Sur Le Pont Flottant du Ciel

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Sur Le Pont Flottant du Ciel
Sur le « Pont Flottant du Ciel »
Ame no uki-hashi
Avant d’entamer l’étude, il est une question à laquelle il semble important de devoir répondre.
Pourquoi chercher à comprendre le sens de telles expressions métaphysiques et quelle utilité
peut-on en retirer ?
On pourrait déjà répondre que cette quête peut être justifiée par le simple fait que c’est une
demande du Fondateur. O’Sensei recommande dans les nombreux discours qui ont été
enregistrés de chercher à percer le sens profond, la vérité, qui se tiennent derrière des
expressions comme Takemusu Aïki, Uki-Hashi, Myoyo, ou encore Masakatsu Agatsu
Katsuhayabi Su O’Kami.
« Mes paroles et mes enseignements sont portés par une inspiration divine, aussi
sont-ils difficiles à recevoir et à appréhender clairement. Mais chacun d’entre vous
devrait s’attacher à apprendre et à comprendre ce que je dis, jour après jour, au sujet
de l’Aïkido.1 »
Cependant il donnait la priorité à la pratique des techniques d’Aïkido.
« Lorsque l’on se laisse accaparer par les sciences et par les lettres, cela devient une
gêne pour la véritable progression.2 »
Pour pouvoir cerner les enjeux sous-tendus par la question, quelques remarques peuvent être
faites. Dans les peuples vivants pleinement une doctrine métaphysique de l’Unité comme cela
était le cas dans le Japon d’avant-guerre (bien qu’il y avait déjà des signes de dégénérescence
de l’intelligibilité et de la pratique conforme de la doctrine métaphysique), les êtres sont, dès
leur émergence dans le monde (on peut inclure dans cette période la vie intra-utérine où les
rapports avec tout ce qui fait l’extérieur de l’être en développement sont déjà pleinement
établis), imprégnés par l’ordonnancement traditionnel de la vie du peuple et reçoivent donc un
enseignement permanent de la doctrine exotérique et ésotérique de ce peuple. La pratique de
l’Aïkido, dans ce cadre ordinairement traditionnel, s’inscrit alors comme une science idéale
pour effectuer la réalisation spirituelle à laquelle on est intrinsèquement destinée. Mais, le
peuple occidental, depuis la fin du haut moyen âge, et plus définitivement à la Renaissance,
s’est écarté de la pratique d’une vie orientée vers la réalisation spirituelle optimum de chaque
individu. Aussi, aujourd’hui, les individus du monde contemporain n’ont plus la possibilité de
recevoir par leur immersion dans la vie quotidienne, l’enseignement traditionnel. Les objets,
les métiers, l’enseignement, les rapports entre les individus, les moments de célébrations, les
chansons, fables, légendes et mythes, etc.. ne sont plus ordonnancés ni élaborés suivant une
intelligence reflétant un ordre cosmique et microcosmique, ni suivant une symbolique
reprenant les évènements qui ponctuent le passage d’une conscience universelle à une
conscience individuelle et vis-versa. Il est donc nécessaire de faire cet effort par soi-même en
se réappropriant la pensée traditionnelle, de façon à ce que le processus de transformation
existentielle induit par la pratique des techniques d’Aïkido, devienne intelligible et que
chaque étape dans la modification de la conscience soit correctement interprétée par celui qui
les vit. Car l’unité ne peut être atteinte que dans la mesure où tout ce qui fait l’individu est en
accord. Par exemple si l’âme se lie à des participations existentielles totalement inintelligibles
1
2
Morihei Ueshiba, Aïkido : Enseignements secrets, Budo Editions, page 138
Takemusu Aïki, Ueshiba Morihei, Editions du Cénacle, Vol. II page 76
à l’entendement de l’individu, de profondes discordances peuvent se faire jour dans ses
rythmes constitutionnels et entrainer de grands désastres.
L’agissement merveilleux (Myoyo) de l’Aïkido a l’incommensurable avantage de ne pas être
lié à une doctrine d’un peuple particulier, bien qu’il ait tout de même une affinité plus directe
avec le Shintoïsme et le Taoïsme. Le Fondateur donne une précision d’une très grande
importance quant à l’origine de l’Aïkido qui lui confère justement cette essence Universelle et
son efficience au sein de n’importe quelle doctrine traditionnelle particulière3. Il affirme que
l’Aïkido est né à la même source que celle de l’Univers.
« Il est l’expression du mouvement de l’univers issu de l’origine unique.4 »
Cette donnée qui peut paraître mystérieuse place notre Voie au-delà de la distinction Yin et
Yang5 et permet à ceux qui l’empruntent, si leur nature propre le leur permet bien sûr,
d’atteindre les degrés de réalisation spirituelle les plus élevés. Ainsi, la pratique de cet art
dans un cadre traditionnel aux couleurs d’un peuple donné, garde toute son efficience
transformatrice.
Comme l’Aïkido est une science de l’être intégrale qui s’inscrit à un moment bien particulier
dans le cycle de la présente humanité, on ne peut faire l’impasse sur la recherche de
l’intelligibilité de l’Existence Universelle. Si le Fondateur nous a demandé d’entreprendre
l’étude des textes sacrés tout en pratiquant les techniques, c’est bien que de cette conjugaison
peut être génératrice d’une résonnance particulière qui a la faculté d’ouvrir la conscience et la
participation existentielle du pratiquant à une conscience supérieure pouvant se fondre dans la
Conscience Universelle. Il semble que de la perfection dans l’exécution de gestes archétypaux
(les techniques), de la rectitude morale (la sincérité), de l’intelligibilité des lois de l’Existence
Universelle, et de l’attachement à un Maître vigilant et bienveillant, peut naitre une
modification profonde de l’état d’être.
Ainsi, derrière une expression telle que le « Pont Flottant », se tient une réalité à laquelle seul
un nouvel état de conscience peut accéder. Au préalable, il semble qu’il faille s’approprier
mentalement ce que peut être cette réalité et accepter qu’elle se tient par delà notre
conceptualisation matérialiste de l’existence, alors seulement l’enseignement traditionnel
ouvrira l’être à la participation existentielle globale avec cette réalité cachée. Mais la saisir par
le seul mental n’est pas une condition suffisante pour accéder à une modification de son état
d’être. Il est nécessaire, sauf cas exceptionnel, d’entrer dans une Voie traditionnelle, pour que
le lien avec le Ki Universel puisse être établi. Les Voies sont précisément détentrice de ce lien
et ce n’est que par ce lien (le Fondateur le nomme le « cordon du lien », O Musubi) que la
transformation peut être effective :
« … et nouer le cordon du lien avec le cordon de l’âme de l’univers.6 »
Entamons maintenant l’étude.
~-°o°-~
La mystérieuse expression « Pont Flottant » revient très souvent dans les propos du
Fondateur. On la retrouve dans ses conférences données lors de rencontre avec les disciples de
Maître Goï, ou lors de divers exposés proposés à l’occasion de cérémonies officielles ou de
3
« L’Aïkido n’est pas une religion et c’est une religion. », Takemusu Aïki, Ueshiba Morihei, Editions du
Cénacle, Vol I page 151. Il n’est pas une religion en tant que l’Esprit dont il procède est situé au dessus de toute
forme de religion, il est une religion en tant que ce qui est au-dessus de contient ce qui est en dessous.
4
Takemusu Aïki, Ueshiba Morihei, Editions du Cénacle, Vol II page 39
5
Voir sur notre site l’article traitant de cet aspect.
6
Ibid. page 75
déplacement dans des pays étrangers. Pour l’éclairer, nous allons la lire à travers l’un des
Doka du Fondateur :
La Voie est accomplie
La gloire des Kami étincelles
La porte de pierre est une seconde fois ouverte
Et le Pont Flottant du Ciel se manifeste
Quelques éléments préliminaires peuvent être tirés dès à présent du poème traditionnel de
Morihei Ueshiba.
Tout d'abord, l’expression « Pont Flottant » que nous lisons en français est une proposition de
traduction du japonais qui doit être envisagée couplée à l’écriture idéographique. Sons et
signes, dans les langues traditionnelles sont indissociables, aussi lorsqu’un homme
traditionnel entend un son ou un groupe de son, l’intelligibilité qui procède de la vibration est
immédiatement associée pour les mots particulièrement signifiants à une idéographie qui
révèle, complète et amplifie les significations7. Ces significations sont éminemment
contextuelles, car les interrelations qui se tissent entre les mots de la phrase détermineront le
degré d’abstraction qu’il faudra retenir pour ceux dont les possibilités de transposition
analogique sont les plus importantes. Sons et signes sont à ce point liés (il en va de même
dans toutes les langues traditionnelles8), que les Japonais lorsqu’ils discutent doivent parfois
recourir au tracé d’idéogramme pour être sûrs de lever toute ambigüité quant au sens qu’ils
désirent transmettre à l’interlocuteur (ceci m’a été rapporté par Patrick Bénézi lors d’une
discussion très enrichissante).
Ainsi, on comprend qu’il ne faut pas rester attaché à la traduction française qui, malgré la
tonalité poétique permettant d’étendre la portée significative, ne donne pas tout le sens de ukihashi. Il serait même idéalement souhaitable d’y adjoindre - à chaque fois qu’on la « pense » les deux idéogrammes avec toutes les significations qu’ils portent et que nous allons essayer
de développer maintenant, tout en précisant que cette étude ne peut en aucun cas être
considérée comme une interprétation exhaustive des idéogrammes.
Comme il est rappelé par les traducteurs de « Takemusu Aïki » des éditions du Cénacle, le
Fondateur parlait un japonais ancien, en connexion avec les temps du Japon traditionnel. Cette
connexion particulière nous commande pour étudier les expressions spécialement chargées de
sens métaphysiques, d’utiliser les idéogrammes dans leurs graphies anciennes pour lesquelles
les idées sont incarnées par des tracés évocateurs. Il faut aussi rappeler que le Fondateur
pratiquait la calligraphie, art et science qui nécessite de comprendre le sens métaphysique des
idéogrammes pour pouvoir les interpréter à travers un dessin au pinceau. Enfin, comme le
« Pont Flottant » est d’origine Céleste (Pont Flottant du Ciel), c’est que nous sommes dans
l’acception transcendante de l’expression, aussi cela nous incite à interpréter les idéogrammes
dans leur sens profondément métaphysique.
Le « Pont Flottant » est donc représenté par les graphies suivantes (en premier la graphie
moderne, dessous la graphie ancienne) :
7
Parfois quelques mots revoient à un poème, une fable, une légende, un mythe avec toutes les significations
métaphysiques qui leur sont associées. Quelques termes, ou un simple mot, peuvent ainsi recouvrir un pan
considérable de la doctrine traditionnelle du peuple.
8
même pour les peuples ne disposant pas de système d’écriture alphabétique pour retranscrire la phonation des
mots de leur langue. Ces peuples disposent toujours de système de signes parfois extrêmement élaborés, qui sont
associés à certains mots fondamentaux de leur langue. Ce système de signes est la doctrine permettant de
traduire en entendement humain, l’un des trois mystères, à savoir celui de la signification (Zen).
À gauche l’idéogramme signifiant « flottant », à droite celui signifiant « Pont ».
La lecture de l’idéogramme flottant, peut commencer par le radical Yèn (en chinois) cidessous. Pour toutes les étymologies des idéogrammes que nous donnerons en figure et qui
sont extraites du dictionnaire de Léon Wieger, on distingue pour un même mot l’évolution de
la graphie au cours du temps. L’évolution temporelle se fait du haut en bas et de droite à
gauche.
Yèn fait partie d’une série étymologique commençant par l’idéogramme Fang (ci-dessous,
prononcé en chinois) figurant ce que la tradition hindoue appelle le swastika. Ce signe
procède de la Tradition Primordiale, tradition qui est, d’une certaine façon, un « Objet de
Connaissance », ou tout au moins est devenu tel (un objet à assimiler par l’homme individuel)
concomitamment à une mystérieuse modification des conditions d’existence, où la conscience
d’être est passée d’un mode de conscience universelle à une conscience en mode distinctif.
Cet « Objet de Connaissance » peut être réapproprié par l’homme dans la mesure où il est
exprimable pour l’entendement humain à travers le Son, le Signe et la Manière d’être. Il est de
ce fait inhérent à la possibilité d’intelligibilité humaine et donc coessentielle à l’homme ? On
peut dire qu’il procède de la même origine que l’homme dans sa forme individuelle. C’est en
vertu de cette qualité particulière, que la Tradition Primordiale peut être vue comme
l’expression des modifications des conditions d’existences qui ont présidées à la manifestation
de tous les êtres, et que les hommes ancêtres de l’humanité, ayant participé en conscience à
ces modifications, doivent être considérés comme les détenteurs originels de la Connaissance
dont nous parlons présentement. Pour les hommes qui se manifestèrent en des temps
postérieurs, cette Connaissance transmise est une science donnant le moyen de rétablir
l’ouverture de leur conscience à la conscience universelle par la « reconnaissance » de
l’identité entre l’essence de l’homme et l’essence universelle, rétablissement pouvant s’opérer
malgré l’individuation des êtres dont l’assemblage des composantes constitutionnelles est
soumis à des conditions d’existence transitoires. Cette science globale a été confiée aux
hommes sous forme d’une doctrine du verbe, d’une doctrine de la manière d’être et d’une
doctrine des signes, et d’un dépôt psychique particulier qui permet de s’unir au « cordon du
lien de l’univers » (voir plus haut). Les ancêtres de l’humanité sont les pères de (ont précédé)
tous les peuples, ce qui nous permet de comprendre que la Tradition Primordiale est
antérieure à l’émergence des peuples devenus distincts. Ainsi la graphie Fang, est de celles
qui appartiennent aux ancêtres de l’humanité et non pas à un peuple particulier. Ce symbole
se retrouve uniformément sur toute la terre, parce qu’il a précédé la différenciation de
l’humanité en peuples distincts.
Cette précision étant donnée, Fang désigne le déploiement des possibilités de manifestation à
partir d’une racine unique (d’un point originel). Cette racine (ce point) est l’image dans le
monde manifeste du point métaphysique désigné par le son semence sacré SU dont parle
O’Sensei à travers la science des sons, le Kototama9.
Ce déploiement du manifeste procède à partir du point originel et peut se concevoir comme
une Possibilité exprimant l’indéfinité de ses modalités, et ce, dans toutes les directions (les
quatre branches) et ordonnancées suivant les 4 saisons (les extrémités recourbées désignant de
la sorte la rotation des branches) :
« Le moindre souffle tira son origine de la syllabe-semence SU et se dilata pour
remplir les quatre coins de l’univers. Notre univers, d’un pôle à l’autre, déborde
d’esprit divin et de vertu. 10 »
« Dans ce Grand Vide, soudainement, un petit point est apparu. Et c’est ce petit point
qui est à l’origine des dix-mille choses de l’univers. Alors pour la première fois le
Grand Vide irradie le Ki de la divinité qui est encore plus fin que la vapeur, la fumée
ou le brouillard, en traçant une sphère ronde enveloppant le petit point. C’est ainsi
que nait pour la première fois le kototama du SU. … Il se développe pour devenir SUSU-SU, autrement dit le son SU du haut, du bas, de la gauche et de la droite,
puissamment liés en un cercle parfait.11 »
9
Le monde manifeste est comme l’émission d’une parole, il est pensé, il est agi mystérieusement, il est
manifesté perpétuellement par une vibration originelle, qui se décline en une indéfinité d’échos distincts et dans
une indéfinité de gammes et variations. Parce que la matière pondérable procède de la détermination de substrats
indéterminés (ce qui est désigné sous l’appellation « substrats indéterminés » est l’ensemble des composantes
répondant aux lois de la mécanique quantique) de par leur interrelation, parce que les substrats indéterminés sont
d’une parfaite plasticité (voir pour ces deux points les travaux du physicien Alain Aspect) impliquant qu’en leur
sein aucune propriété ne peut être l’auteur d’une possible organisation mutuelle déterminée, parce que le
nombre, le poids et la mesure ne prennent sens qu’à partir du moment où les substrats indéterminés sont
maintenus en cohésion par une nécessité extérieure. On peut alors mieux comprendre les paroles du fondateur
quand il dit que le spirituel et le matériel sont concomitants à l’émergence des êtres (« Le travail du son SU et
du son U est la racine de l’esprit et la matière. C’est la racine des dix-mille choses de l’univers. », Morihei
Ueshiba). En effet le pondérable ne trouvant pas la cause de son organisation manifeste dans ses propriétés
intrinsèques, c’est que cette cause procède nécessairement d’un autre Pôle, d’une autre origine. Pôle Spirituel et
Pôle Corporel sont donc distincts, mais procède d’une même origine. Cette origine est la même que d’où procède
la Perfection Active et la Perfection Passive qui est, par rapport à ce point de vue, la Perfection Absolue.
10
Morihei Ueshiba, Aïkido : Enseignements secrets, Budo Editions, page 160
11
Takemusu Aïki, Ueshiba Morihei, Editions du Cénacle, Vol. II page 121
Le radical Wei (en chinois) est l’expression complémentaire du déploiement des possibilités
manifestes, et adopte un point de vue différent en se plaçant plus précisément par rapport à
tout ce qui est constitutionnellement triple à savoir ce qui appartient au ternaire emblématique
de la tradition extrême-orientale Tien-Ti-Jen, Ciel-Sol-Homme.
Les gloses décrivent Wei comme un végétal souple, retombant sur terre. On trouve ainsi l’idée
du mouvement alternant de la montée du Sol vers le Ciel, puis du retour du Ciel vers le Sol. Il
y a aussi l’idée de la vie végétative qui semble tirer sa cause et sa fin tant du Céleste que du
Terrestre, comme si ces deux pôles par leur distinction permettaient aux êtres leur
déploiement et leur repli. De la distinction du Deux procède nécessairement le Trois12. Le
Trois incarnant alors l’être individualisé (humain ou autre) qui par l’agrégation du corps (Taï)
par le Ki à l’esprit (Sin) reconstitue une unité, image de l’Unité Suprême.
À côté de Wei se tient le radical Fou (en chinois), où l’on voit représenté à droite un homme
et à gauche l’eau. Les gloses précisent qu’il s’agit « d’un homme qui nage dans l’eau ».
Cependant, l’homme est ici identifié à un enfant. En raison du point de vue métaphysique
adopté par le doka du Fondateur, il est possible d’envisager que l’être considéré est dans un
état d’être comparable à celui de l’enfant, seul garant de l’accès à ce que la tradition
Chrétienne appelle le « Royaume des Cieux13 ». Notons que ce Royaume, accessible par
l’obtention de l’état de simplicité originelle, est au même titre que le signe Fang une
acception de la Tradition Primordiale et se retrouve donc déclinée dans le Taoïsme comme le
révèle le radical désignant l’enfant Tzeu (ci-dessous). Tzeu désigne par une même graphie
l’enfant et le Maître, établissant ainsi une identité principielle entre les deux états d’être. De
plus lorsque le Maître réalise l’état « d’Homme Transcendant » il est considéré par la tradition
comme un « Coopérateur du Ciel », c’est-à-dire un résidant du Royaume Céleste.
12
« Tao engendra Un, puis Un engendra Deux, Deux engendra Trois et, à partir de Trois tout existe », LaoTzeu, tao-Te-King, Chap. 42.
« La mathématique du cosmos commence à UN et fini à NEUF, Un est le ciel, Deux est le sol, Trois est
l'homme. Tout est dans le nombre Trois et Comme trois fois trois font neuf, On arrive ainsi aux neuf régions de
la terre.... », Nei Tching Sou Wen, Chap 20
13
« L’Aïki établit le royaume céleste sur terre et réalise l’objectif de l’établissement du royaume universel. »,
Takemusu Aïki, Ueshiba Morihei, Editions du Cénacle, Vol. II page 49
C’est donc un état qui permet de flotter à la surface des Eaux (certainement les Eaux
supérieures), surface délimitant deux domaines distincts, mais présents simultanément, et où
l’Eau incarne la composante les maintenant en cohésion. Ainsi, celui qui nage se trouve à la
fois dans le domaine inférieur par son Corps et dans le domaine supérieur par son Esprit.
L’Âme étant incarnée par le mouvement de la nage.
Cette nage renvoie aussi au poisson (symbole très important de la Tradition Primordiale), qui
vit dans l’eau et donc maitrise le domaine intermédiaire entre le solide et le gazeux. L’être
comparable au poisson (après la réalisation d’un des états supérieurs de l’homme) possède la
faculté de se véhiculer entre les deux surfaces, celles des eaux inférieures et celle des eaux
supérieures, ou encore de traverser le fleuve délimitant les deux rives du monde visible et du
monde invisible.
Ainsi, Uki est l’état d’être comparable à celui de l’homme redevenu enfant, ou
encore l’homme ayant la faculté de naviguer dans le monde intermédiaire reliant le
monde visible et invisible, pour se tenir à la racine même de tout ce qui se
manifeste, c’est-à-dire là où le Trois (la fourche du radical de gauche et l’étoile en
haut à droite) procède du Deux (les deux branches inférieures du radical de gauche). Il est
intéressant de noter que l’être archétypale est généralement symbolisé par l’Arbre, qui dans de
nombreuses traditions est l’équivalent de l’Homme. On notera que l’arbre dont il est question
dans cet idéogramme appartient à la jungle ce qui renvoie à un aspect primordial, l’Homme
Primordial. On peut remarquer aussi que Uki est en rapport avec la totalisation du mouvement
et plus particulièrement du temps, et ce, suivant deux points de vue. Tout d’abord le radical
Tzeu, par l’association principielle de l’enfant et du Maître totalise le temps d’une vie
humaine en tant qu’individu, c’est-à-dire en tant qu’être doté d’une conscience limitée à son
hypostase. Après la réalisation de l’état « d’Homme Transcendant », le Maître est au-delà de
la durée comme le révèle ce passage de Tchoang-Tzeu :
« Je vous quitte pour aller, par delà la porte de l’infini, flâner dans les espaces
incommensurables. Je vais unir ma lumière, à celle du soleil et de la lune ; je vais
fondre ma durée, avec celle du ciel et de la terre. Je ne veux même pas savoir, si les
hommes pensent comme moi ou différemment. Quand ils seront tous morts, moi je
survivrai seul, ayant seul, en ces temps de décadence, atteint à l’union avec l’Unité. »
Ce qui marque bien le terme du cycle de vie en tant qu’homme terrestre.
Le deuxième point de vue est celui se situant par rapport à l’humanité par la juxtaposition du
radical Wei désignant un arbre de la jungle originelle et du radical Tzeu représentant l’homme.
Dans la Tradition Primordiale, le premier être constitutivement triple à se manifester est un
arbre, une sorte d’arbuste souple, ce que nous retrouvons ici dans Wei. Ainsi, ce deuxième
point de vue embrasse le temps universel si l’on peut s’exprimer de la sorte.
~-°o°-~
Voyons maintenant l’idéogramme hashi traduit par Pont.
Celui-ci est, d’une certaine manière, lié plus particulièrement à l’espace. Tout
d'abord, le radical à droite K’iao désigne quelque chose d’élevé, mais les gloses attribuent
cette élévation à un être (un arbre ou un homme).
La partie basse de ce radical est composée de deux cercles séparés par une délimitation. Dans
la série étymologique où l’on retrouve ce genre de graphie, les cercles incarnent un lieu clos,
un don et lorsqu’ils sont disposés ainsi, ils indiquent une hiérarchie principielle. Quelque
chose d’élevé. Il est possible d’extrapoler le cercle comme désignant l’ensemble des éléments
(même un nombre indéfini) d’une possibilité. Lorsqu’ils sont superposés et séparés, on
comprend que nous sommes en présence des développements d’un domaine inférieur et des
développements d’un domaine supérieur. Ainsi K’iao désigne un homme (la graphie du haut)
totalisant (puisqu’il les surplombe) les possibilités manifestes (le cercle inférieur) et les
possibilités non-manifestes (le cercle supérieur). On peut aussi lire K’iao dans une acception
spatiale, dans la mesure où les cercles et plus particulièrement le cercle inférieur peut
représenter un lieu délimité. Dans cette optique, le radical désigne un lieu élevé où l’homme
en position extrême se place au-dessus de ce lieu extrême. C’est en quelque sorte le lieu situé
au-dessus (par delà) de tous les lieux. Il y a aussi dans le fait que le cercle inférieur soit
enfermé dans une délimitation, l’idée que les possibilités manifestes sont soumises à des
conditions « limitantes » (de temps et de lieu), alors que les possibilités non-manifestes (le
cercle supérieur) ne le sont pas.
Si nous revenons à l’idéogramme Hashi, le radical de gauche désigne un arbre qui peut
signifier que nous sommes en présence d’un élément en bois, mais il peut aussi préciser que
l’idéogramme désigne l’essence de ce qui est décrit par la graphie placée à sa droite. L’Arbre
est aussi le symbole d’un découpage principiel de l’Existence Universelle suivant trois
mondes ou trois degrés : ce qui est caché, les racines ; ce qui est visible, le tronc; ce qui est
céleste, les branches. Mais l’arbre incarne toujours l’être dans son acception la plus entendue,
à savoir dans sa dimension expansive (le déploiement des branches et des racines) et
transcendante (la hauteur).
Hashi est traduit par Pont, mais on le voit ce pont est beaucoup plus qu’une construction en
bois reliant deux rives, il est un passage principiel permettant de relier et de circuler d’un
possible à un autre, dans tous les degrés de l’Existence Universelle, aussi bien dans le visible
que dans l’invisible. En se reportant au radical de droite, on peut inférer qu’un tel pont est
accessible lorsque l’homme a totalisé par sa réalisation spirituelle, toutes les possibilités de
l’être, les possibilités manifestes et non-manifestes. Nous entendons par Manifeste « ce qui se
meut » donc tout ce qui est soumis (limité) aux conditions spatiales et temporelles, donc tout
ce qui est transitoire.
Nous pouvons maintenant lire uki-hashi comme l’état de l’être positionnant l’homme à la
racine du temps (la primordialité, mais plus exactement ce qui se tient au-delà du temps) et de
l’espace (le faîte, mais plus exactement ce qui est au-delà de tous les lieux), un état de
conscience où l’être embrasse tout ce qui est appelé à se mouvoir.
« Le passé et le futur se trouvent ici et maintenant, dans le présent. … A chacune de
vos inspirations inhalez tous les êtres humains, chaque objet14. »
Se transformer pour que son regard transcendant embrasse tous les possibles, devenir sincère
et spontané comme l’âme de l’enfant. Cet état est l’aboutissement de ce que la tradition
Extrême-orientale nomme « l’ouverture de la conscience », que certains peuples africains
appellent « l’ouverture des yeux », qui peut être paraphrasé par le commentaire de TchoangTzeu suivant : « Saisir les fils du devenir, avant l’être, alors qu’ils sont encore tendus sur le
métier à tisser cosmique, voilà la joie céleste, qui se ressent mais ne peut s’exprimer. Elle
consiste, comme l’a chanté Maître Yen, à entendre ce qui n’a pas encore de son, à voir ce qui
n’a pas encore de forme, ce qui remplit le ciel et la terre, ce qui embrasse l’espace, le
Principe, moteur de l’évolution cosmique. »
Cet état confère à l’être la faculté de « Clairvoyance » que O’Sensei identifie à l’idéogramme
Nen. Cet idéogramme fait de trois radicaux représente le « cœur » de l’être en « contact » avec
la « charpente de l’Univers ». Cette charpente est constituée du Pôle Yin, du Pôle Yang et des
lois qui régissent les interrelations des dix-mille êtres procédant de la distinction du Yin et du
Yang.
« Le nen ne se laisse pas prendre aux formes qui se trouvent devant vos yeux. Il se lie
à l’énergie du Cosmos. Gardez vos sens en éveil et en harmonie avec les trois mondes.
15
»
Lorsque l’être, par sa transformation spirituelle, se tient sur le Pont Flottant, c’est-à-dire à la
racine de la manifestation, il fait sienne la faculté de Nen ce qui lui permet d’« entendre ce qui
n’a pas encore de son » et de « voir ce qui n’a pas encore de forme16 ». Les expériences
transcendantes d’O’Sensei qui ont été rapportées par des témoignages directs, traduisent très
exactement cette faculté.
Il n’est pas possible dans cette courte étude de décrire toutes les étapes conduisant à ce
changement d’état (bien que certaines aient été abordées dans les autres études) parce qu’il
faudrait définir ce qu‘est l’homme par rapport à l’Existence Universelle. C’est toute l’histoire
du cheminement sur la Voie menant à la réalisation de l’Union au Tao. Il n’y a pas de recette
toute faite, bien que les principes jalonnant cette modification de la conscience d’être et de la
participation existentielle, répondent à une science de l’être parfaitement rigoureuse et
universelle. Les natures individuelles, de par leur diversité et leurs particularités, nécessitent
pour rejoindre l’état où le Pont Flottant se fait jour, d’emprunter des parcours présentant
chacun un arpentement différent, mais tous orientés vers un même but et tous requérant que la
« Porte de Pierre » s’ouvre une seconde fois. Découvrir l’Unité de la diversité et la diversité
dans l’Unité, est un long périple dont l’âpreté est à la mesure du gain de liberté obtenu.
Notons pour conclure cette étude et en introduire une prochaine, que la « Porte de Pierre » qui
a été fermée par Amaterasu et rouverte par cette même puissance spirituelle suite à un grand
rite effectué par tous les Kamis, est un épisode que les commentaires situent dans les temps
primordiaux qui devrait être avant tout considéré comme un épisode qui se situe à la racine du
14
Morihei Ueshiba, Aïkido : Enseignements secrets, Budo Editions, page 160
ibid, page 165
16
Tchoang-Tzeu, « Les Pères du Système Taoïste », Editions Belles Lettres
15
temps et de l’espace, à l’intersection du permanent et du transitoire. Cette Porte ouvrant sur le
« permanent », par rapport à un point de vue situé du côté du « transitoire », est donc à chaque
instant accessible à condition de modifier son état d’être pour que la Porte se manifeste. Cette
possibilité de modification est offerte par la pratique de l’Aïkido, à condition qu’elle soit
effectuée avec sincérité (cette vertu lorsqu’elle est vécue dans toute son étendue, devient le
véritable sens qu’il faut donner à terme « foi »).
« Le corps qui nous a été donné est à la fois un moyen de création, un lieu de
célébration et la demeure où l’on polit le cordon de l’âme spirituelle17. »
« …, il faut nouer toutes les fibres du cordon de l’âme, tissées en une seule corde, à la
Voie du Dieu [Kami] de l’origine unique. Il est essentiel de ne pas se détacher de cette
précieuse foi18. »
17
18
Takemusu Aïki, Ueshiba Morihei, Editions du Cénacle, Vol. II page 48
ibid, page 75