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LA MORT DE BERGOTTE
par Marcel Proust
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J’appris que ce jour-là avait eu lieu une
mort qui me fit beaucoup de peine, celle de
Bergotte. On sait que sa maladie durait depuis
longtemps. Non pas celle évidemment qu’il
avait eue d’abord et qui était naturelle. La nature ne semble guère capable de donner que
des maladies assez courtes. Mais la médecine
s’est annexé l’art de les prolonger. Les remèdes, la rémission qu’ils procurent, le malaise
que leur interruption fait renaître, composent
un simulacre de maladie que l’habitude du
patient finit par stabiliser, par styliser, de même
que les enfants toussent régulièrement par
quintes, longtemps après qu’ils sont guéris de
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la coqueluche. Puis les remèdes agissent
moins, on les augmente, ils ne font plus aucun
bien, mais ils ont commencé à faire du mal
grâce à cette indisposition durable. La nature
ne leur aurait pas offert une durée si longue.
C’est une grande merveille que la médecine
égalant presque la nature puisse forcer à garder le lit, à continuer sous peine de mort
l’usage d’un médicament. Dès lors la maladie
artificiellement greffée a pris racine, est devenue une maladie secondaire mais vraie avec
cette seule différence que les maladies naturelles guérissent, mais jamais celles que crée
la médecine, car elle ignore le secret de la guérison.
Il y avait des années que Bergotte ne sortait plus de chez lui. D’ailleurs, il n’avait jamais aimé le monde, ou l’avait aimé un seul
jour, pour le mépriser comme tout le reste et
de la même façon qui était la sienne à savoir
non de mépriser parce qu’on ne peut obtenir
mais aussitôt qu’on a obtenu. Il vivait si sim-
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plement qu’on ne soupçonnait pas à quel point
il était riche, et l’eût-on su qu’on se fût trompé
encore, l’ayant cru alors avare alors que personne ne fut jamais si généreux. Il l’était surtout avec des femmes, des fillettes pour mieux
dire et qui étaient honteuses de recevoir tant
pour si peu de chose. Il s’excusait à ses propres yeux parce qu’il savait ne pouvoir jamais
si bien produire que dans l’atmosphère de se
sentir amoureux. L’amour, c’est trop dire, le
plaisir un peu enfoncé dans la chair aide au
travail des lettres parce qu’il anéantit les autres
plaisirs, par exemple les plaisirs de la société,
ceux qui sont les mêmes pour tout le monde.
Et même si cet amour amène des désillusions,
du moins agite-t-il, de cette façon-là aussi, la
surface de l’âme qui sans cela risquerait de
devenir stagnante. Le désir n’est donc pas inutile à l’écrivain pour l’éloigner des autres hommes d’abord et de se conformer à eux, pour
rendre ensuite quelques mouvements à une
machine spirituelle qui, passé un certain âge,
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a tendance à s’immobiliser. On n’arrive pas à
être heureux mais on fait des remarques sur
les raisons qui empêchent de l’être et qui nous
fussent restées invisibles sans ces brusques
percées de la déception. Et les rêves bien entendu ne sont pas réalisables, nous le savons, nous
n’en formerions peut-être pas sans le désir, et
il est utile d’en former pour les voir échouer
et que leur échec instruise. Aussi Bergotte se
disait-il : « Je dépense plus que des multimillionnaires pour des fillettes, mais les plaisirs
ou les déceptions qu’elles me donnent me font
écrire un livre qui me rapporte de l’argent. »
Économiquement ce raisonnement était absurde mais sans doute trouvait-il quelque agrément à transmuter ainsi l’or en caresses et les
caresses en or. Et puis nous avons vu au moment de la mort de ma grand-mère que sa
vieillesse fatiguée aimait le repos. Or dans le
monde il n’y a que la conversation. Elle y est
stupide mais a le pouvoir de supprimer les femmes qui ne sont plus que questions et répon-
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ses. Hors du monde les femmes redeviennent
ce qui est si reposant pour le vieillard fatigué,
un objet de contemplation. En tout cas, maintenant, il n’était plus question de rien de tout
cela. J’ai dit que Bergotte ne sortait plus de
chez lui, et quand il se levait une heure dans
sa chambre, c’était tout enveloppé de châles,
de plaids, de tout ce dont on se couvre au moment de s’exposer à un grand froid ou de monter en chemin de fer. Il s’en excusait auprès
des rares amis qu’il laissait pénétrer auprès de
lui et montrant ses tartans, ses couvertures, il
disait gaiement : « Que voulez-vous, mon cher,
Anaxagore l’a dit, la vie est un voyage. » Il
allait ainsi se refroidissant progressivement,
petite planète qui offrait une image anticipée
de la grande quand peu à peu la chaleur se retirera de la terre, puis la vie. Alors la résurrection aura pris fin car, si avant dans les
générations futures que brillent les œuvres des
hommes, encore faut-il qu’il y ait des hommes. Si certaines espèces d’animaux résistent
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plus longtemps au froid envahisseur, quand il
n’y aura plus d’hommes, et à supposer que la
gloire de Bergotte ait duré jusque-là, brusquement elle s’éteindra à tout jamais. Ce ne sont
pas les derniers animaux qui le liront, car il
est peu probable que, comme les apôtres à la
Pentecôte, ils puissent comprendre le langage
des divers peuples humains sans l’avoir appris.
Dans les mois qui précédèrent sa mort,
Bergotte souffrait d’insomnies, et ce qui est
pire, dès qu’il s’endormait, de cauchemars qui
s’il s’éveillait faisaient qu’il évitait de se rendormir. Longtemps il avait aimé les rêves,
même les mauvais rêves, parce que grâce à
eux, grâce à la contradiction qu’ils présentent
avec la réalité qu’on a devant soi à l’état de
veille, ils nous donnent, au plus tard dès le réveil, la sensation profonde que nous avons
dormi. Mais les cauchemars de Bergotte
n’étaient pas cela. Quand il parlait de cauchemars autrefois il entendait des choses désagréa-
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bles qui se passaient dans son cerveau. Maintenant c’est comme venus du dehors de lui
qu’il percevait une main munie d’un torchon
mouillé qui passée sur sa figure par une femme
méchante s’efforçait de le réveiller, d’intolérables chatouillements sur les hanches, la rage
– parce que Bergotte avait murmuré en dormant qu’il conduisait mal – d’un cocher fou
furieux qui se jetait sur l’écrivain et lui mordait les doigts, les lui sciait. Enfin dès que dans
son sommeil l’obscurité était suffisante, la
nature faisait une espèce de répétition sans
costume de l’attaque d’apoplexie qui l’emporterait : Bergotte entrait en voiture sous le porche du nouvel hôtel des Swann, voulait
descendre. Un vertige foudroyant le clouait sur
sa banquette, le concierge essayait de l’aider à
descendre, il restait assis ne pouvant se soulever, dresser ses jambes. Il essayait de s’accrocher au pilier de pierre qui était devant lui, mais
n’y trouvait pas un suffisant appui pour se mettre debout.
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Cet ouvrage a été publié pour la première fois à La Différence en 1986.
© SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2008.
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