Réflexions autour de l`arrêt du Conseil d`Etat en date du 9 mai 2012
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Réflexions autour de l`arrêt du Conseil d`Etat en date du 9 mai 2012
Réflexions autour de l’arrêt du Conseil d’Etat en date du 9 mai 2012 : petite rétroactivité fiscale, convention européenne des droits de l’Homme et actualités françaises « La loi ne dispose que pour l’avenir ; elle n’a point d’effet rétroactif ». L’article 2 du Code civil français ne pourrait pas être plus explicite. Le principe de non rétroactivité de la loi est un des principes majeurs du droit commun français, principe dont l’une des sources serait la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 prévoyant en son article VIII la non rétroactivité de la loi pénale. N’étant que d’origine législative, ce principe général de non rétroactivité de la loi ne dispose néanmoins pas d’une valeur absolue. Il est donc loisible au législateur d’adopter une loi dérogeant à l’article 2 du Code civil. On en tient généralement pour exemple le plus flagrant le droit fiscal français, notamment lors des occurrences annuelles que sont les lois de finances rectificatives. Celles-ci viennent en effet s’appliquer aux revenus et résultats de l’année en cours. Ce phénomène est appelé « petite rétroactivité » du fait de sa limitation dans le temps. Sans se cantonner aux lois de finances, cette règle trouve également à s’appliquer à l’ensemble de la doctrine administrative. En effet, jusqu’au 31 décembre de l’année en cours, l’administration peut prendre la décision de retirer une doctrine favorable au contribuable1. Maintes fois contestée, la petite rétroactivité de ces lois fiscales et décisions administratives n’a jamais été remise en cause. C’est dans un arrêt de section du Conseil d’Etat en date du 9 mai 2012 que la Haute juridiction administrative a pour la première fois admis une occurrence contraire en venant préciser la compatibilité de cette petite rétroactivité avec la convention européenne des droits de l’Homme. En l’espèce, avait été établi par la loi de finances pour 1998 du 30 décembre 1997 un crédit d’impôt afin de favoriser la création d’emploi pour les années 1998, 1999 et 2000. La loi de finances pour 2000 du 30 décembre 1999 avait ensuite supprimé le bénéfice de ce crédit d’impôt pour les années 1999 et 2000. L’administration fiscale s’était ainsi fondée sur ces dispositions pour refuser le bénéfice du crédit d’impôt à la société EPI au titre de 30 emplois que cette dernière avait créé en 1999. Rejetant la demande de décharge de la cotisation supplémentaire de 10% sur l’impôt sur les sociétés déposée par la société EPI, le tribunal administratif a vu sa décision infirmée par la cour administrative d’appel de Nancy le 28 juin 2007. 1 CE, Firino Martel, 18 mars 1988. 1 En se fondant sur l’article 1er du premier protocole additionnel de la convention européenne des droits de l’Homme (ci-après convention EDH), le Conseil d’Etat est venu confirmer l’arrêt de la cour administrative d’appel. La petite rétroactivité Cette invention jurisprudentielle est issue de principes de base du droit fiscal. En effet, en France, le fait générateur de l’impôt pour les particuliers est fixé au dernier jour de l’année civile et pour les sociétés au jour de la clôture de l’exercice social (souvent également le dernier jour de l’année civile). Or les lois de finances rectificatives adoptées en fin d’année ont généralement pour objectif de régir les revenus, gains et bénéfices réalisés avant leur entrée en vigueur. Il s’agirait donc bien d’une rétroactivité, des dispositions ultérieures venant régir des situations antérieures. Néanmoins, ces lois de finances ne sont pas considérées comme rétroactives pour autant qu’elles soient adoptées entre le 28 et le 30 décembre, et qu’elles entrent en vigueur avant le fait générateur de l’impôt, soit avant le 31 décembre. Cette « petite rétroactivité » a donc souvent été critiquée, résistant aux charges des instances politiques ainsi qu’aux normes supérieures2. Après que le Conseil constitutionnel eut jugé que ce phénomène ne portait pas atteinte aux principes de confiance légitime ou de sécurité juridique3, ce fut au Conseil d’Etat de rejeter l’argumentation d’une société fondée sur les mêmes principes mais cette fois-ci d’ordre communautaire4. Aux contestations des contribuables sont venues se greffer les critiques officielles et initiatives politiques. En 2002, le Conseil des impôts affirmait que le degré de sécurité juridique en matière fiscale était « encore perfectible ». Selon le rapport en question, l’adaptation de la norme fiscale aux évolutions économiques et sociales ne devait pas primer sur un besoin de stabilité5. Ainsi l’exigence de sécurité fiscale revendiquée par les contribuables est légitime. 2 Stéphane Austry, Petite rétroactivité des lois fiscales et convention européenne des droits de l’Homme, Feuillet rapide er fiscal, Editions Francis Lefebvre, 1 juin 2012. 3 Cons. const. n°97-391 DC, 7 nov. 1997. 4 CE, n°276848, Sté d’exploitation des Sources Roxane, 27 juin 2008. 5 Conseil des impôts, les relations entre les contribuables et l’administration fiscale, résumé du XXe rapport au Président de la République, novembre 2002. 2 Peu après, en 2004, le rapport Gibert prônait également une plus grande prévisibilité de la norme fiscale d’une manière explicite à travers sa fiche V intitulée « restreindre la rétroactivité fiscale »6. Etait avancé que l’ignorance dans laquelle est laissé le contribuable présente l’inconvénient de peser sur l’efficacité des dispositifs à vocation incitative. Etait donc déjà évoqué à l’époque le problème présenté au Conseil d’Etat dans l’arrêt EPI. Il convient cependant de préciser qu’il ne s’agit pas d’une exception purement française. Comme le souligne le même rapport Gibert, en Italie, aux Pays-Bas, en Espagne, les règles fiscales relatives à un exercice déterminé s’appliquent aux revenus, bénéfices et gains perçus également au cours de l’exercice précédent. De même en Allemagne, l’obligation déclarative des revenus n’a lieu qu’après expiration de la période d’imposition. Ainsi, toute règle fiscale promulguée au cours de la période d’imposition produit ses effets sur l’ensemble de la période. La Cour constitutionnelle accepte également que des lois promulguées après l’expiration de la période d’imposition s’appliquent aux revenus de cette période à la condition qu’elles aient été adoptées avant la date d’expiration. Ainsi la tolérance européenne ne fait pas les affaires des contribuables. La nouvelle exception à la théorie de la petite rétroactivité Réuni en séance plénière (d’une extrême rareté en matière fiscale), le Conseil d’Etat s’est de nouveau prononcé sur la compatibilité de la rétroactivité des lois de finances à l’article 1er du premier protocole additionnel de la convention EDH. Rappelant les termes de l’article selon lesquels : « toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour … assurer le paiement des impôts … » ; 6 Rapp. Bruno Gibert, Améliorer la sécurité du droit fiscal pour renforcer l’attractivité du territoire, Paris, La documentation française, 2004. 3 le Conseil d’Etat s’est ensuite appuyé sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme7 pour affirmer « qu’à défaut de créance certaine, l’espérance légitime d’obtenir une somme d’argent doit être regardée comme un bien au sens de ces stipulations ». Cela étant, c’est fidèle à sa jurisprudence que le juge suprême de l’impôt précise immédiatement que l’article 1er du premier protocole « ne fait pas obstacle à l’adoption de nouvelles dispositions remettant en cause, même rétroactivement, des droits patrimoniaux assimilés à un bien au sens de cet article ». Cela à la condition de respecter un certain équilibre entre l’atteinte et l’objectif d’intérêt général ayant motivé la remise en cause. Mais la surprise intervient nonobstant ce recadrage, alors que le Conseil d’Etat s’écarte de sa ligne jurisprudentielle après avoir reconnu l’existence d’une espérance légitime de l’entreprise de pouvoir bénéficier du crédit d’impôt sur les 30 emplois créés en 1999. Les « effets d’aubaine » avancés par l’administration comme conséquence du bénéfice du crédit d’impôt et donc comme motif d’intérêt général n’étaient pas fondés sur des études précises. Ainsi, « la suppression du crédit d’impôt, … était disproportionnée faute de motifs d’intérêt général susceptibles de la justifier et qu’ainsi l’application rétroactive de cette suppression à la société EPI méconnaissait les stipulations de l’article 1er du premier protocole additionnel … ». Il s’agit donc d’une exception à la théorie de la petite rétroactivité des lois fiscales. N’en reste pas moins que le Conseil d’Etat a pris garde de clairement circonscrire cette exception. Et l’espèce de cette décision est primordiale pour en saisir toutes les conséquences. Dès son troisième considérant, le Conseil d’Etat estime que l’espérance légitime de bénéficier du crédit d’impôt pouvait être fondée entièrement sur les dispositions de la loi de finances à partir du moment où le dispositif était pour l’essentiel fixé dès l’entrée en vigueur de la loi et pour une période limitée dans la durée. Insistant sur ce point, le Conseil précise que le « dispositif de crédit d’impôt était de nature à laisser espérer son application sur l’ensemble de la période prévue, contrairement à d’autres mesures fiscales adoptées dans limitation de durée ». Ainsi la suppression d’un bénéfice qui aurait été institué sans limitation dans le temps ne pourrait être considérée comme allant à l’encontre de l’article 1er du premier protocole additionnel. Une limite supplémentaire vient s’ajouter dès le considérant suivant. Etait alors argué par l’administration qu’un rapport du 7 juillet 1999 avait publiquement envisagé la remise en cause du crédit d’impôt, l’entreprise ne pouvant ainsi plus entretenir une espérance légitime. Le juge a néanmoins estimé que cette remise en cause n’ayant pas été claire, la société pouvait légitimement espérer bénéficier du crédit d’impôt à la date où le recrutement des salariés avait été effectué. Ce considérant nous permet de tirer l’enseignement selon lequel la publicité antérieure de la suppression rétroactive d’un bénéfice anéantirait l’espérance légitime de pouvoir en bénéficier au-delà de celle-ci. 7 e CEDH, n°36677/97, 3 sect.., SA Dangeville c/ France, 16 avril 2002. 4 Pour achever l’encadrement de son exception à la théorie de la petite rétroactivité par le Conseil d’Etat, les conclusions du rapporteur public Julien Boucher sont également d’une aide précieuse. En effet, ce dernier n’omet pas de préciser que la loi de finances pour 1998 avait eu pour effet « d’inciter le contribuable à adopter un comportement déterminé ». Le crédit d’impôt était institué afin de favoriser la création d’emplois. Lorsqu’une telle mesure incitative garantit, au-delà de ce caractère incitatif, une certaine stabilité de par sa limitation dans le temps, il apparaît alors difficile de ne pas reconnaître l’espérance légitime du contribuable. A contrario, on ne peut donc pas être certain que toute mesure fiscale, notamment une mesure n’ayant pas d’effet incitatif, serait de nature à fonder une espérance légitime. Ainsi, même si le Conseil d’Etat, en formation solennelle en matière fiscale, apporte une exception à sa théorie de la petite rétroactivité, il évite l’écueil d’une jurisprudence trop large ou trop vague en en limitant clairement la portée. Un pavé dans la mare des promesses post-élections présidentielles Un débat sur la rétroactivité en matière fiscale dans la conjoncture actuelle n’est pas sans conséquences notamment au regard des promesses fiscales du candidat socialiste à l’élection présidentielle. Pour illustrer l’enjeu immédiat d’une telle jurisprudence, mais également des réflexions en découlant, il est aisé de se fonder sur les deux exemples les plus polémiques des réformes fiscales envisagées. L’annonce du retour à l’ancien barème de l’impôt sur la fortune pour l’année 2012 alors que la date limite des obligations déclaratives était fixée au 15 juin 2012 témoigne d’une certaine rétroactivité dont on voit mal comment elle pourrait être mise en place. En effet, comment appliquer un barème nouveau, dont la teneur ne serait éventuellement connue qu’après les premières réunions de la nouvelle Assemblée nationale en juillet, à un impôt dont la mise en recouvrement s’effectue simultanément au dépôt de la déclaration ? C’est la raison pour laquelle est envisagée la création d’une taxe additionnelle dont le montant serait en réalité la différence entre le nouveau et l’ancien barème ou simplement une réforme applicable uniquement à partir de 2013. Même en cas de création d’une taxe additionnelle en fin d’année, il s’agirait d’une application rétroactive, l’assiette de celle-ci étant l’estimation patrimoniale des contribuables au 1er 5 janvier 2012. Ainsi en mettant en perspective cette éventuelle réforme avec l’arrêt société EPI, une telle taxe additionnelle ne constituerait pas une atteinte aux biens selon l’article 1er du premier protocole additionnel de la convention EDH du fait que ce rehaussement de barème ne soit pas une nouveauté et que l’ancien régime n’ait pas eu d’objectif incitatif étant donné le caractère de l’impôt de solidarité sur la fortune. Egalement, la question pourrait se poser concernant l’annonce de l’institution d’une nouvelle tranche d’imposition du revenu au taux marginal de 75%. Comme il l’a été envisagé précédemment, une loi de finances rectificative adoptée avant le 31 décembre 2012 pourra tout à fait modifier le barème de l’impôt sur le revenu pour les revenus de l’année 2012. Si on additionne à cela l’annonce de l’alignement de l’imposition des plus-values, dividendes et intérêts sur le barème de l’IR, une telle articulation pourrait devenir confiscatoire. En effet, au-delà d’un million d’euros, l’intégralité des revenus supporterait un taux de 75%. A cela viendraient s’ajouter les 15% de CSG et CRDS sur les revenus du patrimoine pour les plusvalues, dividendes et intérêts entrainant la taxation de ceux-ci à 90%… Ainsi, il n’est pas évident que de telles mesures drastiques puissent être adoptées de manière rétroactive. Un tel taux d’imposition pourrait aisément être considéré comme une atteinte aux biens en vertu de l’article 1er du premier protocole additionnel. Tout contribuable a le droit ainsi que l’espérance légitime de ne pas se voir taxer sur 90% de ses revenus. Il s’agit de la raison pour laquelle la réflexion s’est au fur et à mesure portée au niveau des entreprises. Soit les salaires versés au-delà d’un million d’euros supporteraient une taxe supplémentaires, soit les charges patronales acquittées au-delà deviendraient non déductibles au regard de l’impôt sur les sociétés. On témoigne donc de l’étroite insertion de cet arrêt EPI du Conseil d’Etat dans l’actualité fiscale… 6