient d'insister sur la supériorité d'Isma, sur sa puissance qui la rapproche énormément de l'image que prône Flaubert de l'écrivain: «L'artiste doit être dans son œuvre, comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant, qu'on le sente partout mais qu'on ne le voie pas»1. II. B - TU INTERLOCUTEUR ACTIF OU METAMORPHOSE DE TU: Dans cette première partie consacrée à l'omniscience de la narratrice Isma, nous avons évoqué, à plusieurs reprises, le discours indirect libre et le discours direct rapporté de Hajila. Ces deux manifestations déguisées, voilées de la présence de ce personnage seront, en fait, l'amorce, le signe de sa force future. Comme l'a prédit sa créatrice Isma, Hajila passera par différentes étapes 1. Flaubert, Correspondances, lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, cité par Marguerite LIPS, Le Style indirect libre, Payot, Paris, 1926. 289 qui la mèneront vers le chemin de la liberté. Cependant, une fois libre, le personnage prendra de l'ampleur jusqu'à écraser de sa présence la narratrice. Hajila se muera à son tour en narratrice, sera-t-elle une narratrice seconde ou plutôt une autre face de la narratrice Isma? Mais avant de devenir narratrice, il lui faut passer par différentes étapes qui feront d'elle une femme libre et autonome, détachée à la fois de l'emprise de l'homme et de l'autorité de sa créatrice Isma. II. B. 1 - Hajila: une autre: L'omniscience, l'omniprésence d'Isma font de Hajila un personnage faible, dénué de toute volonté. Cependant, si Isma a créé Hajila de toutes pièces, si Hajila apparaît au début fragile et déstabilisée, il n'en reste pas moins qu'elle est devenue un personnage à part entière, un actant et même un agent du roman. Malgré son apparente passivité, elle participe activement à la trame événementielle du récit. Son mutisme rendu par l'emploi du style indirect libre et du discours direct n'est qu'une chape destinée à la protéger de la violence de l'homme. C'est à mesure qu'elle défiera ce dernier que sa voix, à son tour, fusera, et que la distance entre elle et sa créatrice Isma s'estompera. Les prémisses de sa révolte sont d'abord contenues dans la froideur des quelques mots qu'elle se trouve amenée à adresser à l'homme. Dans une intervention directe, pour répondre à sa question: «— Qu'as-tu?», elle dit «sans [se] retourner»: «— Je pleure!» (O.S, p. 16) La communication entre les deux époux est donc presqu'inexistante. L'aridité de leur relation est telle que Hajila ne peut que se féliciter du départ de l'homme: ««Il» est vraiment sorti. Louange à Dieu et à son Prophète»! (O.S, p. 16) Ce départ de l'homme provoque donc chez elle un véritable sentiment de soulagement et de plénitude: «Main sur le robinet de cuivre: «ta» main. Front sur un bras nu tendu: «ton» front, «ton» bras» (O.S, p. 16), tous ces possessifs donnent effectivement corps au personnage qui se libère de son apparence fantomatique. Maintes fois, seule, livrée à elle-même, Hajila entraîne sa voix, prononce des mots, apprend à parler pour se préparer à sortir: «Hajila, ton nom signifie «petite caille»; tu te rappelles. Tu prononces le nom «Hajila» à voix distincte, tu te vois en oiseau transi, d'un blanc sale, devant un horizon de chotts». (O.S, pp. 16-17) 290 La liberté de Hajila passe inexorablement par la perte de celle de l'homme, l'humilier lui redonne sa dignité et le goût de vivre, c'est ainsi qu'elle engage la bataille; dans le douar de son enfance où il l'a accompagnée pour visiter sa famille, une voix la bouscule: «— Dépêche-toi, Hajila! «Il» t'attend! Malgré le «il» majestueux, tu t'enveloppais lentement […]». (O.S, p. 24) Faire attendre l'autre, voilà un premier acte à accomplir, une première issue vers le chemin de la liberté, chemin qu'elle trouvera grâce à sa première sortie: cet acte émane d'une décision irrévocable: «Un jour, […] tu décidas que tu franchirais bientôt le seuil. Et seule! Enveloppée du voile de laine blanc écru […]». (O.S, p. 26) L'emploi ici du passé simple a une importance capitale. Contrairement aux temps du discours employés dans la plus grande partie du discours qu'adresse Isma à Hajila, ce temps installe une distance entre les deux personnages, leur durée n'est, d'un coup, plus la même. Cette distance peut être comme un signe d'une ébauche d'indépendance du personnage de Hajila qui commence à se démarquer de sa créatrice. Se démarquer? Non! Plutôt avoir les mêmes traits qu'elle, ceux d'une femme émancipée, d'une femme dont le mari respecte la famille et la juge digne de ses visites: «Ton mari t'avait emmenée dans ta famille, au bidonville. Cette fois, il était entré avec toi; il avait souhaité à tous «bonne fin de jeûne»». (O.S, p. 35) Première concession de l'homme faite à Hajila qui sera suivie d'une série d'autres concessions: la nuit du drame, il l'appelle, «il énonce son nom»: «La voix du fond du couloir, énonce ton nom à deux reprises: ton nom à toi, vraiment? — «Hajila, Hajila!» Deux fois». (O.S, p. 66) Qu'y a t-il de plus humiliant pour un homme algérien, que le conservatisme poussé à son plus haut degré incite à emprisonner sa femme, que d'être obligé d'appeler cette dernière par son nom, de lui attribuer ainsi une personnalité, une existence, de montrer le besoin dans lequel il se trouve de constater sa présence? Devrait-on avoir besoin de son esclave? Les conséquences de ces concessions seront graves: cela encouragera Hajila à suivre le chemin de la révolte, l'image de l'homme étant ainsi désacralisée. Forte de la faiblesse de l'homme, Hajila relève le défi: Hajila, la femme rebelle, Hajila ironique à la vue de l'époux l'attendant devant la porte de sa maison: «Un jour, ils furent deux sur le palier: Nazim, visage en larmes, et l'homme, les traits durcis. Tu eus un sourire déchiré. «Tiens, te dis-tu, 291 l'homme n'avait pas la clef de la maison aujourd'hui? Ainsi j'ai laissé le Seigneur à la porte de sa propre demeure!… Il va me ramener au bidonville dès ce soir!»… Tu te retins de reprendre ce discours à voix haute». (O.S, p. 92) Le mot «Seigneur» dont l'initiale est en majuscule illustre parfaitement l'ironie dont l'homme est l'objet. Le calme de Hajila est si grand qu'elle éprouve le désir de dire ouvertement à l'homme ce qu'elle pense de lui, pensée rapportée ici entre guillemets. Affaibli, l'homme ne l'impressionne plus. La peur qui la saisissait à son approche se dissipe d'un coup et Hajila s'endort calme, l'esprit bercé par les images du dehors: «Quand, accroupie près des enfants, tu entends l'homme appeler, demander un cendrier, attendre, tu le rejoins, tu te laisses toucher, contractée. Une fois sur le matelas, par terre, tu t'endors en répétant avec la douceur d'une consolation: «Demain, une seconde fois!»» (O.S, p. 37) Parallèlement à sa vie conjugale, Hajila jouit d'une autre vie, d'un autre espace, espace de liberté et de bonheur qui lui fait oublier l'exiguïté de son quotidien et où elle puise sa force de femme séquestrée. Ce n'est cependant qu'après avoir passé par une série de décisions difficiles à prendre qu'elle a pu goûter à ce bonheur: décision de sortir, décision d'enlever le voile une fois dehors… «Tu marchais à l'ombre; tu vas au soleil. Si les rayons t'enveloppaient les bras, te pénétraient aux aisselles, si… sous la laine usée du haïk, ta robe de coton mauve est échancrée jusqu'à la poitrine […]. Ta main tâte le tissu. […] Là, tu te décides avec violence: «enlever le voile!». Comme si tu voulais disparaître… ou exploser!» (O.S, pp. 38-39) «Disparaître» pour, à nouveau, exister, pour être ressuscitée. Cet acte fait naître en effet une nouvelle femme, une nouvelle Hajila dont les traits ressembleront de plus en plus étrangement à ceux d'Isma, théoriquement sa rivale. Les étapes du dévoilement de Hajila sont rendues avec une précision infinie: la métamorphose est complète, Hajila, le personnage indécis, angoissé disparaît pour laisser apparaître une Hajila nouvelle, décontractée, heureuse, amoureuse de l'extérieur: ainsi assistons-nous en direct à une nouvelle naissance: «Ta main droite tire alors l'étoffe, en fait un tas qui traîne jusqu'au sol […]. Enfin tes bras en action plient le voile: en deux, en quatre, en huit![…]. Tu mets le haïk sous le bras: tu avances. Tu t'étonnes de te voir marcher d'emblée d'un pas délié sur la scène du monde!» (O.S, p. 40) 292 Telle une chenille, Hajila voit le jour; bientôt, elle quittera sa chrysalide et fera démarrer son vol de papillon, d'oiseau libre. Il s'agit effectivement d'une résurrection du personnage, peut-être même d'un dédoublement: Hajila, la femme traditionnelle, cède la place à une nouvelle femme, une femme moderne, une femme passionnée par l'extérieur: «[…] Tu entres dans la salle de bains. Déshabillée, tu plonges dans la baignoire fumante. Tu contemples ton corps dans la glace, l'esprit inondé des images du dehors, de la lumière du dehors, du jardin-comme-à-latélévision. Les autres continuent à défiler là-bas; tu les ressuscites dans l'eau du miroir pour qu'ils fassent cortège à la femme vraiment nue, à Hajila nouvelle qui froidement te dévisage». (O.S, p. 43) Dès le début du roman, Hajila ne cesse de se contempler dans le miroir: «Devant le petit miroir, près de la fenêtre, tu te tapotes les joues; ton visage serait-il celui d'une autre»? (O.S, p. 15) Et c'est précisément cette «autre» que va devenir Hajila, une «étrangère» avec une nouvelle peau: «Pour ces sorties tu portes la même robe. Hier, avant le coucher, tu l'as lavée précautionneusement. Tu as revêtu un peignoir. Attendais-tu ainsi que sèche ta secon-de peau?» (O.S, p. 50) Ce dédoublement, rendu par le miroir et par la robe, est très significatif: Hajila opère un retour à la toute première enfance, période pendant laquelle l'enfant ne se voit pas vraiment ou se voit comme s'il était un autre: son Je, et par là sa personnalité, ne sont pas encore constitués. Il se voit comme un autre, un enfant quelconque. Pour s'apercevoir que ce qu'il observe dans le miroir n'est que le reflet de sa propre image, il devra passer d'abord par plusieurs étapes, des transformations que la nouvelle Hajila aussi subit: le personnage voit ses sens se réveiller un à un, sa langue se délier petit à petit. Plus nous avançons dans la lecture du texte plus la nouvelle Hajila apprend à vivre, à découvrir, son regard se construit, se perfectionne tel le regard d'un nouveau-né: «Dehors, tu ne te lasses pas de marcher; tu apprends à découvrir. Choses et personnes se diluent en taches à peine colorées. Un vide se creuse où ton corps peut passer, sans rien déranger. Tu t'assures que personne ne te remarque, une fois que ton voile tombe: te voici étrangère et mobile, avec des yeux ouverts. Parfois certains te laissent la préséance. Tu fends l'air, silhou-ette royale. Dans un deuxième temps, tu t'es mise à retenir des portions du corps des autres, un peu aussi du volume des choses». (O.S, p. 49) Hajila, la nouvelle, a désormais une personnalité, une existence et même un nouveau nom: «Après une semaine ou davantage, te voici devenue «une femme qui 293 sort»». (O.S, p. 51) II. B. 2 - La voie de la parole : Dès sa première journée dans la demeure de l'époux, de l'homme, Hajila sent un malaise. La face en pleurs, elle s'affole, se sent en péril, cherche «la paix d'autrefois», quelque chose la «harcèle», elle ne sait quoi, un sentiment de dégoût s'empare d'elle: cet état d'âme se reflète dans les bribes de phrases qu'elle se murmure et qui sont jalonnées d'interrogations, d'exclamations, de points de suspension. Il s'agit d'un discours «en miettes». Le personnage est indécis, perdu dès sa première apparition sur scène. Le discours indirect libre qui est censé refléter indirectement la pensée du personnage illustre parfaitement la peur, l'angoisse où vit Hajila et l'incapacité où elle se trouve de s'extérioriser: «Devant le petit miroir, près de la fenêtre, tu te tapotes les joues; ton visage serait-il celui d'une autre? Tu asperges d'eau froide ton front brûlant. Tu murmures le nom de Dieu deux, trois fois, pour mieux respirer: «Dieu le Protecteur, le Clément, le…»» (O.S, p. 15) Hajila n'a donc même pas de voix: dans ce paragraphe, Isma emploie succinctement le discours indirect libre pour rendre compte d'une question qu'elle se pose et le discours rapporté direct pour faire entendre ses prières à Dieu adressées. «Tu te tapotes les joues; ton visage serait-il celui d'une autre?»: Le conditionnel remplace ici le futur des phrases précédentes où se fait entendre la voix d'Isma, il transcrit l'affolement de Hajila qui se «tapote les joues» et marque la présence du discours indirect libre. «Tu murmures le nom de Dieu deux, trois fois, pour mieux respirer: «Dieu le Protecteur, le Clément, le…»: le verbe murmurer et l'emploi de guillemets démontre qu'il s'agit ici d'une transcription des prières de Hajila. Discours indirect libre, discours intérieur cerné par des barrières typographiques (les guillemets): tout semble faire de Hajila un simple personnage qui n'a pas accès à la parole, du moins pas à la parole à fonction communicative, et surtout pas à la narration. L'emploi du style indirect libre et du discours direct font donc de Hajila un personnage muet, sans véritable consistance, sans existence effective: Isma ne lit-elle pas ainsi dans son âme, ne devine-t-elle pas sa pensée quelque insignifiante qu'elle soit? 294 «Tu cherches le nom d'un saint fraternel. Retrouver la paix d'autrefois! Tu fermes les yeux, tu ne trouves pas les mots, quels mots… Dans le matin qui s'avive, tu tâtonnes, tu ne comprends pas ce qui te harcèle: appels des aïeules invoquant des saints morts, tous cadavres de mâles! Le robinet coule. Le soleil miroite contre le mur proche. Tes larmes reprennent, s'égouttent sur l'évier, sur le sol étincelant. Tu te penches («ramasser mon visage en miettes, vomir mon âme!… Ô Sidi Abderahmane aux deux tombeaux!»). Tu tentes de te réconforter: «Je n'ai pas pleuré depuis tant d'années! Ai-je même prié? Les autres… Ma mère, ma sœur, les enfants de l'homme, tous les autres reculent. Seul le bruit de l'homme…»» (O.S, p. 16) Quand il n'est pas introduit par Isma, le discours de Hajila est rapporté entre guillemets auxquels viennent s'ajouter — comme pour emprisonner encore plus la voix du personnage — des parenthèses («ramasser mon visage en miettes, vomir mon âme!… ô Sidi Abderahmane aux deux tombeaux!»). L'infinitif, forme nominale du verbe, est là dans une phrase au discours indirect libre pour ajouter à l'ambiguïté du sujet que fait déjà observer un tel style: «Retrouver la paix d'autrefois!», qui parle ici? est-ce Je ou Tu, Isma ou Hajila; dans de tels discours l'ambiguïté sera maintenue jusqu'à la fin parce qu'elle est voulue. La même observation peut être faite à propos de la phrase nominale alliée, elle aussi, au style indirect libre: «Appels des aïeules invoquant des saints morts, tous cadavres de mâles!» La forme nominale est la forme primitive du langage, c'est l'absence du verbe et donc de la parole: n'est-ce pas une belle façon de souligner le mutisme de Hajila ou l'impossibilité pour elle d'extérioriser ses sentiments et ses pensées? L'emploi de l'infinitif et l'omission du verbe dans des phrases, souvent interrogatives ou exclamatives, au style indirect libre se trouvent effectivement souvent en rapport avec l'expression du doute, de l'hésitation, de la psychologie instable de Hajila donc de son aphasie: «Tu fermes les yeux, tu ne trouves pas les mots, quels mots…» (O.S, p. 16) «Pleurer sans larmes. Le silence, coupe pleine s'égoutte. «Face de la douleur», tu murmures ces mots en langue arabe pour toi seule, pour toi muette». (O.S, p. 17) Cependant, Hajila, une fois libre, pourvue d'une personnalité et d'une autonomie parfaite, commence à avoir la langue déliée et la voix libre: voix qu'elle n'a pas cessé d'entraîner discrètement depuis le début du roman. Souvent, nous avons eu l'occasion de le souligner à plusieurs reprises, Isma rapporte entre guillemets des murmures, des réflexions, l'angoisse de Hajila. Bien entendu, «la citation au discours direct suppose la répétition du signifiant du discours cité et par conséquent la dissociation entre les deux situations 295 d'énonciation, citante et citée. Elle fait coexister deux systèmes énonciatifs autonomes: chacun conserve son JE, son TU, ses repérages déictiques, ses marques de subjectivité propres, les guillemets ou le tiret jouant à l'écrit le rôle de frontière entre les deux régimes énonciatifs»1. Il s'agit donc dans ces interventions de Hajila entre guillemets d'une situation d'énonciation, d'une subjectivité qui lui sont propres même si ce discours paraît souvent intériorisé, murmuré, pensé bref non adressé à quelqu'un. Les frontières typographiques entre le discours rapportant et le discours direct rapporté sont les uniques témoins du passage d'une situation d'énonciation à une autre et donc, dans ce cas, de la subjectivité d'Isma à celle de Hajila. Le discours direct «est nettement coupé du récit par les deux points, les guillemets, éventuellement le tiret ou l'alinéa»2. Dans O.S, les guillemets cernent souvent un discours intérieur, des réflexions ou même l'espoir de l'un ou l'autre des personnages, alors que l'emploi du tiret atteste d'un discours effectivement prononcé par son énonciateur. La voix de Hajila opèrera justement ce passage d'un discours timide, intérieur, peureux à un discours extériorisé où elle ose déclarer ses intentions, ses sentiments, sa passion la plus secrète. Ainsi, cette nouvelle femme dont les germes se trouvaient dans l'ancienne Hajila, celle qui a défié l'homme et a transgressé les lois de la société, possède désormais une voix, elle ose même avouer son "délit" directement à sa mère puis, comble d'indifférence, à son époux. L'emploi des tirets, procédé dramatique par excellence, démontre ici l'audace de Hajila qui, face à ses bourreaux, s'enhardit à prononcer distinctement ses pensées: «Tu l'as laissée circuler, fureter partout. Pour finir, elle s'installe dans le salon: c'est la première fois. Tu t'accroupis à ses pieds, tu retrouves ta posture de gamine. — Le concierge a raison, Mma… Maintenant, je sors! — Tu souris, une moue tire tes traits. — Je sors presque chaque jour! Tu allais ajouter: «Que Dieu me pardonne, que…». Tu t'es tue. Avec décision. Ne pas implorer, ne débiter aucune formule de sauvegarde! Non…» (O.S, p. 52 ) «Il haleta, un éclair de haine fit frémir ses paupières étirées. — J'aimais enlever le voile dans une ruelle, quand personne ne passait, ensuite marcher nue!» (O.S, p. 95) La nouvelle Hajila est donc une «gamine» qui ne sait ni mentir ni implorer les Dieux, elle est l'innocence même. Cette enfant a désormais la langue libre, 1. 2. Dominique MAINGUENEAU, Eléments de linguistique pour le texte littéraire, op. cit, p. 87. Catherine FROMILHAGUE, Anne SANCIER, Introduction à l'analyse stylistique, op. cit, p. 48. 296 déliée: n'intervient-elle pas directement à haute voix en avouant sa "faute" à sa mère puis à son mari? En réalité, dès le début du roman, dans plusieurs phrases, on pouvait déjà constater l'intervention directe, sans barrières typographiques, du personnage. ««Il» est vraiment sorti. Louange à Dieu et à son Prophète!» (O.S p. 16); il s'agit bien évidemment ici de la voix nue (non rapportée) de Hajila et non d'un discours indirect libre. Ce type de discours direct non rapporté de Hajila ne tardera pas à se multiplier dès qu'elle accèdera à la liberté. En fait, «l'effacement de cette cloison graphique des guillemets qui séparent le discours du narrateur et celui des personnages gomme les frontières syntaxiques entre les personnes au profit de la voix»1. Voix, bien entendu, de Hajila qui fuse libre et procure à son auteur une personnalité solide et forte. Une petite phrase, d'apparence insignifiante, vient appuyer notre intuition, elle crée ainsi un effet de choc. Isma (est-ce Isma ou Hajila?) assimile le voile à un «chiffon»: «Tu as roulé en boule ce chiffon (ton aigreur te faisait répéter «oui, ce chiffon!»)» (O.S, p. 64). Cette intervention entre parenthèses de la narratrice Isma confirme l'appartenance du discours précédent à Hajila, la voix d'Isma apparaît ainsi reléguée comme l'était au début celle de Hajila. Le verbe «répéter» vient appuyer cette idée: a-t-on jamais répété quelque chose qu'on n'a pas encore prononcé? Dès lors des paragraphes entiers se tissent par la seule voix de Hajila: un discours direct où la psychologie du personnage laisse libre cours à ses fantasmes, ainsi s'exprime sa soif du hammam après deux semaines de claustration: «Vite dans l'étuve, au milieu des corps usés qui se confortent de l'atmosphère émolliente. S'il ne faut vraiment plus sortir, vite s'ouvrir par les yeux, les seins, les aisselles! Cheveux dénoués et trempés, le dos étalé sur la dalle de marbre brûlant, ventre, sexe et jambes libérés, creuser une grotte et au fond, tout au fond, parler enfin à soi-même, l'inconnue». (O.S, p. 73) Dans ce passage apparaît, pour la première fois, nue, dévoilée, authentique, sans aucun amalgame possible avec la voix d'Isma, la subjectivité de Hajila. Et si toutes les phrases au style indirect libre, avec des verbes à l'infinitif ou sans verbes, qui entretenaient l'ambiguïté sur l'origine de leur énonciation, n'étaient que des fragments d'un monologue intérieur de Hajila! 1. Pierre VAN DEN HEUVEL, Paroles, mots, silence: Pour une poétique de l'énonciation, op. cit, p. 251. 297 II. B. 3 - La voix de la narration : Parlant d'Isma, nous avons souligné la proximité de voyeuse qui la rapproche de Hajila et qui se manifeste à travers l'emploi des temps du discours dans les chapitres qui sont destinés à l'aventure de cette dernière. Cependant des bribes de récit apparaissent de temps en temps et viennent perturber le déroulement du discours. Par moments, des phrases, des paragraphes entiers se trouvent narrés avec des temps du récit, principalement le prétérit. «Tu te mis à rentrer de plus en plus tard de tes randonnées. […] Un jour, ils furent deux sur le palier: Nazim, visage en larmes, et l'homme, les traits durcis. Tu eus un sourire déchiré. «Tiens, te dis-tu, l'homme n'avait pas la clef de la maison aujourd'hui? Ainsi j'ai laissé le Seigneur à la porte de sa propre demeure!… Il va me ramener au bidonville dès ce soir»… Tu te retins de reprendre ce discours à voix haute. Nazim rejoignit sa chambre sans un mot; il n'en sortit même pas pour dîner». (O.S, p. 92) L'emploi de l'aoriste revêt ici une importance capitale, le retour aux temps du récit nous éloigne de la subjectivité de narratrice d'Isma et la voyeuse s'éclipse laissant la place à une nouvelle forme narrative, à un nouveau type de discours. En effet, parallèlement à ce récit se développe, depuis le début du roman, une autre forme de discours énoncé par Hajila. Dans de nombreuses pages, nous assistons à la narration de certains souvenirs de Hajila: souvenir de la visite qu'elle a effectuée avec sa mère dans l'appartement de l'homme et des commentaires qu'en a faits Touma dès leur retour dans le bidonville (pp. 2223), souvenir de sa première visite de femme mariée dans son quartier d'enfance, de ces nuits froides passées dans la chambre de l'homme (pp. 24-26), souvenir de ses sorties successives (pp. 48-49), de la leçon faite par Touma découvrant le péché où glisse sa fille (pp. 53-54), de l'histoire de sa famille (mariage des parents, naissance des enfants, mort du père, expulsion de la villa des Dunes…) souvent racontée par Touma lors de l'enfance de Hajila (pp. 6870), souvenir des nuits de noces de quelques cousines auxquelles elle a pu assister (p. 72), souvenir de la nuit du drame (p. 95), etc. 298 Ces pages sont la preuve concrète que Hajila a une histoire et donc une existence, une identité. Il s'agit apparemment toujours d'un discours adressé par Isma à Hajila, seulement l'emploi des temps du récit en fait dévier l'origine de l'énonciation: si elle peut assister en voyeuse au quotidien de Hajila, Isma ne peut en effet se souvenir d'événements qu'elle n'a pas vécus. Dans ces pages, il est fait un large usage du discours indirect libre dans sa forme la plus habituelle (avec l'imparfait et les transformations temporelles qui s'ensuivent) c'est-à-dire sans emploi du présent, de l'infinitif ou de phrases nominales, procédés qui entretiennent au début du roman l'équivoque sur l'origine de l'énonciation. Afin d'illustrer nos propos, nous reproduisons ici un extrait des souvenirs d'enfance de Hajila: «Mariée à douze ans la mère. Le mari avait émigré d'abord vers la capitale, puis il avait traversé la Méditerranée. L'évocation fait surgir la terre d'oliviers et de lentisques du grand-père, là où Touma accoucha une première fois: trois ans après la noce, elle passait tout son temps à sarcler sous les arbres, à aider la vieille au moment de la cueillette […]. Kenza pouffait d'un rire espiègle; elle connaissait la suite.Le père revenait de France, repartait; la vieille querellait chaque jour Touma et ses gamines qu'on nourrissait mal. Toi, l'aînée, tu inquiétais la mère qui se levait la nuit pour te donner de l'huile d'olive volée de la jarre, pour que tu ne gémisses plus de douleur; les diarrhées te laissaient pantelante. […] Touma se retrouvait enceinte une troisième fois; l'enfant naissait mort-né, «à cause des travaux», ceux du champ et de la maison qui lui incombaient tous. L'aïeule, à moitié aveugle, ne quittait plus son matelas. Le grand-père ne vendait plus de poteries. La récolte d'olives était de moins en moins suffisante. Le père, revenu pour l'été, décidait de ne plus repartir. Ils s'installaient dans la capitale; une pièce louée dans une maison du quartier ancien […]. Mais les troubles de la guerre d'indépendance commencaient. Un garçon maladif, Nasser, naissait enfin; peu après, les légionnaires venaient arrêter le père, accusé d'avoir abrité momentané-ment un «terroriste». Jours de bouclage presque total du quartier; les fillettes s'aventuraient sur le seuil:elles respiraient le silence de la peur collective… […] Le père sortait de la prison de Barberousse; ses vieux parents étaient morts entre-temps.[…] Touma déménageait son monde dans une villa réquisitionnée du quartier des Dunes. Elle y entrait en souveraine: enfin! […] Le père trouvait du travail — réparer le matériel agricole dans une ferme du Sahel proche. Il faisait vite partie du «comité de gestion»; il rentrait tard chaque soir, on le voyait à peine […]. Hajila, encore engourdie par le sommeil, à l'aube, entendait confusément le conciliabule des parents: dans son ensommeillement, elle tentait de toutes ses forces de reconnaître la voix paternelle qui semblait ponctuer les exposés monocordes de Touma. Elle perçut un jour clairement que la mère énumérait ainsi toutes les dépenses passées et présentes. Le père répétait par intervalles «comme tu 299 veux, femme!… comme tu veux, femme!» Son timbre était chaud, mais l'intonation comme lasse, ou soumise. Hajila garda longtemps en elle ce souvenir auditif, comme une écharde. Car le père… Hélas, l'accident: un jour ordinaire, mais qui dériva, au coucher, dans des hululements de femmes […]. Hajila et Kenza pétrifiées, plaquées contre le mur, et des femmes, des femmes, des inconnues, des parentes, toutes psalmodiantes, gémissantes, les yeux rougis, les voiles froissés, les parfums mêlés, toutes autour de Touma raidie maintenant, inconsciente du moins apparemment… […] Hajila cherchait son père, le corps de son père, le corps enseveli de… […] Hajila sortait, Hajila fuyait, ah, cette villa du quartier des Dunes existait-elle encore? […] «La mère, mariée à douze ans!» te répètes-tu ce matin, quand, les lèvres serrées, tu prépares le déjeuner». (O.S, p. 68 à 71) Le lecteur excusera la longueur de cette séquence citée. Il est, en fait, indispensable pour nous comme pour le lecteur d'avoir sous les yeux pratiquement l'ensemble du passage évoquant les souvenirs de Hajila pour percevoir l'encadrement qui en est fait. La première remarque à observer est que la première phrase de la séquence est reproduite à la fin par Hajila: on peut en déduire justement que toute la séquence se déroule dans l'esprit de cette dernière alors qu'elle prépare le déjeuner dans la cuisine. Cependant, des difficultés d'interprétation apparaissent aussitôt et viennent contrer cette idée: cette voix de Hajila semble, par moments, amalgamée à celle de sa mère (source première de l'histoire) et de sa sœur (la personne qui partage avec elle ses souvenirs). Ainsi des moments d'ancrage de la mémoire de la mère, de Kenza, de Hajila semblent se superposer. Ce passage n'en est qu'une synthèse faite par Hajila qui dévide le passé de sa famille. Néanmoins, des indices énonciatifs dans le texte confirment encore la présence d'Isma qui s'adresse ici à Hajila («Toi, l'aînée, tu inquiétais la mère qui se levait la nuit pour te donner de l'huile d'olive volée de la jarre, pour que tu ne gémisses plus de douleur»), d'autres font de ce discours un véritable récit impersonnel, sans narrateur apparent: le Tu qu'adresse Isma à Hajila se mue en elle («Touma», «le père», «Hajila», «Hajila et Kenza», «les filles», etc). Isma oublie-t-elle qu'elle s'adresse à Hajila et adopte ainsi un nouveau mode de narration hétérodiégétique? Cherche-t-elle, par contre, à effacer sa présence et à permettre à Hajila de laisser libre cours à ses souvenirs? Hajila voudra-t-elle se démarquer de son passé en l'écrivant à la troisième personne? Ce Elle n'est-il pas le signe du dédoublement du personnage qu'on a déjà évoqué auparavant? Hajila, devenue une autre (autre que la jeune fille Hajila habitant la maison du quartier des Dunes, autre que Hajila la nouvelle mariée) ne peut évoquer ses souvenirs — qui étaient devenus les souvenirs d'une autre — en disant Je. 300 La séquence que nous venons de citer n'est en fait que l'échantillon d'une séquence parmi d'autres nombreuses où Hajila rapporte ses souvenirs: ainsi devient-elle une sorte de narratrice seconde, alors que la présence d'Isma dans la narration s'atténue jusqu'à presque s'estomper à la fin. Il s'agit en fait d'un emploi prolongé du style indirect libre. La conjugaison des verbes de cette séquence à l'imparfait et au plus-que-parfais de l'indicatif le confirme. Cela contribue à occulter la voix d'Isma responsable de l'énonciation et à conforter la position de Hajila comme étant une narratrice seconde, une «narration au second degré» que Philippe Lejeune préfère appeler «narration indirecte libre»1. Le roman se compose en effet de trois parties, la dernière est entièrement consacrée à Hajila qui se dote ainsi de toute l'importance que lui confère son nouveau rôle de narratrice seconde. II. C - RETRAIT DU JE : Hajila se dotant donc des qualités d'une narratrice, Isma délaisse momentanément ce rôle. Il convient d'observer que la force d'Isma, sa puissance de narratrice ne sont pas aussi évidentes qu'on le croyait. Dès l'ouverture de son discours adressé à Hajila, elle paraît indécise, interrogative quant à l'objectif de son choix: «Ai-je voulu te donner en offrande à l'homme? Croyais-je retrouver le geste des reines de sérail? […] Réaffirmais-je à mon tour mon pouvoir?» (O.S p. 10) Dans la première partie du roman, partie où des chapitres consacrés à Hajila et d'autres à Isma s'alternent, les pages où elle parle de sa vie, de son expérience conjugale sont dérisoires, minces par rapport à celles où elle interpelle Hajila. Sa vie ne l'intéresse-t-elle donc pas ou cherche-t-elle un autre mode de vie? En réalité, les souvenirs retracés par Isma ne sont pas vraiment des souvenirs, c'est-à-dire qu'elle ne raconte pas sa vie passée comme elle l'a vécue mais comme elle aurait aimé la vivre. Elle réinvente son histoire, recrée sa durée comme elle a créé celle de Hajila. Ainsi, Isma n'est pas aussi réelle, aussi matériellement antérieure à Hajila qu'elle le paraît. De plus, elle n'est, au même titre que Hajila, qu'un personnage 1. Je est un autre, op. cit, p. 24. 301 de roman créée par une narratrice première qui, dès le début, introduit à l'histoire des deux femmes. Visiblement, dans les chapitres où elle narre son expérience conjugale, Isma cherche à vivre comme une femme traditionnelle, comme l'était Hajila. Et voilà qu'elle commence à jouer à ce rôle: «[…] J'embrasse avec fougue l'aimé: — Toute seule; je n'aurais pas acheté cette robe! Remercier à la façon des femmes esclaves qu'on entre-tient! Un jeu». (O.S, p. 44) Cependant, le jeu ne tarde pas à devenir nécessité, besoin, au point qu'Isma se sent enfermée et aspire à regagner, comme le fait Hajila, le dehors: «Je désire soudain sortir, malgré le froid. Il me faut errer, libérer dans l'espace cette excitation gratuite. Mon corps se meut léger, ma robe est neuve, le rouge me sied, ce matin de printemps acide me mord les joues!» (OS, p. 44) La robe de Hajila est «mauve» (O.S, p. 48). D'où vient cette ressemblance des couleurs, Hajila et Isma ont-elles les mêmes goûts? En réalité, Isma aspire à être comme Hajila, une femme qui, cloîtrée, conquiert sa liberté, lutte pour l'obtenir: «Dans la salle de bains ouverte, faire halte devant le miroir embué: je prendrais voiles de religieuse s'il le fallait, et là, en face, d'un coup, ils glisseraient!» (O.S, p. 45) Cette scène nous rappelle évidemment la station de Hajila nue, dévoilée, nouvelle devant le miroir. Assume-t-elle, à son tour, le rôle d'une femme métamorphosée, dédoublée? Il semble que cela soit une condition pour aboutir à la fusion entre les deux femmes. Chacune des deux femmes se double d'une autre ou de l'autre, nous aboutissons ainsi au schéma de quatre femmes ou de deux femmes doubles pour en arriver à une seule figure de femme où fusionnent toutes ces composantes du schéma. Pour l'instant, nous n'assistons qu'à un simple revirement de la situation, l'identité d'Isma, altérée, modifiée devient précaire, Hajila va jusqu'à l'interpeller ou se poser des questions à son sujet: ««C'est parce qu'il fait nuit, aimerais-tu dire avec douceur, que je ne me trouve pas dehors! Imaginons des jours sans nuits, ô mes sœurs! Les crépuscules finiraient par devenir aubes! L'homme resterait dans cette cuisine, s'abreuvant d'alcool et de philtres, tandis que moi je ne me lasserais pas du monde!… Et le soleil me regarde!»» (O.S, p. 94) Hajila interpelle les autres femmes dont fait partie Isma: la narratrice devient ici narrataire en se fondant dans un Nous général. L'identité même d'Isma se 302 trouve mise en doute, Hajila se pose des questions à son compte: «Tu attends stupéfaite, plaquée contre le chambranle. Quelle est cette étrangère qui revient, par sa voix?» (O.S, p. 93) Altérée, remise en question, l'identité d'Isma devient de plus en plus floue. A mesure que Hajila retrouve sa liberté, Isma se perd et son hésitation augmente: elle devient de plus en plus interrogative comme l'était Hajila. Aurait-elle pris la place de l'ancienne Hajila? «Moi, Isma, qui m'apprête à quitter définitivement la ville, pourquoi n'ai-je pas pressenti le mélodrame? Pourquoi suis-je condamnée à provoquer les ruptures? Pour-quoi, revenue sur les lieux de l'adolescence, ne puis-je pas être la guérisseuse?» (O.S, p. 84) Ainsi nous assistons à une interversion des rôles: Isma prend la place de Hajila et devient comme elle indécise, interrogative, alors que Hajila usurpe la place réservée à Isma et se mue en narratrice seconde du roman. C'est ce qui contraint Isma à affirmer: «Plus les mots me devancent, plus mon présent se disperse; et ta forme s'impose. Ma mobilité n'est qu'apparence: vol de papillons de l'aube, aux ailes qui s'émiettent.Immanquablement quelqu'un avancera les doigts, palpera, écrasera». (O.S, p. 91) La faiblesse d'Isma est en fait une première conséquence de la force de Hajila qui échappe ainsi au contrôle étroit, à l'emprise de sa créatrice: «Ainsi, je ne te crée plus, je ne t'imagine plus. Simplement je t'attends». (O.S, p. 166) «J'ai attendu aux parages de ton immeuble.Sans projet. Disponible seulement». (O.S, p. 167) Attendue d'abord par l'homme, elle se fait maintenant attendre par Isma. Elle anéantit ainsi toute force autour d'elle, toute force susceptible de l'écraser. La reine Isma est déchue, elle ne trace plus l'avenir de sa créature, elle n'a plus de projet d'avenir pour Hajila, elle se poste maintenant en spectatrice, en observatrice. Hajila va désormais faire montre de sa force, de sa volonté de femme libre. II. D - FUSION DES DEUX VOIX FEMININES : Isma et Hajila sont a priori deux femmes distinctes, différentes, qui ne se connaissent même pas. Leur existence est apparemment celle de rivales se disputant le même homme: «Aucun échange ne s'est établi entre toi et moi, ni dans 303 nos appels, ni dans nos gestes». (O.S, p. 11) Cependant, dès le début du roman, les durées des deux femmes semblent complémentaires: Hajila, femme traditionnelle d'autrefois, voit se nouer au présent son sort de femme mariée et Isma, instance narrative présente déroule les événements de sa vie passée. «Avons-nous interverti nos rôles? Je ne sais» déclare Isma dès la page 11, page où elle vient juste de s'adresser à Hajila. Au fil des pages composant la première partie du roman la réponse affirmative à cette question d'Isma se dessine: Isma cherchera à ressembler à Hajila, à devenir comme elle une femme traditionnelle, alors que Hajila œuvrera pour devenir «une femme qui sort» comme l'était avant elle Isma. II. D. 1 - Isma et Hajila: une femme: Les chapitres consacrés à l'une et à l'autre se déroulent distinctement, aucun chapitre traçant la vie d'Isma ne fait référence à celle de Hajila, aucun autre parlant de Hajila n'évoque directement Isma. Cette stratégie s'observe jusqu'à la page 78, au début du chapitre XI consacré à Hajila et intitulé «LE RETOUR»: là, Isma évoque son retour dans la ville habitée par Hajila: «Hajila, tu ne savais pas que j'étais revenue dans cette ville après tant d'années d'absence». (O.S, p. 78) Avant, Isma ne parlait à Hajila que de Hajila, ici, elle parle à Hajila d'ellemême. Dans ce chapitre, Isma racontera à la fois ses projets d'avenir et le début du drame que vivra Hajila. Isma et Hajila dans un même chapitre, Je et Tu se rencontrent enfin, ne serait-ce que, pour l'instant, sur le plan de l'écriture: l'alternance entre les deux histoires laisse la place à un mariage, à une rencontre entre les vies des deux personnages. Au fil des pages, une sororité se tisse entre les deux femmes et la rivale cède le pas à la sœur: «Dans la métropole tumultueuse, ton histoire se poursuit, ô ma sœur». (O.S, p. 80) Une précision hallucinante — déjà maintes fois soulignée — se dégage du discours adressé à Hajila par Isma: cette dernière égrène un à un les moindres mouvements faits par Hajila, les moindres mots qu'elle se murmure, les moindres sentiments qu'elle éprouve. Elle raconte les journées de Hajila avec une précision telle que le lecteur se demande si ce n'était pas plutôt elle qui les a vécues. Elle les a peut-être effectivement vécues, du moins a-t-elle vécu de semblables journées. N'a-t-elle pas été à la place qu'occupe aujourd'hui 304 Hajila? C'est pourquoi elle devine également tous les mouvements de l'homme: «L'homme s'était remis à boire» (O.S, p. 80), il buvait aussi quand il était l'époux d'Isma. D'où l'importance ici du préfixe itératif «re-». Le rapprochement entre les deux femmes se concrétise de plus en plus. Ivre, l'homme prononce pour la première fois devant Hajila le nom d'Isma, nom qui heurte l'ouïe de Hajila: «[…] Dans ce préambule de drame, pour la première fois, tu entends mon nom, qu'il marmonne, qu'il ressasse, avec des yeux fous: — Isma!… Isma! Tu recules devant ce nom, devant mon nom. Puis tu pousses l'ivrogne comme une bête de somme vers le corri-dor, jusque dans la chambre». (O.S, p. 84) Désormais, Hajila sait qu'Isma existe, qu'elle est sa prétendue "rivale". Ce rapprochement ne suffira pas à Isma qui œuvre pour une véritable fusion: «Arrivée à ce point du récit, une violence me saisit de mélanger ma vie à celle d'une autre». (O.S, p. 85) Dès lors, les deux vies se mêlent, se confondent et un Nous englobant Je et Tu, Isma et Hajila, apparaît pour la première fois: «Tout corps masculin sert-il à signaler le carrefour vers lequel aveuglées, nous patinons, bras tendus l'une vers l'autre?» (O.S, p. 85) Dans ce chapitre tumultueux qui mêle étrangement la vie des deux protagonistes, Isma dévoile enfin son projet de narratrice, le rapport qu'elle entretient avec Hajila: «Insomnies de minuit, siestes le jour suivant: ma mémoire retrouve un halètement ancien. C'est là que j'ai fini par dire «tu» à l'étrangère; toi, Hajila, que d'autres imaginent ma rivale». (O.S, p. 89) Le rapport entre les deux femmes est donc a priori seulement un rapport d'interlocution, rapport de Je à Tu. Cependant, la relation qui les unie est de loin plus profonde: «Loin du bourdonnement de cette métropole, tu restes l'invitée dans la demeure neuve.Ils te croient gouvernante de deux enfants isolés, ou compagne d'un homme «lié», tu ne sais. Or tu continues mon trajet de vie, je t'avais déléguée». (O.S, p. 89) Ainsi s'explicite le but d'Isma. Elle cherche une remplaçante en Hajila. Hajila est là pour continuer le mode de vie qu'Isma a auparavant arrêté. Le point nodal du roman est atteint au treizième chapitre de la première partie intitulé «LE DRAME»: nous voilà arrivée à l'instant crucial tant attendu, instant du drame préparé et prédit plusieurs fois par Isma dans les pages précédentes. Comme à l'ordinaire, cette dernière ouvre le chapitre par 305 l'interpellation de sa rivale tenant, par la même occasion, à lui rappeler le rapport d'interlocution qui les rattache l'une à l'autre: «C'est toujours moi qui te parle, Hajila». (O.S, p. 91) Cependant, c'est à ce moment précis, moment du drame tant de fois annoncé, qu'une fusion effective des deux person-nages est observée: à mesure qu'on avance dans la lecture du roman, les intentions d'Isma se clarifient: créer Hajila comme une «ombre» d'elle même pour qu'elle continue le trajet de savie: «C'est toujours moi qui te parle, Hajila. Comme si, en vérité, je te créais. Une ombre que ma voix lève. Une ombre-sœur? […] Je me soucie à présent du drame qui approche. Or je mélange. Je mêle nos deux vies: le corps de l'homme devient mur mitoyen de nos antres qu'un même secret habite». (O.S, p. 91) En exposant son projet d'écriture, Isma se retire et accorde en même temps plus de consistance, plus de vigueur à ce nouveau personnage, ce Nous qui accapare désormais toute son attention. Je et Tu sont devenus ainsi une même personne, elles ont une même identité, celle de la femme épouse de l'homme. C'est pourquoi Hajila se lève dès que l'homme appelle Isma: quelle différence? «[…] Il appelle, il m'appelle — tu quittes ta place, tu approches: — Isma!… Isma!» (O.S, p. 93) C'est donc Isma qu'il appelle et c'est Hajila qui répond à cet appel. Cette fusion des deux personnages répond en fait à une confusion qui s'installe dans l'esprit de l'homme se trouvant torturé par deux blessures à la fois: deux femmes qui se sont révoltées contre sa majesté; Isma par le divorce et la reprise de sa fille et Hajila par ses sorties successives. Toutes deux ont défié ses ordres, elles ont anéanti sa personne. C'est parce que l'effet sur l'homme est le même que la personnalité des deux femmes est la même et que, par conséquent, la scène du drame ne fait que se reproduire: «— Ainsi, tu sors depuis longtemps, Hajila «la fuyarde»? Le ton n'est pas sarcastique. Il se lève, approche d'un pas et c'est pour toi le début! Comme toi, j'ai vécu cinquante débuts, cinquante instructions de procès, j'ai affronté cinquante chefs d'accusation! Je m'imaginais, comme toi, les avoir provo-qués. J'ajoutais des propos que je croyais provocateurs! Vertige de la parole développant ses rêts dans l'espace, face à la folie monotone du mâle!… De tout temps les aïeules ont voulu nous apprendre à étouffer en nous le verbe». (O.S, p. 94) Ainsi il ne s'agit plus de ressemblance mais d'identité entre les deux héroïnes. Le Nous prend de plus en plus d'ampleur et devient pratiquement le seul 306 énonciateur, un Nous véhément, révolté, s'inscrivant dans un discours abstrait et même polémique. Cette nuit du drame, Isma aurait pu être la victime des coups de l'homme, cependant Hajila la remplace et subit à sa place les coups sans pouvoir, sans oser les esquiver: «Le soleil te regarde, ô Hajila, toi qui me remplaces cette nuit» (O.S, p. 94). Néanmoins la remplaçante ne ressemble pas seulement à Isma, elle lui est parfaitement identique; ne reproduit-elle pas, sans le savoir, le scénario déjà provoqué par cette dernière en avouant à l'homme le plaisir que marcher «nue» pouvait lui procurer? «— J'aimais enlever le voile dans une ruelle, quand personne ne passait, ensuite marcher nue! Il a frappé au mot «nue». Il a continué en répétant ce mot, comme s'il le reconnaissait. Comme si on le lui avait lancé; je le lui avais lancé». (O.S, p. 95) Après ce chapitre entremêlant jusqu'à l'identité la vie des deux femmes, le lecteur n'observe plus une alternance entre les deux histoires. Sont-elles devenues une? Il s'agit en fait désormais de l'Histoire du Nous, des femmes, de toutes les femmes. Le rapprochement entre les deux femmes se solde dans la dernière partie du roman par une proximité physique: Isma rend visite à Hajila pour lui remettre la clé de l'appartement et lui permettre ainsi de sortir quand elle le voudra. Aussi l'apparente rivalité se meut-elle en complicité sororale. La première rencontre entre les deux femmes est pour cette raison lyrique, chaleureuse, presque idyllique: «Je suis apparue sur le seuil.Devant toi, enfin. Pour la première fois. Toi, ma fille et ma mère, ma consanguine: ma blessure renouvelée […]». (O.S p. 157) Autant dire: toi, ma personne, moi! L'eau, par sa transparence reproduit la double posture d'Isma et de Hajila se contemplant ou contemplant l'image de leur altérité face au miroir de la salle de bains. Le bain, le hammam, antre maternel, refuge de la femme, symbole à la fois d'éternité et d'oubli favorisera encore plus cette fusion: les deux corps nus se dilueront, parfaitement l'un dans l'autre, dans le Nous collectif, dans les corps des autres femmes, des autres «blessures». Corpsliquides qui opèrent leur retour aux origines des temps: «Ne plus dire «tu», ni «moi», ne rien dire; apprendre à se dévisager dans la moiteur des lieux». (O.S, p. 158) 307 «Retrouver la source des hésitations, de l'incerti-tude première, de l'aphasie; nous rejoindre». (O.S, p. 159) L'emploi de l'infinitif contribue ici à anéantir le sujet de l'énonciation, à en dissimuler l'identité. C'est la forme impersonnelle du verbe. Seul l'emploi pronominal du verbe «rejoindre» indique qu'il s'agit du Nous. Plus nous avançons dans le texte, plus cette source d'énonciation se substitue aux autres, au Je et au Tu, à Isma et à Hajila. «Lors de ce deuxième vendredi, tu es entrée. Tu m'as reconnue. Tu es venue te laver au même bassin. Nous n'avons pas parlé: je ne me souviens même pas de nos salutations. Tu n'as pas retiré ta tunique mouillée qui moulait ton ventre. En silence, j'ai empli d'eau chaude une tasse de cuivre; j'en déversai le jet sur tes épaules, puis sur ta chevelure. Tu t'es accroupie à genoux et tu m'as dit: — Continue! Que tu sois bénie! Cela me fait tant de bien». (O.S, p. 161) Ainsi Je et Tu se diluent presque dans un même corps, dans un «même bassin». La complémentarité entre les deux femmes, déjà soulignée au début de cette analyse, se confirme à la fin du roman, il s'agit bel et bien de deux femmes effectuant deux trajets contraires, Isma vers le harem, lieu d'enfance et Hajila vers la rue, espace de liberté. A l'instant de son divorce, Isma arrête le cours de sa vie pour continuer celui de Hajila; à l'instant de son mariage, Hajila arrête aussi le sien pour poursuivre celui d'Isma. Ainsi chacune des deux femmes aura vécu la même expérience que l'autre. Chacune aura remplacé l'autre et les deux deviennent interchangeables, la même femme: «Je me voyais en transit dans cette capitale penchée sur la mer.Cette illusion ne me ramenait-t-elle pas à mon origine — la cité rousse là-bas d'où ma mère ne sortit jamais? Je ne me fixerai pas ailleurs. N'aimer nulle part, sinon en mon lieu d'origine, mon royaume». (O.S, p. 165) «Or toi, dans ce bourdonnement qui enfle entre des rues dégringolées, dans cette cité à l'incertain équilibre, […] tu as vécu enfermée depuis l'enfance. A partir de ce lieu, tu cherches ta percée; tu quêtes ton échappée. Ville-vaisseau de ta première mobilité; de là, ta marche va commencer». (O.S, p. 166) Les deux femmes accomplissent donc deux trajets différents mais complémentaires: elles résument ainsi la vie de toute femme algérienne, elles témoignent de l'ambivalence de l'espace où elle évolue, de son déchirement entre l'intérieur et l'extérieur, entre la nécessité de l'enfermement et la vitalité 308 des échappées. Isma et Hajila sont les deux faces de la Femme arabe à la fois reine et servante, esclave et souveraine: «Tour à tour, sur la scène du monde qui nous est refusée, dans l'espace qui nous est interdit, dans les flots de la lumière qui nous est retirée, tour à tour, toi et moi, fantômes et reflets pour chacune, nous devenons la sultane et sa suivante, la suivante et sa sultane! Les hommes n'existent plus, ou plutôt si, ils piétinent, ils encombrent. Ils espionnent, les yeux définitivement crevés!» (O.S, p. 168) Cette ambivalence, ce déchirement a amené l'une et l'autre à opter pour l'absolu, pour l'éternité qu'elles espéraient trouver dans la mort; là, l'identité entre les deux est parfaite; observant Hajila accomplir sa tentative de suicide, Isma se voit en elle: «Je t'ai vue alors te précipiter; dégringoler un escalier large, au marbre imposant, qui surplombe un second boulevard. J'ai compris que tu marchais en hallucinée.[…] Je me suis revue dix ans auparavant; peut-être à cause de ce mouvement latéral de la tête, au bout de la même rampe d'escalier, au dessus du même boulevard encombré. Et je t'ai vue bondir.[…] Tu as traversé en diagonale quand une voiture noire, pleine d'occupants rieurs ou grimaçants, te heurte, quand des voix jaillissent dans un désordre, puis des klaxons, puis… […] Moi, j'ai regardé ton visage pâle.J'ai vu le mien, que je n'avais jamais pu voir, à ce même instant où l'aile de la mort vous caresse, où son sourire imperceptible semble vous dire «pas maintenant, ce n'est point l'heure!» Mon visage que je n'ai pas trouvé.[…] Je recule, je vais partir… A quoi bon me dire ce que je sais déjà: que le fœtus tombera puisqu'il est déjà mort en ton cœur; que tu vivras, légère, l'entrave déliée». (O.S, pp. 168-169) Dans cette scène, nous retrouvons encore une fois l'effet de miroir que nous avons déjà observé chez Hajila comme chez Isma dans leur salle de bains. Les deux femmes se sont-elles dédoublées pour fondre enfin l'une dans l'autre? Voir son visage qu'on n'a jamais pu voir n'est-ce pas s'observer dans un miroir? Et l'image de Hajila au bord de la mort reproduit étrangement celle d'Isma à ce même instant, instant qu'elle a provoqué, elle aussi, dix ans auparavant, instant provoqué aussi par la narratrice de A.F (p. 129). Pareillement la suite de la vie d'Isma sera exactement la même que celle de Hajila puisque chacune est en fin de compte le double de l'autre, chacune est à la fois la sultane et la suivante. Les noms propres n'ont d'un coup aucune signification ou ils se chargent plutôt de tout leur sens: Isma (des noms, des noms de femmes) et Hajila (petite caille, oiseau symbole du vol, de la liberté) se transforment en un hurlement de protestation, en un hymne pour la liberté, l'indépendance de toute femme à la 309 fois reine et esclave. II. D. 2 - Isma et Hajila: une narratrice: Nous avons maintes fois souligné le rôle que joue le style indirect libre dans le camouflage de la source de l'énonciation dans les chapitres où Isma s'adresse à Hajila: «De la blancheur du matin, alors que les quatre personnes de la maison commencent à s'épier, tu t'extraies: vite, que le début du jour meure, vite qu'arrive, après le déjeuner, le moment où tu pourras sortir!» (O.S, p. 63) «Bruit de pas dans le couloir. Tu te relèves, le cœur battant. T'es-tu endormie sur le sol, ou était-ce un cauchemar?» (O.S, p. 65) Nous avons souligné ici les phrases au style indirect libre. Qui parle dans ces phrases? Est-ce Isma qui transcrit les craintes, les sentiments de Hajila ou est-ce Hajila qui s'affole, qui s'interroge comme à son habitude? Cette ambiguité est en fait liée à la définition même du style indirect libre. «Il vaut mieux y voir un mode d'énonciation original, qui s'appuie crucia-lement sur la polyphonie. Dans le prolongement des perspectives de M. Bakhtine on a peu à peu réalisé que dans ce type de citation on n'était pas confronté à une véritable énonciation mais qu'on entendait deux «voix» inextricablement mêlées, celle du narrateur et celle du personnage»1, affirme Dominique Maingueneau. Nous revoilà embarqué sur le bateau de la polyphonie énonciative. Il est évident que l'emploi de ce genre de discours favorise l'amalgame entre la figure de narratrice d'Isma et le personnage Hajila, amalgame recherché depuis les premières pages du roman et qui devra conduire le lecteur à la fusion des deux figures. Cette ambiguité sera accentuée par l'emploi du présent à la place des temps habituellement utilisés dans ce genre de discours. Il convient dans ce cadre de rappeler que l'imparfait et le conditionnel du style indirect libre ne sont que les substituts respectifs du présent et du futur du style direct. Les temps du style indirect libre ne se chargent donc pas de leur valeur 1. Dominique MAINGUENEAU, Eléments de linguistique pour le texte littéraire, op. cit, p. 96. 310 temporelle comme le souligne Marguerite Lips qui affirme qu'il arrive au style indirect libre «de ne pas transposer les temps. A elle seule, cette liberté prouve que les temps de l'indirect libre n'ont plus de valeur autonome. C'est parce qu'il est un procédé de transposition dans le mode indirect que l'imparfait peut être remplacé par le présent, le conditionnel par le futur»1. Cet emploi systématique du présent dans un discours indirect libre, Philippe Lejeune l'a constaté aussi dans L'Enfant de Jules Vallès. Le style de ce roman se rapproche beaucoup d'O.S, même si la narration y est autodiégétique. En fait, après avoir découvert qu'il n'existe plus de différence entre Je et Tu, entre Hajila et Isma, nous pouvons également parler à propos d'O.S de narration autodiégétique. Ainsi Isma et Hajila seraient les deux faces d'une même femme, c'est-à-dire les deux faces de Je: Je et moi. A propos de L'Enfant, Philippe Lejeune déclare: «Dans un discours indirect libre situé dans une narration autodiégétique faite au présent de narration, toute distinction de temps et de personne devenant impossible, il n'y a plus, sur ce plan, de différence entre un discours indirect libre rapportant un énoncé du personnage principal, et cet énoncé lui-même. On se trouve donc devant un discours rapporté en style direct libre. Et si ce discours se développe sur quelque longueur, la tentation sera grande de parler d'un «monologue intérieur» du personnage»2. Nous n'irons pas jusqu'à parler de «style direct libre» mais nous soutenons l'idée que l'emploi très fréquent du discours indirect libre au présent et à la deuxième personne dans O.S fait dévier la narration vers une sorte de «monologue intérieur» de Hajila. En fait, le style indirect libre exclut l'emploi de la première et de la deuxième personne même s'il tolère le passage à des temps du discours: «Le SIL présente […] un certain nombre de particularités du discours: utilisation de certains shifters (à l'exclusion des formes de première et deuxième personne); possibilité d'utiliser les temps du discours (et éventuellement de passer des temps du discours aux temps du DI); particularités du discours oral (phrases inachevées, ou sans verbe; exclamatives; tournures «familières»… etc.); ce à valeur appréciative; abondance de modalisations»1. L'ambiguité sur la source de l'énonciation s'aggrave encore plus par l'emploi dans de pareilles phrases de l'infinitif, emploi par excellence impersonnel du temps, et par l'abolition pure et simple du verbe qui rend 1. Marguerite LIPS, Le Style indirect libre , op. cit, p. 65. Philippe LEJEUNE, Je est un autre, op. cit, pp. 19-20. 1. Jenny SIMONIN-GRUMBACH, «Pour une typologie des discours», op. cit, p. 106. 2. 311 définitivement impossible la référence à tel ou tel sujet de l'énonciation. En effet, dans beaucoup de phrases l'équivoque est portée à son comble car il y a absence du verbe: «Ta douceur nouvelle se dépense en attentions infinies à l'égard des enfants. Journées incertaines. Pauvres innocents, à qui la faute?» (O.S, p. 73) Ainsi, à l'ambiguité entretenue par ce style vient s'ajouter l'emploi des infinitifs qui ne sont en définitive que des formes nominales du verbe ne permettant pas d'identifier le discours où ils s'inscrivent et donc de savoir s'il s'agit toujours d'un discours indirect libre ou d'un monologue intérieur de Hajila: «Tu te lèves; tu le regrettes aussitôt après, mais c'est trop tard. Chercher un banc dans une autre allée! Rien. Il faut marcher. Dehors, on ne peut que marcher:ni se promener, ni courir, ni s'affaisser par terre». (O.S, p. 42) La première phrase soulignée est une phrase exclamative; à cause du verbe «chercher» mis ici à l'état brut, à l'infinitif, il est impossible de déterminer l'origine de l'énonciation. L'emploi, par la suite, du pronom personnel indéfini «on» atteste de la volonté de l'auteur de dissimuler le sujet de l'énonciation, d'amener par là le lecteur à confondre le personnage et la narratrice dans une même femme. «Une voiture lancée à toute vitesse apparaît au carrefour. Tu te ranges; tu en profites pour passer de l'autre côté, éviter la file d'yeux globuleux. Où aller désormais, ô Envoyé de Dieu?» (O.S, p. 40) Plus nous avançons dans la lecture du roman, plus la distance entre les deux femmes s'estompe même sur le plan énonciatif; en témoigne ici l'emploi de l'infinitif mais aussi cette prière («ô Envoyé de Dieu?») qu'on ne rencontre d'habitude que dans la bouche de Hajila et qui se trouve rapportée ici sans guillemets, peut-être est-elle prononcée directement par cette dernière. Dans le cas où on interprétait ces deux phrases comme un discours indirect libre «on pourrait […] parler de contamination lexicale du narrateur»1 et le mot «polyphonie» associé par Maingueneau au style indirect libre se trouverait mieux illustré. Si on voyait, par contre, dans ces deux phrases un discours qu'on attribuerait à la seule Hajila, il s'avèrerait, à ce moment, plus correct de parler de l'apparition ou de l'ébauche d'un monologue intérieur du personnage. L'ambiguité prend une dimension vertigineuse quand le rapprochement entre les deux femmes commence à se manifester: «Comme moi, Hajila, l'odeur de la bière t'écœure; tu te forces à la 1. Dominique MAINGUENEAU, Eléments de linguistique pour le texte littéraire, op. cit, p. 102. 312 supporter.Se laver mains et visage ensuite, et la bouche, même si c'est l'autre qui boit, ouvrir la fenêtre, fermer la poubelle débordant de bouteilles souillées; mettre de côté l'éponge maculée du liquide déversé». (O.S, p. 93) Les actions soulignées par ces verbes à l'infinitif se trouvent en fait réalisées par l'une et l'autre, Hajila et Isma qui ont vécu la même expérience. Ces verbes ont donc un sujet double puisque les actes qu'ils concrétisent ne font que se reproduire. Ainsi cette phrase gorgée de verbes à l'infinitif peut être invariablement prononcée par Isma ou Hajila. Ce chapitre consacré au drame et où s'opère la fusion entre les deux femmes se clôt de même sur une phrase qui peut être indifféremment énoncée par Isma ou Hajila: «Maugréant des malédictions, l'homme se redresse; il t'ordonne d'essuyer le sang et d'aller te cacher. Tu ne bouges pas, femmes statufiée à l'ouïe vivante.[…] Un homme ivre a le droit de dériver, mais une femme qui va «nue», sans que son maître le sache, quel châtiment les Transmetteurs de la Loi révélée, non écrite, lui réserveront-ils?» (O.S, p. 97) La frontière entre Je et Tu se trouvant abolie, le lecteur se trouve confronté à un nouveau problème: Pourquoi ne pas interpréter les chapitres adressés à Hajila comme un long monologue intérieur de cette dernière ou d'Isma puisqu'il s'agit de la même femme? La tentation d'effectuer cette démarche est d'autant plus grande que les phrases où s'observe une équivoque sur le sujet de l'énonciation sont généralement de type interrogatif ou exclamatif c'est-à-dire qu'elles sont liées à l'expression de sentiments intériorisés ou pensés par l'une ou l'autre des deux femmes. Cette caractéristique rapproche évidemment ces phrases du monologue intérieur où le sujet «exprime sa pensée la plus intime, la plus proche de l'inconscient, antérieurement à toute organisation logique, c'est-à-dire en son état naissant, par le moyen de phrases réduites au minimum syntaxial, de façon à donner l'impression du tout venant […]»1. Le monologue intérieur est donc un discours immédiat, il correspond au discours direct du personnage-narrateur. «Le monologue intérieur est à tel point immédiat qu'il abolit complètement l'écart entre le temps de la narration et le temps de l'histoire. Au fond, le personnage-narrateur s'efface au profit du personnage-acteur qui semble 1. Edouard DUJARDIN, Le Monologue intérieur, Paris, Messein, 1931, p. 59. 313 exprimer le cours spontané de sa pensée sans aucune instance intermédiaire»2. Parti à la recherche d'une frontière à établir entre le discours indirect libre et le monologue intérieur, Dominique Maingueneau finit par annoncer: «le discours indirect libre intègre sa «voix», il s'insère dans le fil de la narration. Le monologue intérieur, lui, s'émancipe de l'interlocution, puisqu'il prétend restituer le flux de conscience du sujet, son discours intérieur, mais aussi du narrateur»3. Dans le discours indirect libre, il peut donc y avoir confusion entre le narrateur et le personnage, ils restent cependant distincts, en tout cas deux, alors que dans le monologue intérieur il s'agit d'une fusion entre narrateur et personnage qui se trouvent être la même personne. Si nous assimilons le discours d'Isma à un monologue intérieur, si nous supposons que ce personnage subit une sorte de dédoublement et, s'adressant à Hajila, ne fait qu'exprimer les pensées qui hantent sa conscience, nous pourrons parler à son sujet d'un narrateur homo-diégétique à la deuxième personne et généraliser ainsi l'idée de l'emploi du monologue intérieur à tous les chapitres où elle s'adresse à Hajila. Parlant de l'omniscience d'Isma, nous avons évoqué la généralisation de l'emploi des temps du discours à presque la totalité des chapitres où elle interpelle sa "rivale"; c'est à ce point précis de notre analyse que cette remarque prend tout son sens. Les temps du discours sont en fait la manifestation du monologue intérieur d'Isma: «Tu vas «sortir» pour la première fois, Hajila. Tu portes tes babouches de vieille, la laine pèse sur ta tête; dans ton visage entièrement masqué, un seul œil est découvert, la trouée juste nécessaire pour que ton regard d'ensevelie puisse te guider. Tu entres dans l'ascenseur, tu vas déboucher en pleine rue, le corps empêtré dans les plis du voile lourd. Seule, au dehors, tu marcheras».(O.S, p. 27) Il est manifeste dans ce passage qu'Isma s'adonne à une description minutieuse des mouvements et même des intentions de Hajila. Comment peut-on décrire les gestes de quelqu'un sans qu'on puisse le voir? Cette scène et beaucoup d'autres supposent l'omniprésence d'Isma aux côtés de Hajila. Mais cela suffit-il pour qu'elle puisse prédire l'avenir de cette dernière? En réalité, si Isma professe les événements futurs de la vie de Hajila, c'est parce qu'elle les a déjà vécus et que Hajila ne fait que reproduire son aventure. Dans le roman, Isma narre donc alternativement et doublement sa vie passée: celle que Hajila est là pour revivre et celle qu'elle aurait aimé continuer à vivre. Dans les chapitres où 2. 3. Jaap LINTVELT, Essai de typologie narrative. Le point de vue, Edition José Corti, 1989. Eléments de linguistique pour le texte littéraire, op.cit, p.104. 314 Isma parle à elle-même, dans ceux où elle semble s'adresser à Hajila, il s'agit en fait de deux côtés opposés de la vie passée d'Isma. Le bonheur qu'elle revit dans ses souvenirs et le malheur que Hajila revit en actrice, Hajila qui réalisera ce que Isma s'est révélée incapable de faire: s'émanciper de l'homme et de la société sans l'aide d'un père. Les chapitres du roman où Isma interpelle Hajila se tissent donc comme un monologue intérieur d'une narratrice homodiégétique qui se parle à elle-même à la deuxième personne. Ainsi Hajila n'est qu'un autre moi d'Isma qu'elle apostrophe à la deuxième personne. En effet, il existe beaucoup d'exemples dans la littérature mondiale où la narration homodiégétique utilise la deuxième et même parfois la troisième personne. En réalité, le monologue exprime la dualité qui régit chacun de nous: c'est Je qui s'adresse à Moi. Pour Benveniste, «le «monologue» procède bien de l'énonciation. Il doit être posé, malgré les apparences, comme une variété du dialogue, structure fondamentale. Le «monologue» est un dialogue intériorisé, formulé en «langage intérieur», entre un moi locuteur et un moi écouteur»1. Isma et Hajila ne sont donc que deux faces d'une même femme, que deux pôles du moi de la narratrice. De plus, chaque locuteur est plus ou moins allocutaire de son propre discours. «Parler à autrui, c'est toujours d'une certaine manière, se parler à soimême. Le monologue ne fait jamais qu'expliciter une situation latente. Ceci complique singu-lièrement l'acte d'énonciation»2. Dans le monologue, la première personne Ego se scinde en deux, elle est ainsi à la fois sujet et objet de l'énonciation, locuteur et allocutaire, Je et Moi. L'évolution de ce pronom du latin au français est d'ailleurs significative: unique en latin, Ego devient double et même multiple en français (Je, Me, Moi). Moi est souvent vu par les linguistes comme le nom propre de Je. Pour André Joly, «Moi est le nom que je me donne. […] Moi apparaît comme un nom propre à usage intime: il a valeur sui-référentielle. On pourrait dire, au sens psychanalytique, que c'est la désignation autistique de la personne qui parle d'elle-même comme être d'espace; cette désignation est en effet strictement individuelle. «Qui est là?» — «Moi» n'a de sens que pour moi, parce que ce n'est pas ainsi qu'on me désigne. En ce sens, moi est bien, comme le dit Guillaume, un «nom dématérialisé». Afin de faire pleinement sens pour autrui, moi doit être suivi du nom que l'on me donne: «Moi, Pierre Rivière…», «Moi, général Massu…». Ce type de désignation a, pour le locuteur, une double 1. 2. Emile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale II, op. cit, p. 85. André JOLY, Essais de systématique énonciative, op. cit, p.108. 315 fonction: se poser pour soi, puis se poser pour les autres. Je décline d'un seul coup mes deux noms propres»1. Ainsi Isma a plusieurs noms propres, elle est Isma pour les autres, elle est Moi Isma, Hajila et Nous, elle est toute femme pour elle-même. Le personnage ne subit pas seulement un dédoublement, il se trouve aussi amplifié pour ne pas dire multiplié. Isma est Je mais elle est aussi Tu, ces deux personnes ne se trouvent en fait pas contradictoires avec le fait qu'ils s'énoncent dans un monologue. Je énonciateur peut donc être un autre sous trois formes différentes. S'appuyant sur une étude qu'il a faite de Mon plus secret conseil de Larbaud, Joly conclut: «Paradoxalement, le discours monologique, tel qu'il est illustré dans le texte de Larbaud, est comme un discours polyphonique dont les diverses voix sont tenues par la même personne — par le même énonciateur qui se pose successivement comme locuteur (je)/délocuté (moi), comme allocutaire (tu)/délocuté (toi), et comme délocuté sans plus (il/lui, elle/elle )»2. Et nous revoilà face à la polyphonie posée ici comme un principe du monologue car «l'individu est un dialogue» disait Valéry3. L'emploi prolongé du présent, de l'infinitif et des phrases nominales, n'est-il pas un indice convaincant de l'apparition de bribes de monologue intérieur au milieu du roman? La fusion entre la narratrice Hajila et le personnage Isma n'est-elle pas une preuve suffisante pour justifier notre inclination à faire des chapitres où elle parle à Hajila un long monologue intérieur d'une seule narratrice, de cette femme dans l'image de laquelle se rencontrent les deux protagonistes? Isma dit au début de la seconde partie du roman: «Aujourd'hui, pour secourir une concubine, je m'imagine sous le lit; éveilleuse et solitaire, je déploie l'image proférée autrefois. Celle de femmes — «jambes dénudées» —, elles qu'on prétend amoureuses la nuit et qu'on fait esclaves sitôt le soleil levé…» (O.S, p. 113) La narratrice Isma définit ainsi le lieu d'énonciation du roman. Peut-on écrire un roman postée sous le lit conjugal d'un ex-époux? Il s'agit bien évidemment d'un lieu imaginaire, fictif; le même lieu qui a permis à Dinarzade de tenir éveillée sa sœur Schéhérazade la conteuse à la source intarissable. Cette solidarité a épargné non seulement la vie de la conteuse mais aussi celle des éventuelles futures épouses du roi. Ce lieu imaginaire d'où parle Isma n'est donc en réalité que le rempart fictif à partir duquel les femmes luttent pour la 1. Essais de systématique énonciative, op. cit, p.110. Ibid, p.115-116. 3. Cité par Philippe Lejeune in Je est un autre, op. cit, p. 36. 2. 316 vie. Le rempart de la solidarité associé au récit, au conte qui maintient le tyran en attente et le subordonne à la femme; le récit, la parole devenant ainsi symbole de la vie. Les deux femmes, Isma et Hajila, Je et Tu semblent être les protagonistes du roman et ses seules narratrices ou plutôt sa seule narratrice. N'existe-t-il donc dans O.S que deux niveaux narratifs qui finissent par se souder en un seul? En réalité, l'ambiguité ne se trouve aucunement résolue grâce à cette fusion des deux voix narratrices car il existe une source de narration qui se fait entendre au tout début du roman, elle introduit à l'histoire des deux femmes. En conclusion, nous affirmerons que la structure d'O.S ressemble étrangement à celle des Mille et Une Nuits, œuvre à laquelle Assia Djebar ne cesse de se référer d'une partie à l'autre, d'un chapitre à l'autre. Ces multiples références correspondent en fait aux articulations qui relient la trame événementielle du roman: elles renvoient à la moralité qui s'en dégage et que le lecteur est appelé à saisir. Assia Djebar emploie donc la technique du récit enchâssé dont l'exemple le plus illustre dans la littérature mondiale est Les Mille et Une Nuits. Une narratrice première cède la parole à Isma qui, à son tour, abandonne son rôle de narratrice à Hajila et des voix de femmes commencent ainsi à fuser en échos répétés d'une page à l'autre, d'un chapitre à l'autre pour reproduire les cris des femmes cloîtrées, les cris de Schéhérazade désespérée. 317 III - JE E(S)T NOUS NOUS EST LA FEMME: Narratrice première, Isma, Hajila: des voix de femmes jalonnent le récit comme un long écho d'un cri aigu de la Femme qui semble s'épaissir pour se transformer en un hurlement continu dans les dernières pages du roman. Cependant, l'inscription du Nous est visible dès les premières pages à travers les «femmes d'autrefois» que la narratrice Isma dit vouloir ressusciter: «Je te dis «tu» pour tuer les relents d'un incertain remords, comme si réaffluait la fascination des femmes d'autrefois…» (O.S, p. 10) Hajila semble n'être donc qu'une femme algérienne d'autrefois ressuscitée par Isma pour enfin être libérée. III. A - NOUS AU FEMININ: Apparaît alors, comme une extension du Je, formé des corps mutilés des autres femmes, un Nous encombrant, imposant qui s'accapare l'histoire et 318 la narration: il se trouve à la fois le sujet et l'objet du récit. D'autres personnages fictifs sont venues en renfort pour la consolidation de ce Nous martyrisé, fragile. En réalité, ce Tu qu'Isma adresse à Hajila n'est là que pour en faire un Je revigoré et opérer ainsi le passage à un premier noyau du Nous. En fait, la formation du Nous correspond à la formule suivante: Nous = Je + Tu + Elles C'est l'une des formules composant le Nous plusieurs fois avancées par la plupart des linguistes qui voient en Nous, une simple amplification du Je et non pas une nouvelle personne indépendante. Pour Benveniste, «S'il ne peut y avoir plusieurs «je» conçus par le «je» même qui parle, c'est que «nous» est, non pas une multiplication d'objets identiques, mais une jonction entre «je» et le «non-je», quel que soit le contenu de ce «non-je». Cette jonction forme une totalité nouvelle et d'un type tout particulier, où les composantes ne s'équivalent pas: dans «nous», c'est toujours «je» qui prédomine puisqu'il n'y a de «nous» qu'à partir de «je», et ce «je» s'assujettit l'élément «non-je» de par sa qualité transcendante. La présence du «je» est constitutive du «nous»»1. Ce Nous se renforcera donc par la suite de la présence d'autres femmes à côté d'Isma et de Hajila. C'est précisément à cela que sert la présence de Mériem aux côtés de Hajila la femme-enfant, elle semble s'assurer du bon déroulement du projet de sa mère Isma mais le rapport entre elle et Hajila est tout autre: «Mériem suivait tes gestes, se taisait à ton entrée dans une pièce, paraissait aux aguets. Elle t'attendait. Tu t'es imaginée qu'elle t'espionnait… Comme si une femme, même fillette-femme pouvait devenir l'espionne d'une autre! Sinon d'elle-même. Regard réfléchi posé sur son propre destin». (O.S, pp. 91-92) C'est également à la formation de ce Nous que sert la présence de Touma qui est devenue l'«alliée» ou la «complice» d'Isma «selon la Tradition». Cette figure féminine représente en fait les vieilles femmes, les aïeules. Ainsi toutes les générations de femmes se trouvent représentées dans ce Nous. Le Nous s'ancre même dans l'architecture intérieure du roman, dans sa narration aussi: le roman se compose de trois parties, chaque fin de partie correspond en réalité à un stade précis de la formation du Nous. A la fin de la première partie se forme le premier noyau du Nous avec la fusion entre Je et 1. Problèmes de linguistique générale I, op. cit, p. 233. 319 Tu, Isma et Hajila. Ce noyau se revigore à la fin de la seconde partie, moment où le lecteur observe une nouvelle fusion entre Isma et la narratrice première. Dans la dernière partie, le Nous devient, non seulement un narrateur avec les interventions en retrait d'on ne sais quelle narratrice, mais aussi véritable actant du roman. III. B - NOUS : INSTANCE NARRATRICE: «Y a-t-il une situation […] à laquelle puisse répondre un récit au «nous»? La conversation la plus familière nous en donne des exemples nombreux: ainsi lorsque, revenus de vacances, nous racontons à d'autres amis ce que nous avons fait, celui d'entre nous qui a pris la parole emploie cette première personne du pluriel, montrant qu'à l'intérieur du groupe ainsi désigné, le «je» narrateur peut passer à chaque instant d'un individu à l'autre, qu'il peut être constamment relayé»1 déclare Michel Butor. Seul Nous permet donc le camouflage de la source de l'énonciation ou le jeu sur le Je. C'est pourquoi Nous peut être énoncé par la voix de toute femme dont la narratrice Isma qui se fait le porte-parole de ce Nous, elle veut exister avec les autres femmes et non toute seule. «Prendre à poignées l'une ou l'autre de mes nuits, mille peut-être; recréer ma durée, la nôtre, celle de nos communs sortilèges». (O.S, p. 20) Hajila symbole de ces «Femmes-oiseaux de la mélancolie». (O.S, p. 141) parle aussi au nom de la Femme. Depuis la nuit du «viol», elle ne cesse de s'interroger sur le sens de la vie des femmes, un discours indigné perce à travers son ton hésitant, révolté. Derrière sa voix se fait entendre la voix de l'auteur: ««Le coït, est-ce vraiment cela, cette douleur de la chair, pour toute femme?» Aucune ne s'est révoltée? Les autres esclavages ne suffisent-ils pas, les travaux de jour qui ne cessent pas, les maternités qui se succèdent?… Toutes laissaient entendre, te semblait-il, que la vie de la femme commençait comme une fête? Une fête brève, que suivait certes la soumission aux inévitables tristesses!… Mais quand s'annonçait donc l'allégresse, quand goûtait-on l'ivresse, même réduite à une seule journée?» (O.S, pp. 71-72) 1. «L'usage des pronoms personnels dans le roman» in Répertoire II, Editions de Minuit, Paris, 1964, p.71. 320 Une première voix s'interroge, la question est rapportée entre guillemets. Il s'agit ici du discours intérieur de Hajila. A qui attribuer le reste, les autres phrases interrogatives? A la narratrice première, à Isma ou à Hajila elle-même? Il importe peu de répondre à cette question puisque les voix de femmes se répandent désormais en écho infini filtrant à travers les pages du roman, se chevauchent pour ne former qu'une seule voix: «Oui, elles mentaient, elles mentaient toutes, malgré le parfum des fleurs de jasmin sur leur front, ou l'obscénité de la maquerelle dansant avec la chemise du viol! Pourquoi? Le rêve persistait dans les patios. Aucune n'avait osé avouer: «Le sang pue entre vos jambes. Chaque nuit, l'écorchure se creuse, vous serrez les dents de longues minutes tandis que le souffle mâle au-dessus de votre tête n'en finit pas!» Aucune n'a révélé que, le lendemain, votre seule arme est le défi! Vous vous lavez longuement, vous vous dressez contre une porte, en ennemie. L'homme alors s'en va». (O. S, p. 72) Le Nous se mue ici en Vous d'accusation, de révolte. Derrière Nous et Vous, il est facile d'entrevoir le couple Je/tu qui persiste à travers ses formes amplifiées: «D'une manière générale, la personne verbale au pluriel exprime une personne amplifiée et diffuse. Le «nous» annexe au «je» une globalité indistincte d'autres personnes. Dans le passage du «tu» à «vous», […] on reconnaît une généralisation de «tu», soit métaphorique, soit réelle»1. Guillaume appelle Nous et Vous des «personnes hétérogènes» ou des «personnes de synthèse»2 car «nous implique toujours, d'une manière ou d'une autre, la présence du locuteur, tandis que vous suppose nécessairement la présence d'un allocutaire (au moins un)»3. Nous et Vous ne sont en fin de compte que des extensions de Je et de Tu. Plus ce Nous/Vous s'inscrit dans le roman, plus les propos des femmes ou de la Femme deviennent véhéments, féministes. A mesure que le lecteur avance dans la lecture du roman, à mesure que l'heure du drame prévu par Isma approche, cette dernière tient ou fait tenir à Hajila des paroles violentes et révoltées à l'égard de l'homme et de la société: «Tu imaginais le dehors encombré de mâles qui déambulent selon un rythme improvisé… Or, tu n'avais pas compris: quand ils sortent, c'est pour exposer nos blessures, celles que, pendant des générations, ils nous ont appliquées en stigmates — pères terribles, frères taciturnes qui s'emmurent dans l'ensevelissement imposé aux corps femelles!» (O.S, p. 80) 1. Emile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, op. cit, p. 235. Cité par André JOLY in Essais de systématique énonciative, op. cit, p. 81. 3. André JOLY, op.cit, p. 81. 2. 321 Une fois renforcé, Nous s'empare ainsi de plus en plus de la narration. Et la plainte continue de gonfler les pages de ce septième chapitre de la deuxième partie intitulé «LIEU-REPOSOIR» et qui est consacré à l'Histoire de la Femme. Le Nous féminin est presque le narrateur exclusif de ce chapitre. Ce cri de révolte n'est en réalité qu'un écho amplifié de la plainte déroulée à la page 112 par l'une des tantes ou voisines de la narratrice et reproduite, par la voix de cette même narratrice-enfant, à la page 137 et 138: «— Jusqu'à quand, ô maudite, cette vie de labeur? Chaque matin, chaque midi et chaque soir, mes bras s'activent au-dessus du couscoussier! La nuit, nul répit pour nous les malheureuses! Il faut que nous les subissions encore, eux, nos maîtres, et dans quelle posture […], jambes dénudées face au ciel!» (O.S, p. 112) Les voix de femmes se font ainsi écho, interchangent les mêmes codes et vont s'amplifiant jusqu'à devenir à la fin un long hurlement assourdissant, un hurlement de protestation, d'indignation car ce discours abstrait s'accompagner de modalités interrogative, exclamative et suspensive. Ce long hurlement se fait surtout entendre dans les interventions en retrait de la narratrice première qui ne peut symboliser que ce Nous à la voix écorchée. Dans la dernière partie du roman, Isma, demandant à voir Hajila, désire aller lui parler dans sa chambre; mais Touma ordonne à Nazim de l'appeler et l'hésitation de l'enfant appelle tout de suite une réflexion en retrait sur les garçons et le rapport qu'ils entretiennent avec leur mère et toutes les femmes: «Touma fait un signe de tête vers Nazim. Il se lève, non pas craintif, mais hésitant. Ne sachant quel parti prendre, celui de la visiteuse ou de la gardienne des lieux. Dès l'enfance, ils apprennent à déceler la brèche de nos hésitations, la défaillance qui, en un éclair, nous dresse les unes contre les autres, défiantes, vociférantes. Ils regardent enfants, pour s'en repaître adultes. Pour creuser ensuite la déchirure entre nous. De leurs corps, de leurs sexes, de leur trahison! Pour élargir en nous la perte de l'espoir. Asphyxie des rires et des larmes, le trop plein de vie nous fait dériver…» (O.S, p. 156) Dès sa première rencontre avec Hajila, Isma lui suggère d'aller à sa rencontre dans le hammam: «J'ai chuchoté en hâte. Nazim est à mes côtés. A-t-il compris? Il 322 n'avouera rien. Je t'ai regardée une minute. J'allais sourire, j'allais pleurer. J'ai tourné le dos d'un coup. Avec rires, avec larmes. Les femmes du sérail, sultanes ou servantes, se dévisagent les unes les autres… Avec rires, avec larmes! Le soleil traverse le vitrail de la lucarne, tout en haut de la geôle». (O.S, p. 157) Il est manifeste ici que le discours en retrait devient plus court à l'approche des fins de chapitres (ici il s'agit de «LA MERE»: premier chapitre de la troisième partie). «LE BAIN TURC» (O.S, p. 158), à l'instar de la rencontre avec Hajila, aura, lui aussi, beaucoup d'impact sur la psychologie de la narratrice qui consacre sept pages à ce lieu magique assimilé à l'antre maternel. Comme le patio, ce mystérieux «cocon» évoque chez elle des souvenirs d'enfance: réflexions avancées en retrait, comme pour effacer définitivement le contour des personnages et brouiller devant le lecteur les pistes qui lui permettaient d'identifier telle ou telle parleuse: «Deux femmes — ou trois, ou quatre — qui ont eu en commun le même homme […], si elles se rencontrent vraiment, ne le peuvent que dans la nudité. Au moins celle du corps, pour espérer atteindre la vérité de la voix; et du cœur. Souvenir-nénuphar: moi, jeune bru, à ma première visite au bain turc de la ville, en compagnie de la mère de l'homme. Elle avait la cinquantaine lourde, mais le visage épargné de rides, les traits à peine brouillés par l'âge. Nous sommes entrées de concert dans la salle chaude; nous nous sommes lavées. Et je me renversai dans l'enfance, lorsque le hammam entretenait ma complicité avec ma tante: sortir de la salle chaude la face cramoisie l'une et l'autre, les mains comme en offrande, amollies de tendresse.[…] Deux femmes, de part et d'autre d'une présence d'homme, frontière ambiguë». (O.S, pp. 159-160) Et voilà que le discours abstrait prend la place du discours habituel d'Isma alors que les souvenirs de cette dernière s'énoncent en retrait. Les deux discours interchangent leurs places, se conjuguent comme dans un dialogue, et la frontière entre les différentes narratrices ou les «Je-origines» devient impossible à déterminer; non, elle disparaît plutôt. A travers les interventions en retrait de la narratrice qui jalonnent les derniers chapitres du roman, un Nous féminin s'inscrit, s'ancre plus violemment et plus désespérément. Un Nous qui renvoie simultanément à la narratrice première, à Isma mais aussi à Hajila. 323 Il est facile de remarquer dans ces discours le cri de révolte de la narratrice. Plus nous progresserons vers la fin du roman, plus ces discours en retrait seront courts, nombreux, vifs et véhéments: ces interventions prennent souvent un caractère féministe où le Nous féminin s'oppose aux ils masculins. A partir du premier cri d'angoisse, de lassitude prononcé par la tante d'Isma, des plaintes jalonneront O.S comme un refrain ininterrompu, poussées invariablement par Hajila, par Isma ou par la narratrice première. Et c'est précisément à partir de ce moment que la distance entre les différentes voix narratives du roman commence à diminuer jusqu'à s'estomper vers la fin. Qui est cette narratrice qui, à la fin du roman, intervient en retrait, se meut en magicienne et prétend pouvoir tout deviner concernant les femmes? «A la démarche de chaque femme dans la rue, je peux dire désormais son histoire, sa durée, sa généalogie; dire si elle circule depuis trois siècles ou depuis trois jours! Savoir si elle porte robe courte avec mollets dénudés, chevelure libérée, depuis la jeunesse de sa grand-mère, ou pour se préparer à l'adolescence lumineuse de sa fille… Oui, devant chaque passagère — du moins, dans nos bourgs, dans nos douars, hors des cavernes, des grottes, des geôles —, j'ai l'audace de prétendre qu'au premier regard, au tout premier regard justement parce que premier, je perçois dans la passagère le passage: de l'ombre au soleil, du silence au mot, de la nuit au nu de la vérité. Le premier pas qui pointe fait jaillir à la fois la silhouette et l'espérance. Ô œil de la nuit, ô voix de la cantatrice frigide qui sussure, j'invente, en un éclair d'image ou en un mot même étranger, l'instant de la liberté!» (O.S, p. 167) Plus puissante qu'une narratrice, plus puissante que l'auteur elle-même, cette figure nous rappelle la figure de Lla Hadja (p. 121), la vieille femme qui a le pouvoir de décider du sort de toute femme. Figure suprême de reine qui prend en charge les autres, leur permet d'accéder, grâce au pouvoir magique de la plume, à la liberté, à la vie. Ne ressuscite-t-elle pas les femmes des siècles précédents pour se fondre avec elles dans un Nous collectif? Cette solidarité s'avère être nécessaire pour parer aux dangers qui attendent encore les femmes, dangers exprimés dans la dernière page du roman et qui révèlent la fragilité de la condition féminine: «Ô ma sœur, j'ai peur, moi qui ai cru te réveiller. J'ai peur que toutes deux, que toutes trois, que toutes — excepté les accoucheuses, les mères gardiennes, les aïeules nécrophores —, nous nous retrouvions entravées là, dans «cet occident de l'Orient», ce lieu de la terre où si lentement l'aurore a brillé pour nous que déjà, de toutes parts, le crépuscule vient nous cerner». (O.S, p. 171-172) 324 «cet occident de l'Orient» est bien entendu l'Algérie patrie de l'auteur. Ce Je féminin, ce Nous collectif qui peuple le roman et le remplit de ses cris de protestation reflète en fin de compte l'image de l'écrivain elle-même. Les angoisses, les appréhensions exprimées par la voix de la narratrice première, des personnages du roman, du Nous féminin ne sont donc que l'écho des angoisses intérieures de l'auteur, de ses fantasmes personnels. Pour conclure, il convient d'insister sur la nature purement monologique des chapitres où Isma s'adresse à Hajila dans O.S. On assimile souvent le monologue à une voix de l'intérieur et le dialogue à un échange verbal extériorisé. La multitude de voix qui peuplent O.S en font en apparence un roman des voix, du dialogue mais la réalité est toute autre car ces voix apparemment multiples et différentes se rejoignent dans une seule, l'unique sujet de leur énonciation s'avère être un Nous féminin et ce qui paraît être un dialogue n'est en fin de compte qu'un long soliloque se transformant peu à peu en monologue extériorisé, hurlé comme un monologue de théâtre. CONCLUSION: Pour Beïda Chikhi: «Parcourir l'œuvre d'Assia Djebar, c'est, à un premier niveau de lecture, repérer différents jalons biographiques: les grands moments de la vie, un itinéraire spatio-temporel et une évolution sociale particulièrement marqués par l'Histoire; le tout adroitement recréé par la fiction»1. C'est justement de ce mélange entre autobiographie et fiction que se composent A.F et O.S. L'autobiographie est omniprésente à travers les événements composant la vie de l'auteur et que les personnages sont amenés à vivre et la fiction s'impose par la personnalité particulière dont se dote chacun des personnages qui, à son tour, se transforme en élément décisif dans la trame narrative. Dans A.F, l'inscription de la fiction passe d'abord par la réécriture de l'histoire par la narratrice première qui, constatant ensuite son aphasie, s'en remet aux femmes de son pays, ces mêmes femmes qui ont vécu et participé à la libération de leur pays. La langue orale qu'elles utilisent, les différentes voix qui s'orchestrent en chœur musical à travers leurs bouches ouvertes comme pour conserver fort et haut ce hululement de la mort et réveiller ainsi les martyrs de la révolution; tout cela participe d'une polyphonie énonciative 1. Beïda CHIKHI, Les Romans d'Assia Djebar, op. cit, p. 6. 325 chassant l'autobiographie et permettant à la fiction de s'installer définitivement. La polyphonie énonciative s'inscrit autrement dans O.S, elle s'installe dans les plis même du Moi et accentue la multiplicité au sein de cette instance ambiguë. C'est en faisant référence à cette ambiguïté du Je que François Jost affirme: «La relation entre narrateur et personnage est donc insaisissable car constamment mobile. Genette remarque, à propos du roman contemporain, que «les formes les plus poussées de cette émancipation ne sont peut-être pas les plus perceptibles du fait que les attributs classiques du «personnage» — nom propre, caractère physique ou moral — y ont disparu et avec eux les repères de la circulation grammaticale». Ce brouillage par défaut dont maints romans nous donnent l'exemple est remplacé ici par un brouillage par excès. La confusion a une nouvelle cause: les différents personnages en présence sont repérables grâce à leur nom, leur âge approximatif ou leur état, mais un seul pronom les prend en charge; ce je qui devrait, pour éviter l'équivoque, renvoyer à une référence unique est surdéterminé. Plusieurs personnages se disputant une seule instance narrative, le malaise vient précisément du fait qu'il n'y a plus circulation grammaticale puisqu'une seule «personne» (grammaticale) est mise en jeu (du moins ici). Le nom de personne est un repère, non un fil d'Ariane: ce n'est plus un signe de piste mais le point à partir duquel se fragmente la narration. Cette dislocation a ceci de remarquable qu'elle s'accroît en fonction de l'éloignement des paramètres nominaux»1. Ainsi le Je lui-même est polyphonique. Partant d'instances narratives différentes et distinctes (narratrice première, Isma, Hajila), la narration se complique dans O.S jusqu'à masquer totalement sa véritable source. Son origine unique s'avère soudain être ce Nous qui englobe toutes les femmes même les plus anonymes, un Nous qui se compose de ces Je multiples ou des différentes instances composant le Je. 1. François JOST, «Le Je à la recherche de son identité» in Poétique, n°24, 1975, p. 483. 326 CONCLUSION 327 Notre objectif était de répondre à la question suivante: à quel genre littéraire appartiennent A.F et O.S? Nous avons fini par conclure que ces deux œuvres étaient des romans autobiographiques. Nous sommes partie de la définition de l'autobiographie établie par Lejeune. Nous avons ensuite nuancé cette définition d'une partie à l'autre, d'un chapitre à l'autre. Notre réflexion visait surtout l'investissement de la structure interne des deux œuvres; démarche que Lejeune a banni pour différencier autobiographie et roman autobiographique. Notre constat partait du fait que les deux œuvres sont constituées dans leur majeure partie d'un récit de vie relatant des événements ressemblant énormément à ceux qu'a vécus Assia Djebar elle-même. Nous avons ensuite constaté que l'écriture autobiographique, surtout dans A.F, était minée par différentes anomalies qui empêchaient son fonctionnement habituel (répétitions, écriture impersonnelle, biographies remplaçant le récit autobiographique, aphasie de la narratrice qui ne peut se dire…). Ces symptômes du dérèglement de l'écriture autobiographique se doublaient d'une autre maladie incurable: l'envahissement du récit autobiographique (présent surtout dans les premières parties des romans) par différents genres de discours proliférants. Discours autobiographiques, discours explicatifs, discours commentatifs, discours émotifs. L'emploi du présent de narration doublé de la présence du discours indirect libre font dévier l'écriture autobiographique et lui substituent un large projet fictionnel. Ce projet fictionnel se confirme par la multiplication des voix narratives dans A.F et surtout dans O.S: cette polyphonie énonciative observée dans les deux romans en fait des écrits modernes ou même post-modernes, à la lisière qui sépare le nouveau roman du nouveau nouveau roman. Assia Djebar, écrivain maghrébin, est donc un écrivain moderne qui suit l'évolution des genres ou plutôt leurs enchevêtrements. De sa triple carrière d'écrivain, d'historienne et de cinéaste, elle tire des effets remarquables qui enrichissent ses œuvres et en font à la fois des romans autobiographiques, historiques et polyphoniques. 328 En réalité l'entreprise (déterminer l'appartenance générique de A.F et de O.S) n'était pas facile. Car l'autobiographie, comme le roman autobiographique sont des genres récents dont les normes ne sont pas encore tout à fait instituées. La confusion qui les lie souvent est en rapport avec l'ambiguïté qu'entretient cette personne énigmatique qui est Je dans les secrets de laquelle réside l'identité de chacun des deux genres. Au dire de Jean Thibaudeau : «Le «je textuel» récuse quoi que ce soit qui se présente au «moi de l'auteur» comme principe éventuel de totalisation du texte; n'importe quoi qui corrigerait en somme automatiquement sa fragmentation incessante; tout ce qui arrêterait celle-ci au profit de quelque organisation d'allure soit naturelle soit arbitraire. Il récuse toute grille, c'est-à-dire tout référent fixe, tout ce qui, de haut, imposerait un sens à ce travail, et donc toute intrusion, massive ou subreptice, d'un «signifié transcendental»: ce qui paraît un règlement possible du texte, est ou bien écarté, ou bien utilisé comme péripétie locale»1. Nous avons souvent souligné dans notre analyse que la polyphonie énonciative est un élément constitutif de la fiction romanesque. Cette idée se justifiait par le fait que des voix multiples déplacent le centre de la narration d'un Je-origine unique et réel à des Je-origines fictifs. Nous avons cependant souligné que ce même Je unique peut avoir lui-même différentes facettes qui le rendent multiple ou polyphonique. Si toute autobiographie se fonde sur l'écriture du Je, elle ne peut révéler, comme l'écriture fictionnelle, qu'un jeu polyphonique au sein même de ce Je prétendu unique. Nous touchons là à une autre problématique qui met en question l'existence même de l'autobiographie. L'autobiographie serait-elle une fiction déguisée puisque le Je est lui-même polyphonique? Pour Anatole France: «Tout roman, à le bien prendre, est une autobiographie»2. Georges Gusdorf, quant à lui, voit que: «Tout roman est une autobiographie, toute autobiographie est un roman»3. Jean Starobinski pense de même que la frontière entre roman et autobiographie reste floue: «Non seulement l'autobiographe peut mentir, mais la «forme autobio-graphique» peut revêtir l'invention romanesque la plus libre: les «pseudo-mémoires», les récits «pseudo-autobiographiques» exploitent la possibilité de narrer à la première personne une histoire purement imaginaire. Le je du récit n'est alors 1. «Le Roman comme autobiographie» in Tel Quel : Théorie d'ensemble, Collection Points, Déc 1967. 2. Lettre Préface de la Vie Littéraire, Œuvres complètes, Callmann Lévy, 1926, t. VI, pp. 5-6. 3. «De l'autobiographie initiatique à l'autobiographie genre littéraire», op. cit.. 329 assumé «existentiellement» par personne; c'est un je sans référent, qui ne renvoie qu'à une image inventée. Pourtant le je du texte est indiscernable du je de la narration autobiographique «sincère». On en conclut aisément que, sous l'aspect de l'autobiographie ou de la confession, et malgré le vœu de sincérité, le «contenu» de la narration peut fuir, se perdre dans la fiction, sans que rien n'arrête ce passage d'un plan à l'autre, sans qu'aucun indice non plus ne le révèle à coup sûr»1. Même Käte Hamburger, qui a bien délimité la frontière de chacun des deux genres grâce à la notion de polyphonie énonciative, laisse filer une ombre de doute sur la possibilité de contamination de l'un par l'autre: «On ne peut pas toujours établir avec certitude la frontière qui sépare le récit à la première personne de l'autobiographie authentique»2. Gérard Genette luimême ne peut échapper à ce constat incontournable: «Si l'on considère les pratiques réelles, on doit admettre qu'il n'existe ni fiction pure ni Histoire si rigoureuse qu'elle s'abstienne de toute «mise en intrigue» et de tout procédé romanesque; que les deux régimes ne sont donc pas aussi éloignés l'un de l'autre, ni, chacun de son côté, aussi homogènes qu'on peut le supposer à distance»3. Réalisant le danger que représente cette constatation pour «l'enquête empirique», il invite les chercheurs à se lancer dans une nouvelle aventure qui assouplit le mur infranchissable qu'a institué la narratologie entre «récit fictionnel» et «récit factuel»: «Cette conclusion toute provisoire en forme de jugement de Salomon n'invalide cependant pas notre problématique: quelle que soit le réponse, la question méritait d'être posée. Elle doit encore moins décourager l'enquête empirique, car, même — ou surtout — si les formes narratives traversent allègrement la frontière entre fiction et non-fiction, il n'en est pas moins, ou plutôt il n'en est que plus urgent, pour la narratologie, de suivre leur exemple»4. D'ou la difficulté à laquelle se heurtent les théoriciens dès qu'ils cherchent à définir le genre autobiographique. Pour Georges May la démarche de Lejeune, voulant partir d'une définition empirique de l'autobiographie, est arbitraire. C'est pourquoi il se refuse à partir dans son livre L'Autobiographie 5 d'une quelconque définition du genre: «Plutôt que d'entrer d'emblée dans des querelles d'école, supposons le problème résolu et parlons d'autobiographie 1. «Le Style de l'autobiographie», op. cit., p. 258. Logique des genres littéraires, op. cit., p. 295. 3. Fiction et diction, op. cit., p. 92. 4. Ibid, p. 93. 5. Op. cit.. 2. 330 comme si nous savions de quoi il s'agit»6. Cette méthode présuppose un aboutissement plus sûr et des conclusions très précises; il n'en est pourtant rien: après avoir parcouru 207 pages de raisonnement logique alimenté par un nombre important d'exemples, le lecteur se retrouve à la fin de l'ouvrage dans la même incertitude qu'au début. «Si le genre autobiographique est bien en cours de formation ou sur le point même de se constituer, il en résulte qu'on ne peut pas encore le définir comme on le fait des autres, mais non pas qu'il faille renoncer entièrement à en découvrir les traits les plus marquants. A la notion de définition qui a quelque chose en soi de trop raide, de trop figé, et, pour tout dire, de trop définitif, il conviendrait peut-être de substituer celle, plus souple, de tendance, voire de tentation»: telle est la conclusion de Georges May. C'est donc en y ajoutant l'aspect de «tendance» qu'il reprend un à un les critères les plus représentatifs du genre autobiographique, critères qu'il a déjà pu discuter au cours de sa recherche: l'autobiographie «tend à être écrite en prose», «l'autobiographe […] tend à avoir atteint la maturité, sinon le seuil de la vieillesse», «son oeuvre, elle, tend à englober sinon toute la partie de sa vie écoulée au moment où il prend la plume, tout au moins une tranche suffisamment importante pour qu'il puisse découvrir le sens de son existence», «l'autobiographie tend à être écrite à la première personne du singulier et à adopter un point de vue rétrospectif»1. A la lecture de ces quelques «tendances», le lecteur est en droit de se poser une question intéressante parce qu'embarrassante: ces traits pouvant constituer les bases d'une définition de l'autobiographie, ne sont-ils pas presque les mêmes que ceux énoncés par Philippe Lejeune, Jean Starobinski et Elisabeth Bruss dans leurs tentatives de définir le genre? Partis de points de vue divergents, les différents critiques sont donc pratiquement arrivés à la même conclusion. Cependant, entre «lois», «conditions»2 et «règles»3 d'une part et «tendances» d'autre part la distance est grande. En effet, si le lecteur peut reprocher à May une définition flottante, indécise de l'autobiographie, il n'en demeure pas moins vrai qu'il ne peut être tout à fait satisfait en s'appuyant sur les autres critiques. 6. 1. Ibid, p. 12. Georges MAY, L'Autobiographie, op. cit., p 209 et 214. 2. Jean STAROBINSKI, «Le Style de l'autobiographie», op. cit., p. 257. 3. Elisabeth BRUSS, «l'Autobiographie considérée comme acte littéraire», op. cit., p. 23. 331 Ce malaise qui s'empare de tout chercheur sur l'autobiographie, eux aussi ils l'éprouvent. Leurs définitions ou le cadre apparemment fixe où ils cantonnent le genre autobiographique se trouvent tout de suite nuancés: «Ces conditions une fois posées, l'autobiographe apparaît libre de limiter son récit à une page ou de l'étendre sur plusieurs volumes; il est libre de «contaminer» le récit de sa vie par celui d'événements dont il a été le témoin distant: l'autobiographe se doublera alors d'un mémorialiste […]; il est libre aussi de dater avec précision les divers moments de sa rédaction, et de faire retour sur lui-même à l'heure où il écrit: le journal intime vient alors contaminer l'autobiographie, et l'autobiographe deviendra par instant un «diariste» […]. On le voit, les conditions de l'autobiographie ne fournissent qu'un cadre assez large, à l'intérieur duquel pourront s'exercer et se manifester une grande variété de «styles» particuliers»1. De même, après avoir énuméré les règles de l'autobiographie, Elisabeth Bruss déclare: «toutes ces règles, ou l'une d'entre elles sont susceptibles d'être transgressées, et le sont parfois»2. Comme ces deux critiques, Philippe Lejeune établit une marge d'incertitude qui laisse le libre choix au lecteur de classer ou non certaines œuvres dans le répertoire de l'autobiographie: «Le texte doit être principalement un récit, mais on sait toute la place qu'occupe le discours dans la narration autobiographique; la perspective, principa-lement rétrospective: cela n'exclut pas des sections d'autoportrait, un journal de l'œuvre ou du présent contemporain de la rédaction, et des constructions temporelles très complexes; le sujet doit être principalement la vie individuelle, la genèse de la personnalité: mais la chronique et l'histoire sociale ou politique peuvent y avoir aussi une certaine place. C'est la question de proportion ou plutôt de hiérarchie: des transitions s'établissent naturellement avec les autres genres de la littérature intime (mémoire, journal, essai), et une certaine latitude est laissée au classificateur dans l'examen des cas particuliers»3. Ce sont précisément ces «cas particuliers», paradoxalement de plus en plus nombreux depuis que la critique a entrepris de faire de l'autobiographie l'un de ses sujets favoris, qui empêchent le recours à une définition précise et définitive de ce genre. Le genre autobiographique est donc presque impossible à définir. Pourquoi? Nous l'avons déjà souligné au début: comme toute forme 1. Jean STAROBINSKI, «Le Style de l'autobiographie», op. cit., p. 257. 2. Elisabeth BRUSS, «L'Autobiographie considérée comme acte littéraire», op. cit., p. 23. 3. Le Pacte autobiographique, op. cit., pp. 14-15. 332 d'expression, l'écriture autobiographique ne cesse de changer à travers les âges, les siècles et même les années. Au XXe siècle, la métamorphose qu'elle subit prend des dimensions démesurées et même hallucinantes. Cela est dû certainement à l'évolution rapide des sciences humaines notamment la psychologie et la philosophie avec lesquelles l'autobiographie entretient des rapports privilégiés. Le fait aussi que l'autobiographie soit liée étroitement à la subjectivité de celui qui l'écrit joue également un rôle très important. Non seulement la notion d'individu change à travers les siècles mais aussi la variabilité des individus fait que leurs écritures ne se ressemblent presque jamais. La crise du "moi" et les problèmes existentiels qu'a connus et que connaît encore le XXe siècle ne sont pas non plus pour régler le problème. Pour toutes ces raisons et pour d'autres, l'éventail des œuvres pouvant être classées dans le genre autobiographique croît de jour en jour. Le genre autobiographique obéit donc à des conjonctures historiques à la fois individuelles et sociales: «on ne peut pas dire, a priori, quelles caractéristiques un texte dit autobiographique doit nécessairement présenter. L'association entre caractéristiques textuelles et identité générique n'est pas naturelle, mais conventionnelle»1, déclare Elisabeth Bruss. En fait, c'est surtout parce que le "moi" est indéfinissable et polysémique qu'il s'avère impossible d'imposer à l'autobiographie des limites qui risquent par la suite d'être préjudiciables à son essence même. Sachant que toute théorie a ses limites, nous n'avons aucunement la prétention de résoudre l'énigme qui entoure l'écriture autobiographique, encore moins de juger le rapport d'Assia Djebar à ce type d'écriture, tout au plus avons-nous essayé de déchiffrer l'emploi qu'elle en fait et les mécanismes qui régissent l'expression de son "moi". C'est donc en lecteur attentif que nous avons parcouru les écrits de l'auteur. La complicité ou l'inclusion du lecteur dans le projet de l'écrivain n'est-elle pas l'une des "lois" les plus fermes de l'autobiographie? Nous avons en même temps essayé de tenir compte des spécificités de l'écriture d'Assia Djebar: de son rapport à l'Histoire et de la place qu'elle s'assigne dans cette Algérie désormais "libre". Nous connaissons par ailleurs les difficultés où pataugent actuellement ce pays. L'écrivain se transforme-t-elle pour autant en militante? Ses œuvres se chargent-elles d'une tendance à 1. «L'Autobiographie considérée comme acte littéraire», op. cit., p. 18. 333 l'engagement? Nullement! Car cette dernière refuse d'être un écrivain engagé. Signalant l'événement de la parution de Vaste est la prison, Marion Van Renterghem s'interroge: «Comment remplir son devoir à propos de la réalité lorsqu'on est écrivain et qu'on refuse de s'engager? Et, à l'inverse, comment être écrivain lorsque son pays est en pleine déliquescence? L'œuvre d'Assia Djebar se veut une réponse à ce dilemme. Dans L'Amour, la fantasia, elle mêlait sa propre enfance au récit de la conquête de l'Algérie et à la mémoire de femmes racontant la guerre d'indépendance. Comme un lointain écho, son dernier livre, Vaste est la prison, est un roman polyphonique qui, outre une réflexion sur l'écriture, redonne aux femmes leurs voix singulières, rend compte de quelques figures quotidiennes de ce siècle meurtri, retrace des scènes d'aujourd'hui, des vies et des morts très simples, et va puiser dans l'Histoire, auprès des héros anciens de la civilisation orientale, des repères susceptibles d'ancrer la lutte pour la liberté indépendamment des références à l'Occident»1. Le souci d'Assia Djebar est donc de «créer des œuvres littéraires qui s'imposent en tant que telles, car jusqu'ici on s'est intéressé à la littérature maghrébine comme document sociologique»2. Ailleurs, elle justifie son manque d'engagement autrement: elle refuse de pleurer ses sœurs assassinées en Algérie: «C'est précisément ce qu'on demande aux femmes chez nous, à celles qui sont douées de parole et d'éloquence: d'être des pleureuses, d'apporter un certain niveau de lyrisme à la catastrophe et au malheur. Leur rôle traditionnel, c'est cela : une parole d'après le désastre. Je ne veux pas m'y plier. Non je ne pleurerai pas mes amies meurtries en terre algérienne»3. Du coup, l'écriture se révèle par moments inutile ou dérisoire par rapport au drame de son pays: «Quand j'écris, j'écris toujours comme si j'allais mourir demain. Et chaque fois que j'ai fini je me demande si c'est vraiment ce qu'on attendait de moi, puisque les meurtres continuent. Je me demande à quoi ça sert. Sinon à serrer les dents, et à ne pas pleurer»4. Selon Anatole France: «Le bon critique est celui qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs-d'œuvre. Il n'y a pas plus de critique qu'il n'y a d'art objectif, et tous ceux qui se flattent de mettre autre chose qu'eux-mêmes dans leur œuvre sont dupes de la plus fallacieuse illusion»5. 1. «Je ne pleurerai pas mes amies d'Algérie»… in le Temps du Vendredi 28 Avril 1995. Interview, L'Afrique littéraire et artistique, n°3, février 1969. 3. Interview par Marion Van Renterghem dans Le Temps, op. cit.. 4. Ibid. 5. Anatole FRANCE, op. cit., pp. 5-6. 2. 334 C'est justement ce que nous nous sommes appliquée à faire tout le long de ce travail de recherche: mettre de nous-même dans notre travail. Nous espérons y avoir réussi. 335 BIBLIOGRAPHIE 336 ŒUVRE D'ASSIA DJEBAR: ROMANS : — La Soif, Julliard, 1957. — Les Impatients, Julliard, 1958. — Les Enfants du nouveau monde, Julliard, 1962, réédition 10-18, 1983. — Les Alouettes naïves, Julliard, 1967, réédition 10-18, 1978. — Femmes d'Alger dans leurs appartements, Recueil de Nouvelles, Des Femmes, 1980. — L'Amour, la fantasia, Jean-Claude Lattès, 1985, réédition Albin Michel, 1995. — Ombre sultane, Jean-Claude Lattès, 1987. — Loin de Médine, Albin Michel, 1991. — Vaste est la prison, Albin Michel, 1995. PIECE DE THEÂTRE : — Rouge l'aube, avec Walid Carn, SNED, Alger, 1969. 337 RECUEIL DE POEMES : — Poèmes pour l'Algérie heureuse, SNED, Alger, 1969. CHRONIQUE : — Chronique d'un été algérien. Ici et là-bas, Commentaires de photographies de Hugues de Wurstemberger et alii, Editions Plume, Paris, 1993. 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L'ANNIHILATION DU TEMPS: ................................................................... 216 CONCLUSION: ....................................................................................................... 223 TROISIEME PARTIE : L'HISTOIRE ET LA POLYPHONIE ENONCIATIVE: DEUX ENTRAVES A L'ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE.............................. 227 INTRODUCTION:................................................................................................... 229 I - L'INSCRIPTION DE L'HISTOIRE: ................................................................ 233 II - FEMMES-MÉMOIRE : ................................................................................... 248 CONCLUSION: ....................................................................................................... 323 CONCLUSION ............................................................................................................ 325 BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................................... 334 ŒUVRE D'ASSIA DJEBAR: ................................................................................ 335 ETUDES SUR ASSIA DJEBAR:......................................................................... 337 ETUDES SUR LA LITTERATURE MAGHREBINE:....................................... 338 TABLE DES MATIÈRES ......................................................................................... 345