La fin d`un flash-back dans le film d`Orson Welles

Transcription

La fin d`un flash-back dans le film d`Orson Welles
Exemple d’analyse :
La fin d’un flash-back dans
le film d’Orson Welles :Citizen Kane, 1941)
« ecole-des-images\espace profs\analyse filmique\quelques exemples\Citizen Kane »
Introduction :
Citizen Kane raconte l'histoire d'un journaliste en charge de découvrir la signification du mot
"Rosebud" (bouton de rose en français). Rosebud est le dernier mot prononcé sur son lit de
mort par un grand patron de presse, Charles Foster Kane.
Dans cette quête de la signification de "rosebud", le journaliste va rencontrer plusieurs
personnes pour les interroger sur leur relation à Charles Foster Kane. A chaque fois, dans la
structure du récit un débrayage narratif s'opère (sous la forme d'un flash-back) au cours
duquel chacun des personnages raconte une partie de l'histoire de Charles Foster Kane.
Dans le cas qui nous intéresse ici, la séquence retenue se situe à la fin de la narration par Jed
Leland, ami d'enfance de Kane. Elle est passionnante à plusieurs titres :
- sa construction visuelle est étonnante et constitue un véritable chef-d'œuvre.
- elle éclaire la genèse du jeune metteur en scène qu'est Orson Welles (c'est son premier long
métrage, il est alors âgé de 25 ans).
- elle permet de bien comprendre comment fonctionne un flash-back en matière de
"psychologie" des personnages.
Plan 1 :
Il offre une très grande profondeur de champ que Jed Leland doit parcourir pour venir vers
son ami "Charly". Notons que cette structure de plan est récurrente dans Citizen Kane (Cf. la
séquence très souvent analysée de la pension de famille à 20 mn. du début du film).
Ce premier plan est assez typique d'un des nombreux aspects "remarquables" de la mise en
scène "wellessienne" : c'est le parcours entre l'arrière plan et l'avant plan qui installe une
véritable tension entre les deux. Ce qui compte vraiment ici est dans cette tension : la nouvelle
relation qui s'instaure entre Bernstein (à l'arrière plan) et Kane (à l'avant plan).
Bernstein, discrètement mis en valeur par un "cadre dans le cadre" à l'arrière plan, devient à
, © CRDP de Paris.
cet instant le seul manager de l'empire de presse de Kane. (Walter P. Thatcher est mort, Jed
Leland est renvoyé dans cette séquence). La femme de Kane, Suzan, va le quitter dans la
séquence suivante. Fin du premier plan, Jed Leland est donc renvoyé.
Plan 2 :
→
Au début, c'est un des rares gros plans du film. Il nous montre Jed Leland de profil. Une très
légère plongée accentue l'effet de malaise ressenti du fait de la situation. La maestria de
Welles opère ici sur la base du montage tel qu'il l'avait conçu avant même le début du
tournage. Derrière Jed Leland, un triangle de lumière blanche est en évidence. C'est dans ce
triangle que va se jouer tout l'intérêt de la mise en scène, et la fin du flash-back. En regardant
bien la composition du plan, on s'aperçoit que ce triangle blanc va se transformer en triangle
noir dans le 3ème plan.
Puis Jed Leland va s'éloigner vers le fond pour sortir par la porte et, de fait, sortir de la vie de
Kane ...
Plan 3 :
Retour au "présent du film" (fin du flash-back) Jed Leland, vieux et malade est sur la terrasse
de l'hôpital où il est interviewé par le journaliste. Dans le coin en haut à droite, on voit
le triangle noir, là où, dans le plan 2, se trouvait le triangle blanc.
, © CRDP de Paris.
Plan inséré :
La maîtrise de Welles se donne à voir dans ce plan inséré entre le 2 et le 3. C'est un plan
réduit par trucage et inséré comme une vignette dans le triangle devenu noir. On y voit se
jouer la fin de la scène : Jed Leland est parti, Bernstein reste seul avec Kane.
L'effet extraordinaire obtenu quand on regarde attentivement cette séquence est étonnant : le
triangle blanc du plan 2 semble sortir tout droit de l'esprit de Jed Leland. Il nous fait penser,
par métaphore, à une projection de cinéma : la projection a commencé, le noir se fait, et sur
cet écran se joue une autre scène : l'éviction définitive de Jed.
La structure de cet insert est une reprise de la structure du plan 1, tout en profondeur.
Conclusion :
Ce très court insert est comme la projection mentale des sentiments de Jed Leland sur le sens
profond de la séquence. C'est tout à la fois une métaphore de cinéma, mais aussi un véritable
essai théorique (ou plutôt devrais-je dire poétique) du jeune Welles cinéaste.
Il met en œuvre toute la puissance de la "monstration" du cinéma, chère à André Gaudreault
(Du Littéraire au Filmique, système du récit, Meridiens Klincksieck, Paris,1989)
Cette séquence montre bien ce qu'un metteur en scène de qualité peut réaliser en maîtrisant
tout le potentiel de l'image au tournage, potentiel qui sera ensuite "actualisé" lors du montage.
Welles jeune cinéaste :
Si l'on regarde attentivement cette séquence du film, on s'aperçoit que nous ne sommes pas
dans un simple fondu enchaîné (en fait ici un fondu en fermeture suivit d'un fondu en
ouverture).
La technique utilisée est celle que Welles avait mise au point dans ses mises en scène de
théâtre des années 30 : il créait sur scène des effets (cinématographiques) de fondu en jouant
sur ce qu'il appelait les "lighting mix" (fondu d'éclairage), il faisait baisser l'éclairage sur une
partie du plateau pour le faire monter à l'opposé et révéler une scène déjà en train de se jouer.
, © CRDP de Paris.
Aujourd'hui ce type d'effet a perdu de sa nouveauté mais à l'époque Welles faisait un théâtre
d'avant-garde dans le Work Theatre Project, dans le cadre du New Deal de Roosevelt.
On voit ainsi une idée de cinéma (le fondu enchaîné) contaminer son théâtre puis, cinq ans
plus tard, revenir en technique de théâtre (lighting mix) pour dynamiser son cinéma.
Le problème du flash-back :
Le cinéma pose en permanence, de façon complexe et parfois ambiguë, le problème de
l'énonciation : Qui nous parle ? Qui "raconte" le film ? Par quels yeux voyons-nous ce que le
film nous montre ?
C'est un problème central de l'analyse du film qu'il ne faut jamais perdre de vue. Un flashback (par ex.) fait bien plus que nous raconter les événements que le narrateur a vécus. Ainsi,
cette séquence (prise dans son intégralité) raconte des "choses" qui se sont déroulées pendant
que Jed Leland est inconscient, ivre, voire absent.
Pourtant c'est bien lui le narrateur du flash-back. Mais peu importe ce "détail" ; le très court
plan en insert, transformé par trucage en une sorte de miniature est révélateur de la fonction
que Welles a voulu donner à ce flash-back : plutôt que raconter des événements, Welles nous
invite à ressentir ce que profondément le personnage (Jed Leland) pense de Kane. Il y a cinq
flash-backs dans Citizen Kane. Tout au long du film, chacun des narrateurs, au cours de son
flash-back ne parlera que de lui-même. C'est la mise en scène de Welles qui va livrer les clés,
le plus souvent de façon visuelle.
Le flash-back dans Citizen Kane
Visuellement, nous ressentons les ressorts profonds qui lient les personnages. Ainsi, dans les
flash-back du film, au delà des faits narrés, Welles nous donne les clés pour comprendre à
chaque fois le degré de crédibilité de ces faits.
Quelques fois on est dans le souvenir, ailleurs dans le ressentiment (comme ici) ou
franchement dans le mensonge (le majordome qui veut vendre Rosebud...).
En classe :
Avec de grands élèves (Ateliers ou Options A.V) on peut aborder très concrètement ces
aspects du fonctionnement d'un récit cinématographique : Citizen Kane est une mine
inépuisable. On pourra comparer entre eux tous les débrayages narratifs de ce film, pour
évaluer qui voit, qui parle, à quel moment du fondu enchaîné la parole cesse par rapport aux
images... Cette comparaison est fort instructive. Avec le flash-back analysé ici c'est toute la
temporalité au cinéma qui peut être abordée avec les notions théorisées par Gérard Genette :
durée, fréquence et ordre (G. Genette, Figures III, col. Poétique, Seuil, Paris 1972).
Progressivement, nous mettrons d'autres séquences en lignes avec d'autres propositions
d'analyse. Au début de l'histoire de C. F. Kane, il y a une mine d'or du Colorado. Cette mine
d'or fera le malheur de Kane ; pour nous la mine d'or c'est ce film étonnant où tout semble
faire sens, quel que soit le fil d'Ariane que l'on déroule pour l'approcher.
, © CRDP de Paris. Auteur : Marc Holfeltz. Croquis Carine Fraticcola