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LA MORT DE BERGOTTE par Marcel Proust Petit Pan de mur jaune.p65 41 29/04/2008, 13:51 Petit Pan de mur jaune.p65 42 29/04/2008, 13:51 J’appris que ce jour-là avait eu lieu une mort qui me fit beaucoup de peine, celle de Bergotte. On sait que sa maladie durait depuis longtemps. Non pas celle évidemment qu’il avait eue d’abord et qui était naturelle. La nature ne semble guère capable de donner que des maladies assez courtes. Mais la médecine s’est annexé l’art de les prolonger. Les remèdes, la rémission qu’ils procurent, le malaise que leur interruption fait renaître, composent un simulacre de maladie que l’habitude du patient finit par stabiliser, par styliser, de même que les enfants toussent régulièrement par quintes, longtemps après qu’ils sont guéris de Petit Pan de mur jaune.p65 43 29/04/2008, 13:51 44 la coqueluche. Puis les remèdes agissent moins, on les augmente, ils ne font plus aucun bien, mais ils ont commencé à faire du mal grâce à cette indisposition durable. La nature ne leur aurait pas offert une durée si longue. C’est une grande merveille que la médecine égalant presque la nature puisse forcer à garder le lit, à continuer sous peine de mort l’usage d’un médicament. Dès lors la maladie artificiellement greffée a pris racine, est devenue une maladie secondaire mais vraie avec cette seule différence que les maladies naturelles guérissent, mais jamais celles que crée la médecine, car elle ignore le secret de la guérison. Il y avait des années que Bergotte ne sortait plus de chez lui. D’ailleurs, il n’avait jamais aimé le monde, ou l’avait aimé un seul jour, pour le mépriser comme tout le reste et de la même façon qui était la sienne à savoir non de mépriser parce qu’on ne peut obtenir mais aussitôt qu’on a obtenu. Il vivait si sim- Petit Pan de mur jaune.p65 44 29/04/2008, 13:51 45 plement qu’on ne soupçonnait pas à quel point il était riche, et l’eût-on su qu’on se fût trompé encore, l’ayant cru alors avare alors que personne ne fut jamais si généreux. Il l’était surtout avec des femmes, des fillettes pour mieux dire et qui étaient honteuses de recevoir tant pour si peu de chose. Il s’excusait à ses propres yeux parce qu’il savait ne pouvoir jamais si bien produire que dans l’atmosphère de se sentir amoureux. L’amour, c’est trop dire, le plaisir un peu enfoncé dans la chair aide au travail des lettres parce qu’il anéantit les autres plaisirs, par exemple les plaisirs de la société, ceux qui sont les mêmes pour tout le monde. Et même si cet amour amène des désillusions, du moins agite-t-il, de cette façon-là aussi, la surface de l’âme qui sans cela risquerait de devenir stagnante. Le désir n’est donc pas inutile à l’écrivain pour l’éloigner des autres hommes d’abord et de se conformer à eux, pour rendre ensuite quelques mouvements à une machine spirituelle qui, passé un certain âge, Petit Pan de mur jaune.p65 45 29/04/2008, 13:51 46 a tendance à s’immobiliser. On n’arrive pas à être heureux mais on fait des remarques sur les raisons qui empêchent de l’être et qui nous fussent restées invisibles sans ces brusques percées de la déception. Et les rêves bien entendu ne sont pas réalisables, nous le savons, nous n’en formerions peut-être pas sans le désir, et il est utile d’en former pour les voir échouer et que leur échec instruise. Aussi Bergotte se disait-il : « Je dépense plus que des multimillionnaires pour des fillettes, mais les plaisirs ou les déceptions qu’elles me donnent me font écrire un livre qui me rapporte de l’argent. » Économiquement ce raisonnement était absurde mais sans doute trouvait-il quelque agrément à transmuter ainsi l’or en caresses et les caresses en or. Et puis nous avons vu au moment de la mort de ma grand-mère que sa vieillesse fatiguée aimait le repos. Or dans le monde il n’y a que la conversation. Elle y est stupide mais a le pouvoir de supprimer les femmes qui ne sont plus que questions et répon- Petit Pan de mur jaune.p65 46 29/04/2008, 13:51 47 ses. Hors du monde les femmes redeviennent ce qui est si reposant pour le vieillard fatigué, un objet de contemplation. En tout cas, maintenant, il n’était plus question de rien de tout cela. J’ai dit que Bergotte ne sortait plus de chez lui, et quand il se levait une heure dans sa chambre, c’était tout enveloppé de châles, de plaids, de tout ce dont on se couvre au moment de s’exposer à un grand froid ou de monter en chemin de fer. Il s’en excusait auprès des rares amis qu’il laissait pénétrer auprès de lui et montrant ses tartans, ses couvertures, il disait gaiement : « Que voulez-vous, mon cher, Anaxagore l’a dit, la vie est un voyage. » Il allait ainsi se refroidissant progressivement, petite planète qui offrait une image anticipée de la grande quand peu à peu la chaleur se retirera de la terre, puis la vie. Alors la résurrection aura pris fin car, si avant dans les générations futures que brillent les œuvres des hommes, encore faut-il qu’il y ait des hommes. Si certaines espèces d’animaux résistent Petit Pan de mur jaune.p65 47 29/04/2008, 13:51 48 plus longtemps au froid envahisseur, quand il n’y aura plus d’hommes, et à supposer que la gloire de Bergotte ait duré jusque-là, brusquement elle s’éteindra à tout jamais. Ce ne sont pas les derniers animaux qui le liront, car il est peu probable que, comme les apôtres à la Pentecôte, ils puissent comprendre le langage des divers peuples humains sans l’avoir appris. Dans les mois qui précédèrent sa mort, Bergotte souffrait d’insomnies, et ce qui est pire, dès qu’il s’endormait, de cauchemars qui s’il s’éveillait faisaient qu’il évitait de se rendormir. Longtemps il avait aimé les rêves, même les mauvais rêves, parce que grâce à eux, grâce à la contradiction qu’ils présentent avec la réalité qu’on a devant soi à l’état de veille, ils nous donnent, au plus tard dès le réveil, la sensation profonde que nous avons dormi. Mais les cauchemars de Bergotte n’étaient pas cela. Quand il parlait de cauchemars autrefois il entendait des choses désagréa- Petit Pan de mur jaune.p65 48 29/04/2008, 13:51 49 bles qui se passaient dans son cerveau. Maintenant c’est comme venus du dehors de lui qu’il percevait une main munie d’un torchon mouillé qui passée sur sa figure par une femme méchante s’efforçait de le réveiller, d’intolérables chatouillements sur les hanches, la rage – parce que Bergotte avait murmuré en dormant qu’il conduisait mal – d’un cocher fou furieux qui se jetait sur l’écrivain et lui mordait les doigts, les lui sciait. Enfin dès que dans son sommeil l’obscurité était suffisante, la nature faisait une espèce de répétition sans costume de l’attaque d’apoplexie qui l’emporterait : Bergotte entrait en voiture sous le porche du nouvel hôtel des Swann, voulait descendre. Un vertige foudroyant le clouait sur sa banquette, le concierge essayait de l’aider à descendre, il restait assis ne pouvant se soulever, dresser ses jambes. Il essayait de s’accrocher au pilier de pierre qui était devant lui, mais n’y trouvait pas un suffisant appui pour se mettre debout. Petit Pan de mur jaune.p65 49 29/04/2008, 13:51 Cet ouvrage a été publié pour la première fois à La Différence en 1986. © SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2008. Petit Pan de mur jaune.p65 4 29/04/2008, 13:51