Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine c. C.

Transcription

Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine c. C.
EYB 2013-223102 – Texte intégral
Cour supérieure
CANADA
PROVINCE DE QUÉBEC
DISTRICT de Montréal
500-17-077355-132
DATE : 10 juin 2013
DATE D'AUDITION : 6 juin 2013
EN PRÉSENCE DE :
Jean-Yves Lalonde , J.C.S.
Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine
Demandeur
c.
M. C. et D. T.
Défendeurs
Lalonde J.C.S. :–
1 X (ci-après «X» 1 ou «l'enfant»), qui sera âgée bientôt de 3 mois, est née le […] 2013.
2 Le 21 mai 2013, elle fut admise au Centre hospitalier Sainte-Justine (ci-après «l'hôpital
Sainte-Justice») pour cause d'insuffisance cardiaque sévère. Cette pathologie inusitée a nécessité une
intervention chirurgicale urgente afin de réimplanter l'artère coronaire sur l'aorte du cœur de l'enfant.
3 Le traitement médical réalisé le 22 mai 2013 s'est bien déroulé, mais le cœur de Xen a grandement
souffert. À telle enseigne, qu'il fut nécessaire de placer l'enfant sous circulation sanguine
extracorporelle.
4 La condition médicale de X implique qu'elle soit possiblement assujettie à des transfusions de
produits sanguins.
5 En raison de leurs croyances religieuses, les parents de X, tous deux témoins de Jehovah, refusent
que leur enfant reçoive des transfusions sanguines. À ce jour, ils ont refusé leur consentement substitué
à celui de l'enfant pour ce faire.
6 Le 23 mai 2013, le juge André Roy, j.c.s., a rendu une ordonnance autorisant l'administration de
transfusions sanguines sur la personne de X. L'ordonnance était exécutoire pour une durée de 15 jours
et concluait au refus injustifié des parents d'autoriser de telles transfusions.
1.L'utilisation du prénom de l'enfant dans le jugement a pour but d'alléger le texte et l'on voudra bien n'y voir aucune
discourtoisie à l'égard des personnes concernées.
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7 Le Tribunal est aujourd'hui saisi d'une demande de renouvellement de cette ordonnance pour une
durée de quatre semaines additionnelles.
8 L'hôpital Sainte-Justine requiert de la cour l'autorisation d'administrer une ou des transfusions
sanguines à l'enfant dans l'éventualité où l'état de santé de X se détériore, s'il survient un saignement
significatif ou qu'une condition d'anémie commande une intervention immédiate.
9 La démarche de l'hôpital Sainte-Justine soulève deux questions importantes et sérieuses :
9.1Le refus des parents est-il justifié?
9.2Le traitement recherché est-il vraiment requis par l'état de santé actuel de X?
A) Le refus des parents est-il justifié?
10 Il est utile de rappeler que c'est en raison de croyances religieuses sincères que les parents refusent
de consentir au traitement médical qui implique possiblement d'administrer à X une ou des transfusions
sanguines.
11 La combinaison des articles 14 et 16 du Code civil du Québec2 (C.c.Q.) confère aux parents la
première ligne d'autorité afin d'accorder ou non le consentement aux soins requis par l'état de santé de
l'enfant (mineure).
12 Il est acquis que le droit des parents d'éduquer leurs enfants selon leurs croyances religieuses, y
compris de choisir les traitements médicaux, est un aspect fondamental de la liberté de religion garantie
par l'alinéa 2 a) de la Charte3.
13 Seule une atteinte justifiée au sens de l'article 1 de la Charte permet de retreindre le droit des
parents à ce titre.
14 Toutefois, ici, la question se simplifie puisque l'article 16 C.c.Q. confère au Tribunal la compétence
d'évaluer et de concilier le droit de l'enfant à la vie et à la sécurité de sa personne et le droit de ses
parents à la liberté de religion.
15 L'article 16 C.c.Q. permet au Tribunal d'intervenir à bon droit dans les cas où le comportement des
parents est incompatible avec l'intérêt de l'enfant. Auquel cas, le refus des parents sera considéré
comme injustifié et le consentement ou l'autorisation du Tribunal sera substitué à celui des parents.
16 Depuis l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans B. (R.) c. Children's Aid4, il est acquis que le
droit à la liberté (art. 7 de la Charte) ne comprend pas un droit des parents de refuser à leur enfant un
traitement médical jugé nécessaire par un professionnel de la santé et pour lequel il n'existe aucune
autre solution valable.
17 Les parents doivent s'acquitter de leurs obligations dans l'intérêt de l'enfant5. L'exercice des
2.Ils sont repris au long en Annexe A avec les articles 12 et 33 C.c.Q.
3.Charte canadienne des droits et libertés
4.[1995] 1 R.C.S. 315.
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croyances religieuses par les parents ne doit pas empiéter outre mesure sur l'intérêt ultime de l'enfant,
surtout lorsque la vie de l'enfant et sa sécurité sont en cause.
18 L'objectif fondamental est celui de protéger les membres les plus vulnérables de la société.
19 Nul doute qu'au plan juridique le refus des parents pour motif de croyances religieuses apparaît de
prime abord injustifié. Mais encore faut-il vérifier si le traitement proposé s'avère requis au regard des
faits particuliers de l'instance.
B) Le traitement recherché est-il requis par l'état de santé actuel de X?
20 En toile de fond, une sous-question se pose. Existe-t-il une alternative valable aux transfusions
sanguines?
21 Actuellement, l'équipe médicale a privilégié un mode alternatif. X a reçu de l'érythropoiétine à deux
reprises pour stimuler sa moelle osseuse afin qu'elle fabrique ses propres globules rouges.
Présentement, il n'y a pas d'indication de transfusion nécessaire.
22 Mais ce mode alternatif de soins n'est pas garant de tout risque futur. Le 25 mai 2013, une tentative
d'extuber l'enfant a échoué. X a dû être réintubée d'urgence. Les risques de saignement sont loin d'être
écartés. Juste avant l'extubation, une transfusion a été nécessaire (24 mai) parce que l'hémoglobine était
descendue à des niveaux très bas, d'où un grand danger pour une si jeune enfant dans un tel état de
santé.
23 La preuve prépondérante constituée de l'expertise écrite et du témoignage rendu oralement (au
téléphone) par la Docteure Tucci démontre que toute méthode alternative de soins n'est pas suffisante
pour répondre à une situation d'urgence toujours possible.
24 Le très petit volume de sang circulant dans cette patiente pesant 4 kilogrammes commanderait une
intervention urgente si un saignement important se produisait au moment de la désintubation ou pour
quelque autre raison.
25 Actuellement, la fonction cardiaque de X est très altérée et si elle ne récupère pas aussi bien
qu'espéré dans les semaines qui viennent, une greffe cardiaque demeure possible.
26 Il est en preuve que l'effet anticipé de l'érythropoiétine ne permettrait pas de traiter un saignement
important et de compenser assez rapidement la perte de sang qui pourrait survenir.
27 Il faut en conclure qu'il n'existe actuellement aucune alternative valable aux éventuelles
transfusions sanguines si l'état de santé de X se détériorait.
28 En dépit de cela, la question demeure entière. Les soins proposés sont-ils actuellement requis?
29 L'avocat des défendeurs ne manque pas de souligner avec à-propos que le risque d'un besoin de
transfusions dans les jours qui viennent a été évalué à moins de 10% par la Docteure Tucci.
30 Fort de cette prémisse, l'avocat des parents plaide que cette évaluation du risque (10%) ne permet
pas au Tribunal de conclure à une prépondérance de preuve, soit 51% des probabilités que le traitement
demeure requis.
5.Voir article 33 C.c.Q. en Annexe A.
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31 La Docteure Tucci dit que si tout va pour le mieux, il se pourrait que X n'ait pas besoin de
transfusion.
32 Puis, elle conclut que sa demande d'autorisation de procéder aux transfusions de produits sanguins
est formulée au cas où elles seraient requises par l'état de santé de l'enfant dans les quatre prochaines
semaines.
33 Le raisonnement déductif de l'avocat des parents est un peu court. Le Tribunal ne peut se rallier à
l'équation proposée que 10% de risque ne représente pas une preuve prépondérante.
34 Ce qui importe c'est que le risque actuel demeure significatif en raison du fait que X demeure
intubée et lourdement appareillée aux soins intensifs. Si un saignement important subvient, c'est 100%
de probabilités qu'une transfusion sanguine soit nécessaire. Cela devrait suffire de savoir que X ne
tolérerait pas une chute sanguine soudaine.
35 Mais il y a plus. Le développement d'une anémie subite ou même progressive pourrait
compromettre les chances de récupération de la fonction cardiaque et par conséquent augmenter le
risque de décès ou d'insuffisance cardiaque sévère.
36 L'intérêt de l'enfant commande que l'on n'attende pas l'extrême limite ou l'urgence possiblement
fatale pour intervenir. La preuve prépondérante démontre que l'ordonnance recherchée donnera la
latitude nécessaire à l'équipe traitante pour prodiguer les soins nécessaires en temps utile, le cas
échéant.
37 Il est aussi en preuve que les bienfaits potentiels d'une transfusion sanguine, si nécessaire,
surpassent largement les risques associés à ce genre d'intervention. Une réaction transfusionnelle ou
une infection virale sont toujours possibles, mais peu probables parce qu'assez rares en pareilles
circonstances selon le rapport de la Docteure Tucci. Bref, l'exercice de soupeser les bienfaits par
rapport aux risques possibles favorise nettement l'autorisation du plan de soins, incluant la possibilité
d'une transfusion sanguine.
38 L'équipe médicale traitante se montre sensible et attentive aux préoccupations des parents et à leurs
convictions religieuses. Le Tribunal demeure convaincu que tout sera mis en œuvre pour minimiser
l'utilisation des produits sanguins sur la personne de X.
39 En toute situation, il est impératif que les parents soient tenus informés chaque fois qu'une
transfusion de produits sanguins est administrée à l'enfant.
40 Somme toute, le Tribunal est convaincu que l'état de santé précaire de X requiert les soins proposés
par la Docteure Tucci, y compris la possibilité d'une transfusion sanguine. L'intérêt de l'enfant doit
primer sur les convictions religieuses des parents. Aucun doute que le refus des parents s'avère en
l'espèce injustifié.
41 Finalement, la durée de quatre semaines demandée apparaît appropriée aux circonstances
singulières de l'instance.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
42 ACCUEILLE la requête du Centre hospitalier Sainte-Justine;
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43 ABRÈGE les délais de signification et de présentation de la requête (art. 776 (3) C.p.c.)
44 AUTORISE les médecins traitants du Centre hospitalier Sainte-Justine à administrer sur la personne
de X, enfant mineure, des transfusions de produits sanguins, à la fréquence et la quantité qu'ils
estimeront médicalement appropriées, et ce, pour une période de quatre semaines à compter de la date
du présent jugement, suivant la condition médicale de l'enfant, afin d'éviter son décès ou de
compromettre les chances de récupération de sa fonction cardiaque;
45 ORDONNE que l'équipe médicale fasse tout en son pouvoir pour minimiser l'utilisation de produits
sanguins sur la personne de X;
46 ORDONNE à l'équipe médicale d'informer les parents chaque fois qu'une transfusion de produits
sanguins est administrée à X et de leur fournir toute explication raisonnable au sujet de cette procédure;
47 ORDONNE l'exécution provisoire du présent jugement nonobstant appel;
48 SANS FRAIS.
Lalonde J.C.S.
Me Anne de Ravinel, pour le demandeur
Me Sylvain Deschênes, pour les défendeurs
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