note d`intention P. Boccanfuso

Transcription

note d`intention P. Boccanfuso
LE CHAMAN, SON NEVEU… ET LE CAPITAINE
NOTE D’INTENTION DE L’AUTEUR-REALISATEUR
« Le Chaman, son neveu et le Capitaine » est le résultat d’un travail d’auteur de longue haleine. Plus
d’une décennie au cours de laquelle se sont succédés des tournages de plusieurs mois entrecoupés
d’étapes de réflexion, d’écriture, de modification de scénario, d’élaboration de nouvelles structures
dramatiques et d’adaptation de la trame narrative. De ce travail d’auteur a émergé une histoire
constituée d’une intrigue, de rebondissements et d’un dénouement. Une histoire universelle où
évoluent des personnages attachants, singuliers et à forte personnalité.
Au fil des différents tournages, je filme le destin individuel de certains Palawan dont les rencontres,
les dérives, les accidents tissent une histoire riche en rebondissements, jusqu’à atteindre l’atmosphère
d’un film de fiction. C’est la réalité elle-même avec ses événements cocasses ou tragiques, ses drames
et ses joies, qui nourrit la dramaturgie du film, du simple fait que toute séquence confronte les
personnages à leur destin. Derrière les péripéties de chacun des personnages du film, c’est l’avenir de
la société Palawan, sa survie ou sa disparition, qui se joue sous les yeux du spectateur.
La mort du vénérable chaman, guérisseur et juge de droit coutumier, et les incertitudes quant à son
successeur confrontent brutalement la communauté Palawan au spectre de sa disparition. Elles la
laissent décapitée, privée de l’accomplissement de ses rites et sans défense face à l’emprise croissante
du monde moderne.
Ce moment critique d’une société où des hommes, des femmes, des vieillards et des jeunes gens, des
adultes et des enfants luttent pour survivre en forêt alors qu’émerge sur la côte un nouveau monde
dont les repères leur font défaut, est vécu et filmé à l’intérieur d’une famille, celle d’Issad, de sa sœur
Alma, de leur mère et de leur oncle, Medsinu, digne héritier du chaman décédé. La mort du père
d’Issad et d’Alma, la misère, la solitude, la maladie, la quête de l’argent, les vicissitudes de la vie, les
contraignent à des pis-aller, des choix qui les éloignent chaque fois un peu plus d’eux-mêmes et les
poussent sur une voie dont ils ignorent l’issue.
« Le Chaman, son neveu et le Capitaine » repose sur une excellente connaissance de la société
Palawan, sur une relation de respect mutuel, de confiance, de complicité et de connivence établie avec
cette famille au cours de séjours et de tournages étalés sur une douzaine d’années.
Mon immersion totale au sein de la communauté Palawan est facilitée par Charles Macdonald,
ethnologue, directeur de recherche au CNRS et spécialiste, entre autres, des groupes ethniques
Palawan. Charles m’y amène, m’explique leurs traditions et m’apprend le dialecte Palawan. De cette
expérience née une collaboration passionnante entre un ethnologue, Charles Macdonald, et un cinéaste
que je suis. De plus, Charles représente la caution scientifique de ce film.
Le jour où je réussi à manier l’humour dans ce dialecte scelle définitivement cette complicité que je
partage au quotidien avec les Palawan. Devant ma caméra ils s’expriment et évoluent naturellement en
oubliant jusqu’à la présence de celle-ci, habitués à me voir l’utiliser à différents moments de leur vie.
Ils sont spontanés, se disent leurs quatre vérités, se répandent en invectives, échangent des
plaisanteries grivoises sans accorder aucune attention à ma présence. Ainsi le spectateur accède
directement à la vie quotidienne de ce peuple, à ses rires et à ses émotions, à ses joies et à ses peines. Il
a l’impression d’être au milieu des Palawan, au cœur de l’action, de les voir avec son regard, et non
pas avec la distance d’un point de vue extérieur ou d’un exposé didactique. Il les découvre avec ses
émotions et partage celles des Palawan. De plus, j’opte pour l’absence totale de commentaire et de
doublage audio au profit des sous-titres en privilégiant l’ambiance sonore Palawan, ce qui renforce
chez le spectateur le sentiment de proximité.
Pour capter l’authenticité des faits, accéder à l’intimité des situations, et faciliter ma totale intégration,
je refuse toute équipe de tournage extérieure. D’un point de vue technique, je suis le seul élément
étranger à cette communauté. Quatre jeunes Palawan, issus de la famille que je filme, me proposent de
m’aider dans mes tâches de tournage. Je les forme au maniement d’une caméra, aux techniques de
prise de vues, de prise de sons et d’éclairage. Ils deviennent, au fil des années, de véritables assistants,
précieux et performants.
Je filme cette famille Palawan depuis une douzaine d’années. Je la filme chaque année, même parfois
deux fois par an. Ce travail régulier en anthropologie visuelle au sein de cette communauté Palawan
est pérennisé grâce au CNRS qui me recrute en l’an 2000 au sein de la MAISON ASIE PACIFIQUE.
Le CNRS me soutient dans ce projet de longue haleine et me permet de travailler en partenariat avec
une société de production audiovisuelle, GEDEON Programmes, spécialisée dans les films
documentaires scientifiques. Ce film est l’aboutissement de cette collaboration entre un partenaire
institutionnel, le CNRS, et un partenaire privé, GEDEON Programmes, pour aboutir à un film
documentaire scientifique destiné au grand public.
L’enjeu exceptionnel de ce projet tient dans son suivi filmique sur plus d’une décennie qui fait de
chaque séquence un témoignage unique tant sur le plan de l’histoire que de l’ethnographie, de l’art que
de l’humanité. C’est pourquoi la forme de ce film ne peut être que celle d’un long métrage : pas
seulement en raison de la rareté de ces images, moins par souci de mémoire parce que la société
Palawan serait menacée à terme dans son existence, que parce que la déculturation est un processus
complexe et multiple, nullement linéaire, et que pour la première fois celui-ci peut se voir non dans ses
ruptures, mais dans son évolution, son mouvement à deux temps, un va-et-vient constant entre deux
mondes qui place ceux qui vivent à la lisière de l’un et de l’autre dans un état de dualité, de précarité,
d’incertitude et d’angoisse extrêmes. Il faut laisser du temps au temps, et je remercie le CNRS et
GEDEON Programmes de m’en avoir offert les moyens.