Synthèse HDR Morgenstern
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Synthèse HDR Morgenstern
DOCUMENT DE SYNTHESE Présenté à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle en vue de L’Habilitation à Diriger des Recherches 7ème et 11ème sections par Aliyah Morgenstern Maître de Conférences Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines Laboratoire ICAR (UMR 5191) (CNRS, Université Lyon 2, ENS-LSH, ENS Lyon, INRP) Directeur de Recherches : Anne Salazar Orvig Professeure des Universités Année universitaire 2007-2008 HDR page 2 L’enfant dans la langue Acquisition et Enonciation HDR page 3 Le dossier que je présente en vue de l’habilitation à diriger des recherches comprend : 1. Un document de synthèse dans lequel je fais un récapitulatif de mes travaux, je retrace mon parcours scientifique et présente mes activités de recherche actuelles. 2. Un document regroupant la plus grande partie de mes publications regroupées en fonction des thématiques abordées. 2.1. Acquisition du langage chez l’enfant (l’auto-désignation, la première syntaxe et les premières opérations énonciatives, les actes de langage et les genres discursifs, l’anaphore, les troubles du langage). 2.2. Stylistique et linguistique anglaise. 2.3. Au croisement de la linguistique, de la stylistique et de l’acquisition avec le thème de la réduplication/répétition. Chaque partie est précédée d’une introduction aux thèmes de recherche. 3. Deux ouvrages 3.1. Mon livre Un JE en construction. Ontogenèse de l’auto-désignation chez l’enfant publié chez Ophrys (2006). 3.2. Un numéro de revue que j’ai co-dirigé avec Alexis Michaux, Faits de Langues – La Réduplication, Ophrys (2007). 4. Un document inédit intitulé L’enfant dans la langue. De l’observation du naturaliste à l’analyse du linguiste. Ce document fera l’objet d’une publication. Il comporte deux parties. I Premières données : de l’observation à l’analyse. II Premiers marqueurs : de la grammaire à la grammaticalité. 5. Un DVD contenant les enregistrements de Léonard de 1;08 à 3;03 et leurs transcriptions alignées avec le logiciel CLAN, tous les extraits de films qui sont commentés dans la synthèse. Ces extraits présentent des séquences avec Léonard, Théophile et Madeleine, ainsi qu’un montage sur le pointage et l’esquisse d’un documentaire intitulé un JE d’enfant. Les extraits sont cités dans le texte du document de synthèse en bleu, ce qui permet de les regarder tout au long de la lecture (sur un ordinateur qui comprend un lecteur de DVD). HDR page 4 Remerciements J’ai toujours privilégié un va-et-vient entre travail collectif et travail en solitaire au point d’avoir parfois du mal à marquer les frontières entre mes idées et celles des auteurs et des chercheurs qui m’ont le plus influencée et m’ont aidée à construire mon identité scientifique. Cette synthèse est donc habitée par mes collaborations avec Laurent DanonBoileau, Mireille Brigaudiot, Anne Salazar Orvig, Martine Sekali, Christiane Préneron, Marie Leroy, Emmanuelle Mathiot, Marianne Bendayan, Véronique Boiron, Emmanuelle Prak-Derrington, Christophe Parisse et Alexis Michaux avec qui j’ai pensé et co-écrit. Je leur suis profondément reconnaissante pour les longs moments passés ensemble à creuser les problèmes. Je suis convaincue que mon parcours aurait été beaucoup moins riche et varié sans leurs apports. Je tiens cependant à souligner que toute erreur d’interprétation que j’aurais commise ici sur nos réflexions communes est mienne. Je n’aurais pas pu écrire ce document sans l’aide et les attentions de mon mari Philippe, qui a supporté ma fatigue et mes humeurs, qui a passé de longues heures à scanner mes articles, s’est occupé des enfants et qui a même… fait la cuisine de temps en temps. Je remercie mes enfants qui ont laissé leur maman passer des heures avec d’autres enfants et devant son ordinateur et sans qui je ne serais pas la même femme ni la même linguiste. Je remercie ma mère et ma sœur qui se sont occupés d’eux cet été me donnant le temps et l’espace pour finir ce travail et pour ce qu’elles sont et ont toujours été dans ma vie. C’est avec Olivier Segard que j’ai appris à regarder différemment les enfants que je filmais. Je le remercie pour le nouveau métier qu’il m’apprend dans les esquisses de documentaire que nous faisons ensemble et dont on trouvera des échantillons dans le DVD joint au dossier. HDR page 5 Je remercie Mireille Brigaudiot et Laurent Danon-Boileau pour tout ce qu’ils m’ont apporté tout au long de mon parcours scientifique et personnel. Je remercie Anne Salazar Orvig, ma directrice de recherche, pour sa relecture attentive, sa patience, sa disponibilité et ses conseils. Ce document aurait cruellement manqué de rigueur et de précision sans le très grand travail éditorial de Mireille Brigaudiot. Je la remercie profondément pour le temps et l’énergie qu’elle y a passé. ll va de soi que je suis seule responsable des erreurs et maladresses de la version finale. Enfin, je n’aurais rien pu écrire sans mes rencontres avec Léonard, Théophile, Madeleine, Antoine, Léo, Laurène, Gilles, Latifa, Amina, Bertrand, Paul et leurs familles. HDR page 6 Sommaire AVANT-PROPOS ....................................................................................................... 8 Acquisition du langage............................................................................................................ 11 Langues ...............................................................................................................................................11 Corpus .................................................................................................................................................12 Approche théorique et méthodologie ................................................................................................14 Les journaux des pères fondateurs ......................................................................................... 21 Travail de recherche et implication dans des groupes-langage ............................................ 24 Le petit groupe au Centre Alfred Binet.............................................................................................24 Le groupe langage à l’école de la Goutte d’Or.................................................................................26 Liens entre travail de recherche et enseignement.................................................................. 28 L’apport de mes travaux en stylistique et linguistique anglaise......................................................28 L’apport de mon travail en linguistique générale.............................................................................36 Encadrement de recherche ...................................................................................................... 38 PREMIERE PARTIE : L’ENFANT DANS LA LANGUE .................................... 40 INTRODUCTION ........................................................................................................42 Les données ........................................................................................................................................43 Approche théorique ............................................................................................................................45 Lignes directrices ...............................................................................................................................46 CHAPITRE 1 : ENTREE DANS LA LANGUE ...................................................................49 La réduplication ....................................................................................................................... 50 La répétition........................................................................................................................................53 Le pointage............................................................................................................................... 59 La prédication .......................................................................................................................... 64 CHAPITRE 2 : GRAMMATICALISATION ET PREMIERES OPERATIONS ENONCIATIVES ......72 La grammaticalisation ............................................................................................................. 73 Les auto-désignations.............................................................................................................. 79 Synthèse des travaux sur le français et l’anglais ..............................................................................79 Apport de la Langue des Signes Française .......................................................................................83 Les fillers.................................................................................................................................. 85 Les prépositions....................................................................................................................... 90 Fonction des prépositions ..................................................................................................................90 Relativité de la catégorisation grammaticale....................................................................................92 Les connecteurs ....................................................................................................................... 93 CHAPITRE 3 : ROLES ET GENRES DISCURSIFS ..........................................................101 La justification chez l'enfant ................................................................................................. 102 Les prémices dialogiques de l'anaphore............................................................................... 108 Programme de recherche collective ............................................................................................... 108 HDR page 7 Mise en relation avec mon travail personnel ................................................................................. 111 Premiers récits auto-biographiques ...................................................................................... 113 Le « proto-récit » ............................................................................................................................. 114 Le récit autobiographique à la troisième personne........................................................................ 115 Récit à la première personne .......................................................................................................... 118 Discours repris, discours emprunté, discours habité ........................................................... 122 Le pointage monologique : de la mise en forme de l’altérité à l’appropriation d’une fonction symbolique........................................................................................................................ 123 Le non : de la reprise d’un interdit à la catégorisation du réel ..................................................... 125 « Tu » pour « Je » ou l’altérité dans l’identité............................................................................... 126 DETOUR… .............................................................................................................133 CONCLUSION..........................................................................................................139 DEUXIEME PARTIE : PARCOURS SCIENTIFIQUE ...................................... 146 PREAMBULE ...........................................................................................................147 ACTIVITE DE RECHERCHE .......................................................................................156 Le Projet Léonard .................................................................................................................. 160 Description du projet....................................................................................................................... 160 Corpus .............................................................................................................................................. 161 Transcriptions .................................................................................................................................. 163 Partage des données ........................................................................................................................ 165 Analyses........................................................................................................................................... 166 Constitution de l’équipe.................................................................................................................. 166 Collaborations internationales ........................................................................................................ 167 Réunions .......................................................................................................................................... 169 Audiovisuel...................................................................................................................................... 169 Musique............................................................................................................................................ 170 Site internet ...................................................................................................................................... 171 Autres projets de recherche................................................................................................... 177 Le projet ATIP jeunes chercheurs (CNRS) ................................................................................... 177 Le projet EMERGRAM (ANR) ..................................................................................................... 177 Le projet ELICO (ANR) ................................................................................................................. 179 Le projet Anaphore (Université Paris 3) ........................................................................................ 179 ENSEIGNEMENT, RESPONSABILITES PEDAGOGIQUES ET ADMINISTRATIVES ................182 CURRICULUM VITAE ..............................................................................................186 PUBLICATIONS ET COMMUNICATIONS ......................................................................194 BIBLIOGRAPHIE ET WEBOGRAPHIE ............................................................. 201 HDR page 8 AVANT-PROPOS HDR Avant-propos page 9 J’ai choisi de rédiger ce document de manière à faciliter la lecture en parallèle de l’ensemble de mes articles publiés et sous presse, de mon livre, un JE en construction et du manuscrit inédit intitulé L’enfant dans la langue : de l’observation du naturaliste à l’analyse du linguiste que je présente dans mon dossier. Je ne suivrai pas de manière linéaire l’ordre chronologique de mes publications, ni ne reproduirai exactement l’organisation thématique telle que je l’ai présentée dans le document rassemblant mes travaux. J’ai voulu essayer de nouer les différentes lignes directrices de mon travail. Je commencerai par un large avant-propos qui indique mon cadre théorique et qui croise mes activités d’enseignement, ma participation à des groupes-langage avec des enfants dysphasiques et mes activités de recherche. Je présenterai ensuite une synthèse de l’essentiel de mes recherches en trois parties : 1. l’entrée dans la langue, 2. la grammaticalisation et les premières opérations énonciatives, 3. les rôles et les genres discursifs, avec pour terminer un détour par une réflexion sur ce que nous apportent les enfants dont l’accès au langage ne se fait pas facilement. On trouvera en annexe des éléments représentatifs de mon parcours, un descriptif de ma recherche et de mon enseignement, mon Curriculum Vitae et la liste de mes publications. En rassemblant les lignes directrices de mon parcours scientifique, malgré la diversité des chemins de traverse que j’ai empruntés en passant par la linguistique et la stylistique anglaise, la linguistique générale, l’acquisition et la pathologie du langage, je me suis concentrée sur l’orientation principale qui m’a poussée dans la carrière d’enseignante-chercheuse en linguistique. Il s’agissait pour moi de mettre en relation d’une part l’appropriation du langage chez l’enfant et d’autre part les travaux en linguistique énonciative qui ont nourri une grande partie de ma formation en sciences du langage et en linguistique anglaise avec en particulier Martine Decola-Sekali, Laurent Danon-Boileau et Claude Delmas. J’ai donc travaillé sur l’émergence et l’évolution des premières « opérations énonciatives » à travers les formes employées par l’enfant en contexte dialogique. HDR Avant-propos page 10 Si mon travail de recherche se donne comme principe organisateur de lier linguistique de l’énonciation et acquisition du langage, je reste ouverte aux autres théories et j’essaie de construire une démarche personnelle. Grâce à mes rencontres, à mes lectures, à mes emplois (Brown University, Harvard University, Université Paris V, Université de Reims, Université de Paris III, ENS-LSH), à mes rattachements au niveau de la recherche, j’ai emprunté aux approches élaborées par les fondateurs du LEAPLE1 (UMR 8606) et leurs disciples et particulièrement Frédéric François, Anne Salazar Orvig, Christian Hudelot. Je suis également influencée par la linguistique cognitive, les théories constructivistes, fonctionnalistes et cognitives en acquisition du langage et par mes plus récentes collaborations avec Edy Veneziano et Christophe Parisse. Dans cet avant-propos, je commencerai par introduire mes activités de recherche en acquisition du langage, les données et le cadre théorique dans lequel je me situe, je montrerai ensuite les liens que j’ai noués entre recherche, pratique avec des enfants en difficulté de langue et de langage et enseignement. 1 Laboratoire d’abord dirigé par Frédéric François puis par Christian Hudelot. HDR Avant-propos page 11 Acquisition du langage La plus grande partie de mes activités de recherche est consacrée à l’émergence et à l’évolution des premiers marqueurs grammaticaux et aux opérations énonciatives dont ils sont la trace au sein du dialogue adulte-enfant dans les premières années du développement du langage. Mon objectif était de décrire le cheminement de l'enfant vers un langage dans lequel il se représente en tant qu'énonciateur à part entière. Mes analyses, effectuées à partir de données recueillies en situation naturelle en milieu familial, ont d’abord porté sur le marquage de la première personne. L'expression de la subjectivité et la construction du rôle d'énonciateur ne sont pas limitées aux autodésignations, mais le choix de ces marqueurs privilégiés analysés chez l'enfant entre 18 mois et trois ans pour mon doctorat a permis dans un premier temps d'émettre des hypothèses qui ont été replacées dans le cadre du développement général du langage de l'enfant. J’ai également essayé de les corréler à l'investissement de genres de discours différents et à des phénomènes au niveau symbolique, en prenant en compte ce qui marque dans son langage la relation de l'enfant avec ses désirs, ses affects, et avec ce qu'il se représente des désirs et des affects de l'autre. J’ai ensuite voulu étendre l'investigation à d'autres marqueurs, à la fois en amont et en aval de la période étudiée pour les auto-désignations (pointages, déterminants, prépositions, conjonctions), dans des genres discursifs différents et chez des enfants non « typiques ». J’ai en effet eu la chance de travailler avec des enfants présentant des difficultés de parole et de langage, en collaboration avec des médecins, des psychanalystes, des orthophonistes, des professeurs des écoles. J’ai énormément appris sur le cheminement individuel de chaque enfant et sur les paramètres très différents que l’enfant doit être en mesure de croiser pour s’approprier et habiter la langue. Langues Grâce à mon éducation bilingue, j’ai tout naturellement travaillé sur l’anglais et le français. Une grande partie de la littérature en acquisition du langage porte sur l’anglais et l’on peut formuler des hypothèses à partir de ces travaux et d’analyses personnelles des corpus longitudinaux informatisés et accessibles à une large communauté grâce à HDR Avant-propos page 12 l’internet2. Cependant, quand j’ai voulu faire mon propre corpus, comme je vivais en France, j’ai filmé des enfants français. J’ai donc mis en regard les hypothèses élaborées sur l’anglais à partir des corpus informatisés avec des analyses de corpus d’enfants francophones. Ma pratique de l’italien et mes notions de russe et d’hébreu me permettent de m’intéresser de près aux différences inter-langues et je peux ainsi collaborer avec des chercheurs parlant couramment ces langues3. J’ai par ailleurs été séduite par la Langue des Signes Françaises par l’intermédiaire de Christian Cuxac4 et j’ai voulu confirmer mes idées sur l’autodésignation en étudiant les formes employées par les enfants sourds-signeurs. J’ai ensuite continué à travailler sur le corpus que j’avais recueilli, notamment dans un article sur l’exclamation5 écrit en collaboration avec Marianne Bendayan, la mère d’un enfant sourd que j’ai filmé. Mon approche de la Langue des Signes est partielle. Je ne suis pas signeur courant et j'ai seulement appris la Langue des Signes Française en suivant des stages à l'I.V.T. (International Visual Theater). Cela m'a donné un niveau suffisant pour communiquer avec des sourds (particulièrement les enfants que j'ai filmés), les comprendre et travailler sur les cassettes vidéo. J’ai soumis toutes mes hypothèses et mes analyses à des sourds-signeurs au cours de rencontres informelles et de conférences traduites par des interprètes et elles ont évolué grâce à leur retour. Ma rencontre avec les langues signées et les sourds-signeurs m’a ouvert les yeux sur l’importance de la modalité visuelle jusque dans les mimiques et les gestes coverbaux employés par les entendants à l’oral. Corpus En tant que linguiste « énonciativiste », ma première tâche a été de collecter des données afin d’essayer de 2 Notamment la base de données CHILDES, http://childes.psy.cmu.edu/, Mac Whinney & Snow (1985), MacWhinney (2000). 3 Je travaille en particulier sur l’italien dans mes recherches actuelles sur le bilinguisme. 4 J’ai rencontré Christian Cuxac lors d’un séminaire de D.E.A. de Laurent Danon-Boileau et j’ai ensuite travaillé avec lui dans le cadre de ses articles (Cuxac 1992, 1994) et collaboré à l’édition de son livre Cuxac (2000). 5 Bendayan & Morgenstern (1995), article n° 14, Dossier p. 205-212. HDR Avant-propos page 13 « construire, à partir d’observations systématiques et minutieuses, un système de représentation qui permette de poser des problèmes et d’en donner des solutions raisonnées » (Culioli, 1990 :1). C’est évidemment à partir des données que l’on peut poser des problèmes. Il me faudrait peut-être plusieurs vies pour donner des solutions. Mon ambition est simplement de poser quelques bonnes questions, de proposer des hypothèses, des pistes de recherche, quelques jalons dans ce qui demeure encore un mystère malgré les milliers d’excellentes pages de littérature sur la question : l’entrée de l’enfant dans le langage. Je suis sans doute influencée par ma lecture de Darwin et les notes du naturaliste, par les heures passées à garder des enfants quand j’étais adolescente et étudiante, par mon travail avec des psychothérapeutes au Centre Alfred Binet, par ma collaboration avec des chercheurs qui ont collecté eux-mêmes des données6… En effet, il est essentiel selon moi que l’apprenti-chercheur en acquisition du langage observe lui-même des enfants et essaie dans un premier temps de constituer son propre corpus (à la fois les enregistrements, des prise de notes personnelles et les transcriptions). La recherche peut ainsi s’inscrire dans le cadre des relations nouées avec les enfants et leur famille, sous l’effet de l’imprégnation du lieu, du contexte, de l’atmosphère. Le contact direct avec les enfants permet également au linguiste d’essayer de prendre leur point de vue et d’éviter, autant que possible l’adulto-centrisme. L’objectif est de garder une continuité entre le travail de recueil des données, les analyses et les hypothèses théoriques que les données vont inspirer. Ainsi la théorie sera nourrie de l’observation réelle des faits de langues en contexte. Il est alors impossible d’éviter une analyse subjective des faits qui passe par un véritable corps à corps entre le linguiste et son « sujet », ici l’enfant. C’est en cela que le travail d’analyse est personnel et imprévisible. Les « observables » sur lesquels nous choisissons de travailler, sont déjà le reflet de notre approche théorique (Ochs 1979) qu’ils continuent de nourrir constamment. Il y a tout au long de l’activité de recherche en acquisition du langage une influence mutuelle des observables sur la théorie et de la théorie sur les observables. 6 Mireille Brigaudiot en particulier a fait partie du groupe de recherche animé par Laurence Lentin, fille de Marcel Cohen et a fait un corpus comportant un journal et des enregistrements vidéo de son propre fils sur lequel elle a fait sa thèse avec Catherine Nicolas (Brigaudiot & Nicolas 1990). HDR Avant-propos page 14 Approche théorique et méthodologie Le titre de ce travail, l’enfant dans la langue, a été choisi en hommage à Emile Benveniste dont les Problèmes de linguistique générale7 m’ont donné un accès aux sciences du langage sans lequel je n’aurais peut-être pas été aussi attirée par cette discipline. Mais Benveniste a principalement travaillé à partir de textes écrits et de son passé de philologue, même s’il réfléchit beaucoup sur « le langage ordinaire, le langage commun » (1974 : 216), ce qui lui a permis d’élaborer une théorie fondée sur l’examen du système des temps et des personnes dans laquelle les différences entre discours et histoire permettent d’aborder la dimension profondément dialogique du langage : « celui que ‘je’ définis par ‘tu’ se pense et peut s’inverser en ‘je’, et ‘je’ (moi) devient un ‘tu’.8 Aucune relation pareille n’est possible entre l’une de ces deux personnes et ‘il’, puisque ‘il’ en soi ne désigne spécifiquement rien ni personne » (1966 : 230). Nous devons cependant à Antoine Culioli une plus grande ouverture à l’oral et aux autres paramètres qui entrent en jeu dans la co-énonciation. Malgré son côté isolé9, francophone, réservé à des initiés, la théorie des opérations énonciatives (T.O.E.10) d’Antoine Culioli a donc toujours été une source d’inspiration. La T.O.E. est restée à la base de mon travail d’analyse, même si mon appropriation personnelle n’en retient pas toute la formalisation. Il s’agit d’abord d’une théorie sur le langage fondée sur une démarche partant d’observables et non d’énoncés ou même de phrases fabriquées. Culioli a également manifesté son intérêt pour l’ouverture en créant 7 Référence à la partie intitulée « L’homme dans la langue ». 8 La « prise de conscience » réelle de cette propriété est au fondement de la « théorie de l’esprit » (voir Astington, Harris & Olson (1988) pour un panorama sur la question de la « Théorie de l’esprit » dans le monde anglo-saxon). 9 Malheureusement, la TO.E. ne s’est pas exportée, ne pénètre dans pas dans la bibliographie en linguistique cognitive par exemple, mais on peut dire que l’inverse est également vrai. Un simple coup d’œil aux exempliers donnés durant les communications des culioliens suffit à marquer le peu d’emprunts aux autres théories, même chez les anglicistes qui n’ont pas de difficulté particulière à lire en version originale (même si chez les plus jeunes les choses sont peut-être en train de changer). La T.O.E. n’est pas vraiment traduite en anglais. Ceci freine beaucoup son avancée et seuls nos collègues francophones sont susceptibles de s’y intéresser. 10 Je n’entrerai pas dans les débats sur les différentes dénominations qui oscillent entre T.O.E et T.O.P.E. (Théories des Opérations Prédicatives et Enonciatives) qui permet de mieux marquer la place de la prédication dans la théorie. HDR Avant-propos page 15 un séminaire commun avec Grize et Bresson et a toujours été engagé dans le dialogue entre les disciplines. Il y a par ailleurs chez lui, plus que chez d’autres linguistes, une prise de distance par rapport à sa propre démarche et son propre système formel. Mon appréhension de la T.O.E. s’est faite à travers les cours de Laurent DanonBoileau et Martine Sekali qui m’ont donc offert leur propre version re-travaillée, repensée11. J’ai également participé à des séminaires ou collaboré avec des chercheurs proches des culioliens, mais qui avaient leur propre courant de pensée ou avaient travaillé avec les théories de Guillaume ou d’Adamczewski12, comme Claude Delmas, Pierre Cotte ou Evelio Cabrejo-Parra. J’ai donc peut-être une façon très particulière de me référer aux travaux énonciativistes. Si la T.O.E. est à la source de mon travail, c’est que son centre d’étude privilégié reste le marqueur en contexte. Le sens est donc retracé à partir des marques matérielles en discours : « there can be no theory of language that denies the grounding of languages in situations » (Culioli, 1985). Je continue à commencer presque toutes mes analyses de corpus par un repérage des marqueurs et leur emploi en contexte. Ce travail de départ me semble spécifique à la théorie culiolienne. Il est par ailleurs allié au fait qu’en principe, dans la T.O.E., on travaille sur une forme indépendamment de sa catégorie grammaticale, ce qui dans le cas du langage de l’enfant est particulièrement pertinent13. Peut-on déterminer par exemple si l’emploi holophrastique de « down » chez l’enfant anglophone à 1;10 est à catégoriser comme étant prépositionnel, adverbial ou bien verbal (« verb-like » comme le propose Tomasello 1987) ? Le chercheur qui travaillera sur l’émergence de la forme « down » et son évolution dans le langage de l’enfant pourra cependant essayer de 11 L’ouvrage de Bousacaren et Chuquet (1987) auquel a participé Danon-Boileau nous a aussi été très utile dans la préparation à l’agrégation d’anglais. 12 L’ouvrage d’Adamczewski Grammaire linguistique de l’anglais (1982) a accompagné mes études à l’Université de Paris 3. 13 Quelques chercheurs travaillant sur l’acquisition L1 et L2, ou sur la pathologie du langage se situent dans le cadre de la T.O.E. ou dans sa lignée, trois d’entre eux ont influencé mon parcours. Laurent Danon-Boileau travaille sur l’acquisition et la pathologie du langage (DanonBoileau 1995, 2002) ; Mireille Brigaudiot travaille en acquisition du langage (Brigaudiot & Nicolas 1990 ; Brigaudiot et Danon-Boileau 2002), Anne Trevise travaille à la fois en linguistique anglaise, en didactique et en acquisition d’une langue étrangère (Trevise 1992, 1993, 1994). HDR Avant-propos page 16 cerner des invariants, quel que soit le contexte morpho-syntaxique dans lequel cet item est utilisé, que ce soit dans l’énoncé à un terme ou dans l’énoncé à plusieurs termes. Mais il m’a été impossible de rester sur l’appréhension du marqueur unique, typique des travaux des anglicistes culioliens, sans faire un travail global sur la famille des marqueurs à laquelle il appartient14. Très rapidement, en particulier dans l’analyse des productions enfantines, on passe du repérage des marqueurs, à celle de leur absence, plus difficile à coder mais indispensable, puis, à celle du repérage des autres marqueurs de la même catégorie, pour se demander s’ils sont des manifestations de la même « opération énonciative » ou d’une opération voisine. Ce repérage à travers l’ensemble du corpus, dans toute sa dimension longitudinale, dans son « histoire » est possible grâce à un travail de glose important, qui est justement l’une des spécificités de la T.O.E. C’est la démarche que j’ai suivie quand j’ai étudié les auto-désignations chez l’enfant. J’ai repéré l’émergence du marqueur typique en langue adulte, je, puis j’ai travaillé sur les autres formes qui apparaissent « à la place » de l’auto-désignation en position sujet15 (voyelle préverbale, moi, prénom, deuxième ou troisième personne, absence de forme et personne étoffée ou renforcée moi je) depuis le début du corpus. En étudiant ces différentes formes ayant chacune leur spécificité, je les ai associées aux emplois des temps et des aspects travaillant sur les corrélations de marqueurs, à leur usage en fonction du genre discursif (la narration en particulier). J’ai également essayé de regarder autant que le corpus me le permettait (j’ai commencé à filmer les enfants « trop tard »16) des formes « précurseurs » dans lesquelles l’enfant exprime ses désirs, sa volonté et qui pourraient être glosées par des énoncés à la première personne en 14 Ce n’est plus l’approche typique de tous les anglicistes culioliens. Lucie Gournay (2006) a montré par exemple comment elle appréhendait which par rapport aux spécificités opérationnelles des autres marqueurs en WH. Gilbert (1987) avait déjà parlé de micro-système dans son étude des modaux MAY, CAN et MUST ce qu’a repris Dufaye (2001). On est passé de la recherche d’invariants d’un marqueur au travail sur une classe de marqueurs homogènes et finalement à leur lien à des opérations reliées entre elles. 15 J’utilise le terme de « sujet », mais cette fonction s’applique davantage aux gloses des énoncés enfantins en fonction du contexte. 16 J’ai donc décidé pour les nouveaux corpus que je recueille dans le cadre de mes projets de recherche actuels de commencer avec des enfants plus jeunes. Nous essayons de filmer les enfants à partir de 7 mois environ afin de pouvoir tracer la « préhistoire » de l’émergence de chaque marqueur étudié (il peut s’agir par exemple des marqueurs qui lui ont précédé ou de l’absence de marqueur dans des contextes équivalents dans les débuts du corpus longitudinal). HDR Avant-propos page 17 langue adulte, les holophrases telles que « non » et « encore ». Je suis donc partie de la forme je et j’ai travaillé sur la mise en place d’une opération énonciative qui consiste pour l’enfant à conjoindre le sujet de l’énoncé et le sujet énonciateur dans un seul marqueur après un passage par différentes formes ayant chacune sa spécificité en contexte. Il est assez difficile quand on travaille sur le langage de l’enfant de multiplier les manipulations, cette « activité épilinguistique » caractéristique du linguiste culiolien et de parler « d’acceptabilité » des énoncés. Peut-on dire que « dodo Nono » est un énoncé acceptable ? Il l’est si un enfant l’a produit en contexte. Nous acceptons cet énoncé sans même avoir à décider si « dodo » est un nom ou un verbe. On ne peut pas dire, sans contexte, si « dodo » est de l’ordre du nominal, ou du verbal. L’enfant dénommé Nono peut référer à une entité bornée et construire une relation d’appartenance en nous invitant à penser à son lit, par opposition au lit de sa sœur qui se trouve dans la même chambre. Mais il peut aussi référer à un processus, et manifester son envie de dormir. Ce n’est qu’avec l’apparition des marqueurs de temps, de détermination nominale, des prépositions que ce type d’ambiguïté pourra être réduite. Dans son interprétation, le chercheur s’appuie donc d’abord sur le contexte et l’interprétation des adultes, en particulier des parents. Les chercheurs savent que les parents font très souvent la « bonne » interprétation (ou « une » bonne interprétation du moins). Comme ces derniers connaissent l’enfant, partagent l’histoire familiale et ont une « théorie nonconsciente » de son parler à chaque moment de son développement, ils vont peut-être donner à « dodo Nono » le sens voulu par l’enfant. Cela aide le chercheur qui trouve la réplique dans le corpus. Je pars donc des productions de l’enfant en dialogue et je n’ai pas à décider si je les accepte : elles existent. Cependant mes années de travail en linguistique énonciative anglaise m’ont donné le goût des gloses et des comparaisons. Je les pratique notamment en comparant les productions des enfants qui comportent certains marqueurs et ceux qui ne les comportent pas. Je compare en particulier les énoncés qui contiennent ces marqueurs vides de sens figuratif comme pour, parce que, le, une, il, et ceux qui se caractérisent par l’absence de ces formes que l’on trouve dans la langue adulte. J’essaie de comprendre si la présence de ces formes est la trace d’opérations énonciatives effectuées par l’enfant-énonciateur, ou s’il reproduit tout simplement du langage HDR Avant-propos page 18 entendu non segmenté, de manière synthétique et en quelque sorte automatique. D’un côté la présence ou l’absence des formes peut être considérée comme étant aléatoire, de l’autre côté, si on trouve des régularités d’utilisation en contexte, on peut émettre l’hypothèse que ces formes marquent une véritable entrée dans la grammaire et dans le système formel de l’énonciation. Si j’ai peut-être une démarche singulière17 dans mon utilisation de la T.O.E., c’est aussi que Culioli semble favoriser les développements personnels en ne fixant pas sa théorie de manière rigide et dit des linguistes qui empruntent ses idées : « je veux qu’ils se sentent d’une grande, d’une totale autonomie » (2002 : 87). Peut-être ai-je trop utilisé cette licence que nous donne le père de la T.O.E. jusqu’à prendre à la lettre son exhortation : « il vaut mieux marquer que le linguiste ne peut pas faire la théorie du langage mais qu’il est partie prenante » (1999 : 69). Quand on fait son propre corpus et que l’on travaille sur des enregistrements d’enfants singuliers, uniques, que l’on a soimême filmés, on est conscient que l’on ne sera pas en mesure de proposer LA théorie du langage et que l’on est partie prenante. J’aimerais par ailleurs, en tant que linguiste spécialiste d’acquisition, rendre hommage à l’influence de Noam Chomsky. En France, passé l’âge d’or de la fin du dixneuvième siècle, début vingtième siècle durant lequel des linguistes, parmi d’autres scientifiques, ont cherché à nouer des liens entre acquisition et évolution du langage, entre langue adulte et langage enfantin, ces questions sont ensuite restées très marginales18 et peu reconnues dans le domaine des Sciences du langage. En 1957, l’ouvrage de Chomsky Syntactic structures relance les débats sur l’acquisition du langage et a l’immense mérite de « dynamiser » la recherche dans ce domaine, à commencer dans les pays anglo-saxons19. Les chercheurs américains des années 1960 n’ont pas tous suivi le positionnement théorique de Chomsky et certains ont essayé d’appliquer des analyses distributionnelles au langage de l’enfant et de trouver par 17 Je suis également très consciente que cette démarche est largement influencée par mon travail de thèse, les séminaires, la pratique thérapeutique et l’œuvre de Laurent Danon-Boileau. 18 Des équipes de chercheurs ont continué à produire des travaux de grande qualité (on trouvera quelques exemples chez François et al. 1977, Brigaudiot & Danon-Boileau 2002), mais la communauté des linguistes n’est pas particulièrement convaincue de l’intérêt de créer des liens entre linguistique générale et acquisition du langage. 19 L’influence de chercheurs comme Dan Slobin qui a lancé un programme de comparaisons inter-langues a permis, avec des approches différentes, que de nombreux pays participent à de vastes travaux de recherche (Slobin 1985, 1992, 1997). HDR Avant-propos page 19 exemple des régularités dans les premiers agencements syntaxiques. C’est ce que fit Braine (1963) avec sa grammaire pivot qui était censée rendre compte de ce que faisaient les enfants pour générer des énoncés. Mais on s’est rapidement rendu compte que les enfants n’utilisaient pas systématiquement les mêmes pivots, qu’ils produisaient parfois deux mots pivots ensemble et qu’il y avait un très grand nombre de productions non canoniques (Bloom, 1971). En parallèle à ces travaux, l'approche psycholinguistique (Osgood & Sebeok, 1954) a ouvert de nouvelles voies à la compréhension de l'acquisition du langage. Contrairement à l'approche strictement linguistique, cette théorie intègre le « sujet » et ne le considère plus comme passif face à un objet linguistique préétabli. Il s’agissait d’analyser la façon dont les intentions du locuteur étaient transformées en messages que l'interlocuteur pouvait interpréter. Les chercheurs influencés par la grammaire générative vont développer une approche psycholinguistique dans ce cadre. Pendant un certain temps la psycholinguistique a été surtout dominée par ce courant et inspirée par les travaux behavioristes (Skinner 1957). Peu de chercheurs parmi les disciples de Chomsky vont directement vérifier ses hypothèses sur des données réelles. Roger Brown (1958, 1973) relève le défit et constituera des corpus longitudinaux avec son équipe. Il aura une influence majeure avec une approche différente de celle des générativistes selon laquelle « speech is the principal instrument of cognitive socialization » (1958). Chomsky fait la critique (1965) des chercheurs qui élaborent des grammaires de l’enfant construites sur les échantillons de corpus en production naturelle puisque selon lui, une vraie grammaire doit être non pas une description de la performance mais de la compétence linguistique. Ce courant de pensée va participer au développement des tests expérimentaux qui permettent de vérifier la compréhension des enfants et de provoquer des imitations. Il est certain que l’idéal serait, de combiner la mise en place des hypothèses sur des échantillons de corpus de production et des protocoles expérimentaux en parallèle. Même si certains chercheurs croisent les méthodologies20, 20 Après avoir beaucoup travaillé sur sa propre fille, pris d’abondantes notes qui ont inspiré ses premiers travaux, Michael Tomasello semble désormais privilégier une démarche plus expérimentale. Mais il reste influencé par ses longues années d’observation quotidiennes. Celia Jakubowicz est par ailleurs une des chercheuses qui exploite le croisement des méthodes de recueils de données expérimentales et spontanées dans ses travaux, notamment dans Jakubowicz & Rigaut (2000). HDR Avant-propos page 20 cela reste rare et chacun se spécialise soit dans le corpus expérimental, soit dans l’analyse de données spontanées. J’ai jusqu’à présent privilégié ce deuxième type d’approche et je pense qu’elle est première, mais j’espère dans mes projets futurs, et grâce à des collaborations, parvenir à allier les deux méthodologies21. Non seulement, la démarche de Noam Chomsky a ouvert sur l’acquisition du langage, mais il me semble que malgré les divergences théoriques, son immense succès international a pu avoir un impact sur le travail de reformulation paraphrastique élaboré en France qui a radicalement changé la manière de faire de la linguistique. Si Chomsky part des phrases et joue avec la notion « d’agrammaticalité », il s’agit déjà de faire des manipulations et des comparaisons, même s’il a fallu attendre Culioli pour partir de l’énoncé et non de la phrase et préférer le concept « d’acceptabilité ». Cependant, les idées présentées dans Aspects of theory of syntax (1965) selon lesquelles l’enfant aurait une connaissance innée du langage, des catégories syntaxiques ou parties du discours telles que Nom ou Verbe, d’une structure syntaxique de base avec par exemple les notions de Sujet et de Prédicat, ne correspondent pas à ce que l’on peut constater en analysant directement des données spontanées. Les premiers observateurs du langage enfantin remettaient déjà en question l’emploi des catégories grammaticales adultes et des filtres théoriques canoniques pour analyser le langage de l’enfant (Stern & Stern 1907, Guillaume 1924, Cohen 1925, Bühler 1926). Il est peutêtre plus intéressant de partir des données pour essayer d’en proposer une certaine théorisation et non l’inverse, même s’il peut être fructueux de s’inscrire dans un cadre théorique suffisamment proche de nos propres intuitions pour arriver à les formaliser. La T.O.E. est, sous certains aspects, parfois voisine des nouvelles approches cognitives22 et l’on s’étonne des échos23 que l’on retrouve des idées culiolienne dans les 21 C’est ce que nous voulons faire dans le projet EMERGRAM (projet ANR blanc sur l’émergence de la grammaticalité) dirigé par Edy Veneziano et dans le projet sur l’acquisition des pronoms dans l’équipe dirigée par Anne Salazar Orvig. 22 Claude Delmas (2006) montre finement les liens entre les deux approches théoriques (Delmas). 23 J’utilise le terme « écho » ici pour exprimer ce que j’ai ressenti en lisant ces ouvrages après avoir travaillé dans un cadre culiolien. Il est bien entendu que Givón ou Langacker n’ont pas été directement influencés par Culioli dans leur approche théorique. HDR Avant-propos page 21 ouvrages comme ceux de Givón (1995) ou de Langacker (1991, 1999). Les approches constructivistes et cognitives ont influencé une « usage based theory of language acquisition » (Tomasello 2003) avec une théorisation sur l’enfant « constructing a language » à l’aide de pré-requis biologiques indéniables, mais en alliant des capacités cognitives, socio-pragmatiques et linguistiques acquises et mises en œuvre dans les interactions. Tout au long de mon parcours, j’ai travaillé avec des chercheurs en acquisition en France issus d’autres cadres théoriques comme Anne Salazar Orvig, Frédéric François24, Christian Hudelot, Christiane Préneron, Régine Delamotte-Legrand. Durant ces dernières années, j’ai également eu l’honneur de côtoyer et de travailler avec des figures du monde de l’acquisition du langage comme Edy Veneziano (Professeure en psychologie) et Elinor Ochs (Professeure en anthropologie) qui ne venaient pas de mon monde. Par ailleurs, comme beaucoup de psycholinguistes, j’ai été très influencée par les travaux de Dan Slobin, Eve Clark, Ann Peeters, Michael Tomasello, pour ne citer que ces quatre grands chercheurs parmi tous ceux qui ont considérablement fait avancer la discipline. Il se dégage de ces contacts, ces lectures, ces recherches en commun, un métissage théorique enrichissant, qui garde sa cohérence grâce à des positionnements assez proches ou complémentaires sur la discipline. Les journaux des pères fondateurs25 Ma lecture et mes analyses du Journal of the Beagle de Darwin (Morgenstern 2005, 200626) commencées dans le cadre de l’équipe SEMA dirigée par Frédéric Regard au sein du laboratoire CNRS LIRE, m’ont inspiré une profonde admiration pour les 24 Qui lui-même refuse toutes les dichotomies comme énonciatif/cognitif et plaide pour une démarche linguistique qui n’entre pas dans une classification mais permet de se repérer entre des pôles dans un continuum. 25 Pour une revue détaillée, voir document le document intitulé L’enfant dans la langue : de l’observation du naturaliste à l’analyse du linguiste, joint au dossier 26 Voir Morgenstern (2005) article n° 26 dossier pp. 428-443 et Morgenstern (2006) article n° 27, dossier pp. 444-462. HDR Avant-propos page 22 journaux du dix-neuvième siècle. Le voyage sur le Beagle de Darwin lui a permis de construire et d'asseoir son identité de scientifique. J’ai montré comment Darwin a cherché à décrire le plus précisément possible les objets et les faits observés, mais aussi son ressenti. J’ai découvert ainsi un grand travail d'élaboration par rapport à ce matériel (dans le lexical, dans la manipulation des prédications). Quand on observe l’inconnu, le nouveau, il y a un jeu entre le continu, le même et la variation, la différence qui fait saillance ou qui fait « catastrophe » (selon la théorie de Thom, 1977, 1980). Et bien sûr, c’est la catastrophe qui intéresse le naturaliste à l’étranger. Ce qui est autre, qui frappe, qui interpelle. Tout comme c’est la catastrophe que va pointer du doigt le petit enfant à la rencontre du monde qui l'entoure et sur laquelle il va appeler l’attention de l’adulte. L'effort de description se heurte cependant à la difficulté à mettre en mot l'inconnu et les affects, et Darwin a alors recours à la comparaison et à la métaphore. Puis, au-delà de l'observation et de la description, j’ai constaté à quel point le texte était marqué par la modalité épistémique grâce à laquelle l'énonciateur présente, avec beaucoup de précautions afin d'éviter les controverses, ses premières hypothèses. Ainsi, Darwin est un fin observateur et sait transmettre à la fois les images que lui évoquent les choses observées, et les affects ressentis, par un langage où abondent de très belles comparaisons. Il est cependant dans une sorte d'espace transitionnel où il découvre les choses, découvre ses impressions, donne des intuitions sans pour autant prendre en charge son propos et marquer avec puissance sa subjectivité par la métaphore ou par l'assertion de commentaires ou d'explications. Ces journaux montrent comment on étudiait un phénomène naturel en observant et en prenant des notes qui rendaient compte à la fois du phénomène observé, des impressions et de premières analyses presque en direct. Darwin est aussi l'un des premiers scientifiques (à la suite de Taine 187627) à avoir tenu un journal sur son fils aîné et à avoir publié un article sur lui dans Mind (1877). Cette démarche inaugure la tradition de l'observation directe, par l'investigateur, de ses propres enfants . Il y a donc chez Darwin un lien entre notes de voyages, notes sur le langage de l'enfant, et la théorie sur l'évolution qu'il a tirée de tout son travail d'observation et d'analyse. 27 La lecture de l’article de Taine a inspiré à Darwin la mise en formes des notes prises durant la petite enfance de son fils ainé, trente sept ans plus tôt. HDR Avant-propos page 23 Cette méthode de travail initiée par les naturalistes s’est répandue en Europe et plus tard aux Etats-Unis auprès des scientifiques qui travaillaient sur le langage de l’enfant, médecins, psychologues ou linguistes. J’ai voulu reprendre une étude entreprise bien avant moi par Mireille Brigaudiot et Catherine Nicolas (1990) durant leurs années de travail commun et relire les journaux des « pères fondateurs » des recherches en acquisition du langage. Ingram (1971) rappelle également qu’on entre dans les années 1890 dans une période de grandes découvertes dans le domaine de l’acquisition du langage et regrette que l’on ne tienne pas davantage compte du passé : « that modern students of child language have, by and large, ignored this period, along with its valuable insights, has been costly. Perhaps a pause, to look back to this information, is in order » (p. 908). Je me suis proposée de faire cette pause, ce retour en arrière dans la première partie du manuscrit inédit joint au dossier, intitulé : L’enfant dans la langue : de l’observation du naturaliste à l’analyse du linguiste. Les journaux nous rappellent que les études de cas détaillées, approfondies, ancrées dans la réalité quotidienne permettent de rendre compte du développement de l’enfant, de mettre à jour les liens entre le langage, la cognition, le psychisme, le développement moteur. Tenir un journal a permis à différents grands scientifiques d’avoir des intuitions fulgurantes sur le langage de l’enfant. Si depuis, les observables que sont les données, grâce à des méthodes de recueil et de transcription modernes (vidéo numérique, transcriptions informatisées et alignement grâce à des logiciels spécialisés28) permettent des analyses quantitatives précises et si une vaste communauté y a accès grâce à la mutualisation par internet29, on peut parfois éprouver de la nostalgie pour les analyses spontanées des premiers scientifiques qui observaient leurs propres enfants au quotidien. Ces analyses ont été taxées de trop subjectives et trop anecdotiques, mais de grands chercheurs ont cependant compris tout ce que leur apportait l’observation de leurs propres enfants et ont ainsi développé des hypothèses très personnelles (Halliday 1973, Tomasello 1992, Clark 1993). Si j’ai moi-même été incapable de tenir un journal sur mes propres enfants, pourtant nés après mon choix d’étudier l’acquisition du langage, j’ai connu la situation 28 CLAN, TRANSANA, ELAN, EXMARALDA. 29 CHILDES : http://childes.psy.cmu.edu/ HDR Avant-propos page 24 de prise de notes quasi quotidienne dans le cadre de mon travail avec des enfants troublants, attachants, émouvants, angoissants – des enfants présentant des troubles du langage. Travail de recherche et implication dans des groupeslangage J’ai compris en travaillant au Centre Alfred Binet et à l’école de la Goutte d’or en tant que co-animatrice de groupes langage que le développement de certaines capacités d’ordre cognitif et psychique d’un enfant ayant des problèmes de langage est lié aux relations qu’il tisse avec les autres enfants et les adultes dans le cadre d’un groupe thérapeutique. Dans ce contexte, l’enfant s'inscrit en tant qu’acteur dans une histoire collective qu’il partage avec adultes et enfants, et qu’il marque de son empreinte bien particulière tout en profitant des apports des autres. Ce contexte nous a permis bien sûr de recréer un microcosme qui reproduit certains aspects, mais pas tous, de ce que vit, ou pourrait vivre un enfant au sein de sa famille, et d’apporter également à l’enfant des éléments particuliers issus de cette forme de prise en charge. Le petit groupe au Centre Alfred Binet30 Nous avons accueilli un groupe d'enfants que nous animions à trois (deux psychothérapeutes, une linguiste). Nous étions toutes trois contrôlées lors d’une séance hebdomadaire par Laurent Danon-Boileau et Maya Garboua. Un suivi orthophonique hebdomadaire a été mis en place en parallèle. Notre approche était pluridisciplinaire : nous nous intéressions autant aux troubles psychiques que langagiers. Le groupe était constitué de cinq enfants de trois à six ans qui présentaient des pathologies du langage d'ordres différents : des problèmes cognitifs, neurologiques, relationnels s'entrecroisaient. 30 J’ai synthétisé ici des descriptions de notre fonctionnement que les thérapeutes et surperviseurs du Centre Alfred Binet, Centre médico-pédagogique, et moi-même avons rédigées plusieurs fois ensemble (Anne Lycoudis, Virginia Picchi, Laurent Danon-Boileau, Maya Garboua et moi-même). Un article a été publié sur cette expérience (Danon-Boileau et al. 2006, voir dossier, article n° 23, pp 372-394). HDR Avant-propos page 25 Les enfants étaient au moins partiellement scolarisés. Ils appartenaient à des milieux socioculturels différents. Ils étaient adressés par les écoles, les PMI, les pédiatres, les hôpitaux du secteur ou directement par les consultants du centre Alfred Binet. En intégrant les enfants dans le groupe le plus tôt possible, nous espérions leur donner une chance d'accéder à une scolarisation la plus « normale » possible à six ans. Les difficultés langagières s'accompagnant de différents troubles du comportement, ces enfants avaient des problèmes relationnels avec les adultes et avec leurs pairs d'âge. C'est pourquoi le groupe psychothérapeutique a été choisi dans leur cas. Les séances avaient lieu deux fois par semaine et duraient une heure. Les enfants jouaient librement avec le matériel qu'ils pouvaient prendre eux-mêmes dans l'armoire (dînette, voitures, feuilles et feutres, livres, puzzles, playmobil, poupées). En nous appuyant sur les situations provoquées par les enfants, nous participions aux jeux, proposions des scénarii ou intégrions de légères modifications afin d'aider les enfants à gérer leurs besoins, leurs désirs, leur ambivalence et leurs difficultés d'accès au langage. Nous portions une attention particulière aux difficultés de langage, mais notre travail n’était ni pédagogique ni rééducatif à proprement parler. Nous nous adaptions aux enfants et aux situations qui se créaient spontanément tout en maintenant un cadre précis (le lieu, la fréquence, la durée) et en imposant le respect de certaines règles (interdiction de faire mal ou de se faire mal et interdiction de casser le matériel) afin de favoriser la prise en compte de l'autre et de soi-même. La façon dont les enfants parvenaient à devenir de véritables partenaires pour construire un monde imaginaire partagé, en prenant l'adulte comme appui, ou comme repère est très spécifique du travail de groupe. Mais elle m’a beaucoup appris sur le fonctionnement de l’enfant en interaction et sur les conditions nécessaires à l’émergence de la capacité de symbolisation, pré-requis essentiel à la mise en place du langage. J’ai pu ainsi créer une autre expérience de groupe en milieu scolaire, sans le soutien de collègues psychothérapeutes, mais toujours sous la supervision de Laurent Danon-Boileau. HDR Avant-propos page 26 Le groupe langage à l’école de la Goutte d’Or Véronique Boiron31 et moi-même32 nous rendions à raison d'une heure par semaine à l'école et prenions en charge un groupe de cinq enfants. Chaque séance était suivie d'un temps de prises de notes. Le contenu des séances était retravaillé, commenté, discuté au cours de synthèses bi-mensuelles avec Laurent Danon-Boileau. Par ailleurs, deux ou trois réunions de travail étaient organisées avec l'équipe pédagogique et le réseau pour expliquer notre travail et parler de l'évolution des enfants. A l'issue d'une période de deux ans, un document rendant compte de l'évolution des enfants et des conclusions que l'on peut tirer de cette expérience a été rédigé. Les enfants avaient été sélectionnés par leurs maîtresses et le RESEAU33 en raison de leurs difficultés de langage. Une première réunion en début d'année a permis de limiter le groupe à 6 enfants de moyenne section. Les maîtresses ont ainsi pu observer, connaître les enfants pendant au moins une année avant de faire un choix. Les difficultés des enfants étaient très hétérogènes. Cela allait du problème de langue (enfant d'immigré) à l'aphasie. Certains enfants présentaient de lourds problèmes de comportement en lien avec leur trouble du langage. Les séances avaient lieu dans la petite salle vidéo de l'école qui se trouvait au rez-de-chaussée, coincée entre la salle des Asems et une salle de classe. Une porte vitrée avec de gros rideaux donnait sur la cour. Après un premier temps de reprise de contact, les enfants étaient invités à jouer librement avec le matériel de jeu contenu dans une boîte qui restait dans la salle en permanence: des poupées, des livres, une dînette, un jeu de memory, un jeu de dominos, des voitures, des petites balles, des feuilles et des feutres. Les adultes accompagnaient les enfants, répondaient à leurs demandes et saisissaient parfois des opportunités créées par les enfants pour organiser des jeux un peu plus structurés. Toutes les occasions pour faire des jeux orientés sur leurs problèmes de langage étaient saisies. Les activités s'organisaient surtout autour des deux adultes qui constituaient deux pôles bien distincts et avaient chacune leurs particularités, leur rapport personnel avec chaque enfant. Le fait d'être deux permettait d'organiser des tours de rôles entre adultes, 31 Elle était à l’époque institutrice et inscrite en doctorat en sciences du langage. Elle est actuellement enseignant-chercheur. 32 Nous avons publié un article sur cette expérience centré sur le cas d’une petite fille vraisemblablement autiste (Boiron, Morgenstern 2002, article n°22, dossier pp. 353-371). 33 Réseau d’Aides Spécialisées aux Elèves en Difficulté, structure Education Nationale. HDR Avant-propos page 27 de jouer sur les différences de styles (l'une peut être dans le collectif tandis que l'autre sera davantage dans une relation individuelle avec un enfant). Les enfants pouvaient ainsi librement aller de l'une à l'autre, faire appel à celle qu'ils sentaient plus disponible... Se faire consoler par l'une et « gronder » par l'autre. Il arrivait que l'une refuse le « café » que lui avait préparé un enfant alors que l'autre l'acceptait volontiers. L'une pouvait prendre la place des enfants (en jouant au loup et aux petits cochons) tandis que l'autre restait dans sa place d'adulte pour faire des commentaires. Mais chacune a gardé tout au long des séances les mêmes spécificités afin d’assurer une stabilité dans la représentation que construisait chaque enfant des deux adultes. La différence entre les adultes peut pour les enfants être le point de départ de la conscience de leurs propres différences. Chaque enfant était ainsi considéré à la fois dans son individualité et comme membre du groupe. Leurs demandes particulières étaient prises en compte. Nous tentions de comprendre ce qu'ils voulaient exprimer en y consacrant du temps. Nous étions très disponibles et nous les laissions nous utiliser, nous manipuler... jusqu'à un certain point. Certaines règles ne devaient cependant pas être enfreintes, ils ne devaient ni nous faire du mal, ni se faire de mal. Quand nous étions amenées à leur dire « non », nous motivions notre refus. Durant toute cette période de travail de groupe qui m’occupait de nombreuses heures par semaine et qui avait commencé par des accompagnements d’enfants au Centre Alfred Binet et l’observation des séances avec le thérapeute, j’ai noirci une bonne dizaine de cahiers. Je pensais un jour reprendre ces notes et en faire un livre sur ces expériences. Cependant, mes notes étaient sans doute trop personnelles : des récits très anecdotiques qui m’aidaient à vivre ces moments très intenses, enthousiasmants et éprouvants à la fois, étaient mêlés à des esquisses d’analyses. Je n’ai jamais été capable de trouver comment les présenter, les synthétiser et surtout les formaliser suffisamment pour qu’elles puissent prendre la forme d’un apport théorique. Si ces cahiers sont une forme de corpus qui s’apparente aux notes que prenaient les naturalistes comme Darwin sur les plantes, les roches, les animaux qu’ils observaient, ils restent donc mon jardin secret. HDR Avant-propos page 28 Liens entre travail de recherche et enseignement L’apport de mes travaux en stylistique et linguistique anglaise J’enseigne depuis 1994 dans un département d’anglais (université de Reims, Université de Paris 3, puis ENS-LSH). J’ai essayé tout au long de mon parcours de concilier mon enseignement et ma recherche, malgré leur appartenance à des disciplines différentes. L’occasion m’en a été donnée plusieurs fois notamment dans la préparation de mes cours et dans mon travail au sein du jury d’agrégation. Le véritable travail de recherche et de synthèse bibliographique qu’exige la préparation des cours et des sujets d’option dont le programme a changé tous les ans, puis tous les deux ans, m’a également donné l’envie de m’engager davantage et de faire quelques publications. La préparation des cours m’a permis de poursuivre ma formation de linguiste et d’angliciste et de continuer les va-et-vient entre recherche et enseignement. Je donne ici deux exemples de travaux à partir de thèmes de programme d’agrégation. La notion de sujet (programme agrégation 2004) On enseigne aux étudiants que « le sujet » ne correspond pas à la définition des grammaires ou des dictionnaires : « A term used in the analysis of grammatical functions to refer to a major constituent of sentence or clause structure, traditionaly associated with the ‘doer’ of an action, as in ‘the cat bit the dog’. » (Crystal, 1993, entrée « subject »). La fonction sujet se marque dans des formes grammaticales très variées (groupes nominaux, groupes verbaux, adjectifs, adverbes, groupes prépositionnels et propositions entières) qui peuvent tout aussi bien référer à des animés que des non animés qui ne sont pas toujours ni acteur, ni origine d’une action. Par ailleurs, on ne peut pas parler de sujet sans prendre en compte d'une part le prédicat avec lequel il entre en relation (Girard 2003) ce qui le rend « sujet de » selon la proposition de Chomsky (1965), et d'autre part le contexte dans lequel se trouve l'énoncé. Depuis les travaux de Keenan (1976) qui met à jour plus de 30 traits caractéristiques, on définit davantage la notion de sujet grammatical par un faisceau de propriétés morpho-syntaxiques et référentielles que comme un universel absolu. Certains considèrent que les propriétés subjectales dépendent de la nature du verbe mais aussi du contexte dans lequel la phrase, ou plutôt HDR Avant-propos page 29 l'énoncé se trouve. On peut également dire que celles-ci se répandent dans tout le texte ou le discours et peuvent être repérées sur d'autres termes que les sujets syntaxiques eux-mêmes. Par ailleurs, les types des sujets, même quand on ne regarde que les sujets canoniques et argumentaux, dépendent beaucoup des genres discursifs. Même dans un corpus uniquement constitué d'extraits littéraires34, on note une différence entre les genres : - les dialogues avec la prédominance des pronoms de première et deuxième personne ; LAURA : Where have you been all this time ? TOM : I have been to the movies. The glass menagerie. Tenessee Williams. Penguin books, p. 34-35, Scene four, 1988 (First edition 1959). - les extraits plus narratifs dans lesquels les sujets sont des personnages animés humains, (repris par des pronoms de troisième personne) souvent agents, quand on est dans l'évènementiel ; « Mr. Stelling put his hand on Tom’s shoulder (…). Then he pressed Maggie’s hand. » The Mill on the Floss. G. Eliot. Everyman’s library, p. 178, 1908. - les passages sous forme de commentaires dans lesquels les sujets (animés ou non) sont le point de départ d'un commentaire modal par lequel le narrateur marque sa présence. « They had gone forth together into their new life of sorrow, and they would never more see the sunshine undimmed by remembered cares. They had entered the thorny wilderness and the golden gates of their childhood had for ever closed behind them. » The Mill on the Floss. G. Eliot. Everyman’s library. p. 178, 1908. Rappelons cependant que Huddleston (1984), en précisant des traits syntaxiques, ou Langacker (1991), quand il explique que le sujet est « agent and primary clausal topic » parlent du « prototypical subject ». Il est difficile de donner une définition de la notion de sujet sans avoir recours à cette notion de prototype. Les traits syntaxiques, sémantiques et discursifs sont suffisamment importants pour que, à défaut de les définir, nous puissions identifier les sujets, et ce depuis qu'on nous a appris à segmenter la phrase en groupe sujet et groupe verbal à l'école primaire. Mais il est impossible d'avoir 34 J’ai travaillé avec les étudiants sur les œuvres littéraires au programme de l’agrégation d’anglais. HDR Avant-propos page 30 une définition uniquement syntaxique, sémantique ou discursive. Nous nous aidons à la fois de traits syntaxiques (accord avec le verbe, position souvent initiale en français), de traits sémantiques (par exemple le rôle d'agent ou d’expérient) et de la hiérarchisation de l'information (le topique). Le travail sur la notion de sujet peut rappeler l'une des intuitions de la théorie de l'énonciation, formulée par Robert (1994) : « Il n'y a pas de séparation entre fonction référentielle et fonction intersubjective du langage et donc il n'y a pas non plus de séparation absolue entre syntaxe, sémantique et pragmatique. » Selon Langacker (1991), on peut cependant constituer une hiérarchie d’ordre sémantique dans l’accessibilité à la fonction sujet car les sujets parlants ont une tendance universelle à établir une relation mentale la plus proche possible avec le sujet syntaxique, par empathie. Il normal pour un être humain de se projeter dans ce qui lui ressemble le plus. Le point de départ de la « empathy hierarchy » de Langacker est donc l'énonciateur lui-même: Speaker > hearer > human > animal > physical object > abstract entity Kuno (1976) avait dans ses travaux remis en question l'autonomie de la syntaxe en parlant déjà de « speaker empathy » dans sa théorisation en syntaxe fonctionnelle. Il montrait qu'il fallait prendre en compte des facteurs cognitifs quand on explique des phénomènes syntaxiques. Il privilégiait le statut du sujet et le trait +/- défini. La nouvelle génération de linguistes cognitivistes dont fait partie Langacker a pour objectif d'intégrer la pragmatique et le savoir partagé des interlocuteurs à la syntaxe et la sémantique. Cette première approche dont l’occasion m’avait été fournie par le programme d’agrégation m’a donné envie d’approfondir ce que peut représenter la notion de sujet et comment se forment les premières prédications dans le langage de l'enfant où justement il me semble impossible de séparer syntaxe, sémantique et pragmatique et chez qui l’on pourrait vérifier au niveau développemental la « empathy hierarchy ». On sait que les enfants omettent souvent les sujets. Hyams (1986) propose que le langage de l’enfant se constituerait au départ sur le modèle d’une langue comme l’italien dans laquelle le sujet n’est pas obligatoire (« Pro-drop language »). Puis quand HDR Avant-propos page 31 les enfants ont besoin d’utiliser le paramètre « sujet », ils le mettraient en place35. Cependant, les enfants n’omettent pas le sujet de manière systématique. Ils le font plus particulièrement quand il s’agit d’eux-mêmes sauf quand il s’agit d’opérer un contraste agentif pour lequel ils vont employer des formes comme moi ou prénom (Morgenstern 2006). Les enfants ont également tendance à produire des sujets nominaux davantage que des sujets pronominaux, ce qui peut s’expliquer par des facteurs discursifs (nouvelle information par opposition à information ancienne) et des facteurs métriques (Gerken 1991). Travailler sur la notion de sujet dans des énoncés d’enfants permet de se demander comment les enfants construisent les rôles syntaxiques et sémantiques. Selon Croft (2001), on crée des catégories syntaxiques abstraites en faisant des analogies à travers les constructions au niveau de l’énoncé. Les sujets en anglais sont majoritairement des agents et Schlesinger (1988) avait d’ailleurs proposé une théorie selon laquelle les enfants commenceraient par mettre en place l’agent, puis assimileraient les sujets non agentifs en fonction du langage environnant. Cette idée allait dans le même sens que celle de Pinker (1984, 1987) sur le « semantic bootstrapping » : les enfants commenceraient par acquérir la notion d’agent qui servirait d’ancrage à la notion de sujet, puis les sujets non agentifs seraient assimilés grâce à leurs propriétés syntaxiques communes (l’ordre des mots, le marquage casuel). Cependant, cette théorie ne tient pas compte du fait que les enfants produisent très tôt des sujets non agentifs dans des énoncés comme I see you, It’s a tape recorder, He likes it (Budwig, Stein & O’Brien 2001). Pour Rispoli (1991), il est plus pertinent de conceptualiser l’ontogenèse des catégories syntaxiques en termes de « mosaic acquisition », un processus au cours duquel les différents traits seraient acquis de manière graduelle et à des moments différents en fonction de la langue environnante. On peut faire l’hypothèse, si on suit Croft (2001), que chaque construction, qu’elle soit transitive, intransitive, passive, aurait son propre type de sujet qui se mettrait en place de manière indépendante. Les enfants trouveraient ensuite les points communs entre les sujets des différentes constructions dans les langues où ils sont avérés (Tomasello 2003 :169). 35 Les explications sur les conditions de la mise en place de ce paramètre ne sont pas claires et ne paraissent pas vérifiées sur des données. HDR Avant-propos page 32 Le terme de sujet, d'abord réservé à « la dialectique » et théorisé par Aristote, sous le nom de « hypokeimenon »36, ne désignait pas une relation grammaticale, mais un « support » ou un « substrat » que l’on peut associer à la notion de thème. André Martinet (1960) proposait de combiner les critères fonctionnels - en rappelant que le sujet est un terme indispensable à la construction de la phrase et qu’il se distingue des compléments par sa présence obligatoire dans un certain type d'énoncés - et les critères sémantiques, il voit le sujet comme un participant actif ou passif et le prédicat comme le mettant en valeur, ce qui rend obligatoire un énoncé minimum de deux termes. Il paraîtrait donc pertinent de regarder ce que peut représenter un sujet dans des énoncés d’enfants à partir du moment où il fait des constructions à deux éléments avec un thème et un rhème. Mais les énoncés à un mot de l’enfant sont déjà ce que William et Clara Stern (1907) avaient appelé des « mot-phrases » dans lesquels la mise en lien entre les éléments se fait par l’association entre le verbal (le mot produit) et le non verbal (les gestes, les mimiques, l’intonation de l’enfant et le contexte extralinguistique). J’ai étudié ces premiers énoncés à un mot et à plusieurs mots de l’enfant en participant à un premier colloque sur Le sujet (Aix-en-Provence) suivi d'une publication (2003)37, puis à un deuxième colloque38 en collaboration avec Laurent Danon-Boileau également à Aix en Provence suivi d’une publication (sous presse)39. Après avoir travaillé de manière plus précise sur la notion de sujet en linguistique générale et en linguistique anglaise afin de préparer mes élèves linguistes de l'ENS-LSH à leur épreuve d'option pour l'oral de l'agrégation, j’ai pu ainsi construire des liens entre ce travail théorique et mes analyses de corpus d’enfants.40 Les causatives (programme agrégation 2005) Il s’agit également d’un thème parmi ceux que j’ai abordés dans les programmes d’agrégation qui m’a aidé à progresser dans la réflexion en acquisition. Quand on lit des 36 Terme utilisé par Aristote dans son introduction à la métaphysique, voir édition électronqiue bilingue : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/metaphysique1.htm 37 Article n° 5, Dossier pp. 87-101. 38 Les deux colloques étaient organisés par Jean-Marie Merle. 39 Article n° 12, Dossier pp. 178-188. 40 On trouvera une synthèse de mes recherches sur la question dans le chapitre 1. HDR Avant-propos page 33 travaux sur l'aspect sémantique des causatives, par exemple des articles de Givón (1980, 1994), et Givon & Young (2002), l'accent est mis sur les notions d'agentivité, d'intentionnalité, de contrôle, de médiation, de relation inter-sujets. Ce travail sur les causatives m’a donc intéressé et m’a procuré l’occasion de commencer une démarche de comparaison entre la linguistique énonciative et la linguistique cognitive de Langacker (1987, 1991) ou de Talmy (1976, 1978, 2000) sur la notion d’agentivité et son croisement avec la causativité et l’intentionnalité41. Ce travail a donc enrichi mon appréhension des travaux en acquisition que les approches cognitives ont inspirés (Tomasello, 1998). Comme je rédigeais le cours du CNED et le cours d’agrégation à l’ENS-LSH, Pascal Aquien, éditeur de la revue Etudes anglaises, m’a proposé d’écrire un article de mon choix sur ce thème42. J’ai travaillé sur la différence entre les structures causatives avec l'opérateur cause et l'opérateur make qui semblent poser problème au personnage de Sophie, immigrée polonaise, dans Sophie's Choice de William Styron43. J’ai pris en compte le sémantisme propre aux opérateurs causatifs et aux prédications imbriquées ainsi que la présence ou l'absence de la particule to44. Pour le linguiste « énonciativiste », tout marqueur est la trace d'une opération mentale et nous éclaire sur « le fonctionnement caché de l'activité langagière » (Adamczewski 1982). Tout énoncé est considéré comme « un agencement de marqueurs » (Culioli 1985). A partir du moment où l'on constate en langue, même en synchronie, une certaine régularité, comme c'est le cas pour la présence ou l'absence de to dans les constructions causatives, et que l'on a donc fait une analyse distributionnelle, on devra se demander si to est bien le représentant ici d'une opération particulière, à une période donnée dans l'histoire de la langue, contrairement à la position de Chomsky (1957) pour qui to est un morphème « that can hardly be said to have a meaning in any independent sense ». Même si l'on adopte l'idée saussurienne que la spécificité sémantique d'un marqueur ne peut être construite en langue par sa valeur particulière mais par l'existence de formes rivales, dans le cas des structures causatives, on trouve 41 Morgenstern (2005), article n° 25, dossier pp. 415-427. 42 Morgenstern (2004), article n° 24, dossier pp.397-414. 43 Sophie’s choice. William Styron. Vintage. 1992 (first published 1976). Exemple d’erreur de Sophie : « Thank you for making me to bloom like a rose » (p. 71). 44 En m’inspirant également du travail de Cotte (1982). HDR Avant-propos page 34 bien des formes rivales et l'on devrait s'attendre à ce qu'elles encodent des représentations différentes, plutôt que d'être simplement utilisées de façon aléatoire, selon l'affirmation un peu provocatrice de Bolinger (1977) : « The natural condition of language is to preserve one form for one meaning, and one meaning for one form. » Après une description des particularités des structures causatives, des analyses en contexte m’ont permis de souligner différents paramètres : l'iconicité dans la syntaxe, le plus ou moins grand degré d'agentivité et d'intentionnalité des sujets, le lien entre le sujet causateur et le sujet causativé, ainsi que le degré de prise en charge énonciative. L'absence de to en anglais contemporain dans les causatives en make pourrait être considérée en fonction des paramètres suivants : - Cet opérateur est moins lié que d'autres aux propriétés sémantiques des sujets S1 et S2 qui peuvent être animés ou non animés. « The stuff ain’t made yet that would make me drunk. » Lord Jim. Joseph Conrad. Norton.1996 (first published in 1917) : 20. « It’s the business of a novelist to make you see things clearly. » The Good Soldier. Ford Madox Ford. Norton. 1995 (1st published 1915) : 76. - S2 est moins autonome, S1 « contrôle » la validation de la prédication imbriquée. - L'emploi de make (et have) dans les constructions causatives est très proche de celui des auxiliaires modaux avec la base verbale et à ce titre ces deux opérateurs semblent plus dématérialisés que cause et get, comme l'indique d'ailleurs leur sémantisme plus large ou plus « flou ». Selon Traugott (1980), la grammaticalisation de marqueurs tels que make leur permet d'acquérir non seulement des traits syntaxiques, mais également des caractéristiques particulières « that pertain less to the world being talked about and more to the speaker's organization of that world in the act of speaking. » On est dans un gradient avec une causalité plus directe, et une coïncidence temporelle exprimée iconiquement par la syntaxe. Par ailleurs, il ne faut pas oublier l'importance de la modalité dans les constructions causatives, les constructions plus analytiques étant à rapprocher de la modalité radicale avec sa valeur intersubjective (lien entre S1 et S2), les constructions plus synthétiques impliquant une causation plus directe qui peut être accompagnée soit HDR Avant-propos page 35 d'une modalité épistémique, soit d'une prise de position énonciative avec une certaine force d'assertion. De plus la différence entre le sémantisme de cause et de make et entre les deux structures, va de pair avec des liens de types différents entre cause et effet. Les causatives en cause seront plutôt utilisées quand le lien est de type logique, physique, ou présenté comme étant consensuel : « Finally there is a sinister zone of likeness between Poland and the American South which, although anything but superficial, causes the two cultures to blend so perfectly together as to seem almost one in their shared extravagance. » Sophie’s choice. William Styron. P. 229 Les causatives en make quand le lien est de type modal, pris en charge par l'énonciateur, et parfois en rupture par rapport aux attentes du co-énonciateur. « The Nazis made you do things you never believed you could. » Sophie’s choice. William Styron. p. 496 « Most of them were arias from Italian or French operas-Verdi and Rossini and Gounod-but there was one record that I remember just made me nearly swoon, I loved it so ». Sophie’s choice. William Styron. p. 507 Aussi, on peut donner aux deux structures les caractéristiques suivantes : - Structure en make : investissement direct de l'agent causateur, causalité effective, immédiateté, coïncidence temporelle (similaire à celle des verbes de perception), lien plus modal entre la cause et l'effet. - Structure en cause: investissement indirect de l'agent qui ne fait que créer des conditions entraînant un effet, antériorité de la cause par rapport à son effet, lien plus logique entre la cause et l'effet. Si j’ai pu donner ces quelques pistes pour comprendre la différence entre les structures, celles-ci ne sont peut-être pas assez claires pour élaborer une explication pédagogique, qui donnerait un outil métalinguistique simple à des apprenants tels que le personnage de Sophie et leur permettrait de faire le bon choix syntaxique. Pourtant les enfants ne font pas la faute de Sophie et acquièrent la structure en make dès leur troisième année, même s’ils font vers 2;06 de jolis énoncés tels que « Dance me Daddy » manifestant ainsi l’importance de la notion de transitivité qui passe par un agent (Ingram 1971) et exprimant ainsi une causation plus directe que par la tournure périphrastique (Shibatani 1976). Mais quelques semaines après avoir produit des formes HDR Avant-propos page 36 « erronées » (non-adultes), ils produisent les tournures périphrastiques en particulier en anglais avec make (Bowerman 1974, 1982). En effet ils se basent très vite sur le langage entendu, alors que Sophie est tributaire à la fois du Polonais qui fonctionne différemment, et de la complexité du système anglais de complémentation verbale (en to V, Ø V, -ing, that). Ce travail en linguistique anglaise à partir d’un texte s’est donc retrouvé en continuité avec les problématiques posées par la comparaison entre l’acquisition d’une L1 par un enfant et d’une L2 par un apprenant adulte sur laquelle je travaille avec Sandra Benazzo (2002)45 dans le cadre du Projet Léonard. L’apport de mon travail en linguistique générale L’étude de la notion de sujet et des causatives demandait bien sûr de faire un travail en linguistique générale. J’ai commencé ma carrière d’enseignante dans l’enseignement supérieur en France à l’Université de Paris V dans un département de Sciences du langage. Ma participation aux comités de lecture de CNRS édition et de Faits de Langues m’ont ensuite permis d’approfondir et de cultiver mes connaissances. La direction de Faits de Langues m’a fait l’honneur de me confier la co-direction scientifique d’un numéro de la revue sur la Réduplication46. J’ai ainsi pu préparer ce thème par des lectures, par la participation à un colloque international à Graaz sur « la Réduplication dans les langues »47 en Autriche et par la relecture et les propositions de modification des articles acceptés dans le numéro. Nous avons eu de longues séances de travail qui nous ont permis de définir quelques lignes d’analyse. La réduplication est un processus au croisement de la phonologie, de la morphosyntaxe et de la sémantique, et qui touche au thème de l’iconicité. Selon les langues, voire à l’intérieur d’une même langue, elle peut prendre différentes formes (redoublement partiel ou total du terme), affecter une ou plusieurs catégories grammaticales (nom, verbe, qualifiant, quantifiant) et remplir différentes fonctions. 45 Voir le chapitre sur la grammaticalisation dans le manuscrit L’enfant dans la langue : de l’observation du naturaliste à l’analyse du linguiste. 46 J’ai travaillé d’abord avec Suzy Plattiel et Mary-Annick Morel, puis j’ai co-dirigé le numéro avec Alexis Michaux, dossier pp. 504-521, articles n° 29 et 30. 47 Ce colloque a ensuite donné lieu à un ouvrage Hurch, Bernhard (ed.) (2005). Studies on Reduplication. Berlin, Mouton de Gruyter, auquel Marie Leroy et moi-même avons contribué. HDR Avant-propos page 37 Afin de mieux cerner les classes de mots qui admettent la réduplication, faire l’inventaire des différentes valeurs qu’elle peut prendre, étudier s’il existe un lien entre ces deux éléments et la grammaticalisation du procédé, et, enfin, si les différentes valeurs recensées peuvent être ramenées à un dénominateur commun, le numéro souhaitait aborder la réduplication selon deux problématiques: • Les conditions et les degrés de grammaticalisation de la réduplication On remarque en effet que dans certaines langues, l’utilisation de la réduplication est soumise à des contraintes, alors que dans d’autres elle est libre et ne représente qu’une alternative à l’utilisation d’un autre procédé : variations d’intensité dans l’intonation, utilisation d’un marqueur porteur du même sens. Nous voulions étudier quelles étaient les conditions qui entraînent la grammaticalisation de la réduplication en comparant avec des langues qui utilisent d’autres procédés exclusivement, et surtout plus ou moins librement à l’intérieur d’une même langue. Par ailleurs, nous nous demandions si la réduplication fonctionnait de la même façon quelle que soit la catégorie grammaticale du terme rédupliqué et la fonction qu’elle remplissait. • La recherche “ d’invariants ” pour le processus de réduplication La réduplication est, le plus souvent, utilisée pour exprimer la pluralisation ou plus généralement la quantification, mais dans certaines langues, elle semble remplir d’autres fonctions : distributivité (en Kannada, manne, manne = chaque maison), intensification (mura kia kia en Yoruba = se préparer vite vite / prépare-toi très vite), valeurs aspecto-modales (exemple la durée il marcha, marcha, marcha). Elle peut aussi permettre de spécifier le sémantisme du segment rédupliqué ou encore d’obtenir des effets de sens qui vont de l’affectif au péjoratif et donc d’opérer un travail sur le domaine notionnel (t’aurais pas du café café ? Morgenstern & Michaux 2007 ; hari sari sari « un sari vert vert », Montaut 2007). Nous voulions également inviter les auteurs à regarder si la réduplication fonctionne de la même façon du côté du verbe et du côté du nom. Dans certaines langues amérindiennes par exemple, l’effet de la réduplication semble en sens contraire pour les deux catégories. Sur le nominal, elle entraîne de l’intensification, sur le verbal, elle entraîne du flou. Nous voulions savoir si c’était le cas dans d’autres langues et si l’on pouvait dire que la catégorie grammaticale influait sur la fonction ou la valeur de la réduplication. En faisant l’inventaire des différentes valeurs recensées, il s’agissait enfin HDR Avant-propos page 38 de voir si, au-delà de leurs différences, il n’existait pas une invariance au niveau notionnel. Si le numéro de Faits de Langues qui résulte de ce travail collectif ne répond pas à toutes ces questions, il présente cependant des argumentaires intéressants sur les formes et les valeurs de la réduplication dans des langues variées . J’ai eu l’occasion de mener ce travail sur la réduplication dans les langues en parallèle avec une étude sur la réduplication chez l’enfant avec Marie Leroy (Leroy & Morgenstern 2004, 2005)48. Le fait de redoubler un matériau phonologique (son, phonème ou syllabe) semble être assez productif dans le langage de l’enfant. Il résulte de l’interaction entre des processus pré-linguistiques et linguistiques et est facilement accessible aux enfants. Ces derniers peuvent alors utiliser la réduplication avec des intentions variées dont certaines rappellent les fonctions des valeurs grammaticalisées de la réduplication dans certaines langues (duratif, intensif, distributivité) comme on le verra dans la première partie de ce document de synthèse. Encadrement de recherche J’ai d’abord collaboré à l’université de Paris 3 à la direction de maîtrises et d’une jeune équipe de recherche (L.A.L.A. Langage, Acquisition, Lecture, Apprentissages49). A partir de mon arrivée à l’ENS-LSH, j’ai dirigé neuf mémoires de Master 1 et 2 à part entière en linguistique et stylistique anglaise, en didactique, en acquisition et pathologie du langage et en linguistique générale. Depuis le financement du Projet Léonard (http://anr-leonard.ens-lsh.fr/) par l’Agence Nationale de la Recherche (2005), je dirige une équipe de seize chercheurs. On trouvera en annexe de ce document la liste des mémoires dirigés ainsi que le descriptif du projet dont l’objectif est de rassembler une base de données d’enregistrements vidéo d’enfants entre un et trois ans alignés aux transcriptions et d’analyser l’émergence et l’évolution des marqueurs grammaticaux. 48 Articles n° 28 et 29, Dossier pp. 482-503. 49 Le directeur de l’équipe était Laurent Danon-Boileau. HDR Avant-propos page 39 C’est cette activité de coordination et de direction de recherche qui a suscité chez moi l’envie de préparer l’Habilitation. La direction de recherche implique le partage de nos connaissances, de nos observations, de nos pratiques, le regard sur les qualités et les défauts des étudiants, la recherche du plein épanouissement de leurs idées personnelles, le travail collectif avec la complémentarité des expertises de chacun, la recherche des chemins pour mener à terme un projet commun. Il s’agit là pour moi de l’aboutissement d’un parcours qu’il est important pour moi de partager avec d’autres, qui eux-mêmes peuvent alors m’aider à enrichir mon expérience et mes connaissances. Les activités de recherche et de direction de recherche, les périodes de travail avec les enfants et l’enseignement dans le supérieur que j’ai menés en parallèle ne sont donc pas cloisonnés. Les lignes se croisent et donnent lieu à des publications ou simplement à des moments de réflexion qui m’ont permis de progresser à la fois sur le plan scientifique, sur le plan de mes relations avec les enfants, dans ma pratique d’enseignante et de chercheuse. J’ai voulu dans ce large avant-propos aborder la méthodologie, l’approche théorique que j’ai utilisées et montrer les liens entre mes activités de recherche, mes activités plus « cliniques » avec les enfants et mon enseignement. La partie suivante sera consacrée à mon thème de recherche principal formulé dans le titre : l’enfant dans la langue. HDR page 40 PREMIERE PARTIE : L’ENFANT DANS LA LANGUE HDR page 41 « Et chez le jeune enfant c’est ce qui se produit, il opère à partir de situations qui sont des situations de signification : que ce soit le jeu, que ce soit parce qu’un objet lui manque, que ce soit parce qu’il veut manifester sa mauvaise humeur, ou encore parce qu’il a besoin d’appeler, etc. Donc, à partir de là, il va être soumis, par autrui (ses parents, son entourage), à un véritable bombardement textuel. Et il va y répondre par une analyse qui va être, par exemple, statistique sur le plan phonologique, et il va chercher à repérer des régularités, etc. Là, on est dans un problème central, et très peu très peu élucidé malgré tout ce qu’on a pu dire récemment à des fins quasi médiatiques, et qui est le problème de l’acquisition. Oui, on a beau faire des expériences intéressantes, aller un petit peu plus loin, on ne sait quasiment rien sur l’acquisition ». (Antoine Culioli, 2002 : 93-94) HDR page 42 Introduction HDR Introduction page 43 J’ai essayé de rendre compte de mes travaux en acquisition du langage en fonction des thématiques que j’ai abordées tout au long de mon parcours et en les organisant autant que possible en fonction du développement du langage de l’enfant. Je suis consciente que mes publications sont de valeur inégale et que les thèmes abordés n’ont pas tous eu le même poids dans mon cheminement personnel. J’ai privilégié le « déroulement narratif » de ce texte en essayant autant que possible de souligner les pistes que je propose pour suivre l’entrée de l’enfant dans la langue. Le travail présenté ici repose sur une mise en regard des recherches de nombreux auteurs à qui je rends hommage tout au long de cette synthèse et une démarche personnelle – issue de collaborations avec différents chercheurs, de confrontations entre plusieurs approches. Cette démarche allie le recueil de données recueillies en milieu naturel, un cadre théorique inspiré par la linguistique énonciative, les théories cognitives et fonctionnalistes, et des lignes directrices. Les données L’ensemble des analyses présentées dans ce document de synthèse repose sur des données de deux types : - Des exemples empruntés à la littérature en acquisition du langage et qui me permettent d’illustrer certains points particuliers ; des exemples extraits de corpus informatisés de la base de données CHILDES50 que j’ai d’abord étudiés dans leur intégralité (en particulier le corpus de Peter recueilli sous la direction de Lois Bloom, 1970). Il s’agit de données qui me permettent d’élaborer des hypothèses. - Des enregistrements audio d’enfants (Guillaume51) ou des enregistrements vidéo et audio (Clément, Léonard, Théophile, Madeleine) et leurs transcriptions qui fournissent les données plus personnelles et plus complètes sur lesquelles il est ensuite possible de confirmer ces hypothèses. En ce qui concerne les enfants avec lesquels j’ai 50 51 http://childes.psy.cmu.edu/ Les enregistrements audio de Guillaume sont accompagnés du journal de sa mère linguiste, Mireille Brigaudiot, qui a travaillé sur ce corpus pour sa thèse (Brigaudiot & Nicolas 1990). HDR Introduction page 44 travaillé au centre Binet et à l’école de la Goutte d’Or qu’il n’était pas possible d’enregistrer, nous avons pris des notes très fournies après chaque séance. Les journaux des scientifiques de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle avaient l’extraordinaire avantage de permettre au chercheur, le plus souvent l’un des parents de l’enfant, de faire des observations quasi journalières qui pouvaient être utilisées pour leurs analyses : « La méthode de l’introspection, uniquement compatible avec l’analyse de la pensée, est éliminée ; pour y suppléer, il faut rester des journées entières à côté de l’enfant et acquérir la faculté d’interpréter tous ses mouvements gestes ou expressions par la voix » (Pavlovitch, 1920 : 143). L’apport de la vidéo et des nouvelles technologies permet désormais de remplacer ou d’allier la prise de notes à des enregistrements que l’on peut aligner52 aux transcriptions. Dans la méthode de recueil de corpus que j’utilise, les enregistrements vidéo, qui ont lieu une fois par mois puis qui sont transcrits au moins à partir de 1;06, représentent un corpus bien pauvre selon les standards posés par Tomasello et Stahl (2004) qui préconisent des méthodes de recueil beaucoup plus dense53. Nous ne pouvons pas savoir en quoi l’enfant a changé au jour le jour, ou même de semaine en semaine, contrairement aux pères scientifiques qui pouvaient noter l’évolution des phénomènes étudiés de manière quotidienne. Cependant, chaque enregistrement représente une surprise. Nous re-découvrons l’enfant chaque mois, avec toutes ses transformations. Grâce à ces ruptures dans le flux temporel, à cette discontinuité forcée, nous pouvons ainsi pointer des développements saillants qui n’auraient pas saisi notre attention de la même façon si nous avions vu l’enfant évoluer au quotidien. Le retour aux journaux des « précurseurs » permet cependant d’invalider ou de valider des hypothèses, ou de redécouvrir leurs hypothèses et d’avoir des éléments sur des phénomènes que nous n’avons pas pu percevoir dans des enregistrements vidéo mensuels. 52 L’alignement permet de visualiser l’enregistrement vidéo tout en lisant la transcription, ou de vérifier simplement l’extrait qui correspond à l’énoncé qui nous intéresse au moment de l’analyse. 53 Ces formes de recueil sont particulièrement recommandées quand on veut observer des phénomènes rares, ce qui n’est pas particulièrement le cas ici (pointages, fillers, prépositions sont très fréquents). Par ailleurs nous pensons qu’il est difficile de faire intrusion plus d’une ou deux fois par mois dans le foyer des enfants. Il faut ajouter que le budget que nous avons n’est pas suffisant pour transcrire davantage de données. HDR Introduction page 45 Approche théorique Je tâche de distinguer, autant que possible, ce qui est réellement construit par l’enfant et ce qui est importé des catégorisations projetées par le chercheur. Mes analyses se situent donc à la croisée de la linguistique cognitive et de la linguistique de l’énonciation. La linguistique cognitive a pour hypothèse que la faculté d’acquisition du langage repose sur des mécanismes cognitifs généraux, à l’œuvre dans d’autres activités cognitives que le langage. Elle va à l’encontre de la thèse classique de la grammaire générative (théorie chomskyenne des « principes et paramètres »), selon laquelle les langues ne peuvent être acquises que par un module spécifique, un « organe du langage » (les propriétés de ce module seraient radicalement différentes de celles du reste du système cognitif humain). Dans les recherches en acquisition du langage, en complémentarité de ces mécanismes cognitifs généraux, les tenants de l’approche cognitive et fonctionnaliste posent une « usage based theory of language acquisition » (Tomasello 2003), insistant donc sur les usages que fait l’enfant en tenant compte du langage qui l’environne ou qui lui est adressé. Même si l’enfant a des capacités d’ordre biologiques et cognitives innées contrairement aux autres animaux, liées sans doute à l’évolution de l’espèce, il doit apprendre les conventions linguistiques à partir du langage des autres. Il les construit en parallèle avec les autres apprentissages d’ordre cognitif et social comme le fait de pouvoir suivre le regard de l’autre, d’attirer son attention, de lire ses intentions, la capacité à faire des analogies, à catégoriser, à symboliser. Au niveau linguistique, selon l’approche cognitive et constructiviste, l’enfant apprend des mots et des constructions isolées, et ce sont ces petits bouts de langage doués de sens en contexte qui petit à petit lui permettent de se construire des grammaires successives. Il est important de comprendre cependant que ces grammaires successives qui ont leur cohérence ne sont pas bien « ordonnées » et constituent un véritable casse-tête pour le linguiste qui les étudie et essaie de reconstituer ces sytèmes. Il est également primordial de prendre en compte le contexte et de s’appuyer sur les fondements de la linguistique énonciative (Culioli 1995) selon laquelle : « There can be no theory of language that denies the grounding of languages in situations ». HDR Introduction page 46 C’est en situation et dans l’interaction que le bébé soumet en permanence le flux sonore qui lui parvient à une analyse que Culioli appelle activité épilinguistique qui a pour caractéristique d’être non consciente contrairement à l’activité métalinguistique du linguiste et « qui est au coeur de l’activité de langage et que l’on peut constater déjà chez l’enfant » (Culioli 1990 : 18). Les théories énonciativistes mettent donc à la fois l’accent sur les aspects discursifs et intersubjectifs de la parole et sur l’activité mentale du sujet, qu’il soit enfant ou adulte au sein de la co-énonciation. Le centre d’étude privilégié de la théorie des opérations énonciatives d’Antoine Culioli est le marqueur. On travaille sur une forme indépendamment de sa catégorie grammaticale, ce qui dans le cas du langage de l’enfant est particulièrement pertinent. Toutes les analyses de corpus présentées ici s’inspirent de cette approche et commencent par un repérage des marqueurs (ou proto-marqueurs comme le pointage ou les fillers) qui nous intéressent et leur emploi en contexte par opposition à leur absence ou à d’autres marqueurs. D’un côté la présence ou l’absence des formes peut être considérée comme étant aléatoire, de l’autre côté, si on trouve des régularités d’utilisation en contexte, on peut émettre l’hypothèse que ces formes marquent une véritable entrée dans la grammaire et dans le système formel de l’énonciation. Lignes directrices54 Cinq lignes directrices guident la démarche d’exploration que je mène et qui porte in fine sur l’appropriation par l’enfant de la dimension grammaticale du langage. 1) L’importance du dialogue : l’entrée de l’enfant dans la grammaticalité se fait d’abord en dialogue et en discours. 2) Le positionnement co-énonciatif : l’enfant s’approprie des outils grammaticaux dont une fonction importante est de lui permettre de marquer son positionnement par rapport à l’autre, accord, désaccord, clarification, contraste. 54 J’ai choisi de présenter cette synthèse en croisant mon cheminement de chercheuse et le parcours de l’enfant depuis son entrée dans le langage et non en fonction de ces lignes directrices. J’ai cependant proposé des encadrés verts dans le texte afin de permettre une meilleure lecture de ces fils conducteurs. HDR Introduction page 47 3) Le rôle de l’intériorisation ou « internalisation ». Selon Vygotsky (1934), le développement est d’abord social (ce qui au niveau linguistique se marque au niveau du dialogue) puis individualisé et internalisé (ce qui se marque au niveau du monologue55). Je pense qu’il y a plutôt un va-et-vient permanent entre travail « inter-psychique » et « intra-psychique » selon les termes vygotskiens et non un développement en deux phases. Ce va-et-vient est marqué notamment dans les répétitions, les reprises, les emprunts que fait l’enfant des petits segments de langage entendu, qu’il manipule et emploie en situation et qui nous permettent de reconstituer son cheminement dans l’appropriation des formes et de leurs fonctions en contexte. 4) Les catégories émergentes (Clark 2001) : le langage de l’enfant se caractérise par la mise en place éphémère de systèmes successifs (Cohen 1924) qui se manifestent en particulier dans ses emplois créatifs de marques qui n’existent pas dans la langue adulte ou par l’assignation de fonctions très personnelles à des formes empruntées dans le langage qui lui est adressé. Ces « barbarismes » (Egger 1887), ces « formes incorrectes » (Bühler 1926) apportent un éclairage très important sur son appropriation de la langue. 5) Un questionnement sur l’entrée dans la grammaire ou grammaticalité du langage, sur la « fonctionnalisation » des formes et un va-et-vient entre catégories grammaticales « adultes » et système propre à l’enfant. Ces cinq lignes directrices soulignent donc l’importance du dialogue (Salazar Orvig 1999) et de la co-énonciation (Morel & Danon-Boileau 1998) qui servent de cadre à la fois aux reprises faites par l’enfant du langage entendu et à sa créativité marquée dans des formes plus personnelles. Ces deux types d’appropriation du langage se complètent et signent son entrée dans la grammaticalité. L’enfant n’apprend pas la grammaire pour la grammaire, mais pour les fonctions expressives qu’elle lui apporte. Il fait des essais, il joue, il manipule, et se construit son entrée dans une langue qu’il va pouvoir habiter pleinement. 55 Le monologue peut être une activité solitaire mais on peut également considérer les moments où l’enfant marque l’appropriation de son rôle au sein de la co-énonciation par des prises de position qui lui sont propres, en rupture avec le discours en cours comme du monologue (Morel & Danon-Boileau 1998). HDR Introduction page 48 Je défends une position selon laquelle l’enfant est acteur et actif dans son appropriation du langage, avec le soutien, l’appui, l’étayage de son entourage sans lequel le processus ne pourrait pas poursuivre sa dynamique. La suite de cette synthèse propose de suivre son parcours. J’aborderai dans un premier chapitre l’entrée dans la langue par différentes voies. Je commencerai par l’usage de la réduplication et de la répétition. Je montrerai ensuite l’importance du mode gestuel qui se combine à la modalité verbale avec l’exemple du pointage, ouvrant la voie à une première forme de syntaxe. J’examinerai ensuite les premiers énoncés de l’enfant par le biais de la notion de prédication. Dans un deuxième chapitre, je présenterai mes travaux sur quelques marqueurs : les formes d’auto-désignations, les premières formes de détermination nominale, les premières prépositions, et la première conjonction, parce que. Le troisième chapitre sera consacrée à une analyse des emplois des marqueurs en fonction de différents genres discursifs et dans différentes situations. Je me concentrerai sur la justification dans le conflit, les prémices de l’anaphore en dialogue, les premiers récits et je regarderai pour finir l’impact de la voix de l’autre et de son rôle énonciatif dans l’appropriation effective du langage par l’enfant. Avant de conclure, je ferai un détour avec quelques observations sur le langage d’enfants moins typiques qui nous rappellent combien l’appropriation du langage par l’enfant peut être « un exploit formidable » (Adamczewski 1995). HDR page 49 Chapitre 1 : Entrée dans la langue Ce chapitre est consacré aux premiers pas de l’enfant dans le langage. J’aborderai ce sujet par différentes approches. Nous verrons comment le processus de réduplication est productif chez l’enfant et combien il utilise également la répétition reflétant ainsi son acquisition de fonctions pragmatiques du langage au sein du dialogue ainsi que son appropriation du système formel de la langue. Nous prendrons ensuite l’exemple du pointage pour montrer la continuité entre le mode gestuel et le mode verbal. Une fois que l’enfant produit ses premiers mots, on se demandera si l’on peut utiliser nos concepts de linguiste et parler de prédication. HDR 1 - Entrée dans la langue page 50 La réduplication56 Durant la période de babillage, il est difficile de déceler des intentions communicatives spécifiques dans les premières redoublements de syllabes produits par l’enfant : les sons sont répétés à l'identique dans des chaînes syllabiques (Stark 1986). Selon Davis et MacNeilage (1990), ces premières productions, de type /babababa/, seraient le résultat d'une alternance rythmique entre les mouvements d'ouverture et de fermeture de la bouche. Ces essais aideraient les enfants à découvrir les régularités phonologiques de leur langue maternelle. Moskowitz (1990) attribue ensuite à la réduplication plus intentionnelle de phonèmes et de syllabes un rôle de premier plan dans l’acquisition des structures lexicales : elle constituerait une étape vers la reconnaissance et le contrôle des unités phonologiques que sont les syllabes et les phonèmes. Au cours des stades précoces de développement phonologique et lexical, les enfants qui choisissent de suivre un mode de développement plurisyllabique utilisent la réduplication (Fee & Ingram 1980), ce qui peut être analysé comme une étape transitionnelle permettant à l’enfant d’allonger ses productions vocales. Par conséquent, la réduplication préfigurerait la forme typique du mot (Bortolini 1993). Dans ses travaux, Bruner (1984) mentionne un lien entre le concept de format et la valeur sémantique des dissyllabes. Dans une étude sur un corpus d’enfant de 0;2 à 1;1057, Marie Leroy et moi-même (Leroy & Morgenstern 2004, 2005) nous sommes intéressées aux différentes fonctions que la réduplication d’un son, d’un phonème ou d’une syllabe peut remplir au cours du processus d'acquisition, et à son rôle dans l'interaction et dans la construction du lexique. Dans un premier temps, en analysant une par une toutes les productions de réduplications enfantines dans les dialogues mère-enfant du corpus de Clément enregistré tous les mois pendant une heure jusqu’à l’âge de deux ans, nous avons 56 On trouvera des approfondissements dans les articles Leroy & Morgenstern 2004, 2005, Morgenstern & Michaux (2007), Morgenstern & Prak-Derrington (sous-presse) regroupés à la fin du dossier, articles 28 à 31, pp. 463-537. 57 Il s’agit du corpus de thèse de Marie Leroy (2001). HDR 1 - Entrée dans la langue page 51 remarqué que l’utilisation de la réduplication permet à l’enfant de jouer un rôle plus important dans l’interaction en cours. Il utilise un son qu’il maîtrise et le réduplique. Ce phénomène m’a rappelé les premiers mois d’apprentissage du violoncelle par ma fille. Elle apprenait à maîtriser la tenue d’archet en jouant des cordes à vide, sans avoir à se préoccuper de la main gauche. L’enfant fait de même en rédupliquant la même forme sonore. Il n’y a pas de fonction référentielle dans ces premières suites de sons rédupliqués, mais une fonction conative et phatique dont l’enfant va jouer de plus en plus pour maintenir l’attention de l’autre, déclencher l’interaction ou augmenter l’intensité d’une demande à laquelle l’adulte n’a pas répondu. Le deuxième type de réduplication se caractérise par la pause qui sépare chaque item rédupliqué. En raison de la présence de cette pause, on pourrait ici appeler ce processus répétition plutôt que réduplication, mais la pause est très brève. Il permet à l’enfant d’énumérer : Exemple 1, C (1;5;29) C ramasse des dominos et les pose sur le canapé un à un. A la fin, il en fait tomber un et gémit. C – m / m / m / m / m / m / m ::::::: Chaque émission du phonème [m] est accompagnée du geste qui consiste à poser un domino sur le canapé. Cet usage de la réduplication pourrait être considéré comme étant iconique et il rappelle les formes grammaticalisées de réduplication qui marquent une opération de pluralisation ou de distributivité (réduplication du lexème en Kanada pour marquer le pluriel par exemple). Le troisième type de réduplication que nous avons trouvé est celui qui est le plus commenté dans la littérature. Il s’agit de l’utilisation d’un patron CVCV qui se caractérise au contraire par l’absence de pause et qui est spécifique de l’acquisition du langage à tel point que de nombreux items comme « doudou », « dodo », « papa », sont conventionnels. On trouve dans cette catégorie de nombreuses onomatopées comme « ouah ouah ». Un exemple de mot issu d’une réduplication (onomatopéique) créé au sein du contexte familial et son explication, le bruit des ciseaux est présenté dans le DVD d’accompagnement (2 - Réduplication), dans la séquence intitulée tik-tik épique (il s’agit de ciseaux manipulés par l’enfant) extraite du corpus de Théophile à l’âge de 2;01. HDR 1 - Entrée dans la langue page 52 On comprend dans cette séquence comment le bruit que font les ciseaux a dû être mis en mots par les parents sous la forme « tik-tik » et comment l’enfant a dû garder ce mot pour désigner les ciseaux. Tout au long de la séquence, la mère et le père utilisent plusieurs fois le mot « ciseaux », mais Théophile reste fidèle à l’appellation « tik-tik ». Sa mère donne d’ailleurs un sens iconique au redoublement en expliquant qu’il faut fermer deux fois les lames : « regarde TIK….TIK ». Par ailleurs, la séquence a la particularité de comporter toutes sortes d’amorces de détermination nominale, des fillers et même l’emploi de la forme « mes » devant « tik-tik » au moment où Théophile cherche à s’emparer pour la troisième fois des ciseaux qu’utilise sa mère pour lui découper un bonhomme, montrant qu’il s’agit pour lui d’un lexème parfaitement intégré à son système puisqu’il est associé à du grammatical. On peut effectivement observer que même à un âge très précoce, les enfants marquent une nette préférence pour les configurations binaires (réduplication simple), spécialement en situation d’interaction avec un adulte. Les premiers mots des enfants sont généralement caractérisés par une harmonie consonantique (« gâteau », réalisé [tato]), ou par la réduplication (« auto », réalisé [toto]), cette dernière constituant l’un des principaux procédés de simplification chez l’enfant (Dore et al. 1976, Brigaudiot & Danon-Boileau 2002). Certains auteurs ont noté l’importance psychologique de la réduplication dans le passage des énoncés à un mot aux énoncés à plusieurs mots (voir Veneziano, Sinclair & Berthoud 1990). On passerait d’une réduplication liée à des contraintes physiologiques et mécaniques qui se manifestent dans le jasis, et des activités d’expérimentation ludique quand l’enfant babille, à une réduplication liée à la conscience phonologique, morphologique et lexicale de la langue marquées dans les usages productifs des onomatopées chez Théophile par exemple. La réduplication est un processus riche et productif au cœur du développement du langage chez l’enfant et qui fait intervenir une forte dimension ludique. Elle est liée à une prise de conscience phonologique, morphologique et lexicale qui le conduit à adopter des patrons réguliers tout comme il est naturellement attiré par les routines et les formats dans lesquels s’inscrivent ses échanges quotidiens avec les adultes (Bruner HDR 1 - Entrée dans la langue page 53 1984). Il peut donc être fructueux de considérer la réduplication comme formant un continuum avec la répétition. La répétition58 L’enfant aime que les choses se répètent et aime répéter. Les phénomènes de répétition sont présents à la fois dans les productions de l’enfant et dans l’alternance des tours de parole des dialogues adulte-enfant. Ils relèvent d'une activité de production et de manipulation linguistique, d’une véritable inscription discursive, et non d'un simple automatisme passif. On trouvera quatre exemples de routines et de formats à des âges différents dans le DVD d’accompagnement59 dans le dossier 1 - Répétition-routine, sous les titres a ho ho, b - premier dialogue, c - le jeu du « beurk », d - bulle. Dans le premier épisode, Théophile entame un dialogue chanté avec sa mère alors qu’il a 1;05. Il est dans sa chaise haute et s’apprête à manger, elle est allongée loin derrière lui sur le canapé car elle a un lumbago et ils chantent « hoho » à tour de rôle comme pour remplacer le contact visuel et physique. Dans le deuxième épisode, Théophile, qui a 10 mois, et sa mère tapent à tour de rôle des rythmes sur la table avec la paume de leur main. Dans le troisième épisode, Théophile à 2;02 crée une routine : il boit l’eau du bain avec un godet et dit « beurk », renouvelle la scène à plusieurs reprises devant les rires de son père et des observateurs. Dans le quatrième épisode, Madeleine à 1;10 et sa mère jouent avec des bulles de savon. La mère souffle, Madeleine éclate les bulles, dit « recommence » et sa mère souffle à nouveau à plusieurs reprises. Il est banal de dire que les enfants répètent ce que disent les adultes et qu’il s’agit d’un mécanisme fondamental dans l’acquisition du langage : ils apprennent spontanément à parler en écoutant et en répétant ce que disent les enfants plus âgés et 58 Ce thème est développé dans l’article Morgenstern & Prak-Derrington (sous-presse) article n°31, pp. 522-537. J’en extrais ici les idées et exemples principaux touchant à la répétition chez l’enfant. Pour la comparaison avec l’œuvre de Beckett, se référer à l’article. 59 Les commentaires portant sur les extraits qui se trouvent dans le DVD d’accompagnement sont en bleu dans le texte. HDR 1 - Entrée dans la langue page 54 les adultes. Il ne s’agit pas d’écholalie ou d’imitation, mais d’un processus plus restrictif, la répétition, avec une forme de sélection qui traduit de l’intentionnalité. Et pourtant, l’exemple suivant illustre à quel point les adultes s’attendent à ce que l’enfant soit un « imitateur », qualité si admirée par Charles Darwin à la fois dans sa rencontre des fuégiens lors de son voyage autour du monde60 et chez son propre fils (1877) : Exemple 2, Peter61 1;09 *CHI: make one . %act: Peter putting wheels on top of one another *PAT: make one ? *PAT: you gonna make a tower like mine ? *CHI: hmm # two two one +... *CHI: tower . *PAT: you can imitate anything +... *PAT: imitate # say imitate . *CHI: imitate . *PAT: that's what I thought . %par: laughs La répétition par l’enfant de segments des énoncés des adultes lui permettrait entre autres d’acquérir un lexique et des structures plus complexes. On a pu penser que l’enfant produit des énoncés pour apprendre à parler et donc maîtriser le code adulte. La répétition a donc été associée à cet objectif. Les enfants étaient censés répéter les énoncés pour en imiter la forme et copier l’adulte. La répétition permet bien sûr à l’enfant d’acquérir des items lexicaux et des structures entières comme l’a montré Clark (1998). En effet, l’enfant répète en particulier les termes qui ne lui sont pas familiers (Clark, 2002). En voici un exemple que j’ai tiré du début du corpus de Peter : 60 There are excellent mimics: as often as we coughed or yawned, or made any odd motion, they immediately imitated us. (…) They could repeat with perfect correctness each word in any sentence we addressed them, and they remembered such words for some time. Yet we Europeans, all know how difficult it is to distinguish apart the sounds in a foreign language. (…) All savages appear to posess, to an uncommon degree, this power of mimicry. (…) How can this faculty be explained? Is it a consequence of the more practised habits of perception and keener senses, common to all men in a salvage state, as compared with those civilized? (Darwin, Journal of the Beagle, 1845 : 211). 61 Corpus de Loïs Bloom que l’on trouvera dans la base de données CHILDES http://childes.psy.cmu.edu/. Dans son livre Bloom (1970) analyse les imitations dans ce corpus qui sont toutes codées. HDR 1 - Entrée dans la langue page 55 Exemple 3, Peter 1;0962 *PAT: what is that? *CHI: hello . *PAT: it's a hello box? *PAT: it's a # it's a tape recorder. *CHI: tape recorder . *PAT: that's right # a tape recorder. Mais dans les années soixante, un grand nombre d’études essaient de prouver que le langage ne se développe pas directement grâce à la répétition. Les énoncés répétés sont comparés aux énoncés produits spontanément et l’on considère qu’ils sont de richesse lexicale, et surtout de structure, similaires (Ervin-Tripp 1964 ; Bloom 1970). Pourquoi donc les enfants répètent-ils les énoncés des autres avec une telle fréquence ? Dans les années soixante-dix63, on commence à prendre en compte la valeur pragmatique des répétitions en dialogue et l’on considère la valeur sociale et pragmatique des énoncés des enfants (Keenan 1977). McTear (1978) essaie de différencier imitation et répétition : « In imitation, the observer perceives a preceding utterance as a model, intends to copy it and manifests the novel behavior in the process » (p. 295). Mc Tear considère au contraire la répétition comme un acte de langage à part entière. On étudie également la valeur cohésive des repétitions. En effet, les premiers dialogues verbaux (Benoit 1982 ; Bloom, Rocissano et Hood 1976 ; Casby 1986 ; Keenan 1977 ; Veneziano 1987) se caractérisent par l’importance de la répétition comme procédé d’enchaînement. C’est ainsi que se met en place l’un des premiers moyens de cohésion discursive, bien avant l’emploi de marqueurs anaphoriques comme les pronoms. Pour comprendre la fonction de la répétition chez l’enfant, il faut donc prendre en compte à la fois l’extra-linguistique, le contexte linguistique, les intentions de l’énonciateur, la relation intersubjective et le savoir partagé. On trouve ainsi beaucoup d’énoncés produits par l’enfant qui ne peuvent pas du tout être considérés comme des copies des énoncés adultes. 62 Les exemples sont ici en anglais car il s’agissait d’un travail de stylistique anglaise et j’ai donc utilisé des corpus de la base de données CHILDES ou des exemples empruntés à la littérature. 63 Ce panorama rapide prend seulement en compte les travaux relativement récents. Bloch (1924) parle déjà du rôle des répétitions notées dans son journal. HDR 1 - Entrée dans la langue page 56 La répétition a différentes fonctions pragmatiques et discursives dont voici quelques exemples : - Demande de clarification et ratification Exemple 4, (Slobin 1968 Adam 2;06) Mother : it fits in the puzzle someplace. Adam : puzzle ? puzzle someplace ? Mother : turn it around. Adam : turn it around ? Mother : No the other way. Adam : Other way ? Mother : I guess you have to turn it around. Adam : guess turn it round. Turn round. Il tourne la pièce. Adam utilise la répétition d’abord comme véhicule pour questionner sur l’énoncé précédent de sa mère (intonation montante) et ensuite pour manifester qu’il comprend et est en accord avec sa mère (intonation descendante). La répétition peut donc servir à de la vérification communicationnelle. Les adultes ont d’ailleurs tendance à attendre ces répétitions avant de poursuivre le dialogue. - Réponse à une question Les répétitions avec des omissions sont appropriées pour répondre à des questions. On trouve nombre d’exemples comme le suivant : Exemple 5, (Rodd & Braine 1971) enfant de 2;01 MOT : Is the baby sitting down ? CHI : Baby down. L’enfant traite l’énoncé comme une question et y apporte une réponse en utilisant certains termes de la question. - Clarification de la référence L’enfant utilise également la répétition comme moyen de clarifier la référence. Dans l’exemple suivant (Keenan 1977), deux enfants jumeaux de 2;06, Toby et David, sont avec leur baby-sitter. La présence des jumeaux nous fait un peu penser à Dupont et Dupond dans Tintin ou John et Smith dans Stardust Memories. Non seulement Toby se répète lui-même, mais David répète aussi ce que dit son frère : Exemple 6 Toby : Put it Toby’s room. Jill : Toby’s got a worm ? HDR 1 - Entrée dans la langue page 57 Toby : no put it Toby’s room. Jill : Toby’s what ? David : Room. Toby : Toby’s room. Jill : Toby’s room ? Toby : yeah David : xx Jill : oh. Put it in Toby’s room. Toby : Yeah ! L’enfant répète son mot, et sa répétition a valeur de négation : tant qu'il répète, il signifie à l’adulte qu’il n'a pas compris. On peut gloser ainsi : « essaie encore, je t'arrêterai quand tu y seras ». Dans un article sur la clarification de la référence (Morgenstern & Sekali 199964), nous avons montré que l’enfant très jeune (vers 1;10) continue de répéter tant que ses parents n’ont pas compris son intention référentielle. Sa répétition a valeur de négation (« tu ne comprends pas ce que je veux dire ») et manifeste déjà des capacités cognitives essentielles. La possibilité pour l'enfant d'imaginer, de concevoir que l'autre puisse ne pas l'avoir compris (au niveau du contenu référentiel ou bien de son intention référentielle) est une condition nécessaire à son développement cognitif et linguistique. En cours d'acquisition du langage, le processus de référenciation associe de façon très intriquée la dénomination et l'intention référentielle. Dans les cas de malentendus, c'est souvent par la clarification de l'un ou de l'autre que l'enfant sera compris, ce qui met en jeu des opérations linguistiques et cognitives complexes. Cela suppose en effet que l'enfant puisse prendre en compte l'altérité dans son discours, qu'il soit en mesure de comprendre que l'autre n'a pas forcément les mêmes projets ni les mêmes représentations des objets du discours. L’obstination de l’enfant à répéter, même si elle peut paraître parfaitement négative pour les nerfs des adultes, est un signe qu’il va bien car un enfant qui a des troubles du langage va vite abandonner ou se laisser envahir par l’agressivité due au fait de ne pas être compris. L’enfant « qui va bien » pourra ensuite développer des stratégies autres comme la reformulation. 64 Dossier pp. 213-235, article n°15. HDR 1 - Entrée dans la langue page 58 « L'intention de référer est comme une rivière qui, même lorsqu'elle est empêchée par un obstacle, rejaillit à un moment donné par un autre biais pour suivre son cours, à l'occasion d'une association d'idée. » (Morgenstern & Sekali, 1999 : 319320). - Entrée dans le récit La répétition permet aussi à l’enfant d’entrer d’une certaine façon dans le récit grâce à l’étayage de l’adulte : Exemple 7, Léonard 1;10 M : T’as fait dodo à la crèche ? L : Dodo. M : Oui et t’as mangé ? L : dodo man / mangé Léonard construit sa première réponse grâce à la reprise partielle de la question de sa mère, puis la deuxième réponse constitue une sorte de « récapitulatif événementiel » (Brigaudiot Danon-Boileau 2002). L’étayage de l’adulte joue le rôle de soutien cognitif et l’enfant peut redérouler sa journée en succession d’événements avec un appui verbal. Les répétitions sont donc en fait le signe d’une très grande activité métalinguistique de la part de l’enfant. La répétition permet non seulement à l’enfant de goûter les mots et les structures de la langue adulte et de se les approprier, mais il s’agit également d’un procédé grâce auquel il peut jouer un rôle dans la conversation. Il fait ainsi des réponses à des questions ou cherche à clarifier la référence. Il manifeste son accord ou son désaccord. La répétition est bien entendu également à l’œuvre dans les conversations spontanées entre adultes comme le manifeste le travail de Barbara Tannen (1987). La littérature est un lieu où le procédé est utilisé de manière particulièrement créative par certains auteurs qui l’ont placée au cœur de leur œuvre comme Marguerite Duras en France, l'Autrichien Thomas Bernhard pour la langue allemande, … et Samuel Beckett, unique dans le trio cité par sa position d'écrivain bilingue anglais français (Morgenstern & PrakDerrington, sous presse). La capacité à imiter l’adulte et à reprendre des formes qui lui sont adressées se manifeste également dans l’émergence du geste de pointage chez l’enfant. Comme l’avaient déjà observé Romanes (1888), Sully (1896) ou Stern (1914), le pointage peut être considéré comme un précurseur gestuel aux outils grammaticaux que HDR 1 - Entrée dans la langue page 59 l’on trouve plus tard dans les productions verbales. Il permet à l’enfant de segmenter le réel, de créer des relations triadiques entre lui-même, l’objet et l’autre à qui il désigne un référent, ou le demande, et avec qui il le partage. Le pointage65 La maturation neurologique permet aux enfants de maîtriser leurs mouvements et de les transformer en gestes en raison de leurs capacités motrices plus fines. Leurs interlocuteurs assignent du sens à ces gestes. En parallèle, les enfants développent les pré-requis cognitifs qui leur permettent de reprendre les gestes symboliques qui leur sont proposés dans des routines comme « au-revoir » ou « ainsi font font font les marionnettes ». Ainsi, le geste de pointage émerge grâce à la maîtrise de la motricité fine, de la capacité à symboliser et à imiter/répéter/reprendre les formes employées par les adultes. Certains gestes conventionnels apparaissent très tôt chez l’enfant, et c’est notamment le cas pour le pointage observable avant l’âge de douze mois, peu de temps avant les premiers mots. Selon Cabrejo Parra (1992), ce geste représente une condition nécessaire à la construction du langage car il donne à l’enfant la possibilité de désigner un objet en tant que lieu d’attention partagée et d’échange avec l’adulte. L’objet montré prend un statut particulier puisque le geste de pointage accompagné du regard le distingue de son environnement (Bruner 1983). L’enfant réalise ainsi une première opération de symbolisation dans un « meeting of minds » (Tomasello 1999) avec l’adulte que les grands singes ne pourraient pas faire (Butterworth 1991, 2003, Tomasello, 2002). Il s’agirait ici de la première manifestation toute simple de pré-requis spécifiques à l’homme dans son accès au langage : la capacité à partager, à communiquer, à comprendre une intention. Le geste de pointage a reçu une attention particulière dans le domaine de l’acquisition du langage depuis le milieu des années 1970. Il s’agit de l’une des formes gestuelles les plus étudiées, si ce n’est la plus étudiée pour diverses raisons. Selon Bates 65 Pour un approfondissement sur ce thème, voir le chapitre sur « le pointage chez l’enfant » dans le document intitulé L’enfant dans la langue : de l’observation du naturaliste à l’analyse du linguiste joint au dossier. HDR 1 - Entrée dans la langue page 60 et al (1979) ou Bruner (1983), l’utilisation du pointage chez l’enfant permet d’anticiper son développement linguistique, la richesse lexicale et l’activité de dénomination en particulier. Pour Clark (1978), les déictiques verbaux employés plus tard par l’enfant sont en continuité naturelle avec le pointage. Elle montre comment l’enfant passe de l’un à l’autre en plusieurs étapes : 1. 2. 3. 4. Pointage sur l’objet Pointage sur l’objet + déictique verbal Pointage sur l’objet + déictique verbal + nom de l’objet Deictique verbal + nom de l’objet Le passage de la communication pré-linguistique à la communication linguistique se ferait ainsi sans heurt ni difficulté. Selon cette perspective, le pointage correspondrait à un mécanisme de transition au cours de l’acquisition du langage qui favoriserait en particulier l’accès à la combinatoire. En effet, pour Bates et al. (1977) le pointage facilite l’accès aux combinaisons et donc à la syntaxe. Pour Goldin-Meadow & Butcher (2003), le pointage joue un rôle crucial dans la transition entre les énoncés à un mot et les énoncés à deux mots. Les combinaisons mot-geste permettent de déclencher la phase des énoncés à deux mots. Elle s’intéresse en particulier aux combinaisons dans lesquelles les mots et les gestes apportent une information sémantique différente et complémentaire et que Clark (1996) appelle « component rather than concurrent ». Ces combinaisons ne sont produites que lorsque les gestes et les mots forment un système bi-modal à part entière. Les deux parties de l’information seraient donc deux éléments d’une même proposition à l’intérieur d’un seul acte communicationnel. L’enfant manifesterait par ces combinaisons mots-gestes complémentaires (Goldin-Meadow les appelle « mismatch » car il n’y a pas redite de la même information) une certaine maturité cognitive et il s’agirait d’une transition vers les énoncés à deux mots. Il est intéressant de faire un parallèle entre ce phénomène de transition au niveau sémantique, qui permet de combiner deux modalités d’expression avec le canal gestuel et visuel utilisés simultanément pour porter deux « sémantèmes » différents, et la réduplication qui joue également un rôle de transition au niveau phonologique et morphologique puisqu’elle permet à l’enfant d’allonger ses productions vocales et verbales. L’enfant utiliserait deux stratégies, d’une part, il peut agencer simultanément deux unités sémantiques différentes en alliant le geste et le mot, d’autre part, il peut HDR 1 - Entrée dans la langue page 61 allonger ses énoncés en produisant consécutivement deux fois la même syllabe ou le même mot. La communication gestuelle ne disparaît pas totalement avec l’apparition du langage (Marcos 1998). Elle est même largement utilisée par les adultes en complémentarité avec les productions verbales (Guidetti 1998). Peut-on donc parler de substitution d’un système à l’autre ? Y aurait-il une continuité développementale en lien avec la continuité phylogénétique déjà présumée par Condillac entre le pointage et les premières productions linguistiques comme les démonstratifs (ça, là, c’est)? Les modalités gestuelle et verbale manifestent-elles les mêmes pré-requis linguistiques? Par ailleurs, traditionnellement, les chercheurs attribuent deux fonctions au pointage (Guidetti 2003) : il peut être directif/proto-impératif (demander un objet convoité) ou assertif/proto-déclaratif (établir l’attention conjointe). On peut se demander si cette dichotomie est très claire dans les interactions spontanées en milieu naturel. J’ai mené une étude en collaboration avec Marie Leroy et Emmanuelle Mathiot (voir document inédit, le chapitre sur le pointage chez l’enfant) sur les données de Théophile et Madeleine, deux enfants suivis dans le cadre du Projet Léonard. Nous avons analysé tous les pointages (ou proto-pointages) des enfants entre 8 mois et deux ans. Nous sommes arrivées aux conclusions suivantes : a) L’origine du pointage. La catégorisation du pointage en deux fonctions différenciées est liée à la question de l’origine du pointage. Pour Wundt (1912) le pointage est « nothing but an abbreviated grasp movement » . Vygotsky (1988) explique également que le pointage se développe à partir de mouvements de préhensions sans succès qui sont interprétés par l’adulte comme des demandes. L’adulte convertirait donc le mouvement de l’enfant en geste en lui attribuant un sens (une demande d’aide). C’est ainsi que le pointage aurait sa fonction « impérative ». D’autres auteurs tels que Masataka (2003) expliquent la forme spécifique de la main par le fait que le pointage serait consécutif au mouvement d’extension de l’index effectué par l’enfant afin de toucher, de presser, de sentir et d’explorer les objets qui l’entourent. L’extension du bras s’ajoute à la forme de la main quand l’objet est distant, ce qui permet aux enfants de partager leur attention avec les autres. HDR 1 - Entrée dans la langue page 62 Le pointage semble être issu d’une combinaison du bras tendu, main ouverte, geste de préhension qui se transforme en manifestation d’un désir et de l’extension de l’index qui permet à l’enfant d’explorer et non de l’un OU de l’autre. Nous avons regardé au ralenti des passages ou l’enfant passe de façon répétée d’une forme de la main doigts ouverts à une esquisse de geste de pointage et inversement. Ce phénomène est illustré dans le DVD d’accompagnement, dossier 3-Pointages sous le titre pointage et préhension. Il y a aussi des moments où, par exemple, il appuie sur le bouton du four à l’aide de son père et garde le même geste pour pointer le changement qui vient de se produire : la lumière qui vient de s’allumer à l’intérieur du four et le bruit de la chaleur tournante (voir l’extrait de film de cette séquence dans le DVD d’accompagnement). Ainsi l’enfant utilise un geste dont la fonction requiert une configuration particulière, l’index tendu pour appuyer sur un petit bouton et dont l’objectif est d’allumer le four, et le transforme en geste symbolique qui lui permet de désigner le four en marche signalé par la lumière allumée. Il est donc difficile de délimiter les frontières entre le geste fonctionnel et le geste symbolique. b) Rôle du regard et des vocalisations/verbalisations En ce qui concerne les deux enfants de notre étude, très peu de pointages jusqu’à deux ans étaient accompagnés de regards sur l’interlocuteur. Soit les conditions d’enregistrement, la présence constante des parents étant acquise, ne les poussaient pas à utiliser le regard, soit un autre moyen leur semblait plus propice à attirer leur attention. Nous avons alors regardé si les pointages s’accompagnaient de vocalisations ou verbalisations. C’était effectivement le cas de façon massive. Il semblerait que la production vocale/verbale et donc la modalité auditive soit le mode privilégié de ces enfants pour accompagner la modalité visuelle et chercher l’attention de l’adulte. c) Fonctions du pointage Il est difficile de dissocier la fonction proto-impérative de la fonction protodéclarative du pointage. Parfois, seule la réaction de l’adulte nous donne un indice, mais on ne peut pas être certain que la véritable intention de l’enfant ait été vraiment comprise. On pourrait peut-être rapporter le geste de pointage à une opération symbolique commune aux deux fonctions. Les deux types de pointages ont au moins en commun leur fonction locutoire, celle de désigner un référent dans l’espace (il peut HDR 1 - Entrée dans la langue page 63 d’ailleurs s’agir d’un référent absent et l’ancrage spatial peut être symbolique). Ils ne partagent pas la même fonction illocutoire (demande d’intérêt / demande d’un objet / demande d’accomplir une action…). d) Le pointage monologique Nous avons noté à la fois des pointages d’ordre monologique et des pointages d’ordre dialogique dans nos données. Si le pointage (le geste symbolique et non le mouvement en lui-même) est bien un geste d’ordre socio-pragmatique, construit à partir des capacités motrices, cognitives, psychiques de l’enfant qui s’approprie un geste et un symbolisme dans le bain de langage et de gestes qui l’environne, on peut imaginer que l’enfant l’utilise pour l’autre, mais aussi pour lui-même (puisque c’est ainsi qu’il a été utilisé devant lui, il reprendrait alors la « mise en gestes » de l’adulte). L’enfant jouerait à la fois le rôle de l’adulte et son propre rôle et serait alors celui qui montre et celui qui regarde, à l’intérieur d’une mini-saynète dialoguée. On trouvera un exemple de pointage « monologique » dans le DVD d’accompagnement dans le dossier 3-Pointages. Théophile à 11 mois voit quelque chose de particulier sous la table basse et le pointe en faisant une vocalisation alors qu’il n’est pas sous l’attention de sa mère qui lui tourne le dos et fait la vaisselle et qu’il ne cherche pas son regard. Que ce soit en tant qu’objet d’attention commune ou en solitaire, le pointage permet à l’enfant de segmenter le milieu environnant, de singulariser un élément saillant pour lui et d’en faire un référent. Il peut alors parler de cet objet, pour lui, mais bien sûr pour l’autre, le nommer, le demander, le commenter. Son activité de monstration lui permet de faire ses premiers pas dans la prédication : il extrait un élément du réel qui l’entoure et l’insère dans une proto-structure syntaxique à deux éléments. Le cheminement de Théophile et ses pointages est retracé dans le petit montage intitulé Pointages et Variations qu’Olivier Segard et moi-même avons réalisé dans le dossier 3-Pointages. On voit Théophile passer de ses premières utilisations de l’index tendu à ses premiers pointages intentionnels à la fin associé à l’un de ses premiers mots « ouah ouah » alors qu’il montre un tableau figurant un chat. Nous avons voulu montrer HDR 1 - Entrée dans la langue page 64 dans ce montage comment les pointages sont issus à la fois de ses dialogues avec l’adulte, de ses capacités motrices que peu à peu il maîtrise et de sa capacité à saisir les intentions de l’adulte et la fonction qu’il attribue aux gestes symboliques. Le rôle des gestes est également important dans la mise en place des premières prédications de l’enfant qui se construisent de façon multimodales, en dialogue (en duo) et en contexte. La prédication66 La prédication, opération logique par laquelle un sujet « est attribué » à un prédicat a été longtemps considérée comme l’une des constantes les plus fondamentales du langage humain. Depuis la tradition greco-latine, les rhétoriciens arabes du onzième siècle ou la grammaire de Port Royal, un énoncé est constitué d’un sujet et d’un prédicat. Cette conception s’est transformée dans les grammaires scolaires en opposition sujet/verbe. Le couple modus/dictum est apparu chez les Stoïciens et réélaboré par Bally (1950) pour sa théorie générale de l’énonciation. Il représente l’énoncé comme la combinaison de la représentation d’un procès ou état, le dictum, avec une modalité qui affecte ce dictum marquant l’intervention du sujet parlant, le modus. Culioli (1968) développe une théorie centrée sur la lexis sur laquelle s’effectuent diverses opérations de détermination qui marquent pour chaque énoncé singulier sa prise en charge par un sujet énonciateur. Dans les théories linguistiques récentes, le sujet est donc depuis Jespersen (1924) vu comme le « complément de rang zéro », ou un actant parmi d’autres (Tesnière 1959) avec un verbe conçu comme le pôle organisateur de l’énoncé. Afin de renouveler l’analyse syntaxique, Bally qui considère la prédication comme une relation externe marquant l’intervention du sujet parlant propose également le couple thème/propos, 66 La notion de prédication chez l’enfant est étudiée de manière plus détaillée dans l’article Danon-Boileau, Morgenstern (sous-presse, article n° 12, dossier pp. 178-188) et est ensuite approfondie dans le chapitre sur les constructions prédicatives du document intitulé L’enfant dans la langue : de l’observation du naturaliste à l’analyse du linguiste joint au dossier. Cette synthèse repose sur un travail élaboré en collaboration avec Laurent Danon-Boileau. HDR 1 - Entrée dans la langue page 65 concurrencé de nos jours par la formulation thème/rhème ou topic/comment dans les pays anglo-saxons (Hockett, 1958). A la suite des travaux sur la théorie de l’information que Jakobson introduit en linguistique, on réinterprète l’opposition thème/propos comme ancien/nouveau, information connue/information nouvelle. Halliday (1985), Kuno (1975) entre autres montrent que de nombreux traits syntaxiques peuvent s’interpréter à partir de cette opposition. Nous restons cependant dans une logique binaire qui suppose que l’énoncé comporte au moins deux éléments linguistiques. Or, on sait que l’enfant commence autour de l’âge d’un an à produire des énoncés à un terme, tels que « bobo » ou « enco(re) », appelées « mot-phrase » par Stern (1907), ou holophrase par De Laguna (1927). On peut se demander si ces premières productions sont à considérer comme de véritables prédications et si l’on peut parler de mise en relation d’un sujet et d’un prédicat alors qu’un seul élément linguistique est explicitement produit. De Laguna justifie son choix du terme holophrase en proposant de voir dans ces énoncés des structures prédicatives dont l’un des termes est linguistique et l’autre est à chercher dans le contexte situationnel. Pour considérer ces productions comme des prédications, il faut également prendre en compte la collaboration entre l’enfant et son interlocuteur qui doit reconstruire la relation prédicative entre un support prédicatif présent dans le contexte et l’élément linguistique produit par l’enfant : Exemple 8, Léonard 1;08 L’enfant prend son bain, il veut s’asseoir sur le rebord de la baignoire et glisse. L : be M : t’es tombé encore ! Il s’agit d’énoncés qui portent sur des référents présents et le travail co-énonciatif de l’adulte pour identifier le support de la prédication en est facilité. Durant cette première phase, les énoncés des enfants seraient donc des rhèmes et les thèmes (ou simplement les supports) seraient implicites. Mais il est également possible à l’inverse, que l’enfant produise des thèmes et que le rhème soit implicite ou reconstruit à partir du contexte. L’enfant peut pointer du doigt le gâteau qui est tombé par terre et dire [be] marquant ainsi le rhème ou bien [gato] explicitant ainsi le thème. On peut considérer, comme les observateurs du langage enfantin du tournant du siècle qui avait eu cette intuition du « mot-phrase » qu’il y a prédication. Celle-ci n'est HDR 1 - Entrée dans la langue page 66 pas directement codée dans l'énoncé de l'enfant, elle se construit dans le dialogue entre l’adulte et l’enfant en contexte. L'enfant sélectionnerait le mot le plus « informatif » (Greenfield 1979) en premier en fonction de son inscription dialogique et situationnelle. On peut alors parler de « prédication en duo ». L’idée que le discours adulte dans le dialogue a une influence sur les usages du langage et l’acquisition chez l’enfant a été explorée par Scollon (1976) qui a différencié les structures horizontales des structures verticales. La structure horizontale réfère à un énoncé à plusieurs mots. La structure verticale implique des relations syntaxiques et sémantiques entre deux productions distinctes de l’enfant dans le dialogue. Pour Scollon, ces structures verticales sont un terrain privilégié à partir duquel l’enfant prépare ses énoncés à plusieurs mots et particulièrement quand l’étayage de l’adulte est présent dans les prises de paroles intermédiaires. À une époque de développement où l’enfant ne fait pas encore des énoncés de plus d’un mot, il manifeste cependant ses capacités à produire plusieurs mots dans des tours de paroles distincts mais liés par une relation syntaxique ou sémantique – on pourrait d’ailleurs ajouter également qu’il y a une relation quant à la structure informationnelle. On sait que l'enfant commence à produire des énoncés à deux mots autour de 18 mois, mais les variations individuelles sont très grandes. Il y aurait surtout coïncidence entre l’explosion lexicale et les premiers énoncés à deux mots (Bassano 2005, Bates et al. 1988, 1994). Il y a d’ailleurs une étape intermédiaire durant laquelle les énoncés sont soit constitués de deux mots séparés par une pause, et donc il n’y a pas un seul contour intonatif (exemple : « dodo // non »), soit associés au cours du dialogue. Exemple 9, Léonard 1;10 Léonard semble proposer une boulette de viande à Aliyah qui le filme. A: Elle est à moi la boulette? Je peux la manger? Non! Elle est à toi. L: n!" // M: C'est la boulette de Aliyah ou c'est la boulette de Léonard? L: n : // M: Hein? L: nona // M: Ouais. L est toujours pensif. L: alija // Tout le monde rit. M: Aliyah oui! L: m#"! // M: Aliyah elle mange? Non! HDR 1 - Entrée dans la langue page 67 L’enfant fait-il donc ses premières constructions prédicatives tout seul, ou peut-on dire qu’il s’agit d’un travail « à deux » avec la coopération de l’interlocuteur adulte ? L’exemple suivant illustre encore une fois le rôle de l’interlocuteur et du dialogue : Exemple 10 (Léonard 1;08) Il est dans le bain et se redresse. L: d#" Il touche le gant et le fait tomber. M: Il est tombé. L: be // Il le ramasse. Dans une situation similaire, on pourrait avoir deux mois plus tard la présence d'un rhème pourvu d'une articulation explicite dès le premier énoncé de l’enfant. C'est alors le rhème et son lien au thème qui constituent la prédication: « é tombé gant ». On observe donc deux phénomènes intéressants dans les exemples 9 et 10 : - la complémentarité entre les deux énoncés de l’enfants (d’une part, « Aliyah », puis d’autre part « mange » dans l’exemple 9 ; d’une part « gant » puis d’autre part « (tom)bé » dans l’exemple 10) ; - le rôle des interventions de l’adulte qui restructure, enrichit, reformule les énoncés des enfants (« Aliyah elle mange ? » exemple 9 ; « Il est tombé », exemple 10). Ces énoncés à un mot successif (Successive Single Word Utterances SSWU) ont d’abord été identifiés par Bloom (1970, 1973) et analysé par d’autres auteurs que Scollon (1976 ; 1979), Greenfield & Smith (1976), Ochs, Schieffelin & Platt (1979), Veneziano et al., 1990). Veneziano (1999) a fait une étude très poussée des différents types de SSWU en fonction de l’étayage adulte et de la distance entre les énoncés. Elle a montré l’impact des énoncés des adultes sur les productions des enfants : dans un premier temps, le deuxième énoncé de l’enfant est une reprise de l’énoncé intermédiaire de l’adulte ; dans un deuxième temps, l’enfant fait davantage de « deuxième énoncé à un mot » de manière plus autonome sans s’appuyer sur l’intervention adulte. L’adulte jouerait donc un rôle pivot dans la mise en place de SSWU liés sémantiquement et syntaxiquement67. Marcos & Rabain-Jamin (2005) montrent également le rôle constructeur du discours des mères dans la mise en place des assertions chez l’enfant. 67 Cette question sera étudiée de manière particulièrement détaillée dans le projet ANR blanc EMERGRAM (Emergence de la grammaticalité) dirigé par Edy Veneziano et sera mise en lien avec l’utilisation des fillers et les distinctions aspectuelles marquées par la morphologie verbale. HDR 1 - Entrée dans la langue page 68 Les mères aident en particulier l’enfant à construire des assertions cognitivement et linguistiquement élaborées qui concernent les états mentaux ou la possession. Leur étayage consiste à s’appuyer sur le discours de l’enfant et à les enrichir progressivement. L’enfant apprend alors à élaborer ses énoncés dans ces processus de coconstruction progressive et pourra s’approprier les formes linguistiques offertes et faire de lui-même des énoncés plus complexes au niveau syntaxique, sémantique, cognitif et pragmatico-discursif. On peut se demander ce qui permet ensuite à l’enfant de passer de ce « stade » du un mot au stade de l’énoncé à deux ou plusieurs mots. Selon Veneziano, Sinclair et Berthoud (1990 : 646), il s’agirait de la capacité à garder en tête plus d’un aspect de la situation. La linéarité temporelle du langage est un outil qui permet ainsi de présenter différents aspects simultanés d’une situation. Le passage à l’énoncé à plusieurs termes pourrait se concevoir également comme la manifestation d’un besoin d’expliciter le support de la prédication. À partir du moment où rien de perceptible dans le contexte ne peut aider l’adulte à reconstruire la relation prédicative, l’enfant proposerait un élément linguistique supplémentaire (ou plusieurs) et manifesterait ainsi son souci d’être compris de l’autre. L’enfant serait prêt à entrer dans « la syntaxe » quand : 1) Il est capable de produire plusieurs termes avec un même contour intonatif (pas de pause de plus de 1,5 secondes Greenfield & Smith 1978). 2) Il peut garder en tête plusieurs aspects de la situation. 3) Il est en mesure de se représenter d’une certaine façon l’écart entre la pensée de l’autre et la sienne propre, d’avoir une forme de « théorie de l’esprit ». Prenons un exemple de récit de la journée à la crèche où le support de prédication ne peut pas être connu de la mère puisqu’elle n’était pas avec l’enfant : Exemple 11, Léonard 2;0 L : matin nane gato. M : Martine, elle t’a donné des gâteaux ? HDR 1 - Entrée dans la langue page 69 On peut dire qu'il s’agit ici d’un énoncé évènementiel, appelé par Bruner énoncé extrinsèque (qu’il oppose aux énoncés intrinsèques ou génériques). Aucun élément dans cet énoncé n’a fait au préalable l’objet d’une attention partagée, l’enfant est alors obligé de définir le sujet – qui est argument du verbe mais qui n’est pas thème à proprement parler puisqu’il n’est pas partagé. Nous considérons comme Bruner (1975, 1983) et Brigaudiot & Danon-Boileau (2002) que chez l’enfant, il y a dissociation entre deux types d’énoncés : - Ceux qui disent quelque chose d’un thème préalablement partagé : Exemple 12, Léonard (2;02) /a kun i fe sa / (« le clown – dont nous venons de parler, i fait ça – une grimace ».) - Ceux qui mettent en place un événement Exemple 13, Léonard 2;01 / le pati david / (« l’est parti David » l’enfant fait cette assertion alors qu’il n’a été question ni de David, ni de départ dans les énoncés précédents) La différence essentielle tient dans le statut du support de la prédication - connu ou non connu de l’interlocuteur - et la reconnaissance par l’enfant de ce statut. Il faut attendre que la place de support soit instanciée linguistiquement dans ces deux types d’énoncés, pour que l’on puisse véritablement parler de fonction sujet dans ce que l’on imagine être la « grammaire » de l’enfant. Reste à décider si l’on peut parler de « prédication en solo » (et non pas en « duo ») sans que soit instanciée dans le même énoncé la place de sujet ou de support… Ces débats portent sur la frontière entre ce que serait un énoncé syntaxiquement et sémantiquement « complet » de l’enfant, entièrement pris en charge, sans l’aide de l’adulte. Mais peut-on véritablement isoler les énoncés d’un locuteur, que ce soit au niveau syntaxique, sémantique, pragmatico-discursif de son contexte dialogique, du discours précédent qu’il complète, auquel il répond, qu’il prolonge, ou de la réaction qu’il suscite de la part de l’interlocuteur ? HDR 1 - Entrée dans la langue page 70 J’ai abordé dans ce chapitre différentes voies qui contribuent à l’entrée de l’enfant dans le langage. Il acquiert la langue de son environnement en répètant l’adulte et se répètant luimême. Ces productions vocales et verbales ont des fonctions pragmatiques et discursives qui lui permettent de construire son rôle dans la co-énonciation et la colocution68. L’enfant entre dans la communication et le langage en utilisant plusieurs modalités. La modalité gestuelle en général et le pointage en particulier sont mis en place très tôt, dès que la maturation neurologique de l’enfant lui permet de maîtriser la motricité fine, dès qu’il a acquis les pré-requis cognitifs nécessaires. Ces gestes de pointage sont combinés aux productions vocales et verbales et forment la première syntaxe. J’ai essayé de discuter de l’utilisation des catégories du langage adulte pour analyser le langage de l’enfant. S’il n’est pas toujours très pertinent d’utiliser les notions créées par les linguistes, il est cependant intéressant de se demander à partir de quand l’enfant entre pleinement dans la prédication. Peut-on parler de mise en relation d’un sujet et d’un prédicat alors qu’un seul élément linguistique est explicitement produit, même si le contexte, la modalité gestuelle et l’interprétation des adultes enrichissent ces premiers énoncés ? Il est peut-être préférable d’utiliser la notion de prédication à partir du moment où l’enfant entre dans la combinatoire et l’énoncé à deux termes, mais le débat reste ouvert sur le rôle que l’on attribue aux gestes utilisés par les enfants en complémentarité avec leurs premières productions verbales. Ces premières combinaisons mots-gestes sont en effet un espace de transition vers la syntaxe69. 68 La distinction entre ces termes est donnée dans Morel & Danon-Boileau (1998). La colocution est le niveau dans lequel se situent les tours de parole. La co-énonciation, est le niveau où se forme la représentation de la pensée de l’autre. La différence entre ces deux niveaux est reflétée par les variations intonatives. 69 Ces combinaisons continuent à être exploitées à l’oral comme l’indiquent les nombreuses études actuelles sur les gestes co-verbaux. HDR 1 - Entrée dans la langue page 71 Ce premier chapitre a permis de montrer comment dès l’entrée de l’enfant dans le langage, le cadre dialogique sert de moteur aux acquisitions pré-grammaticales, que ce soit au niveau des répétitions de phonèmes ou de termes empruntés au langage entendu, des premières combinaisons de mots et de gestes puis de plusieurs mots. Il est également intéressant de se demander à partir de quel moment, et même SI un énoncé d’enfant (tout comme un énoncé d’adulte) peut être isolé de son contexte dialogique et analysé que ce soit sur le plan syntaxique, sémantique ou pragmaticodiscursif. L’étude des premières acquisitions de l’enfant est donc propice à une réflexion plus générale sur le langage et les outils d’analyse grammaticale – comme la notion de prédication, ou de sujet. HDR page 72 Chapitre 2 : Grammaticalisation et premières opérations énonciatives Ce chapitre commence par une exploration de la notion de grammaticalisation et envisage la possibilité de l’utiliser pour décrire les transformations de l’idiolecte de l’enfant quand émergent les premiers marqueurs grammaticaux. Je fais ensuite une revue des premiers outils grammaticaux de l’enfant – marqueurs d’auto-désignations, amorces de détermination nominale, prépositions et connecteurs – étudiés dans mes travaux et des opérations énonciatives qu’ils lui permettent d’effectuer. HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 73 La grammaticalisation Ce terme fut créé en 1912 par Meillet pour désigner « le passage d’un mot autonome au rôle d’élément grammatical » (1912 : 133)70. D’après ce dernier, les changements linguistiques sont motivés. Le concept de grammaticalisation lui permet donc d’expliquer le passage des « mots principaux » aux « mots accessoires » avant de devenir « des éléments grammaticaux ». Meillet évoque les processus sémantiques et pragmatiques qui sont à l’origine de la grammaticalisation. Il leur accorde une importance aussi grande, voir plus grande, qu’aux processus phonétiques et morphologiques. Les études de ce phénomène se sont considérablement développées dans les années 1970, durant lesquelles les perspectives diachronique, cognitive et pragmatique ont été associées, ce qui a permis d’aller au-delà de la dichotomie saussurienne synchronie/diachronie et d’une approche qui considère les évènements historiques comme des accidents. La perspective structurale dominante au début, en particulier chez Lehmann (1982), dans le premier ouvrage à visée théorique qui ait développé le concept, s’est récemment déplacée vers les processus cognitifs à l’œuvre dans les différentes phases du changement grâce à la possibilité de consulter des textes retrouvés. Selon Hopper & Traugott (2003) depuis la seconde moitié du vingtième siècle, la pensée linguistique est à la croisée de la synchronie et de la diachronie. Au lieu de penser les changements linguistiques comme aléatoires et abrupts, on considère désormais qu’à chaque stade de l’évolution d’une langue, les formes anciennes et nouvelles co-existent les unes à côté des autres, chez les mêmes locuteurs et dans les mêmes communautés. Traugott (1989) et Traugott et Heine (1991) insistent en particulier sur le rôle de la pragmatique sur la constitution de la grammaire, ce qui permet de concilier ces nouvelles approches avec la position saussurienne selon laquelle l’innovation singulière et personnelle d’un locuteur peut intégrer la grammaire d’une 70 L’article « L’évolution des formes grammaticales » est paru en 1912 dans la revue Scientia (Rivista di scienza), et a été repris in Linguistique historique et linguistique générale, 1982/1921 : 130-131. HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 74 langue. Un acte individuel peut ainsi avoir un aboutissement pour la collectivité à condition que cette dernière l’accepte, l’incorpore dans son système. Les différentes approches actuelles tendent donc à la fois à prendre en compte les idées de Meillet qui a insisté sur le facteur social et la pragmatique et celles de Saussure pour qui le changement est amené par la parole et s’étend à tout le système. Etudiée principalement en diachronie des langues, la grammaticalisation est définie comme le processus de genèse et d’évolution des formes grammaticales d’une langue. Dans ce processus, les éléments (phonèmes, morphèmes, schémas intonatifs, gestes etc.) d’une langue se structurent en paradigmes régularisés (familles d’opérateurs) pour former un système et être reconnus avec certaines fonctions de représentation (opérations). Ce processus est évolutif : les éléments linguistiques, à un moment de l’histoire d’une langue, ont un certain degré de grammaticalisation. On peut donc tracer l’histoire grammaticale et les étapes de grammaticalisation d’un élément linguistique dans le temps. Les éléments totalement grammaticalisés deviennent obligatoires dans leur rapport à leur fonction, et font partie d’un paradigme fini dans le système (à un moment donné de l’histoire de la langue, on ne peut plus substituer un élément à un autre sans modifier la représentation construite). Ces observations sur le processus de grammaticalisation en diachronie des langues peuvent s’avérer utiles dans le cadre d’un travail sur le langage de l’enfant, que l’on a la possibilité d’étudier de façon fine avec des corpus longitudinaux d’oral spontané obtenus en milieu naturel. Il est possible de comparer le processus de grammaticalisation décrit en linguistique diachronique à l’émergence de la grammaticalité chez l’enfant tout en étant conscience des limites de l’analogie. De nombreux linguistes ont proposé de mettre phylogénèse et ontogenèse en parallèle. Comme l’écrit Slobin (2004) : « There seems to be an irresistible tendency for people to take the child as a model of the primordial state of the species ». Effectivement, on trouve des comparaison entre l’homme sauvage et l’enfant déjà chez Darwin dans Journal of Researches (1845) : « I felt the force of the remark, that man, at least savage man, with his reasoning powers only partly developed, is the child of the tropics » ( p. 414). HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 75 On trouve à cette époque, une exhortation à regarder chez l’enfant ce que l’on ne peut pas aller chercher chez le premier homme. Bühler publie ses lois sur le langage de l'enfant en 1926 et explique justement le travail de recueil de notes : « Car, puisque la perte des documents sur les phases primitives et décisives de l'histoire du langage humain est irréparable, c'est seulement chez l'enfant que nous pouvons directement observer la première vraie formation d'une langue à partir de ses origines animales, et c'est seulement sur cette base que nous pouvons tenter une reconstruction fondée de ce qui a été perdu » (p. 607). Cette comparaison est à nuancer, car discutable à plus d’un titre. Il est évident que les enfants du vingt et unième siècle que nous étudions ne sont pas dans la même situation que nos ancêtres qui seraient passés du protolangage, cette forme de communication sans grammaire attribuée à l’homo erectus (Bickerton 1990), au langage. Les enfants grandissent dans un bain de langage déjà grammaticalisé et construisent leur langue en se saisissant de structures déjà constituées. Comme l’écrit Jespersen (1921 : 417) : « Manifestly the task of the modern learner is in quite a different position to primitive man, and has quite a different task set him…: the task of the child is to learn an existing language… but not in the least to frame anything anew ». Il nous faut donc faire la critique de cette utilisation du concept de grammaticalisation appliquée au langage de l’enfant. Il n’en reste pas moins vrai qu’il s’agit d’un parallèle à explorer tout en tenant compte des différences. Je parle de grammaticalisation chez l’enfant lorsque ses productions verbales deviennent « plus grammaticalisées » grâce notamment à la présence de marqueurs grammaticaux et à la syntaxe. Comme les chercheurs (depuis Meillet 1912) qui travaillent sur la grammaticalisation au sens plus traditionnel, je m’interroge sur les raisons qui sous-tendent ce phénomène. • Pourquoi et comment un enfant va-t-il à 2;03 commencer à utiliser la préposition à, alors qu’il se contentait jusqu’alors de juxtaposer deux termes lexicaux ? • Pourquoi et comment va-t-il à 2;04 utiliser la conjonction parce que alors que sa mère le comprenait parfaitement quand il produisait des énoncés en juxtaposant des prédications par parataxe ? Comme d’autres chercheurs qui travaillent sur la grammaticalisation en diachronie, je me suis tournée vers une interprétation sémantico-pragmatique du HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 76 processus de grammaticalisation, en privilégiant « le désir d’expressivité » (Prévost 2003) de l’enfant à l’intérieur de la situation d’interlocution, et donc l’inscription discursive des marqueurs grammaticaux. Cela nous conduira à travailler sur le concept de grammaticalisation non pas tant dans sa valeur résultative mais en tant que processus, en tant que phénomène évolutif, marqué dans les énoncés des enfants. En effet, comme nous le verrons avec les premières amorces de détermination nominale (fillers), les premières prépositions, les premiers connecteurs, l’une des fonction de ces outils est de permettre à l’enfant de marquer son positionnement énonciatif par rapport à l’objet du discours et à son interlocuteur (clarification de la référence, opposition, contraste, argumentation…). Etudier le processus de grammaticalisation du langage enfantin, c’est aussi rechercher l’ontogenèse et l’évolution du système grammatical de l’idiolecte du petit enfant dans son interaction avec ses divers interlocuteurs. Comme pour la grammaticalisation d’une langue, on peut observer ce processus par lequel les éléments (phonèmes, morphèmes, schémas intonatifs, gestes, etc.) de la langue enfantine se structurent en paradigmes régularisés (familles d’opérateurs) pour former un système et être reconnus avec certaines fonctions de représentation (opérations). Il nous faut partir d’une reconnaissance des opérations de représentations enfantines pour retracer les opérateurs utilisés par l’enfant pour les construire : comment des enfants donnent-ils un sens, une fonction, à des signes (ou combinaison de signes) de telle sorte qu’ils soient entendus, reconnus, compris ? Les tout premiers phénomènes expressifs verbaux (phonèmes, phonèmes syllabiques, contours intonatifs, gestes significatifs, morphèmes, mots, etc.) peuvent être observés dans la façon dont l’enfant leur attribue une fonction. Nous en verrons plusieurs exemples dans les études qui suivent. Les auto-désignations employées par l’enfant à un certain moment de la genèse forment un système, chaque forme ayant une fonction différente (opposition ou contraste, affirmation d’un désir ou d’une volonté, rôle de personnage dans une narration). Ce système contient donc des formes dans des fonctions attribuées par l’enfant (emploi de « moi » pour marquer le contraste agentif, emploi de « il » pour marquer la rupture narrative…). Le système va ensuite se transformer jusqu’à devenir similaire à celui du langage adulte. De même, l’enfant de deux ans fait des explications par parataxe qui sont interprétées en dialogue par l’adulte. Le connecteur parce que HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 77 quand il apparaît dans ses énoncés un peu plus tard est d’abord uniquement utilisé avec une fonction modale : l’enfant asserte qu’il prend en charge un propos. Son système va ensuite se réorganiser et parce que permettra de créer un lien causal entre un explanans et un explanandum. Ainsi la « fonctionnalisation » des formes devient grammaticalisation lorsque les éléments en question deviennent réguliers et se structurent en paradigmes de marqueurs, de telle sorte que la fonction est saisie par son interlocuteur. Le risque est grand pourtant, dans l’analyse du langage enfantin, de baser l’interprétation sur la recherche de paradigmes, ou catégories grammaticales acquises appartenant au langage adulte : détermination nominale, aspects et temps verbaux, modalité, sont par exemple des opérations de détermination marquées dans le langage adulte par des paradigmes d’opérateurs réguliers et bien grammaticalisés. L’enfant en cours de « grammaticalisation » de son langage procèdera-t-il à ces mêmes opérations mentales et son langage pourra-t-il être décrit avec ces mêmes catégories d’opérations linguistiques ? Nous verrons qu’il faut souvent en dégager d’autres, en se laissant guider par l’observation de la réalité des expressions linguistiques enfantines et de la fonction reconnaissable que l’enfant leur donne. Ces catégories devront être enrichies, nuancées, pour être appréhendées dans leur emploi enfantin. Il est en effet important de prendre en compte le caractère transitoire de la langue de l’enfant, d’observer chaque « stade » comme une interlangue en soi, un système instable. Ce système a cependant son identité propre qu’il faut étudier sans toujours projeter sur les marqueurs les fonctions qu’ils ont dans la langue adulte. « Emergent categories are a fleeting phenomenon, in part because children are so sensitive to the speech addressed to them and hence to the conventions of the language they are acquiring. » (Clark, 2003 ; p.399). Dans son article « Emergent categories », Eve Clark utilise le concept de grammaticalisation appliqué au langage de l’enfant. Elle explique par exemple que les enfants grammaticalisent la notion de « contrôle » sous forme de pronoms. Ce type de grammaticalisation va être abandonné au profit de formes qui auront les fonctions sujet et objet. Le choix d’une forme unique pourra également être abandonné au profit de différentes formes et différentes constructions. Dans certains cas, la notion que veut HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 78 exprimer l’enfant n’est pas grammaticalisée dans la langue parlée autour de lui. Il va l’abandonner totalement, mais il aura, pendant un certain temps, créé une forme ou une construction pour l’exprimer tant elle lui aura paru saillante. On peut donner de nouveau l’exemple des différentes formes d’auto-désignations (I, me, my, prénom, 2ème personne, 3ème personne, absence de forme, voyelle préverbale) qui sont utilisées pour exprimer, entre autres, différents degrés d’agentivité, un contraste, une modalité, et même un changement de genre discursif (Morgenstern 1995, 2006). L’enfant va utiliser « my do it » même s’il s’agit d’une association de formes qu’il n’aura jamais entendue dans le langage qui l’entoure. On peut également citer les formes différentes d’adjectifs (en –y/-ed) en anglais : l’enfant recrée un contraste qui n’existe pas toujours dans l’usage adulte pour opposer des propriétés inhérentes aux propriétés temporaires (Clark 2001 : 380). En anglais, certains enfants mettent également les adjectifs au pluriel, alors qu’il ne s’agit pas d’un emploi « correct » en langue adulte. Ces notions sont exprimées dans plusieurs langues, elles existent donc sous formes grammaticalisées, mais pas en anglais. Les enfants grammaticalisent d’eux-mêmes des catégories qui ne sont pas exprimées dans le langage qui les entoure et qu’ils n’ont donc pas imitées. Eve Clark appelle ce phénomène « emergent categories », qui vont ensuite se transformer, ou disparaître tout comme de nombreux phonèmes dont les bébés font usage dans leur jasis avant de les abandonner au profit des phonèmes présents dans leur propre langue. Le langage de l’enfant change, évolue en permanence. Il faut une analyse très précise et détaillée pour saisir s’il a des « emergent categories ». Aussi, l’ordre dans lequel apparaissent les formes et les constructions qu’il utilise est d’une grande importance. Comme nous l’avons vu, les « erreurs » dans les productions enfantines pourraient être des marques importantes de ces catégories particulières. « The identification and analysis of emergent categories offer insights into the role of language universals in early acquisition, a role illuminated by children’s own attempts to map conceptual categories that are salient to them, in early language use. » (Clark, 2001 : 401). Nous en aurons un exemple dans l’emploi des formes d’auto-désignation chez l’enfant. HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 79 Les pronoms, les prépositions, les connecteurs et les déterminants apparaissent entre deux ans et deux ans et demi dans le corpus, en même temps que les premiers récits autobiographiques, des commentaires appréciatifs assez bien articulés et un positionnement de plus en plus clair par rapport à l’autre. La « grammaticalisation », ou l’emploi des mots grammaticaux, est en rapport avec des capacités de décentrement, de prise en compte des représentations de l’autre, du savoir non partagé. Nous allons analyser l’émergence et l’évolution de quelques familles de marqueurs (morphèmes grammaticaux libres) dans le langage de l’enfant. Les auto-désignations71 Synthèse des travaux sur le français et l’anglais Le point de départ de mes recherches a été l'étude de la genèse des autodésignations sujets et de la mise en place du pronom je présentée dans ma thèse L'enfant apprenti-énonciateur. L'auto-désignation chez l'enfant en français, en anglais et en langue des signes française ainsi que différents travaux effectués au sein du groupe de recherche L.A.L.A. (jeune équipe dirigée par Laurent Danon-Boileau - Université Paris III), du groupe PERSO (Groupe de recherche dirigé par Nelly Andrieux-Rex, Université Paris 3) et du LEAPLE (laboratoire dirigé par Christian Hudelot, U.M.R 8606, C.N.R.S. - Paris V), dans le domaine de l'acquisition du langage et synthétisés dans mon livre Un JE en construction paru chez Ophrys (2006). L’enfant est confronté à plusieurs problèmes quand il s'agit de s'auto-désigner : - Se désigner, s’identifier autrement que par son prénom - Marquer qu’il est à la fois sujet de l’énoncé et sujet énonciateur et conjoindre les deux dans une seule forme - Marquer qu’il est aussi objet de discours - Le marquer au nominatif 71 On trouvera les dix publications sur ce thème dans le dossier pp. 7-162, articles n° 1 à 10 ainsi que dans le livre joint au dossier. HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 80 Ces problèmes se traduisent par ce que dans la littérature psycholinguistique on appelle les « erreurs » des enfants, les formes « incorrectes », ou ce que nous préférons appeler les formes non adultes (Morgenstern 2003) qui seraient ainsi le signe des « emergent categories ». Les écarts par rapport à la langue adulte vont consister en : - Ø/non-marquage/absence de forme : le fait de parler de soi est alors implicite. Il y a un appui sur une consensualité avec l’interlocuteur, « si je ne marque pas la personne, c’est que je parle de moi ». On peut faire des comparaisons avec la langue des signes dans laquelle on ne marque la première personne que s’il s’agit d’agentivité contrastée. Il y a un appui sur le corps du signeur. - L’utilisation du prénom, qui sauf dans certains cas comme celui de César ou Alain Delon n’est pas la norme en langue adulte pour parler de soi. - Une autre forme de première personne (moi), (me/my) - Une autre personne, deuxième ou troisième personne (tu, il/elle). L’analyse de ces écarts m'a amenée à travailler sur la notion de sujet à la fois sujet grammatical et sujet parlant et sa mise en fonctionnement dans le langage de l’enfant. Plusieurs psycholinguistes ont étudié les différentes valeurs que pouvaient prendre les formes d'auto-désignations (Cooley 1908, Bain 1936, Budwig 1995) sans dégager des différences toujours très claires. Dans mes travaux qui ont été initiés par une collaboration avec Mireille Brigaudiot et Catherine Nicolas (Brigaudiot, Morgenstern & Nicolas 1994, 199672) et que j’ai exposé dans ma thèse (Morgenstern 1994), j’ai montré qu'au cours de son appropriation du pronom de première personne, l’enfant travaille sur deux plans qui rendent comptent de l’emploi de différentes formes. a) La valeur référentielle L’enfant dit que celui qui est le sujet est lui-même. On trouve des formes très marquées, le prénom et moi, avec une fonction contrastive : « c’est moi et pas toi qui fait ». Exemple à 2;02 : « Moi fait la photo » (alors que je filme Léonard, il veut prendre le camescope et filmer). Cela pourrait être interprété par « c’est moi qui filme et pas toi ». L’auto-désignation a d’abord une valeur argumentale, contrastive. Il y a à la fois consensualité avec l’autre sur l’activité envisagée, sur le prédicat (filmer) et désaccord, discordance sur qui en est le maître (moi et pas toi). 72 Articles n°1 et 2, dossier pp. 10 à 35. HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 81 b) La valeur énonciative Il s’agit du marquage du point de vue (l’enfant est celui qui désire, a des projets, pense, prend en charge ce qu’il dit, se positionne par rapport à l’autre). L'enfant parle de lui en tant que support modal, émettant ses désirs ses sentiments. Petit à petit, il modalise de plus en plus ses énoncés en laissant des traces de son rôle d'énonciateur. Les auto-désignations sont des indicateurs de subjectivité. Pour reprendre une analyse de Danon-Boileau (1994) : « L’enfant considère la réalité, ne la juge pas satisfaisante et a recours au discours pour indiquer ce par quoi il souhaite la remplacer ». En début de corpus, des absences de forme et des voyelles préverbales sont principalement attestées dans des énoncés du type : (2;01) « veux zouer à la pâte à modeler ». Puis petit à petit, le pronom de première personne va s’ébaucher sous forme de voyelles préverbales, [ø] puis de [jø], [zø] puis de je : (3;0) « j’entends pas maman, tu peux mettre plus fort ? » Mais il peut également donner son opinion et dire « je trouve qu’elle est jolie cette musique ». Contraste Valeur référentielle opposition comparaison Prénom, moi moi fais la photo nona le fait le clown crocodile Ø, voyelle, je Désir, volonté, projet veux zouer à la pâte à modeler Valeur expressive ou Aspect, point de vue j’entends pas maman, tu peux modale mettre plus fort modalité je trouve qu’elle est jolie cette musique Tableau 1 : Valeurs des auto-désignations chez Léonard D’autres formes sont parfois utilisées par les enfants autour de 2;03 – 2;06 à la place du pronom de première personne. Nous l'avons constaté en travaillant sur le HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 82 corpus de deux enfants francophones Léonard et Guillaume (Morgenstern 2003, Morgenstern, Brigaudiot 200473) : la deuxième et la troisième personne. On note que le langage adressé à l'enfant est particulièrement pertinent ici puisque la mère de Léonard s'adresse assez souvent à lui en le désignant à la troisième personne, comme s'il était le héros d'une histoire en déroulement (elle est écrivain) : « il mange sa boulette », « il aime sa purée ». La mère de Guillaume n'utilise par contre que la deuxième personne (parfois associée au vocatif) pour désigner l'enfant quand elle s'adresse à lui. Or Léonard utilise parfois la troisième personne et Guillaume, la deuxième personne pour se désigner (très exceptionnellement la troisième associée au prénom). Après une analyse en contexte de tous les emplois de ces formes d'auto-désignations, il s’avère que les enfants utilisent la deuxième ou la troisième personne au lieu de la première quand ils ont besoin de séparer l'agent et l'énonciateur. Ils font ainsi comme si un autre était en train de parler d'eux. Cela leur permet de présenter avec une autre voix des moments particuliers, des moments extraordinaires, des moments où ils sont vilains ou héros et de dévoiler d'autres facettes d'eux-mêmes. On gloserait cela par « je parle de moi comme si ce n'était pas moi qui en parlait »74. A la fin du processus d’acquisition, vers trois ans, l’enfant conjoint sujet de l’énoncé, sujet énonciateur, sujet sémantique, sujet de conversation dans une seule forme, JE. Mais il lui a fallu passer par un mouvement de disjonction de ces différents plans en fonction du contexte (récit, discours) dans lequel il se trouvait et des valeurs qu'il donnait à l'auto-désignation (agent contrasté, support modal) en produisant différents marqueurs s’écartant de la forme adulte avant de les conjoindre. Cette étude m'a également permis de travailler sur la mise en place du pronom de 1ère personne au sein du système des pronoms et donc par rapport aux usages de la deuxième et de la troisième personne chez l'enfant. 73 Dossier articles n° 5 et 7, pp. 87-101 et pp. 122-135. 74 Je reviens sur ce thème dans les deux derniers chapitres de la troisième partie. HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 83 Apport de la Langue des Signes Française Ce travail a également été l’occasion de partir à la découverte de la Langue des Signes Française. Les marqueurs d’auto-désignation ne se retrouvent pas de la même façon en Langue des Signes. D'un côté, le prénom n'est pas employé par les adultes en situation d'interaction, il est remplacé par un mouvement de la main ou un tapotement qui servent à attirer l'attention de l'autre, par le pointage ou tout simplement par le regard si le dialogue est déjà engagé. D'un autre côté, si le moi s'exprime par un autopointage, le je n'est pas nettement différencié et se présente souvent sous forme d'absence de signe. Ce sont justement ces différences qui m’ont intéressée. J’ai montré75 qu’en Langue des Signes française, l'enfant de deux ans construit son identité par rapport et en opposition à l'autre avec le prénom et l'auto-pointage tout en commençant à exprimer ses désirs avec des verbes de volonté. Ensuite, l'emploi du prénom disparaît totalement, les auto-pointages sont conservés, mais se font plus rares et sont réservés aux situations où l'enfant veut préciser qu'il est agent au sein d'un paradigme de possibilités. Ce sont la direction du mouvement au niveau du prédicat, le regard, la mimique, qui vont marquer la place de l'enfant en tant que sujet-signeur. Il ne s'agit donc pas d'absence de marqueur. Les mains du signeur ne forment pas un signe dans l'espace et cependant il exprime autrement sa place d'énonciateur. Ainsi une fois que l'identité de l'enfant est constituée, il se passe un réaménagement au niveau des marqueurs. Quand l'énonciateur et l'agent coïncident, ce dernier passe dans l'implicite. C'est ce passage de l'explicite à l'implicite ainsi que la précision du regard et des mimiques qui montrent que l'enfant sourd a réorganisé son système et s'est véritablement approprié la Langue des Signes telles qu’elle est parlée autour de lui. L'analyse des auto-désignations en Langue des Signes m'a permis de confirmer l'hypothèse élaborée à partir du français et de l’anglais de deux catégories d'emploi A) Projet/Volonté/ Affects (rupture) B) Tour de rôle/Opposition (discordance). 75 Article n° 4, dossier pp. 62-86 et Morgenstern (1995). HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 84 Dans la catégorie A) on constate une absence de marque en début de corpus et l'apparition progressive des mimiques grâce auxquelles l'énonciateur se manifeste en tant que support des modalités. Les marqueurs de catégorie B) sont le prénom et les auto-pointages. Leur emploi diminue progressivement. Le prénom ne sera plus attesté en fin de corpus, mais les auto-pointages se maintiennent dans les situations où l'enfant veut se présenter comme agent concurrentiel focalisé. L'étude des corpus d'enfants sourds m’a également permis de montrer une différence fondamentale entre la L.S.F. d'une part, et le français et l'anglais d'autre part. Dans ces deux dernières langues, l'agent et le sujet énonciateur sont conjoints dans une seule marque. En L.S.F. cette conjonction ne se fait pas. On trouve deux types de marqueurs qui recouvrent ces deux dimensions: - Les auto-pointages permettent d'identifier l'agent à la personne du signeur et d'effectuer une opération de référence. - Les mimiques permettent à l'énonciateur de marquer son point de vue et donc de modaliser les énoncés. La dualité du marqueur je est donc une caractéristique de certaines langues dont font partie l'anglais et le français. On ne la retrouve ni dans des langues non indoeuropéennes comme l'explique Tamba (1994) à propos du japonais, ni en Langue des Signes. HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 85 Les fillers76 Dans les travaux des psycholinguistes, le rôle des fillers a pris une certaine importance en raison de : « the insights they provide toward a dynamic constructivist understanding of language acquisition ». (Peters, 2001 : 229). Les fillers sont à la frontière du phonologique et du morpho-syntaxique et nous donnent des informations sur la façon dont l’enfant traite (« process ») les marqueurs linguistiques qui sont dans son « input » langagier. En effet, les fillers remplacent la matière grammaticale du langage adulte que l’enfant n’analyse pas encore : clitiques, déterminants, auxiliaires, prépositions… Les fillers comportent majoritairement une seule syllabe et il s’agit généralement d’une voyelle non accentuée, plus rarement une consonne comme l’observe Grégoire (1937) ou encore une consonne suivie d’une voyelle (Peters 2001, Lopez-Ornat 1997). L’une des explications sur le peu d’attention aux fillers jusqu’aux années 1990 vient sans doute du manque de précision des transcriptions qui ont longtemps été orthographiques. Elles ont donc donné lieu davantage à une glose de ce que l’adulte comprend plutôt qu’à une transcription des productions réelles de l’enfant. On a avancé plusieurs explications sur le rôle des fillers (Peters 2001, KilaniSchoch & Dressler 2000, Veneziano & Sinclair 2000). Les premiers fillers permettraient d’allonger les énoncés à un mot ou de préserver la structure syllabique et le rythme prosodique de la cible adulte. Ces fillers sont considérés par ces auteurs comme étant pré-morphologique. Les fillers plus tardifs sont appelés protomorphologiques car ils semblent prendre les propriétés des outils grammaticaux adultes et pourraient permettre aux enfants de marquer ainsi leur conscience des structures et contraintes grammaticales présentes dans la langue adulte. Des propositions comme 76 Ce travail a été mené dans le cadre de l'équipe anaphore dirigée par Anne Salazar Orvig. Le thème ne sera pas détaillé longuement ici car il fait l’objet d’un chapitre sur « Emergence des déterminants chez l’enfant : le cas des fillers » dans le manuscrit inédit joint au dossier. Ce chapitre a pour point de départ une étude faite dans le cadre du groupe anaphore et menée par Anne Salazar Orvig et moi-même. Cette étude préliminaire, déjà partiellement complétée par un premier travail avec Christophe Parisse présenté au Child Language Seminar (Reading, Juillet 2007) sera approfondie et mise en regard avec les travaux que je mènerai au sein du groupe EMERGRAM dirigé par Edy Veneziano dont l’un des thèmes principaux est la place et le rôle des fillers dans l’émergence de la grammaticalité chez l’enfant. Ces travaux qui s’inscrivent dans deux cadres légèrement différents me permettront de confronter les approches théoriques. HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 86 celle de Veneziano (2001) accentuent le fait que ces deux types de fillers sont en continuité. Les fillers sont donc en perpétuelle évolution puisque leur fonction et leur forme change en parallèle avec le développement du langage de l’enfant. On pourrait parler d’une « emergent category » (Clark 2001) si on trouve que ces formes sont associées chez le même enfant à une fonction ou plusieurs fonctions régulières à un moment donné et font partie d’un système par le contraste avec d’autres formes ou une absence de forme. Or, les approches précédentes se sont concentrées sur les propriétés formelles des énoncés et sur l’appropriation des formes grammaticales en tant que telles. La dimension pragmatique des fillers n’a pas suffisamment été prise en considération77. On peut se demander si l’enfant s’approprie la grammaire pour la grammaire et pas pour ce qu’elle lui permet de faire. Selon la perspective que j’adopte, la grammaire ne peut pas être considérée comme un système autonome déconnecté du « language processing », de la cognition et de la communication (Givon 1995). L’enfant parle pour communiquer, pour s’exprimer, et non pour apprendre et construire la grammaire. La grammaticalisation du langage de l’enfant est une conséquence, non un objectif, de son appropriation du langage. Quand l’enfant emploie des noms, le fait que ce soit des noms ne le concerne pas du tout, mais il est impliqué dans une activité référentielle qui est adressée à un interlocuteur. Son utilisation des noms dépend de ce à quoi il veut référer, comment il veut y référer et sur le contexte dialogique. Il en est de même des éléments grammaticaux ou proto-grammaticaux qui sont associés aux noms. Pourtant, il ne semblerait pas qu’en ce qui concerne les fillers, cette dimension ait été suffisamment prise en compte. C’est ce que nous avons voulu montrer dans l’étude que nous avons menée. Il est donc intéressant de regarder les différences d’utilisation chez le même enfant, le fait qu’il va utiliser le même nom au même âge avec ou sans filler nous paraît important. Cette variation est-elle totalement aléatoire ou peut-on l’expliquer? 77 On note cependant des propositions de Kilani-Schoch & Dressler (2000) qui ont montré que les fillers pouvaient avoir en premier lieu des fonctions pragmatiques, créées par l’enfant et liées au contexte. HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 87 Nous avons voulu essayer de montrer que la présence ou l’absence des fillers a une explication fonctionnelle en dialogue, ce qui permet de consolider l’hypothèse selon laquelle l’émergence des marqueurs grammaticaux, et même des proto-marqueurs grammaticaux, s’accompagne d’une « fonctionnalisation » suffisamment systématique pour parler de catégorie émergente. Cette approche des fillers permet de combiner une perspective culiolienne du phénomène puisque nous cherchons à cerner les différences entre emploi du marqueur et absence de marque, et une perspective discursive, puisqu’il s’agit de trouver la fonction du marqueur en discours. On observe qu’un même objet de discours peut être précédé d’une absence de déterminant, d’un filler, d’un indéfini ou d’un défini à la même période et parfois dans la même séquence. Cette fluctuation ne peut pas s’expliquer uniquement par un traitement phonologique ou grammatical de l’enfant, même si l'hypothèse du filler comme proto-morphème qui inscrirait une place grammaticale en attente de remplissage est très intéressante (Peters & Menn 1993, Veneziano & Sinclair 2000). L’alternance des formes pourrait présenter des régularités liées à la dynamique communicationnelle. Cette observation nous a conduit à nous interroger sur la possibilité, du moins pour certains enfants, d’investir les fillers d’une fonction discursive, variable elle-même selon les enfants. Cette fonction discursive pourrait être à l’origine de la grammaticalisation progressive marquée par l’emploi des déterminants et la maîtrise graduelle de leurs différentes valeurs. Dans le corpus de Léonard, la fonction prédominante des fillers concerne la seconde référenciation. HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 88 Graphique 2 : pourcentage des usages des fillers en fonction du rang référentiel dans le corpus Léonard Voici un exemple d’emploi de fillers78 chez Léonard. Exemple 1, Léonard 1;08 %sit: CHI se lève et montre la caméra du doigt. *CHI: coco . %pho: k!k! %int: coco/2/=caméra *CHI: coco . %pho: k!k! *MOT: ouais . *CHI: e@fsa coco # xx [= cri] # e@fsa coco . %pho: e k!k! # cri # e k!k! %int: coco/1/=caméra coco/1/=caméra *MOT: il est coco ? *CHI: oh ! %sit: il se touche les fesses. %pho: o: %sit: il se baisse pour éclabousser. il pointe la caméra. 78 Les exemples sont transcrits selon les conventions de CHAT proposées par le CHILDES project coordonné par Brain McWhinney. La ligne principale est précédée par une étoile et est transcrite en orthographe. Elle est suivie d’autant de lignes secondaires, précédées par le signe% qu’on le souhaite. Nous avons ici des exemples lignes %pho (transcription phonémique en IPA) et de %int, ligne que nous avons mis en place dans le Projet Léonard afin de coder le degré de certitude au sujet de l’interprétation proposée. Nous avons également utilisé des conventions de transcriptions personnelles pour coder les fillers. Le signe @fs est propre à CHAT et permet d’indiquer à l’analyseur morpho-syntaxique par exemple la présence des fillers. Nous avons par contre attribué un degré a) à ses fillers de premier degré, ce qui donne @fsa précédé du phonème émis par l’enfant. Exemple e@fsa coco correspond en phonétique à [e koko]. HDR 2 – Premières opérations énonciatives %pho: *CHI: %pho: %int: *CHI: %pho: *MOT: *MOT: page 89 o # kole e@fsa coco . e koko coco/1/=caméra !!@fsa papa . !! papa c'est papa qui fait ça d' habitude hein ? et là c'est pas papa. L’enfant dit [koko] mais c’est la première fois qu’il utilise ce mot, et les adultes ne comprennent pas ce qu’il veut dire. Il réintroduit donc [koko] avec un filler à plusieurs reprises. On note qu’il lui faut ajouter une information importante et référer à son père pour que sa mère saisisse le sens de ses énoncés. Le père de Léonard est cinéaste et il compare apparemment mon rôle de camera-woman au rôle habituel de son père qui le filme assez souvent et qu’il a vu sur des tournages derrière la caméra. Nous voyons à quel point la référence de « koko » n’est pas claire pour les adultes. Il ne s’agit pas d’un item lexical habituellement employé par l’enfant ou sa famille, et il lui faut donc développer des stratégies pour en éclaircir le sens. A 1;08 - 1;10, chez Léonard, le filler apparaît surtout quand il essaie de clarifier une référence devant l’incompréhension de l’adulte. Il s'agit sans doute d'une recherche de consensualité. L’enfant dit [koko], l’adulte ne comprend pas, l’adulte reformule son énoncé et ajoute un filler [akoko]. A partir de 2;06, Léonard n'emploie plus de filler devant des noms mais les a progressivement remplacés par des déterminants (définis, indéfinis, démonstratifs, possessifs) associées à différentes valeurs ou opérations (deixis, anaphore, généricité, spécificité…). Durant quelques mois, Léonard s’est construit un système qui lui est propre et qui est transitoire dans lequel filler et absence de forme sont utilisés de manière contrastive. Le filler a la fonction de reprendre un objet de discours déjà introduit pour en clarifier la référence, et parfois pour s’opposer à un positionnement pris par l’adulte. Il reste à regarder si on trouve également une fonction spécifique aux fillers chez d’autres enfants. Les premiers emplois des fillers chez Théophile sont proches de ceux de Léonard et semblent aller dans le même sens. On trouvera un exemple des premiers fillers de Théophile dans le DVD d’accompagnement, dossier 4-Filler, filler- HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 90 THEO_1_10. Théophile utilise le nom seul pour introduire un objet de discours et notamment pour faire une demande (dans l’extrait il demande à son père de dessiner une voiture et dit « vroum-vroum ». Il ajoute un filler devant des objets de discours déjà introduits dans le dialogue et particulièrement pour marquer l’accompli (une fois que son père a dessiné la voiture, il dit « a voum-vroum ». Ce processus se reproduit plusieurs fois durant la même séquence). Les prépositions79 Fonction des prépositions Les premières prépositions font partie des premiers outils de grammaticalisation chez l’enfant. Ce sont des relateurs que l’on peut appeler ternaires qui permettent à l’enfant de se poser comme origine des repérages et d’exprimer des relations entre lui et les autres ainsi qu’entre lui et les objets. Je présente ici quelques-unes de nos conclusions (Morgenstern & Sekali 199780) sur les premiers relateurs utilisés par les enfants. L'observation des énoncés des enfants de notre corpus en contexte montre que les premières utilisations de la préposition pour répondent au besoin de désambiguïser un propos précédent. L’émergence de cette première préposition correspond donc au besoin de l’enfant d’exprimer un positionnement énonciatif que ses parents ne pouvaient pas saisir sans l’emploi de ce marqueur. L’exemple ci-dessous permet de l’illustrer : Exemple 2, (Léonard 1;08, à table) Père: Les belles saucisses ! Léonard: Donne. Mère: J'te l'ai donnée. Père: Maman te l'a donnée, ouais. 79 Le chapitre sur « l’émergence des prépositions » dans le document inédit étudie l’émergence de ces prépositions dans le détail. 80 Dossier p. 165-177, article n°11. HDR 2 – Premières opérations énonciatives Léonard: page 91 Pour papa. L’enfant utilise pour en réponse à une incompréhension du père et de la mère. Léonard a en effet dit « donne! » qu’ils ont interprété comme étant l’équivalent de « donnemoi », alors que Léonard souhaitait donner la saucisse à son père qui s’est exclamé « Les belles saucisses! » Avec « pour papa », Léonard désambiguïse le terme cible et explicite l'argument de donne. La préposition tend alors non seulement à poser une cible au projet de donner la saucisse, une télicité, mais permet de polémiquer sur son but dans un contexte de malentendu, d'incompréhension ou de conflit. Ce n’est qu’avec l’emploi de pour en contexte que les parents ont pu comprendre quel était le destinataire de la saucisse et que le père va en croquer un bout. Dans les contextes où elle apparaît chez Léonard, la préposition pour explicite toujours une intention préalable, non comprise ou non admise par son interlocuteur. Il demande « le petit lit » et face à l’incompréhension de sa mère clarifie « pour sauter », ce qui pour elle explique qu’il s’agit de son ancien lit pliant dont il se sert comme trampoline. Quand il produit le mot [kre] que sa mère ne comprend pas, il ajoute « pour dessiner » et sa mère sait alors qu’il s’agit de craies. Quand il demande sa sortie de bain (son peignoir) à un moment un peu incongru et que sa mère n’a pas l’air de vouloir aller la lui chercher, il explique « pour cacher » et elle accepte alors qu’il la prenne. Pour permet de clarifier le contenu propositionnel face à un malentendu, une incompréhension, ou un conflit. Il a une fonction argumentative. L’enfant argumente la télicité de son énoncé précédent. La préposition à permet de redéfinir dans un contexte conflictuel une propriété de l’objet. Contrairement à pour, à ne vise pas à argumenter la cible, le but de l'objet, mais à redéfinir dans un contexte conflictuel une propriété de l'objet. Cette préposition apparaît ainsi de façon récurrente dans des contextes où l'objet est indûment absent ou mis hors de sa portée. Exemple 3, Léonard 2;0 M : Soigne-moi. Je suis malade. L sort les suppositoires de leur casier M : Ah non non, tu vas pas faire... Elle rit. M : Non non non je suis malade mais j'veux pas d'suppo. Elle les jette. L: ah! ah! c'est à moi, c'est à moi! Il cherche le suppositoire. HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 92 Il ne s'agit pas pour Léonard d'instaurer une relation d'appartenance (il n'est pas propriétaire des suppositoires), ni d'identifier leur cible (les suppositoires ne lui sont pas destinés) mais de reprendre une propriété de ces suppositoires, celle d'être à la disposition du docteur (c'est-à-dire lui), pour justifier que la mère doive les lui rendre. La fonction de la préposition à est donc argumentative : de l'inhérence réaffirmée d'une propriété découle logiquement un devoir de présence de l'objet. Les prépositions permettent ainsi à l’enfant de reprendre et de déterminer une représentation mal interprétée par son interlocuteur, d’articuler ses représentations à celles d’autrui, d’argumenter une intention préalable de signifier ou de faire. Elles apparaissent au moment où l’enfant prend conscience qu’il n’est pas compris, mais qu’il peut employer des moyens pour clarifier son propos ou exprimer son positionnement. Il constate que ces moyens fonctionnent quand il obtient ce qu’il demande par son argumentation, ses clarifications, ou qu’il ne l’obtient pas, mais que l’adulte a marqué sa prise en compte du contenu du nouvel énoncé (par un refus argumenté). Relativité de la catégorisation grammaticale J’ai également abordé d’autres questions à propos de l’emploi des prépositions chez l’enfant qui mettent en question les catégorisations grammaticales. Dans un travail récent sur l’émergence des prépositions chez l’enfant, j’ai montré avec Martine Sekali81 que les moyens linguistiques qui permettent d’exprimer les relations spatiales ne sont pas les mêmes selon les langues. On utilise par ailleurs des prépositions dans certaines langues, et d’autres moyens dans d’autres pour marquer les mêmes opérations : des adjectifs possessifs en anglais, des postpositions en turc pour maruqer la relation d’appartenance par exemple. L’anglais dispose de particules (up, down, away, back), ce n’est pas le cas du français. De plus, les langues ne catégorisent pas de la même façon, même lorsque certains marqueurs semblent très proches. On en anglais et sur en français, par exemple, ne reflètent pas exactement les mêmes relations spatiales. 81 Trois études présentées au colloque sur la grammaticalisation, le temps, l’espace, Montbazillac, septembre 2006, au colloque de l’IPRA, Göteborg, juillet 2007, au Child Language Seminar, Reading, Juillet 2007. Caroline Rossi et Christophe Parisse ont également contribué à ces études. HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 93 On peut donc intégrer à l’analyse l’idée d’une « relativité linguistique » (Whorf 1956), selon laquelle certains aspects de l’organisation cognitive sont influencés par la structure de la langue particulière que les enfants acquièrent, sans oublier les paramètres importants que sont l’organisation discursive et le contexte. Ces observations sur l’acquisition des prépositions par l’enfant nous ont conduit à conclure que ces « mots grammaticaux » qui, comme les prépositions, expriment et organisent des relations entre personnes, entre objets, entre personnes et objets, sont acquis par l’enfant grâce à la médiation des adultes mais surtout dans la relation à l’adulte. C’est précisément cette relation à l’adulte – media entre le monde et le langage – qui modèle le langage de l’enfant, sans oublier l’impact des spécificités de la langue utilisée et des fonctions du langage propres aux usages enfantins. La conjonction de ces différents paramètres sous-tend l’émergence de la grammaticalité ou « grammaticalisation » dans le langage de l’enfant. On trouvera des exemples de prépositions chez Léonard et Madeleine dans le dossier 5-Prépositions du DVD d’accompagnement. Les exemples de Léonard sont ceux commentés ici. Les exemples chez Madeleine illustrent un emploi qui lui est propre de la préposition pour82. Les connecteurs Les connecteurs permettent à l’enfant de clarifier sa représentation ou de l’articuler à celle de l’autre et de mettre en place de l’argumentation (Morgenstern & Sekali 1999, Morgenstern & Sekali sous presse83). Tant qu’il n’y a pas de marquage de la connexion (parataxe), c’est à l’interlocuteur de construire la cohésion (et la cohérence) grâce au contexte et à l’ordre linéaire de l’énoncé, logique temporelle/logique argumentative. 82 Cet emploi est analysé dans L’enfant dans la langue. De l’observation du naturaliste à l’analyse du linguiste, deuxième partie, chapitre 5 sur les prépositions. 83 Articles n° 15, pp. 213-235 et n° 13, pp. 189-202. HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 94 Exemple 4, Léonard 2;01 L - i met la tête / i pleure. M - Il pleure parce qu’on lui met du sable sur la tête. L'ordre linéaire des manifestations verbales présente un enjeu certain pour l'enfant, et le succès de l'explication enfantine est tributaire d'un travail interprétatif et linguistique de l'adulte à qui est destinée l'explication. Dans un premier temps, les enfants argumentent principalement leurs refus, leur opposition à une proposition faite par leur mère. Ils vont alors juxtaposer des séquences verbales dont certaines ont une fonction explicative des autres. Martine Sekali et moi-même (Morgenstern & Sekali, sous presse) avons fait une étude plus approfondie de l’émergence du premier connecteur dans le corpus de Léonard. Parce que Comme l’ont souligné Veneziano & Sinclair (1995), Veneziano (1999), Veneziano & Hudelot (2002), l’explication chez l’enfant, appelée conduite explicative, a une dimension interlocutoire au sein du dialogue et a pour visée d’amener l’interlocuteur à « croire, à faire, à vouloir quelque chose » (Grize 1996 : 8) mais permet également à l’énonciateur de se positionner par rapport à l’autre et de faire accepter sa perspective. L'explication verbale peut, selon nous, être définie à partir de deux composantes : - Sa composante « anaphorique »84 : elle opère la reprise d'un élément préalable (une requête, un événement, un dire etc.) pour l'articuler à sa cause, sa justification, sa nécessité. - Sa composante co-énonciative : elle suppose une différenciation perçue par les parties prenantes du discours sur la raison d'être d'un fait, d'une visée, d'une intention, d'un désir de l'un des co-énonciateurs. Ce dernier va alors tenter de combler cette différence en déployant une stratégie de réimposition de la nécessité de ce qui est mis en cause. 84 J’utilise ici le terme « anaphorique » pour indiquer que le marqueur parce que permet à l’énonciateur de faire porter son énonciation sur un discours précédent (en auto ou en heterocontinuité). HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 95 Il est entendu que l'explication verbale chez l'enfant ne requiert pas nécessairement l'utilisation d'un marqueur argumentatif (Hudelot, Preneron & Salazar Orvig 1990). C'est pourtant cette construction particulière qui a retenu notre attention, car le jeune enfant emploie ces connecteurs d'une façon qui lui est propre, différente de celle de l'adulte. Nous avons proposé une analyse linguistique des opérations énonciatives en jeu dans l'utilisation que fait Léonard des marqueurs parce que, mais et pour. Cette étude a permis de montrer que l'opération verbale d'explication chez un enfant entre deux et trois ans est tout à fait spécifique. Elle donne en effet la priorité à l'une des deux composantes énoncées plus haut, c'est-à-dire la dimension co-énonciative et métalinguistique. Nous nous situons ainsi en continuité avec l’approche préconisiée par Veneziano & Hudelot et Hudelot (sous presse) qui insistent également sur les représentations sociales qui sont véhiculées dans les Conduites Explicatives/Justificatives (CEJ) : « Nous avons insisté sur le fait que cette conduite révèlait, d’une part les intentions, savoirs et croyances attribués à l’interlocuteur (une théorie de l’esprit du locuteur), mais dévoilait également l’arrière fond sur lequel prenait appui la valeur persuasive des CEJs, laissant poindre ainsi les représentations sociales qui circulent dans une communauté donnée (écologie de l’esprit) » (Hudelot, sous presse : 149). Ce n'est qu'aux alentours de trois ans que l'enfant articulera clairement des contenus référentiels dans une relation explicative. Cette primauté du plan co-énonciatif et métalinguistique chez le jeune enfant n'est d'ailleurs pas réservée aux processus explicatifs, elle est caractéristique et révélatrice du fait que l'enfant marque très tôt sa relation à l'autre à travers le langage. Nous cherchons, à terme, à élaborer l'articulation entre le fait de langue, le phénomène proprement linguistique, et les processus cognitifs et psychiques qui sont à l'œuvre dans l'explication verbale et son développement chez l'enfant. Nous avons fait un travail plus approfondi sur la composante co-énonciative qui suppose une différenciation perçue par l’énonciateur entre lui-même et son coénonciateur et qui se marque par l’emploi des connecteurs. Dans les études anglo-saxonnes, on note l’emploi du connecteur because entre 2;06 et 3;0 (Bloom, 1991; Taeschner, Volterra & Wintermantel, 1982). Chez les enfants HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 96 de notre corpus, l'utilisation de marqueurs de connexion explicative apparaît de façon récurrente à partir de 2;02, (ce qui correspond au relevé de Desmarchelier, 1990 et de Dubost, 1998), avec les caractéristiques suivantes : - C'est le marqueur parce que qui est le plus régulier (d'autres connecteurs apparaîtront plus tard, vers 2;08, en particulier mais, et tellement que). - Parce que apparaît d'abord dans des situations où une explication est sollicitée directement par l'adulte, souvent par la question pourquoi ? - Vers 2.08, parce que est également représenté sans sollicitation, dans des situations où l’enfant revient sur une première assertion pour y articuler une autre. C'est donc un parce que prioritairement « pragmatique et modal » qui apparaît d'abord dans les conduites explicatives de l'enfant. Exemple 5, Léonard 2.06 Il est dans le bain. M: - Tu veux du shampoing, Ça va? Ça va docteur? Docteur Léonard? Mais tu vas avoir très très froid hein. Non? T'aimes bien l'eau froide? L: - Ouais. M: - Pourquoi? L: - Paque z'aime. Nos analyses plus détaillées menées sur le corpus de Léonard permettent de développer des hypothèses qui devront être confirmées par l'analyse d'autres données dans différentes langues et chez d'autres enfants du même âge. Nous avons pu montrer que chez Léonard, les conduites explicatives verbales se déclinent sur trois périodes représentées par des formes linguistiques différentes. HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 97 1. La parataxe, qui correspond à une absence de marqueur de connexion, impose des configurations dans lesquelles l’enfant a besoin de réasserter l’explanandum avant de présenter un argument. Ce dernier ne prend statut d’explanans qu'à l'issue d'un travail important de l’adulte qui apporte cohésion et cohérence à la séquence explicative. Exemple 6, Léonard 2;0 M: pourquoi tu l’aimes pas? L: l’aime pas, méchant. 2. L’apparition du marqueur explicite parce que, vers 2;02 modifie la nature de la stratégie explicative de l'enfant. En favorisant la relation intersubjective et donc la composante co-énonciative de l'explication, parce que permet à l'enfant de marquer linguistiquement son appropriation du discours. Il s’agit d’un retour modal plus que causal, qui vise à réaffirmer sa prise en charge d'un discours préalable. Exemple 7, Léonard 2;05 M: pourquoi tu t’énerves? L: paque veux pas. 3. Au cours de la troisième période observée, les énoncés en parce que se diversifient. On trouve des énoncés fortement pris en charge, essentiellement modaux, et des énoncés où la composante « anaphorique » est importante. C’est d’ailleurs la répartition que l’on retrouve à l’âge adulte. Exemple 8, Léonard 3;0 A: pourquoi elle pleure. L: pasqu’elle a perdu son papa. HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 98 HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 99 Alors qu'avec l'explication paratactique, l'enfant ne marquait pas de façon manifeste son appropriation du lien explicatif, l’emploi du connecteur lui permet de construire une représentation métalinguistique de sa prise en charge du discours. L’enfant se construit en tant que sujet-énonciateur et prend en charge à l’aide d’un « modus » ce qui est exprimé dans le « dictum » (Bally 1950 : 36). Ce travail de prise en charge est une activité cognitive qui lui permet d’ajuster son discours au contexte, à la co-énonciation et dont le marqueur grammatical est la trace. Au moment de son appropriation du marqueur, l’enfant réorganise son système. C’est évidemment par l’intermédiaire de son entourage social (Vygotsky 1934) et avec la collaboration des adultes que l’enfant a pu acquérir le nouveau marqueur. Mais l’enfant le fait entrer dans un système qui a sa cohérence (ou ses cohérences) propre de manière personnelle et par paliers successifs (fonction modale avant d’être causale). L’enfant ajuste ainsi progressivement son système de représentation aux nouvelles situations co-énonciatives dans lesquelles il se trouve au fur et à mesure de son développement et dans lesquelles il découvre qu’il peut marquer son rôle dans ces petits termes si utiles et si adaptés à ses intentions communicatives. S’il s’agit bien chez l’enfant d’une activité « épilinguistique » (Culioli 1985) dont il n’est pas « conscient », il est cependant acteur de cette réorganisation. HDR 2 – Premières opérations énonciatives page 100 Il serait possible de tirer un point commun de ces premières fonctions des marqueurs (fillers, auto-désignations, prépositions, connecteurs) dans le langage de l’enfant. On est au croisement de l’affirmation de l’identité par et dans le langage, du positionnement par rapport à l’autre et à ses représentations dans l’échange. On peut opposer absence et présence de marqueur : - Avec Ø : il y a ancrage dans la deixis et une importance encore plus grande du cadre dialogique et de l’étayage de l’adulte. Il y a dans le contexte, dans le sémantisme des éléments lexicaux, dans la linéarité, des indices traitables, interprétables par l’interlocuteur, ou pas. Le discours de l’adulte indique cet espèce de « remplissage » effectué. - Avec le marqueur : l’enfant se trouve face à de l’incompréhension ou un conflit et doit désambiguïser, ou s’opposer. Il utilise un marqueur qui lui permet de clarifier la référence ou de prendre en charge un point de vue d’où une fonction « discursive » et « co-énonciative » du marquage. HDR page 101 Chapitre 3 : Rôles et Genres discursifs Si dans le chapitre précédent, j’ai concentré mes analyses sur les marqueurs, nous avons vu combien les opérations énonciatives qu’ils permettent d’effectuer s’inscrivaient dans le type d’échange langagier dans lequel l’enfant se trouve. C’est particulièrement frappant pour les emplois argumentatifs des prépositions et des connecteurs. Nous allons aborder ici le rôle des genres discursifs dans l’émergence et l’emploi des marqueurs grammaticaux. Nous commencerons par analyser les justifications et le rôle des connecteurs dans les conflits mère-enfant. Nous aborderons ensuite les prémices de l’anaphore marquée par les premiers pronoms et les premiers déterminants dans le dialogue. Nous parlerons enfin des premiers récits de l’enfant, qui sont des récits « autobiographiques » marqués par l’absence de forme, puis par le pronom de troisième personne. Ce chapitre se conclura par une réflexion sur le discours repris, emprunté par l’enfant, pour finalement être habité. HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 102 La justification chez l'enfant J’ai travaillé sur les emplois de la justification dans le cadre d’une étude menée en collaboration avec Christiane Preneron (Morgenstern & Préneron 200485). Nous avons appelé justification la conduite grâce à laquelle un énonciateur clarifie son point de vue par des arguments qu’il prend en charge. Il s’est donc agit d’identifier ces conduites au sein de mouvements discursifs et de types d’enchaînements entre énoncés successifs des mères et des enfants tels que ceux proposés par Veneziano & Hudelot (2002). Il apparaît que l’usage du langage comme médiateur se met en place dès les premiers conflits interpersonnels dans lesquels s’engage l’enfant et dans lesquels il construit différentes stratégies où la justification joue un rôle spécifique. Depuis Freud (1911), Wallon (1941) et Spitz (1962), on connaît bien le rôle positif et structurant des conflits dans la construction de la personne et de l’affirmation de soi, conflits qui facilitent l’appropriation de conduites langagières et en particulier de stratégies de médiation Notre perspective était à la fois développementale et comparative : nous avons travaillé à partir de plusieurs corpus longitudinaux. Nous avons comparé les enfants entre eux mais aussi les stratégies adoptées par les mères à celles que s’approprient les enfants. Les données analysées sont des interactions extraites de suivis longitudinaux effectué auprès de deux familles françaises de la classe moyenne et supérieure ayant un enfant unique, tous deux des garçons. Les enfants ont été filmés avec leurs mères à leur domicile, une heure par mois de l’âge de 1 an 7 à 3 ans. Nous avons comparé le corpus de Léonard (Morgenstern) à celui de Marc-Antoine (Préneron). Nous avons fait une analyse linguistique et discursive de tous les conflits donnant lieu à des négociations entre la mère et l’enfant en exigeant simplement que ces conflits soient suffisamment longs : six tours de parole minimum (en reprenant la définition de Dunn & Munn (1987), qui appellent ces conflits : complex disputes ), ceci afin de mener une analyse qualitative des conduites utilisées. Afin de rendre compte du sens de la justification dans les contextes où elle apparaît, nous avons analysé les différentes séquences conflictuelles selon l’origine du 85 Article n° 16, dossier pp. 236-248. HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 103 conflit, c'est-à-dire son contexte ou l’événement, à partir duquel il prend place. Nous avons cherché à savoir si les négociations aboutissaient ou non, si les deux partenaires parvenaient à un accord mutuel, si les conflits se résolvaient ou dans l’autre cas, quel point de vue l’emportait, celui de la mère ou celui de l’enfant. Nous avons distingué les différentes stratégies utilisées par les mères et les enfants. Nous avons ainsi noté: - L’emploi de la justification chez les mères et chez les enfants et son efficacité. - Les formes prises par les justifications. - Les autres stratégies de négociation. Le résultat de ce relevé est présenté dans le tableau suivant : Justifications des mères L’assertion des conséquences de l’événement L’assertion d’une règle sociale La relativisation par un ancrage temporel Justifications des enfants L’assertion de propriété L’assertion du désir, des sentiments L’assertion évaluative La diversion (ludique ou autre) Autres stratégies La promesse La concession Le compromis Tableau 1 : Types de jusfications employées par les mères et les enfants À partir des résultats obtenus par notre analyse, en regroupant les tendances dominantes dans l’emploi des conduites, nous avons pu distinguer trois périodes dont voici les principales caractéristiques86. Période I : 1;07 à 2;0 Durant cette période on note que toutes les négociations réussissent (les conflits sont résolus ou disparaissent) mais à sens unique : ce sont les mères qui obtiennent toujours gain de cause. Les enfants finissent par obéir. Ce sont également les mères qui essaient de trouver une issue à la dispute. 86 Je ne cite ici que les énoncés de Léonard, mais on trouvera les énoncés des autres enfants dans l’article qui se trouve dans le dossier, Morgenstern & Préneron 2004. HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 104 Les mères commencent dans environ la moitié des cas par utiliser la justification comme stratégie pour résoudre les conflits. La stratégie qui s’avère la plus efficace est la diversion. C’est particulièrement le cas de la diversion ludique dans le discours de la mère de Léonard. Mais dans certains cas, si les justifications n’avaient pas été utilisées d’emblée, les autres stratégies auraient pu n’avoir aucun effet. On peut prendre l’exemple de Léonard à 1;10 qui veut absolument monter sur la table. Sa mère ne veut pas qu’il le fasse et le justifie par une règle sociale : « non, non, tu montes pas sur la table, c’est interdit, l’a pas l’droit, on monte pas sur les tables ». Léonard continue ses tentatives et sa mère utilise alors un autre argument, qu’elle va transformer en jeu : « je vais me mettre en colère (…) regarde moi comme je suis fâchée. » Elle fait une tête très fâchée. Léonard rie à gorge déployée, abandonne son projet, court vers sa chambre, revient avec un chapeau et fait le clown. La diversion ludique a fonctionné, mais elle a pris appui sur une première stratégie de justification. Période II : 2;01 - 2;05 Il s’agit d’une période intermédiaire où tout change, tout évolue et où le rôle des deux partenaires commence à s’équilibrer. Les justifications maternelles commencent à être efficaces, dans environ un tiers des cas. Comme dans la période précédente, les mères utilisent l’assertion des conséquences. C’est particulièrement concluant quand les conséquences d’un acte affectent l’un des deux partenaires. Par exemple, l’enfant éclabousse sa mère, la mère s’exclame: « je suis toute mouillée, le plancher est tout mouillé, regarde mon pantalon!!! ». L’enfant s’arrête alors d’éclabousser. Les mères utilisent également de nouvelles formes de justification dont ce que nous avons nommé l’« ancrage temporel ». Il n’est jamais facile d’obtenir qu’un enfant sorte du bain. La mère de Léonard dit alors « comme d’habitude, on prend un bain, puis on met son pyjama, puis on mange et ensuite on lit une histoire. » On remarque surtout que les justifications des mères deviennent efficaces lorsque les enfants montrent qu’ils les entendent et qu’ils se les approprient en répétant l’énoncé de leur mère (tout ou une partie), et nous voyons ainsi à quel point la répétition peut avoir la fonction pragmatique et discursive exposée dans le premier chapitre de ce document. HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 105 Exemple 1 M: tu dois garder le jet de la douche dans le bain. L: dans le bain Ou bien Exemple 2 M: d’abord on met la couche et ensuite on touche les oiseaux L: on touche. L’enfant marque également qu’il suit le cours du dialogue en posant des questions: Exemple 3 M: est-ce que tu as vu le pantalon de maman? est-ce que tu as vu dans quel état il est? L: qu’est-ce que c’est? M: c’est l’eau, c’est l’eau que tu m’as envoyée dessus qui l’a mouillé. Les enfants utilisent eux aussi des justifications qui sont parfois efficaces en affirmant leur propre ressenti : « je suis en colère ». Les justifications des enfants sont centrées sur eux-mêmes et sont surtout l’expression de leurs affects et de leur sentiment de possession. Ils commencent également à utiliser des stratégies qui permettent de résoudre les conflits. On remarque qu’ils emploient les mêmes stratégies que les mères au cours de la période I. Ainsi Léonard utilise la diversion ludique. Quand il est agressif, il transforme son attitude en jeu en toute complicité avec sa mère et les adultes acceptent alors son aggressivité qui n’est plus aussi menaçante sous la forme du jeu symbolique. Exemple 4, Léonard 2;04 L va attaquer A M: Léonard, arrête! Tu lui fais mal, c'est pas gentil. Moi je vais t'attraper, je vais te punir. Moi je vais t'attraper. Moi je vais t'attraper, je vais te punir. L: n!" // M: Si parce que tu es méchant avec Aliyah. L: n!" // M: Si . L: n!" // M: Tu es méchant. L: M: L: M: L: M: L: n!" // Pourquoi tu es méchant? i: / ilefase // Tu es fâché? i: // Pourquoi tu es fâché? ilepabo / i: / p: // HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 106 Il tire sur A et elle tombe. M: Ah ça y est, tu as réussi Léonard. Il grimpe sur A en poussant des cris. Il continue à crier, sa mère lui grimpe dessus à son tour. Il finit par l'embrasser. M: Merci, on fait tu me tiens, je te tiens? Elle chante. Il rit tout de suite. Comme les enfants acceptent et reprennent les justifications de leur mère, cellesci utilisent cette stratégie de plus en plus souvent. Par ailleurs, le fait que l’enfant défende lui aussi son point de vue, raisonne, commence à présenter lui-même des justifications, amène sa mère à proposer des compromis et de ce fait, ce n’est plus toujours elle qui a gain de cause. Période II, à partir de 2;06 L’usage des justifications maternelles augmente et la moitié d’entre elles sont efficaces. Les enfants réagissent encore davantage aux justifications présentées par leurs mères. Ils écoutent leurs mères, reprennent leurs justifications, posent des questions. Un exemple montre l’importance de l’intérêt apporté par l’enfant aux justifications de sa mère. La mère de Léonard (2;08) lui a enfilé sa chemise, il commence à l’enlever. Elle utilise l’assertion des conséquences de ses actions comme une justification dans la négociation. Exemple 5, Léonard 2;08. %sit: L revient dans le salon en courant et riant. Il enlève sa chemise. *OBS: mais pourquoi tu veux pas rester habillé . *OBS: elle est belle ta chemise . *MOT: oh Léonard ! *MOT: non Léonard tu vas attrapper froid et après tu sais ce+qui va se passer ? *CHI: ouais . *OBS: tu vas être malade comme papa *MOT: et moi je vais me faire engueuler par pépé Aldo . *CHI: pourquoi ? *MOT: pépé Aldo c'est aussi mon papa et c'est aussi le docteur . *MOT: i va dire oh t' as encore pas mis sa chemise à Léonard ! *MOT: coquine ! *CHI: paque . *CHI: pourquoi ? *MOT: coquine alors maintenant il est malade . *MOT: c'est malin ! *CHI: pourquoi ? *MOT: parce+que tu sais . *MOT: moi chuis responsable . *MOT: chuis ta maman . *CHI: <moi moi moi> [/] moi veux pas laisser +... *MOT: xxx . HDR 3 – Rôles et genres discursifs *CHI: %sit: *MOT: %sit: page 107 et pourquoi moi z'ai pas d' boutons ? sur son pantalon. parce+que c'est plus cool . elle lui enfile pantalon et chemise en chantant. L’argumentation se fait en plusieurs étapes : 1) Il va attraper un rhume. Il écoute soigneusement mais ne remet pas sa chemise. 2) Son père à elle, qui est pédiatre, va la gronder. Léonard réagit en disant « pourquoi? ». Elle explique que son père va lui dire « quelle mauvaise mère tu es ». Léo et sa mère ont une véritable discussion pendant laquelle elle lui montre qu’elle est responsable de lui. Et lui, en réaction à cela, affirme son identité (en disant son nom), puis s’intéresse aux vêtements qu’il accepte de remettre. En dehors des justifications, il y a toujours quelques diversions ludiques, mais les mères proposent davantage de compromis. Elles écoutent les justifications de leurs enfants et les arguments qu’ils avancent pour affirmer leur point de vue. Elles acceptent de plus en plus les arguments des enfants. Les enfants emploient des justifications qui sont plus souvent efficaces. Par exemple, à 2;06 Léo ne veut pas fermer le robinet d’eau froide dans la baignoire. Il se justifie en disant: « Je joue avec l’eau froide. J’aime l’eau froide. » Sa mère le laisse continuer même si elle a toujours un peu peur qu’il attrape un rhume. Elle traite sa demande comme étant légitime à partir du moment où il l’a justifiée. Durant cette période, les justifications sont le plus souvent marquées par l’utilisation de connecteurs. À 3;0, alors que sa mère est enceinte, Léonard construit une maison et tape dessus très fort avec un marteau. On lui demande de faire moins fort parce que « ça fait mal aux oreilles du bébé dans le ventre de maman ». Il entend l’argument, il réagit en frappant doucement, mais un peu plus tard explique « des fois il faut faire fort parce que c’est vraiment cassé ». On trouve une autre solution car un adulte va l’aider à réparer sa maison sans qu’il ait besoin de frapper avec le marteau. Dès que les arguments sont verbalisés, les compromis et les solutions sont plus faciles à trouver. L’analyse linguistique des justifications verbales dans leur contexte a fait également apparaître les différences entre les énoncés paratactiques et les énoncés comportant des connecteurs. Si les marques linguistiques spécifiques de l’explication et de la justification ne sont pas nécessaires puisque ces conduites peuvent être exprimées par la simple juxtaposition des énoncés (Hudelot, Preneron & Salazar Orvig 2002), les HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 108 marqueurs ont cependant une fonction propre. Nous avons analysé le lien entre l’apparition des connecteurs dans le langage de l’enfant et leur fonction dans la justification. En effet, comme je l’ai montré dans mes travaux avec Martine Sekali, l’emploi des premiers connecteurs est lié à une prise en charge modale de la justification par l’enfant. Ainsi cette étude nous a permis à la fois d’analyser l’évolution du fonctionnement linguistique et discursif des énoncés justificatifs, de montrer les relations entre les types de justifications des mères et ceux des enfants et de remettre en contexte l’apparition des connecteurs qui marquent le positionnement plus clair de l’enfant. Les prémices dialogiques de l'anaphore87 (Recherche dirigée par Anne Salazar Orvig) Programme de recherche collective Le programme de recherche sur l’anaphore s’est inscrit dans un double champ de réflexion portant sur la nature et le fonctionnement de l’anaphore et ses formes précoces. - On s'est donné pour objet l’étude de l’anaphore dans des échanges effectifs. - On a fait l’hypothèse d’un fondement dialogique de ce mode de référence. En examinant les formes « candidates » ou « précurseurs » de l’anaphore entre 18 et 36 mois, nous cherchons à rendre compte des prémices de la plurifonctionnalité des marques linguistiques et de la diversité des relations référentielles et discursives qu’elle sous-tend. Nous observons le fonctionnement des expressions référentielles dans le dialogue adulte-enfant à travers les axes suivants : - L’examen des modes de donation de la référence, par identification des expressions référentielles et leur interprétation chez l’adulte et chez l’enfant. Cet axe 87 On trouvera les premières publications du groupe anaphore auquel je participe depuis plus de cinq ans dans le dossier, articles n° 18 à 21, pp. 266 à 350. J’expose ici une synthèse du programme de recherche dirigé par Anne Salazar Orvig et en tire les points qui ont le plus trait à ce chapitre. HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 109 suppose que l’on prenne en considération non seulement les formes clairement identifiables de pronoms et de syntagmes [Déf + nom], mais aussi que l’on examine les différents cas d’approximations vocaliques (fillers) des déterminants et des pronoms de même que les enchaînements à référent implicite, typique des énoncés à un terme. - L’analyse de leur inscription discursive, situationnelle et liée aux savoirs partagés ; la détermination du type d’objet de discours. - L’analyse des liens discursifs, voire intonatifs, qu’entretiennent ces expressions référentielles, au niveau dialogique et monologique (en reprise immédiate, à distance ...). Nous étudions un très large corpus constitué de données longitudinales et transversales dans quatre situations de communication et une grille de codage sur excel d’une très grande précision. Milieu Type de Institutionnel Familial Maternelle Crèche Longitudinal Transversal Longitudinal Transversal dyadique ou dyadique polyadique polyadique recueil Relation interlocutive triadique Age 1;8 à 2;4 1;11 2;3 2;2 à 3 2;3 Nbre. 2 6 10 4 3 16 6 18 59 6 diverses jeu goûter et conversation goûter et jeu jeu sur un objet d’enfants Nbre. de séances Situations Tableau 2 : corpora analysé dans le projet Anaphore Nous avons analysé 7911 énoncés d’enfants dans 105 séances d’enregistrements en fonction des trois critères suivants : - La relation au discours de l’interlocuteur. HDR 3 – Rôles et genres discursifs - L’attention conjointe sur les objets de discours. - Le rang référentiel. page 110 De nombreuses chercheurs considèrent que l’enfant passe d’usages exophoriques à des usages endophoriques. Des travaux expérimentaux sur la maîtrise des différentes valeurs référentielles des déterminants (Karmiloff-Smith 1979) ou les travaux sur des récits (Bamberg 1986 ; Bamberg 1987 ; Hickmann 1991 ; Karmiloff-Smith 1985) aboutissent à des conclusions similaires. Pourtant, en opposition avec l’idée largement répandue dans la littérature en acquisition (Hickman 1987, 1995; Peterson et Dodsworth 1991), dont une grande partie se concentre sur l’acquisition des marqueurs dans des activités de récit élaborés à partir d’images, il apparaît que l’enfant ne passe pas d’un mode de référence déictique à un mode de référence anaphorique avec les mêmes outils grammaticaux, et ceci quelle que soit la façon dont est comprise l’opposition deixis/anaphore. Au contraire, ces deux modes de référence sont véhiculés par des marqueurs différents. La deixis est bien première dans le développement de l’enfant. Elle a cependant comme outil privilégié les démonstratifs, premières formes pronominales à apparaître dans la langue de l’enfant. Par ailleurs, les pronoms de troisième personne sont d’abord acquis comme des prémices de l’anaphore : ils apparaissent dans le contexte d’une forte continuité discursive et de l’attention partagée. On relève quelques usages exophoriques (jamais déictiques) des pronoms de troisième personne, mais dans leur grande majorité ces usages reposent toujours sur l’existence d’un espace de significations partagées par l’enfant et son interlocuteur. Nous nous situons donc dans le cadre rappelé par Apothéloz (1995) : « Le fonctionnement de l’anaphore, tout comme celui de la référence, n’est pas détachable de l’interaction qui lui sert de cadre (…) la modélisation de cette opération [identification de l’objet] est donc susceptible de faire intervenir des notions comme celle d’intersubjectivité ou celle de pertinence (au sens de Sperber et Wilson 1989) » (p. 311). Nous pensons en effet que la relation dialogique sert de support à l’enfant dans la construction des relations anaphoriques. Ce travail déjà bien avancé sur l'analyse des pronoms de troisième personne (Salazar et al; 2004, Salazar et al 2005), s’est poursuivi en 2006-07 avec l'analyse des déterminants et en particulier l'usage des articles définis par rapport aux indéfinis. HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 111 L’ensemble de nos analyses fera l'objet de la rédaction d'un ouvrage par les membres de l'équipe de recherche. Mise en relation avec mon travail personnel En accord avec les travaux de Bruner (1983), François, Hudelot & SabeauJouannet (1984) ou Tomasello (1999), les analyses menées au sein du groupe anaphore confirment que l’enfant acquiert sa langue et s’approprie différents genres discursifs à travers les dialogues dont il est partenaire88 ce qui rejoint les préoccupations qui sont les miennes dans ma propre recherche. Cette acquisition est d’abord élaborée dans des épisodes d’attention conjointe par lesquels s’instaure une véritable continuité attentionnelle, pré-requis à la mise en place du processus anaphorique. Les marqueurs les plus frappants en sont la co-direction des regards, les pointages (voir le chapitre sur le pointage), mais aussi des actions élaborées en commun avec un même objet, ou une manipulation alternée de ce même objet, voire la reprise des actions de l’autre. Chacune de ses manifestations est poursuivie ensuite sous forme langagière dans le dialogue. Il s’agit très tôt des premières manifestations vocales alternées et des reprises qui sont l’un des premiers signes de cohésion discursive, comme nous l’avons vu dans le chapitre sur la répétition. Dès les énoncés à un terme, l’enfant fait preuve de continuité attentionnelle et discursive en les inscrivant dans l’enchaînement dialogique avec l’adulte ou en continuant lui-même sur la même intention communicative sur deux tours de parole (Scollon, 1979, Veneziano, 1997)89. 88 Je suis également persuadée que l’enfant profite beaucoup aussi du langage qui l’environne, même quand il ne lui est pas adressé. Ce projet ne permet pas vraiment de regarder l’influence du « bain de langage non adressé ». Il faudrait pour cela concevoir un corpus dans lequel les adultes sont moins focalisés sur les enfants, ce qui est plus difficile quand ils savent qu’un chercheur vient les filmer. Cependant, des situations très intéressantes se mettent en place quand les familles sont filmées depuis longtemps. C’est le cas dans mes tournages de al famille de Théophile qui ont lieu quand Théophile retrouve ses parents après sa journée chez la nourrice, mais les parents se retrouvent également à ce moment-là après leur journée de travail. 89 Voir également le chapitre sur les constructions prédicatives dans le document de recherche inédit. HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 112 Nous avons voulu savoir si l’enfant acquiert d’abord les unités linguistiques comme les pronoms en tant que catégories grammaticales ou s’il les intègre dans un système qui lui est propre à partir de leur fonctionnalité discursive. Ce thème rejoint les questions que je me pose tout au long de mon travail sur la construction chez l’enfant de systèmes successifs personnels et sur la grammaticalisation, ou « fonctionnalisation » de son langage. La notion de « catégorie émergente » permet d’envisager ici les marqueurs anaphoriques comme traces d’une mise en discours de fonctions pragmatiques, discursives, co-énonciatives particulières appréhendées par l’enfant au travers des formes. Nous avons montré en travaillant sur des interactions spontanées entre adultes et enfants (et non sur des récits comme l’ont fait un grand nombre d’auteurs cités précédemment), que les pronoms de troisième personne sont dès leur émergence, des outils anaphoriques utilisés dans le contexte dialogique et qui s’appuient sur le discours de l’interlocuteur ou de l’enfant lui-même. Exemple 6, Léonard 2;04 M : et oui, et Adèle ? Léonard prend une voix plaintive L : elle est tombée là, regarde ! Nos analyses vont dans le sens de l’explication qu’apporte Kleiber (1994) sur l’apparition du pronom de troisième personne : « Le pronom il apparaît ainsi comme un indicateur de cohérence bien particulier. Il ne s’agit pas d’un simple outil de référence, d’une simple expression de continuité référentielle, comme il est souvent dit, non qu’il faille nier son rôle de ligateur, mais la cohérence qu’il établit est bien plus subtile et plus complexe : il désigne un référent en continuité avec une situation manifeste dans laquelle le référent se trouve impliqué comme actant principal » (p. 83). Nous sommes bien conscients que dans le cas des référents présents, les enfants n’ont pas besoin de les introduire et peuvent y référer en s’appuyant sur l’attention partagée de leur interlocuteur. Ils accompagnent d’ailleurs souvent leurs énoncés de pointages explicites. On peut donc penser que l’enfant construit son discours à partir d’une appréhension directe de l’événement ou de la scène qu’il met en mots. Mais, il est important de tenir compte du dialogue. La construction de la référence ne se fait pas uniquement à partir d’un rapport direct aux objets, aux personnes, aux évènements, elle HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 113 se fait au sein du dialogue avec un appui sur le contexte discursif et donc les énoncés de l’interlocuteur adulte. Nos travaux montrent donc que les enfants acquièrent les unités pronominales à partir de l’expérience qu’ils en font en dialogue en tant qu’outil principalement pragmatique et discursif et qui réfère à une représentation mentale partagée (majoritairement en situation où le référent a été mentionné sur plusieurs tours de parole). Cela nous rappelle, avec François (1984), que la grammaire des locuteurs, et en particulier celle des enfants, ne coïncide pas forcément avec celle des linguistes… Mais peut-être les linguistes pourraient-ils davantage aller à la rencontre des locuteurs, adultes ou enfants, et définir les marqueurs par rapport à leur fonction en discours, au contexte et aux genres discursifs dans lesquels et pour lesquels ils sont employés. L’un des contextes qui peut déterminer le type de formes utilisé est le récit. J’aborderai donc les premiers récits de l’enfant qui, chez les enfants que j’ai étudiés, sont « autobiographiques ». Premiers récits auto-biographiques On dit souvent que les compétences narratives se mettent en place chez l’enfant entre l’âge de trois et cinq ans (Applebee, 1978), mais les premiers récits apparaissent plus tôt et permettent à l’enfant de donner un sens à ses expériences. Vers l’âge de deux ans, les enfants commencent déjà à parler non seulement de ce qui les entoure, des actions en cours, mais à se déplacer mentalement dans le temps et dans l’espace et à raconter des évènements survenus ailleurs et dans le passé. L’occasion de faire leurs premiers récits leur est en général offerte au moment de retrouver leurs parents après la séparation de la journée, ou après des vacances passées chez les grands-parents. Il s’agit donc de « récits autobiographiques » qui se déroulent dans un cadre dialogique90 et leur 90 On a également de magnifiques récits dans le berceau qui portent la trace de leur source dialogique mais que l’enfant produit en monologue (Nelson, 1989 ; Stern, 1985). HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 114 permettent de transmettre verbalement une représentation du moment passé en dehors du regard de leur interlocuteur. Ils ont ainsi la possibilité de se représenter en tant qu’entité discrète, à part, autonome. Le « proto-récit » Ce que j’appelle ici proto-récit se caractérise par une absence de marqueur explicite, mais on peut repérer une mise en mots d’un événement décroché au niveau temporel de l’actualité, tout en étant lié d’une manière ou d’une autre à une trace dans la situation qui permet à l’enfant de créer un lien associatif. Fayol (1985) appelle ce type d’épisode « annonce de nouvelles » et le considère comme une forme minimale, qu’il distingue du récit mais qui est un précurseur. J’ai trouvé le premier épisode que l’on pourrait qualifier de narratif chez Théophile (dans le cadre de l’heure d’enregistrement mensuelle durant laquelle nous nous retrouvons) quand il avait deux ans. Il s’agissait du lendemain de son retour des vacances de juillet passées chez ses grands-parents dans le sud de la France pendant que ses parents travaillaient à Paris. On trouvera cet épisode dans le dossier 6-Récit du DVD d’accompagnement. Pendant qu’il est dans le bain ce soir-là, Théophile se met à boire l’eau avec un petit gobelet alors qu’habituellement son père lui ouvre le robinet d’eau « propre » quand il veut boire. Le père dit d’un ton humoristique mais légèrement réprobateur : « Qui est-ce qui t’a appris ça, c’est Papi ? ». Théophile s’arrête et semble réfléchir un instant, puis il lève les yeux vers son père, sourit et dit : Exemple 7 « Papi vroum vroum ». Il s’agit d’un énoncé à deux mots alors que l’enfant fait encore majoritairement des énoncés à un mot ou des « mélodies » que les adultes ont du mal à décoder. L’enfant s’appuie sur le thème mis en circulation par son père, « Papi », et l’associe à une nouvelle prédication que son père reformule ensuite : « ah t’as fait la vroum vroum avec Papi hein ? ». Nous avons appris que tous les soirs, le grand-père allait avec son petit-fils faire un tour en voiture. Il lui donnait le privilège de démarrer le moteur avec la clé, de changer les vitesses et de tourner le volant (dans le jardin devant la maison). Cet événement qui s’est déroulé quotidiennement pendant une semaine a suffisamment HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 115 marqué Théophile pour qu’il ait eu envie de l’exprimer dans un énoncé plus complexe que ceux qu’il emploie habituellement. La première personne n’est pas marquée explicitement, mais il s’agit bien d’un événement dont Théophile a été le bénéficiaire, qui le concerne en premier lieu. Sa mise en mot thématise « Papi », point de départ de la relation prédicative, mais plus que d’attribuer une propriété à « Papi », il s’agit de partager avec son père avec beaucoup de joie (ton enthousiaste et grand sourire), sa propre implication dans ce vécu extraordinaire, différent du quotidien avec ses parents. L’activité de récit est cognitivement compliquée puisque l’enfant ne peut plus entièrement s’appuyer sur « l’ici-maintenant » et sur une perception partagée. Il doit utiliser le langage comme source unique de représentation tout en étant capable de prendre la perspective de son interlocuteur. Un cheminement progressif est nécessaire afin de maîtriser ce mode discursif. L’enfant passe progressivement d’un ancrage spatio-temporel dans son présent à une translation (« displacement ») dans le temps et dans l’espace (Veneziano 2001b). Dans l’épisode que je viens de décrire, l’énoncé de Théophile est totalement ancré dans le dialogue avec son père puisque celui-ci a lancé le thème de « Papi », tout naturellement repris par Théophile. Il n’y a pas encore véritablement décrochage ou rupture temporelle et situationnelle91. Le récit autobiographique à la troisième personne92 Nous venons de voir que le récit d’évènements passés permet de raviver, réinstancier, ce passé. Il s’agit donc d’un mode privilégié pour partager avec son interlocuteur des évènements auquel il n’a pas été témoin et en quelque sorte les revivre, les re-dérouler avec lui. Le premier récit au passé de Léonard93 survient à un moment très surprenant et semble en rupture totale avec le reste du dialogue. Léonard est sur le point de prendre 91 Cette idée est également développée dans Veneziano & Sinclair 1995 et Veneziano 1996. 92 Voir article n° 17, dossier pp. 249-265. 93 Je reprends ici un extrait d’une saynète déjà commentée dans mon livre un JE en construction chez Ophrys afin de l’exploiter dans ce contexte. On trouvera un approfondissement sur ce thème dans mon article « Prémices du récit chez l’enfant de 2 à 3 ans » (sous presse). HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 116 son bain et se met tout d'un coup à raconter un moment de tension avec son camarade de crèche. On trouvera l’extrait de film dans le dossier 6-Récit sous le titre L’a dit pan. Exemple 8, Léonard 2;04 Léonard est sur le point de prendre son bain, il est dans les bras de sa mère. Elle l'embrasse et il frotte son bras comme pour effacer le baiser, puis porte son doigt sur son visage entre les yeux. L : ladip"!adavib // M : T'as dit pan à ... L : ladip"!adadib // P entre dans la salle de bain. P : T'as dit pan à David ? L : "# // M : David de la crèche ? L : leonaila / leonaadip"!adadib // Le récit à proprement parler démarre sur le premier énoncé de Léonard dans cet extrait, mais si l’on regarde de près le dialogue qui précède (une dizaine de minutes plus tôt), les conditions de son émergence sont plus claires. En effet, si les histoires construites dans une situation dialogique n’ont pas de titre, il y a très souvent une sorte de prologue (Sachs 1992, parle de « preface »). Au lieu de commencer un récit de façon abrupte, le narrateur, entre donc dans le mode narratif avec l’aide des ses partenaires conversationnels. C’est bien le cas ici car comme souvent à la fin d’une journée de crèche, les parents de Léonard lui ont demandé ce qui lui est arrivé : Exemple 9 P : Qu'est-ce que t'as fait à la crèche aujourd'hui ? L : la : ø : la : la : m : // P : Oui. L : $%$: // M : T'as chanté ? L : %$%&%&// P : Qu'est-ce que t'as fait à la crèche ? L : !!'()%! // P : Un dessin ? L : "# // P : Tu l'as amené à la maison ou pas ? L parle la bouche pleine. L : atata xx lak!# lafelafe / lapatam!dle // La question de son père a montré à Léonard que ses parents ont besoin d'avoir une information qu'il est seul à connaître, car ils n'étaient pas témoins des événements. Dans la salle de bain, Léonard semble initier l'entrée dans le récit lui-même, mais il ne faut pas oublier que le mode narratif a déjà été utilisé dans le dialogue avec ses HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 117 parents. Il n’en reste pas moins, que le retour aux évènements passés semble assez brusque ici, sans véritable transition, si ce n’est le bisou que faisait la mère de Léonard sur son bras, qu’il effaçait de façon ludique. C’est donc à partir d'une association gestuelle et visuelle, d’un mode interactif assez agressif, que Léonard se replonge dans un événement également empreint d’agressivité de sa journée passée. Léonard ne marque pas encore à 2;04 le cadre narratif : il n’explicite pas le lieu de l’événement, il ne nomme pas de lui-même le sujet dans son histoire, mais le représente par un pronom qui cette fois ne repose pas sur une représentation partagée en dialogue. Léonard est en rupture avec sa partenaire conversationnelle, plongé dans une scène qu’il revit en images. Il donne directement l’action sans préambule. Il s’agit d’ailleurs d’un événement clé, d’un événement perturbateur et problématique à l’état brut, le véritable déclencheur de l’activité narrative. Si Léonard raconte cet événement, on peut penser qu’il est resté problématique, légèrement mystérieux, cause de frustration. « Many narratives appear to be motivated by narrators’ current dissatisfaction with how they or some protagonist handled a situation » (Ochs 1997 : 198). Léonard cherche peut-être en exposant cet événement et en le partageant, à compenser son insatisfaction. En tout état de cause, c’est à sa mère de reconstruire petit à petit, au sein du dialogue, le cadre, l’identité de « l’agresseur » ainsi que ses motivations. Les études sur le récit chez l’enfant entre deux et trois ans (Peterson 1990) insistent d’ailleurs sur le fait que l’enfant ne donne pas encore d’information qui puisse permettre à l’adulte de contextualiser le récit, aussi l’interlocuteur doit-il reconstruire dans le dialogue le cadre, le moment, les détails et l’ordre chronologique des évènements racontés. Si l’enfant ne contextualise pas, c’est aussi qu’il ne marque pas de distance entre ce qu’il décrit et le moment présent. Léonard donne l'impression de revivre la scène d'autant plus qu'il ponctue ses énoncés de gestes violents montrant qu'il a frappé David au visage. Il donne donc à voir la scène à ses parents en la racontant et la mimant et en se représentant comme un personnage au même titre que David. On peut faire un lien direct entre ce type d’épisode et le récit en Langue des Signes décrit par Cuxac en terme de transfert personnel (2000) et qui se caractérise par le fait que le signeur ne pose pas les yeux sur son interlocuteur, marquant ainsi une rupture avec l’interlocution (Léonard a d’ailleurs levé les yeux au ciel avant de se lancer dans son récit, comme pour retrouver les images, et ne regarde pas sa mère). Or il existe une véritable rupture entre l'enfant HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 118 sur le point de prendre son bain à la maison, et l'enfant de la crèche. Cette rupture est marquée linguistiquement par l'usage de la troisième personne et de l’accompli. De plus, il y a explicitation de l'identité des deux protagonistes grâce à la question de le mère « David de la crèche ? » Il semble que le nom propre hors contexte ne suffise pas comme moyen d'identification de la « victime ». Léonard ne répond pas directement, mais localise explicitement l'agent en reprenant l'usage d'un prénom, le sien : leonaila/leonaadip"!adadib Ce passage montre que Léonard adopte une stratégie particulière pour raconter un événement à l'accompli sans marquer son rôle d'énonciateur et en se désignant en tant qu'agent par des marqueurs de troisième personne et par son prénom. Récit à la première personne Léonard va abandonner la troisième personne pour référer à lui-même dans le passé et utiliser une autre marque de rupture, l’imparfait. Les épisodes narratifs sont plus nombreux et plus variés. Dans l’exemple suivant, Léonard fait de véritables commentaires de petit linguiste. Cette saynète est amusante parce que Léonard explique comment il parlait quand il était « bébé » par rapport à sa façon « correcte » de parler actuelle. L'épisode commence après une brève conversation pendant laquelle sa mère et moi avons discuté des vidéos de Léonard plus petit. Exemple 10, Léonard 2;11 A a parlé des vidéos filmées quand Léonard était plus petit. L joue avec une petite voiture. M : Comment tu parlais quand t'étais petit ? Tu te souviens. L : Ze pleurais, ze faisais euh euh Il fait des grimaces. comme ça. M : Encore refais-le, comment tu parlais. L : Mm mm comme ça. M : Et comment tu disais les mots ? L : Ze disais, em, biquet. M : Et en fait c'était quoi ? L : C'était MI-CKEY ! Il lance la voiture. M : Ouais. Et qu'est-ce que tu disais encore ? L : Et puis ze disais ta. A : Et c'était quoi ta. L : C'était en fait table ! A : Ah ! Maintenant tu parles beaucoup mieux alors. L : Et puis c'était didap. Il a pris une petite voix. HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 119 Et puis en fait c'est girafe. M : Ah ! Ouais ! Chaque fois qu'il montre comment il disait avant, il prend une voix de petit enfant. L : Et puis avant c'était go i. Et puis en fait c'est GORILLE. Et puis avant c'était tik. Et puis en fait c'était TIGRE. Et puis avant ze disais sam bo. Et puis en fait c'est CHAMEAU. Et puis là y'a, et puis avant ze disais zeb, et puis en fait c'était ARBRE. Quand j'étais avant bébé, ze disais Il balbutie eb deb. M : Et en fait c'était quoi ? L : Table. M : Ah d'accord. L : Ah mamamama. M : Et oui. Ah ben maintenant tu parles très bien alors. Après la question de sa mère, Léonard enchaîne parfaitement sa réponse en maintenant l'imparfait qui lui permet de se situer dans le cadre du souvenir. Il s'agit bien sûr du passé mais surtout d'un cadre référentiel déterminé contextuellement par l'énoncé de sa mère, en décalage avec le présent de l'énonciation, ce que Damourette & Pichon (1968, § 1709) appellent « le sens toncal » : « Le placement du fait verbal dans une autre sphère d'action, une autre actualité, que celle où se trouve le locuteur au moment de la parole. » Cet emploi de l'imparfait est associé au pronom sujet de première personne. Léonard conjoint ici je, marqueur de continuité avec l'imparfait. La rupture temporelle est associée avec l'emploi du je, marqueur d'identification entre sujet énonciateur et sujet grammatical à travers le temps. Nous avons vu que Léonard employait souvent quelques mois plus tôt le pronom de troisième personne pour se désigner dans le passé comme différent de ce qu'il est dans le présent, pour établir une distance entre le sujet dans l'énoncé et le sujet énonciateur. Ici, ce rôle de rupture est assigné à l'imparfait et se marque donc uniquement au niveau temporel. Par ailleurs, il ne s'agit pas de décrire des événements, des actes, mais plutôt de définir le "Léonard bébé" (identifié cependant au Léonard narrateur qui est conscient qu’il est le même tout en ayant changé avec l’âge) à travers sa façon de parler. L'imparfait a donc également le rôle de permettre l'attribution de propriétés différentielles. Léonard compare les phonèmes qu'il produisait plus petit aux mots qu'il produit maintenant. Cette opposition se traduit d'un côté par l'emploi de la première personne, par l'emprunt d'une voix de « bébé », de balbutiements et de mimes pour faire référence à ce qu'il disait, de l'autre par la formule démonstrative « c'était » ou « c'est » pour faire référence à la norme avec sa voix « normale ». Le passage de « c'était » à « c'est », se HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 120 fait peut-être à partir d'une remarque de M. : « Ah ! Maintenant tu parles beaucoup mieux alors ». Cela le conduit à identifier la norme à « maintenant » – dans le présent de l'énonciation où il sait bien prononcer les mots et il le montre en articulant clairement « MI-CKEY ». Les écarts phonologiques qu'il faisait quand il était bébé sont identifiés à « avant » dans le passé. Mais l'usage de « c'est » ne se stabilise pas. En effet, l'imparfait et le présent partagent la même propriété aspectuelle « d'inaccompli-certain » que veut exprimer Léonard. Le marqueur essentiel reste le pronom démonstratif « c' ». Ce processus de comparaison culmine : L : Et puis avant ze disais sam bo. Et puis en fait c'est CHAMEAU. Et puis là y'a, et puis avant ze disais zeb, et puis en fait c'était ARBRE. Quand j'étais avant bébé, ze disais Il balbutie. eb deb. M : Et en fait c'était quoi ? L : Table. Léonard montre qu'il se rend bien compte qu'il se transforme à travers le temps. Il parle des différents « états de lui-même » à des époques différentes en marquant à la fois la discontinuité grâce à l'emploi des temps (présent/imparfait) et la continuité à travers l'emploi du pronom je. Il y a bien plusieurs lui-mêmes, plusieurs sujets dans l'énoncé avec des capacités articulatoires, linguistiques, différentes : celui qui disait « biquet » et celui qui dit « Mickey ». Il est donc capable de produire l'auto-désignation sujet je à partir du moment où il a un outil marquant la discontinuité entre deux étapes temporelles : l'imparfait. Par ailleurs, à partir de trois ans, les récits autobiographiques sur des évènements spécifiques, toujours co-construits avec l’adulte au sein du dialogue, associent le passé composé et la première personne. Exemple 11, Léonard 3;03 M: Et Léonard t'as pas raconté à Aliyah qu'on est allé voir le film de papa. A: Déjà ! M: Non on est allé voir le travail , comment il travaille. A: C'était comment? L: Avec le silence. A: Avec le silence? M: Ouais. Comment c'était avec le silence? Tu expliques à Aliyah comment on fait avec le silence? L: On donne des ballons. A: Hu! L: Des ballons qui éclatent! Même moi j'en ai mis dans les fleurs, il a éclaté! A: Alors toi t'étais dans le film? L: Ouais, z'étais dans le film. A: Et c'était où? L: Et puis on faisait le silence, il faut faire CHHHHH. HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 121 Il met l'index sur sa bouche. A: Et y'avait d'autres enfants? L: Oui y'avait d'autres, y'avait des grands. Les questions de l’adulte montrent que le cadre narratif n’est pas encore entièrement donné par l’enfant. L’adulte a besoin de savoir qui était dans le film, où il se passait afin d’ancrer les évènements dans une situation. Léonard donne surtout les évènements et objets marquants – devoir faire « le silence », « les ballons qui éclatent dans les fleurs ». La construction du récit se fait encore à plusieurs, mais l’enfant s’est approprié la combinaison [passé + pronom de première personne] pour raconter des évènements passés : « j’en ai mis dans les fleurs, il a éclaté ». Nelson (1989) fait l'hypothèse d'un système de référence temporel qui se construit aux alentours de deux ans et qui serait contemporain à celui de l'auto-référence parce que les deux sont essentiels à la construction de l'enfant en tant que sujet à l'intérieur d'un monde social organisé temporellement. On peut lier cette hypothèse d’une part aux réflexions de Bruner (1987) sur l'importance du genre narratif comme organisateur de l'expérience des interactions humaines pour l'enfant, et d’autre part à l’hypothèse de Victorri (2002) sur le rôle du récit dans l’émergence du langage par opposition au protolangage chez ce qu’il appelle l’homo narrans : « (…) ce n’est pas l’intelligence qui le distinguerait des autres espèces d’Homo sapiens qui l’ont précédé, mais la capacité à raconter sa propre histoire, source d’une nouvelle « sagesse » fondatrice des sociétés humaines » (p. 125). Le récit est une forme essentielle de mise en mots d'évènements que l'interlocuteur ne peut pas connaître puisqu'il n'y a pas assisté. Les récits autobiographiques de Léonard, dans le cadre de ses dialogues avec des interlocuteurs adultes, montrent qu'il prend en compte ce manque de savoir partagé sur les évènements qu'il a vécus. Ils sont donc une manifestation de théorie de l'esprit chez l'enfant. Ce dernier peut se représenter ce que se représentent les autres … ou ce que les autres ne se représentent pas. À la fin du corpus, si Léonard ne fait pas encore de longs récits « tout seul », il a mis en place des compétences cognitives, linguistiques et discursives essentielles qui ne sont pas encore présentes chez Théophile à deux ans. Il est capable de prendre en compte ce qui est présent pour lui, mais absent pour son interlocuteur, de mettre en HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 122 mots des évènements non actuels, de les justifier avec sa propre logique, et de marquer à la fois le décrochage grâce à des aspects (futur proche, accompli) des modes (imparfait, conditionnel) mais aussi la conscience de sa permanence à travers le temps grâce au pronom personnel je. Discours repris, discours emprunté, discours habité94 « Proverbial language is only an extreme case of repetition in discourse, at the other end of which are the morphological and syntactic repetitions some of which are called grammar (…). As Bolinger has pointed out (Bolinger 1976), speaking is more similar to remembering procedures and things than it is to following rules. It is a question of posessing a repertoire of strategies for building discourses and reaching into memory in order to improvise and assemble them. Grammar is now not to be seen as the only, or even the major source of regularity, but instead grammar is what results when formulas are re-arranged, or dismantled and re-assembled, in different ways. » Hopper (1987 : 134) L’entrée de l’enfant dans le langage passe par la reprise, la répétition de formes entendues dans le discours adulte. Mais pour qu’il y ait véritable acquisition du langage, il faut que l’enfant s’approprie ces formes, les manipule, joue avec, les active de manière productive dans ses interactions avec les autres. Cela commence avec les séquences de dialogue babillé ou vocalisations conversationnelles (Trevarthen, 1977) pendant le change du bébé, durant lesquelles on ne sait pas très bien qui du parent ou de l’enfant imite l’autre. Cela continue avec les routines, et les gestes conventionnels qui entrent dans le répertoire de l’enfant vers 1011 mois (« au revoir », « ainsi font font font les marionnettes »). Ces gestes sont nettement repris du répertoire de la communauté dans laquelle naît l’enfant. Autant que j’ai pu l’observer dans notre société occidentale, il semble en être de même du geste de pointage largement utilisé par les parents avant que l’enfant n’ait les capacités motrices 94 L’ensemble de ce chapitre est directement lié au thème de la reprise et de l’internalisation que j’ai présenté dans l’introduction dans les fils conducteurs de mon travail. HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 123 pour le former lui-même. Seules des études comparées entre différentes cultures, en particulier dans celles où les adultes n’utiliseraient pas le pointage de façon usuelle, pourraient nous indiquer si les êtres humains sont biologiquement programmés pour pointer et créent chacun cette forme symbolique ou si les enfants s’approprient une forme à laquelle les adultes assignent déjà une forte charge symbolique. Mais il est possible de considérer toute véritable forme d’appropriation de l’usage symbolique d’un geste ou d’un mot en contexte comme une création personnelle. Ce phénomène est frappant dans ce que j’ai appelé le « pointage monologique » quand l’enfant se retrouve seul face au monde, hors du regard d’un adulte, et pointe pour luimême un phénomène étonnant, saillant, singulier dans son environnement. Le pointage monologique : de la mise en forme de l’altérité à l’appropriation d’une fonction symbolique Butterworth (2003) a mené plusieurs études expérimentales selon lesquelles l’enfant ne pointerait pas en l’absence d’un adulte, ce qui semblerait plutôt confirmer que le pointage est un geste « triadique » (Tomasello 1999), à valeur communicative et s’effectuerait donc uniquement dans le dialogue. Les caractéristiques du pointage seraient dans la ligne des propriétés du langage décrites par Tomasello : « (…) language is nothing more than another type-albeit a very special type-of joint attentional skill ; people use language to influence and manipulate one another’s attention (…) » (p. 21). J’ai longuement regardé, ainsi qu’Emmanuelle Mathiot et Marie Leroy, les enregistrements vidéo de Théophile, filmé par Olivier Segard et moi-même (avec deux caméras) depuis l’âge de huit mois. Nos observations confirment (selon bien sûr notre regard et notre interprétation) l’existence dans notre corpus de ce que nous avons appelé le pointage monologique95. Il s’agit d’un pointage que l’enfant semble faire en dehors de l’interaction, comme s’il se montrait à lui-même un élément saillant. Si le pointage est une sorte de « décharge de surprise », une manifestation d’intérêt pour un objet différent, intéressant, l’enfant peut l’exprimer sans s’adresser à un autre interlocuteur. Il se manifeste chez Théophile quand sa mère a le dos tourné et qu’il montre, sans 95 Des échantillons se trouvent dans le DVD joint à ce travail. HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 124 regarder autour de lui, la lampe dont l’abat-jour est de travers, ou quand il joue avec des jouets et qu’un morceau du garage est cassé, ou qu’un objet a changé de place. Les parents de Théophile l’ont d’ailleurs observé de loin alors qu’il découvrait la maison des amis chez qui ils venaient passer les vacances de Paques (à 1;09). Théophile est allé de pièce en pièce, tout excité en babillant et en pointant tout ce qui se trouvait sur son passage. Il a continué dans le jardin, loin des adultes qui finissaient leur apéritif. On peut se demander s’il le pointage ne serait pas du gestuel « rapporté » ou plutôt s’il ne permet pas à l’enfant d’emprunter le rôle de l’adulte dans l’échange. Il s’agit ici d’un échange que Théophile fait avec lui-même et dans lequel il serait à la fois celui qui montre et celui à qui l’on montre. Les adultes utilisent le pointage en complémentarité avec le langage adressé à l’enfant pour attirer son attention, lui faire partager un objet ou un phénomène intéressants en le lui montrant. L’enfant peut donc reprendre le geste en dialogue, pour montrer à l’adulte ce qui l’attire lui, mais aussi en monologue, pour se le montrer à lui-même. On peut alors imaginer que l’enfant prend en quelque sorte dans ce dernier cas, le rôle et la perspective de l’adulte qui lui montrerait les objets marquants, curieux. Ce phénomène me rappelle la reprise des jeux de routines que fait l’enfant quand il est seul96, parfaitement illustrée dans l’épisode du fort/da décrit par Freud (1920) chez son petit fils de un an, sorte de « coucou/le voilà » re-joué dans la solitude. Il y a dans ces épisodes un jeu entre altérité et identité : l’enfant joue la disparition de sa mère, il est sa mère qui disparaît, mais il est aussi l’enfant qui maîtrise le jeu et peut ainsi supporter l’angoisse de la séparation. J’ai pu également saisir des épisodes dans le dialogue en face à face avec l’autre, où le pointage me paraissait être prioritairement utilisé par l’enfant POUR lui-même. À 11 mois, Théophile, va de plante en plante dans la maison et s’amuse avec les feuilles. Ses parents le mettent en garde pour qu’il ne les arrache pas. Théophile maîtrise son geste à plusieurs occasions et tout d’un coup, il va trop loin et arrache un petit bout de feuille. Son père, qui est face à lui, s’écrie d’une voix un peu plus forte et plus sévère que d’habitude « non Théophile, c’est une plante ! », il donne alors à l’action de l’enfant 96 Mais on peut également retourner au babillage en solitaire dans lequel l’enfant est d’abord plus proche du pôle musical avec des amplitudes et des intensités très différentes de sa langue maternelle. Peu à peu, ses vocalises vont prendre les caractéristiques d’un proto-langage (Dodane 2003) et s’adapter à la phonétique, la phonologie, la prosodie de la langue maternelle. Il va ainsi s’identifier aux locuteurs de sa langue. HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 125 le statut de bêtise97. Théophile sursaute, regarde son père, puis son visage se détend, il sourit et pointe dans sa direction. Cet épisode fait partie du montage intitulé pointages et variations qui se trouve dans le DVD d’accompagnement. Pour moi (mais il s’agit, j’en suis consciente, d’une interprétation que je ne fais que proposer), Théophile se dit à ce moment-là, « mais non, je ne dois pas avoir peur de ce monsieur qui a une grosse voix et gronde, c’est mon papa ! ». Même si l’échange s’est produit entre les deux interlocuteurs, je vois dans le pointage de l’enfant, un signe destiné à se rassurer luimême, à calmer l’angoisse provoquée par la discordance entre la voix fâchée et la représentation qu’il a de son père. Le pointage fait le lien, comble la discontinuité entre la représentation mémorisée et l’actualité inattendue. Cet emploi du pointage manifeste son appropriation du geste dans une fonction propre au langage, celle d’aider à maîtriser l’angoisse provoquée par une absence ou une discordance grâce à son pouvoir organisateur. Cette manifestation montre que le geste de pointage de Théophile est réellement devenu sien. Le non : de la reprise d’un interdit à la catégorisation du réel Le « non » chez l’enfant prend un éventail de valeurs98 que je ne détaillerai pas ici. Je parlerai de deux types de « non » qui me semblent entrer dans la ligne directrice de ce chapitre. Le premier « non » est celui que l’on retrouve chez l’enfant qui s’apprête à toucher une prise électrique ou le bouton de la cuisinière et s’arrête juste avant d’accomplir le geste, produit un hochement de tête ou un « non » verbal, et rebrousse chemin. Il s’agit ici de l’écho d’un interdit parental que j’ai retrouvé à 1;0 (manifesté par un hochement de tête) chez Théophile alors qu’il s’apprêtait à arracher une feuille dans le jardin de sa grand-mère, en continuité avec la scène décrite plus haut. Théophile s’est alors identifié à son père « interdicteur » en son absence (il est seul dans le jardin, sa grand-mère est occupée un peu plus loin). Si l’on peut interpréter ce « non » comme un « constat d’impuissance » (Brigaudiot & Danon-Boileau, 2002 : 100), il s’agit également d’une manifestation de pouvoir chez l’enfant : sur les choses, sur les actes, 97 Je reviens un peu plus loin sur ce phénomène. 98 Voir Brigaudiot & Danon-Boileau, 2002 : 97 et suivantes. HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 126 sur lui-même et sur l’impossibilité de réaliser son désir. Il s’approprie le rôle du père (et d’autres adultes qui ont prodigué cet interdit, nous avons filmé également la mère dans une situation similaire) et le fait sien. Un autre épisode de négation intéressante a marqué les enregistrements que nous avons faits de Théophile. Le premier « non » émis devant nous alors que son lexique était constitué d’onomatopées (vroum vroum pour voiture, ouah ouah pour chien) s’est produit à 1;04. Il était en train de jouer avec son nouvel établi et tenait une pince en bois à la main droite. Sa mère lui a alors demandé « tu veux jouer du piano Théophile ? » Il s’est tourné vers elle, lui a souri, a fait deux pas vers elle (nous avons tous interprété ces deux signes comme un acquiescement). Puis il a baissé la tête, s’est légèrement détourné de sa mère, a regardé la pince qu’il tenait, a bougé sa main droite et a dit « non ». Il est revenu en arrière, a posé la pince sur l’établi, a couru joyeusement vers le piano et grimpé sur le tabouret. J’interprète ce « non » comme signifiant « il y a quelque chose qui ne va pas, je ne peux pas jouer du piano avec une pince à la main, cette pince n’entre pas dans le projet que me propose maman ». Ce « non » n’était pas adressé à sa mère, il s’agissait d’un monologue, il l’a produit « dans sa barbe », sans regarder d’interlocuteur, pour lui-même. Là encore, il me semble que l’on est passé de l’emploi d’une forme et d’un rôle à la place de l’autre dans l’interdit, à l’emploi d’une forme pour soi, pour mettre en mots un problème à résoudre tout seul : la discordance entre une réalité (la pince à la main) et un projet (jouer du piano). Si Théophile a d’abord emprunté la forme de négation et sa fonction pour reproduire un interdit, il s’est ici approprié le marqueur et le langage lui permet encore une fois d’organiser, de catégoriser son réel. « Tu » pour « Je » ou l’altérité dans l’identité Les utilisations de tu ou de il/elle « à la place de je » prennent un statut d’événement pour le chercheur, tant ces marques de différenciation ou de rupture par rapport à la source énonciative peuvent avoir leur étrangeté, parfois dérangeante voire inquiétante, quand elles réfèrent en fait à celui qui prend la parole. Ces emplois, désignés sous le nom de renversement pronominal, ont beaucoup questionné linguistes, HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 127 psychologues, médecins, notamment parce qu’on les trouve assez fréquemment dans le langage des autistes pour lesquels Bettelheim (1967) parle d’« évitement de la première personne ». Les enfants aveugles auraient également des difficultés à mettre en place le pronom de première personne, ce qui conduit à insister sur l’importance du langage entendu. Comme ces enfants n’ont pas la possibilité de voir les locuteurs, ils auraient davantage de mal à comprendre la nature réversible des pronoms. Or, ces renversements se rencontrent au cours de la troisième année chez l’enfant tout venant et ils donnent à ceux qui l'écoutent le sentiment que l'enfant opère une forme de dédoublement de soi. J’ai étudié dans mon chapitre sur le récit l’emploi de la troisième personne dans le récit autobiographique chez Léonard. Les emplois de la deuxième personne peuvent nous éclairer sur la façon dont l’enfant utilise cet emprunt au discours qui lui est adressé pour jouer le rôle de l’autre dans un script déjà connu et qu’il ré-instancie. On constate que Guillaume99, enregistré par Mireille Brigaudiot, utilise la deuxième personne quand il s'agit de parler de ses exploits ou de ses bêtises et de se présenter dans des situations hors de l'ordinaire. Exemple 12, Guillaume 2;03 G. fait l’inventaire des chaussures et il commente. G - C’est à papa. M - C’est les souliers de papa. G - Peux, veux à mettre, veux. M - Tu veux les mettre ? G - Oui met les souliers de son père comme ça marche M - Hein ? G - se met debout avec les souliers Marcher comme ça M - Tu veux marcher comme ça ? G - Ouais marche quelques pas bravo tu marches ! ! On remarque que tant que Guillaume présente son désir et son projet, il emploie [Ø + verbe]. Une fois qu’il a commencé à accomplir son acte, on trouve une forme marquée qui est tu. Est-ce un tu qui signifie je ? Est-ce que vraiment c’est à l’enfant de se congratuler ? Est-il l’énonciateur approprié, cet énoncé ne revient-il pas à la mère ? Nous sommes dans un contexte d’exploit et par ailleurs cet énoncé ressemble fort à du discours entendu. Nous pouvons dire que l’enfant exprime sa propre fierté en 99 Les analyses du corpus de Guilalume ont été faites en collaboration avec Mireille Brigaudiot, voir Morgenstern & Brigaudiot (2004) Morgenstern (sous presse), articles n° 7 dossier pp. 122135 et article n° 10, dossier pp. 147-162. HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 128 empruntant le rôle de « congratulateur » habituel de sa mère. Le langage lui permet ainsi d’être dans cet espace intermédiaire entre la fusion avec l’autre et la séparation. Cela passe par un énoncé dans lequel il parle de lui-même comme si un autre lui adressait la parole. Cette forme tu marque donc à la fois l’altérité et l’identité. La mère continue le dialogue sans poser de question sur la référence de ce tu. Elle l’a bien compris comme si l’enfant avait dit je. Exemple 13, 2;05 Guillaume est en train de manger une cacahuète. G - T’as avalé encore ! M - Non, une seule cacahuète, pas tout. Nous sommes dans un contexte de bêtise, frôlant le danger. Ce tu se retrouve quand l’enfant court sur le trottoir, s’arrête au moment de s’élancer sur le passage clouté et dit « tu traverses pas ». Cela nous rappelle également le « non » ou le hochement de tête que nous venons de voir dans la situation où l’enfant re-joue le rôle « d’interdicteur ». On voit bien ici que l'enfant produit un bout de « script » qui correspond à une situation. Il fonctionne avec sa mémoire auditive associée à la citation, ou plutôt il associe une forme [tu + prédicat] à une situation. C'est comme s'il empruntait la réplique de sa mère et sa place de locutrice. L'important n'est pas « qui parle » mais que l'énoncé soit produit. À partir du moment où le texte existe, où il n'y a pas à le créer et où il s'applique à la situation en cours, l’enfant le produit. Danon-Boileau (2002) rapporte l’énoncé d’un enfant qu’il suit en thérapie et qui, pour conjurer l’étrangeté d’une situation à laquelle il est confronté se sert d’un énoncé qui lui a sans doute été adressé. Sa mère lui tend la salière alors qu’il avait demandé du sucre pour son yaourt et il dit « tu t’es trompé de pied » puisant ainsi « dans une situation antérieure des images et des mots pour circonscrire ce qu’il ressent cette fois quand sa mère lui tend le sel » (p. 65). Dans ce cas, le tu sujet de l’énoncé pourrait être considéré comme « correct » puisque l’enfant s’adresse à sa mère, mais l’emploi du prédicat « tu t’es trompé de pied » nous montre que cet énoncé fonctionne d’une certaine manière de la même façon que ceux que nous décrivons dans le corpus de Guillaume. Avec le « tu pour je », nous sommes également dans l’utilisation citationnelle qui s’appuie sur la mémoire auditive d'un script, d'un scénario, il s’agit d’une citation d’un discours adressé à soi-même. L’enfant a intégré un format dans lequel la question de la référence du locuteur est encore seconde pour lui. Cependant, la citation « tu t’es trompé de pied », n’est pas tout à fait du même ordre que le « t’as avalé HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 129 encore » de Guillaume. C’est peut-être dans cette différence que réside le saut qualitatif qui fera de Guillaume un enfant « typique » et de l’enfant suivi en thérapie, un enfant « différent ». Ce dernier a puisé des mots dans une situation antérieure, où sans doute sa mère lui a dit qu’il avait enfilé la mauvaise chaussure (il est donc bien le référent de ce « tu ») et fait un usage tout à fait productif et intéressant du langage dans sa dimension citationnelle, qui a ravi ses thérapeutes. Si effectivement, il y a eu « erreur », l’enfant ne décrit cependant pas la situation en cours, le sel donné à la place du sucre. Il reste dans une dimension plus échoïque. Guillaume, lui, reprend un énoncé à la deuxième personne non pas pour attribuer une propriété à son interlocuteur, mais pour parler de lui-même dans une situation répétée à l’identique ou légèrement différente et dans laquelle l’énoncé est parfaitement adéquat, à cela près qu’il s’est substitué à l’autre pour le produire. En disant tu pour référer à lui-même, Guillaume s’appuie sur sa mémoire auditive comme s’il restituait du langage entendu. Les énoncés dans lesquels l'enfant se désigne à la deuxième personne pourraient constituer des sur-extensions d'énoncés que lui ont adressés les adultes dans des situations où il a été jugé « extra-ordinaire », ce qui l’a touché puisqu’il a été verbalement félicité, ou grondé pour ses bêtises. J’ai retrouvé une situation comparable chez Paul100, un petit garçon dont les médecins pensaient qu’il était peut-être autiste Asperger et que nous suivions dans le petit groupe de Binet. Il parlait vite et sur un schéma mélodique indéfiniment répété. Souvent, nous retrouvions dans sa bouche l’écho de paroles qu’on lui aurait tenues, ce qui donnait à son langage une apparence de patchwork dans lequel nous avions du mal à le situer comme sujet véritable, comme source énonciative. En effet, l’essentiel de ses remarques se faisait par le recours à des formulations d’emprunts, notamment autour de l’interdit. Il lui arrivait par exemple de répéter de nombreuses fois les phrases : « faut pas faire ça ! », « ça c’est une bêtise ! » d’une voix très haut perchée tout en étant inexpressive, et sans manifester d’ailleurs toujours la mimique appropriée. Par ailleurs, Paul ne disait pas je en parlant de lui. Il pouvait par exemple nous demander des feutres en disant « Tu veux des feutres ! ». Il semblait donc « absenté » de ses énoncés. 100 Voir Danon-Boileau, Morgenstern, Maupas, Picchi (2006) pour des analyses plus détaillées des particularités de ce petit garçon. HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 130 Pourtant, un jeu a suscité pour la première fois la production de la première personne. Pour la fête des rois, nous lui avons fabriqué une couronne. Paul a tellement adoré ce moment qu'il a dit spontanément et avec une véritable intonation chargée de fierté : « je suis le roi », ce qu’il a ensuite répété de nombreuses fois en créant une routine : poser la couronne sur la tête et produire l’énoncé. C'est en devenant, ou en étant, un personnage, bien différencié par rapport aux autres, « le roi » donc le seul roi, et le seul à être roi, qu'il a pu se désigner à la première personne101. Les emplois de la deuxième personne à la place de la première s’inscrivent dans des scripts102 avec une succession de répliques. C’est le souvenir d’une situation qui déclenche l’énoncé. L’enfant abandonne le tu pour s'auto-désigner à partir du moment où il peut se détacher de la situation figée et concrète évoquée par une sensation et des énoncés qui ont accompagné cette situation. Ce processus permet à l’enfant de s’approprier la parole de l’autre, notamment celle de sa mère, de souligner sa part d’écart par rapport à cet autre, et de faire entendre sa propre voix, construisant et marquant verbalement ainsi son identité propre. Mais en chemin, nous avons vu comment l’enfant a pu jouer avec la parole de l’autre, jouer l’autre et s’adresser à lui-même encore une fois hors-dialogue en quelque sorte, même s’il l’a fait en présence de sa mère. 101 La création d’une routine et la répétition après ce beau moment très singulier tout en rendant la situation « productive » reste peut-être inquiétante. Il ne faut pas par ailleurs omettre l’hypothèse que ce « je suis le roi », serait également une réutilisation à bon esceint d’un énoncé entendu, ici rapporté. 102 J’utilise le terme de « script » pour désigner un scénario, un texte qui serait préétabli, qui a été déjà vécu, joué dans une situation similaire. HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 131 Avec le pointage monologique, l’enfant se réapproprie une forme symbolique pour se désigner à lui-même les objets saillants de son environnement, comme le fait pour lui l’adulte. Avec le « non », il peut se formuler à lui-même un interdit, se donnant le pouvoir de maîtriser l’angoisse provoquée par la non satisfaction d’un désir. Avec le « tu pour je », l’enfant peut rejouer le rôle de l’adulte dans un scénario où il se marque comme vilain ou héros. Toutes ces situations naissent dans le dialogue, mais c’est en rejouant ces scénarios avec sa seule voix, que l’enfant manifeste une appropriation effective des formes trouvées chez l’autre dans un discours qu’il va pouvoir ensuite habiter. HDR 3 – Rôles et genres discursifs page 132 Nous avons travaillé dans cette partie sur l’importance du genre discursif et son lien aux marqueurs utilisés par l’enfant. Nous avons regardé les justifications des mères dans le conflit qui deviennent efficaces à partir du moment où l’enfant est en mesure de les accepter, ce qu’il manifeste par une reprise des arguments dans ses propres énoncés et par des questions. Nous avons également analysé les justifications de l’enfant et leur prise en charge modale par l’emploi d’un connecteur. Le thème suivant portait sur les premières anaphores, manifestation de l’inscription discursive des objets de discours dont les enfants parlent. Nous avons montré en particulier que ces derniers acquièrent les unités pronominales (troisième personne) à partir de l’expérience qu’ils en font en dialogue. Il s’agit d’un outil qui leur permet de manière prépondérante de référer à une représentation mentale partagée. C’est dans le récit que l’enfant manifeste ses capacités à évoquer pour l’autre des objets, des évènements dont le vécu n’a pas été partagé. Le langage lui sert donc à représenter l’absence, à mettre en mots des évènements non actuels. Si le pronom de troisième personne est acquis dans le dialogue comme marqueur de continuité discursive pour référer à des objets de discours partagés, il lui sert également à se représenter lui-même dans des récits auto-biographiques, opérant ainsi une rupture entre sujet de l’énoncé et sujet énonciateur, entre l’enfant présent qui raconte, et le personnage qui a vécu des évènements en dehors de l’actualité. Il se désigne alors avec la forme que ses parents utilisent entre eux pour le désigner, quand il ne participe pas à la sphère interlocutive. L’enfant reprend ainsi des formes entendues dans le langage adulte, les pronoms, les connecteurs, manipule les mots, les structures, et va jusqu’à jouer avec les places énonciatives afin de s’approprier pleinement toutes les fonctions du langage. HDR page 133 Détour… HDR Détour… page 134 Quand on est avec des enfants tout-venant, on oublie parfois de s’émerveiller devant leur entrée aisée dans la langue. Ce n’est que dans la fréquentation régulière d’enfants pour qui l’accès au langage est semé d’obstacles que l’on prend conscience de la complexité du langage. Pour s’approprier la langue - Il faut pouvoir segmenter le flux sonore (ou visuel dans le cas des langues des signes) en unités douées de sens, les intentions communicationnelles de l’interlocuteur, les tours de parole, le réel... - Il faut pouvoir stocker, mémoriser des mots, des structures, des mélodies, des configurations, des situations, du sens. - Il faut avoir accès, hiérarchiser, réorganiser, catégoriser ces mots, ces structures, ces mélodies, ces configurations, ces situations, ce sens pour avoir accès à la « grammaire » du langage. - Il faut pouvoir lire les émotions, les attentes, comprendre les représentations d’autrui, évaluer le savoir partagé. Il faut donc la capacité à saisir l’altérité et à prendre la perspective de l’autre. - Il faut ensuite pouvoir instancier les mots, les énoncés en discours, en situation … les produire. - Et il faut aussi … le vouloir. On ne sait pas trop comment l’enfant parvient à faire TOUT ça. Même si des années de travaux nous ont apporté beaucoup de connaissances, il est encore difficile de comprendre les liens entre les compétences linguistiques et les capacités neurologiques, génétiques, motrices, cognitives, sociales, symboliques qui se combinent dans l’appropriation du langage. On sait par contre que certains enfants n’y parviennent pas ou difficilement. Ce sont dans de petits écarts entre les comportements, les jeux, les manifestations émotionnelles de ces enfants, que l’on trouve parfois quelques indices sur les voies qui ouvrent l’accès au langage. Ces écarts ne sont pas toujours faciles à repérer et l’on a tendance à ne plus savoir si en comparant le typique au pathologique on se situe dans un continuum, ou s’il y a de véritables sauts qualitatifs, de véritables ruptures. Cela dépend HDR Détour… page 135 peut-être du niveau dans lequel on se place : mécanique langagière, cognition ou capacités de symbolisation103… D’un côté, certaines attentes doivent être modulées. Les enfants présentant des troubles du langage (enfants nommés SLI – Severe Language Impairment - dans la nomenclature anglo-saxonne) ont des difficultés à s’approprier les règles phonologiques et produisent des « erreurs » importantes. On imagine souvent que ce « problème » est spécifique à ce type d’enfant. Dans une étude sur les processus phonologiques chez un enfant tout venant, nous avons montré104 qu’avant l’âge de 2;05, les productions phonologiques n’étaient pas stables alors que son M.L.U. avait progressé de 1,26 à 1;08 à 2,5 à 2;05. L’enfant a continué de manière récurrente à produire un grand nombre de variantes pour chaque phonème cible adulte. Ce nombre n’a pratiquement pas changé durant la période étudiée. Il concernait à la fois des substitutions de voyelles et des substitutions de consonnes (phénomène assez massif) en début et en fin de mot. En ce qui concerne les consonnes, l’enfant pouvait produire à 1;11 [papa] ou [paba] pour « papa » ; à 2;02 [kylot], [kyjot] ou [kynot] pour « culotte », à 2;05 [tu] ou [ku] pour « tout »… Si l’on ne peut pas trouver des processus phonologiques stables chez un enfant au développement typique, il n’est peut-être pas anormal de retrouver ce phénomène chez des enfants SLI dont la longueur moyenne des énoncés est équivalente. Le système phonologique ne serait donc peut-être pas inné et précoce et se développerait de manière beaucoup plus maîtrisée à partir du moment où l’enfant manifeste d’autres capacités d’ordre sémantique, syntaxique, discursive, cognitive, symbolique…. D’un autre côté, certaines différences sont déroutantes. Face aux enfants qui ont participé aux groupes langage, je ne pouvais pas m’empêcher de penser : « il n’est pas pareil »…Voici sous formes de vignettes tirées des notes que j’ai prises avec Anne Maupas et Virginia Picchi quatre rencontres avec des enfants qui ont provoqué chez nous ce fort sentiment d’étrangeté à des degrés divers. 103 Voir Danon-Boileau 1995. 104 Maillart, Parisse, Morgenstern, poster au Child Language Seminar, Reading, juillet 2007. HDR Détour… page 136 Solitaire, Paul tournait en rond dans la pièce en agitant ses bras devant lui et en poussant des cris. Il était pris dans une agitation motrice désordonnée, il semblait s’absorber dans l’expulsion de sa tension interne sans pouvoir s’appuyer sur l’autre pour s’apaiser et faire de cette tension un objet de commentaire et d’échange. À d’autres moments, Paul devenait manifestement sensible à des bruits que nous percevions à peine, et se bouchait les oreilles en montrant des signes de souffrance. Quand Arthur entre dans le groupe à trois ans et demi, c’est un petit garçon qui semble enfermé dans une carapace autistique – sans langage, traversé par des tics (clignements des yeux, cris, petites décharges motrices saccadées) alternant avec de longs moments où il paraît pétrifié. Son corps et son visage peu expressifs, le manque d’accroche du regard, les accès de rires violents répondant à des sortes de stimuli intérieurs, comme s’il était « habité », nous le rendent difficile à investir et surtout provoquent chez nous et chez les autres enfants une angoisse très crue. Nous le regardons tous avec sidération, sans empathie, comme happés, et peut-être agressés par ce désarroi aride qu’il provoque chez nous. Latifa est une petite fille de trois ans et demi, très gaie, au rire communicatif mais bizarre, trop facile, trop léger et qui peut s'arrêter net. Elle est toute frêle, petite pour ses trois ans, mais elle est bien solide en même temps, elle remplit son espace. Elle a des mouvements un peu disharmoniques. Elle vient très facilement, trop facilement au groupe, sourit à tout le monde (sans différencier), très contente d'avoir de l'attention. Elle nous donne tout de suite la main, nous donne des choses pour jouer, entre facilement en relation avec les autres enfants, les embrasse. Elle est très curieuse, regarde partout dans les deux pièces, prend ses repères, part à la découverte des choses et des objets, les expériemente. Elle est vive, et apporte un mouvement, un dynamisme au groupe, mais assez éparpillé. Elle n’élabore aucun projet mené à son terme. Elle pointe mais HDR Détour… page 137 son index manque de précision. Elle ne produit que deux mots durant la première semaine : « b(r)avo » et « vatu(r) ». Ses activités consistent à remplir et vider des récipients, gribouiller. Elle prend beaucoup de plaisir à ouvrir-fermer la porte, allumer-éteindre la lumière. Dès notre première rencontre avec Bertrand, un enfant de cinq ans qui ne parlait pas, nous l’avons trouvé très étrange. Il était difficile à saisir et à investir. Il avait un aspect disharmonieux, une expression figée, un regard fuyant et ses gestes étaient répétitifs. Il avait un physique très particulier, une démarche hésitante qui lui faisait souvent perdre l'équilibre. Il avait de gros problèmes de motricité fine et son graphisme était pratiquement inexistant. Ses capacités de symbolisation et de jeu étaient assez pauvres : par exemple il était incapable de se mettre dans un rôle ou de créer des scénarii. Quand il tombait ou se cognait, il ne manifestait pas la moindre douleur. Il semblait non seulement ne rien ressentir, mais il se mettait souvent dans des situations précaires ou dangereuses par rapport aux objets et aux autres enfants. Cette tendance masochiste nous mettait extrêmement mal à l'aise. Bertrand avait d’habitude de « devenir chat » dès qu’une situation le dérangeait. Non seulement il miaulait, mais il avait le même regard de côté qu’un chat, les mêmes mouvements furtifs et coulés. La ressemblance avec l'animal était étonnante voire inquiétante. Peut-être devenait-il chat parce qu’il savait miauler alors qu’il ne savait pas parler? Ou bien parce qu’il pouvait ainsi se faire caresser, se glisser contre nous, mais aussi se frotter contre les coussins et se procurer son propre plaisir? L’expérience corporelle était manifestement très forte pour lui, jusqu’au point ou le petit garçon était confondu avec le chat, et nous restions perplexes face à la vraisemblance. C’était presque comme s’il ne jouait pas au chat, il en était un. HDR Détour… page 138 Quand on voit des enfants comme Bertrand, Latifa, Paul ou Arthur, on est confronté de manière crue aux émotions, aux angoisses qu’ils provoquent en nous, mais c’est dans notre ressenti qu’il nous faut puiser pour leur proposer un apport thérapeutique. Si on se perd soi-même dans un tourbillon d’incompréhension, chaque petit changement dans leur comportement, leur activité symbolique et langagière, est vécu comme un moment miraculeux et on éprouve une profonde reconnaissance pour tout ce que ces enfants nous apprennent sur nous-mêmes, sur les autres enfants et entre autres, sur le langage. Quand je reviens à mon travail quotidien de linguiste et que je filme Léonard, Théophile, Léo (un petit garçon sourd signeur), Clara, ou Antoine (des enfants bilingues), je suis interpellée par la magie de leur accès simple au langage avec ses irrégularités, ses rythmes changeants, ses surprises. C’est avec l’envie de comprendre pour « faire avancer la science », pour saisir l’homme dans toute son humanité, pour aider les enfants différents, que nous travaillons sur le langage de l’enfant. Mais les travaux les plus détaillés, les plus scientifiques, les plus rigoureux ne perceront sans doute jamais totalement ce mystère, et les ordinateurs, les chiens de métal ou les robots les plus performants ne pourront pas – du moins il faut avouer que je l’espère – imiter les enfants pour véritablement entrer dans la langue. HDR page 139 Conclusion HDR Conclusion page 140 « The notion of Emergent grammar is meant to suggest that structure, or regularity, comes out of discourse and is shaped by discourse as much as it shapes discourse in an on-going process. Grammar is hence not to be understood as a pre-requisite for discourse, a prior possession attributable in identical form to both speaker and hearer. Its forms are not fixed templates but are negotiable in face-to-face interaction in ways that reflect the individual speakers’ past experience of these forms, and their assessment of the present context, including especially their interlocutors, whose experiences and assessments may be quite different. Moreover, the term Emergent Grammar points to a grammar which is not abstractly formulated and abstractly represented, but always anchored in the specific concrete form of an utterance » Hopper (1987 : 117) En suivant pas à pas l’entrée de l’enfant dans la langue, on peut observer directement ce que Hopper (1987) appelle « emergent grammar » et comment le discours, l’histoire de l’enfant, son expérience, ses émotions, ses jeux, ses relations aux autres et au monde, l’aident à façonner sa grammaire. J’ai donc voulu montrer qu’il est fructueux d’opérer des croisements entre linguistique générale et acquisition du langage. L’histoire des recherches sur le langage nous montre que l’on s’est intéressé à l’acquisition chez l’enfant - Pour comparer l’ontogenèse et la phylogenèse comme l’ont fait les lingusites européens du début du vingtième siècle (Bühler 1926). - Pour valider des théories sur la langue, comme le font par exemple les générativistes. - Pour établir des comparaisons avec la communication animale et parler de la spécificité de l’homme. Mais si les bébés nous aidaient tout simplement à être meilleur linguiste ? Ils nous obligent certainement à remettre en question des catégories, des règles qui sont considérées comme des évidences. HDR Conclusion page 141 J’ai fait mon travail de recherche en me situant d’abord dans le cadre d’une linguistique de l’énonciation qui se donne pour objet la quête des invariants à partir de la variation des formes et des langues. J’ai bien conscience qu’une approche du langage de l’enfant d’abord ancrée sur le marqueur a ses nombreux défauts. Mais il s’agit d’un point de départ repérable dans les données (par sa présence ou son absence), codable dans les transcriptions, et que j’ai pu analyser en relation avec des co-occurrences de formes et le contexte. J’ai utilisé le terme de « contexte » pour englober à la fois la situation d’énonciation, propre aux théories de l’énonciation avec la prise en compte essentielle des coordonnées énonciatives S0 et T0, mais également une notion proche de ce qui est défini par Sperber et Wilson (1995 :15-16) avec les termes suivants : « The set of premises used in interpreting an utterance constitutes what is generally known as the context. A context is a psychological construct, a subset of the hearer’s assumptions about the world. It is these assumptions, of course, rather than the actual state of the world, that affect the interpretation of an utterance. A context in this sense is not limited to information about the immediate physical environment or the immediately preceding utterances : expectations about the future, sceintific hypotheses or religious beliefs, anecdotal memories, general cultural assumptions, beliefs about the mental state of the speaker, may all play a role in the interpretation. » Si j’ai voulu intituler cette synthèse l’enfant dans la langue, ce n’est pas pour autant que je considère le langage comme étant prépondérant dans le développement de l’enfant. Je n’attribue pas, contrairement je pense à Benveniste, une prééminence au langage sur la pensée. Le langage est au croisement de facteurs neurologiques, cognitifs, psychiques, socio-pragmatiques. Il me semble que tout chercheur en acquisition ne peut pas et ne doit pas ignorer ces différents paramètres, surtout s’il travaille directement avec des données spontanées recueillies en milieu naturel, et particulièrement s’il a lui-même enregistré les enfants dans le cadre familial en interaction avec ses parents, ses jouets, son monde. Il me paraît impossible de travailler avec des théories linguistiques coupées de tout ce qui fait que l’activité langagière est profondément ancrée dans le développement général de l’enfant et dans sa relation au monde et à l’autre. Il est également important de prendre en compte le cheminement individuel de chaque enfant et d’observer des accès singuliers au langage. J’ai donc essayé de rendre compte de l’influence de ces facteurs dans mon travail, tout en gardant l’accent sur les données langagières. HDR Conclusion page 142 Ce sont justement les données langagières qui nous conduisent à faire le deuil épistémologique des belles catégories de la langue. Le travail sur les monographies des pères fondateurs de la discipline, depuis un naturaliste comme Darwin, jusqu’à un linguiste comme Grégoire ou Cohen montre les sauts qualitatifs opérés par les chercheurs qui ont observé et analysé directement les productions des enfants dans leur contexte naturel et en prenant en compte les transformations du langage dans le temps ainsi que le permet un corpus longitudinal. Lois Bloom a créé sa notion d’interprétation riche. Eve Clark parmi ses multiples travaux sur le langage de l’enfant a pu observer la formation du lexique à partir des notes de ses journaux de manière très précise et travaille toujours sur des données longitudinales quand elle relève la finesse des informations d’ordre pragmatique que les parents offrent aux enfants dans les conversations. Ann Peters a pu observer de très près les fillers du petit Seth qu’elle a transcrits en phonétique avec une grande précision et proposer des analyses totalement nouvelles qui ont montré une meilleure prise en compte de l’oralité. Michael Tomasello a eu des intuitions fortes sur le langage de l’enfant et a marqué la discipline en travaillant sur la monographie de sa propre fille. Il est donc pour moi essentiel de partir des données longitudinales et de prendre en compte nos premières intuitions pour proposer des hypothèses. J’ai présenté en première partie de cette synthèse quelques idées sur les premiers pas de l’enfant dans l’activité langagière qui s’esquisse par les premiers pointages, les premières réduplications, les premières combinaisons. L’enfant acquiert la langue de son environnement en rédupliquant, en répètant l’adulte et en se répètant lui-même, mais ses productions vocales et verbales ont des fonctions pragmatiques et discursives qui lui permettent de construire son rôle dans la co-énonciation et la co-locution. C’est également en utilisant plusieurs modalités, auditive et visuelle en particulier, que l’enfant va entrer dans la « syntaxe » avec des énoncés qui combinent mots et pointages. Or, il n’est bien sûr pas toujours très pertinent d’utiliser les notions linguistiques créées à partir du langage adulte pour analyser le langage de l’enfant. Peut-on parler de prédication, de mise en relation d’un sujet et d’un prédicat alors qu’un seul élément linguistique est explicitement produit, même si le contexte, la modalité gestuelle et l’interprétation des adultes enrichissent ces premiers HDR Conclusion page 143 énoncés ? Tout dépend du rôle que l’on attribue aux gestes, aux mimiques, aux regards, qui, rappelons-le, sont des signes linguistiques dans toutes les langues signées. Dans une deuxième partie, je me suis concentrée sur les premiers marqueurs grammaticaux en commençant par les auto-désignations sur lesquelles j’ai émis mes premières hypothèses. J’ai pu observer comment les formes n’étaient pas employées de façon aléatoire par l’enfant et leur attribuer une valeur en contexte. J’ai voulu prolonger cette réflexion en travaillant sur le contraste entre l’utilisation de fillers devant les noms et les mêmes noms sans marque de détermination. Ces premiers travaux explorent la piste d’une fonction déjà discursive des fillers, mais elle est à confirmer par d’autres analyses plus précises. C’est également en regardant les auto-désignations que l’on peut donner un premier exemple de catégories émergentes, dans des énoncés comme « my do it », ces traces d’une appropriation personnelle chez l’enfant de la grammaticalité qui passe par l’utilisation différente des mêmes formes ou par la création de formes qu’il n’entend pas dans le langage qui l’entoure. Mon analyse des prépositions m’a permis de travailler sur les limites de la notion d’invariant et de catégorie grammaticale. Les premières prépositions ne sont pas les mêmes dans des langues assez proches comme l’anglais et le français. Si elles ont d’abord une valeur lexicale et spatiale en anglais et sont l’équivalent de verbes (« down » chez l’enfant anglophone se dira « tombé » ou « boum » chez l’enfant francophone), ce sont les prépositions de type fonctionnel comme pour que l’enfant francophone va d’abord employer avec une valeur argumentative pour clarifier, désambiguïser. Le premier connecteur, parce que a également une valeur modale et permet à l’enfant de marquer son positionnement énonciatif. À partir de ces analyses de marqueurs, il m’a été possible de proposer une première hypothèse sur le contraste entre la présence et l’absence de marqueur : - Quand l’enfant n’emploie pas de marqueur grammatical, son énoncé est profondément ancré dans le cadre dialogique et ce sont le contexte, le sémantisme des éléments lexicaux, leur linéarité qui indiquent à l’interlocuteur comment les interpréter. - L’enfant commence à employer des marqueurs grammaticaux dans des situations où il se trouve face à l’incompréhension de son interlocuteur, ou qu’il doit s’opposer, se positionner par rapport à l’autre. Ses premiers outils grammaticaux lui HDR Conclusion page 144 permettent de clarifier la référence ou de prendre en charge son point de vue. Le marquage aurait donc une fonction co-énonciative. Je me suis attachée dans ma dernière partie à étudier l’importance du genre discursif et son lien aux marqueurs utilisés par l’enfant. Nous avons pu voir comment dans les situations de conflit les mères et les enfants faisaient appel aux justifications pour faire accepter leur point de vue. Cette stratégie devient particulièrement efficace chez l’enfant quand son positionnement est marqué par l’emploi de connecteurs. Nos analyses contrastives de plusieurs dyades nous ont permis de constater que l’enfant reprend à sa mère des stratégies en situation de conflit (diversion ludique, ancrage temporel), ce qui montre combien les stratégies discursives se mettent en place dans la relation dialogique. Or, c’est en étudiant ses premières anaphores que l’on constate à quel point l’enfant inscrit ses énoncés dans le cadre du dialogue. Les travaux du groupe « Anaphore » auxquels j’ai participé pendant plusieurs années ont montré que les enfants acquièrent les unités pronominales de troisième personne et les articles définis à partir de l’expérience qu’ils en font en dialogue. Ces outils leur permettent de référer à une représentation mentale partagée. Mais l’enfant a également besoin d’évoquer pour l’autre des objets, des évènements dont le vécu n’a pas été partagé. Ses premiers récits manifestent ses capacités à utiliser le langage pour représenter l’absence. J’ai pu constater que dans ses récits autobiographiques, l’enfant opérait une disjonction entre le narrateur et le personnage en employant la troisième personne à la place de la première, reprenant ainsi la forme grammaticale qui lui permet le mieux de parler de lui-même « comme si c’était un autre qui en parlait ». Ces renversements énonciatifs sont également frappants dans son usage de la deuxième personne pour parler de lui, « comme si c’était l’autre qui lui adressait la parole », pour le complimenter ou le gronder quand il a fait un exploit ou une bêtise. J’ai donc fait un retour sur les premières reprises, les premiers emprunts qui vont des gestes conventionnels (le pointage en particulier) ou des interdits réinstanciés dans le hochement de tête ou le « non » que l’enfant produit pour lui-même, à de longs énoncés déjà complexes dont la dimension citationnelle permet à l’enfant d’évoquer une situation en adéquation avec celle qu’il est en train de vivre. L’enfant joue avec les HDR Conclusion page 145 mots, reprend les structures, les énoncés, les places énonciatives jusqu’à pleinement se les approprier et entrer dans la langue. Un détour sur les enfants pour qui l’accès au langage ne se passe pas de manière simple m’a également permis de rappeler à quel point l’entrée dans le langage qui se situe au croisement de facteurs physiologiques, cognitifs, sociaux, psychiques garde sa part de magie et de mystère. HDR page 146 DEUXIEME PARTIE : PARCOURS SCIENTIFIQUE HDR page 147 Préambule HDR Préambule page 148 De belles rencontres et beaucoup de chance m’ont aidée dans mon cheminement d’apprentie-chercheuse et mon parcours scientifique. Premières rencontres Peut-être est-ce grâce à un grand-père polonais et polyglotte, rescapé d’Auschwitz, qui venait me chercher à l’école les poches pleines de bonbons et la bouche pleine de mots pétillants, à ce bilinguisme pour lequel ma mère s’est battue toute mon enfance, à un père qui parlait peu et dont chaque mot était comme une offrande, à des cousins adorés qui vivaient si loin et parlaient l’hébreu, à Proust auquel j’ai voué une passion pendant mon adolescence et qui m’a aidé à réussir les épreuves de français du concours d’entrée à l’ENS Fontenay-St Cloud, à des professeurs extraordinaires qui ont influencé mon cheminement intellectuel, et grâce aux enfants que j’ai gardés quand j’étais lycéenne ou étudiante … je suis devenue linguiste. J’ai rencontré la linguistique à 19 ans, en première année à l’Ecole Normale Supérieure Fontenay-St CLoud dans le cours d’agrégation de Laurent Danon-Boileau auquel nous avions la permission d’assister pour nous ouvrir à cette nouvelle discipline. Comme les élèves qui assistaient avec moi au cours, j’ai vite été fascinée par la façon de décortiquer les opérations énonciatives dans des énoncés comme « Elephants never forget ». A la fin de l’année, le professeur a fait un tour de table et nous a demandé quel serait notre sujet de maîtrise. J’avais l’intention de travailler sur la littérature jeunesse et d’analyser les spécificités de l’écriture destinée aux enfants, mais j’ai laissé échapper un « peut-être devrais-je d’abord m’intéresser au langage oral adressé aux enfants avant de commencer à décortiquer l’écrit ». Enthousiaste, Laurent Danon-Boileau s’est exclamé « Excellente idée ! Il faut faire ça ! » et deux mois plus tard, je partais aux Etats-Unis avec ce sujet énorme sur lequel je n’avais pas la moindre idée : Analyse du langage adressé aux enfants. HDR Préambule page 149 A Brown University où j’étais lectrice responsable de monter des pièces de théâtres, j’avais mes journées entièrement libres. J’ai eu la chance de pouvoir m’inscrire dans des cours divers : Persuasive communication, Yiddish literature, Neuro-linguistics, Music History et Child development. J’ai suivi le cours du Professeur Lipsitt qui m’a permis de fréquenter son laboratoire où l’on filmait des mères américaines avec leur enfant. J’ai assisté derrières des vitres teintées à des heures de jeux entre mères et enfants et l’on m’a fait cadeau d’une série de transcriptions. J’ai travaillé sur ces transcriptions avec mon intuition, quelques lectures. Les deux courriers très riches et encourageants de mon directeur (on ne pouvait pas communiquer par internet à l’époque) m’ont permis de croire en les pages que j’écrivais et à mon retour, un dialogue a pu se nouer autour du mémoire que j’avais rapporté. J’avais déjà choisi de travailler en particulier sur la façon dont les mères désignaient leur enfant et se désignaient avec un nombre important de marqueurs de 3° personne, et je commençais à me dire qu’il serait intéressant de se pencher sur l’opération de référence personnelle chez l’enfant quand il a fallu couper cet élan tout net pour me mettre à l’agrégation. Durant cette année, j’ai retrouvé la littérature et la traduction, mais je profitais de toutes mes heures de liberté pour assister à des séminaires de linguistique à Jussieu, à Paris III, au collège de France, à Ulm, chez Delmas, Adamczewski, Danon-Boileau, CabrejoParra, Hagège, Culioli. Je ne comprenais pas tout, je stockais ce que je pouvais dans les recoins de mon cerveau. Les cours de linguistique d’agrégation dispensés à l’ENS par Martine Decola-Sekali, à peine plus âgée que nous, m’ont permis de confirmer le choix que j’avais fait de l’option linguistique. Ces cours étaient de véritables ateliers durant lesquels Martine avait le don de nous faire penser avec elle le fonctionnement des marqueurs grammaticaux, nous apprenions la théorie des opérations énonciatives en la réinventant ensemble, à partir des faits de langues dans des échanges enthousiasmants. Une année plus tard, je repartais aux Etats-Unis et reprenais lentement le fil de mon sujet de recherche, cette fois à Harvard University avec un poste de lectrice très prenant où j’eus mon premier contact avec la vidéo puisque je fus choisie pour un projet sur l’enseignement du français et filmée dans toutes les situations possibles avec mes étudiants pendant mes deux années de lectorat. C’est également à Harvard que j’ai véritablement appris le métier d’enseignante. J’ai reçu une formation méticuleuse, d’un très grand professionnalisme qui m’a préparée à toutes les situations possibles, mais pas à des TD de soixante étudiants et des amphis de trois cents, il faut l’avouer. HDR Préambule page 150 J’ai également profité de mon séjour à Harvard pour suivre les cours de littérature comparée de Dorit Cohn, les cours de linguistique de Susumu Kuno, de Calvert Watkins et surtout pour dévaliser la bibliothèque et faire une boulimie de lecture, dans le plus grand désordre, pour essayer de me construire une culture. Ce n’est certainement pas la meilleure méthode de travail, mais je n’avais pas de méthode, j’étais isolée, mais passionnée. L’été de mon retour en France, Laurent Danon-Boileau m’a permis de faire une autre rencontre décisive : il m’a donné les coordonnées de Mireille Brigaudiot qui a été ma marraine fée en acquisition du langage. Cela fait maintenant près de 20 ans qu’elle est apparue dans ma vie. Elle a guidé mes premiers pas, m’a relevée quand je tombais, m’a donné la main, m’a emmenée à mon premier colloque international IASCL à Trieste, et a continué à m’accompagner jusqu’à aujourd’hui. A l’époque, elle m’a fait découvrir la base de données CHILDES105 et j’ai travaillé pour mon DEA sur les références personnelles de Philippe (33 fichiers transcrits de 2;01.19 à 3;03.12, corpus constitué par Madeleine Leveillé106). Mais après mes années d’ENS, je devais trouver un poste à l’université présentant, si possible, une cohérence avec mon projet de thèse. J’eus de nouveau une chance immense. Après avoir lu un article de Frédéric François, je décidai de le rencontrer et j’ai tout simplement été assister à un cours à Paris V pour l’aborder. Sans s’étonner de mon audace, ou plutôt de la naïveté de mon approche, il a accepté de m’écouter et je lui ai exposé mon projet : filmer cinq enfants et travailler sur les autodésignations. Il trouvait totalement irréaliste de travailler sur une quantité aussi monumentale d’enfants ! Il avait raison, car je n’ai pu ensuite transcrire en détail et analyser finement qu’un suivi longitudinal (12hs de vidéo soit 500 pages de transcription) en parallèle avec des corpus informatisés en anglais et mes enregistrements beaucoup plus clairsemés de deux enfants sourds-signeurs pour lesquels il n’existait pas à l’époque de système de transcription et qui demandaient donc d’être analysés image par image. Je demandai à Frédéric François de soutenir ma candidature à un poste d’Allocataire Moniteur Normalien à Paris V car je voulais travailler au LEAPLE avec les chercheurs dont j’avais lu les articles, tout naturellement. 105 http://childes.psy.cmu.edu/ MacWhinney, B. (2000). The CHILDES project: Tools for analyzing talk. Third Edition. Mahwah, NJ: Lawrence Erlbaum Associates. 106 Suppes, Smith & Léveillé, 1973 HDR Préambule page 151 Et tout naturellement, il a appuyé ma candidature, ce qui m’a permis d’obtenir un poste en or pour mener mes recherches et faire mes premiers pas dans l’enseignement de la linguistique. Paris V et le LEAPLE ont été un univers idéal pour apprendre le travail collectif. J’ai pu d’une part participer à mon modeste niveau à des séminaires et des projets de recherche, et surtout j’ai été prise en main au niveau de l’enseignement par Anne Salazar Orvig qui assurait les cours magistraux de la majorité des T.D. que j’ai enseignés durant ces trois années en énonciation et pragmatique, en acquisition et pathologie du langage. J’ai également beaucoup appris avec Danièle Manesse et son cours sur la grammaire de l’énonciation. La relation entre enseignants était telle à Paris V, le travail d’équipe fonctionnait si bien que nous pouvions nous appeler la veille d’un cours et nous faire remplacer si nous étions malades, situation que je n’ai jamais retrouvée ailleurs. J’ai continué à suivre les séminaires de Laurent Danon-Boileau assise souvent à côté de Mary-Annick Morel qui contribuait à rendre ces séances passionnantes et stimulantes. J’ai participé aux travaux du groupe TELOS dont les membres étaient au départ d’anciens élèves de l’ENS Fontenay-St-Cloud et au groupe LALA (Langage Acquisition Lecture Apprentissages) constitué d’étudiants en acquisition et pathologie du langage entourés de professeurs de linguistiques et d’orthophonistes. Cet environnement m’a permis de mener ma thèse intitulée L’enfant apprentiénonciateur. Auto-désignations chez l’enfant en français, en anglais et en Langue des Signes française, dans des conditions idéales, et même de réussir à la terminer après la naissance de ma fille Yona. Travail de thèse Durant mes années de thèse, j’ai fait de la linguistique de « terrain » en filmant cinq enfants une fois par mois au sein de leur famille et en allant pendant un an une fois par semaine dans une halte-garderie où je prenais des notes sur les interactions entre enfants ou entre adultes et enfants. J’ai également participé à des thérapies d’enfants en difficulté de langage menées par Laurent Danon-Boileau au Centre Alfred Binet. L’ensemble de ces expériences m’a permis progressivement de mieux comprendre le développement des enfants, de prendre en compte l’impact du développement moteur, HDR Préambule page 152 cognitif, social dans l’acquisition du langage. Les moments émouvants mais souvent éprouvants que je vivais sont une formation unique et sans lesquels je ne serais pas la même chercheuse. J’ai appris à faire accepter ma présence dans un environnement familial ou institutionnel, en essayant de ne pas faire intrusion, malgré ma personnalité un peu débordante. Je pense que l’on peut travailler avec les enfants, leurs parents, leurs thérapeutes, les puéricultrices, sans se cacher, les filmer sans les gêner, prendre des notes sans les effrayer, si l’on reste aussi naturel que possible. Si notre façon d’être s’accorde avec la leur, on peut être accepté, tout linguiste que l’on soit. Après avoir rencontré Christian Cuxac, j’ai attrapé quelques étincelles de sa passion contagieuse pour la Langue des Signes qui au niveau linguistique était une langue particulièrement pertinente pour l’étude de la référence personnelle. Il m’a fallu trouver les moyens de m’offrir des cours de LSF et j’ai postulé à une bourse de la Fondation Mustela. J’ai ainsi pu financer ce projet ainsi que le matériel vidéo dont j’avais besoin. Ces cours m’ont permis de rencontrer des parents d’enfants sourds et de passer du temps dans les familles, puis de filmer les enfants dans leur milieu familial. C’est toujours une expérience extraordinaire d’apprendre une nouvelle langue et une énorme émotion, même si cela oblige à beaucoup d’humilité, de voir un enfant développer « en direct » un niveau de compétence que l’on n’atteindra jamais soimême… J’ai vécu cette expérience en passant une année bouleversante avec Léo et Laurene. Mon travail de thèse se situait à la croisée de la linguistique de l'énonciation et de l'acquisition du langage, et avait pour objectif d'élaborer des hypothèses sur le cheminement de l'enfant apprenti-énonciateur, à partir d'une étude de la genèse de l'auto-désignation sujet. J’avais pu constater qu'entre dix-huit mois et trente mois, des marqueurs variés sont utilisés par l'enfant pour se désigner : absence de forme, voyelles préverbales, prénom, il/elle, moi, tu, je. Entre 30 mois et trente-six mois, l'emploi de je se stabilise et les autres marqueurs tendent à disparaître en fonction sujet. Au même moment, les enfants sortent d'un emploi simplement déictique du langage et manipulent différents temps, modalités et aspects. Mon étude est donc partie de ces observations et se composait de deux parties. Dans la première partie, j’ai élaboré des outils d'analyse et des hypothèses de travail à partir des théories de différents chercheurs et de l'étude de plusieurs corpus d'enfants en français, en anglais et en Langue des Signes Française. Dans la deuxième partie, j’ai étudié de façon détaillée le corpus d'un enfant francophone HDR Préambule page 153 filmé, pour les besoins de la recherche, en milieu familial entre l'âge de dix huit mois et trente-neuf mois et choisi parmi les cinq corpus longitudinaux que j’avais constitué. Il s'agissait de mener plus loin les analyses, afin de donner une approche théorique de la mise en place chez l'enfant de son rôle d'énonciateur. Maître de Conférences Durant l’année de ma soutenance (décembre 1995), j’ai été A.T. E .R. à l’Université de Reims, ce qui m’a permis de renouer avec la linguistique anglaise. J’ai postulé ensuite à un poste de Maître de Conférences à trois universités parisiennes en concurrence avec deux très bonnes amies. Nous avons chacune été recrutée dans l’université où nous avions soutenu notre thèse… J’ai donc commencé ma carrière d’enseignante-chercheuse à temps plein à l’Université de Paris III où j’ai été traitée avec beaucoup de considération, d’affection et où je pense avoir connu des privilèges importants. Mon premier privilège a été de faire partie de l’équipe de Claude Delmas qui m’a permis d’assister à ses cours magistraux, ce qui m’a apporté un bagage considérable dans ma carrière. Mon deuxième privilège a été d’avoir le plaisir d’enseigner le TD qui accompagnait le cours de licence de Dominique Boulonnais, un programme absolument passionnant et qu’il m’a fallu moi-même maîtriser tant il était approfondi. Mon troisième privilège consistait en une charge de cours très intéressante : un cours magistral de première année et la responsabilité des chargés de TD, un cours d’agrégation, deux TD de licence et surtout l’intégration dans mon service des cours d’agrégation à l’ENS Fontenay St Cloud pour lesquels j’ai succédé à Laurent DanonBoileau et Martine Decola-Sekali. Sans parler de l’amitié dont m’entouraient les collègues enseignants et les collègues de l’administration. Quand l’ENS de Fontenay-St-Cloud a été délocalisée à Lyon, un poste a été créé pour lequel je n’ai pas concouru, ayant ma vie à Paris et mon activité professionnelle à Paris III et au LEAPLE. Mais le poste n’a pas été pourvu et l’on a continué à faire appel à moi. Mes voyages à Lyon, les attentions de la direction et surtout des élèves, m’ont totalement séduites, et après une vaste consultation auprès de mes collègues de Paris III que j’avais peur de trahir, j’ai finalement postulé et obtenu ma mutation à l’ENS-LSH de Lyon. HDR Préambule page 154 Durant ces années de prof-TGV j’ai assuré un enseignement d’une très grande difficulté, mais dans un univers idéal et je pense qu’elles m’ont permis de m’épanouir. Je me suis éloignée un peu de mes mentors, de tous ces fabuleux hommes et femmes qui m’ont aidée à me construire et qui ont déposé chacun en moi une parcelle constitutive de mon identité de scientifique. J’ai pu ainsi franchir plusieurs frontières avec une certaine nostalgie pour la khâgneuse, l’agrégative, la doctorante, que je ne suis décidément plus à 40 ans. J’ai été « prof d’agreg », et même pendant quatre ans au « jury d’agreg », expérience inoubliable qui a favorisé de belles rencontres avec des collègues de toutes les disciplines de l’anglistique, dont notamment la présidente, Marie-Christine Lemardeley. C’est au sein du jury de linguistique, que j’ai pu suivre une sorte de formation continue mais aussi nouer des relations de profonde amitié avec des collègues tels que Philippe Miller, Pierre Cotte, Pierre Labrosse, Dominique Boulonnais, Jean-Marie Merle, Lionnel Dufaye… J’ai été la responsable du concours d’entrée de l’ENS-LSH pour l’épreuve d’anglais et j’ai donc participé activement au recrutement des élèves. J’ai été membre des commissions de spécialistes de l’ENS-LSH, de Paris III, de Nanterre, et j’ai donc participé également au recrutement de mes collègues. J’ai été directrice de mémoire de Master 1 et de Master 2 et c’est, je pense dans ce rôle que j’ai connu mes plus grandes joies d’enseignante-chercheuse. J’aime profondément le suivi personnalisé, individualisé que ce travail implique. J’ai toujours regretté de ne pas pouvoir donner de cours individuels comme un professeur de musique, même si j’aime aussi enseigner à un groupe. Le cours individuel fait de l’élève un jeune aristocrate, un privilégié et j’aimerais que tout enfant puisse y avoir accès dans sa vie pour connaître cette relation unique. Par ailleurs, pouvoir aider de plus jeunes que moi à exprimer leurs idées, leur personnalité, trouver les outils, les méthodes, les cheminements nécessaires à la construction de leur propre pensée me passionne réellement. C’est dans le dialogue avec mes maîtres que s’est construite mon identité de scientifique et c’est ce dialogue que je renoue avec mes étudiants, en essayant de leur transmettre toutes les étincelles dont j’ai hérité et que je me suis appropriées. C’est cet avant-goût à la direction de recherches qui a été l’un des moteurs dans ma décision de préparer mon Habilitation à Diriger des Recherches. HDR Préambule page 155 Travail d’équipe et Projet de Recherche En revenant en France après mon année à Brown University, je suis allée rencontrer Christian Champaud à la maison des sciences de l’homme. Il partageait un bureau avec Dominique Bassano. Je me suis dit en parcourant le couloir des « psycholinguistes » et en discutant avec eux dans leurs bureaux que je voulais être comme eux quand je serais grande : je voulais faire partie d’un laboratoire et travailler en équipe. J’idéalisais peut-être leur situation, mais j’avais envie de pouvoir un jour constituer une équipe avec les amis qui partageaient le même goût que moi pour l’acquisition du langage. J’ai été lancée dans la recherche « collective » par Mireille Brigaudiot et Catherine Nicolas. Nous avons écrit et communiqué en trio au début de mon parcours de doctorante et le goût du travail de groupe m’est resté. Tout au long de ma carrière, j’ai travaillé en duo ou trio avec des collègues-amis comme le marque ma liste de publications. Je crois profondément que les articles réellement pensés et écrits à plusieurs représentent autant, voire davantage de travail que les articles dont on est le seul auteur. Mais surtout, on apprend énormément grâce à ces co-constructions qui sont le résultat d’échanges dans la durée. Le rêve de créer une équipe est resté ancré en moi pendant près de vingt ans et je suis finalement parvenue à le concrétiser en répondant à l’appel d’offre de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) en 2005 et en soumettant un projet « jeunes chercheurs jeunes chercheuses » avec cinq collègues. Nous avons eu la chance d’être sélectionnées. Le projet est devenu un programme, l’équipe a grossi et nous sommes maintenant seize membres. Je n’ai pas attendu la fin du projet de recherche pour rédiger ce document, car j’avais besoin de tourner une page. J’avais besoin d’écrire la synthèse de mon travail passé et de me constituer, grâce à l’HDR, une autre légitimité pour mener à terme le projet de l’équipe. HDR page 156 Activité de recherche HDR Activité de recherche page 157 Mon activité de recherche actuelle porte essentiellement sur l’analyse de l’émergence et du développement des marqueurs grammaticaux et me conduit à étudier les liens entre acquisition du langage chez l’enfant, évolution des langues en diachronie, et analyse de la langue adulte en synchronie (en français, anglais et Langue des Signes Française). Je coordonne ou participe actuellement à plusieurs projets de recherche qui me permettent d’approfondir ces liens. Depuis 2005, j’ai la responsabilité d’un projet sur le thème « acquisition du langage et grammaticalisation » (Projet Léonard) pour lequel j’ai obtenu le soutien de l’Agence Nationale de la Recherche. J’ai ainsi pu réunir une jeune équipe de seize chercheurs et commencer à constituer une base de données de vidéos alignées avec les transcriptions (enfants monolingues et bilingues, français/anglais ou italien) nous permettant de faire une analyse systématique des marqueurs grammaticaux dans leur contexte dialogique. Nous mettons au point une méthodologie de travail de groupe à la fois en menant des analyses collectives lors des réunions et en utilisant le site internet du projet http://anr-leonard.ens-lsh.fr/ pour construire ensemble nos fiches bibliographiques, nos documents de travail, élaborer nos descriptions des phénomènes. Nous organisons des journées d’étude trimestrielles avec des experts français et étrangers dans les domaines en lien avec le projet. Par ailleurs, depuis fin 2006, je suis partenaire de deux autres projets ANR. Le premier étudie l’émergence de la grammaticalité chez l’enfant (Emergram) à travers l’analyse des premiers marqueurs morpho-syntaxiques en production et en compréhension (français, anglais, espagnol). Le deuxième porte sur l’évolution des déterminants français du XIIième au XVIIIième siècle (Elico) avec des collègues spécialistes de diachronie. Je suis également impliquée activement depuis cinq ans dans le projet Anaphore qui réunit des spécialistes de l’acquisition du langage autour de la fonction des déterminants et des pronoms et qui est dirigé par Anne Salazar Orvig. Ma recherche m’a permis de publier à titre personnel une série d’articles et un ouvrage, ainsi que plusieurs articles collaboratifs avec des collègues d’horizons très variés. L’équipe Léonard prépare un ouvrage collectif sur le langage de l’enfant sous ma direction. Je suis également en relation étroite depuis plusieurs années avec le monde de l’édition scientifique en tant que co-directrice d’un numéro de revue, membre des comités de lecture de CNRS édition et de la revue Faits de Langues (Ophrys) et lectrice pour ENS éditions. HDR Activité de recherche page 158 Mon travail s’inscrit dans les Sciences du Langage, au sein du laboratoire CNRS ICAR (UMR5191), et me conduit à établir un dialogue avec plusieurs disciplines touchant aux sciences cognitives et à la petite enfance. Par ailleurs, ma recherche est constamment enrichie par le dialogue que je noue avec mes étudiants à l’ENS-LSH. La formation des masterants et la direction de mémoires en particulier me permettent de mettre au point les problématiques sur lesquelles je travaille et de remettre mes résultats en perspective. Le cycle de « Conf’Apéro » que j’ai lancé avec ma collègue Céline Guillot nous donne l’occasion d’inviter des collègues prestigieux qui participent à la fois à la formation des élèves et à la construction de collaborations entre chercheurs de différents établissements en France et à l’étranger. Ma participation à de nombreux colloques internationaux en linguistique générale, linguistique anglaise et en acquisition du langage m’a permis de monter des collaborations internationales avec plusieurs équipes de recherche étrangères et en particulier à UCLA, Etats-Unis (projet sur les enfants autistes de haut niveau), Memorial University, Canada (projet sur l’élaboration d’un logiciel de codage des données) et l’Université d’Anvers, Belgique (projet sur les enfants bilingues). Ces collaborations nous aident à donner davantage de visibilité internationale aux spécificités de la recherche en acquisition du langage menée en France. HDR Activité de recherche page 159 Projets de recherche Coordination Durée Projet Léonard Bailleur Budget géré à l’ENS- Nombre de de LSH participants fonds ANR 130 000 euros 16 3 ans (début 2006) Projet Atip jeunes 2 ans CNRS chercheurs (début 2007) Projet 3 ans ANR EMERGRAM (début 2007) 10 000 euros 9 25 000 euros (budget total: 150 000 euros) 4 ENS-LSH (nb total : 12) Participation Durée Projet ELICO Projet Anaphore Bailleur Budget géré à l’ENSde LSH fonds 3 ans ANR 44 600 euros (début 2007) (budget total : 180 000) 5 ans UMR Equipement et (début 2005) missions Nombre de participants 6 ENS-LSH (nb total 19) 10 HDR Activité de recherche page 160 Le Projet Léonard Le projet Léonard, géré par l’Ecole Normale Supérieure des Lettres et Sciences Humaines est financé de décembre 2005 à décembre 2008 par l’Agence nationale de la Recherche. Ce projet s’inscrit dans les activités du laboratoire ICAR (UMR 5191). Description du projet Le projet Jeunes chercheurs, jeunes chercheuses intitulé « Grammaticalisation et Acquisition du langage » dont je suis la responsable scientifique a obtenu une subvention de l’Agence Nationale de la Recherche pour la période 2005-2008. Il s’agit d’étudier l’émergence, l’évolution et le fonctionnement des marqueurs grammaticaux chez l’enfant de douze mois à trois ans, que l’on voudrait comparer à leur fonctionnement en langue adulte. Dans ce projet, nous croisons deux axes directeurs : • Une mise en perspective de la notion de "grammaticalisation" en diachronie et appliquée au langage de l'enfant (en comparaison également avec l’apprentissage de la langue 2 chez l’adulte en situation non scolaire). • Une analyse détaillée de l’émergence de premiers morphèmes grammaticaux libres dans le langage de l'enfant de 12 mois à 3 ans (prépositions, conjonctions, pronoms et déterminants), leur inscription discursive et le rôle des facteurs socio-pragmatiques, avec un questionnement sur la notion de catégorie grammaticale. HDR Activité de recherche page 161 L’analyse des marqueurs se donne trois objectifs principaux : 1) Les comparer à leur fonctionnement en langue adulte. 2) Les situer par rapport au développement moteur, cognitif et psychique de l’enfant. 3) Partager avec les collègues orthophonistes, psychologues cliniciens, instituteurs spécialisés, médecins, des repères sur l'ordre d'apparition et les emplois des outils grammaticaux chez l'enfant tout en insistant bien sur le respect du cheminement particulier de chaque enfant et de son appropriation propre du langage. Ce programme nous permettra ainsi d’élaborer un travail pluridisciplinaire avec des linguistes d’horizons variés, des psychologues, des médecins (psychiatres et neurologues), des orthophonistes. Par ailleurs, un cinéaste et un compositeur seront directement associés au montage d’un film documentaire (Un JE d’enfant). La méthodologie scientifique du projet nous obligeant à utiliser des technologies modernes, des professionnels du son et de l’image pour la vidéo et des informaticiens pour les logiciels sont activement impliqués dans le projet et nous aident à créer des outils adaptés. Corpus Si dans ma méthode de travail, je prône l’analyse de son propre corpus107 et si je ne peux pas comprendre comment certains chercheurs travaillent toute leur vie sans observer des enfants réels, je suis tout à fait consciente des besoins de la communauté internationale. Il existe très peu de suivis longitudinaux d’enfants français. Ce programme exige de rassembler un corpus suffisamment important. Nous constituons donc une base de données de vidéos d’enfants français monolingues (8 enfants) et bilingues (2 enfants : français/anglais et français/italien) filmés dans leur famille de 1 à 3 ans. Les enregistrements vidéo sont ensuite alignées avec les transcriptions. Ce corpus sera partagé avec la communauté internationale grâce à la base de données CHILDES (MacWhinney 1990). 107 C’est notamment très important à mon sens que dès le mémoire de Master, les étudiants constituent leur propre corpus en milieu naturel. HDR Activité de recherche page 162 Les enfants monolingues sont filmés une fois par mois pendant une heure, les enfants bilingues sont filmés deux fois par mois (une heure à chaque fois), une fois en majorité avec la mère parlant la langue A, une fois en majorité avec le père parlant la langue B (la fin de chaque séance se passe en famille). Les familles bilingues respectent du mieux possible le principe « une personne, une langue ». Nous avons choisi de filmer la plupart des enfants à leur retour de leur journée chez la nourrice (ils sont tous gardés à l’extérieur de la maison) jusqu’au dîner. Nous avons remarqué dans les enregistrements que nous avons constitués dans le passé, qu’il s’agit d’un moment d’échange intéressant entre parents et enfants, particulièrement propice à l’émergence de la narration qui nous intéresse particulièrement car nous souhaiterions pouvoir analyser des genres discursifs différents. Le moment du bain, du change est parfois source de conflits, propices aux explications et aux justifications. Le moment du dîner est un moment collectif, propice aux échanges à plusieurs. Nous avons à ce jour environ 200 heures de vidéos capturées, compressées et étiquetées et nous avons commencé les transcriptions avec les logiciels CLAN et PHON ainsi que des descripteurs qui nous permettent d’organiser les enregistrements alignés avec leur transcription en véritable base de donnée interrogeable et visualisable sous différentes formes. Enfant Responsable Langue(s) Date de naissance Clara (bi) Caroline Shimanek Age au début des enregistrements 25-04-2005 0;09 09-07-2006 1;06 Caroline Rossi français Angelika Kochan anglais Antoine (bi) Aliyah Morgenstern français Sandra Benazzo italien Lou-Yan Aliyah Morgenstern français/anglais 04-05-2004 1;08 Madeleine Martine Sekali français 14-04-2005 0;09 Théophile Aliyah Morgenstern français 04-07-2005 0;08 Marin Marie Leroy français 13-05-2005 0;08 Ael Marie Leroy français 14-05-2003 2;05 Adrien Naomi Yamaguchi français 28-12-2004 1;02 Antoine Christophe Parisse français 10-04-06 0;00,13 Yaël Christelle Maillart français 06-08-04 1;05 HDR Activité de recherche page 163 Transcriptions D’un point de vue technique, il faut se donner les moyens de décrire les sons, les gestes, le contexte, la situation, de manière suffisamment précise pour pouvoir partager les données et les analyses avec des personnes étrangères au recueil de données original. Pour respecter au mieux la situation de recueil, il est selon nous nécessaire d’inclure dans les corpus les vidéos enregistrées. Cependant, ces données vidéo doivent toujours être complétées par des descriptions textuelles qui permettent de mieux spécifier l’image originelle ou de présenter le contexte de recueil. Les transcriptions linguistiques doivent contenir au minimum des données phonologiques et orthographiques complètes : les données phonologiques permettent de suivre pas à pas de manière quantitative et qualitative le développement du langage de l’enfant, les données orthographiques permettent d’accéder plus facilement à des informations externes au corpus (fréquences, catégorisation syntaxique ou sémantique, etc.). D’autres données (intonation, variations phonétiques, contexte pragmatique, etc.) peuvent être ajoutées en fonction des besoins de recherche spécifiques. Principes fondamentaux des transcriptions de l’équipe Léonard La réflexion théorique nous conduit à définir des principes qui orientent nos choix techniques de manière précise. Ces principes représentent les éléments qui nous semblent, après réflexion théorique, incontournables dans la transcription de corpus de jeunes enfants. Les choix techniques qui seront faits nous permettront de respecter ces principes. - Donner les moyens au chercheur de se faire sa propre interprétation du langage produit par l’enfant (d’où l’utilisation de l’alignement avec les vidéos, de transcriptions phonétiques, et de description de la situation, des actions, des gestes…). - Fournir des transcriptions orthographiques et phonologiques précises pour permettre des études statistiques à travers toutes les séances d’un même enfant et entre les différents enfants suivis. - Utiliser un codage courant dans la communauté et facile à diffuser et à manipuler. HDR Activité de recherche page 164 Sélection d’un logiciel et d’un format de transcription Après un tour d’horizon, nous avons choisi le logiciel CLAN et le format CHAT108 (CHILDES Project). En effet, la transcription en phonétique, l’explicitation du non-verbal, le comptage d’occurrences et l’analyse morpho-syntaxique sont possibles. L’alignement avec la vidéo est assez simple à effectuer et l’on peut facilement vérifier les transcriptions en faisant jouer l’enregistrement. L’alignement se fait par ligne principale sauf en cas de recouvrement d’énoncés ou d’énoncés très courts. Dans ce cas, un alignement peut correspondre à plusieurs énoncés ou tours de parole. Par ailleurs, le logiciel est gratuit et la formation des étudiants peut se faire grâce à plusieurs membres du groupe qui connaissent bien le logiciel. Enfin, une large communauté internationale utilise ce logiciel et ce format, ce qui permet de partager très facilement les données. Méthode Les données doivent être transcrites de telles façons que l’analyseur morphosyntaxique109 puisse fonctionner avec une pertinence optimale. Nous développerons un programme qui permettra de repérer l’apparition des marqueurs, de classer les occurrences et d’observer l’évolution des formes avec une attention particulière à la phonologie. Nous pourrons ainsi, et c’est l’un des objectifs du Projet Léonard, constituer un panorama des acquisitions de l’enfant110 et les replacer par rapport à son développement moteur, cognitif et relationnel. 108 J’ai longtemps eu des réticences à utiliser ce logiciel. Mais depuis que l’alignement avec la vidéo est possible et depuis ma collaboration avec Christophe Parisse, j’ai progressivement accepté de me « conformer » aux usages de la majorité, tout en mettant beaucoup d’énergie pour faire développer au groupe des formes de codage qui nous sont propres. Brian McWhinney nous a également promis que les passages de CLAN à PHON (logiciel développé par Yvan Rose et utilisé par Naomi Yamagushi dans le groupe Léonard) ou aux autres logiciels existant dans la communauté (ELAN, TRANSANA, EXMARALDA….) seraient possibles et aisés. 109 La version française de l’analyseur a été conçue par Christophe Parisse. Cet analyseur permet avec une assez grande fiabilité d’étiqueter les catégories morpho-syntaxiques (noms, verbes, prépositions, pronoms, adjectifs…). 110 Martine Sekali et moi-même avons depuis des années fait des descripteurs très détaillés du corpus Léonard mois par mois afin de nous aider à replacer nos différentes analyses dans le cadre du développement général du langage et des capacités cognitives de Léonard. Mais l’aide de l’informatique sera précieuse pour établir des conventions précises et assortir ces fiches de quantifications des marqueurs et d’analyses de l’évolution des formes. HDR Activité de recherche page 165 Les premières transcriptions sont réalisées soit par l’observateur, soit par un transcripteur engagé à cet effet pour ses connaissances du logiciel CLAN. Il est nécessaire de bien connaître les codages et de savoir aligner les transcriptions avec les enregistrements vidéo, ce pour quoi nous écrivons un guide de transcription dynamique, constamment enrichi par les conventions que nous mettons au point en commun. Toutes les transcriptions sont vérifiées soit par la personne qui a filmé l’enfant quand ce n’est pas elle qui transcrit, soit par un autre chercheur du groupe. Il s’agit là bien sûr du point faible du projet puisque chaque heure d’enregistrement demande un minimum de 30 heures de travail, ce qui revient à un total net de 600 euros pour une transcription. Il ne nous sera donc pas possible de mener plus de quatre suivis longitudinaux complets avec le budget actuel du projet et nous cherchons d’autres sources de financement. Le corpus en lui-même est un langage, les limites inhérentes que nous découvrons en transcrivant les productions de l’enfant reflètent les limites de l’interprétation en situation d’interlocution. Par ailleurs, il est important d’aborder en équipe et de résoudre ensemble les problèmes posés par les transcriptions du langage de l’enfant car les réponses apportées, les choix adoptés sont le reflet des approches théoriques utilisées dans les analyses des données (Ochs 1979). Transcrire et partager des corpus est parfois difficile, mais pour être possible cet effort doit être mutuel, de la part des transcripteurs comme des utilisateurs. Il sera récompensé par la démultiplication des possibilités de recherche qu’offre la mutualisation des données et les possibilités d’analyser un même corpus avec des approches variées et complémentaires. Partage des données Tous les membres de l’équipe possèdent les enregistrements du corpus de Léonard sur lequel nous émettons nos premières hypothèses. Les enregistrements faits par chaque chercheur et leur transcription sont tous rassemblés sur un disque dur de sauvegarde et seront fin 2007 sur un serveur avec possibilité de téléchargement à distance. A la fin du projet, le corpus sera partagé avec la communauté scientifique par l’intermédiaire de plusieurs plate-formes (CRDO, CHILDES). HDR Activité de recherche page 166 Analyses Nous avons commencé par mettre en place des descripteurs de chaque séance enregistrée. Le descripteur contient toutes les informations sur l’enfant, le lieu, la date, l’heure de l’enregistrement, les locuteurs, un résumé de la séance, des mots clés, les points saillants du développement moteur cognitif, linguistique, les marqueurs grammaticaux émergents et une série de paramètres importants pour tout psycholinguiste spécialiste d’acquisition. Le groupe suit un enfant (Léonard) qui servira de repère et met en place un descripteur par enregistrement. Ce corpus constitué des enregistrements vidéo, des transcriptions interrogeables par des logiciels d’analyse quantitative et des descripteurs nous donne les moyens de mettre en œuvre une analyse systématique des marqueurs grammaticaux chez ces enfants monolingues et bilingues. L’étude de leur émergence, de leur évolution, de leur mode opératoire peut apporter un regard nouveau sur leur forme schématique, ce qui en retour pourrait justifier ou remettre en question leur appartenance à une même catégorie grammaticale dépassant les spécificités des langues étudiées. Constitution de l’équipe Membres Benazzo Sandra MC Lille 3 Dodane Christelle Leroy Marie Maillart Christelle Karine Martel Mathiot Emmanuelle MC Montpellier MC Paris V MC Liège MC Caen MC Lille 3 Morgenstern Aliyah MC ENS-LSH Parisse Christophe Chercheur INSERM Prak-Derrington Emmanuelle MC ENS-LSH Rossi Caroline Doctorante Lyon 2 La grammaire en langue 2/ origines de la grammaire Syntaxe et prosodie Intonation et grammaire Les protocoles expérimentaux Prosodie Détermination nominale Pointage et démonstratifs Naissance de la grammaire chez Léonard Coordination générale Phonologie Protocoles expérimentaux Coordination technique (CLAN, informatisation, formats vidéo) Les pronoms Comparaison avec l’allemand L’expression du mouvement Bilinguisme HDR Activité de recherche Segard Olivier Réalisateur Sekali Martine MC Paris 10 Shimanek Caroline Doctorante ENS-LSH Yamaguchi Naomi Doctorante Paris 3 page 167 Formation vidéo Prise de vue qualité Documentaire Prépositions et connecteurs Naissance de la grammaire chez Léonard Emergence de la syntaxe (constructions) Bilinguisme Phonologie Conseillers (France) Nicolas Larrousse Serge Heidden Michel Jacobson Thierry Poibeau IR RISC IR ENS-LSH Mise en ligne, informatique Base de données, transcription, descripteurs, traitement de corpus Base de données, traitement IE Lacito informatique, mise en ligne du corpus… Informatique CR CNRS Conseillers et collaborations (international) Yvan Rose Annick de Houwer Brian Mac Whinney Professeur, Memorial PHON, phonologie University, Canada Professeur, Université Bilinguisme d’Anvers CHILDES Professeur, U. Penn Autres collaborations Elinor Ochs Edy Veneziano Jacques Jayez Anne Salazar Orvig Professeur, UCLA, USA Professeur, Paris V Professeur, ENS-LSH Professeur, Paris III Prépositions, Anaphore EMERGRAM ELICO Projet Anaphore Collaborations internationales Projet sur le bilinguisme Nous avons commencé à mettre en place une collaboration avec le Professeur Annick de Houwer (Université d’Anvers, Belgique), spécialiste du bilinguisme (voir http://www.cal.org/resources/Digest), car nous souhaiterions enrichir les recherches sur le bilinguisme impliquant des enfants français. La recherche actuelle sur le bilinguisme montre que les enfants véritablement bilingues depuis la naissance apprennent les langues A et B de la même façon que les enfants monolingues (Ronjat 1913 ; Leopold 1939-1949 ; de Houwer 1990, 1995 ; Meisel 1990 ; Genesee 2006). Etant donnés les spécificités des linguistes participant au projet, nous avons commencé notre travail avec HDR Activité de recherche page 168 des enfants bilingues français/anglais et français/italien. Nous aimerions essayer de monter ensemble un programme européen afin de travailler sur des enfants bilingues parlant français et une autre langue. Il sera ainsi possible de comparer l’acquisition du français en fonction des autres langues apprises simultanément et de mesurer leur influence éventuelle. Projet sur les transcriptions et les analyses Notre projet fait partie du consortium international créé par Brian MacWhinney avec le soutien de Carnegie Mellon University pour l’exploitation du logiciel PHON111 créé par Yvan Rose (Rose et al. 2006). Trois chercheurs de l’équipe Léonard vont utiliser le logiciel PHON pour transcrire les données (les autres utiliseront le logiciel CLAN112 largement partagé par la communauté internationale en acquisition du langage). Ils feront régulièrement des compte-rendus sur les problèmes rencontrés, les solutions trouvées et contribueront ainsi à l’amélioration du logiciel et de ses possibilités. Notre collaboration avec Yvan Rose et son équipe d’informaticiens au Canada, avec Brian McWhinney et les informaticiens de Carnegie Mellon University (Etats-Unis) nous permet ainsi d’adapter autant que possible le logiciel à nos besoins spécifiques et de contribuer à la création d’un outil indispensable pour la communauté internationale. Projet sur des enfants autistes de haut niveau Un autre programme de recherche sur l’anaphore, dirigé par Anne Salazar Orvig, Professeur à Paris 3, en collaboration avec le Professeur Elinor Ochs (UCLA, EtatsUnis, voir http://www.sscnet.ucla.edu/anthro/) nous permettra de comparer l’émergence de la grammaticalité chez les enfants tous venants et chez des enfants autistes de haut niveau. L’équipe d’Elinor Ochs a collecté un corpus très important en suivant une douzaine d’enfants à l’école, lors du transfert de l’école à leur domicile en voiture et chez eux au moment du dîner. Au sein du projet Léonard, Martine Sekali, Caroline Rossi, Angelika Kochan et moi-même travaillons sur les premières prépositions des enfants et allons analyser l’emploi particulier des prépositions chez ces enfants autistes. 111 http://childes.psy.cmu.edu/phon/ 112 CLAN est le logiciel développé par le projet CHILDES http://childes.psy.cmu.edu/ dirigé par Brian MacWhinney. HDR Activité de recherche page 169 Réunions Nous mettons en place une méthode de travail collective grâce à des réunions trimestrielles plénières et nous suivons l’évolution d’un enfant qui nous servira à créer nos repères pour les transcriptions, les descripteurs et les analyses. Depuis mars 2006, nous invitons régulièrement un chercheur de renom international à chaque séance afin de lui présenter nos avancées et les problèmes que nous rencontrons. Nous avons formé des sous-groupes de travail qui se réunissent plusieurs fois par mois et avons pu nous distribuer les problématiques posées par le programme de recherche en fonction de nos compétences. Nous avons créé notre propre guide de transcription dynamique : les chercheurs et transcripteurs apportent des spécifications au quotidien. Nous mettons en place une base de données bibliographique à laquelle contribuent tous les membres du projet, à l’aide de Refworks et Endnote, consultable à distance, sur notre site privé par l’équipe dans un premier temps, puis sur notre site public. Nos corpus et nos méthodes de travail servent également d’outil pédagogique dans les cours d’acquisition des enseignants-chercheurs membres du projet. Nous faisons des réunions plénières tous les deux à trois mois au RISC à Paris (dans les locaux de l’université de Paris IV) intercalées avec de fréquentes réunions en sous-groupes qui ont lieu dans nos lieux de travail respectifs. Audiovisuel La caméra tient une place très importante dans le projet. Chaque chercheur est équipé de matériel de haut niveau, souvent avec des micros et des grands angles très performants afin de pouvoir obtenir des enregistrements de qualité. Les enregistrements sont ensuite compressés afin de permettre le stockage sur les disques dur de chacun, mais il sera toujours possible, avec les avancées de la technologie et le développement de la puissance des ordinateurs de revenir aux films originaux. Nous travaillons avec un cinéaste professionnel, Olivier Segard, qui essaie de nous donner donner des conseils et qui surtout filme avec moi l’un des enfants du projet, Théophile. Ces films nous permettent de concevoir en parallèle à la constitution du corpus, un documentaire sur l’acquisition du langage. Ce documentaire est l’un des objectifs du HDR Activité de recherche page 170 projet de recherche ATIP jeunes chercheurs intitulé « Images et identités en construction. Regards croisés sur l’émergence du langage chez l’enfant monolingue et bilingue113 » (direction Aliyah Morgenstern). L’esquisse de la première partie se trouve sur le DVD joint au dossier. Il s’agit de faire un documentaire qui pourrait être exploité en cours avec des étudiants, et éventuellement circuler dans un milieu plus large que celui de l’enseignement supérieur. Musique Issue d’une rencontre entre l’équipe de jeunes linguistes, psychologues et orthophonistes du « projet Léonard », et un jeune compositeur de talent, Krystof Maratka, le programme « Babillage, prosodie et musique » se donne pour objectif d’organiser des évènements alliant scientifiques et musiciens. Notre première collaboration consiste en un dialogue autour de la composition et la création de l’oeuvre de Krystof Maratka114, Nids de cigogne (babilodrame pour alto et voix d’enfants). 113 114 Voir description du projet en annexe. http://www.mnl-paris.com/compositeurs2/maratkakrystof/maratkakrystof.html et http://www.radio.cz/fr/article/86119 HDR Activité de recherche page 171 Séduits par la démarche du compositeur qui a enregistré les voix de ses deux fils depuis la naissance, les chercheurs ont voulu suivre le cheminement qui le mène des données brutes semblables à celles qu’ils utilisent dans leurs propres analyses – des enregistrements d’enfants en interaction avec leurs parents – à une création artistique. Ces échanges seront mis à profit dans des conférences où approche scientifique et musicale se rencontreront. Le documentaire réalisé dans le cadre du « Projet Léonard » permettra de garder des traces filmées de ces rencontres. La création aura lieu le 1er novembre 2007 à Prague puis plusieurs concerts seront organisés en lien avec des conférences de membres du Projet Léonard. L’œuvre est interprétée par Karine Lethiec, la femme du compositeur et la mère des enfants enregistrés. Par ces regards croisés sur la naissance du langage chez l’enfant, et ces perspectives mises en parallèle, nous espérons ainsi créer des échanges nouveaux entre jeunes scientifiques et musiciens d’horizons différents. Site internet http://anr-leonard.ens-lsh.fr/ Nous avons créé avec l’aide de la Cédille à l’ENS-LSH et en particulier d’Emmanuelle Gerstenkorn un site internet qui a une face publique et une face privée et nous permet de stocker et échanger nos documents de travail et d’avoir accès aux enregistrements qui seront tous à terme sur un serveur géré par Michel Jacobson coresponsable du CRDO (Centre de Ressources de données Orales). Les enregistrements sont d’abord en accès privé pour les membres du groupe et leurs associés. Quand ils seront tous décrits et transcrits ils seront donnés à la base de données internationale CHILDES. Ce site internet en version française et version anglaise, a pour objectif public d’informer la communauté de chercheurs intéressés de l’avancement de notre programme de recherche ; et surtout partager nos réflexions, nos méthodes de travail, nos expériences positives, exposer les problèmes que nous rencontrons et dialoguer HDR Activité de recherche page 172 avec nos « visiteurs ». Nous rédigeons les pages de manière collective et mettons en ligne des documents de travail sur la collecte de données, les enregistrements vidéos, la place du chercheur dans les familles, la transcription, l’utilisation de logiciels, les notions utilisées, les premiers résultats... et nous espérons en faire profiter la communauté scientifique mais également recevoir des commentaires, des ajouts, des critiques. Voici quelques une des pages à titre d’exemple. Corpus en cours Ces pages détaillent le corpus en cours de constitution : chaque enfant est décrit et la synthèse se trouve dans un tableau récapitulatif (il suffit de cliquer sur le prénom de l’enfant pour ouvrir le descriptif, ou sur le nom du chercheur pour lire son miniCV ou le contacter). HDR Activité de recherche page 173 Exemple d’un enfant Un petit clip vidéo accompagne certaines pages et montre également les premières verbalisations des enfants dont les parents ont signé l’autorisation de mettre les minifilms sur le site. Ressources Dans ces pages, nous faisons le descriptif de quelques ressources : logiciels, sites internet. Cette page en particulier décrit le logiciel PHON avec lequel nous travaillons grâce à une collaboration avec Memorial University (Terre-Neuve, Canada). Un grand nombre de ressources sont également décrites de manière plus complète dans des fichiers word ou pdf attachés. Parmi les ressources se trouvent notre formulaire d’autorisation parentale. HDR Activité de recherche page 174 Analyses Dans ces pages, nous donnons des synthèses d’analyses que l’on peut retrouver sous forme plus complète dans nos publications. HDR Activité de recherche page 175 Accès réservé La partie privée du site est réservée aux membres du groupe (login + mot de passe) qui peuvent ainsi modifier les articles, ajouter de l’information et surtout avoir accès aux documents internes : - Comptes-rendus de réunion - Fiches bibliographiques (résumés d’articles et d’ouvrages- faits par les membres du groupe - Liens avec les enregistrements vidéos et les transcriptions stockés sur un serveur accessibles avec mot de passe. - Lectures que nous nous donnons en fichier pdf. - Annuaire des chercheurs du groupe et des contacts … HDR Activité de recherche page 176 Cet accès réservé nous permet donc d’avoir un espace collectif et de conserver une dynamique de groupe à distance, nous permettant d’avancer dans notre travail commun entre les réunions. HDR Activité de recherche page 177 Autres projets de recherche Le projet ATIP jeunes chercheurs (CNRS) Ce projet intitulé Images et identités en construction se donne pour objectif de mener un travail de réflexion avec des chercheurs d’autres disciplines des SHS sur le rôle de la vidéo dans la recherche et de former les chercheurs de l’équipe à une prise de vue et de son de qualité permettant le montage d’un documentaire sur l’acquisition du langage de l’enfant. La vidéo, plus qu’un outil, est également un art et il serait intéressant pour les chercheurs de collaborer avec des professionnels du son et de l’image afin d’améliorer la qualité des données, de leur rapport aux prises de vue, et de réfléchir à la place de la caméra dans les familles, devenues objet d’étude. Nous proposons grâce à ce projet de recherche sur l’émergence des marqueurs grammaticaux chez l’enfant, de mettre en place une collaboration entre le monde des professionnels du son et de l’image et des chercheurs en acquisition du langage, par un dialogue constant avec des cinéastes et un compositeur. Par ailleurs, il existe peu de matériel partagé par les enseignants chercheurs afin d’illustrer les cours sur le langage de l’enfant adressés aux étudiants en psychologie, linguistique, sociologie, aux futurs professeurs des écoles, aux professionnels de la petite enfance... Notre équipe prévoit de réaliser un documentaire illustrant la naissance de la grammaire chez l’enfant, réalisé conjointement par des linguistes, des musiciens et un réalisateur professionnel. Le projet EMERGRAM (ANR) Ce projet blanc a reçu une subvention de l’Agence Nationale de la Recherche et est dirigé par Edy Veneziano, Professeur à Paris V. L’ENS-LSH est partenaire scientifique sous ma responsabilité (pour une durée de 3 ans). Le projet EMERGRAM a pour objectif l’étude de l’émergence de la grammaticalité chez l’enfant. Il s’agit d’allier le recueil et l’analyse détaillée de données longitudinales en milieu naturel à des méthodes expérimentales, ce que l’on ne trouve pas dans les travaux précédents. La complémentarité de ces approches permettra d’étudier à la fois la production et la compréhension des enfants, d’analyser avec finesse HDR Activité de recherche page 178 les caractéristiques pertinentes du langage adressé aux enfants ainsi que les facteurs conversationnels, et de tester grâce à une méthode d’entraînement une hypothèse spécifique selon laquelle les énoncés à plusieurs termes sont favorisés par l’enchaînement dialogique d’énoncés à un terme. Par ailleurs, grâce à nos contacts internationaux cette recherche pourra bénéficie de la collaboration d’experts de pointe dans les domaines étudiés. Ces derniers travailleront sur des données en anglais, en espagnol et en mexicain. Cette approche multilingue apportera une ampleur considérable au projet et permettra de comparer directement les résultats obtenus sur les données françaises avec ceux obtenus sur des langues plus largement étudiées et de les intégrer très rapidement sur le plan de la recherche internationale. Nous cherchons en particulier à fournir : 1. Un outil évaluatif qui permettra de mieux établir les premières acquisitions grammaticales grâce à l’analyse de trois phénomènes spécifiques : a) les « fillers » dont on pense qu’ils permettent d’initier un processus menant à la morphologie libre ; b) la production des formes verbales avant et après l’apparition de configurations contrastées pour le même verbe ; c) les débuts et l’évolution des énoncés à plusieurs termes. 2. Des indications détaillées sur les processus et les mécanismes sur lesquels les enfants s’appuient pour construire leur grammaire, grâce à l’étude des morphèmes prénominaux et pré-verbaux ainsi que des formes verbales attestées dans le langage adressé à l’enfant et dans les interactions qui l’entourent. Par ailleurs, des types particuliers d’échanges conversationnels que l’on considère comme essentiels à la transition entre les productions à un terme et les énoncés à plusieurs termes seront analysés dans les données longitudinales et seront mis en œuvre par une procédure expérimentale afin de vérifier cette hypothèse. Ce projet comporte trois partenaires scientifiques français (Modyco, ICAR/ENSLSH et STL) et plusieurs partenaires scientifiques étrangers. Il bénéficie de l’expertise de chercheurs de rang international travaillant à UNAM (Mexique), Rutgers University (Etats-Unis), Stanford Unviersity (Etats-Unis), Université de Madrid (Espagne), HDR Activité de recherche page 179 Université de Hawaï (Etats-Unis) en ce qui concerne la comparaison avec l’anglais et l’espagnol. Le projet ELICO (ANR) Le projet ELICO (« Evolution LInguistique et COrpus ») dirigé par Lucia Tovena (Professeur, Université Paris 7) concerne l’évolution des déterminants français du 12ème au 18ème siécle. Le changement linguistique a bien sûr fait l’objet d’études nombreuses au cours des quinze dernières années, comme en témoigne la quantité de publications sur la grammaticalisation, la lexicalisation, la pragmaticalisation, etc. Mais ELICO s’attaque à cette question extrêmement générale en se centrant sur les déterminants, catégorie centrale des langues, qui manifeste une sensibilité limitée aux contenus et aux domaines textuels, à l’instar des prépositions ou pronoms et à la différence des verbes, des adjectifs ou des noms. Le choix méthodologique d’ELICO est d’indexer les textes au moyen de divers descripteurs, notamment les genres, ce afin de répondre aux réserves que font de nombreux spécialistes sur l’intérêt de données coupées de leurs profils textuels. Trois laboratoires CNRS participent au projet : ICAR (Interaction, Corpus, Apprentissages, Représentations), LATILF (Analyse et traitement automatique de la Langue Française), LLF (Laboratoire de linguistique formelle). Ce projet s’articule très bien au projet Léonard sur la grammaticalisation appliquée à l’acquisition du langage car il nous permettra de comparer les analyses sur l’évolution des déterminants en diachronie et en acquisition de la langue maternelle. Un séminaire sera organisé conjointement sur « émergence, acquisition, évolution des langues et du langage » qui nous permettra de dialoguer avec des spécialistes d’envergure internationale sur le thème du changement linguistique. Le projet Anaphore (Université Paris 3) Ce projet intitulé « les prémices dialogiques de l’anaphore » dirigé par Anne Salazar Orvig, (Professeur à l’université de Paris III) et auquel je participe depuis son démarrage a déjà donné lieu à quatre publications, plusieurs communications internationales et deux nouveaux articles en anglais ont été soumis à des revues HDR Activité de recherche page 180 internationales. Le groupe anaphore participe à un symposium du colloque de l’IPRA en juillet 2007 sur la référence. Il a bénéficié d’un BQR dans sa première forme, lorsqu’il était rattaché à l’université de Paris V. Depuis la nomination de sa responsable à l’université de Paris III, tous les équipements et les missions sont pris en charge par l’EA 1483 – Paris III. Afin de pouvoir donner une nouvelle envergure au projet, il a été soumis à l’ANR en tant que programme blanc en 2007 dans un projet plus large sur l’anaphore chez l’adulte et l’enfant à l’oral. L’équipe est actuellement constituée de 8 chercheurs, 4 doctorants, 1 mastérante. Ce projet s’inscrit dans un double champ de réflexion autour de la nature et du fonctionnement de l’anaphore et ses formes précoces. D’une part, on se donne pour objet l’étude de l’anaphore dans des échanges effectifs ; d’autre part, on fait l’hypothèse d’un fondement dialogique de ce mode de référence. En examinant les formes “ candidates ” ou “ précurseurs ” de l’anaphore entre 18 et 36 mois, on cherche à rendre compte des prémices de la plurifonctionnalité des marques linguistiques (pronoms, défini) et de la diversité des relations référentielles et discursives qu’elle sous-tend. On se propose donc d’observer le fonctionnement des expressions référentielles dans le dialogue adulte-enfant à travers les axes suivants :. - Considérer les modes de donation de la référence, par identification des expressions référentielles et leur interprétation chez l’adulte et chez l’enfant . Ceci suppose que l’on prenne en considération non seulement les formes clairement identifiables de pronoms et de syntagmes Déf+ Nom , mais aussi que l’on examine les différents cas d’approximations vocaliques (fillers) des déterminants et des pronoms de même que les enchaînements à référent implicite, typique des énoncés à un terme. - Analyser leur inscription discursive, situationnelle et liée aux savoirs partagés ; détermination du type d’objet de discours - Analyse des liens discursifs, voire intonatifs, qu’entretiennent ces expressions référentielles, au niveau dialogique et monologique (en reprise immédiate, à distance ...) Le corpus est constitué d’interactions naturelles, en milieu familial, entre des enfants - âgés entre 18 et 36 mois - et des adultes familiers, le plus souvent la mère de l’enfant, en relation dyadique ou polyadique. Il s’agit de situations impliquant nécessairement divers genres discursifs, et partant, un éventail relativement important de référents : jeux, lecture, goûter. HDR Activité de recherche page 181 Le corpus comprendra à la fois des recueils longitudinaux et des recueils transversaux. Ces derniers seront effectués pour des tranches d’âge contrastées : 18 mois, 23 mois, 28 mois. HDR page 182 Enseignement, responsabilités pédagogiques et administratives HDR Enseignement et responsabilités page 183 J’assure mes enseignements en linguistique au sein de la section d’anglais de l’Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines. Je co-organise également un séminaire et un cycle de conférences au sein de la section Sciences du langage. J’ai été pendant trois ans Responsable d’Agrégation (section anglais), je suis actuellement responsable adjointe de section et j’ai été jusqu’à cette année responsable pour l’anglais du concours d’entrée à l’ENS-LSH. Je suis par ailleurs membre des commissions de spécialistes de 11° section de Paris III, de Paris X, membre des commissions de spécialiste langues et Sciences humaines de L’ENS-LSH. Responsabilités administratives et pédagogiques Responsable d’agrégation J’ai été responsable d’agrégration pendant trois ans à mon arrivée à l’ENS-LSH : mise en place de l’emploi du temps, coordination des cours, organisation et suivi des conférences, contacts avec les conférenciers, suivi des devoirs et concours blancs, tutorat des élèves, analyse des résultats. Responsable du Concours d’entrée J‘ai été responsable des épreuves d’anglais du Concours d’entrée pendant cinq ans : responsabilité des sujets de concours (écrit et oral), coordination des membres du jury, organisation des réunions de barème (thème et version), suivi des corrections, suivi informatique des résultats, remise des résultats, coordination des épreuves orales, coordination avec les autres épreuves. Commissions de spécialistes Je suis depuis plusieurs années membre titulaire extérieur de la commission de spécialistes de 11° section de l’Université de Paris III et depuis 2006 de Paris X. Je suis également membre titulaire de la commission de spécialistes langues et membre suppléant de la commission de spécialistes Sciences Humaines de l’ENS-LSH. Co-Responsabilité du projet DGESCO Il s’agit de créer un site internet sous la double tutelle de l’ENS-LSH et du ministère de l’éducation nationale participant à la formation des enseignants de langues vivantes du secondaire qui utilise les ressources de l’ENS-LSH. HDR Enseignement et responsabilités page 184 Enseignement J’ai assuré sensiblement le même enseignement durant les trois dernières années. L’année dernière, j’ai voulu par ailleurs créer un cycle de conférences à l’intention de tous les élèves et des collègues intéressés. J’ai enseigné chaque année plus de 240 heures équivalent T.D. Licence Linguistique anglaise : énonciation – le groupe verbal : 21h CM Introduction à la linguistique anglaise pour les élèves de l’ENS-LSH sortant de classes préparatoires qui n’ont jamais été initiés aux sciences du langage. Le contrôle continu est composé d’une présentation orale, de trois devoirs à la maison et d’un devoir sur table. Master 1 Linguistique anglaise : énonciation et syntaxe : 21h CM Ce cours permet d’approfondir le cours de licence en linguistique énonciative et permet également aux étudiants d’avoir des bases solides en syntaxe. Le contrôle continu est composé d’une présentation orale, de trois devoirs à la maison et d’un devoir sur table. Agrégation Linguistique anglaise tronc commun (grammaire et phonologie) : 70 h CM Ce cours est destiné à tous les agrégatifs anglicistes pour les préparer à l’épreuve de tronc commun. Les élèves composent deux concours blancs, trois devoirs sur table et plusieurs devoirs à la maison et exercices d’application. Linguistique anglaise option : 20 h CM, 15h TD (préparation au commentaire) 30h TD (Colles) Il s’agit d’un cours durant lequel je traite des questions au programme afin de préparer les élèves ayant choisi l’option linguistique à passer les oraux. Ils doivent préparer une leçon en français et un commentaire de texte en anglais. Master 2 Direction de mémoires et tutorat de tous les élèves linguistes-anglicistes. Il s’agit de suivre régulièrement tous les mastérants et de les aider dans l’avancement de leur travail de recherche. HDR Enseignement et responsabilités page 185 Séminaire de recherche pour les mastérants et les doctorants J’organise un séminaire de recherche pour les mastérants afin de leur permettre de présenter leurs travaux à des collègues spécialistes de leur domaine. Chaque mastérant ou doctorant fait un exposé suivi de discussions et souvent d’un travail de réflexion collectif. Cycle de Conférences en Sciences du langage J’organise avec ma collègue Céline Guillot un cycle de conférences (les Conf’apéro) pour tous les élèves et collègues de l’ENS-LSH (ouvert aux personnes extérieures) afin de créer des liens entre enseignement et recherche. Les conférences d’une heure sont présentées par des enseignants et chercheurs de pointe dans leur domaine de spécialité appartenant à des laboratoires de recherche de l’ENS-LSH ou de la région Rhône-Alpes. Elles sont suivies d’un débat d’une demi-heure environ et d’un apéro ou d’un petit intermède gourmand qui permet de terminer les échanges en toute convivialité. Les conférenciers exposent leurs dernières recherches en cours de manière accessible, dans un cadre favorable à l’échange. Les étudiants ont ainsi l’occasion à la fois de s’initier à différents domaines des sciences du langage (socio-linguistique, histoire des théories linguistique, analyse conversationnelle…) et de connaître les activités de recherche en cours à l’école et dans les universités voisines. Séminaire en Sciences du langage J’ai la responsabilité avec Céline Guillot d’un nouveau séminaire en Sciences du langage (Rencontre avec les SdL : mettre en bouche et prendre langue) auquel participent l’ensemble des enseignants en Sciences du langage de l’ENS-LSH. Nous avons choisi pour l’année 2007-08 le thème « Règles, Régularité (normes, enfreintes, transgression, irrégularités, variantes, variations….) ». HDR page 186 Curriculum Vitae Nom patronymique : Morgenstern Nom marital : Silvy Prénom : Aliyah Date/lieu de naissance : 18 avril 1967 à Irvington, Etats-Unis Nationalité : Française Adresse personnelle : 12 rue Saint Fiacre 75002 Paris Téléphone : 09 54 19 56 60 / 06 19 53 66 01 Adresse électronique : [email protected] Fonction : Maître de Conférences Établissement : Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines (Lyon) Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure Fontenay Saint-Cloud Agrégée d’anglais option linguistique Titulaire d’un doctorat de linguistique générale de Paris III obtenu en 1995, mention très honorable avec les félicitations du jury à l’unanimite HDR 1995 Curriculum Vitae page 187 DOCTORAT NOUVEAU REGIME EN SCIENCES DU LANGAGE Université de Paris III L'enfant apprenti-énonciateur. L'auto-désignation chez l'enfant en français, en anglais et en langue des signes française. Soutenu le 16/12/95 à la Sorbonne, sous la direction de Laurent DanonBoileau Mention Très Honorable avec Félicitations à l'Unanimité. 1993 LAUREATE DE LA FONDATION DE FRANCE Pour le projet de recherche sur l'auto-désignation chez les enfants sourds et entendants. 1991 CERTIFICATE OF DISTINCTION IN TEACHING Université de Harvard (Etats-Unis) 1990 DEA EN SCIENCES DU LANGAGE Université de Paris III L'enfant, ses modes, sa personne Directeur de recherche: Laurent Danon-Boileau Mention Très Bien 1989 AGREGATION D’ANGLAIS Option linguistique 1988 MAITRISE EN LINGUSITIQUE ANGLAISE Université de Paris III Analyse du langage adressé aux enfants Directeur de recherche: Laurent Danon-Boileau Mention Très Bien 1986 ADMISSION A L’ECOLE NORMALE SUPERIEURE FONTENAY-SAINT CLOUD Enseignement 2002-07 MAITRE DE CONFERENCES : ENS-LSH Linguistique anglaise et linguistique générale (Licence, Master 1, Master 2, agrégation) Séminaire en sciences du langage pour mastérants et doctorants Organisation du cycle de conférences en sciences du langage. 96-2002 MAITRE DE CONFERENCES: UNIVERSITE DE PARIS III – U.F.R. D'ANGLAIS Linguistique et grammaire Coordination et C.M. première année, T.D. licence, C.M. et T.D. agrégation 1995-96 A.T.E.R. Université de Reims - U.F.R. d'anglais Linguistique, grammaire, traduction (licence) HDR 1992-94 Curriculum Vitae page 188 ALLOCATAIRE MONITEUR NORMALIEN Université de Paris V - U.F.R. de linguistique générale Introduction à la linguistique Enonciation et pragmatique Linguistique appliquée aux textes littéraires Acquisition et pathologie du langage 1989-91 LECTRICE Université de Harvard (Etats-Unis) Langue et littérature française Grammaire Formation continue des lecteurs français 1987-88 LECTRICE Université de Brown (Etats-Unis) Langue et littérature française, Grammaire, Théâtre Activités administratives 2006-07 CO-RESPONSABLE DU SITE GDESCO NATIONALE) (ENS-LSH, MINISTERE DE L’EDUCATION 2002-05 RESPONSABLE D’AGREGATION (ANGLAIS) ENS-LSH 2001-06 RESPONSABLE DU CONCOURS D’ENTREE (ANGLAIS) ENS-LSH 1999-06 MEMBRE DU JURY DU CONCOURS D’ENTREE A L’ENS FONTENAY-ST CLOUD ET L'ENS–LSH (écrit et oral) 1999-03 MEMBRE DU JURY D’AGREGATION D’ ANGLAIS Linguistique, écrit et oral 2007 MEMBRE DE LA COMMISSION DE SPECIALISTES UNIVERSITE PARIS X Anglais (membre extérieur) 2002-07 MEMBRE DE LA COMMISSION DE SPECIALISTES UNIVERSITE PARIS III Anglais (membre extérieur) 2005-07 MEMBRE DE LA COMMISSION DE SPECIALISTES ENS- LSH, LANGUES 2004-06 MEMBRE DE LA COMMISSION DE SPECIALISTES, ENS- LSH SCIENCES HUMAINES 2000-02 MEMBRE DE LA COMMISSION DE SPECIALISTES, UNIVERSITE PARIS III, ANGLAIS 2000-07 MEMBRE DU COMITE DE LECTURE, REVUE FAITS DE LANGUES, OPHRYS 2000-03 MEMBRE DU COMITE DE LECTURE CNRS EDITIONS Collection Sciences du langage HDR 2000-07 Curriculum Vitae page 189 MEMBRE DU COMITE SCIENTIFIQUE, CERCLE.COM Revue pluridisciplinaire du monde Anglophone 1999-02 ADMINISTRATION DU GROUPE LALA (Lecture, Acquisition, Langage, Apprentissage) Jeune équipe - Université Paris III Organisation des séminaires, programmation, Suivi des membres et des étudiants en Maîtrise et D.E.A. 1992-96 MEMBRE ACTIF DE L 'ASSOCIATION TELOS (Travaux d'Etudes Linguistiques sur les Opérations de Symbolisation). Ecole Normale Supérieure Fontenay-St Cloud 1989-91 COORDINATION DE LA FORMATION DES ASSISTANTS ET LECTEURS Université de Harvard (Etats-Unis), Département des langues romanes MEMBRE DE LA SAES, DE L’ALAES, DE L’ASL, DE L’ASSOCIATION DES ANCIENS ELEVES DE FONTENAY-ST CLOUD, DU CERLICO, DE LA SOCIETE LINGUISTIQUE DE PARIS, DE L’AFLICO, DE LA SSA, DE L’IASCL, DE L’IPRA. Gestion de programmes de recherche 2006-09 PORTEUSE DU PROJET LEONARD SUR « ACQUISITION DU LANGAGE ET GRAMMATICALISATION » SELECTIONNE PAR L’ANR DANS LE CADRE DES PROJETS JEUNES CHERCHEURS ET JEUNES CHERCHEUSES 2007-09 PORTEUSE DU PROJET ATIP JEUNE CHERCHEUR CONSTRUCTION » (CNRS) 2007-11 PARTENAIRE SCIENTIFIQUE DU PROJET EMERGRAM SELECTIONNE PAR L’ANR DANS LE CADRE DES PROJETS BLANCS 2000-05 COORDINATION DU PROJET DE RECHERCHE SUR LES PREMIERES OPERATIONS ENONCIATIVES. « IMAGES ET IDENTITES EN Université Paris V BQR 2002 97-2000 COORDINATION DU PROJET DE RECHERCHE SUR LES GROUPES-LANGAGE EN MILIEU SCOLAIRE Ecole maternelle de la Goutte d’Or Animation de groupes langage avec suivi d’enfants en difficulté de langage et collaboration entre Linguistes, Professeurs des Ecoles et le Réseau d’aide spécialisé. 97-2000 PARTICIPATION AU PROJET DE RECHERCHE SUR LES GROUPES-LANGAGE EN CMP LEAPLE - Centre Alfred Binet. Travail avec des enfants dysphasiques dans un groupe langage. Collaboration entre linguistes, neurologues, psychiatres et psychologues HDR Curriculum Vitae page 190 Autres activités de Recherche 2005-07 MEMBRE TITULAIRE DE L’UMR 5191 – ICAR (CNRS- ENS-LSH – LYON 2) Responsable scientifique du projet Léonard: grammaticalisation et acquisition du langage 1992-05 MEMBRE TITULAIRE DE L’UMR 8606 2002-06 MEMBRE ASSOCIEE DE SEMA (ENS-LSH) 2000-06 PARTICIPATION AU PROJET DE RECHERCHE SUR LES PREMICES DE L’ANAPHORE – LEAPLE (CNRS-PARIS V) Thèmes de recherche: l'auto-désignation, les premières marqueurs grammaticaux, l’anaphore, l’explication Université Paris V BQR 2000 Direction Anne Salazar Orvig 2000-06 MEMBRE DU GROUPE PERSO Coordination: Nelly Andrieux-Reix. Université Paris III Analyse diachronique et synchronique des emplois des pronoms sujets. 1996-05 MEMBRE DU GROUPE TELOS (Travaux d'Etudes Linguistiques sur les Opérations de Symbolisation) E.N.S. Fontenay St Cloud Thèmes de recherche: le sujet, la détermination Séminaires - Publications Recherche personnelle en cours EMERGENCE DE LA GRAMMATICALITE CHEZ L’ENFANT Analyse sémantico-pragmatique des premiers morphèmes grammaticaux utilisés par l’enfant (pronoms, prépositions, déterminants, connecteurs…). HDR Curriculum Vitae page 191 Direction de mémoires de recherche Mémoires soutenus Caroline Rossi Deixis, Anaphora and Discourse Cohesion in Children with Specific Language Impairment. Mémoire de Master 2 (soutenu septembre 2005 ENS-LSH). Kevin Pinault Faire comprendre les structures causatives; Théorie et pratique de l’analyse d’erreurs. Mémoire de Master 2 soutenu septembre 2005 ENSLSH. Yann Fuchs. Mémoire de Master 2. Fonction pragmatique des particules énonciatives dans un corpus d’anglais spontané. (soutenu septembre 2005 ENS-LSH). Yann Fuchs Contribution à une exploration de l’interface sémantique/phonétique dans une étude du marqueur and en anglais oral spontané. Mémoire de Master 2. (soutenu septembre 2006 ENS-LSH). Clémence Touboul une double énonciation. Mémoire de Master 1. L’ironie en anglais oral spontané : Angelika Kochan. Mémoire de Master 1. Les premières prépositions chez un enfant bilingue anglais/français. Cécile Viollain. Mémoire de Master 1. La langue des signes en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Charlotte Danino. Mémoire de Master 2 en co-direction avec Anne Salazar Orvig. L’anaphore chez les enfants autistes de haut niveau. Mémoire en cours Bérengère Rivoallan. Mémoire de Master 2. Le concept de norme dans l’enseignement de l’anglais. HDR Curriculum Vitae page 192 Participation à des jurys de thèse (Examinatrice) Frédérique Passot. La hiérarchisation des constituants discursifs dans un corpus d'oral spontané. Sous la direction de Claude Delmas. Université Paris III. Soutenue en décembre 2004. Alexis Michaud. Prosodie de langues à tons (naxi et vietnamien), prosodie de l’anglais: éclairages croisés. Sous la direction de Jacqueline Vaissière. Université Paris III. Soutenue en décembre 2005. Jean-François Durand Du problème théorique de la référence dans les schèmes de représentation. Application au développement du lexique précoce de l’enfant. Sous la direction de Nicole Rivière. Université de Paris VII. Soutenue en mai 2007. Autres Audiovisuel Montage et animation d'une cassette vidéo "Celebrating, Understanding, Creating Poetry". Co-production de l'Université de Harvard et du M.I.T., Marlies Mueller et Claire Kramsch (1990). Création de textes, animation et représentation pour un vidéodisque ‘Teacher Training'. Production du Harvard Danforth Center en collaboration avec le Départment des Langues Romanes (1991). Roman Terminale Tout le monde descend avec Susie Morgenstern, Ecole des loisirs 1984, Prix Alice 1985 (Ministère des droits de la femme). Traductions de livres pour la jeunesse Sur les ailes de grand-papa de Maurice et Philip Sendak, Paris, Gallimard. Annie Bananie et Martial est trop génial de Leah Komaiko, Paris, Ecole des Loisirs. Le chevalier qui avait peur du noir de Barbara Shook, Paris, Ecole des Loisirs. La main de la sorcière de Peter Utton, Bruxelles, Ecole des Loisirs. Jacques au matin molasson de Susie Morgenstern, Paris, Ecole des Loisirs. The Wedding of Brown Bear and White Bear de Martine Beck, Boston Toronto Londres, Little, Brown and Company. Barbamour de Susie Morgenstern, Paris, Ecole des Loisirs. Le magicien d’eau de David Mcphail. En collaboration avec Susie Morgenstern. Paris, la Martinière jeunesse. HDR Curriculum Vitae page 193 Travail éditorial 2002-06 Membre du comité de rédaction de la revue Faits de Langues, Ophrys 2002-04 Membre du comité de lecture Sciences du langage, CNRS éditions 2006-07 Evaluation de manuscrits, ENS éditions 2001-05 Evaluation et réécriture de manuscrits, Ophrys - Paris 1989-90 Sélection de romans français, David Godine Publishers – Boston HDR page 194 Publications et communications HDR Publications et Communications page 195 Ouvrage Morgenstern A. (2006) Un JE en construction. Ontogenèse de l’auto-désignation chez l’enfant. Bibliothèque de Faits de langues. Ophrys. 177 pages. (9)115 Ouvrage soumis Morgenstern A. L’enfant dans la langue. De l’observation du naturaliste à l’analyse du linguiste. Soumis aux Editions Ophrys. Coordination scientifique d’un numéro de revue Michaux, A., Morgenstern, A. (eds.), (2007), La Réduplication, Faits de Langues, Ophrys. Articles et chapitres de livres parus Morgenstern, A. & Michaux, A., (2007). La réduplication, de l’iconicité à la spécialisation, Faits de Langues, La réduplication, Ophrys, pp. 117-124. (30) Michaux, A., Morgenstern, A. (2007). Présentation générale, Faits de Langues, La réduplication, Ophrys, pp. 5-8. (29) Morgenstern A. (2006). D'une mise en mots de la répulsion à la théorie de l'évolution : l'étrange et l'étranger dans Journal of the Beagle de Charles Darwin (18381843). Cahiers de Stylistique anglaise, pp. 127-142 . (27) Morgenstern A. (2006). Quand l’enfant se désigne comme sujet. L'information grammaticale, pp. 31-37. (8) Danon-Boileau L., Morgenstern A., Maupas A., Picchi V. (2006). Paul, un enfant du petit groupe ou les cas difficiles existent-ils ? in Maya Garboua, Hélène MartyLavauzelle & Bernard Touati (eds), Cas difficiles. Quels traitements inventer ? Paris : Editions in Press. pp. 9-29. (23) Salazar Orvig, A., Marcos H. & Morgenstern A. Hasan, R, Leber-Marin, J. & Pares, J. (2006). Peut-on parler d'anaphore chez le jeune enfant ?" Langages, pp. 10-24. (21) Morgenstern, A. (2005). Observation, affect et point de vue: la mise en mots d'un naturaliste. Darwin 1831-1836." Anglophonia. Presses Universitaires du Mirail. pp. 121-133. (26) Salazar Orvig, A., Hassan R., Leber-Marin J., Marcos H., Morgenstern A., Parès J. (2005). Une étude sur les premières expressions référentielles. Le cas des pronoms. In Grammaire-Discours-Interaction : la structuration de l’information. Tranel 41. Institut de linguistique, université de Neuchâtell. pp.15-31. (20) Leroy, M. & Morgenstern, A. (2005). Reduplication before two years old. Hurch, Bernhard (ed.) Studies on Reduplication. Berlin : Mouton de Gruyter. pp.478-494. (29) Morgenstern A. (2004). L'erreur de Sophie: peut-on expliquer la présence ou l'absence de TO dans les causatives? Etudes anglaises, Paris. Didier Erudition. Klincksieck. pp. 467 – 481. (24) Morgenstern A, (2005), Structures causatives, agentivité et relation inter-sujets. 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Sites internet cités dans ce document Logiciel PHON : http://childes.psy.cmu.edu/phon/ Projet CHILDES : http://childes.psy.cmu.edu/ Projet Léonard : http://anr-leonard.ens-lsh.fr/ Site de Annick de Houwer : http://www.cal.org/resources/Digest Site de Elinor OCHS http://www.sscnet.ucla.edu/anthro/ Documents que l’on peut trouver sur internet Aristote, La métaphysique http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/metaphysique1.htm Article Morgenstern (2005) sur les causative http://djamet42.free.fr/ALAES/Concours/2005/Causatives/morgenstern.pdf