LA FRONTIèRE ARTIFICIELLE ENTRE MARCHéS ILLéGAUX

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LA FRONTIèRE ARTIFICIELLE ENTRE MARCHéS ILLéGAUX
n°21
Avril 2009
L A F R O N T I è R E A RT I F I C I E L L E E N T R E
MARCHéS ILLéGAUX, INFORMELS ET
LéGAUX*
Gudrun VANDE WALLE
Introduction
L’un des principaux thèmes abordés lors du WP5 a été la relation
entre l’économie informelle et le crime organisé, d’une part, et
l’économie formelle, de l’autre. Nous avons analysé, lors des trois
premiers séminaires, le phénomène de l’économie informelle et,
plus particulièrement, ses frontières, ainsi que la façon dont cette
dernière est liée au crime organisé et aux questions de genre sur le
marché informel. C’est surtout au cours de ces séminaires que le lien
étroit existant entre les marchés formels, informels et illégaux a été
mis en évidence.
* Traduction par Dina FIGUEIREDO
Assessing Deviance, Crime and Prevention in Europe. CRIMPREV Project. Coordination Action of the 6th PCRD, financed by the European Commission. Contract n° 028300.
Starting date : 1st July 2006. Duration : 6 months. Project coordinating by CNRS – Centre National de la Recherche Scientifique. Website : www.crimprev.eu. E-mail : [email protected]
Le concept de “marchés informels” est difficile à définir. Certains
auteurs utilisent le cadre légal comme ligne de démarcation :
toute activité allant au delà des limites fixées par la loi relève de
l’économie informelle. D’autres définissent ces marchés par le fait
qu’ils ne figurent ni dans les systèmes d’enregistrement officiels,
ni dans les systèmes fiscaux, et d’autres encore établissent un lien
direct entre minorités ethniques et marchés informels. Le type de
définition est en fait étroitement lié au domaine sur lequel les chercheurs travaillent. En outre, la tendance actuelle vers une loi moins
contraignante et une réglementation privée du marché formel rend
la délimitation encore plus complexe. Le fait que les gouvernements choisissent de confier la réglementation de la conduite globale
des marchés financiers au secteur privé signifierait-il que nous nous
trouvons face à l’‘informalisation’ du marché formel ?
Les promoteurs du workpackage, Joanna Shapland et Paul Ponsaers,
se sont délibérément abstenus de présenter aux participants une définition a priori et trop restreinte de l’économie informelle. Selon eux,
il est important de remettre en question nos définitions et les façons
dont nous appréhendons l’économie informelle (Shapland, Ponsaers,
2007, 2). Toutefois, une chose est sûre : le marché informel se distingue du marché formel car il n’est pas réglementé. Le terme
“réglementation” doit être entendu au sens large : il n’existe aucun
cadre normatif, ce marché s’écarte de la réglementation existante mais
il n’est ni contrôlé, ni mis en œuvre, ni enregistré dans les archives officielles (Barbara Harriss-White citée in Shapland, Ponsaers, 2007, 3).
Dans la mesure où un marché informel jouit d’une liberté bien plus
importante qu’une économie strictement organisée, qu’un marché
réglementé ou que des activités déclarées, c’est également un marché
très instable et flexible. Les trois premiers séminaires du workpackage,
à Buxton, Gand et Bologne, ont largement porté sur l’exploration
de la relation entre le crime organisé, les marchés informels et
l’économie formelle.
I - Buxton et Gand : une image de la relation étroite
L’économie informelle ne peut être comprise que par rapport à
l’économie formelle, d’une part, et au crime organisé, de l’autre. Si
nous devions imaginer que ce sont des marchés strictement séparés
et aux caractéristiques bien distinctes, nous aurions un marché légal
de biens et services, un marché de biens et services illégaux souvent qualifié de crime organisé et, finalement, un marché informel
de biens et services légaux. Toutefois, la pratique nous montre que
ces marchés se rejoignent de diverses façons, qu’ils ont des dénominateurs communs et qu’il leur arrive même de fusionner (Ruggiero,
2000 ; Dallago, 1990, 8-13).
Nous pourrions prendre, comme premier exemple, le cas des
supérettes de quartier ouvertes 24 heures sur 24 - un projet de recherche
présenté par Michael Dantinne à Buxton. Même si à l’époque le projet
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n’en était encore qu’à ses débuts, il devint vite évident que le stéréotype du magasin de nuit lié à des organisations criminelles n’était
pas valide dans ce cas. Certaines de ces économies informelles ou
irrégulières sont créées en tant qu’économies de survie, alors que
d’autres ont un lien direct avec le trafic illégal. Tandis que certains
commerçants ne sont pas conscients de leurs pratiques illégales, et
ceci par pure ignorance, d’autres, en revanche, enfreignent la loi en
toute connaissance de cause. Dans sa présentation Marché de l’art :
entre la légalité et l’illégalité, Laurence Massy a évoqué les aspects
légaux, mais aussi illégaux, du marché des antiquités, en particulier
des objets culturels qui sont transportés depuis des ‘pays sources’
vers d’autres pays où ils sont vendus ou mis aux enchères. L’analyse
a révélé le nombre des différents participants impliqués dans ce
marché à l’échelle mondiale. Le statut de l’objet d’art subit une
transformation qui le fait passer de statut d’objet illégal à statut
d’objet légitime, après être passé par un processus de légitimisation
(Massy, 2008, 736).
Afin d’illustrer les frontières floues et ambiguës entre activités légitimes et activités illégales, Phil Hadfield a choisi de décrire l’économie
nocturne de différentes villes du Royaume-Uni. La nuit, les modes
d’interaction sont divers : le mode de contrôle, le mode parasitaire
et le mode d’accueil. Par exemple, les videurs ont une fonction (parfois violente) de contrôle et d’accès aux marchés illicites ; les taxis
illégaux entretiennent une relation parasitaire avec les passagers nocturnes car ils dépendent de ce type de consommateurs ; et le marché
de la drogue illicite constitue une réponse simple pour le danseur de
la nuit en quête de ‘drogues à danser’. La cité nocturne ‘brouille’ ces
différents modes ainsi que les frontières entre ce qui est légal et ce
qui ne l’est pas.
Le séminaire de Gand, spécifiquement axé sur les points de rencontre entre crime organisé et économie informelle, s’est clôturé sur
le même constat : les frontières sont une représentation artificielle
de la réalité complexe. Teela Sanders et Phil Hadfield ont présenté
les résultats de leur recherche empirique sur l’industrie des taxis informels et démontré la façon dont cette dernière est liée à un autre
marché informel : le secteur de la prostitution. Gudrun Vande Walle
et Paul Ponsaers en sont arrivés aux mêmes conclusions en ce qui
concerne le marché des médicaments dans les pays du tiers monde.
La relation entre le marché des produits pharmaceutiques légaux et la
distribution de médicaments informelle locale peut être synergique,
symbiotique ou même parasitaire (Vande Walle, Ponsaers, 2006).
Henk van de Bunt a cité l’exemple du système Hawala1, une économie informelle qui n’est pas criminelle à la base, mais qui offre
aux organisations légales et criminelles la possibilité d’échapper
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Le système Hawala fait référence aux prestataires de services financiers qui
réalisent des transactions financières dans lesquelles des espèces, des chèques ou d’autres
objets de valeur sont acceptés à un certain endroit et des sommes en espèces correspondantes
(ou un autre type de rémunération) versées à un autre endroit. Ces transactions se font sans
autorisation et, par conséquent, sans aucun contrôle de l’État (van de Bunt, 2008, 691).
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aux réglementations officielles et aux impôts. Hans Nelen a expliqué
comment, aux Pays-Bas, le secteur de l’immobilier entretient des
relations étroites avec le crime organisé. Tom Vander Beken a évoqué la relation des activités légales avec le crime organisé et, plus
particulièrement, les vulnérabilités du marché légal à l’infiltration
des organisations criminelles.
Les quelques exemples susmentionnés illustrent le caractère flou des
limites entre marchés légaux, économie informelle et organisations
criminelles, évoqué lors des séminaires de Buxton et de Gand.
II - Bologne : marchés informels, migration et genre
Le séminaire de Bologne était intitulé ‘L’Économie informelle et ses
relations avec la migration, les liens familiaux et ethniques et les
questions de genre’. Les présentations sur la migration ont donné une
image plus complexe de l’économie informelle. La politique migratoire des pays de l’Europe occidentale contraint les individus à entrer
sur le territoire de façon illégale. Confrontés au système bureaucratique
et en quête d’un revenu de survie, ils commencent, le plus souvent,
à travailler dans l’économie informelle. Ce statut de citoyens sans
protection les rend vulnérables au crime organisé. Toby Seddon a
cité l’exemple du “trafic de drogues et des femmes ‘mules’ ”. Valeria Ferraris a présenté l’interdépendance de la migration illégale
et du marché illégal comme un premier pas vers la légalisation. La
loi italienne sur l’immigration tend à institutionnaliser l’irrégularité.
Tout d’abord, la procédure d’admission obéit à des quotas bien précis
et les individus ne sont autorisés à migrer que s’ils ont trouvé un
emploi avant d’entrer dans le pays. Dans la pratique, il s’agit là d’un système exclusif impliquant une longue procédure bureaucratique qui
bloque la migration et ignore la demande du marché du travail. De
par sa loi sur l’immigration, le gouvernement italien oblige les migrants à entrer illégalement sur le territoire, à trouver un emploi dans
l’économie souterraine et à ne s’occuper de leurs papiers qu’une fois
installés dans le pays. Piettro Saitta a décrit l’expérience des
immigrants nord-africains dans deux régions italiennes, la Sicile
et les Marches. En s’appuyant sur une recherche ethnographique, il
a découvert, qu’en tant qu’immigrant, il était plus facile de survivre
dans l’économie informelle que dans l’économie formelle, ceci en
raison de ses coûts moins élevés et de sa plus grande flexibilité.
Toutefois, lorsqu’il s’est penché sur les mécanismes d’exclusion et
d’inclusion, les migrants ont déclaré que le fait de travailler en tant
que migrants ne constituait pas une garantie d’acceptation de la part
de la communauté italienne. Bien que les économies formelles et
informelles soient étroitement liées, il est plus difficile pour les migrants de franchir le pas vers un emploi dans l’économie formelle.
Si les questions de genre et d’ethnicité doivent également entrer en
ligne de compte lors de l’étude de l’économie informelle, la réalité
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en devient alors encore plus complexe. L’expérience d’un membre
de l’économie informelle nord-africain sera différente de celle d’un
membre venant de l’Europe de l’Est ; l’expérience des prostituées
avec les taxis illégaux sera différente de la perception de la police
vis-à-vis de cette économie illégale.
III - Après le programme FP6 CRIMPREV : quelques
suggestions en vue de futures recherches
Le continuum ‘économie formelle-économie informelle-crime organisé’ soulève des questions sur la méthodologie de recherche visant
à explorer le marché informel.
Tout d’abord, le caractère flou des frontières entre marché formel,
économie informelle et crime organisé a amené les participants à
conclure que les vieux concepts de crime organisé ou criminalité
des entreprises ignoraient la nouvelle réalité du marché. Il est temps
de trouver de nouveaux concepts qui soient plus représentatifs des
différents points de rencontre entre marchés légaux et illégaux et
marchés formels et informels. Vincenzo Ruggiero s’est d’ailleurs
proposé de le faire en introduisant le nouveau concept de ‘crimes
de pouvoir’.
Tous les participants ont ensuite convenu que trop de politiques
relatives au marché informel étaient basées sur de simples perceptions, sans aucune connaissance réelle de la réalité du marché. Il
est nécessaire de commencer à mener des recherches empiriques.
Et en raison du caractère caché et inexploré de la plupart des activités économiques informelles, il est préférable d’opter pour des
recherches qualitatives. Les Français, et toutes les cultures latines en
général, ont une riche et forte tradition de recherche ethnographique
dans des régions et des quartiers bien précis. Étant donné le caractère
dynamique des marchés informels actuels, ce type de recherche ne
peut plus être limité à certaines régions et doit, bien au contraire, être
mené à l’échelle mondiale par un réseau de chercheurs international.
Un exemple illustrant ce qui vient d’être évoqué est l’étude de ce qui
se passe en Europe centrale et en Europe de l’Est. Jusqu’à présent,
les criminologues d’Europe occidentale ont essayé de se faire une
vague idée de la dynamique en Europe centrale et en Europe de
l’Est après la fin des régimes communistes et de son impact sur le
marché légal et illégal en Europe occidentale. Cette explication était,
la plupart du temps, basée sur des récits et des suppositions, les chercheurs n’ayant jamais mis les pieds dans ces parties de l’Europe.
Nous avons été très heureux d’accueillir des représentants d’Europe
centrale, tels que Bojan Dobovšek (pour la Slovénie) et d’Europe de
l’Est, tels qu’Almir Maljevic, qui nous ont présenté les résultats des
recherches sur l’économie informelle dans leur pays.
Un troisième et dernier débat a porté sur la méthodologie nécessaire
à une meilleure compréhension de l’économie informelle, et plus
particulièrement le continuum. Le calcul, ou même l’estimation, de
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phénomènes criminels bien précis liés à l’économie informelle
demeure un exercice précaire. Friedrich Schneider a présenté
quelques modèles afin de calculer les implications néfastes du
blanchiment de capitaux à l’échelle nationale et internationale, et a
également évoqué les points faibles de ce type de recherche quantitative.
En guise de conclusion nous pourrions dire que nous devons mettre
en avant la diversité des individus impliqués dans l’économie informelle. Les aspects liés à l’ethnicité et au genre sont importants
non seulement pour comprendre le marché informel mais aussi pour
expliquer les différentes perceptions existantes. L’économie de survie
est-elle liée au genre ? Les femmes sont-elles plus facilement criminalisées lorsqu’elles travaillent dans le circuit du travail irrégulier ?
Les minorités ethniques ne sont-elles pas trop facilement associées à
l’économie informelle ?
Avec ces conclusions finales à l’esprit, nous nous lançons le défi
d’explorer le marché informel, de dépasser les stéréotypes, mais
aussi d’en finir avec l’idée que les marchés formels et informels sont
deux mondes à part.
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Bibliographie
La plupart des présentations des deux premiers séminaires ont été
publiées dans :
Ponsaers P., Shapland J., Williams C. (eds), The informal economy
and its links to organised crime: parts 1 and part 2, International
Journal of Social Economics, 2008, 35, 9-10.
Autres références utiles en rapport avec les séminaires CRIMPREV :
Ruggiero V., Welch M. (eds), Power Crime, Crime, Law and Social
Change, 2008, 50, 4-5.
Lippens R., Ponsaers P. (eds), Revisiting the informal economy,
Crime, Law and Social Change, 2006, 45, 4-5.
Autre documentation utilisée dans cette newsletter :
Dallago B., The irregular economy, Dartmouth Publishing Company,
Aldershot, 1990.
Shapland J., Ponsaers P., New Challenges of Crime and Deviant
Behaviour: the Informal Economy and Organised Crime in Europe,
Paper presented at the first general CRIMPREV conference “Assessing Crime, Deviance and Prevention in Europe”, Brussels,
8-10 February 2007 and to be published by CRIMPREV.
van de Bunt H., A case study on the misuse of hawala banking, International Journal of Social Economics, 2008, 35, 9.
Gudrun Vande Walle - Criminal Law & Criminology - Ghent University - Universiteitstraat 4 - B - 9000 Gent
E-mail : [email protected]
Crimprev info n° 21 - Avril 2009
Traduit par Dina FIGUEIREDO
Legal information: Director : René LEVY – Legal deposit : in process - ISBN N° 978 2 917565 28 5
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