LE RÔLE DES AMICI CURIAE DEVANT LA COUR EUROPÉENNE

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LE RÔLE DES AMICI CURIAE DEVANT LA COUR EUROPÉENNE
LE RÔLE DES AMICI CURIAE
DEVANT LA COUR EUROPÉENNE
DES DROITS DE L’HOMME
par
Ludovic HENNEBEL
Docteur en droit, chargé de recherche
au Centre Perelman de philosophie du droit
de l’Université libre de Bruxelles
1. Les amici curiae, amis de la cour, peuvent, sans être parties à
un litige, être invités à apporter, dans le cours de la procédure judiciaire, toute information juridique ou factuelle sur le litige, en vue
d’éclairer le juge saisi. Pour reprendre la définition de Jean Salmon,
l’expression latine amicus curiae est une «notion de droit interne
anglo-américain désignant la faculté attribuée à une personnalité ou
à un organe non-partie à une procédure judiciaire de donner des
informations de nature à éclairer le tribunal sur des questions de
fait ou de droit» (1). Nous retenons le sens large de la notion qui
recouvre tant les amis intéressés que désintéressés qui interviennent
dans la procédure pour éclairer le juge.
2. Si l’intervention de l’amicus dans la procédure marque surtout
l’ouverture du procès judiciaire à d’autres acteurs que les parties, ce
type de participation permet à certains acteurs de bénéficier d’avantages, en termes de stratégie notamment, dont ne bénéficient pas, par
exemple, les parties (2). Premièrement, l’amicus économise du temps
et de l’argent car son intervention dans le procès est moins étendue
que celles des parties; deuxièmement, l’amicus n’est pas lié par l’autorité de la chose jugée; troisièmement, à la différence des témoins et
des experts, l’amicus est libre d’aborder les points de droit ou de fait
qu’il souhaite – sous réserve de l’accord du juge, et dans certains cas
des parties –, sans être limité aux questions posées par le juge; enfin,
quatrièmement, l’amicus ne doit pas démontrer un intérêt direct et
(1) J. Salmon (Dir.), Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, Bruylant, AUF, 2001, pp. 62-63.
(2) Voy. sur ce point : D. Shelton, «The Participation of Nongovernmental Organizations in International Judicial Proceedings», A.J.I.L., 1994, pp. 611 et 612.
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personnel (ou démontrer avoir été victime d’une violation par exemple) pour intervenir auprès de la Cour, qui l’autorisera en principe à
participer à la procédure en vue de défendre l’intérêt général ou le
bien commun, de défendre les intérêts d’une personne ou d’un groupe
non représenté ou encore d’attirer l’attention de la juridiction sur un
risque d’erreur. Toutefois, la participation d’une personne en tant
qu’amicus présente également certains désavantages. Premièrement,
à l’inverse des parties, l’amicus ne peut produire des éléments de
preuve ni interroger ou contre-interroger les témoins. Deuxièmement,
l’amicus n’a pas de prise sur le déroulement du procès judiciaire
(notamment quant à la saisine et aux terminaisons anticipées de l’instance, telles que le règlement amiable). Troisièmement, l’amicus ne
peut prétendre à aucune compensation ni à aucun remboursement de
ses frais et dépens.
3. La pratique est très courante aux Etats-Unis (3), et dans les
pays de common law en général; elle est aussi présente, dans une
moindre mesure, dans les systèmes relevant des autres traditions
juridiques. Depuis peu, le mécanisme d’amicus curiae s’est immiscé
dans les procédures des juridictions internationales (4), «plus frileuses et plus sages que les juridictions internes» à l’égard de ce type
de mécanisme (5). Traditionnellement, le procès international exclut
les acteurs non étatiques (6). Seul l’Etat y intervient et le litige
international est, dans une certaine conception – aujourd’hui partiellement révolue – nécessairement interétatique (7). L’amicus est
perçu comme une brèche dans un environnement judiciaire essentiellement réservé aux Etats. Sa reconnaissance procédurale est liée
au statut plus général des acteurs non-étatiques devant le juge
international : souvent, elle compense l’absence de jus standi ou
ouvre la voie vers sa reconnaissance. Mais convaincre les juridictions internationales d’ouvrir le procès à d’autres acteurs n’est pas
simple. Sans doute, des raisons pragmatiques et de rationalisation
(3) Voy. notamment : D. Shelton, «The Participation of Nongovernmental Organizations in International Judicial Proceedings», A.J.I.L., 1994, pp. 616 à 619.
(4) L. Bartolomeusz, «The Amicus curiae before International Court and
Tribunals», Non-State Actos and International Law, 2005, vol. 5, pp. 209-286;
H. Ascensio, «L’amicus curiae devant les juridictions internationales», R.G.D.I.P.,
2001, pp. 897 à 930.
(5) H. Ascensio, «L’amicus curiae devant les juridictions internationales»,
R.G.D.I.P., 2001, p. 898.
(6) D. Shelton, «The Participation of Nongovernmental Organizations in International Judicial Proceedings», A.J.I.L., 1994, p. 612.
(7) H. Ascensio, «L’amicus curiae devant les juridictions internationales»,
R.G.D.I.P., 2001, p. 898.
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du travail sont susceptibles de les séduire. En effet, les amici contribuent à réduire la quantité de travail, toujours croissante, que
doivent gérer les juges. Ils complètent les données et argumentations des parties et défendent, le cas échéant, des intérêts primordiaux ignorés par les parties pour des raisons stratégiques (8). Ils
participent ainsi à l’amélioration de la qualité des décisions. Il n’est
donc pas surprenant de voir que les juges internationaux tendent à
les accueillir avec plus d’enthousiasme (9).
4. L’objet de cet article consiste à tenter d’identifier le rôle des
amici curiae devant la Cour européenne des droits de l’homme. Utilisé
par différents acteurs, aux intérêts variés, relevant de différentes
stratégies, le mécanisme des amici curiae joue un rôle certain dans les
orientations jurisprudentielles sur les droits de l’homme. Il présente
un intérêt per se car il ouvre le procès judicaire à d’autres acteurs que
les parties et le juge. De cette ouverture démocratique du procès naît
la confrontation entre ces divers acteurs et la richesse des débats qui
contribuent à l’amélioration de la décision du juge éclairé. Pour pouvoir comprendre son rôle d’influence, il faut brièvement rappeler l’origine du mécanisme, les règles en vigueur actuellement et l’usage qui
en est fait (I). Cela nous donnera les bases suffisantes pour poursuivre
l’analyse et étudier l’influence des amici (II).
I. – La participation
des amici de la Cour européenne :
origine, fondements, pratiques et fréquence
5. Devant la Cour européenne des droits de l’homme, la procédure
qui consiste à permettre aux amici curiae d’intervenir dans la procédure se nomme la tierce intervention. La notion d’amicus curiae n’est
pas utilisée (10) et on lui préfère la notion de tiers intervenant.
(8) D. Shelton, «The Participation of Nongovernmental Organizations in International Judicial Proceedings», A.J.I.L., 1994, p. 616.
(9) Pour une étude complète, voy. H. Ruiz-Fabri et J.-M. Sorel (Dir.), Le tiers
à l’instance devant les juridictions internationales, Paris, Pedone, 2005; L. Bartolomeusz, «The Amicus curiae before International Court and Tribunals», Non-State
Actos and International Law, 2005, vol. 5, pp. 209 à 286; H. Ascensio, «L’amicus
curiae devant les juridictions internationales», R.G.D.I.P., 2001, pp. 897 à 930.
(10) En réalité, la notion apparaît occasionnellement dans le langage de la Cour
européenne, par exemple, dans l’arrêt Christine Goodwin c. Royaume-Uni, 11 juillet
2002, par. 9 : «Des observations ont également été reçues de l’organisation Liberty,
que le président avait autorisée à intervenir dans la procédure écrite en qualité
d’amicus curiae».
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A. – Origine
6. On distingue trois phases dans le développement du mécanisme de tierce intervention devant la Cour européenne des droits
de l’homme (11). La pratique a d’abord été utilisée par la Cour sans
aucune reconnaissance formelle dans les textes en autorisant l’intervention d’un Etat contractant (12) ou encore d’une Confédération
de syndicats (13), puis elle a été consacrée dans le règlement de la
(11) Dans un tout premier temps, la Cour européenne n’accueille nullement les
amici. Ainsi, en 1978, dans l’affaire Tyler, le National Council for Civil Liberties
demande à la Cour l’autorisation de lui adresser des observations écrites et d’intervenir oralement en s’appuyant notamment sur le fait qu’il avait représenté le requérant dans le cours des procédures internes. Or, ce dernier avait souhaité retirer sa
requête déposée alors qu’il était mineur, et avait cessé de participer à la procédure
devant la Cour européenne. La Cour a toutefois rejeté la requête sans discussion. Ce
cas est cité par D. Shelton, «The Participation of Nongovernmental Organizations
in International Judicial Proceedings», American Journal of International Law, 1994,
p. 630. N’oublions pas que, jusqu’à la réforme de 1998, la Commission européenne
était seule habilitée, avec les Etats défendeurs et les Etats dont le requérant était
un ressortissant, à saisir la Cour. Or, la Commission conçoit dès le début son rôle
comme celui d’un ministère public impartial capable de présenter à la Cour l’intérêt
des parties mais également, et surtout, l’intérêt général. Ce rôle est renforcé lorsque
la Commission, commence à offrir sur une base systématique une forme de locus
standi au requérant devant la Cour européenne. A partir de ce moment, la Commission est dispensée de traduire les préoccupations et intérêts du requérant et incarne,
uniquement et seule, l’intérêt général. L’association d’amicus au procès, susceptibles
d’éclairer la Cour sur certains points, et notamment en vue de défendre l’intérêt
général, apparaît inutile, précisément car c’est là le rôle de la Commission. Voy.
O. De Schutter, «Sur l’émergence de la société civile en droit international : le rôle
des associations devant la Cour européenne des droits de l’homme», E.J.I.L., vol. 7,
n° 3, 1996.
(12) Un premier pas en ce sens est fait dans l’arrêt Winterwerp c. Pays-Bas rendu
le 24 octobre 1979, relatif au respect des droits d’une personne internée dans un hôpital psychiatrique, dans lequel le président de la Chambre a accepté que la Commission européenne des droits de l’homme produise une déclaration écrite du gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, non parties à
l’affaire, sur l’interprétation de l’article 5, paragraphe 4. Cour eur. dr. h., Winterwerp
c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, par. 7 et par. 68 : «la Cour ne croit pas nécessaire de
trancher un problème soulevé en l’espèce : le contrôle de ‘légalité’ imposé par l’article
5, par. 4 porte-t-il non seulement sur la régularité formelle de la procédure suivie,
mais aussi sur la justification matérielle de la privation de liberté? Commission, gouvernement néerlandais et requérant se prononcent en faveur de cette dernière interprétation (paragraphes 46, 62 et 88 à 91 du rapport), mais le gouvernement du
Royaume-Uni la combat dans sons mémorandum du 9 janvier 1979 […]. Quoi qu’il
en soit, la législation néerlandaise ne limite pas l’étendue du contrôle».
(13) En 1981, dans l’affaire Young, James et Webster c. Royaume-Uni, relative à
la liberté de ne pas appartenir à un syndicat (l’emploi dans certains ateliers était
règlementé par un accord de closed shop exigeant l’affiliation des employés auprès de
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Cour en 1983, avant d’être finalement inscrite dans la Convention
européenne elle-même en 1998.
B. – Fondement et typologie
7. Conformément à la pratique de la juridiction strasbourgeoise,
l’article 36 de la Convention européenne organise formellement deux
types de tierce intervention. Il faut y ajouter un troisième type, instauré
par le Protocole 14 de la Convention européenne.
1. Le droit d’intervention des Etats
8. Tout d’abord, l’article 36, paragraphe 1 énonce que, «[d]ans
toute affaire devant une chambre ou la Grande Chambre, une Haute
Partie contractante dont un ressortissant est requérant a le droit de
présenter des observations écrites et de prendre part aux
audiences» (14). La tierce intervention de l’Etat de la nationalité du
requérant introduit dans le droit applicable aux requêtes individuelles un mécanisme inspiré d’une conception très traditionnelle du
droit international (15). En commentant cette disposition, le doyen
←
syndicats déterminés), la Cour a décidé d’office d’entendre un représentant du British Trades Union Congress (Confédération syndicale britannique), à titre d’information, sur certaines questions de fait, y compris le droit et la pratique anglais. La Confédération fondait sa demande notamment sur le fait que le gouvernement
conservateur britannique en place n’était pas disposé à défendre adéquatement le
système des relations collectives du travail au Royaume-Uni qui était plutôt de
nature à être soutenu par les travaillistes. Dans ce cas d’espèce, la Confédération syndicale a été invitée à intervenir devant la Cour afin de lui apporter ses lumières sur
les pratiques syndicales en vigueur au moment de la naissance des faits litigieux. La
Confédération a pu communiquer un mémoire par les soins des délégués de la Commission. La Cour a accepté de prendre en considération le mémoire «quant aux renseignements de fait qu’il pouvait renfermer, à l’exclusion de tout argument
juridique».
(14) Cette disposition consacre le droit de l’Etat du requérant individuel d’intervenir dans la procédure. Avant la réforme, l’Etat du requérant individuel disposait
déjà du droit de saisir la Cour pour présenter des arguments (article 48 al. b.).
L’objectif était de permettre aux Etats de déférer à la Cour européenne les requêtes
introduites par leurs ressortissants et de prendre fait et cause pour ces derniers. Voy.
O. De Schutter, «Sur l’émergence de la société civile en droit international : le rôle
des associations devant la Cour européenne des droits de l’homme», E.J.I.L., vol. 7,
n° 3, 1996, par. 12; L.-A. Sicilianos, «La tierce intervention devant la Cour européenne des droits de l’homme», in Le tiers à l’instance devant les juridictions internationales, H. Ruiz-Fabri et J.-M. Sorel (Dir.), Paris, Pedone, 2005, p. 123.
(15) J.-F. Flauss, «Contentieux européen des droits de l’homme et protection
diplomatique», in Libertés, justice, tolérance, Mélanges en hommage au Doyen Gérard
Cohen-Jonathan, Bruxelles, Bruylant, p. 824.
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Gérard Cohen-Jonathan «note avec quelques regrets que ce privilège
accordé à l’Etat national est un vestige de la protection diplomatique alors que le système européen veut se séparer de ce schéma
classique» (16).
9. Sur le plan procédural, le droit d’intervention de l’Etat peut
être exercé dans les affaires qui sont du ressort d’une Chambre ou
de la Grande Chambre, et non dans celles qui sont traitées en comités de trois juges. Ces derniers jouent un rôle décisif dans le filtrage
des requêtes. Rappelons qu’en vertu de l’article 28 de la Convention, ces comités sont compétents pour déclarer irrecevable ou rayer
du rôle une requête individuelle lorsqu’une telle décision peut être
prise sans examen complémentaire. La nouvelle formation de juge
unique instaurée par le Protocole 14 exercera également cette compétence (17). En outre, le Protocole 14 étend les compétences des
comités qui peuvent déclarer recevable les requêtes individuelles
dont ils sont saisis et rendre conjointement un arrêt sur le fond lorsque la question relative à l’interprétation ou à l’application de la
Convention ou de ses Protocoles qui est à l’origine de l’affaire fait
l’objet d’une jurisprudence bien établie de la Cour. Malgré ces
amendements, l’article 36, par. 1 de la Convention qui consacre la
tierce intervention de l’Etat n’a pas été modifié. Le rapport explicatif note sur ce point «En particulier, il a été décidé de ne pas prévoir la possibilité de la tierce intervention dans la nouvelle procédure de comité prévue à l’article 28, paragraphe 1.b, du fait de la
simplicité des affaires à traiter au moyen de cette procédure» (18).
10. Cette première forme de tierce intervention ne retiendra pas
plus notre attention dans le cadre de la présente étude. Notons tou(16) G. Cohen-Jonathan, «Convention européenne des droits de l’homme, caractères généraux, système international de contrôle», Jurisclasseur Europe, 2001, Fascicule 6500 à 6510, n° 69. En ce sens également : L.-A. Sicilianos, «La tierce intervention devant la Cour européenne des droits de l’homme», in Le tiers à l’instance
devant les juridictions internationales, H. Ruiz-Fabri et J.-M. Sorel (Dir.), Paris,
Pedone, 2005, pp. 125 et s.; J.-F. Flauss, «Contentieux européen des droits de
l’homme et protection diplomatique», in Libertés, justice, tolérance, Mélanges en hommage au Doyen Gérard Cohen-Jonathan, Bruxelles, Bruylant, pp. 824-825.
(17) Le nouvel article 27 de la Convention dispose : «1. Un juge unique peut déclarer une requête introduite en vertu de l’article 34 irrecevable ou la rayer du rôle
lorsqu’une telle décision peut être prise sans examen complémentaire. 2. La décision est
définitive. 3. Si le juge unique ne déclare pas une requête irrecevable ou ne la raye pas
du rôle, ce juge la transmet à un comité ou à une Chambre pour examen
complémentaire».
(18) Rapport explicatif, Protocole n° 14 à la Convention de sauvegarde des Droits
de l’Homme et des Libertés fondamentales, amendant le système de contrôle de la
Convention, par. 89.
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tefois que l’exercice de ce droit étatique est totalement discrétionnaire et l’Etat ne doit pas motiver sa décision. Dans la jurisprudence européenne, on relève une petite cinquantaine d’affaires dans
lesquelles l’Etat a pu exercer son droit d’intervention. L’examen de
ces décisions permet de souligner quelques tendances intéressantes.
Nous retenons en particulier que, d’une part, l’usage de ce droit est
loin d’être systématique et qu’il est avant tout guidé par l’opportunisme des Etats; et, d’autre part, que les arguments et positions de
l’Etat intervenant ne se confondent pas nécessairement avec ceux
du requérant et sont guidés en principe par ses propres objectifs
stratégiques.
2. Le droit d’intervention du Commissaire aux droits de l’homme
11. Ensuite, le Protocole 14, ajoute un troisième paragraphe à
l’article 36 qui prévoit que, «[d]ans toute affaire devant une Chambre ou la Grande Chambre, le Commissaire aux Droits de l’Homme
du Conseil de l’Europe peut présenter des observations écrites et prendre part aux audiences». Instauré en 1999, le Commissaire est une
institution indépendante au sein du Conseil de l’Europe qui a pour
mandat la promotion des droits de l’homme et la prévention des
violations (19). Il agit pour l’essentiel par la voie diplomatique. Lui
attribuer un droit d’intervention est une avancée considérable dans
la reconnaissance du rôle qu’il est invité à jouer dans la protection
des droits de l’homme et la lutte contre leurs violations. Toutefois,
comme le rappelle Linos-Alexandre Sicilianos, la disposition finalement adoptée est le fruit d’un compromis car à l’origine il était
question de reconnaître au Commissaire le droit de saisir la Cour
européenne (20). Cette idée avait été exprimée dans la recommandation 1606 de l’Assemblée parlementaire adoptée en 2003 (21).
(19) J. Schokkenbroek, «The Preventive Role of the Commissioner for Human
Rights of the Council of Europe», in The Prevention of Human Rights Violations,
L.-A. Sicilianos (Dir.), La Haye, New York, Athènes, Nijhoff/Sakkoulas, 2001,
pp. 201-213.
(20) L.-A. Sicilianos, «La tierce intervention devant la Cour européenne des
droits de l’homme», in Le tiers à l’instance devant les juridictions internationales,
H. Ruiz-Fabri et J.-M. Sorel (Dir.), Paris, Pedone, 2005, p. 144.
(21) Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Zones où la Convention européenne des Droits de l’Homme ne peut pas être appliquée, Recommandation 1606,
2003 : On y lit notamment : «Afin que disparaissent les zones où la CEDH ne peut
pas s’appliquer et que soit mis fin à l’impunité des auteurs des crimes les plus graves,
l’Assemblée recommande au Comité des Ministres : i. de veiller à ce que la CEDH soit
mieux connue et à ce qu’une formation soit assurée à tous ceux qui peuvent contribuer à prévenir les violations des droits de l’homme – avocats, magistrats, procu→
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Pour pouvoir lutter contre les violations graves et systématiques,
l’Assemblée proposait de prévoir une actio popularis et d’instaurer
un poste de procureur auprès de la Cour européenne en charge de
la saisir des cas de violations massives. Il était suggéré de confier
cette tâche au Commissaire aux droits de l’homme. Partant de cette
recommandation, le Commissaire aux droits de l’homme, Alvaro
Gil-Robles, avait proposé lors des travaux préparatoires du Protocole 14 d’inscrire une nouvelle disposition dans la Convention lui
permettant de «saisir la Cour d’une requête, qui soulève une question
grave de caractère général, dirigée contre une ou plusieurs Hautes
Parties contractantes, afin de faire constater par la Cour une violation
des droits reconnus par la Convention imputable à cette ou à ces Hautes Parties contractantes» (22). L’objectif était de lui permettre
d’intervenir contre les violations massives mais aussi contre les
affaires répétitives (23). Cette proposition ne sera pas retenue. Selon
Linos-Alexandre Sicilianos «un éventuel droit du Commissaire de
saisir la Cour bouleverserait les équilibres institutionnels au sein de
l’Organisation, en lui permettant de dresser l’agenda des droits de
l’homme à l’échelle du système, sans passer par les canaux diplomatiques habituels. Ceci présupposerait un stade de maturation,
voire d’intégration du Conseil de l’Europe, que l’Organisation n’a
pas encore acquis» (24). On lui a donc préféré un droit d’intervention
dans les affaires pendantes devant une Chambre ou la Grande
Chambre (25). Le but de cette initiative consiste à renforcer la pro←
reurs publics et fonctionnaires –, mais aussi à ceux dont l’action peut être source de
ces violations, en particulier les membres des forces armées; ii. de prévoir une actio
popularis et de créer un poste de procureur auprès de la Cour européenne des Droits
de l’Homme, qui aurait pour tâche de porter devant elle les cas de violations massives des droits de l’homme; iii. de confier cette tâche, le cas échéant, au commissaire
aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, en lui allouant les moyens nécessaires
à l’accomplissement de cette nouvelle fonction; iv. d’inscrire dans la CEDH l’obligation pour les Etats d’obtempérer à des mesures ordonnées par la Cour.».
(22) Comité Directeur pour les Droits de l’Homme, CDDH-GDR (2003)027,
24 septembre 2003.
(23) L.-A. Sicilianos, «La tierce intervention devant la Cour européenne des
droits de l’homme», in Le tiers à l’instance devant les juridictions internationales,
H. Ruiz-Fabri et J.-M. Sorel (Dir.), Paris, Pedone, 2005, p. 145.
(24) L.-A. Sicilianos, «La tierce intervention devant la Cour européenne des
droits de l’homme», in Le tiers à l’instance devant les juridictions internationales,
H. Ruiz-Fabri et J.-M. Sorel (Dir.), Paris, Pedone, 2005, p. 147.
(25) Le rapport explicatif du Protocole n° 14 indique : «Le Règlement de la Cour
prévoit que la Cour communique la décision déclarant une requête recevable à toute
Haute Partie contractante dont un ressortissant est requérant dans l’affaire en cause.
Il n’est pas envisageable qu’une telle règle s’applique à l’égard du Commissaire car
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tection de l’intérêt général en permettant au Commissaire d’éclairer
utilement la Cour dans un certain nombre d’affaires, notamment
dans celles qui mettent en évidence des lacunes structurelles ou systématiques (26).
3. La faculté d’intervenir
12. Enfin, l’article 36 paragraphe 2 énonce que, «dans l’intérêt
d’une bonne administration de la justice, le président de la Cour peut
inviter toute Haute Partie contractante qui n’est pas partie à l’instance ou toute personne intéressée autre que le requérant à présenter
des observations écrites ou à prendre part aux audiences». En pratique, le président de la Cour n’invite pas, il se contente d’autoriser
ou non les demandes d’interventions qui lui sont adressées.
L’article 44.2.b du Règlement indique que les demandes d’autorisation doivent être dûment motivées et soumises par écrit dans l’une
des langues officielles au plus tard douze semaines après que la
requête a été portée à la connaissance de la partie défenderesse (27).
S’il autorise l’intervention, le Président en fixe les conditions. Le
greffier transmet aux parties les observations écrites des intervenants qui peuvent y répondre par écrit ou à l’audience (28).
13. Environ 70 affaires ont fait l’objet d’interventions sur la base
de l’article 36.2 (29). Les types d’acteurs susceptibles d’intervenir
sur cette base sont variés. Cette disposition ouvre cette faculté
d’intervention à toute Haute Partie contractante qui n’est pas partie à l’instance ou à toute personne intéressée autre que le requé←
lui communiquer toutes les décisions de recevabilité est impossible du fait de leur
nombre et de la charge de travail excessive que cela impliquerait pour le greffe. C’est
alors au Commissaire lui-même de s’informer sur ce point», (rapport explicatif, Protocole n° 14 à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés
fondamentales, amendant le système de contrôle de la Convention, par. 88).
(26) Rapport explicatif, Protocole n° 14 à la Convention de sauvegarde des Droits
de l’Homme et des Libertés fondamentales, amendant le système de contrôle de la
Convention, par. 87.
(27) Pour pouvoir intervenir, encore faut-il que le tiers intervenant sache qu’une
requête a été déposée et qu’il puisse prendre connaissance de son contenu. A l’heure
actuelle, et en l’absence d’un accès public à ce type d’information (par exemple sur
le site Internet de la Cour), les tiers intervenants peuvent être informés sur une base
ponctuelle et totalement aléatoire par les parties.
(28) Article 44.5 du règlement de la Cour européenne des droits de l’homme.
(29) Dont 14 affaires en 2006 (toutefois, ce chiffre reprend 9 cas portant sur des
affaires clones contre l’Italie dans lesquelles les gouvernements polonais, tchèque et
slovaque sont intervenus, voy. Cour eur. dr. h., Scordino c. Italie, 29 mars 2006);
8 affaires en 2005; 10 affaires en 2004; etc.
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rant. On y distingue plusieurs types de stratégies et deux groupes
d’intervenants : les Etats parties ou toute personne intéressée.
14. Tout d’abord, les Etats parties peuvent intervenir. Ce fut
déjà le cas, avant l’amendement du règlement de la Cour en 1983,
dans l’affaire Winterwerp c. Pays-Bas dans laquelle la Commission
européenne avait pu présenter à la Cour les observations écrites du
Royaume-Uni. A la différence du second groupe d’intervenants
(toute personne intéressée), les Etats ne doivent pas démontrer leur
intérêt à intervenir, et on peut d’ailleurs soutenir avec Paul Mahoney que les «Etats contractants peuvent être considérés comme
ayant un intérêt légitime dans tous les arrêts de la Cour qui énoncent – ou sont susceptibles d’énoncer – un principe d’application
générale» (30). En pratique, la Cour accepte toujours les demandes
d’intervention des Etats (31). Notons que l’intervention d’un Etat
étranger à la Convention européenne des droits de l’homme est
exclue sur la base de cette disposition, mais doit être possible sur
la base de l’article 36, paragraphe 2 qui permet à toute personne
intéressée de demander l’autorisation d’intervenir.
15. Stratégiquement, un Etat intervient par opportunisme lorsque
le point de droit ou la situation discutés dans une affaire les concernent également. L’Etat intervient pour défendre un type de législation
ou une pratique administrative qui existe dans son propre système.
En général, les Etats intervenants sont donc intéressés par le résultat
de l’affaire qui risque de leur être également applicable (32). Les gou(30) P. Mahoney, «Commentaire», in Le tiers à l’instance devant les juridictions
internationales, H. Ruiz-Fabri et J.-M. Sorel (Dir.), Paris, Pedone, 2005, p. 158.
Voy. en ce sens, pour une illustration, l’intervention du gouvernement letton dans
Cour eur. dr. h., Hirst c. Royaume-Uni (n° 2), 6 octobre 2005, (Le requérant se plaignait d’avoir été frappé, en sa qualité de détenu condamné purgeant sa peine, d’une
privation totale du droit de vote. Il invoquait l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 14, ainsi que l’article 10 de la Convention), par. 55.
(31) Ibidem.
(32) Dans plusieurs affaires récentes contre l’Italie, les gouvernements polonais,
tchèque et slovaque sont intervenus. Ils contestaient la jurisprudence de la Cour
selon laquelle le requérant pouvait continuer à se prétendre «victime» au sens de
l’article 34 de la Convention lorsque la somme accordée par une juridiction interne
n’était pas considérée comme adéquate pour réparer le préjudice et la violation allégués. En d’autres termes, la question juridique de principe discutée dans ces affaires
était de savoir si la Cour européenne pouvait ou non prendre en considération le
montant de l’indemnité accordée par le juge interne pour évaluer le caractère adéquat du redressement et par extension le caractère effectif du recours indemnitaire
ou si la fixation du montant de l’indemnité relevait de la marge d’appréciation des
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Ludovic Hennebel
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vernements français et italiens, par exemple, étaient concernés par la
question de savoir si le Conseil d’Etat néerlandais était un tribunal
indépendant et impartial au regard de l’article 6, par. 1 de la Convention malgré le cumul des fonctions consultatives et juridictionnelles,
étant donné que ces deux pays connaissent une institution
similaire (33); le gouvernement belge était intéressé par la discussion
relative au rôle du ministère public près la Cour suprême portugaise
dans une instance civile sous l’angle du procès équitable (34); les gouvernements allemand et portugais sont intervenus dans l’affaire RuizMateos c. Espagne en soutenant la thèse espagnole qui visait à soustraire les cours constitutionnelles à l’empire de l’article 6, paragraphe 1
de la Convention (35). Notons que dans certains cas, l’intervention des
Etats permet d’éclairer le juge sur certaines pratiques ou techniques
juridiques. Par exemple, dans l’affaire Kyprianou c. Chypre, les gouvernements britannique, irlandais et maltais offrent à la Cour une
étude sur l’état du droit positif concernant le contempt of court au sein
de leurs ordres juridiques (36).
←
autorités nationales, et plus particulièrement du juge national, qui est libre d’apprécier les faits et éléments de preuve sans ingérence. Les trois tiers intervenants plaidaient fermement pour que la Cour européenne se contente de vérifier si l’indemnisation accordée par le juge interne était ou non arbitraire, et s’opposaient à
l’alignement du montant des indemnités sur celui accordé, dans des circonstances
similaires, par la Cour européenne (Cour eur. dr. h., Scordino c. Italie, 29 mars 2006;
voy. également, les autres affaires similaires dont les arrêts ont été rendus le même
jour : Cour eur. dr. h., Cocchiarella c. Italie, Riccardi Pizzati c. Italie, Musci c. Italie,
Mostacciuolo Giuseppe c. Italie (n° 1), Mostacciuolo Giuseppe c. Italie (n° 2), etc.
(33) Cour eur. dr. h., Kleyn c. Pays-Bas, 6 mai 2003. par. 8. Les requérants alléguaient que, d’un point de vue objectif, la section du contentieux administratif du
Conseil d’Etat néerlandais ne pouvait passer pour un tribunal indépendant et impartial au sens de l’article 6, paragraphe 1 de la Convention, dès lors que le Conseil
d’Etat cumulait des fonctions consultatives et des fonctions juridictionnelles. Ils articulaient également d’autres griefs sur le terrain des articles 6, paragraphes 1 et 8 de
la Convention et sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1.
(34) Cour eur. dr. h., Lobo Machado c. Portugal, 20 janvier 1996, par. 6. Le requérait critiquait le rôle attribué au ministère public dans la procédure devant la Cour
suprême, qui aurait porté atteinte à son droit à un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial ainsi qu’au principe d’égalité des armes.
(35) Cour eur. dr. h., Ruiz-Mateos c. Espagne, 23 juin 1993, (Les requérants prétendaient avoir été privés de leur droit d’accès aux tribunaux pour contester l’utilité
publique de l’expropriation de leurs biens et la nécessité de la cession immédiate de
leurs biens) par. 56.
(36) Cour eur. dr. h., Kyprianou c. Chypre, 15 décembre 2005 (par. 44 à 57). Le
requérant alléguait que son procès, sa condamnation et sa détention pour contempt
of court (outrage au tribunal) avaient emporté violation de l’article 5, paragraphes 3,
4 et 5, de l’article 6, paragraphes 1, 2 et 3, a), b) et d), ainsi que des articles 7, 10
et 13 de la Convention.
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Rev. trim. dr. h. (71/2007)
16. Le deuxième groupe d’intervenants sur la base de l’article 36
paragraphe 2, est composé par «toute personne intéressée». Ces personnes doivent, à l’inverse des Etats parties, démontrer leur
«intérêt». Ne disposant d’aucun droit à intervenir, l’intervention des
personnes intéressées dépendra entièrement du bon vouloir du Président de la chambre concernée qui peut à sa discrétion rejeter ou
faire droit à la requête d’intervention. En pratique, note Paul Mahoney, beaucoup de demandes sont refusées (37). Lorsque la Cour autorise l’intervention, elle en délimite la nature et le champ, en précisant, en règle générale, qu’elle doit porter sur des questions de
caractère général et exclure les débats sur les faits particuliers de
l’espèce. Les personnes intéressées peuvent être aussi bien des organisations non gouvernementales (38), des entreprises (39), des institutions nationales (40), des groupes d’intérêts (41), des personnalités ou
des spécialistes (42), voire des organisations internationales (43) etc.
(37) P. Mahoney, «Commentaire», in Le tiers à l’instance devant les juridictions
internationales, H. Ruiz-Fabri et J.-M. Sorel (Dir.), Paris, Pedone, 2005, p. 155.
Pour un exemple de rejet, voy. Cour eur. dr. h., Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, 12 avril 2005, par. 24. Les requérants soutenaient en particulier que leur remise
aux autorités russes serait contraire aux articles 2 et 3 de la Convention. Ils demandaient que la procédure d’extradition les concernant soit suspendue, que les autorités
russes fournissent des informations sur le sort qui leur serait réservé en Russie et que
leurs griefs tirés des articles 2, 3, 6 et 13 de la Convention soient examinés par la
Cour. Les demandes d’intervention d’un député au Parlement de Géorgie et de la
médiatrice de la République de Géorgie ont été rejetées.
(38) Par exemple, outre les cas cités ci-dessous, voy. l’intervention de la Fondation
Helsinki des droits de l’homme dans l’affaire Cour eur. dr. h., Turek c. Slovaquie,
arrêt du 14 février 2006.
(39) Voy. par exemple, l’intervention de British Airways dans Cour eur. dr. h.,
Hatton et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 2003; l’intervention de sociétés de presse
dans Cour eur. dr. h., Von Hannover c. Allemagne, 24 juin 2004, par. 6.
(40) Voy. par exemple, l’intervention de la Commission consultative d’Irlande du
Nord pour les droits de l’homme dans Cour eur. dr. h., Shanaghan c. Royaume-Uni,
4 mai 2001, par. 84. La requérante alléguait que son fils avait été tué par un homme
non identifié dans des circonstances qui attestaient que cet homicide était intervenu
avec la complicité des forces de l’ordre et qu’aucune enquête adéquate sur ce décès
n’avait été effectuée.
(41) Notamment des syndicats par exemple : voy. l’intervention de la Conférence
des syndicats danois dans Cour eur. dr. h., Sørensen c. Danemark et Rasmussen c.
Danemark, 11 janvier 2006. Les requérants alléguaient que l’existence d’accords de
monopole syndical dans leurs branches professionnelles respectives, au Danemark,
avait emporté violation de leur droit à la liberté d’association en vertu de l’article 11
de la Convention.
(42) Voy. par exemple, l’intervention de Mme Géraldine Van Bueren, directrice du
programme sur les droits internationaux de l’enfant (université de Londres) dans
Cour eur. dr. h., Z. c. Royaume-Uni, 10 mai 2001. Les requérants alléguaient que
l’autorité locale n’avait pas pris les mesures adéquates pour les protéger de la négli→
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653
17. On distingue en pratique deux types d’intervenants qui agissent comme «personne intéressée». Cette distinction repose essentiellement sur la stratégie des acteurs et oppose d’une part, les amici
curiae au sens strict, qui visent à éclairer la Cour en lui offrant des
études sur des points factuels ou juridiques, notamment de droit
comparé, et, d’autre part, les personnes qui ont un intérêt direct et
personnel en cause qui dépend de l’issue du procès interne.
18. Tout d’abord, certaines «personnes intéressées» agissent comme
des amici curiae au sens strict, ayant pour but d’éclairer la Cour européenne sur certains points de droit ou sur des éléments de fait. Ces personnes ne sont pas neutres par rapport à l’objet du litige, mais leur
intervention s’inscrit au-delà du litige particulier à l’occasion duquel
elles interviennent. En principe, ce type d’intervention est effectué par
des groupes d’intérêts qui entendent influencer la jurisprudence strasbourgeoise afin qu’elle profite aux intérêts qu’ils défendent. Parmi ces
groupes, les organisations non gouvernementales jouent un rôle central.
Ces dernières vont éclairer le juge sur certains points factuels ou juridiques particulièrement sensibles au cœur du litige de l’espèce. Elles parviennent par ce biais, comme nous le verrons, à influencer dans certains
cas la jurisprudence de la Cour européenne. D’autres groupes d’intérêts
sont susceptibles d’intervenir dans les procédures de Strasbourg. Ainsi,
la Voluntary Euthanasia Society et la Conférence des évêques catholiques
d’Angleterre et du Royaume-Uni sont intervenues dans l’affaire Pretty c.
Royaume-Uni sur l’euthanasie (44). Dans ce cas en particulier, notons
←
gence et des abus graves dont on savait qu’ils étaient victimes du fait des mauvais
traitements que leur infligeaient leurs parents; ils prétendaient également ne pas
avoir eu accès à un tribunal ou disposé d’un recours effectif à cet égard. Ils invoquaient les articles 3, 6, 8 et 13 de la Convention.
(43) Cour eur. dr. h., Blecic c. Croatie, 8 mars 2006, par. 1, a. La requérante soutenait notamment que la résiliation d’un bail spécialement protégé dont elle était
titulaire avait emporté violation de ses droits au respect de son domicile et au respect de ses biens. Elle invoquait l’article 8 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1. Le gouvernement croate soulevait une exception préliminaire ratione temporis qui a été retenue par la Cour. L’Organisation pour la sécurité et la coopération
en Europe («OSCE») avait été autorisée à intervenir dans la procédure écrite devant
la chambre. Autre exemple intéressant, celui de l’intervention de la Commission
européenne dans l’affaire Cour eur. dr. h., Bosphorus Hava Yollar Turizm ve Ticaret
Anonim Irketi c. Irlande, 30 juin 2005.
(44) Cour eur. dr. h., Pretty c. Royaume-Uni, 29 avril 2002, par. 5. La requérante
qui était paralysée et souffrait d’une maladie dégénérative incurable, alléguait dans
sa requête que le refus par le Director of Public Prosecutions d’accorder une immunité
de poursuites à son mari s’il l’aidait à se suicider et la prohibition de l’aide au suicide
édictée par le droit britannique enfreignaient à son égard les droits garantis par les
articles 2, 3, 8, 9 et 14 de la Convention.
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que la Cour a veillé à autoriser deux intervenants soutenant des thèses
opposées, assurant ainsi un certain équilibre (45). On retrouve une configuration similaire, équilibrée, dans l’affaire Hatton c. Royaume-Uni,
dans laquelle Friends of the Earth et British Airways avaient été autorisées à intervenir (46). Par contre, dans l’affaire Vo c. France, on ne
retrouve pas cet équilibre entre les intervenants (47).
19. La deuxième catégorie de « personnes intéressées » se compose
essentiellement de personnes qui étaient des parties opposées au
requérant au niveau national. C’est un phénomène intéressant car
les parties au procès interne se retrouvent face à face dans le procès international, l’une endossant le rôle de requérant, tandis que
l’autre se contente de celui d’intervenant (48). Ce type d’interven(45) Cour eur. dr. h., Pretty c. Royaume-Uni, 29 avril 2002, par. 25 à 31. La Voluntary Euthanasia Society soutenait que, d’une manière générale, les individus doivent
avoir la possibilité de mourir dans la dignité et qu’un régime juridique inflexible
ayant pour effet de forcer un individu auquel une maladie en phase terminale cause
des souffrances intolérables à mourir au terme d’une agonie longue et douloureuse,
contrairement aux souhaits exprimés par lui, viole l’article 3 de la Convention. Elle
affirmait en outre que, comparé à ceux en vigueur dans les autres pays, le régime
applicable en Angleterre, au pays de Galles et en Irlande, qui prohibent de manière
absolue le décès assisté, est le plus restrictif et inflexible d’Europe. Tandis que la
Conférence des Evêques Catholiques affirmait avec force que le suicide et l’euthanasie
se situent en dehors de la sphère des options moralement acceptables pour traiter la
souffrance et la mort des êtres humains.
(46) Cour eur. dr. h., Hatton et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 2003. Les requérants affirmaient que la politique du gouvernement en matière de vols de nuit à
l’aéroport de Heathrow emportait violation de leurs droits garantis par l’article 8 de
la Convention. Ils se plaignaient en outre de ce que, contrairement aux exigences de
l’article 13 de la Convention, ils n’avaient pas disposé d’un recours interne effectif
pour faire valoir ce grief. Selon British Airways, une interdiction ou une diminution
des vols de nuit causerait un tort majeur et disproportionné à son activité et réduirait le choix des consommateurs. La perte de vols de nuit serait hautement préjudiciable à l’économie britannique (par. 115). Selon Friends of earth, les décideurs doivent établir au moyen de recherches préalables adéquates et exhaustives les facteurs
à prendre en compte pour ménager un juste équilibre entre les droits de l’individu
et les intérêts économiques de l’Etat (par. 94).
(47) Cour eur. dr. h., Vo c. France, 8 juillet 2004, par. 6. La requérante alléguait
en particulier la violation de l’article 2 de la Convention au motif que l’incrimination
d’homicide involontaire n’avait pas été retenue à l’encontre du médecin responsable
de la mort de son enfant in utero.
(48) Signalons que dans l’affaire Cour eur. dr. h., Py c. France, 11 janvier 2005, les
tiers intervenants étaient les auteurs malheureux d’une communication portée devant
le Comité des droits de l’homme des Nations Unies dénonçant la même situation litigieuse. Le requérant alléguait que les restrictions mises pour pouvoir participer aux élections du Congrès et des assemblées de province en Nouvelle-Calédonie violaient le droit
à des élections libres garanti par l’article 3 du Protocole No 1 et instauraient une discrimination fondée sur l’origine nationale, en violation de l’article 14 de la Convention.
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655
tion remet indirectement en cause le principe selon lequel la Cour
européenne n’est pas une quatrième instance. Toutefois, il faut
concéder que ces parties au procès interne, sont effectivement très
concernées par l’arrêt de la Cour européenne et il peut être soutenu qu’il est légitime de les autoriser à y intervenir. Stratégiquement, l’intérêt de ces personnes se limite essentiellement à l’issue
de l’affaire particulière dans laquelle elles interviennent. Leur
intérêt est personnel (49). Par exemple, dans les affaires T. c.
Royaume-Uni et V. c. Royaume-Uni, les parents de la victime du
meurtre perpétré par les requérants ont été autorisés à présenter
leurs observations écrites, à assister à l’audience et à présenter des
observations orales devant la Cour (50). Dans l’affaire Perna c.
Italie, le magistrat, victime de la diffamation par voie de presse
pour laquelle le requérant avait été condamné, a été autorisé à
intervenir dans la procédure (51). Il est intéressant de noter que,
dans cette affaire, le tiers intervenant tente de démontrer des éléments factuels. Enfin, citons également l’exemple de l’affaire sur
la publication des photos de la Princesse Caroline de Monaco
publiées par un magazine allemand, dans laquelle l’Association des
éditeurs de magazines allemands et l’éditeur ont été autorisés à
intervenir en transmettant à la Cour leurs observations écrites (52).
(49) Cour eur. dr. h., Pini et Bertani et Manera et Atripaldi c. Roumanie, 22 juin
2004. Dans l’affaire Pini et Bertani et Manera et Atripaldi c. Roumanie aussi, les
parties au procès interne se retrouvent réunies dans la procédure strasbourgeoise.
Dans cette affaire, les requérants alléguaient notamment, au titre de l’article 8 de
la Convention, une atteinte à leur droit au respect de leur vie familiale, en raison
de la non-exécution des décisions du tribunal départemental de Braov relative à
l’adoption de deux mineures roumaines, qui les aurait privés de tout contact avec
leurs enfants. Ils se plaignaient en outre de ce que les autorités roumaines refusaient de permettre à leurs filles adoptives respectives de quitter la Roumanie, en
violation de l’article 2, paragraphe 2 du Protocole no 4 à la Convention. L’orphelinat, ainsi que l’avocat des deux mineures concernées ont participé à la procédure
en tant que tiers intervenants.
(50) Cour eur. dr. h., T. c. Royaume-Uni, 16 décembre 1999; V. c. Royaume-Uni,
16 décembre 1999, par. 4. Pour rappel, les requérants, alors âgés de 10 ans, avaient
enlevé un enfant de deux ans dans l’enceinte d’un centre commercial l’avaient battu
à mort avant de l’abandonné sur une voie ferrée. Ils alléguaient devant la Cour que
la procédure pénale ayant aboutit à leur condamnation contrevenait à la Convention
européenne, notamment en raison de leur jeune âge.
(51) Cour eur. dr. h., Perna c. Italie, 6 mai 2003, par. 28.
(52) Cour eur. dr. h., von Hannover c. Allemagne, 24 juin 2004, par. 6.
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II. – Le rôle d’influence des amici
dans la jurisprudence de la Cour européenne
20. Nous avons souligné que certaines «personnes intéressées»
agissent comme des amici curiae au sens strict, ayant pour but
d’éclairer la Cour européenne sur certains points de droit ou sur des
éléments de fait. En principe, ce type d’intervention est effectué par
des groupes d’intérêts qui entendent influencer la jurisprudence
strasbourgeoise afin qu’elle profite aux intérêts qu’ils défendent.
Parmi ces groupes, les organisations non gouvernementales jouent
un rôle central. Elles parviennent par ce biais à influencer la jurisprudence de la Cour européenne. Citons à titre d’exemples quelques
affaires ayant été marquées par les interventions d’Interights et de
Human Rights Watch sur la discrimination indirecte (53), du Prison
Reform Trust et du Centre AIRE sur le droit de vote des détenus (54), de l’association Article 19 sur la problématique de la censure préalable (55), des associations International Lesbian and Gay
(53) Cour eur. dr. h., D.H. et autres c. République tchèque, 7 février 2006, par. 43.
Les requérants, des Roms, alléguaient en particulier avoir subi une discrimination
dans la jouissance de leur droit à l’instruction en raison de leur race, leur couleur,
leur appartenance à une minorité nationale et leur origine ethnique. Les observations
des tiers intervenants, à savoir les organisations non-gouvernementales Human
Rights Watch et Interights, portent sur la notion de «discrimination indirecte», qui
englobe les cas où un effet discriminatoire ou disproportionné provient de dispositions légales racialement neutres ou bien d’une politique ou mesure générale, ainsi
que sur le problème de la charge de la preuve dans ces situations. Ils soulignent
l’importance à accorder à des statistiques crédibles, qui constituent un commencement de preuve fourni par les demandeurs, lequel devrait avoir pour conséquence le
transfert de la charge de la preuve au défendeur. Dans ce contexte, les tiers intervenants se réfèrent, entre autres, aux directives antidiscriminatoires adoptées par les
Communautés européennes et aux exemples de pratique judiciaire dans divers Etats,
et invitent la Cour à établir un cadre juridique pour l’interdiction de la discrimination indirecte au sein du Conseil de l’Europe.
(54) Cour eur. dr. h., Hirst c. Royaume-Uni (n° 2), 6 octobre 2005. Le requérant
se plaignait d’avoir été frappé, en sa qualité de détenu condamné purgeant sa peine,
d’une privation totale du droit de vote. Il invoquait l’article 3 du Protocole no 1 à
la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 14, ainsi que l’article 10 de la
Convention.
(55) Cour eur. dr. h., Observer et Guardian c. Royaume-Uni, 26 novembre 1991,
par. 6 et 60 (censure préalable d’articles de presse autour d’un ouvrage controversé
sur les services secrets britanniques, Spycatcher). L’intervention de l’association Article 19 se fondait sur l’article 37, par. 2 du règlement de la Cour. La Cour prend
dûment en compte l’observation de l’ONG et la cite expressément dans son arrêt :
«Les observations formulées en l’espèce par ‘Article 19’ (paragraphe 6 ci-dessus) amènent la Cour à préciser, afin d’éviter toute ambiguïté, que l’article 10 de la Convention n’interdit pas en elle-même toute restriction préalable à la publication. En
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Association, Liberty et Stonewall sur la discrimination fondée sur
l’orientation sexuelle (56), du Centre européen pour le droit des Roms
sur la discrimination à l’encontre des Roms (57).
←
témoignent les termes ‘conditions’, ‘restrictions’, ‘empêcher’ et ‘prévention’ qui y
figurent, mais aussi les arrêts Sunday Times du 26 avril 1979 et markt intern Verlag
GmbH et Klaus Beermann du 20 novembre 1989. De telles restrictions présentent
pourtant de si grands dangers qu’elles appellent de la part de la Cour l’examen le
plus scrupuleux. Il en va spécialement ainsi dans le cas de la presse : l’information
est un bien périssable et en retarder la publication, même pour une brève période,
risque fort de la priver de toute valeur et de tout intérêt».
(56) Cour eur. dr. h., Karner c. Autriche, 24 juillet 2003, par. 8 et 36 : «L’ILGAEurope, Liberty et Stonewall expliquent en leur qualité de tiers intervenants qu’une
justification solide est exigée lorsqu’une discrimination est motivée par le sexe ou
l’orientation sexuelle. Ils soulignent qu’un nombre croissant de juridictions nationales,
en Europe et dans d’autres sociétés démocratiques, exigent que les partenaires non
mariés de sexe différent et les partenaires non mariés du même sexe soient traités de
façon identique». Le requérant alléguait en particulier que la décision par laquelle la
Cour suprême avait refusé de lui reconnaître le droit à la transmission d’un bail après
le décès de son compagnon constituait une discrimination fondée sur son orientation
sexuelle, en violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.
(57) Cour eur. dr. h., Natchova et autres c. Bulgarie, 26 février 2004, par. 152 à 154.
Les requérants alléguaient que leurs parents proches respectifs, M. Kuntcho Angelov
et M. Kiril Petkov, tués par balles par un membre de la police militaire qui tentait
de les arrêter, s’étaient vu infliger la mort en violation de l’article 2 de la Convention, qu’aucune enquête effective n’avait été menée sur les événements, au mépris de
cette disposition et de l’article 13 de la Convention, et que l’Etat défendeur avait
manqué à son obligation de protéger par la loi le droit à la vie. Ils soutenaient en
outre que les événements dénoncés résultaient d’attitudes discriminatoires à l’égard
des personnes d’origine rom, en violation de l’article 14 de la Convention. Le Centre
européen pour les droits des Roms plaidait pour que «lorsqu’il est allégué que la race
ou l’origine ethnique d’une personne a joué un rôle dans une violation de la Convention et que cette allégation est corroborée par des ‘preuves convaincantes’ – un critère considéré par certains comme exigeant une probabilité de fait de 75 % – la Cour
doit imposer à l’Etat défendeur l’obligation de conduire une enquête propre à prouver ou à réfuter le grief de discrimination. Un manquement de l’Etat à cet égard
viendrait étayer une conclusion de violation de l’article 14».
Voy. également l’intervention moins chanceuse du Centre dans Cour eur. dr. h.,
Chapman c. Royaume-Uni, 18 janvier 2001, par. 7. La requérante alléguait que les
mesures d’aménagement et d’exécution prises à son encontre du fait qu’elle occupait
son terrain avec ses caravanes emportaient violation de son droit au respect de son
domicile et de sa vie privée et familiale, au mépris de l’article 8 de la Convention.
Selon elle, ces mesures constituaient aussi une ingérence dans son droit au respect
de ses biens contraire à l’article 1 du Protocole no 1 et elle n’avait disposé d’aucun
recours effectif à un tribunal pour contester les décisions prises par les services de
l’aménagement, en violation de l’article 6 de la Convention. Elle se plaignait en outre
d’avoir fait l’objet d’une discrimination fondée sur son statut de Tsigane, ce qu’interdit l’article 14 de la Convention. Voy. la série d’arrêts suivants : Coster c. RoyaumeUni, 18 janvier 2001; Jane Smith c. Royaume-Uni, 18 janvier 2001; Beard c.
Royaume-Uni, 18 janvier 2001; Lee c. Royaume-Uni, 18 janvier 2001.
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21. Au départ de l’analyse de quelques cas contentieux de la Cour
européenne des droits de l’homme, il est possible de dégager quelques tendances relatives au rôle d’influence des amici au sens strict
sur la jurisprudence de la Cour. Cette dernière puise dans les
mémoires des amici les éléments nécessaires à l’affirmation d’un
consensus européen ou international (i), y trouve l’inspiration d’une
solution juridique empruntée à un autre système (ii), ou encore
s’appuie sur les textes des amici pour souligner les intérêts en question dans une affaire particulière (iii).
A. – Pratique des Etats et consensus européen
et/ou international
22. Un des rôles premiers joué par les amici de la Cour consiste
à l’informer de l’existence d’une pratique des Etats favorable à une
protection accrue de l’individu ou encore à démontrer qu’un consensus européen ou international justifient un revirement de jurisprudence. Ce fut le cas par exemple, lors de l’une des premières
interventions d’une organisation non gouvernementale en tant
qu’amicus (ou plutôt en tant qu’observateur) auprès de la Cour
européenne, matérialisée par l’intervention d’Amnesty International
dans l’affaire Soering c. Royaume-Uni jugée en 1989 (58). Jens Soering, ressortissant allemand, était détenu au Royaume-Uni en
attendant son extradition vers les Etats-Unis. Il devait y répondre
des accusations d’un double assassinat commis en Virginie et encourait la peine de mort. Une des questions fondamentales que la Cour
européenne a dû résoudre dans cette affaire portait sur le point de
savoir si le risque d’exposer le requérant au «syndrome du couloir de
la mort» rendrait l’extradition contraire à l’article 3 qui protège
l’intégrité physique. Le requérant ne prétendait pas que la peine de
mort violait en soi l’article 3. Comme les deux gouvernements en
cause – le Royaume-Uni et l’Allemagne –, il reconnaissait avec la
Commission que l’extradition d’une personne vers un Etat où elle
encourait la peine capitale ne posait pas en elle-même de problème
sous l’angle de l’article 2, ni de l’article 3. Or, Amnesty International se démarquait précisément de cette position et affirmait en
revanche que l’évolution des normes en Europe occidentale quant à
l’existence et à l’usage de la peine capitale commandait de considérer désormais celle-ci comme une peine inhumaine et dégradante au
sens de l’article 3 (59). La Cour reprend certains termes d’Amnesty
(58) Cour eur. dr. h., Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, par. 8.
(59) Cour eur. dr. h., Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, par. 101.
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Ludovic Hennebel
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à son compte et fait sienne l’idée «virtuellement commune aux systèmes juridiques d’Europe occidentale, que dans les circonstances
actuelles la peine capitale ne cadre plus avec les normes régionales
de justice». Au terme de son analyse, la Cour conclut que l’article 3
de la Convention ne peut être interprété comme prohibant la peine
de mort mais que les circonstances entourant une sentence capitale
peuvent soulever un problème sur le terrain de cette disposition.
Pour trancher cette question, la Cour doit prendre dûment en considération une série d’éléments de nature à lui permettre d’évaluer
le traitement ou la peine subis par l’intéressé, et notamment la
manière dont la peine est prononcée ou appliquée, la personnalité
du condamné, le résultat du test de proportionnalité entre la peine
et la gravité de l’infraction, ainsi que les conditions de la détention
vécue dans l’attente de l’exécution (60). Appliquant cette méthode
au cas d’espèce, la Cour examine les conditions de détention des
condamnés à la peine capitale pour conclure que le traitement qu’ils
subissent est contraire au prescrit de l’article 3 de la Convention (61). Comme le suggèrent les références explicites de la Cour
aux arguments d’Amnesty International, il peut être soutenu que
l’amicus a directement influencé la jurisprudence strasbourgeoise en
lui démontrant qu’un consensus existait à l’appui de sa thèse.
23. Dans l’affaire Christine Goodwin c. Royaume-Uni, une ressortissante britannique, transsexuelle opérée, passée du sexe masculin
au sexe féminin, se plaignait de la non-reconnaissance juridique de
sa nouvelle identité sexuelle et du statut juridique des transsexuels
au Royaume-Uni. Elle soulignait en particulier la manière dont les
transsexuels étaient traités dans les domaines de l’emploi, de la
sécurité sociale, des pensions et du mariage. La Cour européenne a
autorisé l’association Liberty à intervenir dans la procédure écrite et
à faire part de ses observations sur le droit des transsexuels de se
marier avec une personne du sexe opposé et sur la reconnaissance
juridique de la conversion sexuelle (62). Liberty a mis à jour les
observations écrites concernant la reconnaissance juridique des
transsexuels en droit comparé qu’elle avait soumises auprès de la
Cour dans une précédente affaire Sheffield et Horsham c. RoyaumeUni jugée en 1998. La Cour compare l’étude de 1998 à celle de
2002. Elle constate et note qu’en 1998, Liberty affirmait qu’au
cours de la dernière décennie on avait pu constater, dans les Etats
membres du Conseil de l’Europe, une tendance parfaitement claire
(60) Cour eur. dr. h., Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, par. 104.
(61) Cour eur. dr. h., Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, par. 111.
(62) Cour eur. dr. h., Christine Goodwin c. Royaume-Uni, 11 juillet 2002.
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Rev. trim. dr. h. (71/2007)
vers la pleine reconnaissance juridique des changements de sexe.
Elle notait en particulier que des trente-sept pays étudiés, quatre
seulement (parmi lesquels le Royaume-Uni) n’autorisaient pas la
modification de l’acte de naissance d’une manière ou d’une autre
afin qu’il reflète le nouveau sexe de la personne concernée. Dans les
pays où la conversion sexuelle était légale et prise en charge par la
sécurité sociale, seuls le Royaume-Uni et l’Irlande ne reconnaissaient pas pleinement sur le plan juridique la nouvelle identité
sexuelle (63). Dans l’étude mise à jour qu’elle a présentée le 17 janvier 2002, Liberty relève que, si le nombre d’Etats européens reconnaissant pleinement la conversion sexuelle sur le plan juridique n’a
statistiquement pas augmenté, des informations provenant de pays
extra-européens indiquent une évolution vers la pleine reconnaissance juridique (64). A titre d’exemple, Liberty souligne que Singapour a consacré législativement la conversion sexuelle, et qu’il
existe une tendance analogue au Canada, en Afrique du Sud, en
Israël, en Australie, en Nouvelle-Zélande et dans tous les Etats des
Etats-Unis d’Amérique sauf deux. Liberty mentionne en particulier
deux cas non-européens dans lesquels la nouvelle identité sexuelle
de transsexuels a été reconnue en Nouvelle-Zélande et en Australie
respectivement, aux fins de validation de leur mariage (65). Quant
au droit pour les transsexuels opérés d’épouser une personne du
sexe opposé à leur nouveau sexe, l’étude de Liberty indique que 54
% des Etats contractants autorisent un tel mariage (l’Autriche, la
Belgique, le Danemark, l’Estonie, la Finlande, la France, l’Allemagne, la Grèce, l’Islande, l’Italie, la Lettonie, le Luxembourg, les
Pays-Bas, la Norvège, la Slovaquie, l’Espagne, la Suède, la Suisse,
la Turquie et l’Ukraine), contre 14 % qui ne le permettent pas
(l’Irlande et le Royaume-Uni n’autorisent pas le mariage, et il
n’existe aucune législation en Moldavie, Pologne, Roumanie et Russie). La situation juridique dans les 32 % d’Etats restants n’est pas
claire (66). La Cour européenne se montre sensible aux arguments
de Liberty et utilise ces informations. S’appuyant sur ces données,
la Cour décide d’attacher moins d’importance à l’absence d’éléments
indiquant un consensus européen relativement à la manière de
résoudre les problèmes juridiques et pratiques qu’à l’existence d’éléments clairs et incontestés montrant une tendance internationale
continue non seulement vers une acceptation sociale accrue des
(63) Cour
(64) Cour
(65) Cour
(66) Cour
eur.
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Christine
Christine
Christine
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Goodwin
Goodwin
Goodwin
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c.
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Royaume-Uni,
Royaume-Uni,
Royaume-Uni,
Royaume-Uni,
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11
11
11
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juillet
juillet
juillet
juillet
2002,
2002,
2002,
2002,
par.
par.
par.
par.
55.
56.
56.
57.
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transsexuels mais aussi vers la reconnaissance juridique de la nouvelle identité sexuelle des transsexuels opérés (67). En conclusion, la
Cour juge que l’Etat ne peut plus invoquer sa marge d’appréciation
en la matière, sauf pour ce qui est des moyens à mettre en œuvre
afin d’assurer la reconnaissance du droit protégé par la Convention (68). Le mémoire de l’amicus est utilisé ici par la Cour non seulement comme référence aux données factuelles, mais également, et
surtout, afin d’y puiser les éléments nécessaires à l’affirmation d’un
consensus. Doutant d’un consensus européen, la Cour s’appuie sur
un prétendu consensus international, ou plutôt sur une tendance
internationale. Ici encore, la Cour puise ses arguments relatifs à la
pratique des Etats et au consensus international dans les mémoires
déposés par l’amicus.
B. – Solution juridique
24. Une deuxième tendance marquant l’influence des amici intervenant auprès de la Cour européenne peut être constatée. Elle consiste pour la Cour a puiser dans les informations qui lui sont livrées
par l’amicus une solution juridique ou une évolution jurisprudentielle développées par un autre juge. Par exemple, dans l’affaire
Aydin c. Turquie, la requérante et des membres de sa famille, soupçonnés de collaborer avec des membres du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), avaient été arrêtés, placés en garde à vue
et interrogés par des gendarmes. Durant sa détention, la requérante
«eu les yeux bandés, a été frappée, dévêtue, placée à l’intérieur d’un
pneu et arrosée de violents jets d’eau, et violée». En outre, la Commission européenne indiquait dans son rapport qu’«il paraît vraisemblable que la requérante a été soumise à de tels traitements
parce qu’elle-même ou des membres de sa famille étaient soupçonnés de collaborer avec des membres du PKK, l’objectif étant
d’obtenir des informations et/ou de dissuader sa famille et d’autres
villageois de s’impliquer dans des activités terroristes» (69). Dans
cette affaire, le président de la chambre a autorisé Amnesty International à soumettre des observations écrites sur certains aspects
précis de l’affaire (70). Plus précisément, Amnesty International
indiquait que le viol d’une détenue par un agent de l’Etat en vue
notamment de lui extorquer des renseignements ou des aveux, ou
(67) Cour
(68) Cour
(69) Cour
(70) Cour
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dr.
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h.,
h.,
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Christine
Christine
Aydin c.
Aydin c.
Goodwin
Goodwin
Turquie,
Turquie,
c. Royaume-Uni, 11 juillet 2002, par. 85.
c. Royaume-Uni, 11 juillet 2002, par. 93.
25 septembre 1997, par. 40.
25 septembre 1997, par. 6.
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Rev. trim. dr. h. (71/2007)
bien l’humiliation, la punition ou l’intimidation de la victime sont
considérés comme des actes de torture dans les interprétations contemporaines des normes en matière de droits de l’homme. Pour
appuyer ses dires, Amnesty International renvoyait à cet égard à la
décision de la Commission interaméricaine des droits de l’homme
rendue le 1er mars 1996 dans l’affaire Fernando y Raquel de Mejia
c. Pérou – qui concerne l’exécution par des militaires d’un avocat
militant soupçonné de terrorisme et le viol de son épouse – dans
laquelle la Commission constate la violation de l’article 5 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme en se fondant sur
le viol de Raquel de Mejia par un soldat en charge de son interrogatoire. En outre, Amnesty se réfère aux comptes rendus du rapporteur spécial des Nations unies sur la torture et au fait que le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a approuvé des
actes d’accusation pour torture fondés sur des allégations de viol de
femmes détenues. Amnesty International attire également l’attention de la Cour sur les normes juridiques appliquées sur le plan
international aux allégations de viol émanant de détenus, notamment sur les articles 11 et 12 de la Convention des Nations unies
contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains
ou dégradants, adoptée en 1984. Les «thèses d’Amnesty
International» sont exposées dans l’arrêt par la Cour sous un titre
«textes internationaux» reproduisant en outre la Convention des
Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants et les déclarations publiques adoptées par le Comité européen pour la prévention de la torture et des
peines ou traitements inhumains ou dégradants (71). La Cour européenne conclut à la violation de l’article 3 et qualifie l’ensemble des
traitements subis par la requérante d’actes de torture. Sur le viol en
particulier, la Cour souligne que le viol d’un détenu par un agent de
l’Etat doit être considéré comme une forme particulièrement grave
et odieuse de mauvais traitement, compte tenu de la facilité avec
laquelle l’agresseur peut abuser de la vulnérabilité de sa victime et
de sa fragilité. En outre, elle ajoute que le viol laisse chez la victime
des blessures psychologiques profondes qui ne s’effacent pas aussi
rapidement que pour d’autres formes de violence physique et mentale (72). Cette affaire met en avant la référence par un amicus à la
protection la plus favorable offerte par d’autres systèmes de protection concernant un type de violation en particulier. La Cour
(71) Cour eur. dr. h., Aydin c. Turquie, 25 septembre 1997, par. 48 à 51
(72) Cour eur. dr. h., Aydin c. Turquie, 25 septembre 1997, par. 83.
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s’appuie directement sur les thèses de l’amicus pour construire son
arrêt ou justifier sa position.
25. Cette tendance marquant l’emprunt de solutions juridiques
développées par d’autres juges et portées à la connaissance de la
Cour par les soins d’amici, peut également être notée dans les affaires de disparitions forcées. Déjà, dans une affaire de disparition forcée Kurt c. Turquie, jugée en 1998, Amnesty International avait
communiqué ses observations en plaidant pour que la Cour européenne retienne la solution juridique interaméricaine applicable aux
disparitions forcées en acceptant d’en déduire des violations multiples et continues. La Cour rejette l’application du régime juridique
interaméricain sur les disparitions car elle juge avoir le devoir
d’examiner de près s’il existe bien des preuves concrètes lui permettant de conclure au-delà de tout doute raisonnable qu’en l’espèce le
fils de l’intéressée avait été tué par les autorités, ce qui aurait nécessité la production de preuves matérielles d’un coup mortel. Elle
applique le même raisonnement pour conclure qu’il n’a pas été
démontré qu’il a été victime de mauvais traitements (73). La Cour
se montre un peu plus réceptive dans l’affaire Timurtas c. Turquie,
dans laquelle le fils du requérant, soupçonné d’être membre du
PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), avait été arrêté par des
gendarmes, puis placé en garde à vue, et transféré vers un centre
d’interrogatoires avant de disparaître. Le Centre pour la justice et le
droit international (CEJIL), une des organisations non gouvernementales les plus actives dans le système interaméricain de protection des droits de l’homme, a offert à la Cour une analyse de la
jurisprudence de la Commission et de la Cour interaméricaines des
droits de l’homme sur les disparitions forcées, notamment sous
l’angle du droit à la vie. La Cour européenne reprend certains passages du mémoire de CEJIL dans son arrêt. L’organisation non
gouvernementale y explique que la Cour interaméricaine accepte de
présumer le décès des personnes disparues. L’information apportée
par l’organisation est ici très technique et vise à éclairer la Cour
européenne sur les solutions juridiques qui s’offrent à elle pour lutter contre les disparations forcées – et les problèmes de preuves
matérielles qui les accompagnent (74). La Cour européenne se laisse
convaincre par la solution proposée et la transcrit – bien que timidement et de manière très libre – dans sa jurisprudence. Elle présume le décès en se fondant sur la durée de la séparation (six ans
(73) Cour eur. dr. h., Kurt v. Turquie, 25 mai 1998, par. 63 et s.
(74) Cour eur. dr. h., Timurtas c. Turquie, 13 juin 2000, par. 79.
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et demi), les circonstances particulières de l’espèce, le contexte politique de la région à l’époque de la disparition, etc. Toutefois, notons
que la Cour européenne ne transpose pas la technique juridique,
bien plus sophistiquée et plus systémique, de la Cour interaméricaine en la matière, mais elle s’en inspire (75). Ce cas illustre néanmoins l’usage par la Cour d’une technique juridique mise au point
par un autre juge grâce, en partie du moins, à l’information communiquée par un amicus.
C. – Enoncé idéologique
26. Enfin, une troisième tendance peut être notée : la Cour
s’appuie sur les informations communiquées par l’amicus pour
reprendre dans son arrêt les termes d’un débat idéologique ou éthique. La référence au mémoire de l’amicus permet donc de faire état
de convictions idéologiques à l’égard de questions éthiques et
d’énoncer les grands principes à l’appui de la défense de certains
intérêts. Le cas le plus illustratif de cette tendance est celui de
l’affaire Vo c. France. En l’espèce, la requérante, Madame Vo, d’origine vietnamienne, se présente à l’hôpital de Lyon pour y subir la
visite médicale du sixième mois de sa grossesse. Le même jour, une
autre femme, nommée Mme Thi Thanh Van Vo, a également rendez-vous dans ce même hôpital pour se faire enlever un stérilet. Le
médecin en charge de cette intervention appelle «Madame Vo» dans
la salle d’attente et la requérante y répond. Il constate que cette
dernière ne parle pas bien le français. Croyant avoir affaire à Mme
Thi Thanh Van Vo, il entreprit d’ôter le stérilet sans aucun examen
préalable de la patiente. En cours d’opération, le médecin perça la
poche des eaux, entraînant ainsi une importante perte du liquide
amniotique. A la suite de cette erreur, la requérante devra subir une
interruption thérapeutique de grossesse. La requérante alléguait
devant la Cour européenne en particulier la violation de l’article 2
de la Convention au motif que l’incrimination d’homicide involontaire n’avait pas été retenue à l’encontre du médecin responsable de
la mort de son enfant in utero. Dans cette affaire, deux associations
sont intervenues.
27. Tout d’abord, le Center for Reproductive Rights soutenait que
l’affirmation selon laquelle le fœtus est une personne irait à l’encontre de la jurisprudence des organes de la Convention, de celle des
législations des Etats membres du Conseil de l’Europe, des normes
(75) Cour eur. dr. h., Timurtas c. Turquie, 13 juin 2000.
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665
internationales et de la jurisprudence des tribunaux du monde
entier (76). La Cour synthétise les arguments du Centre. Ce dernier
souligne que l’octroi au fœtus des mêmes droits qu’aux personnes
serait de nature à remettre en cause le droit à l’avortement dans
tous les Etats membres du Conseil de l’Europe. Les législations
européennes, pas plus que leur interprétation par les juridictions
nationales, ne font du fœtus une personne. En outre, il précise que
les juridictions nationales ont par ailleurs abordé la question du statut juridique de la personne dans le cadre de l’avortement. Après
avoir établi un inventaire des pratiques et de l’état législatif européen, le Centre examine les normes internationales et régionales.
Enfin, le Centre se tourne vers les pratiques des Etats non européens, et note que les Cours suprêmes du Canada et des Etats-Unis
ont refusé de traiter les fœtus à naître comme des sujets de
droits (77). De même, en Afrique du Sud, se prononçant sur une
demande contestant la constitutionnalité de la loi récemment adoptée sur l’interruption volontaire de grossesse, qui autorisait l’avortement, sans restriction pendant le premier trimestre et pour de larges motifs aux stades ultérieurs de la grossesse, la High Court sudafricaine a considéré que le fœtus n’avait pas de personnalité juridique (affaire Christian Lawyers Association of South Africa and
Others v. Minister of Health and Others, 1998). S’ajoute au consensus européen et international, l’argument selon lequel la reconnaissance de droits au fœtus porte notamment atteinte aux droits fondamentaux de la femme à la vie privée (78). En plus de ce respect,
c’est la préservation de la vie et de la santé d’une femme enceinte
qui prévaut (79). Enfin, de l’avis du Centre, le fait de ne pas recon(76) Cour eur. dr. h., Vo c. France, 8 juillet 2004, par. 60 à 66.
(77) Affaires Winnipeg Child Family Services v. G. (1997) et Roe v. Wade (1973).
Le Centre précise que la Cour Suprême a réitéré cette jurisprudence, dans une affaire
en l’an 2000 (Stenberg v. Carhart), dans laquelle elle a déclaré inconstitutionnelle une
loi d’un Etat fédéré qui interdisait certaines méthodes d’avortement et ne prévoyait
aucune protection pour la santé des femmes.
(78) Selon le Centre, dans l’affaire Brüggemann et Scheuten c. Allemagne (no 6959/
75, rapport de la Commission du 12 juillet 1977, D.R. 10, p. 123), la Commission
aurait implicitement admis qu’une interdiction absolue de l’avortement représente
une atteinte prohibée au droit à la vie privée sur le terrain de l’article 8 de la Convention. Par la suite, tout en rejetant l’idée que l’article 2 protège le droit à la vie
des fœtus, les organes de la Convention auraient en outre reconnu que le droit au
respect de la vie privée garanti à la femme enceinte, en tant que personne essentiellement concernée par la grossesse, sa poursuite ou son interruption, primait sur les
droits du père.
(79) Selon le Centre, en considérant que des restrictions aux échanges d’informations sur l’avortement créaient un risque pour la santé des femmes dont les gros→
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naître le fœtus comme une personne au regard de l’article 2 n’empêche pas de trouver un recours pour les dommages tels que celui qui
a donné lieu à la présente affaire. La perte d’un fœtus désiré est un
préjudice subi par la future mère. En conséquence, les droits qui
peuvent être défendus dans cette affaire sont ceux de la requérante
et non ceux du fœtus qu’elle a perdu. Il relève du pouvoir législatif
de chacun des Etats membres du Conseil de l’Europe de réprimer
au regard tant du droit civil que du droit pénal les infractions commises par des individus qui causent un dommage à une femme en
provoquant la fin d’une grossesse désirée. Les arguments de ce premier tiers intervenant étaient complétés par ceux de l’Association
pour le planning familial (Family Planning Association –
FPA) (80). Cette dernière affirmait en substance que le droit à la
vie consacré par l’article 2 de la Convention ne devait pas s’interpréter comme concernant aussi l’enfant à naître. Cela ferait tomber
dans l’illégalité la majorité des méthodes de contraception actuellement utilisées dans toute l’Europe du fait qu’elles agissent ou peuvent agir après la conception pour empêcher la nidation. Cela aurait
donc des conséquences désastreuses tant sur les choix et la vie de
chacun que sur la politique sociale (81).
28. En l’espèce, la Cour européenne conclut qu’il n’y a pas eu
violation de l’article 2. Elle affirme être convaincue qu’il n’est ni
souhaitable ni même possible actuellement de répondre dans l’abstrait à la question de savoir si l’enfant à naître est une « personne »
au sens de l’article 2 de la Convention et préfère se demander si
la protection juridique offerte par la France à la requérante, par
rapport à la perte de l’enfant à naître qu’elle portait, satisfaisait
aux exigences procédurales inhérentes à l’article 2 de la Convention (82). Dans cet arrêt, la Cour européenne accorde une place
tout à fait substantielle aux arguments de amici. Pourtant elle ne
←
ses ses menaçaient la vie, la Cour a conclu que l’injonction était «disproportionnée
aux objectifs poursuivis» et que, dès lors, l’intérêt présenté par la santé d’une femme
dépassait l’intérêt moral déclaré d’un Etat à protéger les droits du fœtus (Open Door
et Dublin Well Woman c. Irlande, arrêt du 29 octobre 1992).
(80) Cour eur. dr. h., Vo c. France, 8 juillet 2004, par. 67 à 73.
(81) La FPA indique en outre que la High Court anglaise a récemment admis que
telle serait la conséquence indésirable qui se produirait si elle souscrivait à l’argument de la Society for the Protection of Unborn Children selon lequel les contraceptifs
hormonaux d’urgence sont des abortifs au motif que la grossesse commence à la
conception : voir Society for the Protection of Unborn Children v. Secretary of State
for Health, High Court, Administrative Court (England and Wales) 2002, p. 610.
(82) Cour eur. dr. h., Vo c. France, 8 juillet 2004, par. 85.
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Ludovic Hennebel
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tranche pas le débat qui anime les deux amici. En incluant dans
son arrêt de longs passages des mémoires des amici, la Cour européenne ne vise-t-elle pas à aborder indirectement certains aspects
de ce débat ? Il est à tout le moins certain qu’elle s’appuie explicitement sur les arguments des amici pour évoquer largement la
question.
III. – Conclusions
29. Au terme de cette étude, il convient tout d’abord de constater que la tierce intervention est en phase de développement
devant la Cour européenne des droits de l’homme. En attestent
la réforme introduite par le Protocole 14 octroyant un droit
d’intervention au Commissaire aux droits de l’homme du Conseil
de l’Europe, le recours de plus en plus fréquent au droit d’intervention des Etats lorsque le requérant est leur ressortissant,
ainsi que l’usage croissant de cette technique de lobbying judiciaire par les groupes d’intérêts ou les parties au procès interne.
Plus encore, il est désormais possible de constater l’influence des
mémoires d’amici sensu stricto sur la jurisprudence de la Cour.
Les intervenants plaident pour une protection plus généreuse en
s’appuyant sur l’existence de pratiques internationales, de consensus européen ou international ou encore sur l’usage par le
juge strasbourgeois d’une technique juridique plus protectrice
développée par un juge extérieur. L’influence de la Cour par les
débats d’idées sur des questions éthiques peut également être
constatée lorsqu’elle intègre dans son arrêt des arguments développés par les amici. Enfin, notons que, grâce aux interventions
des amis de la Cour, le juge bénéficie d’études comparatives,
scientifiques, faisant état de l’état du droit en Europe et dans le
monde. Certes, la question de l’effet des interventions est difficile à évaluer étant donné qu’elle nécessite de peser l’impact des
arguments des intervenants sur le raisonnement de la Cour. On
retiendra que les observations écrites sont effectivement, à tout
le moins, susceptibles d’influencer substantiellement la jurisprudence strasbourgeoise, sans pouvoir conclure à ce stade que cette
influence est automatique. On voit par exemple que la Cour
européenne est sensible aux arguments de droit international
comparé et que certains tiers intervenants plaident l’harmonisation du droit international des droits de l’homme et la consécration du régime le plus protecteur.
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Rev. trim. dr. h. (71/2007)
Gageons que ces développements encore précoces et ces tendances
marquant l’influence des mémoires sur l’évolution jurisprudentielle
annoncent un recours croissant à ce mécanisme qui témoigne de
l’ouverture du procès international des droits de l’homme tout en
étant de nature à améliorer ou faciliter le travail du juge strasbourgeois.
✩