TOMATES - La Ferme des Pralies

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TOMATES - La Ferme des Pralies
DOSSIER
LA FAUSSE
CŒUR
DE BŒUF
LA VRAIE
CŒUR
DE BŒUF
C’est le célèbre critique gastronomique français Périco Légasse qui
l’affirme: la belle tomate striée et
rainurée vendue dans les commerces et même sur les marchés
sous le nom de cœur de bœuf n’en
est pas. Selon ses statistiques,
confirmées par la Direction
générale de la répression des
fraudes, 90% au moins de cette
variété, qui fait florès depuis que
les industriels de la semence ont
flairé l’engouement des consommateurs, sont des contrefaçons.
Des copies que le client lambda ne
détecte pas forcément mais qui
n’ont d’ancien que le nom. Les
cœurs de bœuf de grande distribution, issues de graines hybrides
manipulées en laboratoire et que
l’on trouve parfois dès la fin avril
sur les étals, sont souvent côtelées en profondeur et moins
charnues que l’originale. Leur
aspect brillant fait penser à une
tomate en plastique. A l’intérieur,
la chair est plus creuse et plus
dure. Contrairement à l’originale,
elle est difficile à peler. Et puis, il y
a le goût bien sûr. Ou plutôt le
non-goût. Car à force de manipulations, les vertus de la véritable
cœur de bœuf finissent par passer
totalement inaperçues.
C’est la tomate des potagers. Il n’y a pas
une cœur de bœuf mais une famille
entière, allant du jaune au rouge en
passant par l’orange et même le blanc et
le noir. A part la Liguria, qui possède
quelques côtes, elles sont toutes lisses.
La plus courante, la cuor di bue, d’origine
italienne, est une grosse tomate en forme
de cœur, plus rose foncé que rouge, un
peu verte aux épaules. Tardive, elle ne
commence à produire dans nos régions
qu’à partir du mois de juillet et jusqu’aux
premières gelées. Sa meilleure période,
pendant laquelle elle se gorge de sucre,
s’étend de la deuxième quinzaine d’août à
fin septembre. Sa culture est délicate et
son rendement modeste et inégal.
Cultivée depuis au moins un siècle mais
tombée dans l’oubli entre 1970 et 2000, sa
chair est fine, souple, parfumée, rare en
graine, son cœur pratiquement dépourvu
de cavités. Une tomate pleine qui coule
peu quand on la coupe, à la saveur
puissante.
TOMATES
AU CŒUR DE L’ARNAQUE
Avec plus de 10 kilos par année
par habitant, la tomate est
le légume le plus consommé
en Suisse et représente un marché
bien plus juteux que les produits
insipides qu’on nous propose
souvent. Heureusement,
des alternatives existent.
Photos SEDRIK NEMETH - Textes CHRISTIAN RAPPAZ
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T
out est parti de la
grogne de consommateurs lassés de se
faire piéger, même en
saison, par des produits
pleins de promesses
non tenues. Leur credo:
«Les tomates ont de moins en
moins de goût et étaient bien
meilleures autrefois.» Un message reçu cinq sur cinq par les
experts en marketing du secteur,
attentifs à la moindre réaction
du marché. Et pour cause,
rien qu’en Suisse, la tomate
génère un chiffre d’affaires
proche de 300 millions de
francs par année, de 1,5 milliard en France. Un business si
lucratif qu’il commence même
à attirer les grandes organisations criminelles selon Nicolas
Giannakopulos, cofondateur et
président de l’Observatoire du
crime organisé, basé à Genève.
«Derrière le commerce des aliments de contrefaçon qui sévit
en Europe de l’Est et jusqu’en
Israël, on trouve les mêmes qui
font dans la drogue et les filles.
Ils interviennent ponctuellement sur une filière de tomates
ou d’agrumes en mobilisant des
capitaux et de la logistique»,
déclarait récemment ce dernier à notre confrère L’Express.
Inquiétant. Mais pas réellement
surprenant. Voici pourquoi.
C’est au début des années
2000 que la tomate est devenue
l’enjeu d’une bataille commerciale acharnée. L’un des filons a
dès lors consisté à remplacer peu
à peu les produits en vrac ayant
perdu tout intérêt gustatif par
des tomates dites à l’ancienne.
La noire de Crimée, la green
zebra, la cornue des Andes, la
rouge d’Irak, la boule d’or, la
babouchka pour n’en citer que
quelques-unes. Sans oublier,
bien sûr, la plus embléma-
tique: la cœur de bœuf, de son
vrai nom cuor di bue, racines
italiennes obligent. Autant de
variétés censées nous réconcilier
avec le bon goût. Une sorte de
retour aux sources lancé par de
petits agriculteurs mais dans
lequel les industriels se sont très
vite engouffrés.
De la science-fiction
Quinze ans plus tard, nous
revoilà à la case départ. Car à
l’instar des variétés traditionnelles, toujours aussi fades,
le créneau des tomates à
l’ancienne a très tôt été perverti
par l’industrie agricole, qui
obéit avant tout à la logique de
la rentabilité. Ainsi, qualifiées
de charnues et goûteuses, ces
anciennes variétés cultivées à
la mode nouvelle sont le plus
souvent farineuses, insipides et
gorgées d’eau. Les saveurs ont
été sacrifiées sur l’autel des rendements et de la conservation,
constatent les experts. Grâce à
l’action des sélectionneurs et
des producteurs de semences, la
culture de ces tomates réputées
fragiles et sensibles aux maladies a pu passer au stade industriel, dans les pays de l’Est, au
Maroc, en Espagne, en Bretagne,
aux Pays-Bas, en Belgique, en
Suisse aussi, avec des rendements cinq à six fois supérieurs
à ceux obtenus en production
artisanale. Des tomates issues
de croisements récents, qui
portent des noms beaucoup
moins romantiques que sur
les étalages des grandes surfaces, mais aussi chez certains
primeurs et, plus grave, à la
devanture des marchés. Arawak
(hybride F1), Fourstar (hybride
F1) et DRK7015 (hybride F1) en
sont quelques exemples créés
par des géants du secteur tels
que Syngenta et Monsanto. Des
tomates le plus souvent élevées
sous perfusion, dans des serres
aseptisées, hors sol, avec de la
laine de roche en guise de terre,
beaucoup d’eau, des engrais et
sous une température et une
humidité réglées par ordinateur.
De la science-fiction qui per- ▷
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DOSSIER
TOMATES
Le prix, nerf de la guerre
«A ma connaissance, on ne
produit pas de raisins horssol. Comme le vin, la tomate a
besoin de sueur, de terroir et
d’identité pour livrer sa quintessence», explique Gabriella
Salvadori, artisane maraîchère
à Arnex-sur-Nyon. La Vaudoise,
qui se décrit comme une gourmande naturaliste, sait de quoi
elle cause. Sur son terrain de
5000 m², elle cultive depuis
huit ans avec des méthodes traditionnelles près de 130 variétés
de fruits et de légumes, dont
une cinquantaine de sortes de
tomates. Un travail de titan,
parfois ruiné par les conditions
météo défavorables, qui la nourrit modestement. «Quatre mille
francs par mois», confie sans
s’en plaindre cette ancienne
cadre dans la restauration,
diplômée de l’école hôtelière,
qui se dévoue à sa passion
sans la moindre subvention, ni
paiement direct, pour la seule
satisfaction de bien produire et
de bien manger. «Le système
ne favorise guère les bons produits», regrette-t-elle, un peu
perplexe face au comportement
schizophrénique des consommateurs qui se plaignent de
manger des tomates sans goût
mais exigent d’en avoir toute
l’année au meilleur prix possible. «Se nourrir de produits
standardisés n’est pourtant pas
une fatalité, estime-t-elle. Cela
relève d’un choix personnel.
Malheureusement, dans nos
sociétés, les gens préfèrent
souvent investir dans le dernier
smartphone plutôt que pour
leur alimentation.» Une tendance que Pierre-Alain Schweizer, maraîcher en biodynamie à
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Aigle, tente lui aussi d’inverser
en proposant des légumes et
des tomates cultivés en pleine
terre, selon les règles de la
nature. Pour lui, l’industrie agricole a gagné une bataille mais
pas encore la guerre. «Depuis
quelques années, on assiste à
un retour vers le goût. Lassée
par la malbouffe, une clientèle
jeune se rapproche de nos produits. Même les gérants locaux
de certaines grandes enseignes
commencent à y venir. La vente
directe de produits authentiques
a de plus en plus de succès.
C’est ce qui sauvera l’agriculture
suisse», estime le Chablaisien.
Reste la question sensible du
prix. De 8 à 10 francs le kilo,
la véritable cœur de bœuf et
autres tomates anciennes ne
sont pas accessibles à tous.
Faux, rétorquent nos maraîchers: «Si quelqu’un trouve
8,50 francs pour un paquet de
clopes, il peut aussi trouver ce
montant pour un légume de
première qualité qu’il savourera
vraiment, alors que le produit
industriel acheté à la moitié de
ce prix finit souvent au mieux
dans le compost et au pire à la
poubelle.»
AU ROYAUME DE LA CONTREFAÇON
Trois variétés vendues toute l’année se taillent la part du lion. La ronde classique,
la grappe et la tomate cerise. Presque toujours des contrefaçons. L’avis de notre experte.
LA TOMATE RONDE, CLASSIQUE
«EN TROMPE-L’ŒIL»
Sans doute la plus répandue, cette tomate, qui mûrit en été au
naturel, nous est proposée toute l’année par la plupart des
distributeurs, petits et grands, mais également en restauration
se désole Gabriella Salvadori. «Avec ses courbes parfaites, sa
brillance qui pourrait laisser croire qu’elle a été cirée, cette
tomate répond parfaitement à l’image de la perfection que le
consommateur suisse affectionne. Les industriels adaptent
d’ailleurs l’aspect du produit au pays où celui-ci est destiné.
Hélas, le plus souvent les qualités d’une classique se limitent
à sa «plastique» si l’on peut dire.» Conséquence, peu ou
pas juteuse, très peu sucrée à cause de l’arrêt volontaire du
mûrissement, cette tomate ne révèle pas souvent les qualités
gustatives que sa «robe» promet.
«Lassée par la malbouffe, une clientèle
jeune se rapproche de nos produits»
LA TOMATE GRAPPE
«GARE À L’ODEUR!»
Pierre-Alain Schweizer, maraîcher en biodynamie, Aigle
La variété «tomate grappe» n’existe pas. Pour la simple et bonne
raison que, cultivées naturellement, les tomates ne peuvent pas
être récoltées par grappe puisqu’elles ne mûrissent pas toutes
au même rythme. Mais les «industriels» semblent avoir trouvé
la parade. «Ils utilisent des semences de variétés modifiées
de manière à ce que le mûrissement soit bloqué au moment
où le fruit atteint une taille et une couleur suffisantes pour
ressembler à un fruit mûr. Ainsi, tous sur la grappe peuvent être
récoltés en même temps.» La récolte par grappe représente un
gain de temps – et donc d’argent – non négligeable. «Il faut
savoir que la présence de la tige n’est pas innocente. C’est
surtout elle qui dégage l’odeur de la tomate et qui déclenche
l’acte d’achat. Mais les tomates, elles, se révèlent souvent
fades, sèches voire farineuses.»
LA TOMATE
Chiffres records
Il existe entre 13 000  et
14 000 variétés de tomates
au monde, mais seulement
environ 500 sont cultivées à
grande échelle. Répertoriée
avec les fruits en botanique
mais pas au sens culinaire,
la tomate est le légume le
plus consommé au monde.
Sa production a passé de
64 millions de tonnes en
1988 à 120 millions de
tonnes l’an dernier, un bond
phénoménal dû à l’arrivée des tomates hybrides
développées en laboratoire.
En Suisse, la production annuelle avoisine les
40 000 tonnes. Avec près de
8,5 kg par habitant,
la tomate a longtemps été le
légume le plus consommé
du pays avant d’être dépassée par la carotte en 2014
(8,23 kg contre 7,82 kg).
LA TOMATE CERISE
«LES GOÛTS ET LES COULEURS»
«Comme le vin, la tomate a besoin
de sueur, de terroir pour livrer
sa quintessence» Gabriella Salvadori,
Aussi appelée tomate cherry, cocktail ou tomate
d’apéritif, la tomate cerise se décline en plusieurs
couleurs, rouge, orange et jaune notamment. «Cette
diversité de couleurs peut prêter à croire que
chacune a un goût différent. Ce n’est qu’une impression. La couleur n’est qu’un argument marketing.
Qu’elles soient cultivées en pleine terre ou hors sol,
qu’elles soient orange, rouges ou jaunes, elles ont
toutes le même goût.» Le prix élevé de ces tomates
se justifie par le temps de récolte, plus long, même
s’il arrive, vu leur taille, qu’elles mûrissent plus
rapidement, ce qui permet de les cueillir avec la tige.
PHOTOS: SEDRIK NEMETH
met de produire pratiquement
toute l’année, alors que sous
nos latitudes la saison s’étend
de la fin juin à la mi-octobre.
Cueillies avant maturité, ces
tomates, au seuil de mûrissement programmé, se conservent
plus de deux semaines au lieu
de trois à quatre jours pour
leurs «sœurs» cultivées en
pleine terre en respectant la
saisonnalité. Une tromperie,
une arnaque, que les puristes et
les agriculteurs respectueux des
consommateurs appellent de
l’usurpation d’identité potagère.
artisane maraîchère à Arnex-sur-Nyon
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