(2) - Médiathèque Culturelle de la Corse et des Corses

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(2) - Médiathèque Culturelle de la Corse et des Corses
Image de couverture : affiche 1769-1969/Napoléon, maquette Jacques
Dubois, Commissariat général au Tourisme 1969, Mulhouse : Imprimerie
Braum et Cie. Corte, Musée de la Corse – Inv 97.5.106.
© CTC, Musée de la Corse/Philippe Jambert.
9 782364 790100
15,00 €
couv_colloque_napo2.indd 1
UMR 6240 LISA
Attentes et sens autour de la présence
du mythe de Napoléon aujourd’hui
Éditions Alain Piazzola • Università di Corsica
L
e colloque international « Attentes et sens autour de la présence
du mythe de Napoléon aujourd’hui », organisé par l’Université
de Corse – UMR CNRS 6240 LISA (Lieux Identités eSpaces
et Activités) – les 6, 7 et 8 septembre 2010, a permis la rencontre
de chercheurs soucieux de mettre en commun leurs travaux afin de
s’interroger sur le renouveau du mythe de Napoléon.
Le pari de la pluridisciplinarité (droit, économie, histoire, langues
et cultures régionales, littérature, philosophie, sciences de l’éducation,
sciences politiques, sociologie), et de l’internationalité (Angleterre,
France, Italie, Pologne, Roumanie, Russie, Ukraine, Taiwan) a fonctionné
car il a permis des croisements fructueux. Les communications et les
débats permirent d’envisager les problématiques sous leurs divers angles
pour mieux appréhender leur complexité.
Les articles proposés sont regroupés selon les thèmes suivants : « Les
imaginaires politiques et l’actualité du mythe napoléonien » ; « Napoléon
et l’Europe : les mythes nationaux » ; « Le mythe de Napoléon et la Corse » ;
« Napoléon : l’image, la culture de masse et l’enseignement de l’histoire » ;
« Les mémorialistes et la construction du mythe napoléonien » ; « La
colonisation du passé et le mythe de Napoléon » ; « Culture littéraire et
mythe napoléonien ».
Attentes et sens
autour de la présence
du mythe de Napoléon
aujourd’hui
Sous la direction
de Jean-Dominique POLI
Préface de Jean TULARD
Éditions Alain Piazzola • Università di Corsica
15/10/12 20:41
ATTENTES ET SENS AUTOUR
DE LA PRÉSENCE DU MYTHE
DE NAPOLÉON AUJOURD’HUI
Tous droits de reproduction, de publication, de traduction
réservés pour tous pays.
Mise en pages : Antoine Pomella
© 2012 Éditions Alain Piazzola – Università di Corsica
1, rue Sainte-Lucie
20000 Ajaccio
Tél. 04 95 20 17 30
Fax 04 95 20 91 68
ISBN 978-2-36479-010-0
Attentes et sens
Autour de lA présence
du mythe de nApoléon
Aujourd’hui
Sous la direction de Jean-Dominique Poli
Préface de Jean Tulard
Éditions Alain Piazzola – Università di Corsica
Ouvrage publié sous la direction de Jean-Dominique Poli,
MCF à l’Université de Corse
Coordination technique : Christophe Luzi,
ingénieur de recherche au CNRS, laboratoire UMR 6240 LISA,
Università di Corsica
Coordination administrative et juridique : Johanna Casanova,
UMR 6240 LISA, Università di Corsica
Cet ouvrage a bénéficié du soutien financier et scientifique
de l’UMR CNRS 6240 LISA,
Université de Corse Pasquale Paoli.
Le directeur de publication remercie Johanna Casanova,
Marie-Camille Tomasi, Candice Obron-Vattaire et Christophe Luzi,
qui l’ont assisté lors de la publication de ces actes de colloque.
Sommaire
Antoine AIELLO, Président de l’Université de Corse (2003-2012),
Paul-Marie ROMANI, Président de l’Université de Corse (2012-)
Avant-propos ................................................................................................................................... 15
Jean TULARD, Professeur à l’Université de Paris IV-Sorbonne et à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques,
Préface
............................................................................................................................................... 17
Jean-Dominique POLI, Maître de Conférences en Littérature comparée à l’Université de Corse, UMR 6240 LISA,
Introduction
.................................................................................................................................... 21
1. LeS imaginaireS poLitiqueS et L’actuaLité du mythe napoLéonien
Lucian BOIA, Professeur d’Histoire à l’Université de Bucarest, Directeur du Centre
d’Histoire de l’Imaginaire (CHI),
Imaginaire et politique : Napoléon III dans le sillage du mythe
napoléonien .................................................................................................................................... 25
Paul-Marie ROMANI, Professeur de Sciences Economiques, UMR 6240 LISA,
Président de l’Université de Corse,
Napoléon, lecteur d’Adam Smith. Réflexions sur la formation
intellectuelle de Napoléon et sa relation à l’Economie politique
à partir d’un manuscrit retrouvé .................................................................................... 41
Jean-Jacques WUNENBURGER, Professeur de Philosophie générale à l’Université Jean Moulin de Lyon 3, IRPHiL, EA 4187, Directeur associé du Centre de recherches G. Bachelard sur l’imaginaire et la rationalité de l’Université de Bourgogne,
La construction européenne, le modèle impérial et le mythe
napoléonien .................................................................................................................................... 57
–9–
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Charles NAPOLÉON, Président de la Fédération européenne des cités napoléoniennes, Docteur en Sciences Economiques de l’Université Paris I,
Napoléon Bonaparte, père fondateur de la République ? ............................ 67
Jacques-Olivier BOUDON, Professeur d’Histoire contemporaine à l’Université
Paris IV-Sorbonne, Président de l’Institut Napoléon,
Le mythe napoléonien aujourd’hui
............................................................................... 79
2. napoLéon et L’europe : LeS mytheS nationaux
Vadym ADADOUROV, Maître de Conférences en Histoire à l’Université Catholique d’Ukraine, directeur d’études en Histoire, directeur du département d’histoire
moderne et contemporaine,
La création d’un mythe ukrainien sur Napoléon dans les travaux
d’Elie Borschak et le fonctionnement de ce mythe dans le discours
historique en Ukraine ............................................................................................................. 91
Florence GRIMALDI, Doctorante en Littérature anglaise, Université de Corse,
UMR 6240 LISA,
Création, diffusion et survivance du mythe napoléonien
en Grande-Bretagne ................................................................................................................. 99
Vladimir ZEMTSOV, Professeur d’Histoire, titulaire de la Chaire d’histoire générale, Université pédagogique d’État de l’Oural à Ekaterinbourg, Russie,
Napoléon et l’incendie de Moscou : 200 ans d’histoire de deux mythes
nationaux concernant l’incendie de Moscou de 1812 .................................. 111
3. Le mythe de napoLéon et La corSe
Jean-Yves COPPOLANI, Professeur de Droit, Université de Corse, UMR 6240
LISA, Louis ORSINI, Maître de Conférences associé en Droit, Université de
Corse,
De quelques idées reçues à l’origine du mythe du Napoléon
« bienfaiteur » de la Corse .................................................................................................121
– 10 –
– Sommaire –
Pierre BERTONCINI, Docteur en Langues et Cultures Régionales, Université de
Corse,
La concurrence Napoléon/Pascal Paoli, éléments pour l’analyse
de la fabrique des héros corses ......................................................................................137
Marie-Thérèse AVON-SOLETTI, Maître de Conférences HDR en Histoire du Droit
à l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne,
Napoléon Bonaparte et Pascal Paoli : une filiation .......................................155
Jean-Dominique POLI, Maître de Conférences en Littérature comparée, Université
de Corse, UMR 6240 LISA,
Le mythe naissant de Napoléon et l’image de la Corse dans le Voyage
de Lycomède en Corse (1806) de G. M. Arrighi.
Les enjeux actuels ....................................................................................................................171
Anna MORETTI, Docteur en Esthétique et sciences de l’art, Université de Corse,
Professeur certifié d’anglais,
Napoléon et le tourisme insulaire
................................................................................ 183
4. L’image de napoLéon, La cuLture de maSSe et L’enSeignement
de L’hiStoire
Jean TULARD, Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne et à l’Institut d’Etudes
Politiques de Paris, Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, Président de l’Académie des sciences morales et politiques,
Le mythe napoléonien, les dictateurs et le cinéma ..........................................199
Lisa D’ORAZIO, Docteur en histoire de l’Université d’Aix-Marseille I,
Le mythe napoléonien à la télévision : une évocation de l’histoire
et de la culture corse ..............................................................................................................203
Candice OBRON-VATTAIRE, Doctorante en Littérature comparée à l’Université
de Corse, UMR 6240 LISA,
Napoléon et les nouveaux médias ................................................................................213
– 11 –
– Attente et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Nataliya VELIKAYA, Professeur de Sociologie, titulaire de la chaire de sociologie
politique à l’Université de sciences humaines d’État de Russie, Moscou,
Le mythe napoléonien dans la conscience historique de la Russie
contemporaine : approche sociologique .................................................................231
Eugène GHERARDI, Professeur en Cultures et Langues régionales (Histoire culturelle et littéraire de la Corse) à l’Université de Corse, UMR 6240 LISA,
Une certaine idée de Napoléon : images et représentations
dans les manuels scolaires de la IIIe République .............................................253
5. LeS mémoriaLiSteS et La conStruction du mythe
Antoine-Marie GRAZIANI, Professeur d’Histoire moderne à l’IUFM de Corse,
UMR 6240 LISA,
Les Mémoires de Lucien Bonaparte dans la construction du mythe
napoléonien ...................................................................................................................................275
Natalie PETITEAU, Professeur d’Histoire contemporaine à l’université d’Avignon,
Centre Norbert Elias-UMR 8562,
Les mémorialistes, aux origines du mythe de Napoléon
............................ 287
6. La coLoniSation du paSSé et Le mythe de napoLéon
Riccardo BENEDETTINI, Docteur en Littérature moderne étrangère à l’Université
de Pise,
L’autocolonisation du passé dans Le Mémorial de Sainte-Hélène.............305
Tiziana GORUPPI, Professeur de Littérature française à l’Université de Pise,
La colonisation du passé dans Des Idées napoléoniennes
....................... 311
Barbara SOMMOVIGO, Chercheur en Littérature française à l’Université de Pise,
La colonisation du passé dans Des Idées napoléoniennes :
annotations stylistiques ........................................................................................................318
Elena CALLAI, Doctorante en mémoire culturelle et traditions européennes à l’Université de Pise,
Le Duce et l’Empereur
......................................................................................................... 324
– 12 –
– Sommaire –
7. cuLture Littéraire et mythe napoLéonien
Kan CHIA-PING, Enseignante en français à l’université Nationale Centrale de
Taiwan, Docteur de l’université Aix-Marseille I,
Avatars du scénario napoléonien dans La Comédie humaine
de Balzac .........................................................................................................................................331
Pascal ORSINI, Docteur en Sciences du langage, Université de Corse,
Napoléon Bonaparte : du général au particulier ou l’évocation
du héros épique dans des œuvres de la littérature du xixe siècle :
Le Rouge et le Noir et La Chartreuse de Parme de Stendhal et enjeux
contemporains ............................................................................................................................341
Elena GALTSOVA, Professeur à l’Université d’État des sciences humaines RGGU,
directrice de recherche à l’Institut de littérature mondiale de l’Académie des sciences
de Russie, Moscou,
Images de Napoléon chez les futuristes russes : déformations du mythe
et recherches de l’« Homme du futur » (Khlebnikov, Severianine,
Maïakovski) ..................................................................................................................................353
Christophe LUZI, Ingénieur de recherche CNRS à l’UMR 6240 LISA, Université
de Corse,
Indices et sens de la présence du mythe napoléonien dans la littérature
française contemporaine : Image, descendance et modernité
dans l’œuvre de Claude Simon .......................................................................................371
Régine BATTISTON, Professeur de Littérature allemande à l’Université de Haute
Alsace, Institut ILLE, EA 4363,
Austerlitz et Campo Santo de W. G. Sebald : une vision postmoderne
du mythe de Napoléon ..........................................................................................................389
Daniel ARANJO, Professeur de Littérature comparée à l’Université du Sud (ToulonVar), Laboratoire Babel, EA 2649,
Le Jeu de l’oie de la Révolution et de l’Empire
– 13 –
................................................ 407
avant-propoS
Le présent ouvrage qu’il nous est donné l’honneur de préfacer réunit les actes
du Colloque international et interdisciplinaire : « Attentes et sens autour de la présence du mythe de Napoléon aujourd’hui », organisé les 6,7 et 8 septembre 2010 à
Corte, à l’initiative de Jean-Dominique Poli, Maître de conférences en littérature
comparée à l’Université de Corse et dans le cadre des activités de l’UMR CNRS
6240 LISA (« Lieux, Identité, eSpaces et Activités »), laboratoire qui rassemble
aujourd’hui près d’une centaine d’enseignants-chercheurs, de chercheurs et de
doctorants dans le domaine des sciences humaines et sociales.
Les mythes ne reposent pas sur une seule et unique orthodoxie : aborder le
mythe suppose une mobilisation particulière de savoirs, de compétences et d’approches multiples. Si la nécessaire confrontation des points de vue disciplinaires justifie à l’évidence le choix du cadre universitaire, le choix spécifique de
l’Université de Corse pour réunir un ensemble aussi éminent de fins connaisseurs
de la vie, de l’œuvre et des imaginaires de Napoléon n’est donc pas seulement
symbolique.
Évoquer Napoléon, pour des non spécialistes de l’histoire de l’Empire et, qui
plus est, en quelques lignes, relève d’une gageure redoutable.
Aussi nous contenterons-nous ici d’évoquer quelques sentiments ou remarques impressionnistes que nous inspire en tout premier lieu le fait que, clin d’oeil
de l’histoire, ce colloque s’est tenu à l’Università di Corsica Pasquale Paoli, du
nom de celui qui fut d’abord un héros pour le jeune Bonaparte, puis une sorte
de figure rivale dont il se distancia, devenu Premier Consul puis Empereur des
Français. On ne peut s’empêcher de rappeler ici combien étaient également distanciées leurs ambitions respectives pour la Corse et de souhaiter, au passage,
qu’un prochain colloque à l’Université de Corse puisse aborder les rapports entre
ces deux hommes à dimension mythique.
– 15 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
L’importance de la notion de mythe, seule, autorise de relier et de mêler l’information historique et l’imagination créatrice et, par là même, de traverser le
temps et l’espace.
Si la permanence et l’universalité du mythe napoléonien ne peuvent être
contestées, son expression et son appropriation apparaissent de plus en plus protéiformes : historiographie, littérature, peinture, cinéma, et, plus récemment, bande
dessinée nous apportent chaque jour des éléments nouveaux de caractérisation
et d’interprétation de l’action d’un personnage lui-même aux multiples visages,
dans l’espace et l’imaginaire corse, français, européen et mondial : ardent partisan de l’indépendance paolienne, général républicain, empereur, despote, héros,
figure quasi tutélaire pour les uns, familière et « ajaccienne plus que corse » pour
d’autres.
Un personnage mythique qui est lié à une île de Corse elle-même terre de
mythes, mais aussi à d’autres îles qui contribuèrent d’ailleurs beaucoup plus à sa
légende que son île natale : l’île d’Elbe, qu’il administra et où il prépara son fulgurant mais éphémère retour au pouvoir ; l’île de Sainte-Hélène, lieu d’exil, lieu de
mort mais aussi lieu de construction des « mémoires » et, donc, de la « légende ».
Nous retiendrons pour terminer ce bref propos, l’image d’un Bonaparte prenant la tête d’un cortège de savants (21 mathématiciens, 3 astronomes, 17 ingénieurs, 13 naturalistes, 4 architectes, 8 dessinateurs,…, selon le décompte de J.
Tulard (2012) et posant, à travers la fameuse expédition d’Egypte, les fondations
d’un futur « Empire des sciences » (E. Sartori, 2003) : ne confiait-il pas à son ami
Gaspard Monge, au moment de quitter la terre des pharaons que s’il avait choisi,
du fait des circonstances, le métier des armes, très jeune il s’était mis dans l’esprit
de devenir un inventeur, un Newton !
A l’évidence, Napoléon et l’Université ont encore beaucoup de choses à se dire.
Antoine Aiello,
Président de l’Université de Corse Pasquale Paoli
(2003-2012)
pAul-mArie romAni,
Président de l’Université de Corse Pasquale Paoli (2012-)
– 16 –
préface
Jean TULARD
Professeur à l’Université de Paris IV-Sorbonne
et à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris
Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
La présence de Napoléon ? Elle repose sur la faculté du personnage au petit
chapeau caractéristique et à la redingote grise à faire encore rêver aujourd’hui. Et
son histoire pourtant si connue recèle bien des éléments secrets encore à découvrir. Un mythe ne se construit-il pas ainsi ? Rêve et mystère ?
Le mythe de Napoléon, à la différence des récits mythologiques antiques ou
des légendes chevaleresques si éloignés de nous dans le temps, s’enracine dans la
Modernité. Nous pouvons suivre Napoléon pas à pas, jour après jour ; ses écrits,
sa correspondance, les témoignages de ses proches, les Mémoires de ses contemporains, les archives de son administration, fournissent une masse impressionnante de documents. Pour l’historien, toutes les énigmes semblent avoir été définitivement percées.
Pourtant, le rêve et le mystère, conditions nécessaires de tout mythe, participent intimement de ce personnage historique. Ainsi, il devient autre chose qu’un
général victorieux ou qu’un chef d’État prestigieux : une Figure mythique.
Les dramaturges, les romanciers, les peintres, les musiciens, s’en emparent. Toute la génération romantique fut influencée par le mythe napoléonien.
Les enfants du siècle, de Vigny, Balzac, Hugo, Sainte-Beuve jusqu’à Musset,
ne furent-ils pas ceux de Napoléon ? La nostalgie épique de la glorification du
– 17 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
héros rappelait le destin même de l’Empereur. Il préfigurait le héros romantique
dans sa gloire et son malheur. Il s’imposa comme le modèle de l’affirmation de
l’homme, de la réalisation de la puissance toute personnelle, mais aussi comme
l’exemple sublime de la volonté au service de la Nation, du peuple, des principes
de la Révolution. Égoïsme et idéal se mêlent jusqu’à la démesure. Les passions
et les duplicités amoureuses côtoient l’héroïsme guerrier, la trahison et l’infamie. Dans cette Figure mythique, les extrêmes se concentrent : images des déserts
d’Égypte et des steppes glacées de Russie, de l’ascension foudroyante et de la
chute vertigineuse. La densité d’éléments si opposés, ce mélange des genres, rend
cette Figure d’autant plus proche qu’elle reste toujours simplement humaine,
telle celle du père déchu et à l’agonie aspirant à voir son fils, l’Aiglon, qui mourra
prisonnier dans une cage dorée sans avoir régné.
La complexité de cette image mythique permet de développer des facettes
diamétralement opposées en fonction de l’opinion que nous avons de l’homme
historique. Sauveur ou Démon, héros ou ogre, figure authentique ou imposture ?
Quoi qu’il en soit, Napoléon est le personnage le plus connu au monde après
le Christ. Cet engouement se vérifie au travers de la bibliographie. Depuis son
décès en 1821, il a été publié plus de livres que de jours écoulés, des ouvrages
d’histoire évidemment, mais une multitude de récits permettant de renouveler et
diffuser ses représentations. Elles restent vivaces dans le roman populaire, dans
le roman policier, et les romans historiques foisonnent de chefs d’oeuvres comme
La Bataille de Patrick Rambaud, ou L’énigme de la rue Sainte-Nicaise de Laurent
Joffrin.
Il lui est consacré plus de deux cents films (plus qu’à Lénine, Jeanne d’Arc et
Lincoln réunis). Le premier date de 1897, deux ans après la naissance du 7ème
art, et la publication du fac-similé du scénario – et d’une masse étonnante d’informations- du chef d’oeuvre inachevé de Kubrick est toute récente. Parmi les
meilleures représentations de Napoléon au cinéma, citons celle de Raymond Pellegrin, qui était corse, dans le Napoléon de Sacha Guitry, et Pierre Mondy dans
l’Austerlitz d’Abel Gance. Notons la prestation jugée parfois trop dramatique de
Rod Steiger dans Waterloo de Sergueï Bondartchouk, sans doute le meilleur film
sur le sujet.
L’image prime, elle hante fortement notre époque, et, au Louvre, le Sacre
de l’empereur Napoléon et couronnement de l’impératrice Joséphine, à NotreDame de Paris, le 2 décembre 1804, peint entre 1805 et 1807 par Jacques-Louis
David, est le tableau le plus regardé après la Joconde.
Sa présence est partout. Même dans le monde de la gastronomie alors que
Napoléon se nourrissait très frugalement. Sous son règne Berchoux invente le
mot, et Grimod de la Reynière impose le service à la russe, plat après plat. L’éclosion de la gastronomie à son époque n’est pas un phénomène anodin. Il révèle
– 18 –
– Préface –
que la richesse éclate dans toute la société et n’est plus réservée à quelques privilégiés. Napoléon, on l’oublie, est l’héritier des Thermidoriens qui renversent
Robespierre en 1794, relèvent financièrement le pays et le réorganisent. Mais ils
n’arrivent pas à le sortir de l’anarchie et ils ne peuvent rétablir la confiance. Le
Premier Consul récupère en quelque sorte leurs efforts.
Napoléon serait-il le précurseur de la construction européenne ? Nietzsche voit
en lui l’exemple même du « Bon Européen ». Dans le Mémorial de Sainte-Hélène,
Napoléon cherche à justifier ses conquêtes par la volonté de réorganiser, une fois
la guerre gagnée, la carte politique de l’Europe en mettant en place un grand
système fédératif fondé sur le principe des nationalités et l’idée d’unité. Pourtant,
l’unification impériale vise surtout en 1811 deux objectifs : améliorer les rentrées
d’impôts et favoriser la conscription. Et imposer une Europe française.
En exportant les idées de la Révolution, le Code Napoléon et le système métrique, les conquêtes napoléoniennes détruisent les structures de l’Ancien Régime
et imposent les sentiments nationaux qui enclenchent des soulèvements violents
et les conflits du siècle suivant. Et une quête tragique de puissance européenne.
Napoléon reconnaît volontiers au soir de sa vie le rôle tenu par la Corse. Et
en effet, on ne peut comprendre la personnalité de Napoléon si on le coupe de
ses origines. Jeune officier n’a-t-il pas admiré Pascal Paoli et la révolution corse ?
Et Rousseau qui s’en fit le défenseur en Europe ? La Corse devient un exemple
dangereux pour l’ordre monarchique, une terre de liberté, un point de mire, une
cible. Un rapprochement rapide s’opère entre Versailles et Gênes sous le regard
de Londres et de Vienne qui adoptent une neutralité bienveillante. La convention
de Compiègne puis le traité de Versailles condamnent la révolution corse qui sera
vaincue militairement en 1769. Pourtant, vingt ans plus tard éclate la Révolution
française qui permit au jeune officier corse devenu le général Bonaparte, vainqueur de la campagne d’Italie, de s’imposer à l’Europe entière.
L’histoire se répète. Elle est faite par les hommes. Ils doivent l’étudier et
la connaître, car les mêmes réflexes agissent. Une bonne culture historique est
essentielle à un homme politique qui souhaite bien gouverner un pays et éviter de
commettre des erreurs grossières.
Napoléon qui a tant à nous apprendre n’est pas considéré comme une référence ni un exemple. Il reste un mal-aimé dans l’histoire de France. Il lui est
surtout reproché d’avoir mis fin à la Révolution. Mais il ne faut pas oublier que la
France est plongée durant cette période dans le chaos et le désespoir. S’il n’avait
pas osé et réussi le 18 brumaire, les royalistes auraient restauré l’Ancien Régime
en 1799. Et lorsque Louis XVIII monte sur le trône en 1814, il est contraint de
reconnaître ce que Napoléon a imposé : l’égalité, la vente des biens nationaux,
la fin de la féodalité. La restauration monarchique ne peut alors qu’échouer. Cet
héritage républicain que nous devons à Napoléon, il faut en avoir conscience et le
– 19 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
défendre. Même s’il va instaurer contre les oligarchies une dictature pour le salut
public. Après Jeanne d’Arc, Napoléon est le premier des sauveurs qui jalonnent
notre histoire. En période de crise, les Français si individualistes projettent leur
confiance dans l’homme sur une figure charismatique à qui ils confient le pouvoir.
Il en est ainsi de Napoléon III, Gambetta, Clemenceau, ou de Gaulle.
Aujourd’hui encore Napoléon est « l’Empereur immortel ». Il garde son mystère et continue à fasciner, en France comme dans le vaste monde. Son mythe se
renouvelle toujours, il échappe aux moroses pensées sélectives et nous promet
encore bien des surprises. Ainsi, il nous met en joie.
– 20 –
introduction
Le colloque international « Attentes et sens autour de la présence du mythe
de Napoléon aujourd’hui », organisé à l’Université de Corse – UMR 6240 LISA
(Lieux Identités eSpaces et Activités) – les 6, 7 et 8 septembre 2010, a permis
la rencontre de chercheurs soucieux de mettre en commun leurs travaux afin de
ramener l’inscription du mythe historique et héroïque de Napoléon dans une perspective renouvelée. Le pari de la pluridisciplinarité et de l’internationalité a fonctionné ; il a dévoilé des croisements fructueux. Les communications et les débats
permirent d’envisager les problématiques sous leurs divers angles pour mieux
appréhender leur complexité.
Le mythe de Napoléon permet de donner corps à la réflexion sur la notion
floue de mythe. Si, jusqu’à une période récente, le mythe fût perçu comme fable,
illusion, et l’imaginaire (imago) confondu avec l’imagination délirante (la « folle
du logis »), actuellement, le renouveau de ces recherches se fonde au contraire sur
les approches méthodologiques des réseaux d’images qui nourrissent les mémoires personnelles et collectives. La recherche sur le mythe est d’autant plus vitale
que ce qui caractérise l’aventure humaine, sa liberté, s’enchevêtre à la volonté
affabulatrice des propagandes destinées à la manipulation des mémoires.
En France, comme dans le monde entier, la Figure de « l’empereur immortel » connaît un retour profond qui l’impose au cœur de notre temps. Il témoigne
d’une mémoire contrastée. Ses deux faces, la légende dorée et la face noire se
renforcent mutuellement. L’étonnante résurgence de la Figure de Napoléon se
fonde sans doute sur des antinomies irréductibles et sur la nature protéiforme de
ses fondements.
Le mythe de Napoléon, si souvent associé au dieu Mars et à la guerre, semble
actuellement transcender l’affrontement des peuples européens. Il peut permettre
de dépasser les enfermements passéistes, diversifier les instruments de la com-
– 21 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
munication et du dialogue, unir, et contribuer à la fin de la grande dormition de
l’Europe.
La Corse est rarement associée à l’image glorieuse de Napoléon, mais plus
directement à sa légende noire (« l’ogre de Corse »), ou aux anecdotes insignifiantes, autant d’éléments renforçant les stéréotypes de la Corse sauvage rejetée
hors de l’histoire.
Pourtant, l’évolution très récente des rapports entre « cette âme du monde »
(Hegel évoquant Napoléon à Berlin, 1806) et son île natale ne participe-t-elle
pas de la redécouverte de la filiation ensevelie unissant le jeune Bonaparte et la
révolution de Corse s’épanouissant dans l’œuvre de Pascal Paoli ? La formation
de l’imaginaire politique du jeune Bonaparte ne peut en être séparée.
Cette réévaluation de l’histoire de la Corse peut participer à modifier positivement les représentations de l’île et de ses habitants.
*
La troisième journée fut consacrée à la visite des lieux napoléoniens d’Ajaccio,
dont la Casa Bonaparte. Les participants au colloque furent reçus par la directrice
de la bibliothèque municipale et le directeur du musée Fesch. Le maire d’Ajaccio
a tenu à accueillir solennellement ses convives.
Nous tenons à remercier aussi le personnel administratif de l’Université et tout
particulièrement celui de l’UMR 6240 LISA, ainsi que les docteurs et doctorants
qui participèrent à l’organisation et à l’accueil des participants.
Des donateurs privés insulaires permirent aussi la réussite du colloque : la
Société Terietta (président : Jean-Christophe Mocchi), la Société Polyphonie Castifao (président : Bernard Grimaldi d’Esdra), et la société Corse Conservation
Restauration agréée par les Monuments historiques.
Ce colloque et la publication des actes ont bénéficié du soutien financier et
scientifique de l’UMR 6240 LISA, Université de Corse Pasquale Paoli, de sa
directrice, le Professeur Marie-Antoinette Maupertuis et de sa directrice adjointe,
le Professeur Dominique Verdoni.
Nous les en remercions tous vivement.
Le colloque « Attentes et sens autour de la présence du mythe de Napoléon
aujourd’hui » peut ouvrir de multiples perspectives. Le réseau pluridisciplinaire
et international que nous avons mis en place en collaboration avec la Fédération Européenne des Cités Napoléoniennes que nous remercions, a déjà permis
– 22 –
– introduction –
à l’Université de Corse de co-organiser avec l’Université d’État des sciences
humaines (RGGU) de Moscou, le colloque international, « Les guerres napoléoniennes sur les cartes mentales de l’Europe, la conscience historique et les mythes
littéraires », qui s’est tenu les 22 et 23 septembre 2011 dans les locaux de la
prestigieuse université de la capitale russe. Les actes du colloque sont parus en
décembre 2011.
jeAn-dominique poli
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imaginaire et poLitique :
napoLéon iii danS Le SiLLage
du mythe napoLéonien
Lucian BOIA
Professeur d’Histoire à l’Université de Bucarest
Directeur du Centre d’Histoire de l’Imaginaire (CHI)
Le Second Empire est le meilleur exemple que l’on puisse donner pour illustrer la force de l’imaginaire dans l’histoire1. Sans le Premier Empire et surtout
sans la fabuleuse mythologie tissée autour de Napoléon Ier, il n’aurait tout simplement pas vu le jour. D’un Empire à l’autre, il n’y a pas dans l’imaginaire la
moindre solution de continuité. En revanche, du discours mythologique à la réalité pure et simple la distance s’avère considérable : la France du Second Empire
et le monde dans lequel celle-ci évolue sont bien différents des conditions caractérisant l’époque du Premier Empire. La cohésion des Français et la grandeur
de la France apparaissent comme des objectifs transmis d’un Empire à l’autre ;
mais leur contenu est loin d’être identique. Le contraste se montre parfois saisissant entre les sources mythologiques et les stratégies effectives du second régime
impérial. On s’est vu dans l’obligation de forcer l’interprétation des premières
pour qu’elles collent au contexte nouveau.
1
Dans cet essai, j’ai repris en tout premier lieu les arguments avancés dans mes deux
livres : Napoléon III le Mal-Aimé, Les Belles Lettres, Paris, 2008, et Hégémonie ou déclin de
la France ? La Fabrication d’un mythe national, Les Belles Lettres, Paris, 2009.
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– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Fête du 15 août 1853, commémoration de Napoléon 1er (L’Illustration, 20 août 1853)
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– imaginaire et Politique :naPoléon iii danS le Sillage du mythe naPoléonien –
Napoléon III exprime, dans sa personne même, ce rapport ambigu reliant le
mythe d’origine à une nouvelle création qui ne lui ressemble que très partiellement. Est-ce qu’il aurait joué un rôle historique s’il n’avait pas été le neveu
de Napoléon Ier ? Rien n’est moins sûr. Sa « prédestination », sa légitimité, ont
comme seule et unique source le mythe entourant un des héros les plus fascinants
de l’histoire du monde. Louis-Napoléon se revendique sans état d’âme de Napoléon Ier. Il croit, certes, à cet héritage, et surtout il veut le croire, il doit le croire.
La filiation est pourtant illusoire. Les deux Napoléon ne se ressemblent guère, et
leurs trajectoires sont tout aussi dissemblables que leurs personnalités.
Le doute a été d’ailleurs jeté (et subsiste toujours) sur l’appartenance « biologique » de Louis-Napoléon à la famille Bonaparte. Louis, frère de Napoléon
Ier et roi de Hollande au moment de la naissance de Louis-Napoléon, semblait
peu convaincu de sa paternité ; il avait des doutes – qui n’étaient pas sans fondements – sur la fidélité de la reine Hortense, la fille de l’impératrice Joséphine.
Quelques années après la naissance de Louis-Napoléon, Hortense mit au monde
le futur duc de Morny, cette fois-ci à coup sûr sans le moindre concours de son
mari (le père, le comte de Flahaut, était quant à lui le fils naturel de Talleyrand). Il
n’est pas moins vrai toutefois que, vers la fin de sa vie, Louis changea d’attitude
pour revenir à des sentiments plus paternels envers son fils « présumé ». Physiquement, Louis-Napoléon n’a rien des Bonaparte. Son tempérament est aussi
fort différent, bien qu’il ait une certaine ressemblance avec son père, lui aussi un
Bonaparte à part, rêveur et mélancolique. Pour l’histoire, cela n’a aucune importance. Même sans être le fils biologique de Louis, Louis-Napoléon est pénétré de
son appartenance à la famille et de sa mission napoléonienne. Et à l’inverse, s’il
est bien le fils de Louis, il n’en reste pas moins un personnage très éloigné à la
fois de Napoléon Ier et du Premier Empire.
Le Premier Empire, c’était tout d’abord la guerre, une guerre menée contre
l’Europe entière, héritage de la Révolution, mais que Napoléon a continué et
amplifié, sans pouvoir ou sans vouloir y mettre un terme. La fin ne pouvait venir
que de deux manières, soit la domination totale de la France sur l’Europe, soit
la défaite. La stratégie politique et économique du régime napoléonien doit être
considérée en fonction de cette logique de guerre.
Le Premier Empire était la dictature d’un homme. Cet homme, pour diriger le
pays, a eu besoin d’une organisation efficace. Il s’est employé avec succès à bâtir
un État fort et centralisé. La France est devenue ainsi une gigantesque machine
administrative.
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– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Inauguration par Napoléon III du monument du Maréchal Ney
(L’Illustration, 15 décembre 1853)
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– imaginaire et Politique :naPoléon iii danS le Sillage du mythe naPoléonien –
L’impératrice avec le Prince impérial : elle dépose le buste de son fils sur la cheminée
de la chambre où Napoléon 1er est né (L’Illustration, 18 septembre 1869)
Napoléon Ier n’était pas un théoricien. Il n’avait aucun projet de société. Il n’a
fait que procéder de manière pragmatique, en fonction des circonstances. Consolider l’État et gagner les guerres – voilà les deux axes de son action, les deux
domaines où il a excellé, laissant son empreinte sur l’Europe et la France.
Lors des Cent Jours, assumant la leçon de sa défaite, l’Empereur opéra un
virage, dans son discours au moins. L’autocrate se déclara libéral, et le seigneur
de la guerre, pacifiste. Waterloo mit fin à cet infléchissement. Toutefois, la nouvelle orientation proclamée contribua beaucoup à la légende napoléonienne.
Le héros mythique devenait plus complexe que le personnage réel : génie de la
guerre, certes, mais aussi messager de la paix, conquérant mais aussi libérateur
des peuples, dirigeant autoritaire mais également héritier des principes démocratiques de la Révolution.
Cette « deuxième personnalité », Napoléon eut le loisir de l’affiner à SainteHélène. Elle ressort clairement du Mémorial de Las Cases. Non, il n’a pas voulu
la guerre, elle lui a été imposée ; il a respecté les droits des peuples ; il envisageait
même un désarmement général (bien sûr, après que les problèmes de l’Europe
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– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
eurent été réglés) ; aucun pays européen – pas même l’Angleterre – n’aurait été
aussi libre que la France pendant son règne… et ainsi de suite2.
L’alliance britannique : la reine Victoria et Napoléon III au bal donné par l’hôtel de ville
à Paris (L’Illustration, 1er septembre 1855)
Ce Napoléon « revu et corrigé » prend encore plus de relief dans l’ouvrage
que Louis-Napoléon publie en 1839 sous le titre Des idées napoléoniennes. On y
retrouve des idées effectivement très napoléoniennes, mais napoléoniennes dans
l’esprit du futur Napoléon III, et beaucoup moins de Napoléon Ier qui ne les avait
qu’esquissées lors de son exil insulaire, mais n’en avait appliqué aucune durant
son règne. Quel était le but de l’Empereur ? « La liberté ! », dit, sans hésiter, son
neveu. « Oui, la liberté !… et plus on étudiera l’histoire de Napoléon, plus on se
convaincra de cette vérité », parce que « chaque loi de l’Empire en préparait le
règne paisible et sûr3. » « L’amélioration des classes pauvres – souligne LouisNapoléon – fut une des premières préoccupations de l’Empereur. » La guerre
2
Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, ou Journal où se trouve consigné, jour par jour,
ce qu’a dit et fait Napoléon durant dix-huit mois, huit volumes, Paris, 1823 (et nombreuses
éditions ultérieures).
3
Napoléon-Louis Bonaparte, Des idées napoléoniennes, Paris, 1939, p. 36.
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– imaginaire et Politique :naPoléon iii danS le Sillage du mythe naPoléonien –
« l’empêcha de réaliser complètement » ses projets sociaux4. L’accroissement de
la richesse nationale figurait, lui aussi, au cœur du programme napoléonien, suivant cette classification : « L’agriculture, l’âme, la base de l’Empire. L’industrie,
l’aisance, le bonheur de la population. Le commerce extérieur, la surabondance,
le bon emploi des deux autres5. » Une place à part revenait aux travaux publics,
suivant une interprétation qui ferait de Napoléon Ier un saint-simonien avant la
lettre : « Les travaux publics que l’Empereur fit exécuter sur une si grande échelle
furent non seulement une des causes principales de la prospérité intérieure, mais
ils favorisèrent même un grand progrès social. En effet, ces travaux, en multipliant les communications, produisaient trois grands avantages : le premier, d’employer tous les bras oisifs et de soulager ainsi les classes pauvres ; le second,
de favoriser l’agriculture, l’industrie et le commerce, la création des nouvelles
routes et des canaux augmentant la valeur des terres, et facilitant l’écoulement
de tous les produits. Le troisième, enfin, était de détruire l’esprit de localité, et
de faire disparaître les barrières qui séparent, non seulement les provinces d’un
État, mais les différentes nations, en facilitant tous les rapports des hommes entre
eux, et en resserrant les liens qui doivent les unir6. » Toute la philosophie, non du
Premier, mais du Second Empire est bien là !
Dans la politique européenne, c’était – bien sûr ! – la paix qui préoccupait
l’illustre guerrier que fut Napoléon Ier. La guerre se serait faite sous la contrainte
exercée par l’Angleterre. « Toutes nos guerres sont venues de l’Angleterre.
Elle n’a jamais voulu entendre aucune proposition de paix. Croyait-elle donc
que l’Empereur voulait sa ruine ? Il n’eut jamais une semblable pensée. Il ne fit
qu’agir de représailles. L’Empereur estimait le peuple anglais, et il aurait fait tous
les sacrifices pour obtenir la paix, tous, exceptés ceux qui eussent compromis son
honneur7. » On peut discuter des sentiments de Napoléon Ier à l’égard de l’Angleterre ; à Sainte-Hélène ils sont loin d’être tendres : l’Angleterre n’est guère qu’une
annexe insulaire de la France, au même titre que la Corse ou Oléron ! Toutefois la
normalisation des rapports avec l’Angleterre allait devenir un des axiomes politiques de Napoléon III. Quant au tableau de l’Europe qui ressort des Idées napoléoniennes, celui-ci annonce un recoupage national, assez approximatif d’ailleurs,
à mi-chemin entre la légitimité des peuples et celle des souverains : non les rois
contre les peuples, suivant le modèle de la Sainte-Alliance, ni les peuples contre
les rois, suivant l’idéologie révolutionnaire ; la formule qui convient au prince
est l’alliance des peuples par les rois8. Cette interprétation prête à Napoléon Ier
4
5
6
7
8
Ibidem, pp. 67-69.
Ibidem, p. 74.
Ibidem, p. 82.
Ibidem, p. 153.
Expression reprise de Louis Girard, Napoléon III, Paris, 1986, p. 51.
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– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
une philosophie nationale qui n’était pas la sienne. Elle montre en même temps
les limites du projet national de Napoléon III, projet bien incomplet, représentant
plutôt un compromis entre les exigences nationales et les découpages historiques de l’Europe. Enfin, nous apprenons que, pour couronner l’édifice et instaurer définitivement la paix, Napoléon aurait prévu une confédération européenne :
si l’idée est bien présente dans l’Acte additionnel de 1815 et dans le Mémorial
de Sainte-Hélène, elle est tout à fait à l’opposé de la politique d’annexions et de
domination pratiquée par l’Empereur.
À la différence de Napoléon Ier qui cherche des excuses et des alibis, et s’applique ainsi à réécrire sa propre histoire, Louis-Napoléon croit à la validité du projet
esquissé. Celui-ci tient en quelques mots : « l’idée napoléonienne n’est point une
idée de guerre, mais une idée sociale, industrielle, commerciale, humanitaire […]
Aujourd’hui les nuages se sont dissipés, et on entrevoit à travers la gloire des
armes une gloire civile plus grande et plus durable9. »
« Une gloire civile » : Napoléon III est essentiellement un civil, à l’inverse de
Napoléon Ier qui avait été essentiellement un militaire. Mais il est un civil qui
ne renie pas – et ne pouvait pas renier – un fabuleux héritage guerrier, même si
celui-ci s’accordait mal à sa véritable nature. Il rêve parfois d’une gloire militaire
gagnée sur les champs de bataille. Empêché dans sa jeunesse – par décision de
famille – de participer à des vrais combats (il pensait s’engager en Grèce contre
les Turcs), le prince dut se contenter, plus pacifiquement, d’amorcer une piètre
carrière d’artilleur en Suisse qui fit de lui un capitaine. Il était plus théoricien que
combattant. Il publie en 1834 un Manuel d’artillerie et consacre les vacances forcées de Ham à une recherche érudite qui débouchera sur deux volumes d’Études
sur le passé et l’avenir de l’artillerie.
Hortense Cornu, qui l’a visité à Ham à plusieurs reprises, et lui a procuré l’essentiel de la documentation sur le sujet (des dizaines de livres et de manuscrits
anciens), a laissé un curieux témoignage sur cet aspect de sa personnalité. « Je
sens – lui aurait dit le prince – qu’un jour je commanderai une grande armée. Je
crois que je me distinguerais. Je sens que j’ai toutes les grandes qualités militaires. – Est-ce que l’expérience n’est pas nécessaire ? – Les grandes choses de ce
genre ont été faites par des hommes qui en avaient peu : Condé par exemple…
Peut-être il vaudrait mieux mourir dans cette confiance que je suis apte à être un
général, que de risquer l’essai ; mais je ferai l’essai, si je puis, et je crois que je
le ferai10. »
Arrive enfin le moment où le rêve devient réalité. En 1859, Napoléon III se
trouve à la tête d’une grande armée, parti, à l’instar de son oncle, pour combattre
9
10
Des idées napoléoniennes, p. 200.
Marcel Émerit, Madame Cornu et Napoléon III, Paris, 1937, pp. 148-149.
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– imaginaire et Politique :naPoléon iii danS le Sillage du mythe naPoléonien –
les Autrichiens en Italie. De toute façon, il ne pouvait pas occulter la dimension militaire de sa fonction. Un empereur sans arme n’aurait pas été un empereur à part entière. Pour la première (et dernière) fois il commandait une armée
face à l’ennemi. Sur le terrain, il put se convaincre que la pratique de la guerre
ressemblait assez peu à sa théorie. Les mouvements de l’armée française furent
chaotiques ; heureusement, les Autrichiens ne se débrouillèrent pas mieux. Des
deux côtés, les généraux excellèrent en médiocrité. À Magenta, sous les ordres
de l’Empereur, s’engagea une bataille confuse, une bataille de soldats plus que
de généraux. L’Empereur la croyait perdue. Il eut la bonne surprise d’apprendre
qu’elle était gagnée. Quelques semaines plus tard, à Solferino, ce fut le carnage.
Parcourant le champ de bataille après la victoire, l’Empereur fut saisi d’horreur
devant le spectacle terrible des corps mutilés. Il s’orientait à peine sur le terrain.
Il ne supportait pas le sang. Le neveu du grand génie militaire était irrémédiablement un civil.
En 1870, sa fonction, son honneur, le souci de l’avenir de l’Empire, l’obligèrent une deuxième fois à se rendre sur le champ de bataille. Cette fois, sa
présence à la tête des armées fut de pure forme. Il n’exerça aucun commandement, ne prit aucune décision, et ne fit que gêner les généraux, qui se seraient
bien passés de lui.
Il était fait pour la paix et nullement pour la guerre. Il en était conscient. À la
veille du rétablissement de l’Empire, lors du discours de Bordeaux du 19 octobre
1852, il affirme : « Par esprit de défiance, certaines personnes se disent : l’Empire,
c’est la guerre. Moi je dis : l’Empire, c’est la paix11. »
L’Empire, c’est la paix : la formule semble se prêter à l’ironie. En effet, le
Second Empire a engagé la France dans trois guerres européennes (guerre de
Crimée, 1854-1855 ; guerre d’Italie, 1859 ; guerre franco-prussienne, 1870) et
dans trois expéditions extra européennes (Syrie et Chine en 1860, et la longue
guerre du Mexique de 1862 à 1865). On est loin des performances du Premier
Empire, mais le bilan militaire, somme toute, est assez riche.
11 La Politique impériale exposée par les discours et proclamations de l’Empereur Napoléon III, Paris, 1865, p. 159.
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– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Guerre de Crimée : prise, par la division Mac-Mahon, du fort de Malakoff, le 8 septembre
1855 (L’Illustration, 6 octobre 1855)
Pourtant – en dépit des apparences –, Napoléon III n’avait pas menti. Il avait
marqué correctement la différence, voire le contraste, entre les deux expériences
impériales. La logique profonde du Premier Empire, sa raison d’être, a été la
guerre. La logique profonde du Second Empire est bien la paix. Ses guerres sont
« plaquées » sur un projet global qui n’a rien de belliqueux. Ce sont des guerres
ponctuelles, faites pour bloquer des évolutions dangereuses ou pour débloquer
des situations figées (arrêter l’expansion de la Russie aux dépens de l’Empire
ottoman, aider à l’émancipation de l’Italie, ou empêcher l’hégémonie des ÉtatsUnis en Amérique latine…). Les guerres sont limitées, et voulues comme telles :
Napoléon III, à la différence de Napoléon Ier, n’entend pas poursuivre le conflit
jusqu’à la destruction de l’adversaire. La guerre avec la Russie s’arrête en Crimée.
Elle aurait pu continuer, viser la libération de la Pologne et la diminution de la
puissance russe… Napoléon III se contente d’une victoire incomplète, qui laisse
la Russie intacte. De même, après les succès initiaux, l’Empereur mit un terme à
la guerre de 1859 contre l’Autriche, au grand dam de ses alliés italiens. On aurait
pu continuer, libérer le territoire italien entier, soulever la Hongrie, briser définitivement l’Empire des Habsbourgs… Certes, une telle amplification supposait des
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– imaginaire et Politique :naPoléon iii danS le Sillage du mythe naPoléonien –
sacrifices et des risques qui ont pesé dans la décision ; mais il y avait plus : une
philosophie de la guerre, différente de la conception de Napoléon Ier, différente
aussi des grands conflits européens et mondiaux qui allaient suivre. Pour Napoléon III, il ne s’agissait pas d’écraser l’adversaire, ni de l’humilier ; le mieux était
de le convaincre et d’essayer de faire de lui un allié. Les guerres avaient valeur
de coups de semonce ; elles devaient imposer des règles acceptables pour tous,
conduisant à une paix équitable et durable.
Le projet du Second Empire reste parmi les plus ambitieux de toute l’histoire
de France : autrement ambitieux, mais pas moins ambitieux que celui du Premier
Empire. Il s’agissait de replacer le pays au premier rang, tout en tenant compte du
contexte français, européen et mondial, qui avait bien changé depuis l’époque de
Louis XIV ou des guerres napoléoniennes. Résumés en quelques mots, les objectifs de Napoléon III et de son régime visaient : 1. l’essor industriel et commercial
de la France ; 2. l’apaisement de la sociéte française ; plus de justice sociale ; 3. un
rôle d’arbitre dans les affaires européennes ; 4. une politique à l’échelle mondiale,
avec une présence significative dans tous les coins de la planète.
Vivement intéressé par les problèmes économiques (préoccupation assez rare
parmi les hommes d’État du xixe siècle), Napoléon III avait compris que dans
la nouvelle phase de l’histoire, la puissance d’un pays se mesurait en premier
lieu à ses capacités de production et à sa compétitivité. Pour être forte, la France
devait être riche et prospère. Il y avait un modèle : l’Angleterre, éternel défi pour
la France. Le futur empereur avait vécu quelques années de l’autre côté de la
Manche et avait été séduit par l’esprit d’initiative et l’efficacité britanniques. Il
considérait comme nécessaire d’insuffler aux Français quelques gouttes de mentalité anglaise… avec, bien sûr, l’assistance de l’État, vieille et apparemment
incontournable tradition française. État et capitalistes réunis devaient mettre en
marche les secteurs-clefs d’une économie moderne : les chemins de fer, la grande
industrie, les travaux publics, le crédit…
Dans la vision de l’empereur, la prospérité devait profiter à tous. Dans ses
projets socio-économiques se retrouvent des idées proches de la philosophie
saint-simonienne qui avaient assez fortement marqué sa jeunesse12. En 1844, le
jeune prétendant s’était fait remarquer par un ouvrage intitulé L’Extinction du
paupérisme. La fusion de l’Ordre avec le Progrès et le souci de justice sociale
apparaissaient comme la raison même de l’Empire, sa justification, sa légitimité,
contrastant à la fois avec la monarchie réactionnaire et la république déstabilisatrice. L’Empire offrait à la nation française une unité véritable, l’effacement de la
fracture sociale : la fin donc de la logique antagoniste des « deux France ».
12 Voir à ce propos les ouvrages de Jean Sagnes : Les Racines du socialisme de LouisNapoléon Bonaparte, Toulouse, 2006, et Napoléon III. Le parcours d’un saint-simonien, Sète,
2008.
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– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
En ce qui concerne la politique européenne, il était déjà évident que la France
ne pouvait plus se permettre une stratégie hégémonique, qui avait d’ailleurs
chaque fois échoué, entraînant notamment la chute du premier Empire. Il fallait
jouer habilement, en cherchant des alliances, et en faisant appel à la force de
persuasion plutôt qu’à la force des armes. On se proposait en premier lieu de
disloquer le potentiel bloc anti-français (qui réunissait presque l’Europe entière).
Il fallait en détacher avant tout l’Angleterre, pièce maîtresse, évitant ainsi la faute
fatale du Premier Empire qui n’avait cessé de provoquer son susceptible voisin.
La politique de Napoléon Ier avait été fondée sur une hostilité viscérale à l’égard
de l’Angleterre. La clef de voûte de la politique de Napoléon III devint l’alliance
avec l’Angleterre. Sur le continent, une force nouvelle émergeait : l’idéologie
nationale. Napoléon III s’érigea en champion des droits des nationalités ; mais
sur ce sujet, en vérité, sa conception resta assez floue et son action équivoque. Le
principe des nationalités lui servit surtout pour miner la force et l’influence des
Empires (Russie, Autriche) et pour attirer vers la France les peuples de l’Europe.
Le modèle idéal – bien lointain, mais théoriquement envisageable – était une
Europe des nations, « présidée » par la France, la « mère » de toutes les nations13.
Enfin, le monde. Le Second Empire a proposé à la France une politique
d’envergure planétaire. Encore une fois, à l’inverse du Premier Empire qui
avait sacrifié le « grand large » aux ambitions continentales. Napoléon Ier est
exclusivement un Européen ; Napoléon III est un mondialiste. En fait, même
sous l’Ancien Régime, même au temps de Colbert quand son action extraeuropéenne avait connu une certaine ampleur, la France n’avait cessé de rester avant
tout une puissance continentale ; ses intérêts outre-mer consistaient principalement dans l’importation de quelques denrées coloniales, comme le sucre, le
café et le coton des Antilles. Quant à la Restauration et la monarchie de Juillet,
leur manque d’audace dans la politique européenne s’est prolongé dans une
politique mondiale sans grande envergure : à l’exception notable de l’Algérie, dont la conquête commence juste avant la révolution de 1830 et continue
sous Louis-Philippe. En définitive, la première stratégie politique globale de la
France, illustrant une conception non seulement commerciale, mais géopolitique, au sens le plus large du mot, prend forme pendant le Second Empire. Cette
nouvelle perspective « mondialiste » confirmait la nécessité d’une collaboration
étroite avec l’Angleterre, la plus grande puissance maritime et coloniale ; le but
était d’aboutir à une sorte de condominium franco-britannique, capable d’imposer partout une volonté politique commune.
13 Un découpage « national » du continent, chez l’écrivain bonapartiste Edmond About,
auteur d’une Nouvelle carte de l’Europe, et des considérations sur le même sujet dans son
livre Le Progrès, Paris, 1864, chapitre XVI : La politique et la guerre, pp. 463-489.
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– imaginaire et Politique :naPoléon iii danS le Sillage du mythe naPoléonien –
La primauté accordée à l’économie, une certaine sensibilité sociale (plus
caractéristique pour Napoléon III personnellement que pour le régime dans son
ensemble), le renoncement à une illusoire hégémonie européenne en faveur d’une
stratégie d’arbitrage, enfin l’ouverture vers le monde, la perspective mondialiste,
tels sont les points essentiels où le Second Empire se montre bien différent du
Premier.
Bain de foule impérial à Alger : la politique arabe s’inscrit dans la vision mondialiste de
Napoléon III (L’Illustration, 6 octobre 1860)
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– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Voilà pour les objectifs. Quant aux résultats, ils sont mitigés, entre le franc
succès et le désastre pur et simple. Ce bilan extrêmement contrasté se reflète
dans les jugements portés sur Napoléon III et sur l’Empire, tantôt plutôt positifs, tantôt (le plus souvent) sévèrement critiques, voire tout à fait négateurs.
Les échecs sont partiellement imputables à l’ampleur de la tâche, parfois
démesurée. De toute manière, l’exécution, souvent balbutiante et contradictoire, ne fut pas à la hauteur de la conception, elle aussi assez sommaire.
S’éloignant des sentiers battus, la politique impériale souffrait d’un manque
de cohérence, chaque haut responsable naviguant à sa guise dans une direction
qui restait incertaine ; on voulait modifier les équilibres européens, mais comment s’y prendre et jusqu’où aller ? Le comportement de l’empereur n’aidait
guère à clarifier le jeu ; le maître était secret, retors, hésitait longtemps avant
de prendre une décision : à l’inverse, tout à fait, de son oncle ! Tout cela aide
à comprendre bon nombre de choix discutables ou erronés. La cause fondamentale du naufrage du Second Empire tient toutefois dans un fait objectif : la
France n’était plus de taille à conduire une politique d’une telle envergure. Né
en 1808, au moment même où son pays atteignait l’apogée de sa puissance,
Napoléon III aurait eu du mal à imaginer que, cinquante ans plus tard, il se
trouverait à la tête d’une France sensiblement amoindrie par rapport au reste
du monde.
À l’époque de la Révolution, du Premier Empire, et même sans prendre en
compte les annexions, la France était – de loin et depuis longtemps – le plus
grand pays de l’Occident : le plus peuplé. L’archipel britannique ne comptait que l’équivalent de la moitié de la population française, tandis que les
États-Unis étaient encore un petit pays de quelques millions d’habitants. Les
statistiques économiques rétrospectives montrent aussi une France disposant
d’un produit intérieur plus élevé que celui des autres nations. Ce n’était plus
le cas vers 1850 et encore moins en 1870. Paradoxalement, c’est à l’époque
du Second Empire qu’un certain retard français devient perceptible. Certes,
la France avance, mais les autres avancent plus vite : en termes de population (le fléchissement démographique a été la première cause du déclassement de la France), tout aussi bien qu’en termes économiques. En 1850, la
France était toujours le pays occidental le plus peuplé (bien que disposant
d’une marge de supériorité déjà réduite), et la deuxième économie du monde
après la Grande-Bretagne. En 1870, elle n’était que la quatrième économie,
après la Grande-Bretagne, les États-Unis et l’Allemagne, dépassée aussi, en
ce qui concerne le nombre d’habitants, par les États-Unis et, tout juste, par
l’Allemagne.
Le Second Empire, héritier de la gloire du Premier Empire, ce qui supposait
des objectifs sur mesure, prisonnier en fait d’une mythologie le prédisposant à
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– imaginaire et Politique :naPoléon iii danS le Sillage du mythe naPoléonien –
surévaluer ses possibilités, a mal apprécié le nouveau rapport de forces, d’où
l’échec devant les États-Unis au Mexique et, ensuite, en Europe, devant l’Allemagne. C’est la leçon d’une non-concordance entre l’ampleur des ambitions et
l’insuffisance des moyens.
– 39 –
napoLéon, Lecteur d’adam Smith
réfLexionS Sur La formation
inteLLectueLLe de napoLéon
et Sa reLation a L’économie poLitique
à partir d’un manuScrit retrouvé
Paul-Marie ROMANI
Professeur de Sciences Économiques
Université de Corse
UMR 6240 LISA
Dans ses Mémoires sur Napoléon1, Stendhal affirmait que « par malheur
pour lui comme pour la France », l’éducation du futur empereur était restée fort
incomplète :
« Excepté les mathématiques, l’artillerie, l’art militaire et Plutarque, Napoléon
ne savait rien. (…) Sans doute Napoléon à Valence, à Auxonne et ailleurs, avait
beaucoup lu. Mais dans cette âme ardente et rêvant sans cesse à l’avenir, les livres
les plus graves ne produisaient d’autre effet que celui que font les romans sur les
âmes vulgaires (…). Napoléon, par exemple, n’avait pas lu Montesquieu (…). Il
n’avait pas lu ainsi le Dictionnaire de Bayle, ou l’Esprit d’Helvétius. ».
1
Cf. Stendhal, Mémoire sur Napoléon, Paris, Le Divan, 1930, p. 59-60.
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– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Il en donnera en 1817-182, l’explication suivante :
« Le comte de Marbeuf (…) obtint pour Napoléon une place au collège de
Brienne ; Napoléon y entra fort jeune. Il s’y distingua par ses dispositions pour les
mathématiques, et par un amour singulier pour la lecture. (…) Un des malheurs
de l’Europe est que Napoléon ait été élevé dans un collège royal, c’est à dire en
un lieu où une éducation sophistiquée est communément donnée par des prêtres et toujours à cinquante ans en arrière du siècle. Élevé dans un établissement
étranger au gouvernement, il eût peut-être étudié Hume et Montesquieu ; il eût
peut-être compris la force que l’opinion donne au gouvernement. (…) Napoléon
fut ce que n’a jamais produit le second degré de civilisation. (…) Il ne comprit jamais le troisième. Où l’aurait-il étudié ? Certainement pas à Brienne ; les
livres philosophiques ou traduits de l’anglais ne pénétraient pas dans les collèges
royaux et il n’a pas eu le temps de lire depuis le collège ; il n’a plus eu le temps
d’étudier que les hommes »
Nous savons en revanche que Napoléon aimait la lecture. Tous ses biographes
insistent sur sa mémoire hors-norme, sa vigueur intellectuelle, sa rigueur méthodique et sa grande capacité d’assimilation. Ainsi pour Bainville (1931)3 :
« Il apprenait pour lui-même, non pour l’examen. Rebelle au latin et à la grammaire, qui lui semblaient inutiles, il lisait avidement pendant ses heures de liberté,
avec une préférence pour la géographie et pour l’histoire. On peut dire que sa
jeunesse a été une longue lecture. Il en avait gardé une abondance extraordinaire
de notions et d’idées. Son imagination s’était enrichie. Son esprit s’était ouvert à
mille choses. Il y avait pris aussi des facultés d’expression. Tout cela se retrouvera. Et nous verrons que, jusqu’au-delà de sa vingtième année, il aura été un
homme de lettres au moins autant qu’un militaire. (…) Ainsi les mois d’Auxonne
seront des temps de travail et d’étude. Là encore s’exerce le don que Bonaparte
a reçu en naissant et qui a été rarement poussé aussi loin, le don d’apprendre, de
retenir, d’employer les connaissances qui viennent à sa portée (…) il prend force
notes, selon la bonne méthode, celle de l’adage ancien qui dit que la lecture sans
la plume n’est qu’une rêverie ».
2
Vie de Napoléon, Réédition Payot & Rivages, 2006, p.10-11 et 251. (Stendhal oppose ici
les trois degrés de civilisation ou formes de gouvernement qui succèdent à l’état sauvage : 1°
la démocratie ou le despotisme ; 2° L’aristocratie ; 3° Le gouvernement représentatif.)
3
Jacques Bainville, Napoléon, Paris, Arthème Fayard et Cie, Éditeur, 1931.
– 42 –
– naPoléon, lecteur d’adam Smith –
Nous savions aussi, grâce à la publication par Biagi et Masson4 de Papiers
inédits de Napoléon pour la période 1786-1794, qu’il disposait de connaissances
succinctes sur les idées ou écrits économiques de Boisguilbert, de l’abbé Terray,
des physiocrates et de Turgot, de Necker.
Ainsi notait-il à propos des physiocrates dont il cite les Maximes générales du
Gouvernement agricole le plus avantageux au genre humain par M. Quesnay de
l’Académie des Sciences :
« Economistes. Étaient une sorte de philosophes qui s’occupaient des matières
agraires et de l’administration intérieure, ils commencèrent à faire secte et choisirent M. de Quesnay, premier médecin de Mme la marquise de Pompadour, pour
leur chef. Le marquis de Mirabeau, l’auteur de la Théorie de l’Impôt et de l’Ami
des Hommes, en était un des principaux coryphées. M. Mercier de la Rivière,
Dupont, l’abbé Baudeau, l’abbé Morellet, etc... Ils imprimaient un journal intitulé les Ephémérides du citoyen. Saint-Lambert, Favart, Le Blanc, etc… avaient
écrit en vers pour la gloire de leurs opinions. L’État le plus agricole devient
nécessairement le plus peuplé et le plus riche. Liberté entière de commerce,
surtout de celui des grains, arts, métiers, manufactures, étalon, liberté entière. Un
artisan ignorant sera obligé de s’instruire pour gagner son pain, etc. »
et de Turgot :
« M. Turgot, d’abord abbé, fut depuis conseiller au Parlement depuis maître
des requêtes et intendant général de Limoges. Economiste dans l’âme, il s’occupa
à Limoges de faire des essais de sa théorie. Il s’y fit fortement. Quelques mois
après, il fut fait contrôleur général. Ennemi du clergé, du parlement, intègre,
plein de patriotisme et de dévouement, il commença à vouloir établir le système
de sa secte. Voici quelques maximes fondamentales des économistes : Que l’autorité royale soit unique et supérieure à tous les individus de la société et toutes les
entreprises injustes des intérêts des particuliers. Que l’on ne perde jamais de vue
la cultivation de la terre. Que l’impôt soit établi sur le produit des revenus nets,
etc. »
En revanche, selon Jacques Marseille5 : « Bonaparte n’a certainement pas lu la
Richesse des Nations d’Adam Smith, publiée en 1776. »
4
Napoléon inconnu : Papiers inédits (1786-1794), publiés par Frédéric Masson et Guido
Biagi, accompagnés de notes sur la jeunesse de Napoléon (1769-1793), par Frédéric Masson,
Paris, Paul Ollendorff Editeur, 1895.
5
« Napoléon ses batailles économiques », L’expansion, n°691, novembre 2004.
– 43 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Le hasard d’une découverte récente6, particulièrement intéressante du point
de vue de l’histoire de la pensée économique, nous donne aujourd’hui l’occasion
de rectifier quelque peu ce jugement récent de Jacques Marseille et de démontrer
qu’au-delà de sa curiosité intellectuelle précoce et de l’éclectisme de ses lectures
de jeunesse (philosophie, science, littérature, histoire, droit), Napoléon n’était pas
totalement inculte en matière de théorie économique.
6
Les Notes diverses sur la Richesse des Nations de Smith sur lesquelles s’appuie la présente contribution se présentent sous la forme de 6 feuillets recto-verso et d’un 7e recto écrits
à la plume de la main du jeune Bonaparte. En haut à gauche du premier feuillet, on lit très
distinctement : Notes Diverses/ Richesse des nations/ Smith/ traduit par Roucher/ /Tome 1/
Valence/ juillet 1791.
Ces notes sur Smith semblent avoir fait partie de l’ensemble des notes de lecture que le jeune
Bonaparte rédigea lors de ses séjours à Auxonne (qu’il quitte en juin 1791) et à Valence et
qui furent transmises à son oncle, le Cardinal Fesch : conservés depuis à Florence (Scriptorium Florentinum), ces manuscrits ont fait l’objet d’une publication intitulée Napoleone della
scuola militara alla rivoluzione, et sont communément répertoriés dans la littérature sous
l’appellation Libri.
Le présent manuscrit, apparemment désolidarisé à une date inconnue de l’ensemble précédent,
a été retrouvé au sein d’un lot de plus de 500 lettres, manuscrits et documents signés de l’Empereur (environ 1500 pages) récemment racheté à un collectionneur américain par le Musée
des lettres et manuscrits (222, Bd St-Germain, 75005 – Paris) où ils sont en partie accessibles
au public, après avoir fait l’objet d’une première présentation à Paris lors de l’exposition
« L’aigle et la Plume. Le retour des manuscrits » à l’Hôtel National des Invalides (décembre
2008-mars 2009). Cf. Plume, Le magazine du patrimoine écrit, n° 47, décembre-Janvierfévrier 2009.
Les citations présentées ci-dessous à l’appui de notre analyse sont extraites de la retranscription de l’entier document (à une vingtaine de mots illisibles près !) réalisée par nos soins en
nous limitant à corriger les quelques fautes d’orthographe qu’il contenait.
Un coffret contenant un fac simili d’un échantillon de ces Manuscrits et un livret de présentation a été mis en vente à l’occasion de l’exposition de 2008 : les Notes sur Smith y figurent et
le livret en propose une transcription. Bien que très utile en première approche, cette dernière,
vraisemblablement réalisée par un non-économiste, comporte toutefois un très grand nombre
d’omissions (phrases et mots illisibles non retranscrits), d’approximations, voire d’erreurs
d’interprétation quant aux termes économiques reproduits.
– 44 –
– naPoléon, lecteur d’adam Smith –
Source : Collection privée, Musée des Lettres et Manuscrits,
Paris (tous droits de reproduction réservés7).
7
Nous tenons à remercier très vivement M. Lhéritier, Fondateur du Musée des lettres
et manuscrits, pour nous avoir généreusement autorisé à citer, commenter et reproduire des
– 45 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Compléter ou rectifier l’état des connaissances sur la formation intellectuelle
du jeune Bonaparte, futur Empereur des Français, n’est pas sans intérêt pour
l’histoire de l’Empire, pour autant que l’on fasse sien le jugement que prête J.
Tulard à Stendhal : « le génie de Napoléon, c’est d’avoir été Bonaparte ; l’échec
de Bonaparte, c’est d’être devenu Napoléon ».
Tel sera, du seul point de vue de l’économie, et plus particulièrement de l’histoire de la pensée économique, le modeste objectif de notre contribution à ce
colloque.
I – Napoléon et l’économie politique : à propos de ses notes de lecture
(inédites) sur la « richesse des nations » d’Adam Smith
On a pu constater à la lecture des deux brèves notices sur la Physiocratie évoquées ci-dessus, que loin de se limiter aux aspects biographiques ou historiques,
Napoléon se plaisait à souligner quelques-unes des caractéristiques analytiques
essentielles des auteurs qu’il découvrait.
Qu’en est-il à propos de Smith ?
Disons-le tout de suite : ces 13 pages de notes sur la Richesse des Nations8
n’apportent pas grand-chose, pour ne pas dire rien, sur le fond, Napoléon se
contentant de paraphraser plus ou moins adroitement le texte (difficile) de Smith,
qu’il suit et découvre pas à pas du chapitre I au chapitre X du Livre I. Les rares
commentaires qu’il s’autorise ne sauraient constituer dès lors une base d’appréciation objective de sa capacité à assimiler les concepts théoriques, ni même à
comprendre les faits économiques.
En revanche, elles nous permettent de découvrir ses premières inclinaisons
intellectuelles en la matière et de mieux cerner l’esprit de méthode qu’il met en
pratique pour accéder à la connaissance dans une discipline très éloignée de ses
domaines de prédilection.
Nous attachant à ses propres pas pour la clarté de l’exposé, comme il le fait
lui-même vis-à-vis du texte d’Adam Smith, nous déclinons et décrivons ci-dessous, l’un après l’autre9, les thèmes qu’il aborde successivement.
La division du travail
« Une épingle passe par 18 mains différentes. Cependant ces 18 manipulations sont quelquefois remplies par 10 hommes… Le travail commun de ces 10
hommes est de 12 livres par jour. Or la livre contient 4000 épingles, 48.000 épinextraits de ces notes de 1791 du jeune Bonaparte sur la Richesse des Nations d‘Adam Smith.
8
RN. en abrégé dans la suite du texte.
9
Les intertitres sont ajoutés par nous.
– 46 –
– naPoléon, lecteur d’adam Smith –
gles étant donc le produit du travail des 10 hommes, ce qui fait 4.800 épingles par
homme, cela paraît incroyable. » (Napoléon10, p.1)
Les notes de Napoléon commencent sans ambages par cette brève (et pâle)
synthèse du chapitre 1 (Livre I) de la Richesse des Nations11 dans lequel Adam
Smith développe sa fameuse théorie de la division du travail et l’illustre par le non
moins fameux exemple de la manufacture d’épingles, dont Napoléon retient seulement l’exemple numérique illustrant l’importante démonstration smithienne.
Il semble néanmoins à le lire (« cela paraît incroyable ») que Napoléon, néophyte en matière économique, en ait été fortement impressionné. Ce choix sélectif fournit au demeurant un premier indice de ce qui sera une constante dans ces
notes de lecture : l’attirance incontestable du jeune lieutenant d’artillerie pour
les chiffres, le calcul et le raisonnement mathématique, soulignée et justifiée par
Stendhal à diverses reprises dans ses Mémoires sur Napoléon : « Avant de penser
aux passe-temps de la folle jeunesse, ou à être aimable auprès des dames, il doit
songer à ne pas manquer de pain. Telle fut sa pensée constante à Brienne ; on
conçoit dès lors le sérieux de son caractère et son amour pour les mathématiques,
moyen certain d’avoir du pain. »12.
Sur le progrès technique
« Un forgeron, dont le métier est de faire des clous en fait 2.300 par jour. Au
commencement des machines à feu l’on avait coutume d’y placer un enfant pour
ouvrir la soupape. L’envie de s’amuser fit observer à l’enfant qu’en liant la soupape à un certain cordon, elle s’ouvrait seule. » (N, p.1)
Là encore, c’est un autre exemple proposé par Smith, celui de la forge où « une
des découvertes qui a le plus contribué à perfectionner ces sortes de machines
depuis leur invention est due à un enfant qui ne cherchait qu’à s’épargner de la
peine » (RN, p. 77), qui attire son attention et révèle peut être déjà l’intérêt que
Napoléon manifestera toujours, une fois arrivé au pouvoir, pour la science et le
progrès technologique.
Sur l’étendue du marché
« Il faut d’Edimbourg à Londres six semaines pour qu’un chariot chargé de 4
tonneaux de marchandises attelé de 8 chevaux encadré par 2 hommes retourne à
Edimbourg, tandis que par mer dans le même temps un vaisseau de 200 tonneaux
10 N. en abrégé dans la suite des citations.
11 Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la Richesse des Nations, 1776.
Nos références dans la suite du texte renvoient à la traduction française de 1881 par Germain
Garnier, revue par Adolphe Blanqui (réédition Flammarion, Paris, 1991).
12 Cf. Stendhal, Mémoire sur Napoléon, (op. cit. p. 48)
– 47 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
monté par 7 ou 8 hommes va ( ? ? illisible). Ainsi, huit hommes font ce qu’il faut
à 50 chariots, conduits par 100 hommes et tirés par 400 chevaux. » (N, p.1-2)
Napoléon retranscrit ici quasiment mot à mot un passage du chapitre III de la
RN dans lequel Smith aborde la question de l’échange et du marché :
« puisque c’est la faculté d’échanger qui donne lieu à la division du travail, l’accroissement de cette division doit, par conséquent, toujours être limité
par l’étendue de la faculté d’échanger, ou, en d’autres termes, par l’étendue du
marché » (RN, p. 85).
Une fois encore, c’est plus la partie chiffrée de l’exposé qui attise sa curiosité,
sans susciter de commentaires sur le fond. En revanche, Napoléon ne fait paradoxalement (au regard de la passion qu’il porte à l’histoire ancienne et à la géographie) aucune allusion aux développements en fin de chapitre où Smith, sollicitant
ces deux disciplines pour étayer sa thèse de la forte corrélation entre les facilités
offertes par la navigation maritime et fluviale et l’extension des marchés au profit
du développement commercial et, plus généralement, du progrès des arts et de
l’industrie, cite les pays du pourtour méditerranéen13 et l’Egypte en particulier,
parmi les premières nations civilisées.
La monnaie, la valeur et les prix
« L’argent a un prix réel et un prix nominal : celui-ci exprime la quantité d’argent et celui-là la quantité des nécessités et des commodités de la vie, qu’on
donne en retour. Un homme se fait-il la réserve d’une rente sur une terre ? 2
choses concourent de concert à la réduction de cette rente : 1° les différentes
valeurs que le temps donne à une même masse d’argent ou d’or. Ainsi quand le
prix réel de la rente resterait le même au bout de 200 ans, 100 écus faisant tant
d’onces ne représenteraient pas la même masse de travail ou la même somme de
jouissances. 2° Si la rente n’était spécifiée que par sa valeur nominale il y aurait
nécessairement une grande réduction, car les (indices ? ? ?) ont coutume de varier
comme le système monétaire. » (N, p. 2-3).
Napoléon aborde ici la lecture des quatre chapitres (Livre I, chap. V, VI, VII et
VIII) qui comptent parmi les plus importants, mais aussi les plus difficiles, de la
Richesse des Nations : avec la question du prix des marchandises, nous entrons en
effet au cœur du questionnement fondamental de l’Economie politique classique,
celui de la valeur. On sait que Smith échouera à construire une théorie cohérente
13 « (La méditerranée), cette mer (intérieure…) n’ayant point de marée et, par conséquent,
point d’autres vagues que celles causées par les vents, était extrêmement favorable à l’enfance de la navigation » (RN, p. 87)
– 48 –
– naPoléon, lecteur d’adam Smith –
de la valeur et des prix et que cette question continuera à alimenter la controverse
depuis Ricardo (1815) jusqu’à Marx en passant par Malthus, Torrens, James Mill,
John Stuart Mill et bien d’autres avant de recevoir seulement avec Sraffa (1960)
une solution analytique soutenable, Say favorisant dans l’intervalle le basculement vers le marginalisme.
Smith développe au chapitre IV, en effet, sa célèbre théorie du travail commandé comme fondement de la valeur :
« ce n’est point avec de l’or ou de l’argent, c’est avec du travail que toutes les
richesses du monde ont été achetées originairement ; et leur valeur pour ceux qui
les possèdent et qui cherchent à les échanger contre de nouvelles productions, est
précisément égale à la quantité de travail qu’elles les mettent en état d’acheter ou
de commander » (RN, p. 100)
Voyons donc ce qu’en retient Napoléon. Une fois de plus, le fond semble
totalement lui échapper et son attention se porte naturellement sur les exemples
historiques et/ou chiffrés. Il semble bien un instant vouloir prolonger le raisonnement smithien par un commentaire explicatif plus personnel, quant à la meilleure
conservation de la valeur lorsque celle-ci est exprimée en blé, plutôt qu’en argent,
et ce même si l’aloi de la monnaie ne subit pas d’altération :
« Dans la 18ème année du règne d’Elisabeth, les collèges en renouvelant leurs
baux, stipulèrent en blé le tiers de leurs revenus affermés de sorte que ce tiers
devait être payé en blé ou en argent selon le prix du marché. L’argent que produit
ce tiers est aujourd’hui le double augmenté des 2 autres tiers. Cependant, depuis
Elisabeth, le système monétaire n’a (souffert ? ? ?) d’aucune altération. » (N, p. 3)
Mais sa tentative reste à l’état d’ébauche et Napoléon, peut-être effrayé par
son audace, rejoint vite le terrain plus rassurant des faits historiques. Paraphrasant
à nouveau très largement Smith (RN, p.108s), il rappelle que :
« Les Romains ne connaissaient que les monnaies de cuivre lorsque les 5
années avant la guerre punique ils commencèrent à fabriquer les monnaies d’argent : aussi l’as14 était–il la mesure de toutes les estimations, l’as était une monnaie de cuivre.
Les Barbares qui ( ? ? ? illisible) l’empire français eurent des monnaies d’argent et ne connurent que longtemps après les monnaies d’or ou de cuivre.
14
du latin aes : bronze
– 49 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
La monnaie d’argent était (avérée ? ? ?) en Angleterre lorsque sous Edouard
III l’on vit celle d’or et ce ne fut que du temps de Jacques 1er que l’on vit de la
monnaie de cuivre.
Un long temps s’est écoulé avant que l’Angleterre ait reçu l’or en paiement
légal. Aucune loi n’avait fixé la proportion de l’or et de l’argent monnaie, c’était
au marché qu’elle se fixait… ensuite, l’on a trouvé plus commode de fixer cette
proportion. » (N, p.3-4).
Suit une longue série d’exemples numériques « piqués« ça et là dans le texte de
Smith (RN, p.111-113) et reproduits de façon quelque peu confuse et répétitive :
« 12 sols de cuivre pèsent la moitié d’une livre de ( ? Illisible). La £ de cuivre
vaut intrinsèquement 7 sols.
44 guinées ½ valent une livre d’or au titre (que) 21 shillings valent 1 guinée
et (que) 20 shillings valent 1 livre sterling.
46 livres sterling 14 shillings et 6 sols valent donc une livre d’or au titre
qu’une once vaut donc 3 £ 17 shillings et 10 deniers et au titre de la monnaie de
Londres.
À la monnaie d’Angleterre, 1 £ d’argent fait 62 shillings, une once 5 shillings
et 2 sols. Il n’y a pas en Angleterre de droit régalien sur la fabrication…( ? ? Suite
illisible, P-M R)
Dans le marché général d’Europe, pour une once d’or pur, on reçoit 14 onces
d’argent pur, cela (en) monnaie de France et de Hollande. Pour 1 once d’or pur
(en) monnaie d’Angleterre, on reçoit à peu près 15 onces (d’argent). » (N, p.4-5)
Composantes du prix et gravitation prix naturel – prix de marché
« Le produit d’une terre se partage en 3 : 1° la nourriture des animaux et
hommes employés à la culture ; 2° l’intérêt des fonds employés à cet effet ; 3° la
rente que la terre doit à son propriétaire. Le prix du blé se calcule sur ces 3 (éléments ?) et en des marchandises qui ne doivent payer que le prix du travail et le
bénéfice du fonds. Le poisson de mer, par exemple (…. ? ? ? illisible), le prix du
travail les chercheurs de cailloux d’Ecosse par exemple.
Le prix naturel d’une marchandise ou denrée est le prix qui correspond aux 3
parties auxquelles il doit subvenir. Le prix du marché est le prix journalier fixé par
la concurrence des acheteurs et les circonstances : le prix du marché va graviter
autour du prix naturel…. » (N, p. 5-6)
Même si Napoléon se contente toujours de synthèses lapidaires, sans aucun
commentaire, ni analyse, on remarquera ici qu’il énumère correctement et précisément les différentes parties constituantes du prix (ou les « trois sources primitives de tout revenu : salaire, profit et rente « ) énoncées par Smith (RN, Chap.
– 50 –
– naPoléon, lecteur d’adam Smith –
VI), qu’il restitue tout aussi proprement la distinction smithienne (et classique)
entre prix naturel et prix de marché (RN, chap. VII) et qu’il accède sans difficulté
apparente à la conception smithienne de la concurrence en termes de gravitation
du prix de marché autour du prix naturel (RN, chap. VII).
Après avoir rapidement noté au passage (N, p. 6) l’influence des monopoles
et des secrets de fabrique, ainsi que celle des jurandes et corporations qui restreignent la concurrence et peuvent ainsi maintenir durablement les prix de marché
au-dessus du prix naturel des marchandises (RN, p.132-133), Napoléon s’attarde
plus longuement (mais la matière proposée par Smith15 sur le sujet est elle-même
riche et dense !) sur la question de la rémunération du travail et des différences de
salaires entre les pays et entre les régions d’un même pays, questions abordées
par Smith au chapitre VIII (RN, p. 141s) :
« En Amérique, le prix du travail est beaucoup plus fort qu’en Angleterre : 1°
parce que le prix pécuniaire (du travail)16 étant de 2 shellings sterling pour le plus
bas prix. De 6 shellings pour le charpentier ; 2° parce que le prix réel est plus fort
en Amérique vu que les combustibles sont à meilleur marché » (N, p. 6-7).
Que la prospérité différentielle des nations soit en étroite corrélation, comme
l’explique Smith (RN, p.141-142) avec les caractéristiques et l’évolution de leur
démographie semble marquer son esprit. Il relève ainsi pêle-mêle :
« Il faut 500 ans dans les États de l’Europe pour doubler le nombre d’hommes ; en Amérique, on estime que ce nombre double en 20 ans.
Si un journalier de la Chine peut trouver dans un travail opiniâtre de quoi
acheter un peu de ris (sic), il est content.
L’on détruit un grand nombre d’enfants de la Chine en les noyant dans
des canaux ; il est même dit-on une sorte d’homme armé qui gagne sa vie à ce
métier.
18 sols par jour paraît être le prix du travail à Londres. À quelques mètres
de distance ce prix descend à 15 sols, à 10 à Edimbourg, à 8 à quelque distance.
Cependant le grain est plus cher en Ecosse qu’en Angleterre.
Le Lord Hales a calculé sous Charles II qu’une famille composée de 6 personnes, du père, de la mère, deux enfants en état de faire quelque chose, et deux
15 Le chapitre VIII (Des salaires du travail, p. 135-159) et plus encore le chapitre X (Des
salaires et des profits…, p. 173-220) sont aussi les plus longs du Livre I de la Richesse des
Nations.
16 L’expression « prix pécuniaire (du travail) » est empruntée à Smith (RN, p. 158).
– 51 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
autres hors d’état de s’occuper, dépense nécessairement 10 shellings par jour17
ou 26£ par an.
Il n’est pas rare dans les montagnes d’Ecosse de voir des femmes qui mères de
20 enfants n’en conservent pas 2 vivants.
En quelques endroits la moitié des enfants n’atteint pas l’âge de 13 ans ( ? ?) la
quatrième ( année ?), en beaucoup d’autres elle n’atteint pas la 7e et presque dans
aucun pays elle n’atteint la 9ème ou la 10e. » (N, p.7-8).
Et Napoléon finalement de conclure par une synthèse habile des longs développements smithiens :
« C’est le besoin de main d’œuvre qui règle le prix du travail et non pas le
prix de la denrée. Le prix du travail augmente ou diminue la population parce
qu’il multiplie ou diminue le nombre des mariages annuels. C’est pour cela qu’en
Amérique la population monte, qu’elle monte lentement dans certains États d’Europe et qu’elle est stationnaire en Chine. L’ouvrage fait par des hommes libres
doit enfin coûter moins que l’ouvrage fait par des esclaves. L’exemple de Boston,
de New York et de la Philadelphie le prouve. Le travail des manufactures est plus
considérable dans les temps d’abondance que dans des années de disette. Lorsque
l’État prospère, les ouvriers sont heureux : ils suivent constamment les différentes
gradations de décadence ou de prospérité. » (N., p.8-9).
Des causes de variation de la rémunération du travail
Les quatre dernières pages du manuscrit sont toutes entières consacrées aux
éléments tirés de la lecture du chapitre X (Des salaires et des profits dans les
divers emplois du travail et du capital) de la Richesse des Nations :
« Il y a cinq circonstances principales qui dans quelques professions tiennent
lieu d’un petit gain. 1° l’agrément ou le désagrément de l’emploi même. 2° la
facilité ou la difficulté de l’apprentissage, selon qu’il est cher ou bon marché.
3° la continuité ou l’interruption du travail. 4° les bornes ou l’étendue de la
confiance qu’il faut accorder aux individus que l’on emploie. 5° dans le plus ou
moins d’espérance probable du succès. » (N, p.9)
Les ultimes notes de Napoléon, si elles continuent de coller de très près au
texte de Smith, nous paraissent pourtant témoigner d’une sorte de capacité nouvelle, acquise progressivement, à l’usage, à aller à l’essentiel.
Certes l’espèce de voracité de Napoléon à se nourrir surtout des exemples
choisis par Smith pour sous-tendre son propos ne se dément pas :
17
« Par semaine » dans le texte correspondant de Smith (RN, p.148)
– 52 –
– naPoléon, lecteur d’adam Smith –
« En conséquence de la 1ère observation que le salaire d’un garçon tailleur
est moindre que celui d’un tisserand et que le salaire d’un charbonnier
est le plus fort, le boucher est un emploi bien lucratif parce qu’il est bien
déshonorant ( ?).
Il en est de même pour le bénéfice du fonds. Le fonds qu’emploie un aubergiste lui rend beaucoup parce que cet emploi est très fatigant ?
2° En conséquence ( ?) de la seconde observation (illisible) un artisan est
mieux payé qu’un laboureur ( ? ? ?) le médecin mieux que les artisans… Le bénéfice du fonds ne peut ( ?) pas suivre cette variation car ( ?) les branches de commerce sont ( ?) également difficiles à cultiver.
3° un maçon ou porteur de briques (… ? ?) doit être mieux payé puisqu’il est
une partie de l’année sans pouvoir rien faire. Cette troisième cause du prix du
travail ne peut avoir d’effet sur le fond qui dépend trop de (illisible)
4° À cause des matières précieuses que l’on confie aux horlogers et joailliers,
leur travail est mieux rémunéré pour cette raison (que) le médecin et l’avocat.
Si une personne n’emploie que ses propres forces ( ?), alors il est évident que la
confiance va (illisible)
5° si vous mettez votre fils chez un cordonnier, vous êtes sûr qu’il apprendra à faire un métier ; mettez-le chez un avocat, il est très incertain qu’il
apprenne la loi au point de gagner son métier. Les comédiens gagnent beaucoup parce que leur état est difficile et (illisible). Les compagnies d’assurance
gagnent peu parce que les hommes espèrent beaucoup dans du bonheur. Les
compagnies d’assurance sont des loteries inverses. Sur 99 il n’y en a pas une
d’affaire ( ?) Le prix des ouvriers à Londres est double qu’à Edimbourg. » (N,
p. 10-11)
Mais il revient vite à l’essentiel et synthétise une fois encore avec sagacité la
leçon de Smith :
« Des 5 circonstances qui font varier le prix du travail, il n’en est donc que 2
seules qui affectent le bénéfice des fonds. 1° L’agrément ou le désagrément de la
profession. 2° Le risque ou la sécurité qui l’accompagne. C’est principalement
cette deuxième partie qui influe sur le bénéfice du fonds. Le bénéfice du fonds
varie moins que le salaire du travail. (…) La politique réglementaire de l’Europe
produit une grande inégalité dans le prix de l’emploi des terres et des fonds. Elle
fait naître cette inégalité par 3 moyens. 1° en réduisant dans certaines corporations le nombre des concurrents. 2° en le portant dans d’autres emplois au-dessus
de ses bornes naturelles. 3° en obstruant la libre circulation des travaux et des
fonds. » (N, p. 11-13)
– 53 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Sur la différence entre profit et salaire
« Il ne faut pas confondre le bénéfice du fonds avec le salaire du travail qui
sont souvent mêlés. Mémoire d’apothicaire dit-on proverbialement mais c’est
qu’outre le bénéfice du fonds, l’apothicaire est obligé de faire (illisible) son
salaire, qui vu son éducation et sa peine doit être considérable.
Un homme fait-il valoir un fonds de 40£ sterling, il doit y gagner ( ?) 50 ou
60% parce que son salaire est confondu avec le gain ( ?) de son fonds. Fait-il
valoir 10.000 £ sterling, il en retirera à peine 8 ou 10% parce que relativement
(à) une si grande somme, son salaire est nul.
L’on ne peut pas calculer le gain d’un homme à spéculations qui s’enrichit
ou se ruine au gré du sort ; cet homme là n’a pas de commerce fixe, il varie sans
cesse.
Le bénéfice du fonds varie selon le prix des denrées qu’on le destine à
produire.
En général, il est vrai de dire que la même somme d’industrie annuelle produit
le même bénéfice …Cependant, une année de deuil produit un accroissement du
prix de drap noir. En agriculture avec les mêmes dépenses de culture l’on obtient
une grande différence de denrées. » (N. p.12)
C’est sur un hommage à l’agriculture, reprenant à la lettre le propre jugement d’Adam Smith (RN, p.203-204), que les notes de Napoléon s’interrompent
brutalement :
« Le laboureur et le cultivateur est ( !) supérieur par l’intelligence à l’état ( ?)
ordinaire des artisans ». (N, p.13).
Il est dès lors quelque peu surprenant de constater que le chapitre XI suivant
que Smith consacre à la rente de la terre n’ait pas incité Napoléon à poursuivre
plus avant sa lecture de la Richesse des Nations. Ne connaîtrons-nous jamais les
raisons de cet abandon ? Le temps lui a-t-il manqué ?
Il est vrai que nous n’en étions à la fin du chapitre X qu’à la page 220 d’un
ouvrage qui en compte un peu plus de mille !
II – Napoléon et la politique économique : brèves observations
conclusives
Si nous reprenons la citation de Jacques Marseille (2004) évoquée plus haut,
nous y lisons que :
« Même si les doctrines économiques semblaient l’intéresser, le libéralisme
n’est guère sa tasse de thé – Jean Baptiste Say, qui se fit le propagandiste de
– 54 –
– naPoléon, lecteur d’adam Smith –
la « main invisible » en publiant en 1803 son Traité d’économie politique, fut
écarté du Tribunat. Banquiers, négociants et manufacturiers ne font l’objet de sa
part d’aucune sollicitude particulière. Pragmatique, voire opportuniste, indifférent aux exaltations idéologiques, militaire avant tout, Bonaparte est surtout doté
d’un solide bon sens et d’une autorité certaine. Napoléon et l’économie, c’est
plus l’histoire d’une remise en ordre que celle d’une impulsion à la Schumpeter.
L’homme n’est pas innovateur, il est organisateur. Sachant mobiliser les compétences, il a déniché les hommes qui avaient traversé la Révolution sans encombre
et qui presque tous conserveront le pouvoir administratif après sa chute ». (souligné par nous, P-M R)
En d’autres termes, l’enseignement d’Adam Smith, père tutélaire de l’Economie politique classique et souvent considéré comme le chantre du libéralisme (la
fameuse « main invisible ») n’aurait guère eu d’impact sur le Bonaparte devenu
1er Consul, puis sacré Empereur des Français.
Analyser les différentes facettes de la politique économique de cette période
pour tenter d’y déceler les éventuelles traces d’une influence que le philosophe écossais aurait pu laisser, au moins en creux, dans la manière de penser et
conduire les affaires intérieures du pays d’un monarque essentiellement préoccupé par ses ambitions de conquête, tel pourrait être l’objet d’une réflexion future
plus approfondie, qui dépasse le cadre de ce premier travail.
Une telle étude s’avère toutefois délicate, moins en raison de l’absence de
données, d’études et d’analyses, au contraire très abondantes, sur l’histoire économique de l’Empire, mais plutôt au regard de la diversité, voire du caractère
souvent contradictoire des évaluations proposées.
Comme le souligne Natalie Petiteau dans son excellent ouvrage « Napoléon,
de la mythologie à l’histoire » :
« Les considérations sur l’état de santé économique de la France impériale,
comme celles relatives à l’œuvre administrative, n’ont longtemps servi qu’à
fonder une histoire partisane de Napoléon »18.
Que ce soit sur les progrès de l’industrialisation, les mutations agricoles, les
conséquences commerciales du blocus continental ou la politique monétaire,
les avis sont en effet très tranchés. Même si l’on fait abstraction des démarches
hagiographiques ou apologétiques (Touchard-Lafosse, Saint-Amant, De Norvins, Louis-Napoléon, Meynier, … etc.) ou au contraire des « légendes noires »
18
Editions du Seuil, Paris, 1999 (réédition 2004, collection Points Histoire, p. 333).
– 55 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
(rassemblées par J. Tulard dans son Anti-Napoléon19), l’historiographie napoléonienne « scientifique« bruisse de nombreuses controverses, de divergences
d’appréciation ou de nuances d’interprétation, si l’on s’en réfère aux travaux de
Bergeron, Crouzet, Soboul, Labrousse, Leroy Ladurie, Woronoff, Wolff ou Marseille, pour ne citer que quelques-unes des grandes figures de la science historique française.
On rejoindra ici la conclusion de Louis Bergeron (1970)20 au terme de sa tentative de bilan économique des années napoléoniennes :
« S’agit-il d’un crépuscule (…) ? S’agit-il au contraire d’une aube (…) ? Ou
encore d’un épisode aberrant, caractérisé principalement par l’instabilité, la fréquence des crises commerciales provoquées par une politique économique arbitraire ? (…) Les années napoléoniennes attendent encore qu’on s’accorde à définir
leur place dans l’histoire économique nationale ». (souligné par nous, P-M R)
Si, sur le plan de l’économie comme sans doute dans de nombreux autres
domaines, le mythe napoléonien semble avoir encore de beaux jours à vivre, la
modernité de l’œuvre de Napoléon en ce qu’elle interpelle et renouvelle les questions du présent nous semble, quoiqu’il en soit, tout sauf contestable.
19 Ed. Gallimard, Paris, 1965
20 « Problèmes économiques de la France napoléonienne », Revue d’histoire moderne et
contemporaine, juillet-septembre
– 56 –
conStruction européenne,
modèLe impériaL, mythe napoLéonien
Jean-Jacques WUNENBURGER
Professeur de Philosophie générale à l’Université Jean Moulin de Lyon 3
IRPHIL, EA 4187
Directeur associé du Centre de recherches G. Bachelard sur l’imaginaire et la
rationalité de l’Université de Bourgogne
L’histoire contemporaine ne cesse d’être confrontée à la question impériale ;
les difficultés voire les apories de la construction d’une union européenne au-dessus des États-nations sont parfois l’occasion d’un retour à l’idée d’empire, sous
des acceptions variées. Lors d’un colloque à Sciences Politiques de Paris en juillet
2007, la question était bel et bien posée : « L’Union européenne ne peut-elle être
décrite comme un empire ? On y trouve sous un même « toit » politique des entités
à souveraineté limitée et qui sont de langues, de culture, de religions diverses tout
en vivant dans une tolérance réciproque relative. L’État-nation, défini comme
une formation où frontières culturelles et politiques tendent à coïncider n’est-il
pas érodé par l’existence d’une bureaucratie supranationale dont la capacité de
régulation va en augmentant et dont le rôle est perçu comme une atteinte à l’identité nationale par de nombreux acteurs ? »1. Si l’on a pris l’habitude de désigner
comme empires les USA d’Amérique ou l’Union des républiques soviétiques,
notre histoire française nous ramène par association d’idées au dernier, au seul
depuis Charlemagne, empereur, Napoléon. De fait, l’éphémère empire napoléo1
Organisé par Dominique Colas.
– 57 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
nien (1804-1815) apparaît bien à certains comme une préfiguration de l’Europe
d’aujourd’hui, qui pourrait inspirer encore toute pensée impériale. Aussi est-on
fondé de se demander sous quelles formes resurgit la question impériale dans les
spéculations sur le devenir européen, dans quelles mesures l’empire napoléonien
est-il à même d’éclairer le débat européen actuel, et quel type d’imaginaire impérial véhicule le mythe napoléonien.
1- La résurgence de l’idée d’Empire en Europe contemporaine
Depuis 1951, les pays d’Europe occidentale se sont lancés dans la construction d’une nouvelle Communauté/union européenne qui, peu à peu, a développé
ses institutions complexes (Commission, conseil de ministres, parlement), accru
son unité (par des moyens comme une monnaie unique, règles sur la liberté de
circulation, etc.) et élargi le nombre de ses membres. Pourtant les étapes et les
crises périodiques témoignent de la difficulté des pays membres à définir la nature
exacte de l’entité politique et juridique dont ils construisent petit à petit la forme.
D’un côté, l’Europe se présente comme une institution supra-nationale qui s’érige
en souveraineté proéminente, ramenant les États à des entités de plus en plus
subordonnées et subsidiaires. De l’autre côté, l’institution européenne ne semble
pas pour autant devenir un super-État, qui reprendrait à un niveau supérieur les
attributs étatiques (pas de présidence, pas d’armée, pas de politique internationale
unique). Il s’agit donc bien d’une union inter-étatique, d’une fédération, avec
des engagements contractuels de plus en plus forts, décidés à l’unanimité ou à
la majorité, mais qui entraîne des transferts de pouvoirs étatiques à des instances
décisionnelles floues et relativement impersonnelles. Cette situation complexe,
voire bancale, donne à penser que la construction européenne est encore en perpétuel devenir, incertaine encore de sa forme finale, hésitant finalement entre soit
une forme instituée absolument inédite, une sorte d’utopie, d’objet politique non
encore identifié, soit une forme ancienne mais souvent méconnue ou tenue en
suspicion, un empire.
Certes, la référence impériale qui s’enracine dans une tradition qui remonte
à l’empire romain puis au Saint-Empire romain germanique, sans omettre le
moment bouleversant pour l’Europe post-révolutionnaire qu’est l’empire napoléonien, n’est certes pas acceptée ni partagée par les discours dominants qui,
en Europe, ont subi l’empreinte des partis chrétiens-démocrates, attachés à des
valeurs profondément parlementaires, même sous des régimes monarchiques.
Les blocages de l’histoire récente (référendums anti-européens) ont pourtant fait
revenir à l’ordre du jour l’idée d’empire, avant tout dans les partis extrémistes,
de droite ou de gauche qui proposent des voies plus radicales pour bâtir la future
Europe, mais aussi chez certains penseurs plus démocratiques et très légalistes.
Dans le paysage politique francophone, on peut ainsi identifier une triple résur– 58 –
– conStruction euroPéenne, modèle imPérial, mythe naPoléonien –
gence, l’une mythologico-juridique, l’autre quelque peu refoulée et allusive, dans
le champ de l’extrême gauche, enfin une dernière revendiquée et dogmatique,
dans la droite extrême. Dans les trois cas, la figuration impériale de l’Europe se
dessine et se légitime du fait de l’effondrement en 1989 de l’Empire soviétique
(allant du mur de Berlin à Vladivostok) et de l’arrogance continue et impérialiste
de l’empire américain, qui ne cesse de vouloir incarner une mission universelle
de triomphe du Bien occidental.
a- D’abord il convient de signaler que la sémantique de l’Empire fait son
apparition dans les références historiques de promoteurs de l’Europe, « empire
du milieu » entre les empires soviétique et américain, qui ont souvent vu en Charlemagne leur ancêtre tutélaire2, avant d’être redéclinée de diverses façons dans
quelques essais récents plus proches des problématiques classiques. On peut ainsi
inventorier des généalogies mythiques qui invoquent soit l’empire romain, soit
l’empire carolingien, soit l’empire austro-hongrois, qui sont censés organiser une
unité d’entités politiques sans fusion étatique. Plus récemment, pour Ulrich Beck
et E. Grande3, l’Europe progresse moins par le biais des politiques stato-nationales que par un processus vertical propre au droit supranational, tel celui de la Cour
européenne de justice. « Grâce à sa jurisprudence, la Cour européenne de justice
devient un entrepreneur cosmopolitique, qui par la force du droit fait mordre l’Europe cosmopolitique sur l’Europe nationale »4. Ainsi prendrait forme une volonté
supérieure qui renverrait bien à une unité tout en reconnaissant les différences des
peuples, qui ne sont plus exclus dans leur identité mais inclus. Ainsi pourrait se
développer une Europe de la « deuxième modernité » qui reposerait sur une multiplication d’appartenance et de réseaux d’interdépendance, proches en ce sens
de l’idée d’empire, qui n’est pas seulement un super-État mais une forme originale de cosmopolitisme. On retrouverait ainsi les idées développées par Thierry
Ménissier pour qui l’Empire est un ensemble théorético-pratique qui vise la rationalisation d’un grand espace où s’exerce une citoyenneté différenciée5.
b- Les courants de l’internationalisme révolutionnaire se caractérisent quant
à eux par un renouvellement de la lutte contre le capitalisme mondialisé triom2
Jean-Luc Chabot rappelle la fréquence des références à Charlemagne, pour un grand
prix Européen, pour le bâtiment de la commission européenne, in « L’idée d’empire dans la
représentation de la construction européenne » in Th. Ménisser (ed), L’idée d’empire dans la
pensée politique, historique, juridique et philosophique, L’Harmattan, 2006, p 250.
3
U. Beck et E. Grande, Pour un empire européen, Flammarion, 2007.
4
Op. cit., p 19.
5
Th. Ménisser, L’idée d’empire dans la pensée politique, historique, juridique et philosophique, L’Harmattan, 2006, p 14-15.
– 59 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
phant, après la disparition de l’Empire soviétique, alors que les États-souverains
ne peuvent plus à eux seuls servir d’ancrage aux mouvements de résistance sociopolitique. Si les uns dénoncent les institutions européennes pour leur soumission
au néo-libéralisme américain, abandonnant toute idée d’indépendance de l’Europe (face aux USA- A. Négri), d’autres voient dans l’Europe une configuration
nouvelle propice aux luttes anticapitalistes. S’inspirant de la pensée spinoziste et
de la promotion du concept de « multitude », figure nomade des prolétariats du
marxisme, notamment mise en scène par Gilles Deleuze, ces pensées investissent
l’idée d’empire d’une connotation décentralisée, horizontale, véritable alternative
à la domination étatique6. Pour certains, la fédération des États européens peut
devenir une plateforme inédite d’action internationale des mouvements sociaux.
À condition de renforcer la solidarité par-delà les frontières et les citoyennetés.
Ce renforcement européen par le bas – qui ne préjuge pas d’une solidarité mondiale à un niveau supra-européen –, au niveau des situations de vie concrètes des
populations – travailleurs, immigrés, etc. – encore trop freiné par la bureaucratie bruxelloise, constituerait donc le pendant du renforcement par le haut, seul
enjeu des pas en avant de l’intégration des structures étatiques dans l’Europe. Il
n’est donc pas étonnant que resurgisse, dans de nombreuses analyses, la catégorie d’Empire, qui aurait le mérite de sceller une unité effective des « peuples »
européens, par delà leur diversité, et surtout au-delà des ententes interétatiques,
qui confisqueraient la parole des peuples pour sauvegarder les intérêts mondiaux
du capitalisme. L’Empire européen devient ainsi, à demi-mot, une forme réelle
d’union des populations, au-delà de leur citoyenneté nationale et des conventions formelles de Bruxelles, toutes assujetties aux intérêts des élites politiques
ou financières.
Pour Daniel Bensaid, s’inspirant des analyses d’E. Balibar, l’Europe est arrivée
à mi-chemin entre un retour vers la nation ethnique, source des fantasmes purificateurs, et une avancée vers une Europe procédurale, marquée par une démocratie post-nationale et une citoyenneté multiculturelle, telle que souhaitée par
J. Habermas. « Est ainsi posé le problème d’une citoyenneté séculière et profane
organisant le pluralisme des appartenances au-delà de l’alternative stérile entre
universalisme abstrait et communautarisme vindicatif »7. Il s’agit donc de penser
une nouvelle figure du peuple sous forme de « multitude », qui pourrait trouver sa
figure hégémonique dans un intermédiaire entre l’État-nation et une citoyenneté
cosmopolitique universelle. Ce qui amène Yann Moulier Boutang, autre rédacteur de la revue Multitude, à conclure à la nécessité d’une autre voie pour l’union
fédérale européenne. Certes, la forme de l’Empire au singulier semble rejetée au
6
Stefania Mazzone, « Le temps de l’empire : travail, subjectivité, multitude » in Th.Ménisser,
op. cit, .p 227 sq.
7
Daniel Bensaid, Souverainetés et empire, www.europe.solidaire.org
– 60 –
– conStruction euroPéenne, modèle imPérial, mythe naPoléonien –
même titre que l’État-nation (« est en train d’émerger une forme-État-nouvelle, ni
Nations au pluriel, ni l’Empire, avec un article défini au singulier, défini comme
l’Empire hyphenate, l’américano-empire, donc un Empire »8), mais l’impérialofédéralisme attendu semble bien être une voie alternative : « ce qui nous intéresse
c’est ce nouvel empire qui naît sous nos yeux et non de déplacer la vieille chanson
nationaliste un cran plus haut. Les multitudes dans les formes nouvelles de pouvoir impérial, ce n’est pas l’anti-américanisme primaire, c’est avoir en tête une
autre Amérique (celle de Seattle) »9.
c- Les courants européens traditionalistes, antimarxistes, s’engagent de leur
côté, symétriquement, dans une lutte contre l’Europe abstraite de Bruxelles, soit
en se repliant sur des idéologies nationalistes et protectionnistes, soit plus rarement
mais plus significativement, en s’engageant sur la voie d’une résurgence d’une
Europe impériale. Prenant acte de l’anachronisme de l’État-nation, qui aurait fait
triompher l’individualisme moderne contre les droits des peuples, de leurs langues et traditions, ces analystes voient dans la forme de l’Empire, entendu non
comme régime politique mais comme forme de politie, la seule alternative pour
réaliser une unité des peuples européens, respectueuse de leur diversité culturelle.
L’Empire apparaît donc, par opposition à l’État-nation, comme une structure géopolitique qui rassemblerait les pays européens de manière forte et durable, audelà de la bureaucratie néolibérale, sans pourtant créer l’uniformité contraignante
que l’étatisme post-révolutionnaire de 1789 a imposé à ses populations. Parmi
les thèses de la « Nouvelle droite », opposée aux thèses nationalistes, figure ainsi
cette proposition : « L’Europe sera impériale ou ne sera pas. L’Empire est la forme
et l’essence de notre devenir historique ; ce concept est à la fois spirituel et organique. Il assure la nécessaire cohésion pour notre défense, représente un front uni
dans nos relations internationales. Concept organique, l’Empire respecte les identités dont l’Europe se compose, tout en symbolisant sa spécificité universelle »10.
L’Empire ainsi invoqué est même différencié des formes modernes en vigueur
depuis Napoléon, qui auraient perdu leur ancrage spirituel et sacré, tel qu’il est
encore revendiqué par le Saint-Empire romain germanique. Cette position est
rattachée aux analyses d’un A. Kojève, qui a pu, dès 1945, malgré le dévoiement
de l’idée par l’idéologie du Reich allemand, appeler de ses vœux la formation
d’un « Empire latin » : « Le libéralisme a tort de n’apercevoir aucune entité politique au-delà de celle des nations. Mais l’internationalisme pèche par le fait de
ne voir rien de politiquement viable en deçà de l’humanité. Lui non plus n’a
8
Yann Moulier Boutang, « L’Europe, pierre de touche impériale ? pour une enquête sur le
fédéralisme », in Multitudes, n°3, novembre 2000.
9
Idem
10 Rubrique Europe, http ://fr.metapedia.org.
– 61 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
pas su découvrir la réalité politique intermédiaire des empires, c’est-à-dire des
unions, voire des fusions internationales des nations apparentées, qui est précisément la réalité politique du jour »11. Mais quelle qu’elle soit, la figure de l’Empire
représenterait donc la seule alternative à l’État-nation et donc la seule voie pour
l’Europe : ainsi pour le théoricien de la ND, A. de Benoist : « Certes, aujourd’hui
l’Europe est bloquée, et l’on ne voit poindre nulle part l’amorce d’un possible
renouveau de l’idée impériale. Mais cette idée existe. Il lui manque seulement
d’avoir (re)trouvé sa forme »12.
Ainsi sur toute la largeur de l’échiquier de la pensée politique, les difficultés
de la construction européenne donnent une nouvelle chance à l’idée d’empire
de retrouver une efficace conceptuelle, même si l’idée d’Empire est conçue de
manière tantôt lâche tantôt étroite, tantôt suggestive tantôt doctrinale. Dans quelle
mesure ces propositions voire programmes politiques peuvent-ils intégrer à présent l’histoire napoléonienne et établir une continuité avec l’Empire de Napoléon
qui a, à un moment donné, contribué de manière profonde à rapprocher les peuples à travers des institutions uniformes ?
2- La controverse de l’Empire napoléonien
L’évaluation de l’aventure impériale de Napoléon, dont la réussite a été aussi
foudroyante que sa chute (sacre 1804-abdication 1815), a donné lieu à des jugements antagonistes : Napoléon est jugé tantôt restaurateur d’institutions anciennes marquées par le modèle de l’empire romain, tantôt comme fossoyeur de la
monarchie française par une idéologie post-révolutionnaire, tantôt comme bâtisseur d’une Europe unie par des institutions communes, tantôt comme tyran français, oppresseur des monarchies européennes et qui a fait naître les fatales résistances nationalistes (à commencer par l’Espagne) : autant de bilans antithétiques,
sans nuances, qui ne permettent pas d’inscrire son action, son aventure dans un
paysage conceptuel clair.
D’un côté, l’Empire napoléonien a effectivement doté les pays européens, soit
dirigés par la famille impériale, soit subordonnés par des liens de vassalité forcée,
de législations économiques, juridiques, administratives communes, mettant fin
aux traditions féodales et ecclésiastiques héritées du Moyen Âge (corporations,
servage, etc.). Même après la chute de l’Empire, un grand nombre d’États ont
d’ailleurs conservé ces institutions, librement, témoignant là de la modernité
napoléonienne et de sa clairvoyance à saisir l’esprit du temps, en précurseur.
11 A. Kojève, « L’empire latin » in La règle du jeu, mai 1990, p 94.
12 Alain de Benoist, « L’idée d’Empire » ; voir aussi Jean-Claude Valla, « La nostalgie de
l’empire, une relecture de l’histoire napoléonienne » in Les cahiers libres d’histoire, N°12, Éd
de la librairie nationale, 2004.
– 62 –
– conStruction euroPéenne, modèle imPérial, mythe naPoléonien –
De l’autre côté pourtant, la forme impériale de cette politique de modernisation, qui a repris une grande part des valeurs d’égalité et de service public de la
Révolution française, est-elle vraiment dans la lignée de l’idée européenne d’Empire ? Le Saint-Empire romain germanique s’est explicitement défini comme une
résurgence et une translation de l’empire romain, qui avait pour la première fois
fédéré de l’Atlantique à l’Asie centrale, de la Libye à l’Ecosse, des peuples sous
l’autorité de Rome, tout en laissant chaque peuple libre de ses traditions. De
plus, la construction symbolique de l’Empire européen et chrétien s’est développée autour de la dualité de la souveraineté temporelle et de l‘autorité religieuse
papale, donnant certes lieu à d’indéfinies querelles de prééminence, mais inscrivant bien l’ordre politique dans une métapolitique, dont le christianisme assurait
le fondement transcendant. Or, l’Empire napoléonien semble tourner le dos à cet
héritage doublement :
- d’une part en détournant le principe de bipolarité temporel-spirituel. Non
seulement, Napoléon a réaffirmé la prééminence arrogante du pouvoir temporel sur le pouvoir religieux (en se sacrant lui-même en présence du Pape), mais
encore il a vidé l’idée d’Empire de son fondement spirituel traditionnel, qui ne
passe ni par la force ni par l’expansion territoriale, même s’il ne cesse d’invoquer
une continuité de légitimité avec l’empire chrétien13.
- d’autre part, en imposant à tous les peuples de l’empire des institutions uniformes réglées sur les seuls intérêts d’un pays, la France ; cet égoïsme et cet impérialisme français confèrent à l’Empire napoléonien une essence nouvelle, de type
autocratique voire totalitaire, qui devait en même temps le marquer de fragilité
du fait des résistances nationales suscitées par une politique au seul service des
intérêts français contre l’Angleterre.
On peut donc juger que les Empires modernes, à commencer par celui de
Napoléon, ont rompu leur lien métapolitique avec l’ « imperium » des Empires
(romain, byzantin, romain germanique, ou ottoman), tel qu’il est pensé par une
longue tradition qui va de Dante à J. Evola14. Pour A. de Benoist, « À l’époque de
Napoléon, l’Empire – terme déjà utilisé pour désigner la monarchie avant 1789,
13 Au moment de son sacre il déclare « Je n’ai pas succédé à Louis XVI mais à Charlemagne », cf revue Europe
14 Sur Dante voir Thierry Ménissier, « Monarchia de Dante : de l’idée médiévale d’empire
à la citoyenneté universelle », in L’idée d’empire dans la pensée politique, historique, juridique et philosophique, L’Harmattan 2006, p 81 sq. ; pour J. Evola : »L’Empire ne doit pas être
confondu avec l’un des royaumes des nations qui le composent, car il est quelque chose de
qualitativement différent, antérieur et supérieur, dans son principe à chacun d’eux »… « L’ancienne notion romaine de l’impérium, avant d’exprimer un système d’hégémonie territoriale
supranationale, désigne la pure puissance du commandement, la force quasi mystique de
l’auctoritas » (Révolte contre le monde moderne, L’Homme, Montréal, 1972, p 121).
– 63 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
mais simplement au sens d’État »- n’est qu’une simple entité nationale-étatique qui
cherche à s’affirmer en Europe comme une grande puissance hégémonique »15.
Il est donc difficile d’échapper à des jugements ambivalents, contrastés qui
mêlent le bien et le mal, la lumière et l’ombre, l’exemplification et la contrefaçon,
le restaurateur et l’usurpateur, la divinisation et la diabolisation, et qui semblent
de ce point de vue susciter des leçons d’histoire dialectiques voire paradoxales et
ne pas se prêter aisément à une mythologisation. C’est ainsi qu’un historien peut
conclure : « Pour avoir voulu réaliser à sa façon, sous son autorité et à l’avantage
exclusif de la France, une Europe homogène et unie, Napoléon a rendu, pour
longtemps, difficile, la tâche des constructeurs d’une Europe unie, de son plein
gré, mais il leur a rendu service en leur montrant qu’ils devaient impérativement
tenir compte de l’existence des patries et de leurs aspirations légitimes »16.
3- La puissance du mythe impérial
Ces considérations rationnelles qui tendent à démystifier l’empire napoléonien
et à le dissocier d’une pensée impériale européenne, suffisent-elles pour mettre fin
à la dimension mythique de la forme impériale, et de sa version napoléonienne ?
L’imaginaire impérial n’est-il pas plus fort que les considérations rationnelles des
historiens et des politiques ?
D’abord les représentations de l’Europe à construire, entre les représentations
de l’appareil des pouvoirs institués (partis, représentants des États) et les aspirations des populations, évoluent-elles en termes seulement rationnels ? L’Europe
n’a cessé de générer des images, symboles, mythes, à commencer par sa prétendue origine dans le mythe grec de l’enlèvement d’Europe. Tout au long des
étapes de l’histoire17, la référence à l’unité de pays européens est restée liée à des
récits religieux et théologiques, à des constructions imaginaires sur ce qui unit
les peuples en dehors de leurs histoires, traditions, langues. Peut-on de même
de nos jours penser une progression de l’unité européenne sous quelque forme
que ce soit, fédération, confédération, empire, sans nourrir, activer, faire partager
un imaginaire commun ? Les règles, lois, conventions, les procédures fiscales,
administratives, etc., ne suffiront sans doute pas, par une seule harmonisation
sinon une uniformisation, à créer un vécu commun, un vivre ensemble. L’Europe a besoin de mythes, de narrations poétiques, épiques, lyriques qui créent des
valeurs communes, rassemblant les peuples.
15 A.de Benoist, op cit, p 11.
16 Roger Dufraisse, Napoléon : pour ou contre l’Europe, source www.napoléon.org
17 En 800 Charlemagne se fait sacrer roi des Francs et Empereur à Rome. En 1519 Charles
de Habsbourg est élu Empereur germanique sous le nom de Charles Quint en se référant à une
mission divine.
– 64 –
– conStruction euroPéenne, modèle imPérial, mythe naPoléonien –
Mais il est vrai que l’Europe relève d’un imaginaire hybride. En dehors précisément de l‘Empire, il n’existe pas de réelle image unitive de l’Europe. Il n’existe
pas de mythe européen suffisamment puissant pour engendrer adhésion et action,
d’où sans doute le scepticisme actuel devant l’avenir. D’ailleurs, les représentations les plus usuelles sont celles de fédération et de simple alliance, deux entités
à imaginaire faible, à la différence des États-Unis d’Amérique qui font appel à
un imaginaire fort, lié aux Pères fondateurs et à une fonction historique messianique, à base religieuse18. Les imaginaires européens risquent d’ailleurs de ne
pas relever de l’imaginaire pur, ne s’enracinant dans aucun archétype véritable,
mais disposant d’images renforcées voire saturées de discours, de commentaires,
d’idéologies. On est surtout en présence d’idéologèmes, dérivés certes de mythes,
mais déjà hybridés de rationalités19.
De ce point de vue, la mythologie napoléonienne, contestable dans son identité
tant empirique que rationnelle, ne peut-elle incarner encore un schème mythique
qui permettrait d’apprivoiser, de sensibiliser, d’exemplifier un nouvel imaginaire
européen impérial ? Car la figure napoléonienne est porteuse, au-delà de ses données factuelles, d’une consistance mythique ; l’homme, sa figure, son style, ses
œuvres constituent une matrice exceptionnelle, entretenue par la légende, par les
mémoires des thuriféraires d’un personnage, d’une ère politico-militaire unique.
Son mélange d’aventurier et de constructeur, de militaire génial et d’homme
de loi rigoureux, de conquérant et de fondateur, constitue les ingrédients rares
d’un personnage et d’une épopée mythiques, inséparables d’une mythification de
l’idée impériale. Rarement un homme politique moderne n’a aussi rapidement été
magnifié, adulé, statufié en posture héroïque et n’a alimenté des scénarios messianiques de salut et rédemption20. L’imaginaire romantique, avant qu’il ne réactive
les mythèmes diaboliques de l’Antéchrist, a inséré Bonaparte puis Napoléon dans
les trames du grand mythe apocalyptique chrétien.
Napoléon n’a-t-il pas été reconnu par des philosophes eux-mêmes comme un
personnage et un événement sublimes, qui excède la rationalité commune ou qui
incarne une Raison divine absolue ? Si Fichte s’est farouchement opposé à lui,
depuis Goethe, bien des penseurs Allemands ont pu voir en lui une expression
du sublime, du sur-humain. Hegel note le 8 octobre 1806 à Iéna : « J’ai vu l’Empereur –cette âme du monde (Weltgeist) sortir de la ville pour aller en reconnais18 Voir notre analyse dans Imaginaires du politique, Paris, Ellipses, 2001, p 94 sq.
19 Voir les usages de l‘idéologème par F. Araujo dans ses travaux sur l’imaginaire des sciences de l’éducation.
20 À côté de la filiation pagano-romaine, on doit mettre l’accent sur la filiation christianochristique qui a développé un messianisme ésotérique et illuministe, particulièrement polonais
à travers Wronski, Towiansky, Mickievicz Frank Paul Browman, « Napoléon et le Christ », in
Europe, avril-mai 1969 p 82 sq.
– 65 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
sance ; c’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu
qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le
domine »21. F. Nietzsche célèbrera un peu plus tard à son tour Napoléon comme
« l’un des continuateurs de la Renaissance »… qui voulait une Europe d’un seul
tenant et cette Europe maîtresse du monde ». Et de dire que « Lorsque, sur le pont
entre deux siècles de décadence, apparut une force majeure de génie et de volonté
suffisamment puissante pour faire de l’Europe une unité politique et économique
en vue de créer un gouvernement planétaire, les Allemands ont par leurs guerres
de libération, frustré l’Europe du sens de la merveille pleine de sens qu’a été
l’existence de Napoléon »22.
Il ne serait donc pas surprenant que les idées impériales dans leur fonction
régulatrice des idéologies, dans leur fonction activiste d’inspiration de certains
engagements réformistes voire révolutionnaires, puissent encore capter, catalyser, métamorphoser à nouveau un jour les images de l’empire napoléonien. De
ce point de vue l’imaginaire napoléonien, n’en déplaise aux historiens de faits et
aux théoriciens des idées, en ces temps de pensée faible, risque encore de jouer
un rôle d’attracteur d’images, de facilitateur de convictions, de médiateurs de
croyances, bref d’imaginaire instituant d’histoire, certes au prix de distorsions et
de reconstructions typiques de tout imaginaire politique, mais que même la raison
philosophique du politique a légitimé parfois, plus que jamais durant cette phase
ambiguë de la construction européenne.
21
22
Hegel, cité in revue Europe, p. 225.
Nietzsche, cité in revue Europe p. 227.
– 66 –
napoLéon, père fondateur La répubLique
Charles NAPOLÉON
Président de la Fédération Européenne des Cités Napoléoniennes
Docteur en Sciences Economiques, Université Paris I
J’ai toujours été surpris que Napoléon soit absent des manuels traitant de l’histoire de la République comme des affiches présentant la galerie de portraits des
chefs d’État depuis le début de la République. Je sais que cet étonnement est partagé par des historiens étrangers, anglais notamment, peu suspects de sympathie
à son égard. Je vais essayer de vous expliquer pourquoi.
Pour nier le caractère républicain de son œuvre, ses adversaires mettent en
avant l’absence de participation du peuple aux décisions de son gouvernement,
son caractère dictatorial, l’instauration de l’empire héréditaire en 1804. Que
valent ces arguments ?
Plan de l’exposé :
1 - Depuis la société athénienne, République rime rarement avec Démocratie.
2 - Si les institutions napoléoniennes n’ont pas fait la part belle à la souveraineté nationale, il est abusif de dire qu’elle en a été entièrement absente.
3 - Une république sous les ors de l’Empire.
4 - Les sources du déni sont à chercher dans les orientations politiques des
bonapartistes au début de la 3ème République.
Historiquement République ne rime pas avec Démocratie
La République est un système politique dans lequel la souveraineté appartient
au peuple soit directement soit par l’intermédiaire de représentants élus. La légiti-
– 67 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
mité de la Monarchie procède de l’hérédité et, en France, sous l’Ancien Régime,
du droit divin.
Dans la cité grecque idéalisée, les termes de République et de Démocratie sont
synonymes.
De multiples exemples démontrent qu’il y loin de la théorie à la réalité et que
le lien entre République et Liberté n’a rien d’automatique à commencer par le
fonctionnement réel de la cité athénienne qui était en réalité une République aristocratique (du grec, aristos, meilleur, excellent, et kratos, le pouvoir, l’autorité).
La République romaine qui désignait chaque année ses consuls comme les
Républiques de Gênes ou de Venise leurs Doges étaient des républiques patriciennes où le pouvoir n’appartenait pas au peuple mais à une oligarchie de citoyens.
République romaine dont Bonaparte magnifiera les vertus et admirera son
magistrat le plus fameux : Jules César, général, consul, proconsul puis dictateur
à vie avant de terminer sous le stylet de Brutus qui voulait l’empêcher de se faire
roi. Ce coup salvateur des libertés ne peut faire oublier que le régime de César
n’avait en rien respecté la liberté de ses citoyens qu’il gouvernait avec une poignée de fidèles et de nombreux clients à son profit exclusif.
Plus récemment, il y eut la République monarchique. L’expression est utilisée par Maurice Duverger, juriste et professeur de droit, pour désigner le régime
du général de Gaulle. Son pouvoir personnel cadrait parfaitement avec l’image
d’un monarque républicain. Ses successeurs ont amplifié ses pratiques. L’actuel Président de la République gouverne sans avoir de compte à rendre au
Parlement.
À l’inverse des exemples qui précèdent, certaines monarchies constitutionnelles, à l’exemple de l’Angleterre, font référence en matière de libertés individuelles
et publiques. L’Habeas Corpus existe en Angleterre depuis 1679. En remontant
dans le temps, on voit que le principe électif était à la base de la désignation des
monarques en France avant l’avènement des Capétiens et que les rois de Pologne
étaient plus récemment encore désignés par le suffrage de leurs pairs.
En France, les monarchies de l’Ancien Régime ne sont jamais parvenues à
accepter le principe de contre pouvoir (voir les débats pour la convocation des
États-Généraux et l’hostilité du roi à accepter leur transformation en Assemblée
Nationale). Elles sont donc restées des monarchies absolues. Louis XVI en a
perdu le sceptre et la tête. Son frère cadet Louis XVIII et ses deux successeurs ont
bien tenté de rattraper le retard, mais la République aura pris le pas et leurs personnalités médiocres décevront leurs partisans. Ils seront renversés par le peuple
de Paris en 1830 et 1848.
La Première République (septembre 1792 à mai 1804) est le régime sous
lequel Bonaparte a gouverné la France pendant 5 ans. Elle n’est pas exemplaire
– 68 –
– naPoléon, Père fondateur la réPublique –
en matière de liberté. Bonaparte fera croire que c’est pour la sauver de la tyrannie
qu’il fait le coup d’État de Brumaire !
L’abolition de la royauté (depuis le 4 septembre 1791, monarchie constitutionnelle) date du 21 septembre 1792, de la première séance de la Convention
nationale qui vote à l’unanimité.
Elle est proposée par le député de Paris, Jean-Marie Collot d’Herbois qui ne
rencontre guère de résistance. Ecoutons L’abbé Henri Grégoire, évêque constitutionnel de Blois tonner : Qu’est-il besoin de discuter quand tout le monde est
d’accord ? Les rois sont dans l’ordre moral ce que les monstres sont dans l’ordre
physique. Les cours sont l’atelier du crime, le foyer de la corruption et la tanière
des tyrans. L’histoire des rois est le martyrologue des nations ! La République
est née.
La 1ère république se divise en 3 périodes :
la Terreur, de septembre 1792 à juillet 1794, où l’essentiel du pouvoir appartient au Comité de Salut Public dominé par les Montagnards ( 6 avril 1793- 27
juillet 1794). Le procès du Roi commence devant la Convention le 11 décembre 1792 (exécution le 21 janvier 1793) et marque le début d’une lutte à mort
entre Girondins et Montagnards pour le contrôle de l’Assemblée et de la Révolution. La chute de Robespierre, le 8 thermidor an II (26 juillet 1794) marque la
fin de cette période.
Le Directoire, entre le 26 octobre 1795 et le 9 novembre 1799, fondé sur la
Constitution de l’an III.
Le Consulat, régi par la Constitution de l’an VIII entre le Coup d’État du
18 brumaire et le couronnement de Napoléon Ier (10 novembre 1799 au 18 mai
1804).
Quelle est l’originalité de ces gouvernements ?
Pour la première fois en France est fondé un régime politique qui confie la
souveraineté au peuple.
Les premières élections avaient auparavant désigné l’Assemblée Législative
de 1791 (suffrage censitaire sur 24 millions de citoyens, 4,3 sont appelés aux
urnes) puis la Convention de 1792 qui avaient appelé 7 millions de citoyens aux
urnes (moins de 1 million se déplaceront).
Dans la tradition politique française, il y a une sorte de transitivité entre
Liberté, Egalité et Fraternité. C’est l’abolition des privilèges et la lutte contre
les inégalités (Egalité) qui guident les révolutionnaires de 1789, plus encore que
la conquête des libertés. Qu’est-ce que la Nation ? (Renan) : la volonté de vivre
ensemble (Fraternité) au-delà des différences d’origine, de religion et de race.
Pour s’exprimer, cette volonté suppose un consentement libre (Liberté).
Le monarque règne sur des sujets qui n’ont pas de liberté politique et ne peuvent donc pas adhérer à la nation fraternelle et moins encore se représenter collec– 69 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
tivement comme membres de cette Nation. Chateaubriand, monarchiste libéral,
oppose le goût des Français pour l’égalité au goût des Anglais pour la liberté.
Si les institutions napoléoniennes n’ont pas fait la parte belle
à l’expression de la souveraineté nationale, il est abusif de dire
qu’elle en a été entièrement absente.
Certes, les constitutions qui vont se suivre pendant les 15 années de son pouvoir vont peu à peu limiter le rôle du suffrage universel : Constitutions de l’an 8
(à Röderer : il faut qu’une constitution soit brève et obscure), de l’an 10 (Consulat
à vie), de l’an 12 (Empire) avant le projet avorté de retour à l’empire libéral de
1815.
Tout commence bien : au lendemain de Brumaire, les 3 consuls jurent d’être
fidèles à la république une et indivisible, fondée sur l’égalité, la liberté et le
système représentatif. La 1ère République avait bien couvert la Convention, la
dictature de salut public de Robespierre et le Directoire !
Il rassemble les Français : Je ne suis ni bonnet rouge ni talon rouge, je suis
national. J’aime les honnêtes gens de toutes les couleurs. Par la fin de la guerre
civile, le compromis avec les insurgés royalistes de Vendée. Chaptal note avec
humour qu’au premier conseil des ministres se côtoyaient des hommes qui, quelques années plutôt, se seraient envoyé à l’échafaud ! Il cherche à éviter : un nouveau Thermidor qui amènerait Louis XVIII et le retour des Jacobins qui s’étaient
imposés à la fin du Directoire.
La Constitution de l’an 8 instaure un suffrage censitaire et semi universel
(sans les femmes !) : les électeurs réunis au chef lieu de canton désignent le 10e
d’entre eux pour former une liste de notabilités communales qui désignent à leur
tour des notabilités départementales puis nationales. Sur ces listes, le pouvoir
choisit enfin les fonctionnaires communaux et départementaux et les membres
des assemblées nationales (Conseil d’État, Tribunat, Corps législatif, Sénat).
Le Premier Consul qui avait failli échouer devant le Conseil des Cinq Cents
où on avait crié hors la Loi le dictateur, encore pétri de sentiments républicains,
conscient de la faiblesse de sa légitimité, instaure le plébiscite (on parle alors
d’une République plébiscitaire). La Constitution de l’an 8 est approuvée par 20%
du corps électoral (ouverture de listes nominales avec colonne de oui et de non),
la Constitution de l’Empire (an XII), par 40%. Il est vrai qu’une fois Empereur,
le peuple ne sera plus consulté. L’expérience nous a appris que les plébiscites ou
les référendums qui sautent par-dessus la représentation nationale permettent de
manœuvrer l’opinion publique plus que de connaître son état réel !
Le Consulat à vie (1802) transforme le régime en une nouvelle République
inspirée par la dictature de salut public de César. Lucien Bonaparte la théorise
– 70 –
– naPoléon, Père fondateur la réPublique –
dans un ouvrage que son frère n’appréciera pas : Parallèle entre César, Cromwell,
Monk et Bonaparte.
Ce pouvoir reste fragile. Il dépend du sort des batailles. Il n’y aurait pas eu
l’Empire sans Austerlitz. Et il ne manquait pas de généraux (Moraux, La Fayette,
Bernadotte) pour le ramasser en cas de décès brutal du chef.
Par l’instauration de l’hérédité, la Constitution de l’Empire (1804) marque
institutionnellement la fin de la République. Même si l’article 1er proclame : « le
gouvernement de la république est confié à un Empereur qui prend le titre d’Empereur des Français » ; même si le préambule insiste sur la défense des acquis de
la révolution (biens nationaux) ; même si la monnaie évoque à l’avers « Napoléon Empereur » et au revers « République Française » jusqu’en 1809 ; même si
le 2 décembre, au couronnement, l’Empereur jure une fois encore son attachement aux acquis de la Révolution. Mais les règles de dévolution sont celles de la
Monarchie.
À partir de 1804, on revient aux formes de l’Ancien Régime : l’apparat, la
garde consulaire, les chasses et messes à St Cloud, les particules, l’étiquette. La
Légion d’Honneur n’a-t-elle pas été dénoncée comme l’esquisse d’une nouvelle
noblesse ?
Après César, c’est désormais la référence à Charlemagne, chef du SaintEmpire Romain d’Occident. Après Austerlitz, l’empereur d’Autriche perd son
titre et devient simple roi. Napoléon accrédite l’idée qu’il prend sa succession à
la tête du Saint-Empire d’Occident. Il s’est entièrement coulé dans le moule du
monarque. Il est devenu le monarque le plus puissant de son temps.
À Tilsitt, Napoléon Bonaparte partage l’Europe avec le tsar de Russie et
convoque à Erfurt les roitelets d’Allemagne qui sont devenus ses protégés. Il a
beau affirmer sous le regard ébloui de ses convives J’ai commencé ma carrière à
Marengo comme simple sous-lieutenant (ce n’est pas tout à fait vrai) on est bien
loin de la République et du sous lieutenant jacobin qu’il avait été !
Pourtant Napoléon termine la Révolution en gardant ses acquis et non pas en
la détruisant (ce n’est pas la Restauration) : J’ai refermé le gouffre de l’anarchie
et débrouillé le chaos, j’ai désouillé la Révolution – le Mémorial.
Mme de Staël et Benjamin Constant ont raison de protester contre les atteintes
à la liberté de la presse (Napoléon Bonaparte rédacteur en chef du Moniteur),
mais les proscrits sont peu nombreux (17 en 15 ans de gouvernement). Les crimes
politiques également, à part l’exécution du duc d’Enghien et probablement du
général Moreau. Napoléon Bonaparte peut affirmer dans le Mémorial : Mon gouvernement est étranger au crime.
Sa tentative de trouver une voie moyenne entre la république jacobine et la
monarchie (comme l’on fait avant lui Mirabeau, Lafayette) l’aura déporté vers
la Couronne. Ce sera la cause de l’échec de son système : le lien entre la France
– 71 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
et son monarque a été définitivement tranché par l’exécution du roi. La création
d’une nouvelle dynastie était impossible après la Révolution. Robespierre n’avait
fait que constater les faits lorsqu’il avait dit au procès du roi : sa mort est nécessaire pour que la révolution triomphe. En avril 1814 (déchéance par le Sénat
et abdication) son fils, le Roi de Rome, ne règnera que quelques jours, pour la
forme. Il n’y a pas de bonapartisme possible sans Bonaparte !
Mais l’histoire bégaye, un roi revint. Il apparut légitime aux monarchies
européennes coalisées et victorieuses avec les nobles qui, selon l’expression de
Talleyrand, avaient tout oublié et rien appris. C’est le peuple qui mettra fin par
les Trois Glorieuses au règne de son successeur Charles X, puis en 1848 de son
successeur Louis-Philippe. Avant la 2e République, le retour d’un Bonaparte et
un nouvel échec du pouvoir personnel débouchent sur la 3e République proclamée en 1872.
Une République gouvernée par un Empereur :
Napoléon, Empereur et République Française sont-ils incompatibles ?
À défaut d’en avoir les apparences politiques, son gouvernement mène une
politique républicaine. Car en même temps que la Liberté, il organise et codifie
l’Egalité.
De même que la société et l’économie chinoises évoluent vers l’Occident sous
un régime communiste de parti unique, la société du Consulat et de l’Empire
évolue vers l’Egalité et plus de Liberté sous un gouvernement qui a repris les
apparences de l’Ancien Régime.
Les caractéristiques du gouvernement républicain sont là :
Napoléon Bonaparte exerce son pouvoir personnel au nom d’une conception
de l’intérêt général. Nulle institution n’illustre mieux cette volonté que le conseil
d’État (Molé, Portalis père et fils, Régnault de Saint-Jean-d’Angély, Bigot de Prémeneu, Boulay de la Meurthe). Je rappelle la probité de l’homme, et ses talents
immenses : « Pour les affaires publiques, administratives et militaires, il faut une
forte pensée, une analyse profonde et la faculté de pouvoir fixer longtemps les
objets sans être fatigué » et : « Quant au courage moral, j’ai trouvé fort rare, celui
de deux heures après minuit ; c’est-à-dire le courage de l’improviste qui, en dépit
des évènements les plus soudains, laisse néanmoins la même liberté d’esprit, de
jugement et de décision ».
Au nom de l’intérêt général des Français, il crée une nouvelle administration
(Conseil d’État, préfets, Cour des comptes), « Le cadastre, tel que je l’ai arrêté,
aurait pu être considéré à lui seul comme la véritable Constitution de l’Empire »
Il redresse les finances (Gaudin) et jette les masses de granit (code civil, administration, franc germinal jusqu’en 1914…) avec des hommes comme Chaptal ou
Cambacérès.
– 72 –
– naPoléon, Père fondateur la réPublique –
Il développe l’Egalité et des libertés individuelles. J’aime cette instruction
qu’il donne à l’un de ses Conseillers d’État : Surtout, n’y gênez pas la liberté, et
bien moins encore l’égalité ; car pour la liberté, à toute rigueur serait-il possible
de la froisser, les circonstances le veulent et nous excuserons ; mais pour l’égalité, à aucun prix. Dieu m’en garde ! Elle est la passion du siècle et je suis, je veux
demeurer, l’enfant du siècle ! C’est bien l’ordre de ses priorités, celui de Rousseau
plus que de Montesquieu et de Voltaire. Quel monarque français aurait pu tenir
de tels propos ?
Le Code Civil (J’ai semé la liberté à pleines mains partout où j’ai implanté
mon Code civil), le Concordat, le nouveau Code pénal assurent les libertés fondamentales : la propriété privée, des procès équitables. Les Concordats avec les 3
religions (catholique, protestante, juive) organisent la liberté des cultes et sont la
première étape vers la laïcité.
Par ces réformes conduites avec volonté, ténacité et persévérance, il détruit les
privilèges de l’Ancien Régime et jette les bases de la société moderne : l’égalité
par l’école, l’université et les élites nouvelles ; la promotion par le mérite ; le
progrès social par organisation de l’État, les masses de granit, des institutions
modernes ; des libertés nouvelles codifiées comme en matière religieuse ou dans
la propriété privée des terres.
Il est l’homme clé de la charnière de 80 ans entre la convocation des ÉtatsGénéraux et la défaite de Sedan, de la transition entre la monarchie absolue et la
république moderne (démocratique). Dans cette immense lutte du présent contre
le passé, je suis l’arbitre et le médiateur naturel – le Mémorial.
Il a ouvert des chantiers qu’il a laissés à d’autres le soin de parachever dans
les domaines essentiels de la vie individuelle, familiale et sociale. Grâce à lui,
l’essentiel des réformes voulues par les révolutionnaires de 89 ont pris forme et
consistance. Elles ont directement produit la société dans laquelle nous vivons.
Il est indiscutablement l’un des pères fondateurs de l’ordre politique qui nous
gouverne, la République.
À la chute du Second Empire, le refus des bonapartistes de soutenir
la République crée une méfiance durable des Républicains à l’égard
de Napoléon.
Je n’apprends rien à personne en affirmant qu’après la mort de Napoléon, et la
lecture du Mémorial, les romantiques français, les Balzac, Dumas, Vigny, Stendhal, les intellectuels, les Sainte-Beuve, Michelet, les artistes, Berlioz, Delacroix
derrière le très républicain Victor Hugo, vont s’emparer de sa mémoire et le transformer en héros de la révolution. Ils sont relayés en Russie par Dostoïevsky et
Tolstoï, en Italie par Mazzini et Garibaldi…
– 73 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Tous ceux-là préparent le terrain qui fera d’un Bonaparte le vainqueur de la
1ère élection d’un président de la République au suffrage universel, en 1848. C’est
un inconnu qui porte un grand nom qui évoque l’ordre, la gloire et la prospérité
dans les campagnes. Il gagne avec 74,2% des suffrages exprimés (Louis-Napoléon Bonaparte 5,4 M de voix, Cavaignac 1,5 M de voix, Ledru Rollin 370 000
voix, Raspail 36 000 voix, Lamartine 17 000 voix).
Pendant son gouvernement le parti républicain émerge comme la principale
force d’opposition avec Thiers, Jules Ferry et Gambetta proches du dernier Premier
Ministre de Napoléon III, Emile Ollivier. Les dernières élections de 1869 témoignent d’une montée des républicains. L’Empereur met en place un gouvernement
libéral autour d’Emile Ollivier et organise un plébiscite (mai 1870) sur une constitution plus libérale qu’il gagne haut la main par 7,4 M de suffrage contre 1,6. Nous
sommes à 4 mois de Sedan ! La roche tarpéienne est proche du Capitole !
Après la défaite, l’exil en Angleterre et la mort de Napoléon III (9 janvier
1873), les bonapartistes sont confrontés à la question de la République : participer
ou non aux élections, la combattre ou la soutenir ?
Au lendemain de Sedan (septembre 1870), Gambetta avait frappé d’inégibilité
le personnel politique et administratif du régime dont la déchéance avait été votée
en mars 1871. Mais dès l’année 1872, les bonapartistes présentent des candidats
aux élections nationales. 75 députés sont élus en 1875 (la moitié de l’opposition de droite) et 104 en 1876, marquant le retour d’un bonapartisme populaire,
paysans, petit peuple citadin, ouvriers parisiens. Dans la Nièvre, les mineurs de
Decize se mirent en grève en 1875 au cri de Vive Napoléon IV ! Cette embellie
sera de courte durée. Pourquoi ?
Les clivages politiques au sein du parti bonapartiste l’Appel au peuple nous
sont connus par les travaux de l’américain John Rothney. Une droite réactionnaire qu’il qualifie de droite Coblence entretient des relations étroites avec les
monarchistes légitimistes. Elle est conduite par Paul Granier de Cassagnac puis
par son fils, propriétaires de L’Autorité, un journal qui se fait bientôt connaître
par ses imprécations anti parlementaires. Le Prince Impérial, fils de l’empereur
déchu, exilé, décalé par rapport au siècle, entouré de nostalgiques de l’Empire,
sous l’influence de sa mère, l’Impératrice Eugénie, catholique conservatrice, se
rattache à cette faction. Au centre du parti, une plaine dirigée par Rouher ; le
vice empereur revendique l’héritage de 1789 et rassemble les tenants d’un césarisme démocratique. À gauche, la Montagne, proche des républicains, populaire
et anti cléricale est dirigée par mon arrière grand-père, le prince Napoléon. Elle
est très minoritaire. Pour lui, le principe de souveraineté nationale se confond
avec le droit qu’a le peuple de désigner son chef. Il sera écarté du parti à la mort
du prince Impérial en 1879. L’impératrice Eugénie et Rouher monteront son fils
Victor contre lui.
– 74 –
– naPoléon, Père fondateur la réPublique –
La conclusion est donnée par René Rémond dans son ouvrage fameux Les
Droites en France : le drame du bonapartisme fut que le courant réactionnaire
finit par l’emporter.
Les ministres et hauts fonctionnaires de Napoléon III avaient été recrutés
parmi les notables de Louis-Philippe et non parmi les Jacobins rescapés de la
Terreur qui siégeaient autour de Bonaparte.
Issus pour la plupart de l’aristocratie ancienne ou nouvelle et de la haute ou
moyenne bourgeoisie, les membres du parti sont d’anciens hauts fonctionnaires
du Second Empire, défenseurs des positions qu’ils avaient acquises, appréciant
mal l’évolution de la société, soucieux de la restauration des privilèges disparus.
Hostiles à la République qui avait été hostile à l’Empire, ils appelèrent à l’alliance
avec les monarchistes (qui reprirent à leur compte le principe plébiscitaire).
Alliance contre nature des Légitimistes contre les tenants de 1789. Alliance
politiquement suicidaire. Le résultat ne se fit pas attendre. Aux élections de 1893,
ils furent réduits à 12 députés. Ils seront encore 12 dans la chambre Bleu Horizon
de 1919. Leur chef, mon grand-père, le prince Victor attendra 1910 pour proclamer son ralliement à la République. Il ne resta qu’un député, Taittinger, aux
élections de 1924, le Bonapartisme était mort.
L’électorat conservateur s’était réfugié dans le courant national-populaire
incarné par le Boulangisme (général jacobin poussé par Clémenceau, ministre
de la guerre, partageant les idées de la gauche radicale en 1889) avant d’aller
vers les ligues de 1930. L’électorat républicain se retrouva naturellement chez les
radicaux-socialistes.
Le courant politique monarchiste résista mieux. Il eut des députés jusqu’à la
veille de la 2e guerre mondiale. Les électeurs conservateurs préférèrent l’original
à la copie.
Les donnés de cette erreur politique sont parfaitement expliquées par le Prince
Napoléon (fils aîné du roi Jérôme)1 dès 1883 :
Il y a, écrira-t-il, en plaidant pour l’alliance avec les républicains, deux politiques en présence. Celle des devoirs et celle des usurpations dynastiques. La
première est la mienne, dictée par la glorieuse tradition de Napoléon 1er et de
Napoléon III. Politique ferme mais ouverte, conciliante, d’apaisement, respectueuses des forces sociales si ébranlées, humaine envers les pauvres, honnête
et fidèle avant tout à notre grande Révolution. La deuxième est une politique
réactionnaire, cléricale, de haines, de vengeance, d’oppression, provoquant par
des vantardises ridicules un appel à la violence, dont les buts et les moyens sont
à rejeter absolument.
1
Michèle Battesti , Plon-Plon, Perrin, 2010, 554 p.
– 75 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Et il précise : le règne des Bourbons ne saurait être que le triomphe d’une
politique réactionnaire, cléricale et antipopulaire. Le drapeau de la Révolution
abrite seul, depuis près d’un siècle, la gloire et les douleurs de la France.
N’est-on pas au cœur de l’impossibilité de réaliser la synthèse entre la
monarchie et la république sans un Bonaparte ? Par définition, le bonapartisme
est le projet d’un homme. C’est sa force, mais aussi sa faiblesse.
L’allergie de la majorité des Bonapartistes à la 3ème République, leurs alliances
politiques avec les monarchistes, leur glissement progressif vers la droite anti
parlementaire renforça durablement l’hostilité de beaucoup de Républicains au
Coup d’État de 1851 (rôle de Victor Hugo).
Ces données expliquent, mieux que l’absence de démocratie dans les gouvernements de Napoléon, mieux que les morts de ses campagnes (bilan de Verdun
700 000 morts), pourquoi la République n’a plus reconnu Napoléon Bonaparte
comme l’un des siens. Voici pourquoi ma famille fut exilée en 1886 dans une
proscription qui touchait d’abord la famille royale. Elle explique enfin la manière
dont Napoléon a été traité dans les manuels scolaires de l’enseignement républicain et on sait les difficultés qu’ont éprouvé les historiens français à présenter son
œuvre de manière objective jusqu’à une période récente.
On se prend à rêver au régime qui serait né d’une alliance entre les Républicains socialistes et Radicaux de Gambetta, de Jules Favre, d’Arago et de Clémenceau et le mouvement bonapartiste, alliance naturelle autour des principes de
1789 contre les conservateurs partisans du retour à l’ordre ancien. Une sorte de
démocratie autoritaire à vocation sociale, préfigurant la 5ème République … Mais
c’est un autre sujet !
C’est désormais à la science historique de rétablir la vérité : si Napoléon n’a
pas été un républicain au sens contemporain du terme (et comment aurait-il pu
l’être ?), c’est l’un des hommes qui a le plus puissamment contribué à jeter les
bases de la République, c’est l’un de ses pères fondateurs.
En conclusion
Je voudrais livrer quelques réflexions de Plon-Plon sur l’œuvre de Napoléon
qu’il connaissait bien (il avait été chargé par Napoléon III de la première publication de l’intégralité de sa correspondance). Extraits de Napoléon et ses détracteurs
(en réponse à Hippolyte Taine) écrits avec le concours de Fréderic Masson :
Dans Paris soulevé, il a affirmé à coups de canon la république contre la
Royauté. Partout où Napoléon laisse se rétablir les vieilles royautés… il est certain que ce sont ses ennemis qu’il aura derrière lui et qui, au premier échec se
jetteront contre la France.
Oui, dans le système napoléonien de 1809 à 1813 on est à l’aise pour critiquer. Certaines institutions sont restées inachevées, d’autres ont été exagérées.
– 76 –
– naPoléon, Père fondateur la réPublique –
La noblesse impériale, dont la conception a été grande, a eu un résultat fatal.
Elle s’est presque toute ralliée aux ennemis de son fondateur.
Quand on compare son œuvre civile à ses institutions politiques, on voit bien
qu’il se réservait le soin d’achever l’édifice dont il se bornait à jeter les fondements. Il avait compris que sur ce sol mouvant on ne pouvait pas encore asseoir
une organisation définitive et qu’il fallait laisser à la démocratie le temps de fixer
ses conquêtes avant d’arrêter la forme dans laquelle elle trouverait ses garanties
et ses droits.
Le problème politique reste donc entier, c’est à notre génération qu’il appartient de le résoudre. Je demeure convaincu qu’il y a dans cette œuvre immense
et inachevée l’idée fondamentale, le principe essentiel du gouvernement de la
démocratie française.
Il n’y a ni virgule ni iota à changer.
– 77 –
Le mythe de napoLéon auJourd’hui
Jacques-Olivier BOUDON
Professeur d’Histoire contemporaine à l’Université Paris IV-Sorbonne
Président de l’Institut Napoléon
La figure de Napoléon reste encore aujourd’hui ambiguë1, comme au lendemain de sa chute, lorsque se sont développées deux légendes contrastées2, une
légende noire d’une part qui dénonçait l’Ogre de Corse et le tyran, dont l’un des
principaux hérauts a été Chateaubriand dans De Buonaparte et des Bourbons ;
une légende dorée d’autre part qui s’appuyant sur l’héritage de la propagande
napoléonienne, met en scène le général conquérant, le réformateur de la France,
voire le défenseur des principes de 1789, ce dernier aspect étant accentué par la
publication du Mémorial de Sainte-Hélène en 1823, la mort de Napoléon deux
ans plus tôt faisant naître la figure du héros romantique chanté par Hugo comme
par Béranger, dessiné par Charlet ou Raffet3. La légende a largement contribué
1
Les réflexions qui suivent ont été déjà formulées dans Jacques-Olivier Boudon, Les habits
neufs de Napoléon, Paris, Bourin Editeur, 2009 ; mais elles se nourrissent aussi de l’évolution
du mythe au cours des deux dernières années.
2
Voir Jean Tulard, L’Anti-Napoléon. La légende noire de l’empereur, Paris, Julliard, coll.
Archives, 1965 et Le Mythe Napoléon, Paris, Armand Colin, 1971 ; Natalie Petiteau, Napoléon,
de la mythologie à l’histoire, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 2003 ; Annie Jourdan, Mythes et
légende de Napoléon, Toulouse, Privat, 2004 ; Sudhir Hazareesingh, La légende de Napoléon,
Paris, Tallandier, 2005.
3
Raffet 1804-1860, catalogue de l’exposition de la Bibliothèque Marmottan, Paris, Herscher, 1999 ; Charlet. Aux origines de la légende napoléonienne 1792-1845, catalogue de l’exposition de la Bibliothèque Marmottan, Paris, Bernard Giovanangelli Editeur, 2008.
– 79 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
au succès du neveu de l’empereur, Louis-Napoléon Bonaparte, élu sur son seul
nom à la présidence de la République le 10 décembre 1848, puis devenu empereur quatre ans plus tard avec un soutien massif du corps électoral. Cette même
légende survit au désastre de Sedan, Napoléon III n’entraînant pas Napoléon Ier
dans sa chute. Pourtant le rapport de la République à l’empereur reste complexe,
tandis que la mémoire nationale se nourrit des références à l’Empire. De fait, la
période de l’Empire appartient à la mémoire collective. Comment dès lors expliquer que le bicentenaire de l’Empire n’ait pas fait l’objet d’une commémoration
appuyée ? La réponse est sans doute à rechercher dans la relation difficile qu’entretiennent les hommes politiques avec Napoléon.
Napoléon dans le patrimoine historique et culturel
Pour évoquer la force du mythe napoléonien, il suffit de mesurer la place qu’occupe la période impériale dans notre environnement culturel, à tous les niveaux
que l’on puisse observer. La langue française s’est ainsi emparée de périphrases
venues en droite ligne de l’Empire, à commencer par « le mot de Cambronne »,
sans parler du « soleil d’Austerlitz ». Pour évoquer une défaite cuisante, qu’elle
soit politique ou sportive, on parlera de « Trafalgar », ou même de Bérézina, terme
qui renvoie dans la conscience collective moins à la bataille elle-même conduite
victorieusement par la Grande Armée et qui permit de passer la rivière du même
nom, qu’à la désastreuse retraite de Russie qu’elle incarne en fait. La gastronomie
a fait siens le poulet ou le veau Marengo, tandis que l’on déguste des alcools et
liqueurs telle la Mandarine Napoléon ou le Champagne Napoléon.
Le passé impérial habite les villes et villages de France, rares étant ceux qui ne
possèdent pas une rue dédiée à l’une des figures de l’épopée4. Il est inscrit dans la
pierre grâce aux statues des héros de l’Empire ou aux monuments que ce régime
a légués pour exalter son œuvre, à commencer à Paris5, par la colonne de la place
Vendôme, l’arc de triomphe du Carrousel, ou même l’arc de Triomphe qui fut
certes achevé sous la Monarchie de Juillet, mais n’en demeure pas moins l’un des
vecteurs de la légende napoléonienne6. Car les régimes successifs ont contribué
à prolonger cette inscription de l’Empire dans le paysage, notamment par la statuaire7. Le processus ne s’éteint pas au xxe siècle, même si l’érection d’une statue
4
Alain Chappet, Roger Martin et Alain Pigeard, Le Guide Napoléon. 4000 lieux Paris, Tallandier, 2005.
5
Karine Huguenaud, Balades napoléoniennes dans Paris. Consulat et Premier Empire,
Paris, Nouveau Monde Editions, 2006.
6
Isabelle Rouge-Ducos, L’arc de triomphe de l’Etoile. Art et histoire, Dijon, Editions Faton, 2008.
7
Florian Hurard, Les statues monumentales à l’effigie de Napoléon Ier en France pour
revivre l’épopée, mémoire de master 2 préparé sous la direction de Jacques-Olivier Boudon,
Université Paris-Sorbonne, 2010.
– 80 –
– le mythe de naPoléon aujourd’hui –
est souvent prise en charge par une association, mais rarement sans le soutien des
édiles locaux, comme le montre l’exemple de la statue de Bonaparte à Valence
érigée en 2010 à l’initiative de l’Association Bonaparte à Valence.
Les municipalités marquées par le passage ou l’action de Napoléon ont en effet
compris tout le parti qu’elles pourraient tirer de l’exploitation de sa mémoire.
Certaines d’entre elles organisent des reconstitutions historiques, du débarquement de 1815 à Golfe Juan, de la bataille de Montereau. Dans ces diverses manifestations, le recours aux associations de reconstituants est constant. Florissantes,
ces associations qui réunissent des hommes et femmes d’horizons très divers,
proposent une animation culturelle et historique qui contribue à faire revivre les
principaux épisodes de l’épopée. D’autres villes comme La Roche-sur-Yon ou
Pontivy n’ont pas manqué de profiter du bicentenaire de leur création pour rappeler ce qu’elles doivent à l’Empire, La Roche-sur-Yon décidant du reste de lancer
un programme de rénovation de la place Napoléon, avec comme cahier des charges de respecter le contexte historique de sa création. C’est aussi la préfecture
de la Vendée qui a été avec Ajaccio à l’initiative de la création d’une Fédération
européenne des cités napoléoniennes, présidée par Charles Napoléon. Son champ
d’action s’étend à toute l’Europe napoléonienne, avec une volonté de développement touristique indéniable que ce soit en Thuringe autour des champs de bataille
de Leipzig et Iéna, ou à Waterloo où le gouvernement wallon a décidé dès 2003 la
mise en chantier d’un centre du visiteur qui doit renouveler profondément l’offre
proposée aux touristes, en replaçant la bataille dans le contexte d’une histoire de
l’Europe de la Révolution au milieu du xixe siècle.
La mémoire de l’Empire est donc entretenue à des fins touristiques évidentes.
Napoléon reste l’un des personnages les plus populaires de l’histoire de France,
que ce soit auprès des Français ou des étrangers. Il attire le public. Le personnage
continue de fasciner d’où l’affluence autour de son tombeau aux Invalides8. Pour
autant, dans un pays centralisé comme la France, il n’existe pas un musée unique
réunissant tout ce qui a trait à sa vie et à son époque. Le projet d’un tel musée
avait été soulevé au début des années 1980 quand sont entrées dans les collections de l’État, les objets et œuvres d’art cédés par le prince Napoléon et sa sœur,
mais la décision a finalement été prise de conserver plusieurs sites : Malmaison
pour le Consulat, Fontainebleau pour l’Empire, Boispréau pour Sainte-Hélène,
Compiègne pour le Second Empire, tandis que le Musée de l’Armée se consacrait
aux questions militaires –il a rouvert en 2009 les salles dédiées à Napoléon, n’utilisant qu’une petite partie du fonds immense qu’il détient. Mais on trouve des
traces de Napoléon en d’autres lieux, dans sa maison natale à Ajaccio, au Musée
Fesch, au Musée de l’île d’Aix, les deux derniers étant gérés par le conservateur
8
Céline Gauthier, Le tombeau de Napoléon, Saint-Cloud, Editions Soteca, 2010.
– 81 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
de la Malmaison, au Musée de la Légion d’honneur à Paris, au Musée Marmottan également, sans oublier la Bibliothèque Marmottan à Boulogne-Billancourt
qui a régulièrement organisé des expositions sur les artistes de la légende, liste
non exhaustive, qui devrait aussi intégrer les collections étrangères dont celles
du Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, provenant notamment de l’héritage
d’Eugène de Beauharnais. Mais à ces institutions estampillées comme napoléoniennes viennent aussi s’ajouter d’autres espaces ayant pu organiser des expositions mettant en scène l’époque napoléonienne, à l’instar de l’Institut du Monde
Arabe présentant Napoléon en Egypte, ou encore le Musée des Arts décoratifs.
Mais depuis dix ans aucune de ces expositions thématiques n’a pris en charge
l’intégralité du personnage de Napoléon, contrairement à ce qui s’était fait en
1969 à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Napoléon9. Cette absence est
d’autant plus surprenante que la France possède des collections extraordinaires
pour montrer les diverses facettes du personnage et de son œuvre. Le projet d’une
exposition au Musée de l’Armée prévue en 2005 a été reporté. Il aura finalement
fallu attendre que l’initiative vienne d’Allemagne avec la grande exposition montrée à Bonn de décembre 2010 à mai 2011 sous le titre Napoleon und Europa.
Traum und Trauma. Organisée en partenariat avec le Musée de l’Armée à Paris,
elle devait y être montrée en 2012, la date de l’exposition étant finalement reportée à 2013, officiellement pour des raisons pratiques qui masquent en fait des
motifs d’ordre politique comme on le verra plus loin.
Napoléon avait compris que l’art pouvait servir à sa propagande. Deux cents
ans plus tard, l’effet des œuvres qu’il a commandées est intact. Le tableau du
sacre par David, comme son Bonaparte franchissant le Col du Grand-Saint-Bernard sont tellement célèbres qu’ils font l’objet de nombreux pastiches ou utilisations détournées. La publicité s’est en particulier emparée de l’iconographie
de l’époque napoléonienne en un jeu de références qui s’appuie sur des images
connues. Ainsi lors du lancement de l’Eurostar, en 1999, une affiche reproduisant le tableau de Paul Delaroche, Napoléon abdiquant à Fontainebleau, montre
Napoléon assis, déclinant, c’est-à-dire celui de la fin et annonce « 13 aller-retour
par jour. Pour quitter Waterloo le plus vite possible »10. La marque vend l’idée que
l’on peut faire l’aller et retour dans la journée et implicitement que l’on peut éviter
la défaite. Avec la construction de la gare de Saint-Pancrace, une nouvelle cam9
Napoléon, catalogue de l’exposition du Grand Palais, juin-décembre 1969, Paris, Ministère d’État des Affaires culturelles-Réunion des Musées nationaux, 1969. Une autre exposition
est organisée aux Archives nationales, Napoléon tel qu’en lui-même, catalogue de l’exposition
des Archives nationales, juin-décembre 1969, Paris, Archives nationales, 1969.
10 Henriette Touillier-Feyrabend, « Quand la publicité réécrit l’histoire », dans Napoléon.
Images de légende, catalogue de l’exposition organisée au Musée de l’image à Epinal, Epinal,
2003, p. 71-76.
– 82 –
– le mythe de naPoléon aujourd’hui –
pagne de publicité est lancée avec Napoléon face à ses troupes, et cette légende
« Oubliez Waterloo ». Très souvent l’image de Napoléon est simplement suggérée, par une ombre glissant la main dans son gilet ou par un bicorne. La redingote peut aussi matérialiser l’empereur. Autrement dit, la silhouette de Napoléon
est tellement ancrée dans les esprits qu’il suffit de la suggérer pour faire naître
l’image de l’empereur. Les produits qui sollicitent le plus Napoléon sont, outre
les spiritueux et le champagne, les produits financiers, mais aussi les voitures.
L’image de Napoléon renvoie donc au luxe, à cause de son assimilation au régime
monarchique, à la vitesse, à la sécurité, ce qui n’est pas contradictoire. Napoléon
est une valeur sûre, ce qui conduit compagnies d’assurances ou produits d’épargne à l’utiliser, à l’image de La Poste qui en 2005 lance une campagne pour
un produit financier, Solesio, avec ce slogan : « Ne faites pas comme Napoléon.
Préparez-vous une retraite au chaud », allusion explicite à la retraite de Russie,
qui suscite du reste des réactions d’hostilité sur le Net de la part de passionnés de
Napoléon qui considèrent que l’on se moque des soldats qui ont péri en Russie.
Mais la publicité n’est pas la seule à utiliser l’image de Napoléon. Le théâtre,
la télévision ou le cinéma continuent à mettre en scène Napoléon, le plus bel
exemple étant fourni par le téléfilm réalisé par Yves Simonneau, sur un scénario
écrit par le romancier Didier Decoin à partir de la fresque de Max Gallo11. Le premier des quatre volets de la série avec Christian Clavier en Napoléon Bonaparte a
réuni neuf millions de téléspectateurs à sa première diffusion, la série connaissant
ensuite de nombreuses rediffusions et un écho européen. C’est dire que même si
elle comporte quelques erreurs ou inexactitudes, elle a contribué à la diffusion du
mythe napoléonien. Les séries plus critiques comme la Guérilla ou les désastres
de la guerre, due à George Semprun dans les années 1980, ou Napoléon et l’Europe, fresque en quatre volets mettant l’accent sur les résistances à la domination
française, n’en contribuent pas moins à faire vivre le souvenir napoléonien. Le
cinéma a été moins heureux ces dernières années, les productions mettant en
scène Napoléon n’ayant guère rencontré de succès, mais le personnage continue de fasciner les cinéastes au premier rang desquels Stanley Kubrick. Tous ces
exemples attestent de la force du mythe. Sur quoi repose-t-il ?
Napoléon incarne incontestablement le mythe du sauveur, de l’homme providentiel. Il en joue lors de son retour d’Egypte quand il se présente comme un
recours dans une France minée par la crise. Il revêt à nouveau ces habits au début
de 1804 quand la menace d’un complot contre sa personne lui permet de se poser
en seule véritable solution pour la France ce qui conduit les assemblées à voter
le passage à l’Empire. Il renoue enfin avec cette tradition au moment des Cent11 David Chanteranne et Isabelle Veyrat-Masson, Napoléon à l’écran, Paris, Nouveau
Monde Editions, 2003.
– 83 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Jours, quand il se présente physiquement à Golfe Juan, avec l’intention affichée
de redresser une France retombée dans ses anciens travers et menacée du retour
de l’Ancien Régime. Mais au-delà de sa propre personne, Napoléon fait rejouer,
dans une partie de l’opinion publique, le mythe de l’âge d’or, l’Empire étant
perçu plus ou moins consciemment comme un temps de grandeur pour la France.
Comment dès lors expliquer la faiblesse des manifestations organisées autour du
bicentenaire ?
La République face à l’Empire
En 2005, à la veille du bicentenaire de la bataille d’Austerlitz, le silence
observé par les autorités de l’État sur cet événement majeur de l’époque napoléonienne a surpris une partie de l’opinion, au-delà des seuls nostalgiques de l’Empire. Alors qu’une grande exposition prévue aux Invalides est finalement annulée, le gouvernement se contente d’envoyer le ministre de la Défense, Michèle
Alliot-Marie à Slatkov en République tchèque, tandis que le ministre de la Justice
apporte son patronage à une modeste cérémonie en l’honneur de l’armée place
Vendôme, manifestation qui se déroule hors de la présence du premier ministre,
Dominique de Villepin, pourtant connu pour son intérêt pour l’Empire et alors
en déplacement à Amiens. Dans Le Monde, l’historien Pierre Nora, membre de
l’Académie française s’étonne : « Avec cette commémoration, ou plutôt cette non
commémoration de la bataille d’Austerlitz, on touche le fond. Le fond de la honte
et le fond du ridicule », écrit ainsi Nora12. Cette prise de position est d’autant
plus importante que Pierre Nora est d’abord un historien de la République. Il
est surtout l’inventeur du concept de « lieu de mémoire », et le maître d’œuvre
d’un monument historiographique publié chez Gallimard à partir de 1984, qui
demeure à ce jour l’apport le plus neuf en matière de recherche et de réflexion
historique des dernières années du xxe siècle13. L’absence de commémoration
est d’autant plus étonnante que peu de temps auparavant, le gouvernement avait
envoyé le porte-avion Clémenceau participer aux cérémonies commémorant le
bicentenaire de Trafalgar. Certes, la polémique née du livre de Claude Ribbe, Le
crime de Napoléon, paru au même moment, a brouillé les cartes14, mais en fait la
décision de passer sous silence Austerlitz était antérieure. Elle s’inscrit du reste
dans le prolongement de ce qui a été fait depuis 1999.
Depuis l’entrée dans le bicentenaire du Consulat et de l’Empire, l’option a été
prise de commémorer a minima l’œuvre de Napoléon Bonaparte. Il était diffi12 Pierre Nora, « Plaidoyer pour les ‘indigènes’ d’Austerlitz », Le Monde, 13 décembre
2005.
13 Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, t. 1, La République, Paris, Gallimard, 1984, t. 2,
La nation, ibid., 1986, t. 3, Les France, ibid., 1992.
14 Claude Ribbe, Le crime de Napoléon, Paris, Privé, 2005.
– 84 –
– le mythe de naPoléon aujourd’hui –
cile, dans un pays marqué par la fièvre commémorative, de passer sous silence la
création deux siècles plus tôt des grandes institutions françaises, Sénat, Conseil
d’État, préfets, école de Saint-Cyr, lycées, Légion d’honneur, monnaie, Code
civil etc. Mais rien n’a été entrepris pour réunir ces commémorations en un même
ensemble qui aurait permis de mettre en exergue l’œuvre réformatrice, incontestable, de Napoléon. La commémoration a été en quelque sorte déconcentrée entre
les mains des diverses institutions concernées15. Restait l’armée, pour laquelle
la période impériale demeure une période glorieuse, marquée par des batailles
encore enseignées dans les écoles de guerre. Austerlitz est de celles-là. Elle appartient au patrimoine des militaires et est célébrée par eux chaque année. Bien plus,
la bataille a longtemps figuré dans les manuels scolaires comme illustration de la
tactique napoléonienne. Enfin, elle apparaissait comme la dernière bataille de la
Révolution, une bataille pour la défense des principes de 1789 contre les princes
coalisés, Russie, Autriche, mais aussi Angleterre. Certes, à l’heure de la construction européenne, la France n’a sans doute pas voulu faire revivre les combats du
passé et donner l’impression qu’elle exaltait les guerres d’hier. Elle ne s’en était
pas privée un siècle plus tôt quand le centenaire de l’Empire s’inscrivait dans le
contexte de la revanche contre l’Allemagne et que les jeunes élèves apprenaient
dans leur manuel scolaire à vénérer les soldats de l’Empire en même temps qu’ils
étaient mis en garde contre les dangers de dictature associés à ce régime.
À la fin du xxe siècle et au début du xxie siècle, l’exaltation de la gloire militaire
liée à l’Empire n’est plus de mise. La France et l’Europe sont en paix, l’armée
française se consacrant désormais essentiellement à des missions de maintien de
l’ordre dans les zones de conflits à travers le monde. Surtout elle est devenue une
armée de métier depuis la disparition de la conscription en 1997. Elle n’est plus
cette armée nationale issue de la Révolution qui avait permis de mettre en avant
la figure du citoyen-soldat. Austerlitz, comme Valmy, représentait l’une de ces
victoires au cours desquelles s’était exprimé un esprit national, conduisant à une
forme d’association de la bataille à la nation plutôt qu’à l’Empire16. Les autres
grandes batailles napoléoniennes n’ont pas davantage suscité l’intérêt. Un grand
silence a ainsi entouré en France le bicentenaire de la bataille d’Iéna. La réaction
fut autre en Allemagne tant la bataille a marqué un moment décisif dans l’histoire
du pays. Iéna, salué par Hegel comme par Goethe a en effet été considérée par
les Allemands comme le point de départ d’un effort de régénération qui devait
conduire à la formation de l’unité allemande et donc de l’Allemagne moderne.
15 Le volume annuel consacré aux Célébrations en atteste. Il faut attendre 2003 pour qu’un
dossier spécial soit consacré à l’œuvre de Napoléon, sous le titre « 1804, l’Empire », dans
Célébrations nationales 2004, Paris, Ministère de la Culture, 2003, p. 17-71.
16 Sur Austerlitz, on lira Jacques Garnier, Austerlitz, Paris, Fayard, 2005 et Musée de l’Armée, Austerlitz. Napoléon au cœur de l’Europe, Paris, Economica, 2007.
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– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Napoléon joue de ce fait un rôle important dans l’histoire de l’Allemagne, comme
l’atteste la présence d’un article qui lui est consacré dans les Mémoires allemandes, ouvrage dirigé par Etienne François et Hagen Schultze, sur le modèle des
Lieux de mémoire de Pierre Nora17. Pourtant, en France, cet anniversaire passe
inaperçu, au grand dam de Jean-Claude Casanova, directeur de la revue Commentaire, qui s’interroge sur cette absence d’attention à l’heure de la construction
européenne et alors que le couple franco-allemand en est l’un des moteurs historiques18. Le silence est d’autant plus étonnant qu’en Allemagne, les célébrations
se sont multipliées. La région de Thuringe, où se sont déroulées les deux batailles
de Iéna et Auerstadt, mais qui abrite aussi Weimar et Erfurt, deux villes fortement marquées par la présence de Napoléon, a mis en place un vaste programme
de manifestations, dont un parcours des champs de bataille, une reconstitution
de la bataille avec 1500 reconstituants, une « nuit Napoléon ». L’exposition au
Musée de la Ville, intitulée « C’est la guerre. Napoléon en Thuringe », a rappelé
les différents épisodes et le contexte de la bataille, mais aussi ses conséquences
sur les populations civiles. Il ne s’agit donc pas d’exalter la guerre, encore moins
l’occupation française, mais de revenir sur un moment fort de l’histoire de l’Allemagne. La région place du reste ces manifestations dans le cadre des relations
franco-allemandes. Au même moment, la ville de Berlin n’hésite pas à évoquer
en grande pompe l’anniversaire de la prise de la ville par Napoléon, par un colloque organisé conjointement par l’ambassade de France et l’université Humboldt, une reconstitution de l’entrée de Napoléon dans la ville près de la porte de
Brandebourg et une exposition sur les caricatures napoléoniennes permettant de
mettre l’accent sur la légende noire de l’empereur…
Le contraste entre ce qui se passe en France et à l’étranger est frappant. Les
pays voisins de la France sont décomplexés à l’égard de Napoléon et capables
d’en montrer toutes les facettes. Ils sont attentifs surtout à la manière dont la présence française, de façon négative ou positive, a contribué à forger leur identité
nationale. À cet égard, les manifestations organisées en Espagne comme au Portugal ont montré l’intensité du souvenir de la guerre d’indépendance, mais aussi
l’influence qu’elle avait pu avoir y compris sur le destin de l’Amérique latine19.
En 2009, les États héritiers des Provinces illyriennes, en particulier la Slovénie
et la Croatie, ont beaucoup mis l’accent sur ce que leur pays respectif devait à
17 Étienne François et Hagen Schultze (dir.), Mémoires allemandes, Paris, Gallimard, 2007.
18 Jean-Claude Casanova, « Histoire et mémoire. Comment commémorer les bicentenaires
napoléoniens ? », communication au colloque La campagne de Prusse en 1806. Entre histoire
et mémoire, organisé par l’Institut Napoléon à la Bibliothèque Marmottan, octobre 2006.
19 Sur l’ampleur des manifestations en Espagne, voir René Aymes, « La commémoration
du bicentenaire de la Guerre d’Indépendance (1808-1814) en Espagne et dans d’autres pays,
Cahiers de civilisation espagnole contemporaine, 5, 2009, et 7, 2010.
– 86 –
– le mythe de naPoléon aujourd’hui –
l’occupation française, le tout sur fond de rivalité en vue de l’entrée de la Croatie
dans l’Europe20. Napoléon est un enjeu de mémoire qui déborde largement le
cadre français.
Napoléon en politique
Figure controversée, Napoléon n’en demeure pas moins l’un des personnages
historiques préférés des Français21. Il arrive régulièrement dans le trio de tête à
l’occasion des divers sondages organisés sur la question. En 2004, il est ainsi en
deuxième position, derrière le général de Gaulle, avec 18 % des suffrages, dans
une enquête réalisée auprès de 1003 personnes à l’occasion du bicentenaire du
sacre22. Pour les Français, Napoléon est d’abord perçu comme le « conquérant de
l’Europe » (36 %), puis le « Père du Code civil (30 %), enfin l’organisateur de
l’administration française (17 %), ce qui confirme l’ambivalence du personnage.
Napoléon est donc populaire, mais pourtant peu utilisé dans la propagande politique. Les hommes politiques sont rares à le citer, hormis quelques Corses d’origine tels Charles Pasqua ou André Santini. À droite, on se méfie de l’accusation
de tentation dictatoriale, à gauche on voit en général en Napoléon le fossoyeur
de la Révolution. Une exception cependant, Jean-Pierre Chevènement qui, dans
l’affirmation d’un discours nationaliste, n’hésite pas à faire référence à Napoléon,
placé aux côtés de Jeanne d’Arc, Gambetta, Clemenceau et le général de Gaulle,
figures reprises sur la carte de vœu qu’il envoie à ses électeurs en 2000.
La rareté des références à Napoléon dans le discours politique rend dès lors
plus étonnante la comparaison faite entre l’empereur et Nicolas Sarkozy à partir
de 2007. L’hebdomadaire The Economist est l’un des premiers à expliciter cette
comparaison en montrant en Une un pastiche du tableau de David, Bonaparte
franchissant le col du Grand-Saint-Bernard, la tête de Nicolas Sarkozy ayant
remplacé celle du général corse. Le commentaire est sans ambiguïté : « Fran20 On citera parmi d’autres initiatives l’exposition organisée à Ljubljana, venue ensuite au
Musée de l’Armée à Paris, Sous les Aigles napoléoniennes. Bicentenaire des Provinces illyriennes, catalogue de l’exposition de Ljubljana, 14 octobre 2009-28 février 2010, Narodni
Muzj Slovenije, 2010, ou encore le colloque organisé en Croatie en octobre 2009, publié sous
le titre Hrvati i Ilirske pokrajine/Les Croates et les Provinces illyriennes, Zagreb, Académie
des Sciences et Arts de Croatie, 2010, ou enfin le colloque organisé par l’Institut Napoléon
au Musée de l’Armée, en partenariat avec les ambassades de Croatie et de Slovénie, sur Les
Provinces illyriennes dans l’Europe napoléonienne, dont les actes doivent paraître dans la
Collection de l’Institut Napoléon.
21 Christian Amalvi, Les héros des Français. Controverses autour de la mémoire nationale,
Paris, Larousse, 2011, 445 p.
22 « Les Français, Napoléon et leurs personnages historiques préférés », sondage Ifop, Le
Journal du Dimanche, 28 novembre 2004. Voir aussi Jean-Pierre Rioux, La France perd la
mémoire. Comment un pays démissionne de son histoire, Paris, Perrin, 2006, 223 p.
– 87 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
ce’s chance. The case for Nicolas Sarkozy »23. Le parallèle s’amplifie, notamment après l’élection, et est repris par de nombreux journaux24, mais aussi par
des écrivains ou essayistes, à l’image de Patrick Rambaud25 ou Alain Duhamel26.
Pourtant Nicolas Sarkozy n’a pas exagérément cité Napoléon, préférant d’une
certaine manière les figures du panthéon de la gauche française. Il l’évoque
certes, au cours de la campagne, mais de façon modeste et toujours en privilégiant l’homme du consensus, celui qui réconcilie l’Ancien Régime et la
Révolution27 et se dit héritier de l’ensemble de l’histoire de France, d’où le
projet de Musée finalement transformée en Maison de l’histoire de France. La
comparaison avec Napoléon est donc sous-jacente. Elle renvoie au mythe de
l’homme providentiel, aux notions aussi d’ordre et de réforme, elle flatte les
nostalgiques de l’image de la France comme grande puissance. Mais la comparaison peut aussi se retourner dans un sens négatif, être utilisée pour dénoncer
la tentative de main mise sur les médias ou le Parlement, voire être exploitée
pour mettre en avant l’abaissement de la France. C’est encore The Economist
qui montre la voie, en écho à la Une d’avril 2007, en montrant en 2009 Carla
Bruni accompagnée de son mari, ce dernier disparaissant sous le bicorne de
Napoléon28. L’image du cavalier conquérant est loin. C’est le Napoléon le Petit
cher à Victor Hugo qui est mis en exergue, c’est-à-dire le responsable du déclin
de la France. Alors que la prochaine élection présidentielle se déroulera l’année
du bicentenaire du désastre de Russie, on peut s’interroger sur la manière dont
la comparaison peut se prolonger.
Quoi qu’il en soit, le seul fait que Napoléon ait pu servir, de façon positive ou
négative, de point de comparaison montre à quel point son image reste prégnante
dans l’opinion. Mais légende noire et légende dorée cohabitent, si bien que Nicolas Sarkozy a pu être tour à tour perçu comme un sauveur, un homme d’ordre,
un homme providentiel, ou comme un chef d’État avide de profiter des ors de
la république, se coulant aisément dans les habits d’un monarque républicain,
comme un président prompt à rétablir les privilèges, ceux de l’argent notamment.
La naissance annoncée d’un héritier, prévue en octobre 2011, suscite déjà des
commentaires et des comparaisons avec la naissance du roi de Rome un peu
23 The Economist, 12 avril 2007.
24 Par exemple Le Point, titre en Une sur « Nicolas Bonaparte », 8 janvier 2009.
25 Patrick Rambaud, Chroniques du règne de Nicolas Ier, Paris, Grasset, 2008, 169 p.
Patrick Rambaud a ensuite poursuivi sur le même registre en publiant trois autres titres.
26 Alain Duhamel, La marche consulaire, Paris, Plon, 2008, 259 p.
27 Marc Bélissa, « Napoléon Ier », dans Laurence de Cock, Fanny Madeline, Nicolas Offenstadt et Sophie Wahnich (dir), Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France. Dictionnaire critique, Marseille, Agone, Passé-Présent, 2008, 203 p., p. 141-3.
28 The Economist, « The incredible shrincking président », 11 septembre 2010.
– 88 –
– le mythe de naPoléon aujourd’hui –
plus de deux cents ans plus tôt, en mars 1811. La France n’en a pas fini avec la
mémoire de Napoléon. Les années qui s’annoncent, marquées par les bicentenaires de la campagne de Russie, de la défaite de Leipzig, de la campagne de France
et de Waterloo, sans parler de l’exil à Sainte-Hélène, devraient fournir leur lot de
commémorations et donc matière à continuer la réflexion engagée sur la persistance du mythe napoléonien au début du xxie siècle.
– 89 –
La création d’un mythe ukrainien
Sur napoLéon danS LeS travaux
d’eLie borSchak et Le fonctionnement
de ce mythe danS Le diScourS hiStorique
en
ukraine
Vadym ADADOUROV
Maître de Conférences en Histoire à l’Université Catholique d’Ukraine,
Directeur d’études en Histoire,
Directeur du département d’histoire moderne et contemporaine
Jean Tulard, l’éminent spécialiste de l’époque de Napoléon dont nous
avons eu l’honneur d’assister aux cours sur l’historiographie napoléonienne
à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, a remarqué dans son ouvrage classique
Napoléon, ou le Mythe du Sauveur le rôle que le mythe public a joué dans
l’avènement politique et militaire de Bonaparte. Il s’agit des représentations
collectives fondées sur la foi dans le charisme de Napoléon à sauver des propriétaires nouveaux de la menace de la rentrée présumée des gentilshommes
et du clergé royalistes ; des simples ouvrières et paysans du chômage et de la
pauvreté ; la nation française des partages politiques dans son propre sein ; la
France des interventions étrangères et toute l’Europe des guerres sanglantes ;
le culte catholique des athées et des schismatiques ; la civilisation européenne
des barbares russes, etc. Mais le fonctionnement du mythe du Sauveur ne se
borne pas aux frontières de la France et il se répand dans de nombreux coins
– 91 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
de l’Europe. Dans les territoires de la Pologne, partagés entre la Russie, la
Prusse et l’Autriche, ce mythe a pris des formes nettement nationales. Sa
fonction sociale consistait à soutenir les Polonais dans la conscience de l’injustice des partages qui ont été contestés par le Grand Empereur qui a entrepris deux guerres pour l’indépendance de la Pologne. Dans la première moitié
du xxe siècle, le mythe polonais de Napoléon comme partisan déclaré du rétablissement de la Pologne dans ses anciennes limites (y compris les territoires de
l’Ukraine, de la Lituanie et de la Biélorussie) a été fortement contesté par les
historiens ukrainiens et lituaniens qui ont agi dans le courant idéologique de
leurs mouvements nationaux.
L’homme politique et écrivain Elie Borschak (1892–1959) qui a émigré, après
la défaite de la Révolution ukrainienne (1919) en France, avait consacré ses études
historiques au thème « Napoléon et l’Ukraine »1. Borschak avait trouvé dans des
archives et bibliothèques françaises les preuves en faveur de ce que Napoléon Ier
s’intéressait aussi vivement à l’idée de l’indépendance de l’État des Cosaques
ukrainiens et des Tartares de Crimée, nommée « la Napoléonide » dont le projet
de création avait été proposé à Napoléon par son conseiller, le général polonais Michel Sokolnitski. Dès les années 1920, les travaux de Borschak ont été
considérés par les milieux nationalistes ukrainiens comme une des preuves de
l’importance de l’État ukrainien pour l’Europe.
D’ailleurs, la valeur scientifique des travaux de Borschak, qui a négligé complètement les principes des travaux archéographique et historique, n’a pas besoin
d’être exagérée. Ses « recherches » présentent plutôt une narration au caractère populaire, dans laquelle les faits réels sont réunis avec les considérations
hypothétiques, entièrement déracinés du contexte historique. Cette circonstance
confirme notre récente étude2 dont l’objectif initial consiste à vérifier les références des ouvrages de Borschak selon les sources des Archives du Ministère
des Affaires étrangères, Archives Nationales et Archives du Service historique
de la Défense. Nous avons démontré que Borschak a plusieurs fois modifié les
témoignages authentiques de l’époque afin de populariser l’idée de l’indépendance de l’Ukraine, contestée par les Russes et les Polonais. En prenant les Polo1
Borschak, Elie, « Napoléon et l’Ukraine », in Revue des Études Napoléoniennes, Paris,
1922, t. 2, p. 24–40 ; Борщак, Ілько, Наполеон і Україна, Львів, 1937, 120 c. [Borschak,
Elie, Napoléon et l’Ukraine, L’viv, 1937, 120 p.].
2
Ададуров, Вадим, « Наполеоніда » на Сході Європи : Уявлення, проекти та
діяльність уряду Франції щодо південно-західних окраїн Російської імперії на початку
XIX ст., Львів, 2007, 560 с. [Adadourov, Vadym, « La Napoléonide » in L’Europe
Orientale : La partie méridionale des confins occidentaux de l’Empire de Russie dans
les représentations, projets et activité du gouvernement de la France à l’aube du xixe
siècle, L’viv, 2007, 560 p.].
– 92 –
– la création du mythe ukrainien Sur naPoléon –
nais en aversion, cet auteur a caché intentionnellement la paternité du mémoire
dans lequel il s’agit de la création sur le territoire de l’Ukraine de l’état cosaque.
Au lieu du Polonais Sokolnitski il a été évoqué le diplomate et archiviste français Alexandre-Maurice d’Hauterive. Cette dénomination avait pour but initial
de cacher le fait, que l’une des premières conceptions de l’Ukraine indépendante
s’était formée dans le milieu polonais.
Par la suite, Borschak a essayé successivement de dissimuler la circonstance,
que ce n’étaient pas les gentilshommes ukrainiens dévoués à la Russie, mais au
contraire les hommes politiques et militaires polonais, qui avaient tenté de prêter
l’attention du gouvernement de la France envers la partie méridionale des confins
occidentaux de l’Empire de Russie. « Vers le début de l’année 1811 – lisons-nous
dans l’un des ouvrages de Borschak – un certain militaire français, qui habitait
Varsovie, envoie à Paris son mémoire détaillé Sur la politique de Russie3. L’auteur
a fait la référence au document des Archives du Ministre des Affaires étrangères,
en cachant le fait, que la nomination complète de ce document était suivante :
« Mémoire sur la politique de la Russie et sur le rétablissement du Royaume de
Pologne », et après cette nomination, entre parenthèses on ajoute : « [Mémoire du
général Solkonisky] », c’est-à-dire du déjà mentionné général de division Michel
Sokolnitski4.
La manière d’Elie Borschak de construire l’image mythologique de l’attitude
de Napoléon envers l’Ukraine est assez évidente dans l’exemple de sa translation
du mémoire de Bourgoin « Mémoire sur le commerce de la Russie par la mer
Noire et la mer d’Azof » (1804)5. Ancien аttaché de l’ambassade de France à
Saint-Pétersbourg le capitaine Bourgoin, qui a fait, selon les ordres supérieurs,
la description de l’état actuel de la partie méridionale des confins occidentaux de
l’Empire de Russie, a ajouté une précision sur les Cosaques :
Leur attachement pour l’indépendance leur fit successivement rechercher et
quitter l’alliance des Russes, des Suédois et des Tartares ; ils en reçurent les éloges
les plus flatteurs pour leur courage, on ne cessait surtout de célébrer l’intrépidité
des Cosaques Zaporogues et cependant on crut devoir supprimer leurs privilèges ;
ils les réclamèrent et en 1775 ils furent enveloppés, détruits ou dispersés6.
3
Борщак, Ілько, Наполеон і Україна, с. 66-67 [Borschak, Elie, Napoléon et l’Ukraine,
p. 66-67].
4
AMAE, MDD, Pologne, vol. 28, f. 175–210.
5
AN, AF IV, carton 1696/5, f. 1–90.
6
AN, AF IV, carton 1696/5, f. 8–9.
– 93 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Ce petit renseignement avait uniquement un caractère historique, mais Elie
Borschak qui l’a trouvé dans les Archives Nationales l’interpréta au sens purement politique :
Les Ukrainiens se distinguent en raison du grand attachement à leur indépendance. Par suite ils firent successivement rechercher et quitter l’alliance des
Russes, des Suédois et des Tartares7.
Quoique dans le document cité il n’y ait plus d’informations sur les Cosaques,
Borschak avait ajouté au discours de Bourgoin la phrase suivante, inventée par
lui-même :
Bourgoin parle de suppression des masses des Cosaques Zaporoviens, qui
« détruisait à jamais la liberté ukrainienne et produisait le mécontentement au
cœur de toute la nation ».
Bourgoin parlait du passé glorieux des Cosaques, duquel il n’est resté rien
outre des souvenirs. Mais Borschak tentait de convaincre le public, que Bourgoin
n’avait point trouvé les restes avilis et apathiques d’un peuple si connu autrefois
par l’attachement pour son indépendance, mais une nation dont la force aurait pu
être utile aux intérêts de la France. Par cela il ajoutait au discours de Bourgoin
des recommandations concrètes au caractère politique, dont le contenu aurait pu
prouver que dans les vues de Napoléon est apparue l’idée de soutenir l’indépendance de l’Ukraine.
Selon l’avis de Bourgoin, il était nécessaire de profiter de ce mécontentement
et d’envoyer en Ukraine des agents sous l’apparence de marchands, qui « secrètement et habilement agiteront le peuple, en lui évoquant le passé glorieux et la
misère actuelle. À son temps, quand la conjoncture politique amènera vers la
guerre ouverte entre la France et la Russie, le soulèvement en Ukraine sera l’un
des facteurs de la victoire »8.
Ces suppléments à caractère mythologique au mémoire de Bourgoin citent
aujourd’hui les auteurs des manuels et des ouvrages scientifiques en Ukraine
comme sources de témoignages sûrs9.
7
Борщак, Ілько, Наполеон і Україна, с. 39 [Borschak, Elie, Napoléon et l’Ukraine, p.
39].
8
Ibid., p. 39.
9
Борисенко, Володимир, Курс української історії : З найдавніших часів до XX
століття, 2-е вид., Київ, 1998, с. 387 [Borysenko, Volodymir, Cours de l’histoire d’Ukraine :
depuis les origines jusqu’au xxe siècle, 2e éd., Kyiv, 1998, p. 387] ; Гончар, Борис ; Захарчук,
– 94 –
– la création du mythe ukrainien Sur naPoléon –
En supplément, Elie Borschak a commis des falsifications de documents qui
n’avaient jamais existé. Il s’agit notamment du rapport de l’ambassadeur français à Constantinople, le général de division Horace François Sebastiani, et de
sa rencontre des Cosaques ukrainiens, exilés après l’année 1775 hors Danube, au
territoire de la Porte Ottomane. Borschak jugeait que cette rencontre avait lieu
au mois de septembre 1805 pendant le voyage du diplomate français par Galace,
Brailov et Constance, jusqu’au point final de sa nomination.
Sebastiani a promis solennellement aux Cosaques qu’après « la débâcle de la
Russie, cet ennemi éternel de tous les peuples libres », « des libertés anciennes
dont la protection sera désormais déposée entre les mains du grand empereur
Napoléon ». Sebastiani a donné aux députés des Cosaques une certaine somme
d’argent et même « des proclamations au caractère convenant » pour les faire
rependre parmi leurs proches en Ukraine. On n’a pas trouvé de trace de ces proclamations à Paris. Peut-être quelqu’un les trouvera un jour en Ukraine, en Roumanie ou bien en Turquie10.
Pourtant rechercher ces proclamations, c’est perdre son temps en vain. La
référence de Borschak sur les Archives du Ministère des Affaires étrangères, série
« Correspondance politique », sous-série « Turquie », carton 325, feuille 211, a
pour son but initial de tromper le public parce que le carton 325 concerne la fin
du xixe siècle ; par contre à l’année 1805 correspond le carton 211 : on peut cependant présumer que l’auteur a pu simplement confondre les numéros du carton et
la feuille (cart. 211, f. 315) et l’accuser d’être inexact. Mais la faible connaissance
de l’histoire de la diplomatie française a joué un mauvais tour à Elie Borschak : le
général Sebastiani a été nommé en qualité d’ambassadeur auprès de la Porte Ottomane en juin 1806 seulement ; son voyage à travers les principautés de Danube
аvait lieu de la fin de juillet au début d’août, en finissant à Constantinople le 9 août
Олег, Наполеон і Україна, Діалог : Україна – Франція, Київ, 2002, с. 74 [Gontschar, Borys,
Zachartschuk, Oleg, Napoléon et l’Ukraine, Dialogue : Ukraine – France, Kyiv, 2002, p. 74] ;
Іваненко, Оксана, Політичні та економічні передумови співробітництва Франції і
України в культурній сфері (кінець XVIII – початок XIX ст.), Вісник Академії праці
і соціальних відносин Федерації профспілок України. Київ, 2003, № 4, с. 88 [Ivanenko,
Oksana, Les conditions politiques et économiques de la coopération franco-ukrainienne dans
la sphère culturelle (fin du xviiie – début du xixe siècle), Les Cahiers de l’Académie du travail
et des relations sociales de la Fédération des syndicats de l’Ukraine, Kyiv, 2003, № 4, p. 88] ;
Шах, Тарас, Україна у планах Наполеона, Мандрівець, Тернопіль, 2006, № 5, с. 71–72
[Chakh, Taras, L’Ukraine dans les projets de Napoléon, La Route, Ternopil, 2006, № 5, p.
71–72].
10 Борщак, Ілько, Наполеон і Україна, с. 40 [Borschak, Elie, Napoléon et l’Ukraine,
p. 40].
– 95 –
– Attente et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
de cette année-là11. Les débuts de la mission diplomatique de Sebastiani (depuis
juin jusqu’en décembre 1806) sont éclaircis dans les documents, recueillis dans
le carton suivant sous le numéro 212. En faisant une enquête attentive de toutes
les relations de Sebastiani relatives à son voyage à Constantinople, de même
que toutes ses pièces concernant les premiers mois de son séjour en Turquie,
nous n’avons trouvé ni de mention quelconque de la rencontre de l’ambassadeur
français avec les Cosaques, ni même d’allusions à propos de la possibilité de
pousser des Ukrainiens à la guerre contre la Russie. Au contraire, toute cette
correspondance témoigne de la crainte de voir les Russes exciter facilement la
population orthodoxe des principautés du Danube contre la Porte Ottomane.
Par la suite les diplomates de Napoléon avaient eu toutes les raisons de juger les
Cosaques orthodoxes comme un facteur peu utile pour la politique orientale de
la France12. En un mot, toutes les promesses de Sebastiani aux Cosaques ont été
une falsification historiographique, dont les pistes sont absentes non seulement
dans les archives de la France, mais dans tous les autres pays. C’est pourquoi
la question de savoir si l’empereur des Français avait pu s’intéresser aux restes
des masses cosaques qui s’étaient installées hors du Danube, ne se pose pas du
tout comme un problème scientifique, car nous n’avons aucune preuve documentée de l’existence d’un tel intérêt. La célèbre promesse de Napoléon de
restaurer après la campagne de Russie l’état indépendant des Cosaques a été
entièrement le fruit de l’imagination de Borschak.
Ainsi, nous avons une forte raison de croire que cet écrivain a été l’inventeur
du mythe historique et patriotique sur Napoléon comme un libérateur présumé
de l’Ukraine de l’oppression polonaise et russe. Elie Borschak a créé la version
mythologique de l’attitude de Napoléon envers l’Ukraine (par sa forme c’était un
discours scientifique, mais par les méthodes de représenter la réalité c’était plutôt
un discours au caractère de roman littéraire), en vue de sa propre compréhension
du rôle qui aurait dû appartenir aux connaissances historiques dans la lutte pour
l’indépendance de sa patrie. Selon notre avis, la cause principale de cette altération si sensible du passé par Elie Borschak et ses épigones, était la manière de
populariser l’histoire nationale par la voie de substitution des faits aux mythes
patriotiques qui tendent à confirmer aux Ukrainiens l’importance de leur projet
national pour le bien commun.
Aujourd’hui en Ukraine, qui est un pays où, malgré l’indépendance étatique,
le processus de la formation de la conscience nationale n’a point achevé sa phase
finale, les auteurs des manuels d’histoire ne cessent de mettre en circulation
publique des sujets mythologiques créés par Borschak. En particulier, des auteurs
11 Driault, Edouard, La Politique orientale de Napoléon : Sebastiani et Gardanne (1806–
1808), Paris, 1904, p. 56–58.
12 AMAE, CP, sous-série « Turquie », vol. 212, 213.
– 96 –
– la création du mythe ukrainien Sur naPoléon –
ukrainiens abordent encore le sujet sur les promesses données par l’empereur
des Français aux Cosaques hors Danube13. En plus, grâce à la fantaisie énorme
des représentants de la communauté historique ukrainienne, ce sujet continue de
se développer sous une forme si grotesque, qui n’aurait même pas pu même être
imaginée par Elie Borschak. Les professeurs de l’Université de Ternopol Petro
Mykchaltchuk et Ivan Kuciy dans leur manuel destiné aux étudiants d’histoire,
ne se sont pas gênés pour indiquer, qu’en 1812 (sic !) « Napoléon avait l’intention
de se garantir le consentement des Cosaques ukrainiens ». Au commencement de
la guerre il faisait des démarches pour tisser des liens avec leur population hors
Danube. Par la médiation de ses agents, il envoyait là des sommes d’argent, afin
d’agiter les Cosaques et qu’ils prennent une part active dans son expédition en
Russie. Pourtant les Cosaques hors Danube n’ont pas eu confiance en la sincérité des appels libérateurs de Napoléon. En particulier, dans ses proclamations, il
assurait qu’il rétablirait un état ukrainien et une république fraternelle, indépendante de la France »14. Soit les Cosaques se sont comportés avec trop d’arrogance
et n’ont pas voulu obtenir leur état indépendant des mains de Napoléon, soit la
persévérance et la libéralité de l’empereur n’ont pas été satisfaisantes, mais nous
devons remercier les auteurs du manuel de ce que les Cosaques n’aient pas pris
part à la guerre de 1812 comme les alliés de la France. Ou bien ils n’y ont pas pris
part jusqu'à ce moment, car sous la plume des historiens peu compétents, il y a
toujours une chance que les Cosaques soient allés avec Napoléon vers Moscou.
Dans le manuel d’histoire pour les écoles secondaires recommandé par le Ministère de l’éducation de l’Ukraine, on indique que le rôle honorable du monarque
de l’état des Cosaques ukrainiens a été prédestiné par Napoléon à l’un de ses
maréchaux, peut-être même à son beau-frère le brave chevalier Joachim Murat15.
Dans sa synthèse de l’histoire de l’Ukraine Yuryj Mytsik, l’auteur connu de Kyev,
vient d’ajouter à ces assertions la sienne qui consistait en ce que Napoléon avait
eu le projet « d’établir une partie des Cosaques sur les rives du Rhin, pour créer
la protection contre l’attaque possible du côté de l’Allemagne »16. La revue pittoresque de ces inventions, dont la plupart n’a point de pivot documentaire indique
que la tâche du découronnement des mythes napoléoniens est très compliquée. La
13 Гончар, Борис ; Захарчук, Олег, Вказ. пр., с. 74 [Gontschar, Borys, Zachartschuk,
Oleg, Op. cit., p. 74].
14 Михальчук, Петро ; Куций, Іван, Нова історія України, Тернопіль, 2007, ч. 2, с. 240
[Mykchaltchuk, Petro ; Kuciy, Ivan, L’histoire nouvelle de l’Ukraine, Ternopil, 2007, vol. 2,
p. 240].
15 Турченко, Федір ; Мороко, Віктор, Історія України : кінець XVIII – початок XX
ст., Київ, 2000, с. 20 [Tourtschenko, Fedir ; Moroco, Vyctor, L’histoire de l’Ukraine : fin du
xviiie – début du xxe siècle, Kyiv, 2000, p. 20].
16 Мицик, Юрій, Історія України, 3 вид., Київ, 2010, с. 212 [Mytsik, Yuryj, L’histoire de
l’Ukraine, 3e éd., Kyiv, 2010, p. 212].
– 97 –
– Attente et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
répétition infatigable des inventions anciennes et nouvelles dans l’historiographie
et dans l’instruction publique, prouve que le mythe sur Napoléon le Sauveur est
immanent et significatif pour la conscience nationale ukrainienne, puisqu’il associe les racines du choix européen de l’Ukraine avec le nom de l’homme le plus
célèbre peut-être dans le monde entier.
– 98 –
création, diffuSion
et Survivance du mythe de napoLéon
en grande-bretagne
Florence GRIMALDI
Doctorante en Littérature anglaise,
Université de Corse,
UMR 6240 LISA
L’antagonisme entre la France et ce qu’on a appelé en termes peu diplomatiques la « perfide Albion » ne date pas de la fin du xviiie siècle. Depuis Guillaume
le Conquérant, les deux pays se livrèrent un combat acharné pour la domination
en Europe ; les nombreuses guerres qui émaillèrent le Moyen Age et la Renaissance en constituent la preuve, à tel point que ce conflit incessant est devenu un
élément de l’identité intrinsèque qui fait le socle de chaque nation : Albion, c’est
l’étranger étymologiquement et, pour les Anglais, le Français est souvent le seul
étranger connu. Dans ce contexte de défiance quasi-permanent, la Révolution
française d’abord, la fulgurante ascension de Bonaparte et le règne de Napoléon
ensuite suscitèrent de vives réactions outre-Manche, dans la sphère politique, les
cercles littéraires et les milieux populaires.
La rivalité entre les deux pays va même s’exacerber à la faveur des conquêtes
napoléoniennes. On aboutit à une « maladie mentale collective »1 pour Jean-Paul
1
« Revisiter les médias qui, de 1799 à 1815, dispensent les stéréotypes permet d’approcher
la maladie mentale collective qui transforme deux pays en ennemis « héréditaires ». » Avant-
– 99 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Bertaud, Alan Forrest et Annie Jourdan en conclusion de leur avant-propos dans
Napoléon, le monde et les Anglais, Guerre des mots et des images. Plus loin dans
le même ouvrage, Alan Forrest ajoute que « C’est un contraste presque littéraire,
qui contribue à former la nation, à donner aux Anglais – et plus largement aux
Britanniques – un sentiment de ce qu’est leur identité nationale, tout en jouant sur
les préjugés antifrançais séculaires. »
Nous allons tenter de cerner les principales caractéristiques du mythe de
Napoléon en Grande-Bretagne en embrassant la période qui court de la Révolution française jusqu’à l’époque contemporaine et en prenant en compte une
perspective à la fois historique et littéraire, pour mieux cerner l’image largement
négative mais néanmoins fluctuante de Napoléon. Nous essayerons de nous arrêter sur quelques œuvres emblématiques afin d’analyser les motifs récurrents ainsi
que les variations typiques des représentations britanniques. Il est intéressant de
constater que de très nombreux auteurs britanniques du xixe siècle se sont inspirés
de Napoléon de façon plus ou moins évidente et ont réinvesti les éléments constitutifs de la légende.
À la fin du xviiie siècle, l’Angleterre se sent une fois de plus menacée par la
France ; depuis l’exécution de Louis XVI, aux yeux de nombreux conservateurs
outre-Manche, il existe une opposition institutionnelle entre d’une part la constitution anglaise, solide et rationnelle, fondée sur des valeurs morales et, d’autre part,
l’instabilité française liée au caractère versatile du peuple français ; cette idée fut
largement développée par Edmund Burke dans ses Réflexions sur la Révolution
en France2. Parallèlement, et nous allons voir qu’il s’agit d’une constante au sein
de la société britannique, il existe également une frange radicale qui épouse les
idées révolutionnaires. Toutefois, au niveau décisionnaire, William Pitt manifesta
son hostilité à l’égard du nouveau régime après avoir exprimé une certaine sympathie. Puis, il se rendit vite compte que Bonaparte était en mesure de renverser le
système économique qu’il avait soigneusement mis en place en Europe. Lorsque
Bonaparte lui fera des propositions de paix continentale, il répondra : « Le jacobinisme de Robespierre, du Triumvirat, des cinq Directeurs a-t’il donc disparu
parce qu’il s’est concentré dans l’homme qui a été élevé dans son sein ? 3 ».
propos, p. 11 in Bertaud, Jean-Paul ; Forrest, Alan ; Jourdan, Annie ; Napoléon, le monde et les
Anglais, Guerre des mots et des images, Paris, Editions Autrement, Collection Mémoires n°
107, dirigée par Henry Dougier, 2004.
2
Réflexions sur la Révolution en France / Reflections on the revolution in France and on
the proceedings in certain societies in London, relative to that event, in a letter intended to
have been sent to a gentleman in Paris, Londres, 1790, consultable sur gallica.bnf.fr.
3
cité par Jean Tulard dans Napoléon ou le mythe du sauveur, Paris, collection Pluriel,
Hachette Littératures, p. 143.
– 100 –
– création, diffuSion et Survivance du mythe de naPoléon en grande-bretagne –
C’est dans ce contexte de tension extrême entre les deux pays que Bonaparte
se distingua pour la première fois, à Toulon et contre les Anglais. Contre toute
attente, ce fait d’armes ne provoqua guère de réactions outre-Manche et ne permit
pas de rendre son nom familier dans une large mesure. Il en fut de même pour
l’insurrection royaliste à Paris. Lors de ces événements, on ne peut pas dire qu’il
se fit connaître en Grande-Bretagne. Les toutes premières images de Bonaparte
furent relativement favorables car il ne fut pas considéré comme un révolutionnaire, pareil à Robespierre ou Danton mais plutôt comme un simple soldat. En
1797, le ton changea brusquement lorsque la menace d’une invasion devint réelle
avec la rumeur d’un débarquement par la flotte de Brest organisé par Bonaparte.
La crainte était justifiée : en effet, le Directoire menaça d’envahir le territoire
en menant des expéditions. Le 22 août 1797, Humbert et Sarrasin arrivèrent sur
la côte irlandaise. Cette peur de l’invasion fut accentuée par des troubles dans
la Royal Navy à la même époque mais également par la possible alliance de la
France révolutionnaire avec les « United Irishmen ». Il faut préciser que, du point
de vue des affaires intérieures, la nation britannique est encore en construction ;
l’union législative entre l’Angleterre et l’Ecosse ne date que de 1707 et elle ne
s’est pas faite sans heurts ; l’Acte d’Union de 1800 supprime le Parlement irlandais. Par ailleurs, il convient de ne pas sous-estimer l’importance de la peur atavique d’une invasion française car elle est profondément ancrée dans l’imaginaire
anglais.
On en trouve des traces chez Jane Austen, dont les romans décrivent pourtant
les états d’âme de jeunes filles en âge de se marier, et non la situation politique
internationale. Dans son célèbre roman Orgueil et Préjugés4, qui fut publié en
1813 et dont l’ébauche intitulée Premières Impressions date probablement de
1796 ou 1797, l’intrigue est fondée sur l’arrivée opportune de la milice venue
installer ses quartiers d’hiver dans le petit village de Meryton. La fonction principale de ce régiment est de défendre le territoire en cas d’incursion de l’ennemi. La
fin du xviiie siècle est donc marquée par la crainte permanente d’une invasion et
les mesures prises au sein de l’armée vont avoir des conséquences considérables
à l’échelle de la nation.
Bonaparte va inévitablement hériter de cette hostilité systématique et donc
de ces représentations négatives. Le coup d’État du 18 brumaire, même s’il est
interprété de diverses manières par les observateurs, sort définitivement Bonaparte de l’anonymat. Il est intéressant de se pencher sur ces représentations et
d’étudier les ressorts qu’elles utilisent ainsi que leurs apports. Comme l’indique
4
Pride and Prejudice / Orgueil et Préjugés Jane Austen, 1813, Norton Critical Edition,
Donald Gray, New York – Troisième édition, 2001.
– 101 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Pascal Dupuy5, on se concentre rapidement sur la personne de Bonaparte lorsque
la nouvelle du coup d’État parvient en Grande-Bretagne le 15 novembre 1799.
Même si l’événement est relativement mal compris (on ignore s’il s’agit d’un
coup d’État politique ou militaire), on n’hésite pas à évoquer instantanément le
« Cromwellien Bonaparte » et le « monstre corse » particulièrement cruel et sanguinaire. Avec le 18 Brumaire, Bonaparte représente systématiquement la France
et l’imagerie révolutionnaire tombe en désuétude. À partir de cette date, l’imagerie traditionnelle du français, sans-culotte révolutionnaire souvent opposée à la
figure potelée de John Bull va progressivement être remplacée par l’unique image
de Bonaparte déclinée sous diverses formes. Paradoxalement, il va symboliser le
peuple français dans son ensemble, mais aussi l’étranger qui usurpe le pouvoir et
ses origines corses sont tournées en dérision.
Le ton s’était radicalisé lors de la campagne d’Egypte qui l’avait propulsé sur
le devant de la scène qu’il monopolisa pendant plus de quinze ans. « Boney »,
comme on l’appelle désormais outre-Manche, est vu comme un ambitieux un peu
fou, plein de rêves de conquêtes. Cette haine grandissante vis-à-vis de Bonaparte
fut un formidable catalyseur d’énergie dans le pays et un véritable facteur de
cohésion : la nation put se construire en opposition à un ennemi commun et réévaluer positivement le statut de la monarchie britannique, souvent visée par les
railleries de la gauche. C’est à l’occasion de la campagne d’Egypte que l’opposition s’intensifia et que les pires accusations furent portées à l’encontre de Bonaparte. En 1802, Wilson dénonça les atrocités perpétrées par l’armée française
dans Histoire de l’expédition britannique en Egypte : on peut citer par exemple
l’épisode de l’opium administré aux soldats6.
Cette montée en puissance, cette nouvelle étape franchie dans la guerre des
images que l’Angleterre mène contre Bonaparte s’explique en grande partie par
le fait que l’expédition en Egypte menaçait les intérêts britanniques en Inde. C’est
également à cette époque que la Grande-Bretagne opposa ses premières grandes
figures héroïques qui jouèrent le rôle de pendant aux exploits guerriers et à l’aura
grandissante de Bonaparte. L’amiral Sidney Smith par exemple, bien que francophile, s’est souvent illustré dans des batailles livrées contre les Français. La
5
Dupuy, Pascal, « Le 18 Brumaire en Grande-Bretagne : le témoignage de la presse et
des caricatures » in Annales historiques de la Révolution française, octobre/décembre 1999
– n° 318 – revues.org – centre pour l’édition électronique ouverte – URL : http ://ahrf.revues.
org/303
6
« L’épisode de l’opium administré aux soldats qui ne peuvent pas quitter la ville constitue, on le sait, une des accusations les plus atroces lancées dans le célèbre texte diffamatoire
du général anglais Wilson, History of the British Expedition to Egypt, London, 1802, dont
Napoléon se défend dans le Mémorial de Sainte-Hélène. », p. 530 in Migliorini, Luigi Mascilli, Napoléon, préface de Thierry Lentz, traduit de l’italien par Jean-Michel Gardair, Paris,
Editions Perrin, 2005. Wilson devait changer d’avis en 1815.
– 102 –
– création, diffuSion et Survivance du mythe de naPoléon en grande-bretagne –
puissance thalassocratique va trouver en Nelson la figure de proue de l’opposition
à Bonaparte Sur les mers, les Britanniques exercent une hégémonie incontestée.
Pour Talleyrand, ce sont les « vampires des mers ». Nelson, qui trouva la mort lors
de la bataille de Trafalgar sur le navire « Victory » le 21 octobre 1805 fut célébré
en héros : une véritable entreprise hagiographique se mit en place et inspira les
Romantiques ; la Vie de Nelson de Robert Southey, publiée en 1813, eut un très
grand succès en Grande-Bretagne et fut adaptée sur grand écran en 19267.
Sous le Consulat, le gouvernement britannique va rapidement se rendre compte
que Bonaparte était loin d’avoir abandonné les plans d’invasion qui avaient eu
cours lors du Directoire et cela ne fit qu’amplifier les craintes insulaires : la célèbre formule latine « Delenda est Carthago », est utilisée à cette époque au sujet
de la puissance britannique8. Après tout, Napoléon lui-même dira que la GrandeBretagne est vouée à être absorbée par l’Empire français et que, à cause de l’insularité, elle ne pourrait posséder que le statut de l’île d’Oléron ou de la Corse ! Pour
modérer ce propos, il convient de signaler que Napoléon n’était probablement
pas un anglophobe primaire : on sait qu’il était très intéressé par les institutions
anglaises et il avait même composé dans sa jeunesse le Comte d’Essex, écrit à
la façon d’Horace Walpole ou d’Ann Radcliffe. En outre, il était soucieux de
susciter une opinion favorable outre-Manche : il tint des propos libéraux dans Le
Mémorial pour s’attirer la sympathie des Whigs et, après la chute de l’Empire, il
rédigea et publia un Appel à la nation anglaise, traduit par Santini et Lord Holland, qui relève de la propagande, puisqu’il souhaitait provoquer un certain émoi
auprès de la population.
En 1804, la Grande Armée se concentra à Boulogne. Des dizaines de navires anglais croisèrent au large et harcelèrent les côtes. En août 1805, Napoléon
abandonna ses plans de conquête de l’Angleterre. La paix d’Amiens, le 25 mars
1802 correspondit davantage à une trêve. Elle permit à quelques Britanniques de
voyager et de se rendre en France. L’accord n’était pas viable car l’Angleterre en
ressortait trop affaiblie et que les termes n’étaient respectés par aucune des parties. Dès le mois de mai 1803 c’est la rupture avec l’Angleterre. Napoléon refuse
la libre circulation des marchandises pourtant prévue par le traité d’Amiens et
déçoit les Anglais qui prennent l’initiative de la reprise des hostilités. Pour Napoléon, le souvenir de 1786 est toujours présent : cette libre circulation avait ruiné
l’industrie textile en France et l’Angleterre craint les visées expansionnistes de
7
Le film britannique s’intitule Nelson.
8
« Il faut détruire Carthage » figure dans un article du journal Le Courrier du 10 novembre
1797 « Observations sur les causes secrètes de la déclaration de guerre de la France à l’Angleterre ». La formule fut très souvent reprise pendant la guerre de Sept Ans (1756-1763). Dans
l’article, la distinction est établie entre Pitt et le peuple anglais (cité dans Napoléon, le monde
et les Anglais, Guerre des mots et des images, op.cit.).
– 103 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Napoléon. Ajouter à cela le blocus continental instauré en novembre 1806 par le
décret de Berlin, qui a pour objectif de détruire le pilier de l’économie britannique : le commerce. Les ports européens sont fermés aux navires anglais. À la fin
de l’année 1807, toute l’Europe sauf la Suède est mise à l’heure du blocus. Logiquement, une crise s’ensuit en Angleterre et en Ecosse en 1808.
Sous l’Empire, les caricatures se font plus mordantes et particulièrement acerbes. Avec l’enlisement des armées napoléoniennes en Espagne, une nouvelle
figure emblématique fit son apparition au panthéon britannique : Arthur Wellesley devint vicomte de Wellington après sa victoire à Talavera et fut pour Napoléon, de façon moins glorieuse, le « général cipaye ». Il aura fallu quinze ans à
la Grande-Bretagne pour former un général qui puisse faire face à Napoléon en
termes de stratégie et de tactique, sans faire preuve pour autant du même panache. La victoire à Waterloo est peu probable sans les années de Wellington en
Espagne. Les différents conflits contre le Directoire, le Consulat et l’Empire ont
contraint la Grande-Bretagne à constituer une armée d’un nouveau genre pour
faire face à des guerres d’une autre nature même si « les Britanniques ne purent
créer un équivalent du soldat-citoyen français »9.
Après 1815, on délaisse la figure napoléonienne pour se trouver un nouvel
ennemi dans la guerre de l’image. Napoléon disparaît progressivement des journaux, gravures et autres outils de propagande. En revanche, les écrivains vont
s’inspirer de son épopée et ils n’ont pas attendu l’abdication en juin 1815 pour
s’emparer du mythe. De nombreux romantiques puisent chez Napoléon, avant et
après Sainte-Hélène des références et des images qui entretiennent la légende,
qu’elle soit noire ou dorée. Néanmoins, il convient de nuancer ce propos ; en
effet, il serait erroné d’affirmer que le romantisme s’est créé et nourri uniquement
de la légende napoléonienne. En réalité, il l’a précédée et il trouve ses racines
avant la Révolution française, en particulier dans le cas du romantisme anglais10.
Avec la publication du Mémorial de Sainte-Hélène en 1823, de Napoleon in
Exile, or a Voice from Saint-Helena par Barry O’Meara en 1822 et d’une série
de mémoires, la littérature consacrée à Napoléon s’orienta vers une réhabilitation
totale et un renversement de la représentation, de la légende noire à la légende
dorée, et ce même en Grande-Bretagne. Ces écrits tendent à véhiculer une image
9
Fedorak, Charles John, « L’impact de la Révolution française et de Napoléon sur l’armée britannique et la Grande-Bretagne en tant que nation armée » Les îles britanniques et la
Révolution française, p. 195-209 in Annales historiques de la Révolution française – 2005, n°
342 – Persée : http ://www.persee.fr
10 « Par sa poétique, sa thématique, ses aspirations, le romantisme européen se fonde en
grande partie sur l’idée de révolution, même quand il précède la Révolution française, comme
dans le cas des prémices du romantisme anglais. » in Gengembre, Gérard, Le Roman Historique, Klincksieck, 2006.
– 104 –
– création, diffuSion et Survivance du mythe de naPoléon en grande-bretagne –
plus humaine de l’Empereur déchu, puni pour sa démesure et observé dans son
quotidien par des témoins fascinés. Il faut rappeler que Barry O’Meara était irlandais et que les idées révolutionnaires étaient bien mieux accueillies en Irlande. Il
semblait donc plus aisé pour lui d’adhérer aux idées révolutionnaires. Par ailleurs,
bien que ouvertement favorable à Napoléon, il fut accusé à juste titre de faire
double jeu avec Hudson Lowe, qu’il fustige dans son ouvrage.
À la mort de Napoléon, on assiste à un basculement autant visible dans la
littérature que dans la presse et on peut l’illustrer par deux œuvres rédigées par
lord Byron, à quelques années d’intervalle. Dans son Ode à Napoléon, qui date
de 1814, le poète insiste sur la soif de pouvoir absolu qui conduit Napoléon à sa
perte, à travers une analogie avec le mythe prométhéen et également une représentation cosmologique de la trajectoire napoléonienne, mais ces motifs sont
investis dans une perspective négative11. En 1821, dans La mort de Napoléon, le
ton a changé dans ce dithyrambe où les mêmes images sont utilisées dans le cadre
d’une vision nettement moins hostile.
En réaction au courant favorable qui se propage en Europe, Walter Scott
composa la première biographie véritablement à la mesure du personnage de
Napoléon. Scott est profondément conservateur, influencé par les idées de Burke
comme beaucoup à l’époque, et Ecossais de cœur, mais opportunément Britannique dès qu’il s’agit d’enjeux économiques ; notons que c’est lui qui orchestra la
visite de Georges IV à Edimbourg en 1822, c’est-à-dire un siècle après la chute
des Stuarts et le début des soulèvements jacobites en Ecosse. Le fait que l’auteur
de la première biographie qui va faire date soit Walter Scott n’est nullement
anodin. Sa biographie est un ouvrage conséquent, de près de mille pages, qui
tente de brosser un portrait complet, sans concession ni parti pris. La tâche était
particulièrement ardue, même pour cet écrivain qui endossa volontiers le costume
de l’historien pour l’occasion.
Cette biographie, par ailleurs fort intéressante par la richesse de ses sources,
la valeur de la recherche effectuée en amont, et même les élans lyriques de son
auteur, pêche par la neutralisation du jugement opérée délibérément par Scott à
certains endroits. À force de vouloir montrer toutes les facettes d’un événement,
il produit un récit dilué, qui a perdu de sa substance, en particulier lorsqu’il traite
en détail de la Révolution, qui occupe les deux premiers tomes12. Cet effet d’écra11 « Or like the thief of fire from Heaven » (strophe 16) in Ode to Napoleon, oeuvres complètes, volume 5, Londres, John Murray, Albemarle-Street, 1823, p. 109-120 (1814), dans
laquelle on retrouve toute une imagerie très en vogue à l’époque avec l’emploi de motifs récurrents (mythologiques avec Prométhée), mais aussi de nature cosmologique comme l’étoile, la
comète, le soleil.
12 Scott, Walter, The life of Napoleon Buonaparte, with a Preliminary View of the French
Revolution, Exeter, J.B. Williams, 1827.
– 105 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
sement des points de vue témoigne d’un effort louable, mais reflète également
l’ambivalence des sentiments de Scott à l’égard de Napoléon : tantôt fasciné par
l’homme, malgré ses défauts, tantôt écœuré par la soif de gloire et déplorant le
décalage entre les intérêts de l’Empereur et ceux de son peuple. Cette hétérogénéité des points de vue est sans doute à l’origine de la diversité voire de la
divergence des commentaires sur cette Vie de Napoléon. Le public européen,
habitué aux grands romans historiques tels que Waverley, s’enthousiasma de la
publication de la Vie de Napoléon. Il s’agit d’une œuvre très importante parce
qu’elle va déterminer la suite et elle a été composée par un auteur éminent qui
jouissait d’une grande popularité en Grande-Bretagne, en France et dans toute
l’Europe. Mais surtout, elle est cruciale parce qu’elle se situe entre l’histoire et
la littérature.
Scott construit sa Vie de Napoléon comme une tragédie de l’ambition. Face
à la soif de conquête, il exprime des sentiments contradictoires, comme la plupart de ses contemporains ; il est fasciné par l’homme et son génie militaire et il
concède volontiers que le pouvoir peut être grisant, mais il désapprouve totalement son désir absolu de conquête et de domination à l’échelle mondiale. Pour
Scott, il est évident que cette toute-puissance chez cet homme pour qui la Terre
ne semble pas assez vaste, ne peut aboutir qu’au désastre et à la destruction. Scott
va s’appliquer à décrire le juste châtiment de ces excès (à travers le concept de
« hubris ») et confère ainsi à cette biographie certaines caractéristiques de la tragédie. Les réseaux métaphoriques recèlent une imagerie de l’étoile particulièrement
prégnante ; elle est à relier à celle du météore ou de la comète. L’étoile apparaît
à Toulon quand Bonaparte commence à s’illustrer sur le champ de bataille. Dans
le second volume, l’auteur va s’arrêter sur un certain nombre de peuples dont
les territoires ont été conquis, administrés, et parfois redécoupés par Napoléon.
L’abolition des frontières entre petits États va permettre l’émergence d’un nationalisme allemand dont la littérature devient une forme d’expression privilégiée.
Napoléon, quant à lui, est considéré comme l’ennemi de ces peuples, mais aussi
de manière relativement ironique aux yeux de Scott, comme le libérateur (malgré
lui) de ces peuples. Il n’est pas le « Washington couronné de l’Europe ».
L’auteur nous offre un récit qui dépasse le compte-rendu aride de faits, d’événements et de dates typiquement « historiques » pour proposer une histoire colorée par sa vision. Cela donne beaucoup plus de vie aux scènes, de la fluidité aux
passages relatant des batailles et des mouvements de troupes. Il regrettait qu’il
y ait tant de récits de batailles, mais il parvint à transcender cette contrainte inévitable de la biographie et de l’histoire. Il ne s’agit donc ni d’une caricature, ni
d’une hagiographie. On sent qu’il a voulu remettre l’empereur déchu à sa place et
finalement, le sujet est traité avec justesse. S’il éprouve une sympathie non feinte
pour l’homme, il ne fait montre d’aucune admiration vis-à-vis de cet « empire
– 106 –
– création, diffuSion et Survivance du mythe de naPoléon en grande-bretagne –
bricolé », comme le souligne Richard Michaelis13 dans la préface de la réédition de 2009. Il ajoute que Scott a souhaité donner à son ouvrage la valeur d’un
« récit édifiant » qui servirait d’avertissement pour tous ceux qui seraient tentés
par l’aventure révolutionnaire et le mirage de l’égalitarisme.
Scott s’applique à détruire la légende dorée qui commence à se propager en
Europe et qui a été véhiculée par Napoléon lui-même. Il met en lumière certains hauts faits et d’autres moins glorieux, il rassemble ces éléments et conçoit
sa propre mythologie moderne. En outre, il choisit d’éclairer d’autres personnages de cette période, les peuples qui résistent au conquérant et qui témoignent
de qualités et de valeurs morales qui sont essentielles à ses yeux parce qu’elles
transcendent l’Histoire. Toutefois, en 1827, date de la publication de The Life of
Napoleon, Scott n’arrive pas à dépassionner le débat : il suffit de lire les réponses
publiées par Gourgaud14 en 1827 et par Louis Bonaparte15 en 1829. En cette fin de
décennie, le sujet est encore politique, et n’appartient pas entièrement à l’histoire.
Autre réplique à la biographie publiée par Scott : la Vie de Napoléon par William
Hazlitt16, dont la publication en quatre volumes débuta en 1828. Les sympathies
politiques de Hazlitt sont aux antipodes de celles de Scott ; par conséquent, son
ouvrage est très favorable à Napoléon, qui est considéré comme l’homme qui a
définitivement extrait la France de l’Ancien Régime féodal et archaïque.
On constate que tout au long du xixe siècle, l’ombre de Napoléon plane sur
la littérature britannique pour symboliser les sentiments les plus divers : effroi,
terreur, fascination, admiration. Les avis vont demeurer très partagés : William
Wordsworth, pourtant pro révolutionnaire, ne voit en Napoléon qu’un despote
militaire. Thomas Carlyle rend hommage au héros militaire mais regrette son
alliance avec la maison autrichienne. Dans la presse, l’opinion générale fluctue
en fonction de l’actualité et des relations franco-britanniques. On remarque un
réchauffement du climat entre les deux pays avec le Second Empire. Mais la
défaite de Sedan est souvent mise en parallèle avec le désastre de Waterloo. À la
fin du xixe siècle, la Grande-Bretagne cherche à conserver ses colonies et entre en
concurrence avec la France. Au sein du corpus littéraire, on note la récurrence de
nombreux motifs dont le plus prégnant est celui du spectre terrifiant qui hante de
nombreux romans de la seconde moitié du siècle : on peut évoquer Napoléon et
13 Michaelis, Richard, Napoleon Buonaparte, a Biography by Sir Walter Scott, Londres,
Gibson Square Books, 2009.
14 Gourgaud, Gaspard Réfutation de la vie de Napoléon par sir Walter Scott, par le général
G*** , Paris, 1827.
15 Bonaparte, Louis, Réponse à Sir Walter Scott sur son histoire de Napoléon, Paris, C.J.
Trouvé, 1829.
16 Hazlitt, William, The Life of Napoleon Buonaparte, revised by his son, Londres, Office
of the Illustrated London Library, quatre volumes, 1852.
– 107 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
le spectre de Charlotte Brontë. Nous allons nous pencher sur un texte de Conan
Doyle qui recèle tout un ensemble de représentations stéréotypées toujours de
rigueur et aisément identifiables par le lectorat en 1892, date de la publication de
La Grande Ombre17.
En utilisant le point de vue d’un Ecossais ayant participé à la bataille de Waterloo le 18 juin 1815, Conan Doyle confère à son récit une authenticité empreinte
d’émotion. Dans son titre, il résume l’atmosphère dans laquelle baignait le peuple
britannique. Les motifs traditionnels sont très présents, ils émaillent tout le texte
et font peser la grande ombre sur les personnages et sur le territoire : l’imposteur,
le manipulateur, le paradis troublé, l’union sacrée mais aussi l’emphase sur la
terreur que Napoléon a inspirée chez la majorité de la population britannique.
L’intrigue mêle habilement petite et grande histoires par le truchement d’une narration à la première personne. Le héros raconte sa rencontre avec le mystérieux
Bonaventure de Lissac, alias Bonaventure de Lapp, débarqué dans d’obscures
circonstances sur le sol britannique, à la frontière anglo-écossaise. Ce personnage
inquiétant est un avatar de Napoléon, totalement dévoué à l’Empereur et pétri des
idées napoléoniennes, si bien qu’il tente de soulever la paisible population locale
afin d’organiser une armée qui marcherait vers Londres !
Les histoires mettent en scène les détectives, les crimes à élucider et les mystères sont propices à une réémergence de la figure de Napoléon sous des traits
inquiétants. C’est la légende noire qui se propage à nouveau à la faveur d’un
genre littéraire mettant en scène le mystère, les ombres, les fantasmagories mais
aussi grâce à une distance qui autorise désormais toutes les manipulations de
l’imaginaire et un caractère mythologique désormais revendiqué. En effet, à la fin
du xixe siècle, le traumatisme occasionné par les nombreux conflits est toujours
présent, mais il est relégué dans les tréfonds d’un imaginaire collectif qui connaît
Napoléon par les récits des anciens. Le réinvestissement du mythe au profit d’intrigues policières prouve sa force et sa vivacité dans la conscience britannique.
Citons à cet égard Ovington’s Bank de Stanley Weyman, auteur britannique dont
les romans furent de grands succès populaires. Dans celui-ci, le coupable n’est
autre que Napoléon en personne.
Le mythe napoléonien se prête également à la littérature d’anticipation et aux
récits d’utopie : par exemple, l’historien George Macaulay Trevelyan publia If
17 The Great Shadow (1892) / La Grande Ombre (1909) de Sir Arthur Conan Doyle, dépeint
les aventures de Jock Calder, ses déboires sentimentaux, sa rencontre avec un aide de camp de
Napoléon et sa participation à la bataille de Waterloo. Le récit se distingue par l’usage de la
première personne qui confère une grande sincérité et une certaine authenticité à l’ensemble.
De façon très pertinente, le sujet de la nationalité s’enracine dans le texte. La maison de Calder
se retrouve à la frontière anglo-écossaise « an English half and a Scotch half. », une double
identité judicieusement employée dans le corps du texte en tant que ressort narratif.
– 108 –
– création, diffuSion et Survivance du mythe de naPoléon en grande-bretagne –
Napoleon had won the battle of Waterloo en 1907 au sein d’un recueil de récits
relevant de l’histoire alternative If It Had Happened Otherwise. Ce type d’ouvrage
révèle une réflexion profonde sur la notion de vérité historique. Une fois encore,
on se situe à la limite entre l’histoire et la littérature.
Au tournant du xxe siècle, ce n’est pas une coïncidence si l’historiographie
britannique, longtemps focalisée sur le Parlement et la perfection des institutions,
se consacre davantage à l’étude des pays européens. Les biographies de la fin du
xixe siècle sont de facture assez classique malgré l’apparition de quelques éléments nouveaux. Dans Le déclin et la chute de Napoléon le Maréchal Vicomte
Wolseley attribue l’échec final à une maladie cérébrale. La même thèse est étayée
par Lord Rosebery dans Napoléon, la dernière phase. Après la Seconde Guerre
mondiale, à l’heure où la Grande-Bretagne s’interroge sur sa place en Europe et
dans le monde, de nouvelles études sont publiées ; elles apportent un éclairage
nouveau. Citons le Napoleon de Felix Markham18 en 1963. En tout cas, les historiens britanniques font rarement preuve d’un réel enthousiasme pour l’épopée
napoléonienne. Il n’en va pas de même aux États-Unis.
L’étude de la littérature britannique consacrée à Napoléon révèle de nombreux
paradoxes. Du point de vue de la relation entre les deux pays, les représentations
hostiles trouvent leur histoire dans une rivalité ancienne et leur violence dans le
choc inspiré par la Révolution française. Napoléon hérite de ces images négatives. Avec son abdication, son exil et sa mort, l’opinion se modifie et les écrivains
vont puiser dans ce personnage les ressorts narratifs et littéraires qui fonctionnent
au xixe siècle. Au fil du temps, ils s’approprient ces images pour les remodeler
dans une perspective créative en alimentant une mythologie en perpétuel mouvement. L’historiographie, quant à elle, s’éloigne progressivement des clichés pour
se concentrer sur l’étude scientifique et la confrontation de multiples sources.
Dans le cadre de notre travail, la nécessité de se situer entre l’histoire et la littérature s’explique par la nature du sujet et la façon dont il est traité et mis en scène
par les auteurs de langue anglaise en général.
18 Markham, Felix Maurice Hippisley, Napoleon, New American Library, 1963. Cet
ouvrage est une référence de langue anglaise. C’est auprès de ce professeur d’Oxford que
Stanley Kubrick approfondissait ses connaissances lorsqu’il effectuait le travail de recherche
en vue de la réalisation de son Napoleon qui ne vit jamais le jour.
– 109 –
napoLéon and the moScow fire of 1812 :
200 yearS of hiStory of two nationaL
moScow fire mythS
Vladimir N. ZEMTSOV
Professor,
Head of the General History Department,
The Ural State Pedagogical University
« C’était le spectacle d’une mer de feu ; des montagnes de flammes rouges et
tournoyantes comme les vagues, s’élançaient tout à coup vers un ciel embrasé, et
retombaient ensuite dans un océan de feu. Ce spectacle est le plus grand, le plus
grand sublime et le plus terrible que j’aie vu de ma vie », – Napoleon exclaimed
on St. Helena island, recollecting the Moscow fire1.
Napoleon explained his defeat in Russia invariably in the same way : he and
his soldiers won all the battles during the 1812 campaign, but it turned out to be
impossible to subdue the elements, to conquer the Nature – the Fire, the Cold and
the Cruelty of Russian population, that was one of those elements, which were
beyond human understanding2. From the time the famous Napoleon’s « Memo-
1
Mémorial de Sainte-Hélène. Suivi de Napoléon dans l’exil. [Paris] : E. Bourdin, 1842. T.
2. P. 592.
2
Ibid. T. 1. P. 36. Record 10/10/1818 ; T. 2. P. 341. Record 25/10/1818 ; Ch. T. Montholon,
Histoire de la Captivité de Sainte-Hélène. Bruxelles : Meline, 1846. T. 2. P. 179 ; etc.
– 111 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
rial » had been published, many generations of Frenchmen, like Stendahl’s Julien
Sorel, had begun to perceive Moscow events of 1812 just in this way.
What about Russians ? Russian national Moscow fire perception is more surprising ! For 200 years Russians have been examining all possible explanations
of « the Great Fire » – from categorical statements that it was Napoleon, who
deliberately set Moscow on fire, to categorical affirmations that the fire was produced by patriotic city-dwellers. Today, namely on the 15th of July, 2010, making
speech at the meeting of the Organizing Committee for the 200th anniversary
celebration of the Patriotic War of 1812, Moscow mayor, Jury Luzhkov stated
the necessity to organize special investigation of the causes of the city « universal
fire » of 18123.
How were these two national myths created ? And strictly speaking, does any
Russian myth of the Moscow fire exist at all ? Because neither Russian historians,
nor Russian authorities, nor Russian public have a single version of what had
happened ! First of all, let’s examine how the events looked like from the point of
view of the Grande Armée soldiers and their commander-in-chief.
The Battle of Borodino, that took place on the 7th of September, 1812, was perceived by Napoleon and his army as an indubitable victory that opened Moscow’s
gates and promised long-awaited peace4. Napoleon, however, didn’t exclude the
fact that Russians could give one more battle directly on the approaches to the
capital and undoubtedly would be defeated once and for all. But if commander-inchief of the Russian Army, M. Kutuzov would not dare to fight, he (as Napoleon
thought) would have to lead his troops either north-east to defend Saint-Petersburg, or, more probably, south-east of Moscow. Meanwhile, Russians continued
to retreat towards Moscow. Napoleon therefore was preparing for the battle. But
the battle never took place. In the morning of 14th of September it became clear
that Moscow will be surrendered without any struggle. The conclusion was evident : the enemy’s army was absolutely demoralized and so peace negotiations
would be inevitable. These suppositions of the French emperor were confirmed
by the actions of Russian rear-guard’s commander, general M. Miloradovich. He
addressed the French command with the proposal to conclude an armistice and
to give the Russian troops the possibility to pass through Moscow without any
obstacles and to leave it to the French army safe and intact. Otherwise, as Miloradovich declared, he would have to fight in the Moscow streets, and so the city
would be burnt and destroyed. At the same time Russian soldiers invariably dem3
Mr. Y. Luzkov, reflected about causes of fire, ultimately declared (however, didn’t
have any ground) that it was « joint Russian-French creative work » (« Moscow evening »,
16/07/2010).
4
See V.N. Zemtsov, Grande Armée of Napoleon in the Battle of Borodino. Moscow,
2008.
– 112 –
– naPoléon and the moScow fire of 1812 –
onstrated their fatigue caused by the long war, as well as their friendly attitude
and readiness to communicate with the enemy.
Neither Napoleon, nor J. Murat, commander of Grande Armée’s advance
guard, could not have known that Miloradovich’s proposal was just his own initiative, a kind of military strategy, a trick, caused by critical state of the retreating
rearguard of the Russian army. Nevertheless… many circumstances must have
put Napoleon on his guard, namely – all the city administration was absent and
almost all the inhabitants left the city. A small delegation of foreigners (Frenchmen, Germans, etc. that lived in Moscow) met Napoleon at Dorogomilow Gate
and informed him about ominous preparations of Moscow governor, Feodor Rostopchin, who wanted to entrap the French army. But Napoleon didn’t attach much
importance to this information.
On the contrary, he feared that by bringing the main part of the French army
to the Russian capital, he would produce mass looting, unrest and violence – just
on the eve of the opening of the peace talks.
So Napoleon ordered only the small number of gendarmerie d’Elite, and also
one Infantry division of general F. Roguet from Young Guard to enter Moscow.
The division was to occupy the Kremlin, and Murat’s advance guard was to pass
the city without stopping and to settle near its eastern outskirts ; units of light cavalry were to post sentries at the western outskirts in order to prevent the French
soldiers from entering the city and plundering. So Napoleon demonstrated courtesy and readiness for peace negotiations.
In such situation – in the evening of the 14th of September, a few fires broke
out in the city. The French emperor explained it both by actions of Russian soldiers who deserted the army and plundered, and by actions of marauders from
the ranks of his own troops. On the 15th of September Napoleon himself – being
at the head of his Old Guard – entered Moscow ; he reached the Kremlin, and
after that, from 3 p.m. he circuited districts – next to the Kremlin. It was in those
hours, when the Emperor entered the city and rode around the neighbourhood, the
strength of fires visibly decreased. The Emperor therefore kept all his previous
orders in force. So, in the evening of the 16th of September the main part of city
continued to be out of French troops’ control, and easily became a victim of the
renewed fires. In the night from the 15th to the 16th of September almost entire
Moscow was enveloped in flames. All the attempts to stop it made by the French
army and by the few local residents were unsuccessful. Napoleon, watching the
fires from the Kremlin, could only say : « Quel effroyable spectacle ! Ce sont
eux-mêmes ! Tant de palais ! Quelle resolution extraordinaire ! Quels hommes !
Ce sont des Scythes ! »5 In one this phrase is hidden one of the answers to the
5
Ph.P. Ségur, La campagne de Russie. Mémoires. Paris, s.a. P. 185.
– 113 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
important question – why Napoleon was so blind and imprudent, when he entered
Moscow. The answer is obvious : his views and ideas, even though he survived
the Revolution, were largely formed on the basis of the ideas of the Enlightenment, which, as it turned out, didn’t fit the reality of what had been already named
« Eastern Europe ».
Only now Napoleon recollected the persistent warnings of « Moscow Frenchmen » about ominous Rostopchin’s preparations, recollected in what « organized
way » numerous fires started in the evening of the 14th of September. Did Napoleon think that initiative of committing the arsons in Moscow belonged to the
Russian emperor, Alexander I ? It is possible that it struck him. But he immediately gave up this idea, because in this case any peace negotiations would be
impossible. It was therefore only Rostopchin, who was made by Napoleon and
the French command responsible for the fires. And Napoleon began to actively
propagate this version in the Grande Armée bulletins, written in Moscow6. On the
24th of September in Moscow a special military court took place, there 26 Russians faced the charge of arsons. Ten of them were declared guilty, and next day
were executed7. The legal process was supposed to exonerate the French army
from the charge of the Moscow arson – in the eyes of the Russian government
and the « European public ».
An important role in the creation of the French version of the Moscow fire
explanation was played by the abbot A. Surugues, cure of St. Louis church in
Moscow, secret Jesuit. He was so close to the Rostopchins, that he managed to
convince Rostopchin’s wife, Ekaterina Petrovna to secretly move from Orthodoxy to Catholicism just before the Patriotic War of 1812. During the French
occupation of Moscow Ekaterina Petrovna informed her husband about this,
and Rostopchin, when returned to the capital, broke all the contacts with the
abbot. Soon after that Surugues’s letters that were sent to father Bouvet (who
was also a secret Jesuit), and contained information about the events in Moscow
and described Rostopchin as an organizer of the arson, began to be deliberately
spread everywhere in handwritten lists. This promoted the consolidation of the
French version of the Moscow events in the perception of many Europeans.
We decided to analyze several diaries and some dozens of letters, sent by the
ranks of Grande Armée from Moscow during and immediately after the fire, then
19, 20, 21e bulletins de la Grande Armée // Napoléon I, Œuvres de Napoléon I. Paris,
1827. T. 5. P. 62-66.
6
7
See texts : State Historical Museum. Department of Writing Sources. F. 155. File 109.
Sheet 19-34back ; National Library of Russia. Department of manuscripts. F. 859. Cardboard
6. № 6. Sheet 84-86 ; P.I. Shukin, Papers, dated from Patriotic War of 1812. Moscow, 1897.
Part 1. P. 130-139.
– 114 –
– naPoléon and the moScow fire of 1812 –
intercepted by the Russian army and kept in the Russian archives for 200 years8.
Almost in all letters it was claimed that Moscow was burnt by Russians themselves, sometimes – with active participation of English agents. There is only one
exception among these letters, where the sender didn’t deny the active role of
Grande Armée soldiers in setting Moscow on fire. Authors of many letters simply
repeated figures and facts, set out by Napoleon in his bulletins. It is also important
to underline the fact that if before the show trial (on the 24th of September) the
authors of several letters mentioned Alexander I as a person, who participated in
the organization of the fire, after the trial had taken place, the name of Alexander
I disappeared and only one name remained – the name of Rostopchin.
The definitive consolidation of the French version, of the French myth about
the Moscow fire occurred in 1823, when – as an answer to publication of Rostopchin’s book « La verite sur l’incendie de Moscou », in which he tried to exonerate himself from the charge of the Moscow arson – Surugue’s letters and G.
Chambray’s « Histoire de l’expedition de Russie »9 were published. Surugue and
Chambray disputed the version of the former governor of the Russian capital
categorically. Since that time this version has been reproduced unchanged in all
books and articles, published in France and devoted to the events of 181210.
The descriptions of the Moscow fire in the historiographic traditions of Poland,
Britain and USA were just the distinctive modifications of the French Moscow
fire myth. And if Polish, Britain and American historians often only reproduced
the French version (M. Kukiel, P.B. Austin, A. Zamoyski, G. Nafziger ; etc)11,
German authors (G. Tzenoff, H.Schmidt ; etc)12, at first, as a rule, enumerated all
8
See, for example : E.V.E.B. Castellane, Journal. Paris, 1895. T. 1. P. 154-155 ; P. 33 ;
L.F. Fantin des Odoards, Journal. Paris, 1895. P. 332-333, 336 ; G.J. Peyrusse, Mémorial et
archives. 1809-1815. Carcassonne, 1869. P. 101. Note ; P. 102-103 ; Russian State Archives of
Ancient Acts. F. 30. List 1. File 268. Sheet 68, 70 v., 71 ; Archives of Foreign Policy of Russian Empire. F. 133. List 468. File 1842. Sheet 8-8 v., 52, 57-58, 86-87, 281-282 v. ; Lettres
interceptées par les Russes durant la campagne de 1812 / Publ. par S.E.M. Goriainow. P.,
1913. P. 22, 24, 29-30, 33, 34, 36-37, 39, 49, 51-52, 54, 147 ; etc. In 1913 a group of Russian
and French investigators published a part of these letters, but the main part of them stay not to
be called for.
9
[G. Chambray], Histoire de l’expédition de Russie. Paris, 1823. T. 1-2.
10 See : A. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire. Paris, 1856. T. 14 ; J.H. Schnitzler,
La Russie en 1812. Rostopchine et Koutousof. P., 1863 ; D. Olivier, L’incendie de Moscou.
P., 1964 ; J. Thiry, La Campagne de Russie. Paris, 1969 ; J.C. Damamme, Les Aigles en hiver
Russie 1812. Paris, 2009 ; etc.
11 M. Kukiel, Wojna 1812 roku. Kraków, 1937. T. 2 ; P.B. Austin, 1812. Napoleon in
Moscow. London, 1995 ; A. Zamoyski, 1812 : Napoleon’s Fatal March on Moscow. London,
2005 ; G. Nafziger, Napoleon’s Invasion of Russia. Novato, CA, 1988 ; etc.
12 G. Tzenoff, Wer bat Moskau im Jahre 1812 in Brand gesteck ? Berlin, 1900 ; H. Schmidt,
Die Urheber des Brandes von Moskau im Jahre 1812. Greifswald, 1904 ; etc.
– 115 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
possible versions of the causes of fire with remarkable pedantry and gave them
critical analysis, but, ultimately, accepted the French point of view.
What does Russian historiography tell us about the Moscow events of 1812 ?
The first question, that arises here, is – whether the Russian Moscow fire myth
really exists ? We think that it does. This myth however is very distinctive. First of
all, it passed more complicated evolution, than the French one, and reflected many
circumstances, the so called twists and turns of 200 years of Russian history.
The first important step in the creating of the Russian myth was made in
autumn of 1812 by the Russian state and its military elites (namely by the Emperor
Alexander I himself and the Commander-in-Chief Kutuzov13). They accused the
enemy of burning Moscow. Napoleon and his army were to appear before the
Russian and European nations as destroyers and barbarians. And the Russian elite
greatly succeeded in fulfilling this task. Now Russians had to mercilessly revenge
on all the destroyers of their capital. At the same time chivalrous behaviour of
Alexander I and the Russian troops after the occupation of Paris in 1814 was
to emphasize Russian generosity against the background of brutality of Napoleon’s soldiers in 1812. This initial version, which pointed out the French army as
the main organizer of the fire, now disappeared, now revived again. Particularly
remarkable surge of interest in this version took place in the early 1950s – in the
mid 1980s14.
The second (both in importance and in time of appearance) Russian version
presents the opinion that the main organizers of the fire were Rostopchin, the
Russian military command and local residents. This opinion, although in various variants, was shared by the most famous historians of the Patriotic war of
1812 : by A. I. Michaylovsky-Danilevsky, M.I. Bogdanovich, A.N. Popov, E.V.
Tarle, N.A. Troyizky ; etc15. In this connection they often (as for example, Tarle
and Troyizky) noted « patriotic enthusiasm » and « fit of patriotism » of Moscow
inhabitants.
13 See, for example : Collection of High manifestos, Deeds, Decrees… St. Petersburg, 1816.
P. 54 ; etc.
14 See, for example : L.G. Beskrovny, The Patriotic War of 1812 and counter-offensive of
Kutuzov. Moscow, 1951 ; idem. The Patriotic War of 1812. Moscow, 1962 ; P.A. Zilin, Counter-offensive of Russian army in 1812. Moscow, 1953 ; History of Moscow. Moscow, 1954. T.
3 ; etc.
15 A.I. Michaylowsky-Danilevsky, Description of Patriotic War in 1812. St. Petersburg,
1839. Part. 2 ; M.I. Bogdanovich, History of Patriotic War 1812 on the basis of reliable sources.
St. Petersburg, 1852. Т. 2 ; A.N. Popov, French in Moscow in 1812. Moscow, 1876 ; E.V. Tarle,
Invasion of Napoleom on Russia. Moscow, 1941 ; N.A. Troizky, 1812. Great year of Russia.
Moscow, 1988 ; etc.
– 116 –
– naPoléon and the moScow fire of 1812 –
The supporters of the third Russian version spoke about the influence of various factors and forces, spoke about impossibility to determine the party responsible for the Moscow fire16.
Finally, in Russian historiography there were numerous attempts just to enumerate possible causes of fire, to suggest an evasive answer, to make the wind,
that carried fire from the warehouses, destroyed by the Russian army, « responsible » for what had happened ; and so on.
What do Russian history sources (memoirs, letters, official and unofficial documents) indicate ? These documents, although it looks strange, content evidence
of all these numerous versions ! What a contradictory picture appeared before the
eyes of the Russian witnesses of the tragedy of 1812 !
At first glance, all these circumstances make us to suppose that the Russian
myth doesn’t exist at all. But it is not so. It exists. In this confused, contradictory
and inconsistent answer to the question about the Moscow fire we can see the
specific character of Russian soul, Russian mentality and the specific character
of Russian historiography. We can see many things in this multi-voiced and unintelligible, indistinct answer : first of all, a significant element of political influence and political considerations ; secondly, contradiction and ambivalence of the
« discovered » « truth », but, at the same time, thirdly, simultaneous aspiration for
clear and categorical answer.
What is happening today and what will happen tomorrow with the Russian
Moscow fire myth ? Will the researchers manage to answer Luzhkov’s question
that was put such categorically and presumptuously ? The problem here is not
only in the searching of new, unknown to us, historical sources. Most of the
sources are known, and have been known for a long time. The problem consists
in their critical comparison and, mainly, in realizing the distinctive features of
the functioning of individual and national historical memory, national historical
myth.
Guided by these principles, we accumulated the maximum possible material
and data for the present day (both in volume and in variety of sources) and tried
again to turn our attention to the Moscow events in September of 181217.
We came to the conclusion that the key person, whose actions could play the
main role in setting Moscow on fire, was Rostopchin. There is vast evidence of
his preparing the arson and organizing the agents of police to fulfill this plan. But
until his death in 1826 Rostopchin had avoided the doubtful fame of « Russian
Herostratus ». In 1823 Rostopchin published his book « La verite sur l’incendie
de Moscou ». And he seemed to manage to give proof of impossibility to organize
16
17
See, for example : K.V. Kudrjashov, Moscow in 1812. Moscow, 1962.
V.N. Zemtsov, 1812. Fire of Moscow. Moscow, 2010.
– 117 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
such strong and destructive fire through the episodic and limited actions of the
Moscow police18. He also rejected the supposition that he used criminals, released
from prisons, for burning the city. We carried out special investigation, devoted to
this problem, and came to the conclusion that Rostopchin had not intention to use
criminals for this purpose. Some criminals, who were put into so called « Prison
castle », became free, but it happened as a result of the great confusion, caused
by the evacuation of Moscow. As for the released criminals of so called « Pit »
(the prison for non-dangerous offenders and insolvent debtors), they hardly could
play any outstanding role in looting and setting the fire19.
But… In such circumstances it becomes unclear, who were executed by French
soldiers as incendiaries ? These executions continued up to the withdrawal of
Grande Armée from Moscow (as we calculated, about 500 men were executed !).
We tried to explain this paradox. In our opinion, the most of the executed were
not the criminals and the plainclothes policemen, but the deserters, the Russian
wounded, left to the mercy of fate, and, especially, the dregs of the capital, who
very well combined patriotic enthusiasm and willingness to plunder. Rostopchin, who knew psychology of the Russian common people perfectly well, threw
unfortunate young man, M. Vereschagin (that was unjustly accused by Rostopchin of high treason) to the drunken crowd that tore him to pieces. This violent
murder of Vereschagin « inspired » the Moscow common people both for struggle
against the French invaders, for setting the fire and for the unrestrained looting
and plundering of the property of their compatriots.
On the whole, our conclusions, regarding the causes of the Moscow fire in
1812, are the following :
1. The fire of Moscow in 1812 was a result of many circumstances : the predominance of the wooden constructions in the city ; the outcome of almost all
inhabitants from the capital ; looting, committed by the soldiers of Napoleonic
army, by the marauders from the Russian army and by the local residents ; natural
and weather conditions.
2. The fire was organized. The efforts of the organizers had predetermined
the beginning and the scale of the catastrophe. The main role in the preparations
of the fire was played by the general-governor, F. Rostopchin. At first, he took
almost all the fire-fighting instruments out of the city ; secondly, he ordered the
policemen to commit the first arsons ; thirdly, and as Rostopchin said himself, it
was his main goal, he « set on fire the spirit of the people », demonstrating at the
same time the great cynicism, cruelty and contempt for his own people.
18 Rostopchine F.V. La Vérité sur l’incendie de Moscou. Paris, 1823.
19 V.N. Zemtsov, Count F.V. Rostopchin, criminals and fire of Moscow in 1812 // Epoch of
1812. Investigations. Sources. Historiography. VIII (Works of State Historical Museum. Issue
179). Moscow, 2008. P. 105-125.
– 118 –
– naPoléon and the moScow fire of 1812 –
3. The Russian military command and Kutuzov didn’t play a very important
role in organization of the fire. Their actions just corresponded to the usual measures of the wartime.
4. The question, whether Alexander I had any influence on these events,
remains uncertain. In any case, the direct influence of the Russian Emperor is out
of the question. But both Alexander I and Kutuzov immediately took the advantage of the Moscow arson to stir up the hatred towards the occupants.
5. Napoleon made a number of serious mistakes, which contributed to the
spread of the fire and led to the fatal consequences for Grande Armée. The French
Emperor overestimated the level of demoralization of the Russian troops after the
Battle of Borodino ; he couldn’t imagine the willingness of his enemy to make
such sacrifices that were inconceivable for West Europeans ; he underestimated
the determination of the Russian Emperor to fight against his enemy until the
end.
What will be the future of the Russian myth ? Is it possible that the successful
attempt to analyze all the aspects of the problem and to remove the data, which
would not contradict historical facts, will put an end to the Russian national myth ?
I don’t think so. National consciousness (in spite of the emerged contours of the
United Europe and the world-wide process of globalization, nations will exist) is
still in need of historical myths. The question is : in what myths. There are myths,
which play destructive role, promoting national, religious and social prejudice
and hatred and sometimes even destroying self-respect in the nation-creator. But
there are creative, positive myths, which open way for the constructive dialogue
and interpenetration of different cultures and civilizations, for the development of
both national and universal. We choose the second variant, the second way – the
creative myth of Napoleon.
– 119 –
de queLqueS idéeS reçueS
à L’origine du mythe de napoLéon
« bienfaiteur » de La corSe
Jean-Yves COPPOLANI
Professeur de Droit
Université de Corse, UMR 6240 LISA
Louis ORSINI
Maître de Conférences associé en Droit
Université de Corse
Le mythe d’un Napoléon « bienfaiteur » de la Corse est ancré dans la mentalité
populaire comme parmi les membres de la classe politique, et même au niveau
des parlementaires et des gouvernements français.
Une première anecdote illustre ce mythe : il y a quelques décennies, dans
les dernières années de Tino Rossi, lors d’une interview, un journaliste évoqua
devant le célèbre chanteur, un reproche qui lui aurait été fait, celui de n’avoir
pas fait grand-chose pour la Corse, et il s’écria que c’était faux et que ce grief
avait déjà été fait à tort à Napoléon alors que l’Empereur avait beaucoup œuvré
pour son île. La preuve, il restait encore, plus de cent cinquante ans après le
Premier Empire, des avantages fiscaux importants. Il s’agissait évidemment des
dispositions relevant de l’arrêté Miot du 21 prairial an IX et du décret impérial
du 24 avril 1811.
– 121 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Ces mesures, en particulier celles de l’arrêté Miot, ont été considérées d’une
façon que l’on peut qualifier d’officielle, comme des cadeaux que Bonaparte Premier Consul, puis l’Empereur Napoléon 1er, aurait fait aux Corses. C’est pour cela
qu’à plusieurs reprises, des gouvernants voulant punir les Corses, tentaient de
leur reprendre le présent fait par l’illustre insulaire : en 1814, pour les punir d’être
les compatriotes de l’Usurpateur, en 1870, pour les punir d’être les compatriotes
du vaincu de Sedan et plus près de nous, les compatriotes des assassins du préfet
Erignac.
Or, cette législation fiscale spécifique ne peut en rien être présentée comme
un cadeau et ne peut donc être mise au crédit d’un Napoléon bienfaiteur de la
Corse. Mais d’autres volets des spécificités institutionnelles dont Napoléon a doté
la Corse confirment tous le fait que les mesures spécifiques prises dans l’île à
l’époque napoléonienne ne peuvent pas être présentées comme des bienfaits ou
des privilèges accordés à ses compatriotes.
En effet, tout en voulant que la Corse « soit une bonne fois française », Napoléon la soumit paradoxalement à toute une série d’exceptions au droit commun.
Il faut mettre à part les mesures découlant de la mise hors la Constitution fondée
sur l’article 92 de la Constitution de l’an VIII appliquée à la Corse sous le Consulat, et celles connues sous le nom de « Haute Police », reprenant une politique
répressive de l’Ancien Régime, qui prolongèrent la législation d’exception sans
fondement constitutionnel cette fois. Ces mesures s’étaient imposées d’ailleurs
comme l’avaient été la Justicia paolina, la « Haute Police » de Marbeuf ou la suspension du jury, pourtant consacré par la Constitution anglo-corse de 1794, par
un Parlement composé de « Corses fils de Corses »… Elles étaient suscitées par
une criminalité particulière, conséquence des vendette et du banditisme rançonneur (invariant de l’histoire criminelle de la Corse de l’accato au racket). Enfin,
ne méritent pas non plus que l’on s’attarde sur elles dans cette communication,
les dispositions accordant un moratoire pour l’utilisation exclusive du français
comme langue officielle : plusieurs départements annexés du grand empire bénéficièrent de tolérances similaires.
Les spécificités institutionnelles napoléoniennes exclusivement appliquées à
la Corse qui furent et sont parfois encore considérées comme des cadeaux alors
qu’elles n’étaient, en aucun cas, des privilèges accordés par un Corse aux Corses,
sont en premier lieu les législations fiscale et douanière. Ainsi, la législation
fiscale spécifique n’était pas du tout conçue par Napoléon comme un présent
fait aux Corses même si, à la suite de certains avatars non prévus par lui, elle a
pu devenir avantageuse. Les régimes douaniers spécifiques de la Corse sous le
Consulat et l’Empire démontrent que les spécificités institutionnelles imposées
à la Corse par Napoléon n’avaient absolument pas pour objectif de favoriser la
Corse. Dans la même perspective, le régime électoral particulier prouve égale– 122 –
– idéeS reçueS à l’origine du mythe de naPoléon « bienfaiteur » de la corSe –
ment que les dispositions spécifiques concernant la Corse n’étaient évidemment
pas dictées par une bienveillance spéciale du Premier Consul ou de l’Empereur,
bien au contraire…
Le mythe des privilèges fiscaux napoléoniens
La Corse n’a jamais été une « terre d’exception » en matière fiscale car elle a
toujours relevé, par principe et de manière quasi-systématique, du droit commun.
Il en a été ainsi, de manière constante, depuis l’adoption du décret du 30 novembre 1789 qui déclare la Corse « partie intégrante de l’empire français » et exige
« que ses habitants doivent être régis par la même constitution que les autres
Français ». Ce dogme a été appliqué par tous les régimes qui se sont succédé
depuis, y compris lorsque Napoléon était le maître de la France.
Toutefois, l’introduction de dispositions particulières, notamment en matière
de droits d’enregistrement sous le Consulat et de droits indirects sous l’Empire,
a donné naissance au mythe des privilèges fiscaux octroyés par Napoléon. Cette
relation directe entre l’homme et sa terre natale a eu pour effet de faire passer ces
mesures à la postérité en les associant à la pieuse image d’un Napoléon bienfaiteur. Jusqu’à l’époque contemporaine, cette croyance populaire a été colportée et
amplifiée sur le plan politique en raison des allégements relatifs que ces mesures
procuraient aux populations. Cette sacralisation a été à la source de multiples
confusions altérant le sens et la portée des textes fiscaux napoléoniens.
Contrairement à ce qui a pu être dit et écrit, y compris dans les rapports officiels jusqu’à nos jours, les spécificités fiscales introduites par les arrêtés Miot en
1801-18021 en matière de droits de mutation ou par le décret impérial du 24 avril
18112 au regard des contributions indirectes ne constituent que des exceptions
relativement modestes qui obéissent avant tout à une logique de rationalisation
ou d’économie budgétaire.
Elles n’ont jamais eu, ni pour objet ni pour effet, de constituer un statut fiscal
de nature à influer sur le développement économique. Elles s’analysent comme
des mesures ponctuelles, de technique administrative, d’économie budgétaire et
d’ordre politique.
1
Sur cette législation particulière cf. L. ORSINI, Le régime juridique des arrêtés Miot,
Thèse de doctorat soutenue à l’Université de Corse le 3 mai 2008, reproduite par l’Atelier
National de Reproduction des Thèses.
2
Sur ce texte cf. A. NIVAGGIOLI, Le décret impérial du 24 avril 1811, Actes du colloque
d’Ajaccio du 29 octobre 1969 organisé sous l’égide de la Société des études robespierristes,
1971, archives départementales de la Corse-du-Sud, A 280 et B 231.
– 123 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Les aménagements fiscaux introduits par les arrêtés Miot relèvent généralement du respect de la loi fiscale et des droits du Trésor public.
Parmi les 138 arrêtés recensés3, auxquels on a intimement associé le nom de
leur auteur, le conseiller d’État André-François Miot, dépêché dans l’île entre
mars 1801 et octobre 1802 pour y exercer les fonctions d’administrateur général des départements du Golo et du Liamone après la suspension de l’empire
de la Constitution par la loi du 22 frimaire an IX-13 décembre 18004, les arrêtés édictant des dispositions fiscales (en dehors des arrêtés nominatifs ou fixant
des contingents d’employés) sont au nombre de 16 : 10 relatifs aux contributions
directes, 5 à l’enregistrement et au timbre et 1 à la fiscalité locale.
Toutefois, parmi ces 16 arrêtés, purement fiscaux, si l’on écarte les arrêtés
modifiant la loi pour la répartition et la perception des contributions directes qui
relèvent de l’organisation administrative, 5 ont édicté des mesures particulières
faisant échec à l’application de la loi commune en Corse dans cinq domaines.
- En ce qui concerne la contribution des portes et fenêtres, l’arrêté du 18 prairial an IX-7 juin 1801 ne concède sa suspension qu’en contrepartie de l’ajout de
son montant présumé (15 000 F) au contingent de la contribution personnelle
et mobilière des deux départements (9 000 F pour le Golo et 6 000 F pour le
Liamone). Miot justifie ainsi cette décision dans son rapport du 6 prairial an
IX-26 mai 1801 au ministre de l’intérieur Chaptal : « L’impôt des fenêtres ne pouvait par exemple subsister, la forme des habitations de l’intérieur qui s’éclairent
plutôt par des trous grossièrement percés dans la muraille et qui se ferment mal,
que par des fenêtres, rendait l’application de la loi arbitraire et souvent vexatoire. Aussi, cette contribution était celle contre laquelle les habitants élevaient
les plus fortes réclamations ; la répartition a été mal faite et son recouvrement
dispendieux était devenu même impossible par les difficultés locales et les contestations auxquelles il donnait lieu. Je l’ai remplacé par une augmentation sur la
contribution mobilière, et ce changement qui ne fait rien perdre au Trésor est un
de ceux qui a produit la plus heureuse impression ». Il ne s’agit donc pas d’un
cadeau mais d’un arrangement satisfaisant le Trésor public dans la mesure où il
annule les difficultés et autres frais de perception d’une contribution sans renoncer au produit alors que l’assiette, de l’aveu même de Miot, est discutable.
- En ce qui concerne les droits de timbre perçus sur les actes et formalités en
justice, les arrêtés du 1er floréal an IX-21 avril 1801 portant règlement instituant
un tribunal de police dans chaque commune des départements du Golo et du
3
Ces textes sont conservés aux archives départementales de la Corse-du-Sud, 4K1 et 4K2.
La liste est publiée dans la thèse de L. ORSINI qui en reproduit les plus importants. Cf. également l’Encyclopædia Corsicæ, éditions Dumane, octobre 2004, tome VII, pp. 547-561.
4
Bulletin des Lois de la République française, 3esérie, tome 2e, 1ersemestre de l’an IX,
bulletin n° 60, n° 435, p 192.
– 124 –
– idéeS reçueS à l’origine du mythe de naPoléon « bienfaiteur » de la corSe –
Liamone, du 21 prairial an IX-10 juin 1801 concernant l’enregistrement et du
5 messidor an IX-24 juin 1801 réduisant le nombre de justices de paix des deux
départements en organisent l’exonération. Ces dispositions qui ont longtemps
survécu après le départ de Miot, avaient un but d’ordre public justifié par le désir
de faciliter l’accès des Corses aux tribunaux pour faire reculer les vendette.
- En ce qui concerne la prise en compte de la propriété arboraire dans la
refonte des matrices des rôles des contributions directes, l’arrêté du 22 thermidor
an X-10 août 1801 ne consent, bien au contraire, aucun privilège mais, illustrant
le réalisme du droit fiscal, adapte la loi à une particularité répandue alors dans
l’île toujours dans le souci bien compris de ne rien faire perdre au Trésor public.
Cet arrêté ne survivra pas après la mission de Miot.
- En ce qui concerne la contribution des patentes, l’arrêté du 21 prairial an
IX-10 juin 1801 concernant l’enregistrement concède son exonération dans les
communes dont la population ne s’élève pas à 1 800 âmes. Cette modeste disposition, qui ne survivra que quelques années, n’a pas entraîné de privilèges de nature
à susciter un démarrage économique.
- En ce qui concerne les droits de mutation, le même arrêté du 21 prairial an
IX-10 juin 1801 concernant l’enregistrement modifie la loi du 22 frimaire an
VII-13 décembre 1798 sur quelques points.
Son article II-1° réduit de moitié le tarif des droits fixes et proportionnels pour
les contrats de mariage et les donations faites en faveur et par ces mêmes contrats.
Cette disposition tombera en désuétude avec l’abandon des contrats de mariage.
Son article II-2° réduit à 2 % le droit de 4 % fixé par la loi pour les ventes,
cessions et autres actes translatifs de propriété ou d’usufruit de biens immeubles à titre onéreux. Cette disposition recevra application jusqu’en 1999 dans
des conditions controversées. Depuis 1801, l’administration a toujours refusé de
reconnaître une réduction de principe de moitié alors que Miot l’avait confirmée.
Elle n’appliquait qu’un abattement de 2 points, si bien que le bénéfice de l’arrêté
Miot s’est amenuisé à mesure que le tarif commun s’est élevé. Il faudra attendre
1969 – avec le fameux procès Pasqualini devant le TGI de Bastia – pour que
l’administration consente, partiellement, à faire de 2 la moitié de 4.
Son article III établit trois règles dérogatoires en matière de droits de succession5 : il permet au préposé de l’enregistrement de réclamer les droits du fisc dès
5
L’article III précise : « La valeur des immeubles, dont les héritiers légataires ou donataires étaient tenus de faire la déclaration pour les successions qui leur étaient échues, sera
à l’avenir déterminée par le montant de la contribution foncière, et pour parvenir à cette
fixation, la contribution foncière sera considérée comme le centième du capital sur lequel les
droits à percevoir, d’après la loi du 22 frimaire an 7, seront liquidés ; en conséquence, ces
droits seront exigibles dès que le receveur de l’enregistrement au bureau de la situation des
biens, aura la connaissance du décès de l’ex-propriétaire ; il en suivra le recouvrement sur les
– 125 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
qu’il a la connaissance du décès mais ne supprime pas l’obligation déclarative qui
pèse toujours sur les cohéritiers ; il définit un procédé de liquidation des droits sur
les biens immobiliers basé sur la contribution foncière considérée comme le centième du capital ; il supprime la peine de droit en sus pour défaut de déclaration
dans les six mois du décès pour ne pas alourdir les frais en cas de dépassement
du délai qui reste en vigueur malgré l’intervention prématurée du préposé. Ces
dispositions ne sont plus applicables qu’aux successions ouvertes avant l’entrée
en vigueur de l’article 51 de la loi du 22 janvier 2002 relative à la Corse, soit le
23 janvier 2002.
Ce sont précisément ces dispositions en matière de droits de succession qui
ont surtout contribué à forger la légende des privilèges fiscaux napoléoniens qui
tombe lorsque l’on examine, d’une part, les motivations de leur auteur et, d’autre
part, les documents d’archives qui témoignent de leur application pratique.
Dans son rapport précité au ministre Chaptal, Miot écrit : « Les tarifs des
droits d’enregistrement assimilés ici pour leur montant à ceux qui sont perçus
en France était excessif et les habitants ne pouvaient en supporter la charge tout
à fait disproportionnée avec leurs facultés pécuniaires et avec la valeur de leurs
transactions habituelles ; ils avaient pris le parti de s’y soustraire entièrement
et, en effet, contrats de mariage, actes de vente, partage de succession, tout à
lieu aujourd’hui sous seing privé et cette absence de formes légales est une calamité réelle pour le pays parce qu’elle devient la source d’une foule de procès,
qui en fomentant ou renouvelant d’anciennes haines ramènent tous les jours les
vengeances privées et prolongent cet état de barbarie dans lequel l’intérieur du
pays vit encore. En réduisant ces droits de moitié, j’ai rendu au Trésor public
une perception assurée et réelle ; j’ai plié les habitants aux formes légales qui
garantissent la sûreté des transactions et hâtent d’une manière indirecte leur
civilisation »6.
Pour rendre effective la perception des droits, Miot a été contraint de réduire
globalement ceux-ci de moitié dans le but de faire appliquer la loi commune et
de faire cesser une cause de troubles dans les relations économiques et sociales
conduisant souvent aux vendette. Sa décision participe du respect de l’obligation citoyenne par les Corses en lien avec la prise en compte de leurs facultés
contributives. Cette mesure d’équité est surtout dictée par le souci de « plier » les
contribuables aux formalités de l’enregistrement et au paiement de l’impôt. Elle
participe au rétablissement de l’ordre public et ne constitue pas un privilège.
héritiers qui seront tenus, en acquittant les droits, d’ajouter la déclaration des immeubles fictifs, ainsi que celle du mobilier. La peine du droit en sus encourue, pour défaut de déclaration
dans le délai de six mois, restera abrogée. »
6
Rapporté par H. PIERANGELI, Miot et la Corse, série d’articles, La Corse Touristique,
1926.
– 126 –
– idéeS reçueS à l’origine du mythe de naPoléon « bienfaiteur » de la corSe –
Par ailleurs, l’idée selon laquelle les Corses avaient été exonérés des droits de
succession depuis deux siècles s’est répandue. Dans les débats parlementaires sur
l’examen de l’article 51 de la loi du 22 janvier 2002, elle a justifié l’abrogation
du régime historique au nom de la réparation d’une anomalie. Or, l’examen des
registres de l’enregistrement et des jugements des tribunaux d’instance insulaires,
détenus dans les archives départementales de l’île, prouvent, de manière catégorique, que les Corses ont déclaré et payé les droits de succession sur la base de
l’arrêté Miot qui prenait en compte leurs facultés contributives.
L’article 16 du décret impérial du 24 avril 1811 organise un dispositif d’économie budgétaire favorable aux seuls intérêts du Trésor public.
Le second texte qui fonde le mythe des privilèges fiscaux napoléoniens se
résume à l’article 16 du décret impérial du 24 avril 1811 concernant l’organisation administrative et judiciaire de la Corse7, pris en application du sénatus-consulte du 19 avril 1811 portant réunion des départements du Golo et du Liamone
en un seul département sous le nom de département de la Corse8, aux termes
duquel : « Les perceptions confiées à la régie des droits réunis cesseront d’avoir
lieu en Corse, à compter du 1er juillet 1811. Elles seront remplacées par l’addition d’une somme de 30 000 francs en principal de la contribution personnelle et
mobilière. Cette augmentation n’aura lieu que pour moitié pour l’année 1811 ».
Trois analyses – très approximatives – ont contribué à alimenter la légende.
- L’article 16 a été présenté comme une mesure de bienveillance alors que sa
simple lecture permet de constater qu’il ne sert que les seuls intérêts du Trésor
public en s’inscrivant essentiellement dans le cadre d’une préoccupation d’économie budgétaire.
Dans une lettre du 20 germinal an V (9 avril 1797), Napoléon Bonaparte avait
conseillé au Directoire exécutif : « Pour que la Corse soit irrévocablement attachée à la République, il faut (…) y maintenir toujours deux départements »9. Il
a fait de cette déclaration un dogme politique à l’égard de l’île et a sans cesse
repoussé la réunification justifiée par les services centraux, y compris par Miot
en 1802, sur la base du déficit constant entre les dépenses administratives et le
produit des contributions fiscales.
Pour des raisons stratégiques de division politique, Napoléon Bonaparte a
maintenu sa conception mais, en proie aux difficultés financières de l’Empire
7
Bulletin des lois de l’Empire français, 1811, 4e série, tome 14e, bulletin n° 365, n° 6699,
pp. 379-383.
8
Bulletin des lois de l’Empire français, 1811, 4e série, tome 14e, bulletin n° 364, n° 6681,
pp. 361-368.
9
Rapporté par le chanoine L.A. LETTERON, Lettres de Napoléon relatives à la Corse,
Bulletin des sciences sociales, historiques et naturelles de la Corse (B.S.S.H.N.C.), fasc.
n° 331-332, 3e trimestre 1911, p. 194.
– 127 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
finissant, il doit se résoudre à la réunification administrative en 1811 – preuve de
l’état d’esprit qui l’anime.
La réforme est digne du procédé moderne de rationalisation des choix budgétaires : pour réduire les dépenses, on réunit en un seul les deux départements ;
dans cette unique circonscription, on supprime la régie de l’enregistrement10 en
tant qu’administration et on charge les fonctionnaires des contributions directes
de percevoir les droits recouvrés par la régie supprimée (article 18) ; dans un
même temps, on décide de sacrifier les perceptions confiées à la régie supprimée dont le produit est en fait inférieur aux frais de recouvrement ; cependant,
pour ne pas diminuer le volume global des recettes, on majore la contribution
personnelle et mobilière d’une somme égale au montant présumé du produit des
droits réunis (article 16) ; cela aboutit à diminuer le coût des frais de perception
(économie budgétaire), tout en assurant réellement des recettes fiscales de même
importance, augmentées par le jeu des centimes additionnels occasionnant ainsi
une plus-value fiscale11 (article 17).
- Dans les années 1950-1960, une vive polémique s’est nouée sur la portée
juridique de l’article 16 au regard de l’applicabilité dans l’île des droits indirects
et même de la TVA.
La polémique surgit au début des années 1950 au sujet de l’application dans l’île
des taxes sur le chiffre d’affaires. Pour l’administration fiscale, l’influence de la
disposition impériale devait être limitée à la suppression des seuls impôts existant
à la date de sa promulgation (figurant sous le Titre 5 de la loi des 5 et 15 ventôse an
XII-25 février 1804 portant création de la Régie des droits réunis) et ne disposait
pas pour l’avenir. À l’opposé, certains commerçants considéraient que le texte,
ne présentant aucune restriction particulière, étendait son exemption à l’ensemble
des contributions indirectes créées postérieurement.
Dans un arrêt de principe du 18 décembre 1956, Administration des contributions indirectes c/ Confortini et Piazza, la Cour de cassation tranchera en
inaugurant une jurisprudence constante selon laquelle « l’article 16 du décret du
24 avril 1811 demeure applicable aussi longtemps qu’un texte législatif contraire
n’apporte pas de modifications au régime exceptionnel établi par ledit décret » et
« qu’il en est notamment ainsi en ce qui concerne les droits indirects créés postérieurement à l’entrée en vigueur de celui-ci ».
10 Par arrêté du 21 prairial an IX-10 juin 1801 portant réorganisation de la régie, Miot avait
décidé de ne former qu’une seule direction de l’enregistrement et domaine pour les deux
départements sur la base des orientations adressées par le premier consul au ministre des
finances Gaudin par lettre du 20 brumaire an IX-11 novembre 1800.
11 Pour la seule année 1812, la suppression des droits réunis (30 000 F) n’a pas été compensée par une charge fiscale équivalente mais par une majoration de 69 743,78 F en raison de
l’évolution des centimes additionnels !
– 128 –
– idéeS reçueS à l’origine du mythe de naPoléon « bienfaiteur » de la corSe –
Toutefois, cette reconnaissance de principe s’avérera vite illusoire. Aussi
n’a-t-elle jamais permis d’exonérer l’île de la totalité des droits, contributions et
autres impôts indirects mais seulement de quelques taxes dont la plupart, pour
le moins marginales, ont disparu sous la période contemporaine12. D’un point de
vue économique et financier, le bénéfice de la dispense de ces exonérations s’est
avéré plutôt modeste au regard de la charge fiscale générée par les impôts dont
le régime a expressément été introduit ou qui ont été reconnues extérieures au
champ d’application du décret impérial comme la TVA13.
L’assujettissement progressif de l’île aux nouvelles taxes indirectes, notamment au cours du xxe siècle, a même conduit à une dénaturation du principe
d’exonération de portée générale posé par le juge au point d’en réduire considérablement la portée et de reléguer son influence dans le droit positif au rang
d’exception voire de curiosité historique.
- Enfin, l’argument qui a également renforcé le mythe réside dans le fait que
l’opinion publique a longtemps cru que la contrepartie de l’exonération des droits
indirects résidait dans l’appropriation par l’État des forêts de la Corse14 à la même
époque15.
Cette idée tenace a été notamment soutenue par certains parlementaires insulaires lors de l’adoption de la loi du 22 janvier 2002 qui réalise du reste le transfert des forêts à la collectivité territoriale de Corse. Or, non seulement il n’en est
absolument rien, dans la mesure où l’État s’est approprié les forêts de l’île sans
contrepartie, mais surtout le décret impérial contient en lui-même la contrepartie budgétaire de l’exemption qu’il édicte, à savoir « l’addition d’une somme de
30 000 francs en principal de la contribution personnelle et mobilière », imposition plus aisée à recouvrer par l’administration que les droits indirects de faible
rapport en raison, d’une part, de la déficience de l’économie insulaire et, d’autre
12 Il s’agit notamment de la taxe de circulation sur les viandes, du droit de circulation sur les
vins et cidres, du droit de licence sur les débits de boissons, de la taxe spéciale sur les débits de
boissons, de l’impôt sur les spectacles, de la taxe spéciale sur certains véhicules routiers dite
« taxe à l’essieu » ou encore du droit de poinçon en garantie des matières d’or, d’argent et de
platine.
13 Ainsi en a décidé le Conseil d’État dans un arrêt du 13 juillet 1966, Sieur Pinna, recueil
Lebon, p. 479.
14 De récents débats au Parlement, notamment à l’occasion de l’examen du projet de loi
relatif à la Corse en 2001, ont employé le même argument au sujet de l’octroi des arrêtés Miot.
Une telle affirmation ne résiste pas à l’analyse au regard des motivations et des documents de
l’époque, en 1801 comme en 1811.
15 Un décret du 13 mars 1811 place en effet dans les attributions du ministère de la marine
la conservation des forêts de l’île ainsi que les travaux des ponts et chaussées concernant les
routes et les quais nécessaires à l’extraction du bois destiné aux chantiers continentaux de
construction navale. Son objet ne consiste pas à « nationaliser » les forêts corses.
– 129 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
part, des risques de fraude accrus par un relief difficile qui nécessite la mobilisation de moyens en hommes trop dispendieux, notamment pour la surveillance
des côtes.
Autres exemples significatifs, les régimes douaniers et électoraux
Ces deux rubriques sont apparemment bien éloignées mais toutes deux caractérisées par des spécificités défavorables imposées aux Corses.
Les régimes douaniers de la Corse napoléonienne
Au début du Consulat, la Corse était soumise à un régime douanier sans aucun
fondement légal16. Mais là, ce n’était pas la faute du Premier Consul mais celle
de Pascal Paoli. Lorsqu’il présidait le Conseil Général au début de la Révolution,
ce dernier avait été contraint de maintenir illégalement des droits de douane entre
la Corse et les autres départements français : la plupart des impôts indirects était
supprimée, les recettes des impôts directs, très insuffisantes. Il décida de prolonger le dispositif douanier de l’Ancien Régime organisé par l’arrêt du Conseil du
Roi de 1784 en réduisant les taux de 50 % et demanda à l’Assemblée Nationale
qu’il mettait devant le fait accompli, de légaliser ce régime particulier. Un député
fut chargé d’élaborer un projet en ce sens mais il ne fut jamais voté.
Après l’épisode du Royaume anglo-corse pendant lequel le Parlement de
Bastia avait voté une grande loi douanière, les autorités françaises de retour rétablirent le régime douanier mis en place par Pascal Paoli sans savoir qu’il n’avait
pas de fondement légal. C’est l’administrateur général André-François Miot qui
s’aperçut de l’illégalité. Il utilisa les pouvoirs exceptionnels qu’il détenait pour
régulariser cette situation anarchique mais il conserva le système en place parce
que, comme il le dit dans son rapport du 6 prairial an IX, « les douanes sont le
seul produit réel de l’île ». Cependant, de sa propre autorité, sans y être invité
par le Premier Consul ou un ministre, il prit l’initiative d’améliorer le système.
Il maintenait des droits limités au tiers du tarif général pour les échanges entre la
Corse et les autres territoires français mais il apportait quelques améliorations au
dispositif existant en établissant dans l’article IV de l’arrêté, des exemptions de
droits d’entrée en vue de mieux assurer le ravitaillement de la Corse, moderniser
son agriculture, promouvoir une activité industrielle et même inciter les Corses
à étudier la physique et les mathématiques ; et parallèlement, dans l’article V,
exemptait de droits à l’exportation vers « les départements continentaux de la
16 Sur le régime douanier particulier de la Corse napoléonienne, cf. J-Y. COPPOLANI, Le
régime douanier de la Corse de 1768 à 1912, BSSHNC, n°647, 1984, p.225-258 et Revue de
la recherche juridique, PUAM, 1987, p.747-751 ; A. LAOT, Histoire de la douane en Corse,
Ajaccio, 1987, p.61-82 ainsi que J-Y. COPPOLANI et L. ORSINI, De quelques idées reçues à
propos de l’histoire fiscale et douanière de la Corse, Annales méditerranéennes d’économie,
juillet 2008, p.94-128.
– 130 –
– idéeS reçueS à l’origine du mythe de naPoléon « bienfaiteur » de la corSe –
République » les principales productions agricoles de la Corse, à l’exception de
l’huile et de celles qu’il rêvait de développer17. Il est à remarquer que plusieurs
des marchandises exemptées étaient des produits ouvrés : cuirs, savon...
L’application de l’arrêté du 16 prairial an IX dura moins d’un an… Un arrêté
des Consuls du 6 prairial an X (26 mai 1802) mis en application par un arrêté
de Miot du 15 messidor suivant (4 juillet 1802), et plus tard confirmé par la loi
du 8 prairial an XI (28 avril 1803), plaçait les départements corses dans le droit
commun douanier. Les produits venant du continent français arrivaient en franchise de même que les productions corses sous réserve d’un certificat d’origine.
Mais les fraudeurs prospéraient. Les quelques mille kilomètres de côtes de l’île
n’étaient pas suffisamment surveillés, non seulement les effectifs à terre étaient
trop faibles18 mais alors qu’à l’époque de la marine à voile une flottille aurait été
nécessaire, Miot n’avait pu doter la douane que de deux felouques armées chacune de deux petits canons…
Dans ces conditions, la Corse pouvait être une brèche dans le dispositif du
blocus continental décrété par Napoléon en novembre 1806. Qu’à cela ne tienne !...
La Corse fut sacrifiée au blocus. Brutalement, elle fut exclue du périmètre douanier français par le décret pris par l’Empereur à Bayonne le 12 juillet 1808. Le
premier article édictait qu’« à compter de la publication du présent décret, les
isles de Corse et de Capraja ne seront plus soumises au régime des douanes »…
Le nombre des douaniers au lieu d’être augmenté fut fortement diminué. Les brigades de surveillances furent dissoutes et leurs agents, licenciés. Les fonctionnaires maintenus en Corse chargés de la francisation des navires et des taxes de navigation furent placés sous la direction des douanes de Livourne. Pour réaliser des
économies tout en évitant que des marchandises anglaises puissent pénétrer dans
l’Empire français par la Corse, elle fut pratiquement, pour ses exportations vers
le continent de l’Empire français, dans la situation douanière d’un pays étranger
ne bénéficiant d’aucun traité de commerce… Napoléon n’a pas dû être très fier de
ce texte qui ne fut d’ailleurs pas publié au Bulletin des lois…
Moins de trois ans plus tard, le décret impérial signé à Saint-Cloud le 24 avril
1811 fut l’occasion de mettre fin au régime douanier pénalisant de 1808. Ce texte
réglementaire qui selon son titre concernait « l’organisation administrative et
17 « … Les fruits secs et verts, la cire, la soie, le lin, le chanvre, le coton, la garance du cru
des deux départements (Golo et Liamone), les cuirs et peaux tannés et les toiles et savons
fabriqués dans les deux départements ».
18 Selon le président du Conseil du commerce qui présenta à la Chambre des députés le
projet de loi douanière du 17 mai 1826 (Archives parlementaires, 2ème série, Chambre des
députés, 11 février 1826, p.44), la surveillance douanière de la Corse nécessitait au moins
1200 agents et, au début du xixe, l’effectif des douaniers en Corse atteignait à peine le cinquième de ce nombre.
– 131 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
judiciaire de la Corse » contenait, à côté des dispositions fiscales, un nouveau
régime douanier qui lui non plus ne fut pas confirmé par une loi mais c’était juridiquement moins critiquable que pour les mesures fiscales eu égard aux traditions
du droit douanier19…
Bien que moins défavorable que le précédent, ce régime douanier de 1811
ne peut toutefois aucunement être présenté comme un cadeau impérial pour les
Corses… Il revient partiellement à l’arrêté Miot du 5 juin 1801 mais les différences sont significatives. Implicitement, le régime de 1811 maintenait l’importation
en franchise de marchandises venant des territoires continentaux de l’Empire qui
n’avait pas cessé depuis les décrets de 1802, alors que l’arrêté Miot de 1801 protégeait partiellement de la concurrence continentale les productions insulaires.
Cette franchise avait peut-être l’avantage de favoriser l’approvisionnement, la
modernisation de la Corse et diminuait probablement le coût de la vie, mais elle
fut meurtrière à terme pour l’économie locale.
Beaucoup plus critiquable était l’article 20 du décret de 1811 qui contenait la
liste des produits corses admis en franchise sur le territoire français continental.
Certes, il ajoutait à la liste de l’article V de l’arrêté Miot l’huile d’olive, le vin et
le miel. Cependant, non seulement l’énumération était finalement plus restrictive
mais surtout, alors que Miot en 1801 avait manifestement pour objectif de promouvoir de nouvelles productions insulaires et de favoriser une activité industrielle, Napoléon dix ans plus tard paraissait vouloir cantonner principalement la
Corse dans la fourniture de matières premières agricoles à l’état brut. Tandis que
Miot avait exempté de droits à l’exportation, la cire, les cuirs et peaux tannés,
Napoléon restreignait l’exemption à la « cire jaune non ouvrée » et aux « cuirs de
bœuf et de vache secs en poils ».
On peut objecter que Napoléon inclut l’huile d’olive, produit issu d’une transformation qui était l’une des exportations les plus importantes de l’île. Mais il
faut noter que la plus grande partie des huiles corses exportées sur le continent, y
compris celles de la meilleure qualité et notamment celles de Balagne, servaient
surtout à l’époque, en raison de leur acidité, à la fabrication de savons dont Miot
avait justement voulu promouvoir la fabrication en Corse même. Reste à l’actif
de Napoléon, l’insertion dans la liste des exemptions du miel et du vin corses.
Il faut donc reconnaître qu’il fut le bienfaiteur des apiculteurs et des vignerons
19 Les modifications des dispositions douanières, pour des raisons pratiques évidentes, sont
mises en œuvre par voie réglementaire et confirmées ultérieurement par la loi. Sur l’inconstitutionnalité du décret impérial du 24 avril 1811, cf. A. NIVAGGIOLI, Le décret impérial
du 24 avril 1811, in Problèmes d’histoire de la Corse (de l’Ancien Régime à 1815), Actes du
colloque d’Ajaccio du 29 octobre 1969 de la Société des études robespierristes et de la Société
d’histoire moderne, Paris, 1971, p.270.
– 132 –
– idéeS reçueS à l’origine du mythe de naPoléon « bienfaiteur » de la corSe –
(c’est peut-être d’ailleurs l’origine d’une tradition fiscale favorable au vin produit
en Corse20).
Toutefois, le régime douanier de 1811 contient l’essentiel des éléments du
volet négatif de la célèbre loi douanière de 1818, plus souvent dénoncée que le
décret impérial de 1811. Celle-ci comportait aussi un volet très positif, sorte de
dispositif de zone franche qui ne disait pas son nom, mais dont l’avantage par
rapport au droit commun était évalué par la commission Delanney21 au début du
xxe siècle, à la veille de l’abrogation du système douanier particulier par la loi du
8 juillet 1912, à 500 000 francs or… Ainsi, en matière douanière tout au moins,
Louis XVIII dépassa largement Napoléon dans le classement des bienfaiteurs de
la Corse !... Et en matière d’élections, l’Empereur ne l’emporte pas sur le Roi
puisque la spécificité en la matière se résume en une privation complète.
Les régimes électoraux de la Corse napoléonienne
Le décret impérial du 24 avril 1811 mettait en application l’article premier
du sénatus-consulte du 19 du même mois qui rétablissait le département de la
Corse en réunissant le Golo et le Liamone. Tout le reste du texte organisait un
régime électoral particulier qui devait entrer en vigueur en 1812. La Corse y était
dotée de trois députés choisis parmi neuf candidats élus par le collège électoral du département, dont les membres devaient en principe être désignés par les
assemblées cantonales composées de tous les citoyens du canton selon le droit
commun. Mais l’article 10 du sénatus-consulte établissait que « pour la première
session », les membres du collège électoral devaient être purement et simplement
nommés par l’Empereur, sur proposition du ministre de l’intérieur, parmi les six
cents plus imposés de la Corse. Préparée sous contrôle préfectoral, la liste de ces
derniers ne paraît d’ailleurs pas avoir été constituée de façon strictement objective. Les citoyens corses ne devaient être réunis dans les assemblées cantonales
pour procéder à l’élection des membres du collège électoral qu’en 1817… Et
uniquement pour compléter le collège électoral initialement nommé.
Ce n’était pas la seule restriction : le sénatus-consulte de 1811 prévoyait que
la Corse ne disposerait que d’un seul collège électoral alors que selon le droit
commun en la matière, issu du sénatus-consulte du 16 thermidor an X qui faisait
partie « des constitutions de l’Empire », étaient créés des collèges électoraux dans
chaque arrondissement, outre celui du département. De plus, le collège électoral
de la Corse était réduit à 120 membres alors que le minimum pour les départe20 Aujourd’hui encore, le vin produit et consommé en Corse bénéficie d’une exonération de
TVA à la suite d’une déclaration ministérielle de Michel Debré en réponse à une question du
député Jean-Paul de Rocca-Serra, lors du vote de la loi de finances pour 1968.
21 Sur la commission Delanney, cf. mémoire de maîtrise de droit de L. ORSINI, La volonté
politique de la commission Delanney en 1908, Université de Corse, juin 1986.
– 133 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
ments continentaux était de 200. On peut penser que ce nombre réduit facilitait
le recrutement exclusif de notables dont l’attachement au régime était indubitable. Ce collège de département était divisé en sections d’arrondissement dont le
nombre de membres était forcément très restreint : 37 pour l’arrondissement de
Bastia, 29 pour celui de Corte, 26 pour celui d’Ajaccio, 15 pour celui de Sartène
et 13 pour celui de Calvi…
Autre restriction, les assemblées de cantons corses n’avaient que des prérogatives limitées. Elles ne devaient élire que les membres du collège de département, certains cantons n’en avaient même qu’un seul à désigner. À la différence
de celles du continent, les assemblées cantonales insulaires ne procédaient pas
à l’élection des candidats aux fonctions de conseillers municipaux des villes de
plus de 5000 habitants, ni à celles de juges de paix. Ces compétences étaient
dévolues aux sections du collège électoral départemental, donc à une poignée
d’électeurs du second degré…
De toute façon, ce régime particulier ne devait jamais fonctionner : en 1812,
c’est la campagne de Russie et Napoléon aura jusqu’à son abdication d’autres
soucis que les élections en Corse. Pendant les Cent Jours, l’Empereur donna l’ordre à son commissaire extraordinaire dans l’île, le Duc de Padoue, de mettre en
œuvre ce régime particulier en utilisant la liste des six cents plus imposés de
1812. Le collège électoral unique devait élire six représentants prévus par l’Acte
additionnel. Mais lors de la discussion au Conseil d’État, force fut de constater
que ce régime électoral particulier était contraire à la lettre et à l’esprit de la
« Benjamine ». Pour se conformer à la constitution, la Corse devait bénéficier du
droit commun. L’ordre de l’organiser en fut donné le 26 mai 1815 dans une lettre
à Carnot, mais Waterloo empêcha l’exécution. La volonté de Napoléon de faire
voter les Corses peut d’ailleurs être mise en doute. Le décret impérial du 30 avril
1815 qui organisait les élections des maires et adjoints des communes de moins
de 5000 habitants au suffrage universel direct fut appliqué sur le continent mais
non dans l’île alors que rien ne s’y opposait…
Finalement, durant toute la période du Consulat, de l’Empire et des Cent Jours,
les Corses n’avaient droit qu’aux plébiscites auxquels à l’époque, rappelons-le, le
vote se faisait sans aucun anonymat en signant les registres des oui et non. Il n’y
eut aucune élection de 1799 à 1815. En effet, au moment des élections de l’an IX,
lorsque les citoyens français furent appelés à voter pour établir les listes des notabilités dites également de confiance ou d’éligibilité, l’application de la constitution de l’an VIII était suspendue en Corse. Les titulaires des fonctions électives
qui devaient être pris sur les listes d’éligibilité communales et départementales
furent tous purement et simplement nommés.
Le nouveau régime électoral issu du sénatus-consulte du 16 thermidor an X ne
put être appliqué immédiatement en Corse parce que de façon transitoire jusqu’en
– 134 –
– idéeS reçueS à l’origine du mythe de naPoléon « bienfaiteur » de la corSe –
1806, les assemblées de canton devaient être composées des membres des listes
d’éligibilité communales qui n’existaient pas dans l’île. Par la suite, lorsque le
suffrage universel masculin fut rétabli dans l’Empire, rien n’empêchait de faire
voter les Corses. Les listes de citoyens avaient d’ailleurs été préparées par les
préfets dès 1806. Il en est de même de tous les documents nécessaires pour organiser les élections y compris les imprimés indispensables au dépouillement. De
nombreux exemplaires évidemment vierges de ces derniers sont conservés aux
archives départementales et nationales22. Malgré plusieurs rappels des ministres
de l’intérieur23, Napoléon ne se décida pas à convoquer les électeurs corses.
Lorsqu’on connaît l’intérêt que les Corses ont toujours porté aux élections,
il est difficile de présenter le régime électoral particulier comme un cadeau fait
aux Corses. Était-ce par crainte de fraudes électorales ? C’est peu probable. Les
fraudes furent très nombreuses et souvent caricaturales sur tout le territoire de
l’Empire. Napoléon et sa famille en ont eux-mêmes commis. L’épisode le plus
célèbre est celui qu’évoquait encore, un demi siècle plus tard, Sainte-Beuve dans
ses Lundis : pour satisfaire à un ordre de Napoléon en l’an XII, son beau-frère
Murat, président du collège électoral du Lot, proclama élu candidat au Sénat,
le cardinal Fesch pour lequel personne n’avait voté, l’ordre étant arrivé après le
début du dépouillement !...
La raison d’être du régime particulier est tout simplement que, conscient de
ne pas être apprécié dans son île natale, Napoléon prenait toute précaution pour
éviter l’élection d’opposants. Comme pour les régimes fiscal et douanier, le traitement spécifique n’avait pas pour objectif d’adapter les institutions aux intérêts
de la Corse mais de satisfaire à d’autres préoccupations de Napoléon…
Toutes ces rubriques démontrent bien que loin d’être des cadeaux faits aux
Corses, les spécificités juridiques de la Corse napoléonienne sont des sacrifices
imposés aux Corses pour des motifs qui sont étrangers à leurs intérêts.
22
23
A.N. F1C III Corse 3 et série M des A.D. Corse-du-Sud et Haute-Corse.
Champagny (1807-1809) et Montalivet après 1809.
– 135 –
Cours Napoléon, Ajaccio, 2003 (P. Bertoncini).
La concurrence napoLéon 1er /paScaL paoLi.
éLémentS pour L’anaLySe de La fabrique
deS héroS corSeS en contexte touriStique
(1969-2010)
Pierre BERTONCINI
Docteur en anthropologie de l’Université de Corse
Cette analyse est le prolongement d’un échange que nous avons eu à l’Université de Corse en janvier 2009 avec Jean-Dominique Poli. Il présentait alors un
projet de parcours patrimonial sur Napoléon 1er1. Après son intervention, j’avais
spontanément remarqué l’existence d’un frein majeur quant à la faisabilité de
son projet. Suite au bicentenaire de la naissance de Napoléon fêté en 1969 à
Ajaccio qui a été un moment important2 (évoqué en séance plénière introductive3 du présent colloque) avec la présence de Georges Pompidou, a eu lieu une
contestation de l’importance accordée à l’empereur. À la suite de la publication
1
Poli Jean-Dominique, « Proposition pour un guide culturel concernant les lieux corses du
mythe napoléonien », Colloque Vivre du patrimoine, UMR LISA, Corte, 2009.
2
Pomponi Francis, « 15 août 1969. Le bicentenaire de la naissance de Napoléon », in Pomponi Francis (sous la dir.), Le Mémorial des Corses, tome 5, Ajaccio, 1983, p. 233.
3
Boudon Jacques-Olivier, « Le mythe napoléonien aujourd’hui », Colloque Attente et sens
autour de la présence du mythe de Napoléon aujourd’hui, UMR LISA-Université de Corse,
Corte, septembre 2010.
– 137 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
de Main basse sur une île4 par le Front régionaliste corse, c’est Pascal Paoli qui
devient le personnage historique de référence en Corse. J’indiquais ainsi qu’il y a
aujourd’hui sur l’île une concurrence entre ces deux mémoires qu’il faut prendre
en compte avant de construire tout projet touristique lié à Napoléon. Ce colloque
sur le mythe napoléonien est le lieu adéquat pour pouvoir analyser plus en détail
ce phénomène de compétition sur le mode entamé lors de la rencontre « Vivre
du patrimoine ». Notons que sur l’affiche même de ces rencontres organisées
par l’université Pascal Paoli (qui n’est pas l’université Napoléon Bonaparte !),
apparaît matériellement la cohabitation des deux personnages. Donc, situer le
contexte actuel, préalable indispensable à la compréhension de la « fabrique des
héros corses »5, c’est dire que nous nous trouvons dans une période qui commence en 1969. Reprenons précisément l’argumentation du manifeste de promotion d’une « voie corse au socialisme » qui servit de texte de référence au mouvement nationaliste pour de nombreuses années6. Il s’agit rien de moins que de ses
lignes introductives :
« La commémoration du bicentenaire de la naissance de Napoléon a récemment attiré l’attention du grand public sur son pays natal. À travers les prismes
déformants de la légende napoléonienne et des romans de Mérimée, la Corse
est devenue le support d’une mythification historique et d’un exotisme littéraire.
Grimée, frelatée, folklorisée, niée, elle n’est plus qu’un objet, un décor, dans le
cercle magique de la société de spectacle où elle est enfermée »7.
Après les nombreuses et complexes étapes qu’a connu « le mythe napoléonien
dans l’imaginaire des Corses »8, la période initiée avec « le sursaut d’une culture
menacée »9 continue jusqu’à aujourd’hui, époque marquée en France par le retour
du roman national10 et en Corse par la lutte entre héritiers déclarés de Pascal Paoli
lors de la célébration du bicentenaire de sa mort11 qui a eu lieu en 2007. Ce temps
4
Front régionaliste corse, Main basse sur une île, Paris, Jérôme Martineau, 1971.
5
Cf. Bertoncini Pierre, « Mémoires militantes corses dans le Niolu », Ethnologie française, Mémoires plurielles, mémoires en conflit, juillet 2007, pp. 423-433.
6
Dressler Wanda, « Le mouvement social corse, évolution des paradigmes », Peuples
méditerranéens, janvier-juin 1987, p. 315.
7
FRC, op.cit. , p. 11.
8
Gherardi Eugène François-Xavier, « Le mythe napoléonien dans l’imaginaire des Corses :
effets structurants et usages politiques », in Musée de la Corse, Napoléon et la Corse, Musée
de la Corse/Albiana, Ajaccio, 2009, pp. 327-339.
9
Ettori Fernand, « Le sursaut d’une culture menacée », in Pomponi Francis (sous la dir.),
Le Mémorial des Corses, Ajaccio, 1983, Tome 5, pp. 334-385.
10 Joutard Philippe, « Le retour en France du roman national », Séminaire Mémoires historiques d’ici et d’ailleurs, regards croisés, CEVIPOF, Paris, 18 janvier 2008.
11 Bertoncini Pierre, « A Corsica sara sempre cristiana, bicentenaire de la mort de Pascal
Paoli, un frein au multiculturalisme ? », Colloque Approche comparée des situations multicul-
– 138 –
– la concurrence naPoléon 1er / PaScal Paoli –
présent est marqué par deux grandes expositions temporaires12 du Musée régional
d’anthropologie de la Corse, chacune consacrée à un des deux grands hommes13.
Après ces quatre décennies de mutations dans le domaine du politique et du culturel14, comment comprendre le fonctionnement de ces « lieux de mémoire » à part
entière dans la société d’aujourd’hui ? Pour y répondre, on ne s’intéressera évidement pas à l’analyse des faits qui se sont déroulés il y plus de deux siècles. C’est
leur compréhension et utilisation présentes qui seront ici questionnées.
Les sources que l’on va utiliser dans le cadre limité de cet article sont principalement des magazines. Ils sont normalement destinés à des touristes même si
parfois des Corses les achètent et les lisent. Il s’agit d’objets de consommation
courante, qu’on achète à peu près six euros, qu’on consulte et qu’on jette. Aussi,
il ne s’agit pas de produits culturellement valorisés. Pourtant, ils font partie de
notre quotidien depuis quelques années et participent à la représentation collective de l’espace corse, à l’élaboration d’une « image renouvelée »15 d’une façon
plus précise que de revues généralistes telles que « Côté Sud »16. C’est à ce
titre qu’on s’est attaché à comprendre puis présenter l’économie des relations
entre les deux grandes figures historiques et ce support médiatique particulier.
L’autre source sur laquelle une analyse sera présentée en contrepoint est composée par des bombages. L’intérêt heuristique de l’analyse du graffiti bombé pour
permettre de connaître la société corse actuelle a été démontré17. En effet, puisque
dans la majeure partie des cas, c’est sous forme d’écrits de la contestation liés
à divers types de conflits qu’il y a apparition de graffitis, leur étude autorise la
compréhension des acteurs sociaux qui les produisent, les lisent et les détruisent.
On a déjà vu comment les graffitis sont un système de connotation qui marque
les paysages touristiques de l’île18, ceux là même qui sont présentés dans les
magazines. Après avoir établi selon quelles règles les magazines à public touturelles (Québec et France), Congrès du CTHS, Québec, juin 2008 (Actes à paraître).
12 Musée de la Corse, Pasquale Paoli. La Corse au cœur de l’Europe, Musée de la Corse/
Albiana, Ajaccio, 2007.
13 Musée de la Corse, Napoléon et la Corse, Musée de la Corse/Albiana, Ajaccio, 2009.
14 Pesteil Philippe, « Autour du Reacquistu : questions politiques et culturelles en Corse », in
Le Coadic Ronan (sous la dir.), Identités et société, de Plougastel à Okinawa, Rennes, PUR,
2007, pp. 161-183.
15 Mortini José, « Le tourisme de randonnée. Offres, clientèle et retombées économiques »,
Encyclopedia corsicae, Bastia, Editions Dumane, 2004, vol. 6, p. 558.
16 La revue Côté Sud a ainsi été interrogée dans le texte : Fabiani Jean-Louis, « Habiter
en Provence, sur les agencements d’objets », Beautés du Sud, Paris, L’Harmattan, 2005, pp.
23-42.
17 Bertoncini Pierre, Graffiti bombé et territoire corse (1973-2003), Thèse de doctorat, Université de Corse, 2005.
18 Bertoncini Pierre, « Tags et paysages en Corse », Strade, n°20, 2012, pp. 135-152.
– 139 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
ristique témoignent de l’existence des graffitis, on a donc interrogé à des fins
comparatives le corpus recueilli sur l’ensemble de l’île des occurrences liées à
Napoléon 1er et Pascal Paoli.
Présentation du corpus des 63 magazines
Date
Identité du magazine
Nombre
par an
1994
Méditerranée Magazine, « Corse, l’île nature », hors série n°1, été 1994.
Voyager Magazine, « Corse, la plus proche des îles lointaines », n°42, juin
1994.
Iles Magazine, n°33, avril 1994.
Ici et là, « Si proche, au bout du monde... la Corse », n°7, été 1994.
1995
Partir en Corse, « La plus belle île du monde », hors série n°15, 1995.
Méditerranée Magazine, « Corse, un peuple entre mer et montagne »,
H.S, été 1995.
Muséart, « Corse, l’île mystérieuse », n°52, juillet-août 1995.
Géo, « Corse sauvage », n°197, juillet 1995.
1996
Méditerranée Magazine, « Corse, trésors de l’île nature », n° spécial
n°2, mai 1996.
Mer et océans, « Corse, escale dans la plus belle île de la Méditerranée »,
mai 1996.
Vieilles maisons françaises, « Corse », n°162, avril 1996.
Ici et là, « La Corse, île de lumière », n°20, 1996.
Terre sauvage, n°108, juillet-août 1996.
5
1997
Méditerranée Magazine, « Corse, la plus belle », hors série n°8, avril
1997.
Mer et océan, « Corse », n°21, mai 1997.
2
– 140 –
4
4
– la concurrence naPoléon 1er / PaScal Paoli –
1998
Mer et Océan, « Spécial Corse », hors série n°10, mai 1998.
Voyager magazine, « Corse sauvage », n°82, juin 1998.
Partir, « Corse, l’île passion », n°26, décembre 1997-mars 1998.
Méditerranée Magazine, « Corse, l’île aux mille visages », hors série
n°10, mai 1998.
Ici et là, « La Corse, sur les traces de Napoléon », n°34, 1998.
1999
Partir, « Corse, naturellement belle », n°33, mai-juin 1999.
Détours en France, « La Corse vue de la mer », n°505, juin 1999.
Méditerranée Magazine, « Corse, l’île des passions », n° spécial, été
1999.
3
2000
Méditerranée Magazine, « Corse, magie de la nature », spécial été
2000.
Iles, « La Corse. Une île qui refuse de se taire », n°69, juin 2000.
2
2001
2002
2003
Balades en France, « Spécial Corse », n°39, mai-juin 2001.
Terre sauvage, « Corse. Sentiers sauvages d’eau et de roc », n°126, juin
2001.
Terre de Provence, « Spécial Corse », n°3, juin-juillet 2001.
Méditerranée Magazine, « Corse. Monts et merveilles », numéro
spécial, été 2001.
Montagnes Magazine, « La Corse alpine », n°254, janvier 2002.
Escapade Magazine, « La Corse. Décompressez loin des foules »,
juillet-août 2002.
Iles, « La Corse, extrêmement sportive », n°81, mai-juin 2002.
Terre de Provence, « Terre de Corse », hors série n°1, été 2002.
Méditerranée Magazine, « Corse, sauvage et belle », été 2002.
Trek magazine, « Corse, le GR 20 de A à Z », octobre 2002.
Bon Voyage, « Côté corse », n°32, juin 2003
Terres de Provence, « Terre de Corse », hors série n°2, été 2003.
Géo, « Corse. Les plus beaux villages », n°293, juillet 2003
Terres sauvages, « Corse. Randonnées nature », n°185, juillet 2003.
Méditerranée Magazine, « Corse, L’île nature », été 2003.
– 141 –
5
4
6
5
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
2004
2005
Méditerranée magazine, « Corse, magique et mystérieuse », été 2004.
Randonnée et nature, « Spécial Corse sauvage », juillet août septembre
2005.
Méditerranée magazine, « Corse, île envoutante », été 2005.
Terre de Provence, « Terre de Corse », 2005-2006, Hors-série n°4.
2006
Méditerranée magazine, « Corse, troublante et majestueuse », été
2006.
2007
Balades randos, « Corse. L’île passion », hors série 2007.
Méditerranée magazine, « Corse, l’île des splendeurs », été 2007.
Terre de Provence thématique, « Terre de Corse », été 2007.
Nature et patrimoine, « Corse », juillet août 2007.
Terre sauvage, « Corse. Les joyaux du GR 20 », n°228, juin 2007.
2008
2009
2010
Méditerranée magazine, « Corse », été 2008.
Terre de Provence, n° Thématique, « Terre de Corse », juin-juillet-août
2008.
Grands reportages, « France sauvage, spécial Corse », juillet 2008.
Balades randos, « Corse. Les plus belles balades de l’été », Hors Série
2008.
Montagnes magazine, « Spécial Corse », n°343, juillet 2009.
Terre sauvage, « Balades sur le littoral corse », n°251, juillet 2009.
La revue des vielles maisons françaises, « La Corse. Les côtes et le
grand large », n°22, juillet 2009.
Destination Corse, été 2009.
Détours en France, « Inventez votre tour de Corse », n° 135, mai
2009.
Lonely Planet Magazine, « Corse. Nos meilleures adresses
(secrètes) », n°4, juin- juillet 2010.
Géo, « Le meilleur de la Corse », n°377, juillet 2010.
Terre de Provence, n° Thématique, « Terre de Corse », n°17, juin-août
2010.
Destination corse, « Corse. La tentation d’une île », été 2010.
– 142 –
1
3
1
5
4
5
4
– la concurrence naPoléon 1er / PaScal Paoli –
Parmi ces magazines, un des plus célèbres est un Géo qui est sorti dans les
kiosques en 198819. Pourquoi ? C’est un des premiers numéros à faire correspondre son lancement avec une saison estivale marquée par le tourisme de masse.
Seul en kiosque, il n’y avait pas de concurrent. L’année suivante, il a été revendu
dans des conditions semblables. C’était un phénomène inédit dont je fus témoin
direct. Des piles et des piles étaient posées en évidence et vendues dans les points
presse. Il y avait une présentation de l’île d’une cinquantaine de pages. La qualité des articles ainsi que l’usage de procédés techniques alors innovants dans
ce domaine tel qu’une vue aérienne de Bastia font que ce magazine a marqué
les esprits. Depuis, Géo a sorti trois autres numéros spéciaux sur la Corse, dont
un cette année, mais aucun ne dépasse l’impact de celui de 1988. Pour des raisons de cohérence, la série étudiée commence néanmoins en 1994. La date est
choisie de façon arbitraire : c’est le moment où j’ai commencé la collection de
ce type de document, tout simplement. 63 pièces ont été recensées jusqu’à présent. C’est donc un corpus pertinent sur lequel on peut analyser l’évolution d’un
phénomène.
Année
Nombre de
magazines
94 95 96 97 98 99 00 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10
4
4
5
2
5
3
3
4
6
5
1
3
1
5
4
5
4
Une moyenne de quatre magazines par an
L’analyse du tableau liant le nombre de magazines à l’année de publication
fait apparaitre une moyenne d’environ quatre pièces par an. Il y a deux années
avec un seul magazine recensé. Ce faible chiffre est dû au fait que ces années,
la collecte n’a pas été menée. Le corpus est donc légèrement incomplet. On doit
également signaler qu’il n’y a pas de magazine qui concerne la cuisine. Des
périodiques consacrent pourtant des numéros spéciaux à la gastronomie corse.
Ils évoquent certes la société dans quelques rubriques mais ces magazines ont été
laissés de côté afin d’avoir plus de cohérence dans les comparaisons.
19
Géo, « Corse », n°111, mai 1988.
– 143 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Ici
Magazines Méditerranée Terre de Terre
Voyager Iles Balades
Géo et
Autres
magazine Provence sauvage
magazine
randos
là
Nombre
17
7
5
4
2
2
2
2
23
Un marché dominé par Méditerranée magazine
Quand on consulte l’intégralité de ces magazines, on s’aperçoit qu’ils se situent
sur un marché dominé par une publication Méditerranée magazine. En 2009, elle
a changé d’appellation, pour se nommer désormais Destination Méditerranée20.
Sur les dix-sept années précédentes, avec le soutien de la Collectivité territoriale
de Corse21 par son Agence du tourisme de la Corse (ATC), cette rédaction a
régulièrement produit un magazine annuel. Ce phénomène est exceptionnel. Cela
apparait quand on compare la régularité des numéros consacrés à la Corse par
d’autres titres. Il y a ainsi sept Terre de Provence, cinq Terre sauvage (qui appartient au même groupe de presse que Méditerranée magazine), trois Géo, et puis
cela décroit. 23 magazines n’ont ainsi sorti qu’un seul exemplaire sur la période.
Terre sauvage appartenant à Milan presse de même que Méditerranée magazine,
on peut ainsi remarquer qu’avec 22 numéros, un tiers des pièces étudiées sont
produites par le même groupe de presse.
Ainsi, depuis dix-sept ans, en Corse, quand on se rend dans une maison de la
presse de juin à septembre, son attention se voit sollicitée en moyenne par quatre
des magazines étudiés, dont un Méditerranée magazine. Le regard est attiré au
moyen d’une couverture qui représente la mer et un paysage littoral. Les publications sont diffusées sur tout le territoire français ainsi que dans d’autres pays francophones. Sur la Corse, elles sont présentées de façon particulière en adaptant le
modèle du Géo de 1988. Des piles de magazines souvent réapprovisionnées sont
disposées côtes à côtes afin d’entrer automatiquement dans le champ de vision
du consommateur. Le titre évocateur qui est censé retenir l’attention va contenir le terme « Corse » auquel sont ajoutés des termes renvoyant à un imaginaire
de Robinson : « île, belle, nature, sauvage, passion ». On peut remarquer qu’en
cohérence avec le titre même d’une partie des publications, on ne voit quasiment
20 Destination corse, « Corse. La tentation d’une île », été 2010.
21 CTC, Direction Générale des Services, direction de la Communication, service des éditions, Lancement du spécial Corse 2009 de Méditerranée Magazine, 12 juin 2009 (dossier de
presse sur Internet).
– 144 –
– la concurrence naPoléon 1er / PaScal Paoli –
jamais de personnage en couverture, on voit la mer avec une côte peu humainement occupée. La promotion des magazines se fait également par la presse locale.
Des articles présentent certains numéros dans le quotidien Corse Matin. Pendant
la saison estivale, la couverture de Méditerranée magazine est présente parfois
dans les colonnes d’Aria, le mensuel gratuit mis à disposition des passagers de
la CCM, principale compagnie aérienne desservant la Corse. L’impact social de
ces publications est difficile à mesurer. Mais on peut déjà de façon empirique
observer certains éléments instructifs à ce sujet. Quand un magazine est mis sur
le marché, on le rencontre dans les lieux de vente à chaque achat qu’on y réalise.
Ils participent au décor de la destination Corse. Si on va dans un gîte rural, il va
être mis à disposition des clients de passage (chose vue par exemple dans le secteur du Parc naturel régional de la Corse du Filosorma ou dans le Cap Corse). Le
nombre de lecteurs de chacun de ces magazines, démultiplié par sa présence dans
des lieux d’accueil publics est sans doute important. Le Méditerranée magazine
de 2009 avait bénéficié d’une sortie officielle à Ajaccio en partenariat avec la Collectivité territoriale de la Corse. Le dossier de presse le concernant indiquait qu’il
était tiré à 200000 exemplaires. Quand on compare au tirage moyen d’un ouvrage
universitaire sur l’île, il dépasse rarement le millier, on peut estimer que ce qui
est publié dans ces magazines a une influence importante sur la représentation
actuelle de la Corse, ne serait ce que par ces chiffres et ces évaluations.
Une fois réunis, comment a été analysé ce corpus dont la taille est estimée à
un minimum de 3000 pages ? Pour chaque magazine, la même procédure a été
appliquée. Dès le sommaire, il est observé s’il apparait un titre ou une illustration
en rapport direct ou indirect avec Pascal Paoli ou Napoléon 1er. Ensuite, chaque
page du magazine, dans sa partie consacrée à la Corse est passée au même filtre.
L’iconographie est très riche puisque la publication a une fonction principale :
donner envie de se déplacer. Il y a un grand nombre de photographies couleur,
peut être une moyenne de trois par page. Dès qu’une d’entre elles représente
Napoléon ou Pascal Paoli, cela est enregistré. Cette transcription concerne également les connotations. Dans le cas par exemple d’une reproduction de gravure
présentant la bataille de Ponte Novu, même en l’absence de P. Paoli, on note la
pièce comme appartenant au corpus lié au grand homme. Rares sont les éléments
qui peuvent passer à travers ce crible. En effet, étant donné que régulièrement il
y a dans les articles, en une seule page, cinq ou six articles intégrés dans des cartouches avec de nombreux titres et sous titres, normalement, la mention des deux
personnages grâce à ce tamis est recueillie. La construction et la mise à l’épreuve
de cette grille de lecture qui ne prétend donc pas à l’exhaustivité a permis de collecter un nombre considérable d’informations que l’on va maintenant présenter.
– 145 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
La représentation de Pascal Paoli dans les magazines
Précisons-le d’ores et déjà : Pascal Paoli et Napoléon 1er sont les personnages
historiques qui apparaissent le plus souvent dans le corpus. En effet, si Christophe
Colomb (dont Calvi revendique la naissance), Sampieru Corsu, Don Luigi Giafferi, Théodor de Neuhoff et Jean Nicoli ont été rencontrés durant ce voyage dans
cette Corse de papier glacé, ce n’est qu’à de rares reprises. Les deux personnages
étudiés ici sont de loin les deux figures les plus souvent observables. L’ensemble
des apparitions iconiques ou textuelles de Pascal Paoli a été réuni dans un tableau
synthétique. Il permet de pouvoir identifier pour chaque année quel est le nombre
de magazines où apparait au minimum une référence à Pascal Paoli quand on
a questionné le magazine selon la grille préétablie. Pour les dix-sept années de
l’échantillon, sur les 63 magazines, 38 ne contiennent aucune information liée
à Pascal Paoli. Cette tendance lourde n’a pas connu de modification depuis le
bicentenaire de 2007. Avant enquête, on avait l’impression que sans cesse ce personnage est mobilisé pour évoquer la Corse. Ce n’est en fait qu’une illusion. Sans
contestation possible, on peut affirmer qu’au cours des 17 dernières années, plus
de la moitié des magazines propose une image de la Corse à un public de touristes
sans juger opportun de citer l’existence de Pascal Paoli.
Total
Année
94
95
96
97
98
99
00
01
02
03
04
05
06
07
08
09
10
17
Nombre de
magazines
4
4
5
2
5
3
2
4
6
5
1
3
1
5
4
5
4
63
Nombre de
magazines
sans
apparition
de P. Paoli
1
1
4
2
3
2
0
4
3
3
0
0
1
1
3
5
3
38
La présence en demi-teinte de Pascal Paoli
Cette première décomposition ayant été réalisée, on va s’attacher maintenant
à affiner l’analyse. Une première étude avait été menée sur le contenu de ce type
de publication dans le cadre d’une recherche sur la relation entre l’image média-
– 146 –
– la concurrence naPoléon 1er / PaScal Paoli –
tique de la Corse et les sports nature22. En reprenant la méthodologie alors élaborée, on va maintenant s’attacher à étudier le contenu des 25 magazines qui offrent
un discours sur le babbu di a patria afin d’en comprendre la logique interne. Au
sujet de leur taille, il est à remarquer qu’un article d’une taille supérieure à une
page n’apparait que 10 fois23. Ramené au corpus de 63, cela fait moins de 15%.
Présentons les différentes catégories d’usage de la référence au grand homme
dans les colonnes investiguées.
Un premier type de rubrique rencontrée est celui des articles qui présentent
la Corse24 ou l’histoire de la Corse en général25. Souvent se combinent dans le
même article une reproduction de tableau, de portrait, une photographie de portrait, et un lieu. Un article sur la société corse : « réinventer la société corse ». On
utilise la référence à Pascal Paoli. On va parler de Morosaglia ? Morosaglia est
« le village natal de Pascal Paoli »26 ou la statue de Pascal Paoli est une illustration
imposée27.
Pour le bicentenaire de la mort en 2007, institutionnellement apparaissaient
des publicités : l’affiche que le musée de la Corse a diffusée pour son exposition
annuelle28, et à côté, un panneau informatif avec le calendrier des manifestations
liées au bicentenaire29. Dans un cadre institutionnel, on a aussi une publicité pour
le musée départemental situé à Morosaglia30. En 2007, le Conseil général de la
Haute-Corse a été en effet avec la CTC, le mouvement nationaliste et l’université,
un des acteurs les plus importants de la commémoration du bicentenaire paolien.
Dans cette série d’affiches, on trouve également la figure de Pascal Paoli dans
la publicité de la micro-région Centru di Corsica31. C’est en effet dans le Centre
Corse que se trouve Corte, la capitale de la Corse indépendante et la pieve du
Rustinu, berceau de Pascal Paoli. Bien qu’un sentier patrimonial ait été présenté
dès 2007 par l’office du tourisme de ce territoire (j’ai assisté à sa présentation
22 Bertoncini Pierre, « Le rôle des sports de nature dans la mise en scène médiatique de l’île
de beauté », Symposium international Innovation et loisirs sportifs de nature, rétrospectives et
perspectives, CERMOSEM-PACTE, Mirabel, novembre 2008 (Actes sur CD-Rom).
23 Par exemple l’année du bicentenaire de la mort de Pascal Paoli : Balades randos, « Corse.
L’île passion », hors série 2007, pp. 12-18.
24 Méditerranée Magazine, « Corse, l’île aux mille visages », hors série n°10, mai 1998, p.
52.
25 Nature et patrimoine, « Corse », juillet-août 2007, p. 8.
26 Iles, « La Corse, extrêmement sportive », n°81, mai-juin 2002.
27 Terre de Provence, « Terre de Corse », 2005-2006, Hors-série n°4, pp. 96-97.
28 Méditerranée magazine, « Corse, l’île des splendeurs », été 2007, p. 23.
29 Méditerranée magazine, « Corse, l’île des splendeurs », été 2007, p. 69.
30 Méditerranée magazine, « Corse, île envoutante », été 2005, p. 121.
31 Destination corse, « Corse. La tentation d’une île », été 2010, p. 19.
– 147 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
officielle à la Santa di u Niolu), au niveau des publicités, il faut attendre 2010
pour voir apparaitre Pascal Paoli dans les magazines étudiés.
Un article présente la Corse de façon générale ? Une illustration de la Castagniccia apparaît. En légende, est indiqué contre toute vraisemblance historique que le bâtiment photographié est la « maison natale de Pascal Paoli »32. Cette
erreur a été répétée à propos du couvent de Morosaglia33. Plutôt que de stigmatiser la seule faute, prenons ceci pour un révélateur. Ces icônes paysagères
apparaissent avec une telle régularité que des confusions s’installent imperceptiblement. Les magazines peuvent parfois prendre un aspect inattendu de Un mot
pour l’autre de Jean Tardieu.
Les lieux marqués par les évènements des révolutions de Corse sont évoqués
dans les parcours présentés. La statuaire offre l’avantage de matérialiser le lien
entre l’homme et le lieu. Par exemple, la photo du buste de Paoli à Ile Rousse34
illustre des articles consacrés à la station balnéaire, le port cap corsin de Centuri est ainsi « le chantier naval de Paoli »35. On va parcourir Corte ? Cinq lignes
sont consacrées à Pascal Paoli36. La traversée de la pieve du Boziu est présentée comme un itinéraire « sur les traces de Pascal Paoli »37. Des occasions plus
inattendues font découvrir la figure de Paoli au lecteur. Il y a une liste de livres
consacrés à la Corse ?38 On va mettre une photo de Pascal Paoli.
Le rapport avec Napoléon est décrit de façon parfois explicite. Pascal Paoli
peut être comparé de façon étonnante à Colomba39, il l’est en fait le plus souvent
à Napoléon40. La volonté de lier les deux destins se trouve jusque dans des effets
littéraires tel celui signé par Paul Silvani qui en évoquant Pascal Paoli écrit : « et
s’éteindra à Londres en 1807, alors que Napoléon est au faîte de sa gloire. »41.
Les apparitions de Pascal Paoli se font suivant une logique qui n’est pas immédiatement évidente. On les recense dans une minorité de magazines. 15 % d’entre
eux lui consacrent une page ou plus. La figure de Pascal Paoli est mobilisée dans
de nombreuses rubriques sans que cela ne suive une logique territoriale ou plus
précisément, la figure de Pascal Paoli est omniprésente sur les différents espaces
32
33
34
35
36
37
38
39
40
41
Voyager Magazine, « Corse, la plus proche des îles lointaines », n°42, juin 1994, p. 59.
Méditerranée Magazine, « Corse, magie de la nature », spécial été 2000, p. 10.
Méditerranée magazine, « Corse, magique et mystérieuse », été 2004, p. 114.
Géo, « Corse. Les plus beaux villages », n°293, juillet 2003, p. 63.
Terres de Provence, « Terre de Corse », hors série n°2, été 2003, p. 16.
Méditerranée Magazine, « Corse, sauvage et belle », été 2002, p. 52.
Vieilles maisons françaises, « Corse », n°162, avril 1996, p. 78.
Méditerranée magazine, « Corse, magique et mystérieuse », été 2004, p. 21.
Méditerranée magazine, « Corse, l’île des splendeurs », été 2007, pp. 42-44.
Ici et là, « Si proche, au bout du monde... la Corse », n°7, été 1994, p. 49.
– 148 –
– la concurrence naPoléon 1er / PaScal Paoli –
insulaires. Maintenant on va passer à l’analyse de l’évocation de Napoléon afin
de comparer les résultats obtenus.
3. La représentation de Napoléon 1er dans les magazines
Le tableau synthétique des apparitions d’évocation de Napoléon a été réalisé.
Il permet de constater par exemple que pour l’année 1998, quatre des cinq magazines recensés évoquent l’Empereur. On arrive en fin de compte à un total de
32 magazines. Cela signifie que contrairement à l’hypothèse de départ, 100% de
références à Napoléon étaient attendues, de fait 50% des magazines ne présentent
pas Napoléon comme étant important quand ils proposent un panorama général
de la Corse. On va maintenant étudier le contenu des occurrences identifiées.
Total
Année
94
95
96
97
98
99
00
01
02
03
04
05
06
07
08
09
10
17
Nombre de
magazines
4
4
5
2
5
3
2
4
6
5
1
3
1
5
4
5
4
63
Nombre de
magazines sans
apparition de
Napoléon 1er
1
2
3
1
1
2
1
2
3
4
0
2
0
2
2
3
3
32
La présence en demi-teinte de Napoléon 1er
Une caractéristique propre à Napoléon est qu’il fait deux fois la couverture42.
À la différence de Pascal Paoli, considéré comme un inconnu, dans un marché
concurrentiel, cela va être considéré comme étant vendeur. C’est à la suite d’une
de ces couvertures qu’en 1998 est proposé un dossier « Sur les traces de Napoléon »43, avec toute une série de lieux sélectionnés. Ils comprennent même l’Ile
d’Elbe, considérée de façon insolite comme liée à la Corse.
Dans la majeure partie des cas, l’occasion où apparait Napoléon dans ce type
de magazines, c’est la visite d’Ajaccio. C’est un phénomène récurrent sur toute
la période même si on peut lire « Ajaccio, la ville culte de l’empereur, même si
ce dernier séjournant finalement très peu dans cette cité »44. La référence peut
être très brève : un encart a pour titre « l’omniprésence des Bonaparte »45 ou s’of42 Escapade Magazine, « La Corse. Décompressez loin des foules », juillet-août 2002 et Ici
et là, « La Corse, sur les traces de Napoléon », n°34, 1998.
43 Ici et là, « La Corse, sur les traces de Napoléon », n°34, 1998.
44 Mer et océan, « Corse », n°21, mai 1997, p. 47.
45 Dans Méditerranée magazine, « Corse, troublante et majestueuse », été 2006, il y a un
dossier de neuf pages.
– 149 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
frir au lecteur sur plusieurs pages présentant des parcours patrimoniaux différents46. Citer Napoléon quand on construit un article sur Ajaccio est une telle
figure imposée, quand le choix est fait de citer l’empereur, que parfois on note des
confusions structurellement semblables à celles notées pour Pascal Paoli : on peut
lire un article au sujet du bicentenaire de la naissance de Napoléon en… 200447.
Cinq ans plus tard, la même publication est présentée sous un jour plus sérieux
par les services de la CTC : « De même, dans le cadre du partenariat entre Milan
Presse et la CTC, ce numéro propose de mieux comprendre la relation complexe
entre Napoléon 1er et son île natale en découvrant la nouvelle exposition du Musée
Régional de la Corse à Corte, « Napoléon et la Corse », présentée du 19 juin au 30
décembre 2009 »48. Parmi les publicités institutionnelles apparaissent celles de la
CCI de Corse du Sud et de la ville d’Ajaccio49. En médaillon, au milieu de cinq
ou six images, elles intègrent une apparition de Napoléon. La manifestation sur
Napoléon organisée à Corte, dont la publicité apparait en 200950, puisqu’elle sort
du seul cadre ajaccien, est donc une exception dans ce genre.
Une autre occasion d’évocation de l’empereur est la mise en scène du social
aux marges du politique. C’est illustré par un article sur le courant politique du
bonapartisme. Le sujet ne fait pas peur. Cela ne va pas effrayer le touriste potentiel. Signalons qu’à la différence des périodiques consacrés à l’information qui
ont montré parfois jusqu’à saturation durant la période étudiée des photographies
de conférences de presse clandestines de mouvements issus du FLNC, ce type de
mise en scène n’apparaît jamais dans les magazines depuis 1994 (c’était pourtant
le cas dans le numéro à ambition exhaustive publié par Géo en 1988). Dans ce
contexte pacifié, sur trois pages, on va montrer comment à Ajaccio, les gens ont la
particularité d’être encore bonapartistes51. On va même illustrer le phénomène en
défiant les règles de la géographie par l’apparition d’une bouteille de Cap Corse
Mattei.
En dehors d’Ajaccio, Napoléon est peu visible sous la plume des rédacteurs
de magazine. Voici une série de ces quelques cas isolés recensés. Napoléon est
évoqué exceptionnellement dans les parcours liés à la capitale de la Haute-Corse,
Bastia. Cela se résume à une photographie de la statue de l’empereur sur la place
46 Méditerranée Magazine, « Corse. Monts et merveilles », numéro spécial, été 2001, pp.
112-123 ou Méditerranée Magazine, « Corse, L’île nature », été 2003, pp. 92-102.
47 Méditerranée magazine, « Corse, magique et mystérieuse », été 2004, p. 154.
48 CTC, Direction Générale des Services, direction de la Communication, service des éditions, op.cit., p. 3.
49 Méditerranée Magazine, « Corse, L’île nature », été 2003.
50 Destination Corse, été 2009, pp. 34-35.
51 Voyager Magazine, « Corse, la plus proche des îles lointaines », n°42, juin 1994, pp.
65-67.
– 150 –
– la concurrence naPoléon 1er / PaScal Paoli –
Saint Nicolas52. Est offerte au lecteur une rareté, une carte postale représente la
statue de Napoléon qui trône sur « la place » de Bastia. À trois reprises, Napoléon
est évoqué par rapport au cinéma. Avec la Cinémathèque de Porto Vecchio, on
présente la collection de ce lieu53 ou l’évocation du livre que Jean-Pierre Mattei,
son Président fondateur a consacré à la représentation cinématographique de
l’empereur. Pour illustrer un sujet sur une restauratrice de tableaux d’origine
polonaise54, la toile sélectionnée représente Napoléon. Autre occurrence inattendue : on va évoquer des Cap corsins qui partent en Amérique du Sud chercher
fortune. On voit un descendant de ces aventuriers55 posant à coté d’un tableau
peint par sa mère représentant Napoléon.
Donc, si certes on voit parfois Napoléon avec des images de la Cinémathèque,
la ville de Bastia en fond, c’est dans une mesure bien moindre que celle constatée
quand on observe les apparitions des images et des textes consacrés à Pascal Paoli
sur des articles généralistes. En fait, Napoléon, c’est, pour prendre une terminologie économique utilisée par les professionnels du tourisme entendus « un produit », dont les points de vente sont concentrés sur Ajaccio. Les raisons idéologiques contemporaines de la situation en sont éludées : on peu ainsi lire l’assertion
« Napoléon fut toujours plus ajaccien que Corse »56. Quand il apparait, la plupart
du temps, c’est lié à cette cité.
4. L’apparition de Pascal Paoli et de Napoléon 1er dans le corpus
graffitique corse
Maintenant, on arrive à l’analyse des graffitis observables dans ces magazines. Il y en a cinq qui font apparaitre des graffitis. Ils peuvent être évoqués dans
la légende. C’est le cas pour des bombages signés « FLNC Storicu » situés prés
d’une statue de Pascal Paoli57, pour des slogans nationalistes peints sur le centre
ville historique d’Ajaccio58, pour une tête de Maure peinte dans le Niolu59, un
pochoir de ribellu peint dans le village montagnard de Riventosa60. Le graffiti
peut avoir pour seul statut celui d’élément subalterne du décor. C’est ainsi qu’on
52 Terre de Provence, n° Thématique, « Terre de Corse », juin-juillet-août 2008, p. 21.
53 Ici et là, « La Corse, île de lumière », n°20, 1996, p. 94 et Méditerranée magazine, « Corse,
magique et mystérieuse », été 2004, p. 27.
54 Terre de Provence, « Spécial Corse », n°3, juin-juillet 2001, p. 96.
55 Mer et Océan, « Spécial Corse », hors série n°10, mai 1998, p. 45.
56 Méditerranée Magazine, « Corse, l’île aux mille visages », hors série n°10, mai 1998, pp.
92-95.
57 Ici et là, « Si proche, au bout du monde... la Corse », n°7, été 1994, p. 40.
58 Ici et là, « Si proche, au bout du monde... la Corse », n°7, été 1994, sommaire et p. 30.
59 Géo, « Corse sauvage », n°197, juillet 1995, p. 101.
60 Géo, « Corse. Les plus beaux villages », n°293, juillet 2003.
– 151 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
devine la présence de tags sur un des quais du Vieux-Port de Bastia61, que des
graffitis politiques sont lisibles sur un muret de la place saint Nicolas de Bastia62.
Enfin, le graffiti est évoqué dans la présentation d’un livre portant sur le sujet63.
Si on compare le nombre de photographies visibles dans les magazines, surement
plus de 10000, au nombre de celles où apparait le graffiti, une dizaine, on constate
avec ce rapport d’un pour mille qu’il s’agit d’une quantité infinitésimale. Le graffiti est pourtant omniprésent dans l’espace public insulaire. Il accompagne le quotidien des Corses et de ceux qui découvrent l’île durant un bref séjour, parfois dès
leur sortie des ports et aéroports. Il y a donc là une distorsion importante entre
l’expérience vécue par chacun et l’iconographie représentant l’espace Corse.
Interrogeons maintenant le corpus graffitique afin de savoir comment Napoléon et Pascal Paoli apparaissent dans la production des bombeurs corses. Sur
Napoléon. Je n’ai vu aucun graffiti comprenant son nom. Sur le cours Napoléon
à Ajaccio, j’ai pris en 2003 une photographie où l’on voyait « Cours Napoléon »
barré avec « Paoli » comme bombage proposé. Pour comprendre cette attaque de
la toponymie, rappelons qu’il y a comme artère principale des centres villes un
cours Paoli à Corte, et un boulevard Paoli à Bastia. Sur Ajaccio toujours, durant
les années 1990, alors que le Comité central bonapartiste était toujours au pouvoir, j’ai recensé un « CCB fora ». Enfin, des graffitis dans le Fiumorbu qui s’en
prenaient à la ghjustizia morandina64 ont servi d’illustration de couverture à un
livre portant sur l’histoire de l’ancienne pieve. Cette référence à la mémoire des
modalités de maintien de l’ordre par Morand sous le règne de Napoléon marque
un rejet dans la culture politique nationaliste contemporaine de Napoléon. La
référence graffitique à Napoléon est donc rarissime et toujours négative.
Le corpus est différent avec Pascal Paoli. On va ainsi voir son nom ou sa figure
être bombés. Dans le documentaire La parabole corse65, l’image d’un pochoir
représentant le « Général de la nation » illustre l’interview donnée au couvent de
Casabianca par Charles Santoni, un des rédacteurs de Main basse sur une île. Les
partisans des organisations nationalistes Ghjustizia paolina ou Ghjuventu paolina
ont fait des bombages où en commençant par leurs propres noms, la référence à
Paoli est explicite. Autre exemple, dans la Vallée de la Restonica, Rinnovu sempre
Paolistu est un message d’une organisation qui a repris comme slogan souvent
peint la formule paolienne Strada diritta é core in fronte. Par la suite a été bombé
à Ghisonaccia un Da Paoli a Colonna, dui seculi di resistanza. Le message sans
61 Méditerranée Magazine, « Corse, l’île des passions », n° spécial, été 1999, p. 59.
62 Ici et là, « Si proche, au bout du monde... la Corse », n°7, été 1994.
63 Méditerranée Magazine, « Corse, sauvage et belle », été 2002, p. 8.
64 Pieri Pierre-Timothée, À la recherche des trésors humains et historiques dans le Fiumorbu, Editions Mediterranea, 2000, couverture.
65 Casta Ange, La parabole corse, 1995.
– 152 –
– la concurrence naPoléon 1er / PaScal Paoli –
ambigüité place la lutte armée actuelle contre l’État français dans la continuité de
l’action de P. Paoli. Depuis 2007, à l’entrée de la ville de L’Ile Rousse, l’automobiliste lit « L’isula, cita paolina ». Avant le 8 mai, pour la commémoration de la
bataille de Ponte Novu, en compétition avec les commémorations officielles de
2007 orchestrés par la CTC et le Conseil général, il a également été bombé à L’Ile
Rousse un appel à commémoration avec la série Ricordu di Ponte Novu-Sarko
fora-FLNC-Libertà-FLNC. Ces graffitis appellent à animer un espace vécu dont
il a été mis en évidence qu’il correspond au territoire de la mémoire paolienne. Y
figurent par exemple Ponte Novu, Corte, le Niolu, Morosaglia et Ile Rousse66. Ils
ont en commun qu’il s’y est passé un ou des évènements liés à l’histoire de Pascal
Paoli. Les graffitis nationalistes qui y sont placés entrent souvent en résonance
avec la mémoire du xviiie siècle de façon plus ou moins explicitée. Ainsi, l’auteur
d’un bombage nationaliste sur le site de Ponte Novu67 réactive une mémoire guerrière ou traumatique liée à la défaite militaire de 1769. Ce type d’usage public
du passé sur l’espace insulaire ne se rencontre pas (sauf exception citée) avec
Napoléon.
Conclusion
Si on compare les corpus convoqués, ce qui est frappant, c’est que parmi les
magazines, il n’y a qu’une minorité d’entre eux qui évoquent Pascal Paoli et
qu’une très légère majorité propose un discours sur Napoléon. Les graffiteurs qui
en Corse sont principalement nationalistes, évoquent plus ou moins explicitement
la période paolienne régulièrement tandis qu’ils sont indifférents, sinon hostiles,
à l’épisode napoléonien. Ce constat illustre que dans le domaine du tourisme,
qui est l’orientation majeure de spécialisation économique qui a été prise pour la
Corse depuis cinq décennies par les pouvoirs publics68, dans les choix qui sont
opérés par les rédacteurs de ces magazines, le patrimoine et la culture vont être
peu utilisés. Il suffit de regarder les couvertures : ce qu’on montre d’abord, c’est la
plage. Donc, patrimoine et culture sont considérés comme un vernis, une façade,
qui fait plus chic mais qui n’est pas indispensable. Pour ce médium, l’image de la
plage est indispensable. Celles de Napoléon et Pascal Paoli ne le sont pas. Il n’y
66 Bertoncini Pierre, « Graffiti et panneau de signalisation en Corse. 30 ans de conflit »,
Quatrième symposium international sur l’environnement et l’identité en Méditerranée, Corte,
juillet 2006, Cdrom, pp. 509-512.
67 Bertoncini Pierre, « Patrimonialisation, mise en tourisme et système des inscriptions
publiques du territoire corse de Ponte Novu », Colloque Patrimoine culturel et désir de territoire : quels développements ?, Université de Nîmes, février 2010 (actes à paraître).
68 Martinetti José, « Les plans de développement et d’aménagement du territoire en Corse,
de 1945 à nos jours », Encyclopedia corsicae, Tome 6, Bastia, Editions Dumane, 2004, pp.
207-219.
– 153 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
a pas de divergence de vue entre la majorité qui dirigeait la CTC (jusqu’en 2010)
qui a proposé un Plan d’aménagement et de développement durable de la Corse
(PADDUC) fondé sur « l’économie résidentielle » et le contenu des magazines,
que la CTC a soutenu financièrement (sur toute la période dans le cas du leader
Méditerranée Magazine). Dans le plaidoyer pour une « économie identitaire », les
membres du Conseil économique, social et culturel de la Corse élus en 1992 indiquaient qu’ils reprenaient le « pari de Pascal Paoli »69 en opposition à « la grand
braderie des richesses de la Corse (qui) serait agrémentée de quelques cendriers
et figurines de l’Empereur, made in Hong Kong »70. Une quinzaine d’années plus
tard, le bilan qu’on vient de réaliser confirme l’existence identifiée par Toni Casalonga, l’ancien Président du CESC, d’une tendance toujours à l’œuvre dans l’île
à utiliser la culture comme d’un « alibi folklorisé »71.
Quand on examine les discours liés aux deux personnages historiques, il apparait clairement qu’il y a une différence de traitement entre eux. Pascal Paoli est
omniprésent. Quand on parle de l’histoire, du présent de la Corse, d’une grande
variété d’espaces de l’île, Pascal Paoli est convoqué comme un utile témoin
d’authenticité. Ce n’est pas du tout le cas pour Napoléon. Bien que plus présent
en terme de quantité d’apparitions, il n’est pas (ou plus) une icône qui correspond
à la Corse dans sa globalité. Napoléon se résume à une image mobilisée pour la
seule ville d’Ajaccio. Ainsi, les rédacteurs des magazines reflètent bien la façon
dont aujourd’hui Pascal Paoli est préféré dans l’île à Napoléon. Ils sont en cela
en accord avec les auteurs de bombages qui n’ont de cesse de vouloir faire correspondre l’île avec un territoire marqué idéologiquement par le temps de l’indépendance. Le point commun se limite à cela entre les membres des deux groupes.
Car si en effet, les rédacteurs de Main basse sur une île ont atteint historiographiquement leur objectif, Napoléon n’est plus l’icône liée automatiquement au décor
touristique de la Corse, cependant, dans le temps présent, c’est le phénomène
d’instrumentalisation de Pascal Paoli dans la mise en scène du décor de l’authenticité corse par l’industrie touristique qu’ils combattraient sans doute. C’est donc
dans leur continuité idéologique, après l’étape de 1992, qu’il faut situer l’action
du CESC quand dans sa motion rejetant le PADDUC, il a critiqué, « une offre
touristique qui tourne le dos au patrimoine historique »72.
69 Taddei Dominique, Ecunumia identitaria, Ajaccio, Albiana, 1997, p. 18
70 Ibid, p. 14.
71 Casalonga Toni, « Identité culturelle et développement touristique », Institut régional
d’administration, Bastia, 27 juin 2006 (cité in Morucci Jean-Luc, Les années Corsicada, Ajaccio, Albiana, 2008, p. 108.).
72 Conseil économique, social et culturel de la Corse, Motion du 28 novembre 2008.
– 154 –
napoLéon bonaparte et paScaL paoLi :
une fiLiation,
La même capacité à réaLiSer L’unité
Marie-Thérèse AVON-SOLETTI
Maître de Conférences HDR en Histoire du Droit
Université Jean Monnet de Saint-Etienne
Il est de tradition d’opposer Napoléon Bonaparte et Pascal Paoli. Cette délectation française de diviser systématiquement les hommes a, hélas, atteint la Corse.
Et, de ce fait, les insulaires sont entrés dans ce jeu stérile de confrontation et de
rejet automatique. Bien souvent, ceux qui aiment Napoléon Bonaparte ignorent
Pascal Paoli. Et ceux qui honorent Pascal Paoli méprisent Napoléon Bonaparte.
Bref, alors que les Corses détiennent le privilège de compter, parmi d’autres, deux
grands hommes dans leur histoire, ils rejettent le talent et l’intelligence de l’un ou
l’autre de ces personnages illustres qui, tous deux pourtant, ont œuvré en homme
d’État. L’alibi de la querelle des deux hommes durant la Révolution française
permet d’étayer cette thèse et depuis se colporte le mot d’ordre, le stéréotype de la
haine que se vouaient Napoléon Bonaparte et Pascal Paoli. Bien sûr, comme tous
les stéréotypes, même s’il repose sur une part de vérité, celui-ci est faux.
La querelle a bien existé. Mais, elle est strictement limitée dans le temps,
à l’époque de Robespierre et du Parti montagnard qui a vu, en effet, s’opposer
Napoléon Bonaparte jacobin et centralisateur à Pascal Paoli dont la vision politique était très décentralisatrice. Au même moment, sur le continent, jacobins et
– 155 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
girondins se déchiraient. Pascal Paoli n’est pas un girondin. Cependant, lui aussi,
garde une vision décentralisée d’un régime politique, tel qu’il l’avait construit
au moment de la Constitution corse dont les fondements reposent sur une large
décentralisation et sur le principe de subsidiarité, en ce sens qu’il laisse à chaque
communauté sa liberté et son initiative. Il est évident que, pendant ces années de
lutte acharnée entre ces deux visions de l’État, les deux hommes sont ennemis
comme le sont beaucoup d’autres.
Pourtant, leur vie ne s’arrête pas à quelques mois de lutte. Elle s’étend avant et
après cette période troublée. Napoléon Bonaparte a toujours affirmé sa profonde
admiration pour Pascal Paoli qu’il proclame dans sa lettre enthousiaste de 1789
au vieux général1 ; et ce dernier, de retour en Corse au début de la Révolution
française, ne manque pas de remarquer le talent de son jeune compatriote2. Plus
tard, quand la paix sera revenue en France (donc bien après cette querelle), quand
le gouvernement du Consulat et de l’Empire sera établi, Pascal Paoli affirmera
de façon forte que la France ne pouvait pas avoir de meilleur gouvernement que
celui de Napoléon Bonaparte. De son exil anglais, il déclare en 1802 que la
France est régie par de bonnes lois qui apportent la liberté. Pascal Paoli meurt
en 1807 alors que Napoléon cherchait encore le moyen de faire revenir celui pour
lequel il conservait une véritable vénération. Et de son exil de Sainte-Hélène,
c’est encore Paoli, le héros de « la guerre de la liberté », que Napoléon évoque
dans Le Mémorial3, son testament littéraire et politique. Les faits le prouvent.
1
« Jeune encore, mon entreprise peut être téméraire ; mais l’amour de la vérité, de la patrie,
de mes compatriotes… me soutiendront. Si vous daignez, Général, approuver un travail où
il sera fort question de vous ; si vous daignez encourager les efforts d’un jeune homme que
vous vîtes naître, et dont les parents furent toujours attachés au bon parti, j’oserai augurer
favorablement le succès ». Napoléon Bonaparte, Officier au régiment de la Fère, Auxonne-enBourgogne, le 12 juin 1789, in Encyclopaedia corsicæ, Encyclopédie de l’île de Corse, Bastia,
Ed. Dumane, 7 Vol., 2004, T. 5, p. 884.
2
Durant le Généralat, Pascal Paoli avait confié à James Boswell son aspiration à retrouver
la vertu des héros antiques : « Un jeune homme qui veut former son âme à la gloire, disait-il,
ne doit pas étudier l’histoire moderne, mais Plutarque et Tite-Live » (État de la Corse, suivi
d’un journal de voyage dans l’isle et des mémoires de Pascal Paoli, par Mr James Boswell,
traduit de l’anglais et de l’italien par Mr S.D.C. ( Seigneur de Corbevon ), Marseille, Laffitte,
2 T., 1977, T. 2, 370 p., p. 266).
Vingt-cinq ans plus tard, cette aspiration, Pascal Paoli la voit réalisée dans ce jeune Corse.
Au cours d’un pèlerinage qu’il effectue avec Bonaparte en 1790 sur les lieux de la bataille de
Ponte Novo, les paroles célèbres de Pascal Paoli rapportées par l’Empereur exilé : « Ô Napoléon ! Tu n’as rien de moderne ! Tu appartiens tout à fait à Plutarque ! (Comte de Las Cases, Le
Mémorial de Sainte-Hélène, Paris, Flammarion, édition intégrale critique établie et annotée
par Marcel Dunan de l’Institut, 1951, T. 1, p. 648), répondent à l’épopée que voulait écrire
Napoléon sur la période constitutionnelle corse.
3
Ibid., T. 1, p. 87.
– 156 –
– naPoléon bonaParte et PaScal Paoli : une filiation, la même caPacité à réaliSer l’unité –
Mis à part ce passage de quelques mois, les deux hommes ont toujours gardé une
estime réciproque.
Par bonheur, certaines familles insulaires ont conservé un amour véritable
pour les deux chefs d’État. L’épopée napoléonienne qui a bercé leur enfance n’a
jamais occulté le respect dû à Pascal Paoli, même si son œuvre demeurait moins
connue. Ce régime, en 1769, tous ont cru qu’il était perdu à jamais. Clément
Paoli, lui-même, le frère aîné et le mentor de Pascal, a ressenti cette incompréhension devant la défaite de Ponte Novo en 17694. Jusqu’à sa mort il ne comprendra pas pourquoi une cause aussi juste, une Constitution toute orientée vers
la recherche du bien commun5 ont pu être anéanties par les armes. Il est vrai que
les institutions de la Constitution insulaire ont disparu. Et pourtant, Clément a
eu tort de douter. Car si les institutions sont bien mortes, le travail accompli est
resté dans les esprits et dans les cœurs. Il a servi d’exemple quelque trente ans
après à un Général qui s’est appuyé sur cette œuvre pour réaliser une entreprise à
une plus grande échelle, non plus celle de l’île de Corse, mais celle de la France.
Sans conteste, un écho de cette épopée corse du xviiie siècle résonne dans celle
de Napoléon au début du xixe siècle. Une filiation existe entre les deux régimes,
comme une filiation s’est formée entre les deux hommes. Une filiation – aucun
autre mot ne peut exprimer le lien entre les deux visions politiques qui, dès qu’il
se perçoit, s’impose à l’esprit. Une filiation – cela signifie qu’il existe un père et
un fils, c’est-à-dire deux êtres humains possédant deux personnalités différentes,
tout en étant réunis par un lien authentique. De même, un lien relie ces deux
hommes, lien spirituel qui s’affirme dès l’abord dans la conception de l’unité
voulue et réalisée par ces deux chefs d’État.
Il n’est pas question de nier les différences qui les éloignent l’un de l’autre
ainsi que nous le constaterons tout au long de cette étude. Et la première concerne
l’époque. Pascal Paoli est un homme du xviiie siècle qui vit naturellement dans le
monde de son temps. Napoléon Bonaparte, lui, a traversé la Révolution française
et son bouleversement politique et social. Il fait partie de ces jeunes insulaires
4
Clément Paoli, homme estimé de tous et membre de la direction collégiale en 1755, a
préféré céder sa place à son frère cadet, Pascal, de retour de Naples, et œuvré de toutes ses
forces pour qu’il devienne chef du jeune État corse. Admirateur fervent de son aîné, Pascal le
reconnaît : « Ce peuple eut désiré que Clément prît en main les rênes du gouvernement, mais
il a refusé l’offre qu’on lui en a faite et le nom de général, quoiqu’il en soutienne toutes les
fatigues…À cause du refus obstiné de Clément, ils ont jeté les yeux sur moi » (in Fernand
ETTORI, Le Mémorial des Corses, Ajaccio, S.A.R.L. Le Mémorial des Corses, 6 T., 1982, T.
2, p. 315). En fait, Clément savait que, bien plus que lui, Pascal possédait les qualités requises
pour gouverner. Sa lucidité et son humilité ont ouvert la voie à l’accomplissement de cette
épopée constitutionnelle.
5
Cf. Marie-Thérèse AVON-SOLETTI Pascal Paoli et la Corse – Essai sur la Constitution
de la Corse, Ajaccio, éditions La Marge, imprimerie Siciliano, 2001, 1200 p.
– 157 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
qui, après une adolescence passée en France, en ont acquis un esprit imprégné de
la philosophie des Lumières. Admirateur de Jean-Jacques Rousseau dont il peut
réciter des pages entières, c’est un Jacobin de la première heure.
Cette distance dans le temps explique la différence de mentalités. Elle n’empêche pas les deux hommes de se rejoindre dans un même respect de la communauté (I), qui est à la source de leur capacité commune à réussir une union réputée
impossible (II).
I - Un Même respect de la communauté
Ce même respect pour la communauté se découvre dans une même conception
du pouvoir dont Napoléon Bonaparte a hérité de Pascal Paoli. Tous deux croient
à un lien entre le chef de l’État et le peuple (A). Tous deux croient que le gouvernement est au service du peuple (B).
A - un lien entre le chef de l’État et le peuple
Tout d’abord, le lien entre le chef d’État et le peuple, vécu dans la pratique par
les deux hommes (1), constitue leur fondement doctrinal commun (2).
1) La preuve de la réalité du lien peuple-autorité par la similarité des
comportements
Paoli et Bonaparte croient tellement à ce lien nécessaire entre le peuple et
l’autorité qu’ils adopteront des comportements similaires dans des circonstances
graves, aussi bien en début qu’à la fin de leur mandat.
Lors de leur entrée en fonction, par exemple, ils laissent voir la même fragilité
due au doute sur leur capacité à rassembler. C’est ainsi que nul n’a oublié l’hésitation de Pascal Paoli, fortement soutenu par son frère Clément, avant son élection
au Généralat en juillet 1755, aussi bien que celle de Napoléon Bonaparte, qui,
sans son frère Lucien, n’aurait pas réussi le coup d’État du 18 brumaire.
À l’autre extrémité de leur aventure constitutionnelle, quand les difficultés
surgissent au point de les mettre en minorité, le charisme des deux hommes est
tel qu’ils trouveront une aide efficace et inattendue dans des personnages opposés
à leur politique mais qui, par fidélité pour leur patrie, prendront les armes pour
les protéger. C’est sous la protection d’Abbatucci, qui est pro français, que Pascal
Paoli pourra fuir la Corse en 1769, un peu comme quarante-cinq ans plus tard,
Carnot et Lucien rejoindront Napoléon alors que tout est perdu.
Enfin, au terme de l’épopée, cette similitude se manifeste de façon encore plus
lumineuse. Quand Pascal Paoli quitte la Corse définitivement en octobre 17956, il
6
« Pascal Paoli quitte la Corse, le 14 octobre 1795, après une entrevue avec un représentant britannique éminent, Frederick North, à Ponte-Novo ». In Encyclopaedia Corsicae, op.
cit., T. 5, p. 914.
– 158 –
– naPoléon bonaParte et PaScal Paoli : une filiation, la même caPacité à réaliSer l’unité –
refuse de soulever les partisans qu’il conserve encore dans l’île, comme, en 1815,
Napoléon Bonaparte refusera que ses partisans prennent les armes. Pendant les
Cent jours, déjà, il avait donné cette consigne stricte : « Vous ne tirerez pas un
coup de fusil. Je veux reprendre ma couronne sans verser une goutte de sang »7.
Ni l’un ni l’autre ne voudront provoquer de morts inutiles. Les mêmes, qui n’ont
pas craint de faire la guerre quand le pays ou les idées étaient en jeu, s’opposent
à déclencher des tueries pour rester au pouvoir quand, manifestement, seule leur
personne pourrait en bénéficier.
2) La preuve de la réalité du lien peuple-autorité par le fondement doctrinal
commun
En réalité, ce lien avec le peuple demeure l’essence même de leur maintien
à la tête de l’État. Et le mythe qui se crée autour de leur personne constitue une
réponse éloquente de la population. L’attachement au Babbu, à Pascal Paoli
considéré comme le Père de la Patrie, qui a traversé les siècles, prélude à l’affection de ses soldats pour le « petit caporal » et au mythe napoléonien qui naît sous
la Monarchie de Juillet et perdure jusqu’à nos jours.
Les deux tempéraments diffèrent, essentiellement parce que l’un est étranger à
tout absolutisme alors que l’autre est un héritier des Lumières et du jacobinisme.
Le Général Paoli se veut en lien direct avec le peuple pour partager avec lui
l’exercice de la souveraineté : « je voudrais que les Corses apprissent à marcher
seuls » confie-t-il à James Boswell8 ; alors que Napoléon Bonaparte, lui, se veut
en lien direct avec le peuple pour que celui-ci lui délègue sa souveraineté. La
nuance est à relever. Cependant, dans les deux cas, le lien peuple-autorité est
réel car, tous deux se veulent responsables devant le peuple qui crée ce chef de
l’État. Pascal Paoli devient Général de la Nation à la suite d’une élection et,
tous les ans, la confiance du peuple lui est renouvelée par la voix de la Consulte.
Napoléon Bonaparte est confirmé comme Premier Consul par un plébiscite, et la
confiance du peuple lui sera renouvelée par des référendums successifs.
Ce lien créé par le Général Paoli, avec ses tournées à travers la Corse notamment pour se faire connaître de tous, ce lien qui implique la confiance du peuple
envers le chef de l’État et la responsabilité du chef de l’État devant le peuple,
deviendra un des critères spécifiques du bonapartisme. « Je n’ai garde, disait
7
MADELIN Louis, Napoléon, Paris, Hachette, 1958, p. 168.
8
« Notre État est jeune et ne peut encore se passer de lisières. Mais je voudrais que les
Corses apprissent à marcher seuls. C’est pourquoi lorsqu’ils s’adressent à moi pour savoir
quels Magistrats ils doivent choisir, je leur dis : ‘Vous savez mieux que moi quels sont les plus
capables et les plus honnêtes gens parmi vos voisins. Considérez les conséquences de votre
choix, non seulement pour vous en particulier, mais pour toute l’Isle en général’. De cette
façon, je les accoutume à sentir leur propre importance comme membres de l’État ». État de la
Corse..., op. cit., T. 2, p.214.
– 159 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
l’Empereur, de tomber dans la faute des hommes à systèmes modernes ; de me
croire, par moi seul et par mes idées, la sagesse des nations. La vraie sagesse des
nations, c’est l’expérience »9.
La preuve de cette filiation est apportée a contrario par le Droit public français. Dans tous les régimes qu’a connus la France, monarchistes et républicains,
la responsabilité du chef de l’État est exclue. Le roi est inviolable et irresponsable.
Le président de la République est inviolable et irresponsable, et ceci jusqu’à nos
jours, sous la Vème République. Le bonapartisme est la seule doctrine politique
qui insiste sur la responsabilité du chef de l’État. La phrase de Napoléon III à ce
sujet est célèbre : « Écrire en tête d’une charte que le chef est irresponsable c’est
mentir au sentiment public. C’est une fiction… »10. Ce concept, qui est étranger à
la France continentale, sort directement du Généralat de Pascal Paoli dont Napoléon Bonaparte est l’héritier dans ce domaine et qu’il lèguera à sa descendance
politique.
B - Un gouvernement au service du peuple
En réalité, ce lien entre le chef d’État et le peuple découle du respect dû à la
communauté, car en dépit du fait que les deux hommes suivent des pensées politiques différentes (1), leur action se rejoint dans une pratique respectueuse de la
mentalité de la population (2).
1) Des pensées politiques différentes
Nous l’avons constaté, Napoléon Bonaparte ne suit pas la même pensée politique que Pascal Paoli. Cette divergence tient au fait qu’il ignore les bases philosophiques sur lesquelles s’appuyait le Général. Tous deux, bien sûr, sont chrétiens
et « catholiques romains », comme l’écrira Napoléon dans son testament. Ils partagent la même religion, mais influencée par des courants différents.
La doctrine de l’Église ignore l’absolutisme. Elle a été développée au cours
des âges par les tenants du courant de Droit naturel objectif, dont le plus connu
demeure Saint Thomas d’Aquin. À partir de la Renaissance, ce courant, qui se
poursuit dans ce qu’on appelle l’École espagnole, entre dans une phase de régression continue du fait de l’influence grandissante de la doctrine absolutiste qui
triomphe en Europe. Au xviiie siècle, il est ignoré, voire presque souterrain. Ce
recul s’explique par l’adhésion d’un nombre toujours plus important de chrétiens
à cette doctrine politique triomphante dans les cours qui atteint son apogée au
xviiie siècle et qui consiste à donner un pouvoir absolu à celui qui gouverne.
Suivi par la plus grande partie de l’élite orthodoxe et protestante, approuvé par
9
Le Mémorial de Sainte-Hélène, op. cit., T. 1, pp. 775-776.
10 Proclamation du 14 janvier 1852. Voir, également, Constitution du 14 janvier 1852, Titre
III, Article 5 : « Le Président de la République est responsable devant le Peuple français, auquel
il a toujours le droit de faire appel ».
– 160 –
– naPoléon bonaParte et PaScal Paoli : une filiation, la même caPacité à réaliSer l’unité –
la majorité des évêques catholiques, ce courant absolutiste qui véhicule les idées
politiques de son temps s’impose dans la société et dans l’enseignement.
Pour des raisons tenant au contexte historique, politique et religieux, la Corse
constitue une enclave préservée de courant de droit naturel au milieu de cette
Europe absolutiste. Comme la quasi-totalité des Corses, Pascal Paoli suit une
religion ancrée dans le courant franciscain qui repose sur la pauvreté spirituelle
et la liberté chrétienne. Il adhère, donc, à la doctrine de l’Église classique dont il
fait une application directe dans la Constitution corse adoptée entre 1755 et 1769
qui est étrangère à tout absolutisme11.
Né en 1769, l’année de la fin du Généralat, et élevé sur le continent, Napoléon
Bonaparte est plus directorial. La culture acquise sur le continent ne lui permet
plus de connaître, ni l’origine, ni la substance exacte de la Constitution corse
qu’il a pourtant étudiée mais dont il ne connaît pas les bases, dans la mesure où
la doctrine de l’Église classique n’est pas enseignée en France au moment de son
adolescence, c’est-à-dire avant la Révolution.
On enseigne alors une religion dominée par le gallicanisme, déviation de la
religion catholique qui donne la primauté au pouvoir du roi de France et à l’État,
et qui est tout acquise à l’absolutisme. Par voie de conséquence, est exclue la
doctrine de droit naturel objectif que connaît Pascal Paoli, vraie doctrine catholique qui refuse l’absolutisme. Cette doctrine sera redécouverte à la fin du xixe
siècle, en partie par l’action du Pape Léon XIII, qui la remettra à l’honneur. Mais,
au temps de l’adolescence de Napoléon Bonaparte, un siècle plus tôt, à la fin du
xviiie siècle, elle n’est pas enseignée, elle n’est pas connue des Français. De plus,
toujours en raison du contexte continental dans lequel il grandit, Napoléon est
imprégné de la philosophie des Lumières, doctrine politique, née en réaction à
l’absolutisme royal et centrée essentiellement sur la raison humaine. Unis dans
leur volonté d’apporter plus d’efficacité au pouvoir, les partisans des Lumières se
divisent sur les moyens à employer. Si une minorité cherche à éliminer tout absolutisme12, la majorité, du fait de sa confiance absolue dans la Raison de l’homme,
oppose à l’absolutisme royal un absolutisme de l’État, seul capable, selon elle,
de résoudre les problèmes de la société dans leur globalité. Cette tendance dominante l’emportera sous la Révolution française, créatrice de la première idéologie – l’idéologie de la Loi issue de la Raison de l’homme - qui apportera à l’État
une puissance inconnue jusqu’alors.
Comme tous les jeunes Corses de son temps, Napoléon Bonaparte s’intéresse
au régime corse du Babbu, mais en se fondant sur des bases philosophiques qui,
toutes, qu’il s’agisse du régime politique, la monarchie absolue donnant un pou11 Cf. Marie-Thérèse AVON-SOLETTI « La Constitution corse ou la cohésion entre stabilité sociale et innovation politique » in Encyclopedia corsicæ, op. cit., T. 5, pp. 783-811.
12 Comme John Locke et Montesquieu.
– 161 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
voir absolu au roi, de la religion enseignée, le gallicanisme donnant la primauté
au souverain absolu, ou de la doctrine politique, la philosophie des Lumières prônant un pouvoir absolu de l’État, reposent sur l’absolutisme, ce qui est étranger,
voire opposé, aux bases philosophiques de la Constitution corse de Pascal Paoli.
2) Une pratique due à l’héritage corse
Ainsi, s’explique la dénaturation des notions issues du régime corse et le dirigisme qui préside à la politique de Bonaparte. Néanmoins, l’héritage de Pascal
Paoli et des Corses du xviiie siècle reste bien présent. Il se révèle dans cette volonté
de primauté du peuple, qui soutient l’action de Napoléon Bonaparte. Lui qui est
jacobin, une fois au pouvoir, laisse de côté l’idéologie, pour pratiquer une politique contraire à toute politique continentale.
L’exemple le plus évident se découvre dans la politique religieuse. En Europe
continentale règne depuis plusieurs siècles la maxime selon laquelle la population DOIT suivre la religion de son chef d’État13. En revanche, en Corse, sous
Pascal Paoli, la population étant catholique, le chef de l’État est catholique et doit
gouverner selon la mentalité catholique. L’ordre est inversé. Le gouvernant est
au service de la communauté et non l’inverse. Pascal Paoli le sait, et Napoléon
Bonaparte reprendra cette même pensée, suivra ce même ordre qui part du peuple
et remonte vers l’autorité, pour rétablir la paix religieuse en France. Tous deux
croient que le chef d’État doit respecter la mentalité du peuple.
Pascal Paoli, comme les autres chefs corses, avait compris que, pour des populations pieuses comme l’étaient les communautés insulaires, la bonne santé de
la religion conditionnait l’épanouissement de la société corse et apporterait des
bases solides au régime politique. Pour cette raison, après ses prédécesseurs, il
demande au Pape la venue d’un Visiteur apostolique qu’il obtient et avec lequel
il entretient des rapports cordiaux et fructueux. De l’avis général, cette Visite
apostolique, qui durera pratiquement dix ans, constitue une des grandes réussites
du régime constitutionnel corse.
Or, Napoléon Bonaparte suit cette même politique dans le contexte de la
France de 1799. Dès son arrivée au pouvoir, il supprime toutes les lois antireligieuses, ouvre toutes les prisons, rétablit la liberté de la pratique religieuse en
France et conclut avec le Pape un Concordat en 1801.
Pascal Paoli était imprégné de la Doctrine de l’Église. Bonaparte, lui est
marqué par la rigidité de l’esprit gallican. Mais dans les deux cas, l’attention
prêtée à l’esprit et aux aspirations de la communauté pousse tout naturellement les deux chefs d’État à respecter la mentalité de la population. La religion
catholique est la religion de la majorité des Français, comme il est écrit dans le
13 Selon la règle « cujus regio, ejus religio », à la source du partage de l’Europe entre pays
protestants et catholiques.
– 162 –
– naPoléon bonaParte et PaScal Paoli : une filiation, la même caPacité à réaliSer l’unité –
Concordat de 1801, elle doit donc être pratiquée librement. Quelles que soient
les faiblesses ou les lacunes du régime, Napoléon a su, avec un sens très sûr,
reconnaître la volonté du peuple en rétablissant la paix civile et la paix religieuse. Or, cette réussite, prodigieuse par sa rapidité, et inespérée après dix ans
de guerres acharnées, Bonaparte la doit sans doute à son esprit corse. L’esprit
dogmatique des continentaux rendait la guerre sans issue, tant les positions
étaient tranchées entre monarchistes et républicains, déistes et athées, idéologues et chrétiens. Seul un insulaire – en partie – préservé de l’absolutisme royal
et de l’idéologie révolutionnaire par son réalisme natal pouvait entreprendre
de dénouer cette situation inextricable. Car cette politique est étrangère à tout
ce que connaît le continent. Qu’il s’agisse du roi, ou des philosophes ou des
républicains, la politique était la même. Le peuple devait se plier au pouvoir de
l’État et à la religion des gouvernants. Napoléon Bonaparte inaugure une politique inverse en estimant que c’est au pouvoir de l’État de se plier à la volonté
du peuple. Il suffit de se rappeler, à l’époque, que la haute finance, la haute
administration, les intellectuels les plus connus, l’état-major de l’armée et tout
ce que le pays connaissait comme élite, étaient violemment anticatholiques.
En libérant les prêtres et en rouvrant les églises, Napoléon Bonaparte heurte
de front et de façon délibérée ce qui constitue habituellement les soutiens d’un
gouvernement. Il n’en a cure. Pour une fois la mentalité du peuple s’impose aux
hommes de pouvoir et d’argent.
Cette politique, qui n’existe nulle part ailleurs, dans aucun pays, ni sous aucun
régime, constitue un autre héritage du régime corse. Même si elle est comprise de
façon plus rigide par Napoléon Bonaparte, elle découle du même respect qui est
dû à la communauté envisagée dans une amplitude qui englobe les dimensions
spirituelle et temporelle, politique et familiale. Unique en Europe, cette politique
sort directement du Généralat de Pascal Paoli. C’est sur cette paix que Napoléon
Bonaparte pourra bâtir l’unité s’inspirant en cela également du moyen employé
par Pascal Paoli.
II - Une même conception de l’union dans le respect du régime
C’est, en effet, par le moyen de la réconciliation nationale (A’) que les deux
chefs d’État réussissent à construire l’unité de la population (B’).
A - La Réconciliation nationale
Le lien devient encore plus visible dans cette volonté de réconciliation nationale entamée, aux deux époques, dans un contexte désastreux (1) et poursuivie sans relâche par ces deux hommes tendus vers la réussite de leur politique
d’union (2).
– 163 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
1) Le contexte désastreux
Très curieusement, le contexte historique participe à cette filiation. En 1755,
comme en 1799, l’un et l’autre parviennent au pouvoir alors que le désespoir est
installé dans le pays.
Quand Pascal Paoli débarque en Corse en avril 1755, la situation est tragique.
Le général Gaffori a été assassiné sur l’instigation des Génois en 1753 et, depuis,
personne n’a réussi à redresser une situation qui se dégrade jour après jour. Les
crimes et les vendette se multiplient, les chefs n’exercent plus de véritable autorité14. Après vingt-cinq ans de guerre et quatre défaites, personne ne voit plus
comment sortir d’une situation qui semble sans issue.
Il en est de même en France en 1799. Le pays a traversé dix ans de bouleversements ininterrompus. La guerre civile et religieuse, atroce, a commencé à
peu près à la même époque. Les principaux responsables politiques sont morts
comme Robespierre qu’admirait Napoléon, ou en fuite. Les idées se sont taries.
Le Directoire est aux mains de politiciens sans scrupules et sans talents, incapables d’endiguer les crimes, de redresser les finances, et uniquement intéressés
à s’agripper à un pouvoir qui rapporte beaucoup d’argent. Il faut savoir que le
pays est en état de banqueroute des deux tiers. Plus tard, Napoléon rappellera cet
état de déliquescence : « Arrivé à la tête des affaires comme Consul, mon propre
désintéressement et toute ma sévérité ont pu seuls changer les mœurs de l’administration, et empêcher le spectacle effroyable des dilapidations directoriales. J’ai
eu beaucoup de peine à vaincre les penchants des premières personnes de l’État,
que l’on a vues depuis, près de moi, strictes et sans reproches. [Mais] Il m’a fallu
les effrayer souvent »15.
Bref, la France de 1799 est dans un état pire que la Corse de 1755. Mais le
même désespoir habite tous les cœurs. Or, en quelques mois, les deux hommes
vont réussir, chacun à son époque et dans son champ d’action, à casser cette spirale de détresse, à insuffler un esprit nouveau qui permettra de retrouver l’espoir
et à réunir les conditions d’un changement spectaculaire dans le pays. Le moyen
employé est le même. C’est celui de la réconciliation qui est le prélude à l’unité.
14 Certains, même, ont détourné la solde des soldats, ce qui a donné lieu à un début de
révolte, heureusement endiguée par Clément, le frère de Pascal, qui, du fait de sa sagesse et de
son honnêteté reconnues par tous, a réussi à calmer les troupes excédées. Cf. lettre de Pascal
Paoli du 21 octobre 1754, in Abbé LETTERON, Pascal Paoli avant son élévation au généralat,
Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de la Corse, Bastia, Ollagnier,
1913, p.11.
15 « Combien n’ai-je pas dû répéter de fois, dans mes conseils, que si je trouvais en faute
mon propre frère, je n’hésiterais pas à le chasser » Le Mémorial de Sainte-Hélène, op. cit., T.
1, p. 130.
– 164 –
– naPoléon bonaParte et PaScal Paoli : une filiation, la même caPacité à réaliSer l’unité –
2) La politique d’union
Au lieu de monter les hommes les uns contre les autres, au lieu d’attiser les
divisions, sociales, politiques ou religieuses, au lieu de diviser pour mieux régner,
ces deux chefs d’État travaillent, dès leur arrivée au pouvoir, à la réconciliation
nationale. L’exemple, là encore, est donné par Pascal Paoli qui privilégie la réalité de la nature humaine plutôt que la chimère d’une perfection impossible.
Combien d’auteurs du xxe siècle n’ont-ils pas reproché au Général, à propos
de l’unité réalisée avec le Delà des Monts16 en 1763, d’avoir traité de la même
façon les familles nobles du Sud qui l’avaient suivi et les ralliés de la dernière
heure. Mais c’était le seul moyen de vaincre le vieil antagonisme régional qui
séparait les deux régions de la Corse depuis la nuit des temps ! Il fallait que tout le
Sud entrât dans la Corse constitutionnelle et donc que toutes les grandes familles
fussent accueillies. Et, tant pis, si certaines n’étaient pas très fiables et n’acceptaient l’union que par intérêt.
La perfection n’existe pas sur terre. Jamais le Général Paoli n’a exigé des
Corses un enthousiasme sur commande, ni imaginé que la totalité du peuple pouvait être formée de héros. Certains étaient heureux de suivre l’aventure constitutionnelle, d’autres recherchaient d’abord un profit. Certains avaient combattu
depuis des années. D’autres étaient restés partisans des Génois. Qu’importe ! Du
jour où un Corse adhérait au régime constitutionnel, tout était oublié, tout était
effacé. « Il y a, cher ami, écrit-il à son ami l’abbé Salvini, des personnes qui
m’accusent de me montrer trop indulgent. Mais ces personnes ne connaissent
pas mes projets ou se méprennent sur le naturel de nos compatriotes, qui désirent
plutôt passer pour vindicatifs que pour ingrats »17. Et l’avenir lui a donné raison.
Sa confiance lucide dans la nature humaine lui a permis de former un peuple.
S’il avait passé son temps à surveiller les tièdes et à poursuivre tous ceux qui ne
partageaient pas exactement ses idées, il n’aurait jamais pu accomplir l’œuvre
qu’il a réalisée.
Ou la politique consiste à réprimer et donc l’esprit est négatif, uniquement
préoccupé d’empêcher les citoyens d’agir. Cette politique mène au totalitarisme.
Ou la politique consiste à construire et donc l’esprit est positif, d’abord préoccupé
d’inciter les citoyens à agir. Cette politique repose sur la liberté. Pascal Paoli a
choisi la deuxième solution : la solution de la liberté, de la confiance raisonnable
et de l’action pour construire le pays. Il adopte donc une politique de réconciliation nationale. « La seule chose que j’ai en ce moment en vue, écrit-il toujours à
16 Le Delà des Monts est situé dans la partie sud de la Corse qui correspond, aujourd’hui, au
département de la Corse du Sud. La Haute Corse recouvre l’ancien Deçà des Monts.
17 Pascal Paoli à l’Abbé Salvini, Rostino, 15 septembre 1755, trad. Abbé LETTERON in
Bulletin de la Société des Sciences Historiques et naturelles de la Corse, Bastia, Ollagnier,
1881, pp. 25-27.
– 165 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
son ami l’abbé Salvini, c’est l’union de la patrie »18. Les Corses, de toutes régions,
et de tous antécédents, doivent apprendre à vivre ensemble dans la paix et dans
l’amitié. Et la réussite couronne ce réalisme de Pascal Paoli.
Napoléon Bonaparte n’a pas d’autres exemples de réalisme que celui du
Général. Quand il arrive au pouvoir, il refuse lui aussi d’exiger une perfection qui
n’existe que dans le domaine des idées. Il accepte la nature humaine telle qu’elle
est et il reprend les mêmes méthodes que celles de Pascal Paoli en Corse. Les
Français, de toutes tendances politiques, doivent apprendre à vivre ensemble dans
la paix et dans l’amitié.
Bien éloigné des politiques de répression et d’exclusion des gouvernements
français qui le précèdent ou qui le suivent, « Bonaparte disait aux nouveaux magistrats nommés par lui : ‘Vous n’examinerez jamais de quel parti était l’homme qui
vous demandera justice’ ». « Et la circulaire du 9 germinal (30 mars 1800) contenait cette phrase capitale : ‘Le Gouvernement ne veut plus, ne connaît plus de
partis et ne voit en France que des Français »19. Voilà le moyen qu’il choisit pour
casser la chape qui emprisonnait les Français dans un combat stérile et suicidaire.
Et il réussit à son tour à recréer une unité que tous croyaient perdue.
B - La Réalisation de l’unité
Pour autant, aucun des deux hommes ne conçoit de complaisance dans la réalisation de l’unité (1). Pour cette raison même, elle porte ses fruits de paix et de
justice (2).
1) La défense de l’unité
Ce serait une erreur de croire que la concorde se confond avec un quelconque compromis. Les deux hommes combattent sans état d’âme ceux qui veulent
détruire l’unité du pays parce que, justement, le pays et sa communauté priment
sur le reste. De ce fait, une même fermeté est opposée aux éléments hostiles à
cette unité toujours fragile. Ni l’union souhaitée, ni l’oubli du passé ne sauraient
se confondre avec de la faiblesse. Le but reste le bien commun. Le pardon est
accordé à tous ; mais à la condition de rentrer dans la communauté et de participer
dans un esprit de loyauté à l’œuvre commune. Toute opposition armée, quand le
régime offre la paix, est considérée comme une atteinte à l’unité de la Nation et
comme telle sévèrement réprimée.
Sous Pascal Paoli, les « banditi » corses à la solde de Gênes, comme sous
Napoléon, les Français qui continuent de porter les armes contre leurs compatriotes alors que la paix civile et religieuse est rétablie, sont poursuivis avec la même
vigueur. La fermeté dans la défense de l’unité et de la cohésion de la communauté, constitue encore un héritage que Pascal Paoli lègue à Napoléon Bonaparte
18
19
op. cit.
Louis MADELIN, op. cit., p. 48.
– 166 –
– naPoléon bonaParte et PaScal Paoli : une filiation, la même caPacité à réaliSer l’unité –
et qui éclaire le « mystère Napoléon » pour qui connaît la source de sa pensée
politique.
2) Le rétablissement de la paix par l’unité
Une fois établi le cadre dans lequel s’inscrit l’unité de la nation, une même
démarche continue de relier la politique des deux chefs d’État. Pascal Paoli avait
choisi la parution du journal des Ragguagli qui contait tous les événements de
l’île20 pour inciter les Corses, du Deçà et du Delà des Monts à vivre ensemble.
Napoléon Bonaparte, dans un pays de vieille administration, fait cohabiter à tous
les échelons, monarchistes et républicains, et il reconstitue avec le Pape une hiérarchie composée d’évêques constitutionnels parmi « les moins compromis » et
réfractaires parmi « les plus conciliants », selon l’expression de l’historien du
Droit Jean-Jacques Chevallier21. Le Premier Consul travaille à réapprendre à
chaque membre de la communauté française à vivre en acceptant l’autre, même
si ses idées sont radicalement opposées. Car, au-delà des antagonismes géographiques ou dogmatiques, les deux hommes d’État partagent la même vision supérieure d’une unité de toute la communauté, nécessaire pour construire (comme en
1755) ou reconstruire (comme en 1799) un pays sur des fondements sains.
« La réconciliation – c’est-à-dire l’oubli des vieilles haines stériles même si
elles reposent sur des motifs réels – est nécessaire à la réalisation de l’unité qui,
seule, insuffle la vie à un pays et à sa communauté »22. Et cette unité retrouvée
amène, avec la paix, la justice. Car, les deux hommes d’État n’hésitent pas à
travailler pour l’unité avec réalisme. Dans la mesure où, ni les idées politiques
ou religieuses, ni la condition sociale, ni l’origine géographique, n’entrent plus
en ligne de compte, que reste-t-il pour distinguer les hommes sinon le talent et le
mérite ? Eh oui ! Il est remarquable de constater que les deux régimes pratiquent
une réelle égalité devant la loi qui sera à la source de l’éclosion de véritables
20 Et que le Moniteur suivra en partie.
21 Jean-Jacques CHEVALLIER, Histoire des institutions politiques de la France de 1789 à
nos jours, 1952, Paris, Dalloz, « Études politiques, éco. et sociale » », 6ème éd., 1981, 899 p.,
p. 134.
22 M-T AVON-SOLETTI, La Corse et Pascal Paoli, op. cit., p. 1112. Napoléon revient
souvent, dans le Mémorial, sur la réprobation qu’a suscitée dans son entourage sa volonté
d’unir les Français durant son gouvernement, pour la justifier et en démontrer les heureuses conséquences. Cf. entre autres passages : « C’est sans raison surtout, disait-il, qu’on m’a
reproché d’avoir employé des nobles et des émigrés.... Ils n’ont pas plus particulièrement
contribué à notre perte que d’autres : les vrais coupables sont les intrigants de toutes les couleurs et de toutes les doctrines.... C’est encore sans raison, continuait-il, qu’on m’a reproché
d’avoir dédaigné certaines personnes influentes ; j’étais trop puissant pour ne pas mépriser
impunément les intrigues et l’immoralité reconnue de la plupart d’entre elles » (op. cit., T. 1,
p. 472-473).
– 167 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
talents dans la société corse pendant la période constitutionnelle et dans la société
française durant le Consulat et l’Empire. Vraiment, le sceau de ces deux gouvernements se reconnaît à la récompense du talent et du mérite.
En Corse, il faut que « chaque Corse ait une mesure de droits politiques »,
affirme avec force Pascal Paoli qui ajoute : « L’égalité ne doit pas être un vain
mot »23.
En France, même si la Révolution était partie pour donner toute sa mesure au
talent et au mérite, l’idéologie avait interdit aux personnes réputées mal pensantes
tout accès aux fonctions qu’elles méritaient. Plus tard, la chasse aux républicains
et aux bonapartistes, devenus, à leur tour, mal pensants, a écarté de nombreux
citoyens des postes auxquels ils avaient droit. Seul Napoléon sous le Consulat et
l’Empire, par sa volonté d’unité, a réalisé une réelle pratique de l’égalité devant
la loi qui a permis une ascension sociale unique au xixe siècle. Tous s’accordent
à le dire et un écrivain comme Stendhal vilipende les régimes ultérieurs qui ont
refermé la chape sur le peuple français.
Finalement, deux conditions se révèlent nécessaires au rétablissement de la
paix : d’un point de vue communautaire, le respect du peuple ; d’un point de vue
personnel, l’égalité devant la loi sans distinction entre les personnes. Là encore,
dans la mesure où aucun autre régime n’adoptera la même attitude, il est légitime
de parler d’héritage de Pascal Paoli que Napoléon Bonaparte a su faire fructifier
avec une profusion remarquable.
En conclusion, les faits le prouvent. L’expérience constitutionnelle corse, fauchée prématurément par la force des armes n’a pas été réalisée en vain, comme le
craignait Clément Paoli. Il peut être rassuré. Certes, les institutions sont mortes.
Mais leur esprit est demeuré vivant dans ce Corse, fils du Delà des Monts, né
un 15 août 1769 alors que la Corse est française, et qui sera le lien puissant
entre l’épopée corse dont il est nourri et l’épopée française dont il sera le maître
d’œuvre.
23 In GARELLI P., Les institutions démocratiques de la Corse jusqu’à la conquête française, Thèse pour le doctorat en Droit, Paris, Jouve, 1905, 185 p, p.165.
– 168 –
Viaggio di Licomede in Corsica e sua relazione storico-filosofica sui costumi antichi e attuali
de’ Corsi, tome premier, Paris, Lerouge Jeune, 1806.
Le rapport ambigu de La corSe
et du mythe naiSSant de napoLéon
danS Le Voyage de Lycomède en corse, 1806,
de giuSeppe maria arrighi
queLqueS approcheS actueLLeS
Jean-Dominique POLI
Maître de conférences en littérature comparée
Université de Corse – UMR 6240 LISA
Le Voyage de Lycomède en Corse 1 publié par Giuseppe Maria Arrighi 2 durant
la période napoléonienne ascensionnelle, dénonce l’assimilation de la Corse à
une « île d’imagination »3.
Arrighi publie en 1806 le Viaggio di Licomede in Corsica, E sua Relazione Storico-Filosofica
sui Costumi antichi e attuali de’ Corsi, ad un suo amico/Voyage de Lycomède en Corse, et sa Relation
Historique et Philosophique sur les Moeurs anciennes et actuelles des Corses, Paris, chez Lerouge
jeune. Les deux tomes sont entièrement bilingues, italien/français. L’auteur choisit le style épistolaire.
Durant son séjour prolongé dans l’île, Lycomède (personnage de fiction), qui tente de se rendre « parfaitement corse », expose en fait à Lyside les arguments d’un Corse sur la Corse.
2
Giuseppe Maria Arrighi, né et mort à Speloncato (1769-1834), en Balagne, est alors Président
du tribunal civil de Calvi. Il est le petit-fils de Domenico Arrighi, lui aussi né et mort à Speloncato
(1714 -1789). Sous le généralat de Pascal Paoli, Domenico Arrighi participa à la rédaction des lois
constitutionnelles, il sera membre du Conseil suprême, conseiller d’État (1762, 1765) et présidera
la Generale Consulta de mai 1767. Dans le Voyage, il est vraisemblablement représenté par le
personnage de Théophane que Lycomède rencontre tenant à la main la Giustificazione della Rivoluzione di Corsica, (tome I, chapitre V, page 126).
3
Tome I, chapitre I, page 29. Pour sa chance et son malheur, la Corse est devenue désormais un
filon littéraire, journalistique et cinématographique.
1
– 171 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
G. M. Arrighi consacre tout le premier tome de son ouvrage à la longue histoire de la Corse et à celle de ses représentations, l’image dichotomique glissant
vers l’image négative à la fin du xviiie siècle. Il réfute l’association des Corses
aux sauvages. Il en saisit les effets destructeurs profonds. Sa défense repose en
particulier sur les deux aspects contradictoires de la notion de nature : les Corses
ne sont pas immergés dans la nature comme le seraient des sauvages, mais ils
participent à la construction d’une « mécanique rationnelle »4, politique, fondée
sur le rapport à l’énergie de la nature et à la connaissance de ses lois.
Dans le second volume, Arrighi traite tout particulièrement des institutions
politiques, des moyens économiques et de lois agricoles spécifiques, qui permettraient à la Corse d’assurer son autonomie, de nourrir ses habitants, d’en augmenter considérablement le nombre, d’exporter et de produire de la richesse, c’est-àdire de maîtriser dignement son destin.
Le premier5, dans sa « défense et illustration de la Corse »6, il relie le mythe
napoléonien naissant – qu’il n’hésite pas à égratigner – à l’histoire héroïque de
la Corse, et plus encore aux éléments symboliques vers lesquels cette société
tend, c’est-à-dire les héros exemplaires, les modèles qu’elle revendique et qu’elle
oppose aux figures-repoussoirs.
Si la dédicace au prince Louis, frère de Napoléon, utilise les éléments de
rhétorique classique, l’ouvrage est loin d’être hagiographique. Il semble vouloir
répondre à des questionnements pressants relatifs à la politique menée en Corse.
Durant le Consulat, Napoléon Bonaparte contraint par les évènements ou non,
poursuit l’application dans son île natale de méthodes qui déçoivent et inquiètent.
Son accès au trône impérial7 va-t-il modifier cette attitude 8 ?
Les questions directement ou indirectement soulevées par Arrighi révèlent
sans doute les sentiments communs de ses compatriotes, mais reflètent aussi une
position très personnelle.
4
5
I, VI, p. 181.
Pierrette Jeoffroy-Faggianelli, L’image de la Corse dans la littérature romantique française,
P.U.F., 1979, p. 84 : « les lettres de Lycomède sont intéressantes à plus d’un point de vue. Elles
unissent pour la première fois les noms de la Corse et de Napoléon, faisant de l’île le pays du Héros,
union qui sera, tour à tour, faste et néfaste pour la Corse ».
6
Pierrette Jeoffroy-Faggianelli, p. 79-80.
7
Le 18 mai 1804, le Sénat déclare l’empire et le 2 décembre 1804, Napoléon Bonaparte est
sacré empereur des Français dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, en présence du pape Pie VII.
8
Nous avons bien conscience que le Voyage recèle de subtils enjeux que les nouveaux historiens contribueront à élucider.
– 172 –
– le raPPort ambigu de la corSe et du mythe naiSSant de naPoléon –
La place accordée à Napoléon apparaît clairement dans la dédicace à Louis9,
mais aussi dans les deux derniers chapitres du second tome, encadrant ainsi l’essai. En fait, la présence de Napoléon est latente dans l’ensemble de l’ouvrage, car
tout l’argumentaire développé n’est justifié que par le pouvoir suprême détenu
par un compatriote. Napoléon n’est pas le sujet de l’ouvrage, mais le « grand
homme » du moment dispose des moyens de relever ou de perdre la Corse.
L’avant-dernier chapitre du second tome évoque en effet le pouvoir accumulé
entre les mains d’un seul homme exceptionnel, dépassant la condition humaine,
accélérant le progrès : « Lorsqu’un grand homme se trouve à la tête d’une
nation, l’on voit s’y développer en même temps, d’une manière prodigieuse, et
la puissance de l’État et les progrès de l’esprit humain ; vérité démontrée par
l’histoire »10.
Si le « nouvel Hercule abat les monstres de toute espèce, déracine les désordres et les préjugés » et « arrache ce peuple (de France) des bras de la mort », réorganisant en lui « tous les éléments énergiques de la puissance et du bonheur »11,
si le « Héros » civilisateur accomplit aujourd’hui les douze travaux en Europe,
n’est-il pas légitime qu’il apporte son aide à sa patrie ?
Dans ce contexte, Arrighi consacre le dernier chapitre de l’ouvrage à Cursay12 « qui fut toujours en vénération, et l’est encore même aujourd’hui chez les
Corses »13. Pourquoi mettre en valeur, à la fin de son raisonnement, après avoir
mis en évidence le poids que peut avoir sur les événements tout « grand homme »,
Cursay, administrateur détenant son pouvoir d’une intervention militaire, mais
présenté comme efficace, juste et respectueux des Corses, si ce n’est pour criti9
Louis, sans doute le protecteur d’Arrighi, connétable de l’empire en 1804, général en chef en
1805, roi de Hollande en juin 1806, est considéré alors comme le frère préféré de Napoléon et son
éventuel successeur.
10 II, V, p. 135.
11 II, V, p. 173-175.
12 II, VI : « De l’excellente manière dont le marquis de Cursay gouverna la Corse », Arrighi définit
les trois éléments « pour bien gouverner les Corses : confiance et affection généralement inspirés ;
justice impartialement rendue, et peu de contributions », (p. 181). Cursay commande les troupes
françaises envoyées en Corse par Louis XV dans le but de soutenir les Génois (1748). Il veut mener
une politique de compréhension et d’attrait vis-à-vis des Corses, à la fois par intelligence politique,
mais aussi sans doute par sincère sympathie des idées nouvelles qu’ils défendent les premiers en
Europe. Favorable (au moins dans un premier temps) au respect des principes du Regno di Corsica,
il a laissé en Corse un souvenir avantageux qui fit plus pour l’adhésion à la France que la violence
militaire employée ultérieurement par Louis XV.
René Boudard dans « La « Nation corse » et sa lutte pour la liberté entre 1744 et 1789 » in L’Information historique, 41e année, avril 1979, Paris, Éd. J.-B. Baillière, peut écrire que « l’importance du
rôle assumé, dans les années 1750, par le marquis de Cursay, commandant des troupes royales dans
l’île, fort apprécié des habitants, très populaire même auprès d’eux, au point d’être accusé par les
Génois « d’être plus Corse que les Insulaires eux-mêmes », p. 84.
13 II, VI, p. 199.
– 173 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
quer l’administration napoléonienne de la Corse et demander à l’empereur des
administrateurs de qualité, qui défendent l’intérêt de l’île et qui puissent être ainsi
appréciés par la population ?
Après avoir insisté sur ce gouvernement équitable, Arrighi justifie le choix
insurrectionnel des Corses face à un pouvoir déloyal, qui ne gouverne pas selon
la justice, et qui ne recherche pas le bien commun. Si ces conditions nécessaires
(avec la légitimité évidemment) ne sont pas réunies, les Corses ne s’estiment pas
obligés d’obéir. Arrighi propose plusieurs exemples prouvant qu’ils n’ont jamais
respecté l’autorité pour elle-même, et il rappelle comment les Corses, n’acceptant pas les « insolentes mesures », surent en 1729 « s’affranchir de la domination
génoise et proclamer la Corse indépendante. Le canton du Bozio prit les armes, et
avec lui tous les Corses ; et, pour ne pas alléguer l’impossibilité de s’en procurer,
faute de moyens, on se répétait l’un à l’autre les mots suivants : « Que celui qui
n’a point d’épée vende son habit et qu’il en achète une »14.
Pourquoi terminer l’ouvrage sur cette mise en garde à peine voilée, après avoir
dans le chapitre précédent tressé des louanges à la puissance de Napoléon, si ce
n’est pour lui rappeler son devoir envers la Corse15 ?
En effet, l’île est souvent présentée comme peu sûre et dans un état d’insécurité latent, en particulier depuis l’accusation de trahison lancée contre Pascal
Paoli par la Convention, suivie de la rupture avec la France révolutionnaire en
1793 et de la création du royaume anglo-corse16. La réinstallation de la France17 a
lieu dans un contexte conflictuel encore perceptible durant le Consulat. L’ouvrage
d’Arrighi doit être lu en tenant compte des réactions des responsables corses face
à cette situation.
Le futur cardinal Fesch et le général-sénateur Casabianca se plaignent auprès
du Premier Consul de l’attitude de son administration, le prélèvement de l’impôt
justifiant tous les excès. Des magistrats corses écrivent le 31 décembre 1801 au
Premier Consul pour dénoncer les arrestations et les détentions illégales.
Finalement, le Premier Consul met fin à la mission de Miot, il rétablit la
Constitution en Corse le 14 septembre 1802, mais il renforce les pouvoirs du
14
II, VI, p. 197. Face à l’injustice, le soulèvement est un « droit », (II, VI, p. 195). L’auteur cite
Luc 22, 35 à 38.
15 Napoléon considère la Corse comme sa patrie et les Corses comme ses compatriotes. Voir
note 27.
16 1794-1796.
17 Les victoires du général Bonaparte en Italie rendent la situation des Anglais intenable en
Corse.
– 174 –
– le raPPort ambigu de la corSe et du mythe naiSSant de naPoléon –
général Morand, ayant les mêmes objectifs que Miot, et il lui octroie les pleins
pouvoirs le 12 janvier 180318.
La nomination des administrateurs par le pouvoir central n’empêche pas les
Corses de maîtriser les rouages politiques et, à partir de mai 1804, d’anciens
opposants ou des paolistes notoires obtiennent des postes importants dans l’administration. Si les Corses ayant reçu une éducation française – ils sont relativement
rares — peuvent faire carrière dans les grands corps de l’État, sur le continent
français, la large fraction de l’élite corse peu ou mal francisée va occuper des
postes importants en Italie et tout particulièrement dans le royaume de Naples,
comme G. M. Arrighi19.
Napoléon accorde aussi une grande attention aux divers jeux de pouvoir en
Corse. La structure au service du parti prédominant, celui de Saliceti, semble
être systématiquement affaiblie par les administrateurs. Joseph paraît orchestrer
cette inexorable mise à l’écart en favorisant l’installation à des postes stratégiques d’hommes proches du parti Bonaparte.
Les rapports de force semblent avoir été particulièrement tendus. Le Voyage
reflète ces tensions. Il propose aussi des lignes de défense destinées à contrer
l’effondrement de la communauté corse. Ainsi, Arrighi dénonce les projets qui,
sous couvert de modernisation de l’agriculture et du commerce, proposent l’installation massive de colonies de peuplement20. Pour Arrighi, c’est dans la Corse,
« c’est dans ses propres forces qu’on doit en chercher les ressorts puissants »21.
Ainsi, il plaide en faveur de l’île, auprès de Louis et de hauts responsables, en
cherchant à éviter une rupture avec le pouvoir central napoléonien.
Son ouvrage accorde un grand intérêt aux angles d’attaque susceptibles de
contrer les partisans de la stratégie de la rupture, c’est-à-dire ceux qui cherchent à
envenimer et à amplifier la coupure entre la Corse et Napoléon, stratégie que nous
développons plus bas. Ce point permet de comprendre pourquoi Arrighi pose
clairement la question du « principe moteur »22 de la politique de Napoléon.
Quel « principe moteur » anime l’action du « grand homme » ? Tout en refusant
de séparer l’empereur de la Corse, Arrighi critique la politique menée en Corse et
La répression exercée par Morand restera dans les mémoires. Noter le conflit tenace qui
oppose Miot à Saliceti qu’il retrouve à Naples dans le cadre de ses fonctions auprès du roi Joseph.
19 Durant le règne de Joseph Bonaparte, Arrighi assure les fonctions de Chef de division au
ministère de la guerre et de la police sous les ordres du Ministre Saliceti. Il publie un essai historique qui lui vaudra une grande réputation, le Saggio storico per servire di studio alle rivoluzione
politiche e civile del Regno di Napoli. Les deux premiers tomes sont édités à Naples en 1809, Nella
Stamperia del Corriere, puis le troisième tome toujours à Naples en 1813.
20 II, II, p. 69..
21 II, II, p. 69.
22 II, V, p. 135.
18
– 175 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
s’interroge sur les valeurs fondamentales du nouveau régime, sur l’idéal annoncé
et sur sa réalisation. Ce « principe moteur » peut-il répondre en Corse aux besoins
de justice, de liberté, de bonheur, d’honneur, proclamés par l’Empire 23 ?
La réponse est négative : « Mais, mon cher Lyside, ce seront moins ses actions
militaires (il parle du grand homme) et ses entreprises extérieures qu’observera
le philosophe, que les motifs et les conceptions sublimes qui les précèdent et les
dirigent ; d’où certainement il conclura que Napoléon doit l’emporter encore dans
l’art difficile de gouverner les peuples, bien qu’il soit en même temps le plus
grand capitaine du monde »24.
Si l’adhésion de la population risque d’être compromise par une mauvaise
administration, par des répressions, et par la confusion liée au « principe moteur »
mal identifié, le rapport de Napoléon à la Corse est aussi ruiné par des entreprises
extérieures à la Corse25.
Tout au long de son ouvrage, Arrighi répond, sans jamais les citer, aux attaques de Volney, de La Vallée, et tout particulièrement à celles de Feydel26.
La volonté de couper Napoléon de son île natale se manifeste dès qu’il devient
un personnage public de premier rang. Cette stratégie de la rupture réactualise et
amplifie toutes les facettes de l’image noire de la Corse.
23
Arrighi développe l’idée que ce « principe moteur », fondé sur le modèle de la Grèce démocratique et de la Rome républicaine, reste vivant en Corse.
24 II, V, p. 177 et 179.
25 L’accentuation systématique de l’image noire répond à des buts politiques précis. Dans une
correspondance adressée à l’empereur (1806), Morand lance des accusations violentes contre les
Corses : « Je suis obligé de constater qu’il faut désormais compter parmi les ennemis de l’Empire,
les propres compatriotes de l’Empereur ». Napoléon répond : « La conscription est aussi pénible partout ailleurs qu’en Corse ; cela n’empêche pas mes compatriotes d’être, à leur poste, aussi vaillants,
sinon plus que tous les autres. Si Dieu m’accorde la paix, j’espère voir mon pays aussi peuplé
et aussi heureux que dans n’importe quel autre territoire de l’Empire », cité in Simon Grimaldi,
La Corse et le monde, Histoire chronologique comparée, III, De 1770 à 1914, Aix-en-Provence,
Edisud, 1997, p. 182. La parution du Voyage de Lycomède est notée à la même page. Voir aussi la
correspondance de Napoléon : « Schönbrunn, 28 septembre 1809, À Clarke, Vous témoignerez mon
mécontentement au général Morand sur sa conduite qui est devenue abusive et tyrannique. Je lui ai
confié le commandement de la Corse avec des pouvoirs extraordinaires pour y maintenir la tranquillité, non pour inquiéter les bons citoyens. Ses mesures sont vexatoires, il ne comprend pas l’esprit
du pays », in La revue Napoléon, n° 39, juillet, août, septembre 2009, rubrique « La correspondance
de Napoléon », p. 79.
26 Voir Pierrette Jeoffroy-Faggianelli, p. 79. Contre les propos de Feydel qui « s’institue prophète
du malheur (…), un Corse [Arrighi] entreprend de justifier les Corses. Il veut rendre publique la
vérité, une vérité qui, il faut bien le dire, n’est faite que d’éloges. Mais comment répondre à un
réquisitoire si ce n’est par une apologie ? », p. 85.
– 176 –
– le raPPort ambigu de la corSe et du mythe naiSSant de naPoléon –
L’ouvrage de Feydel, Mœurs et coutumes des Corses27, publié en 1799 et
réédité en 1802, participe de cette stratégie. L’auteur tente de démontrer que la
Corse, terre sauvage par excellence, est restée semblable en dépit des efforts pour
la civiliser entrepris depuis la conquête française. Il conjure le gouvernement
d’admettre les erreurs passées et d’appliquer une autre politique en Corse. La
monarchie « aurait dû fixer sa première attention sur ces hommes si près de la
simple nature, et si loin de la saine morale »28. Ce peuple barbare, brute, borné,
menteur, sournois et dissimulateur, assoiffé du sang de la vengeance, ignorant
l’agriculture, développe « tous les vices les plus opposés à l’ordre social »29. Les
« peuplades » de ce « pays neuf », sans lois, n’ont aucune aptitude à s’organiser en
société, à construire un vivre-ensemble. Hors de l’histoire, incapable de se gouverner, cette multitude de tribus en luttes incessantes les unes contre les autres n’a
jamais formé un peuple, ni érigé une nation et un État.
Il est révélateur que Feydel tente de discréditer et de nier, avec véhémence,
la Révolution de Corse (1729-1769). Hyacinthe et Pascal Paoli sont présentés comme de pitoyables chefs de factions, « minces escamoteurs d’écus et de
gloire »30. L’auteur révolutionnaire ne peut ignorer que cette expérience politique
exceptionnelle fut un modèle législatif admiré par l’Europe des Lumières et que
la monarchie absolutiste de Louis XV souhaita rapidement éradiquer cet exemple
contagieux31. Pour Feydel, cette révolution soutenue par quarante ans de lutte ne
serait qu’un habile montage de sauvages perfides destiné à berner des philosophes crédules – Rousseau en particulier.
La position de Feydel reflète tout un courant de pensée favorable à l’occultation de la Révolution de Corse qui s’organise en particulier à partir de 1793.
Ainsi, l’imaginaire politique et la formation intellectuelle de Napoléon, qui fit
pourtant de Paoli son modèle politique32, ne doivent rien à la Corse.
27
Dédié au « Directoire Exécutif », le 30 fructidor de l’an VI de la République. Publié chez Garnery. Nous utilisons la version de 1802. L’ouvrage aura une immense influence.
28 Feydel, p. 36.
29 Feydel, p. 37.
30 Feydel, p. 89.
31 Jean Tulard écrit dans son Napoléon. Les grands moments d’un destin, Fayard, 2006, p. 19 :
« Mais en présentant la Corse comme une terre de liberté, Rousseau lui rend un mauvais service.
Elle devient un exemple dangereux pour l’ordre monarchique. De là la réaction des puissances
européennes. Un rapprochement Versailles-Gênes s’opère rapidement sous le regard de Londres et
de Vienne qui adoptent une neutralité bienveillante. La convention de Compiègne puis le traité de
Versailles condamnent la révolution corse ».
32 Ce que confirment clairement ses écrits de jeunesse et son engagement auprès de Paoli de 1790
à 1793. Voir la publication récente d’Antoine Casanova, La Corse du jeune Bonaparte, Manuscrits
de jeunesse, Albiana, 2009.
– 177 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
En effet, nous pouvons remarquer que l’imprimeur exprime à la fin de
l’ouvrage son étonnement « de ne point trouver dans ce petit ouvrage sur l’état
barbare des Corses, une exception à la gloire du général Buonaparte »33. Il intègre
la réponse de l’auteur : « Buonaparte fut transporté en France à l’âge de sept ans ;
qu’il reçut toute son éducation au sein de notre patrie ; qu’il eut pour aïeul paternel un Toscan et pour aïeul maternel un Suisse ; que l’isle n’est donc point en droit
de le réclamer comme corse »34.
Le rapport de Napoléon à son île natale devient un enjeu écrasant pour cette
dernière. Si le mythe développe tour à tour l’image héroïque et l’image sombre
de l’île35, dans le même mouvement, la puissance qui en irradie peut permettre
de contester, de mettre en doute, l’accusation de sauvage inhumanité attribuée
à la Corse.
Arrighi utilise le mythe de Napoléon pour répondre au processus disqualifiant
destiné à préparer et à justifier les pires exactions. L’auteur choisit de clarifier le
« fatras immense d’opinions contraires ayant obscurci la vérité » 36, et de répondre point par point aux « détracteurs » des Corses afin de démontrer que la Corse
n’est pas l’île de la sauvagerie, mais tout au contraire celle de l’énergie politique
fondée sur l’héritage antique37.
Pour Arrighi, la force de la Corse réside encore dans le fait que le républicanisme romain comme la démocratie grecque, n’y sont pas seulement un objet
d’enseignement, de projections esthétisantes, mais que cette veine antique, restée
vivante en Corse, anime les meilleurs des hommes au service du spirito publico.
Les Corses peuvent être comparés au peuple romain à son aurore. Ils forment un petit peuple à la fois ardent de sa jeunesse et de ses racines qui puisent
dans des fondements archaïques. Arrighi fait référence à « l’auteur du Contrat
33
34
35
Il mène alors la campagne d’Égypte et apparaît comme le « Sauveur ».
Feydel, p. 112. Noter les diverses erreurs.
L’image moderne de la Corse se construit à partir de la stratégie dévalorisante développée
en France par le courant caricaturalement représenté par Feydel, mais aussi par le torrent de la
propagande anti-napoléonienne, anglaise en particulier, qui assimile la Corse à la tanière de l’ogre.
L’épisode napoléonien marque donc négativement l’image de l’île.
36 I, I, p. 31.
37 L’essentiel de cet héritage persiste. « Les mœurs des Corses ne changèrent point ; elles furent
toujours les mêmes depuis le commencement du xie siècle jusqu’au dix-huitième » (I, IV, p. 87).
Même si l’héritage va se corrompre « après 1769 », ce profond courant européen, ce rêve d’une
Renaissance de l’Antiquité — qui aspirera aussi à se réaliser dans le triomphe de la Sparte jacobine
et de la Rome napoléonienne —, anime toujours les Corses. Aspect essentiel du républicanisme
antique : la liberté individuelle n’est réelle que dans une nation libre. Ainsi, « la république est un
État qui a obligation de prendre en compte les intérêts communs de ses citoyens », ce qui implique
la critique de l’État corrompu, de l’État des factions et de l’État colonisé, affirme Philip Pettit,
Républicanisme, Gallimard, 1997. p. 389.
– 178 –
– le raPPort ambigu de la corSe et du mythe naiSSant de naPoléon –
Social »38 pour qui les Corses « réunissent encore la consistance d’un peuple
ancien à la docilité d’un peuple nouveau »39. Il suffit que la Corse soit regardée
comme elle le mérite et qu’elle puisse bénéficier de sages institutions politiques
adaptées, pour que les Corses « destinés à réaliser le pressentiment du génie de
Rousseau » soient « capables, dès aujourd’hui, de prendre un essor prodigieux,
et d’oser étonner l’Europe » 40.
Le paradoxe du Voyage réside dans l’opposition suivante : tout en dénonçant
l’incapacité du maître de l’Europe dans le gouvernement de ses compatriotes,
Arrighi tente d’en faire la preuve indiscutable du génie (genio) insulaire. Napoléon serait l’héritier de l’histoire de la Corse, puis son vengeur. Ne peut-on pas
établir un parallèle entre les premiers mots de la dédicace au prince Louis, « j’ai
voulu venger la nation Corse », et la remarque de Pierrette Jeoffroy-Faggianelli41
soulignant combien « les exploits d’un Corse et son accession au trône de France
constituent » pour Arrighi « une vengeance qu’il savoure » ? L’auteur serait à
l’origine de la figure de Napoléon vengeur de la Corse, élément de la résistance
culturelle du xixe siècle, aspect de la quête fondamentalement structurante d’une
restauration de la légitimité d’une identité nationale.
Pour Arrighi, Napoléon reconnu par l’Europe comme le « nouvel Hercule »
peut permettre d’intégrer l’histoire de l’île42 dans la grande histoire en accordant à
la Corse la possibilité de « remplir la place qui lui fut assignée dans le grand ordre
cosmologique »43, ce qui explique que dans le Voyage de Lycomède, le lecteur
passe sans cesse de l’histoire au mythe et du mythe à l’histoire.
L’originalité de la position d’Arrighi réside donc dans la dénonciation de la
politique menée en Corse par « le grand homme », tout en cherchant à utiliser sa
stature mythique naissante44 pour replacer la Corse au centre. Pierrette JeoffroyFaggianelli peut écrire : « La Corse n’a plus besoin désormais de se recommander
de Kurnos, du fils du demi-dieu emprunté à la mythologie grecque, la Corse a
enfanté son propre Hercule. Bientôt le nom de Napoléon n’aura plus besoin du
support grec légendaire, car il aura engendré sa propre légende. À ce moment-là,
38
39
40
41
42
I, IX, p. 305. Jean-Jacques Rousseau publie le Contrat social en 1762.
I, IX, p. 305.
I, IX, p. 307.
P. 85.
Arrighi suggère le lien entre l’histoire de la Corse, la république romaine, et le mythe antique
aux fondements de l’empire napoléonien.
43 I, VI, p. 215.
44 Arrighi dresse aussi un parallèle implicite entre les périodes les plus fortes de l’histoire de la
Corse et les fondements de l’empire : l’économie de la gloire, l’héroïsme au quotidien, l’honneur
comme principe politique. Pour l’empire voir Robert Morrissey, Napoléon et l’héritage de la gloire,
PUF, 2010. Noter que Robert Morrissey ne fait jamais allusion à la Corse.
– 179 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
et parallèlement, l’image de la Corse ne devra plus, pour exister, emprunter aux
images littéraires de l’Antiquité ses lettres de noblesse, elle deviendra elle-même
objet de référence »45.
L’effondrement de l’Empire va faire du pays du « Héros », celui de l’« usurpateur ». La Corse ne peut bénéficier des retombées de la légende dorée qui
va enflammer l’Europe dès la mort de l’empereur. L’image de la Corse y est,
au mieux, réduite aux anecdotes. En revanche, elle persiste dans la légende
noire. Par ce double mouvement, la puissance du mythe solaire de Napoléon se
retourne contre la Corse, assimilée à l’île noire, à la terre des forces nocturnes et
démoniaques46.
Maupassant, en 1880, synthétise avec un immense talent, dans sa chronique
« Une page d’histoire inédite »47, ces stéréotypes mortifères :
- le jeune Bonaparte, officier formé en France aux idées nouvelles, est devenu
étranger à la Corse,
- son rapport à Paoli est uniquement conflictuel. Paoli est présenté comme un
vieux réactionnaire aux penchants tyranniques, traître à la République et « gouverneur monarchiste de l’île » complotant pour vendre la Corse aux Anglais,
- Bonaparte fidèle à la République française échappe de peu à la mort, il fuit
« le pays toujours sauvage » pour rejoindre « la mère patrie » et commencer son
prodigieux destin.
Aujourd’hui, en Corse, la Figure de Napoléon suscite autant de passions
contraires. Le profond mouvement du Riaquistu, autour des années 1970, opposa
Napoléon et Pascal Paoli — « L’heure est à la concurrence des mémoires », rappelle Eugène F.-X. Gherardi48, l’évolution du mythe de Napoléon dans le contexte
national français favorisant largement sa face négative.
En effet, l’aspect noir du mythe s’impose par étapes à partir de l’après-guerre,
dans les différents médias, avec une accélération et une amplification après le
départ du général de Gaulle. Plus récemment, ces images tendent à servir de supports à des problématiques idéologiques ; elles permettent de traiter des faits d’ac45
46
P. 84.
Jean Richer, dans son article « Napoléon. Comme mythe » (in Yves Bonnefoy, sous la direction de, Dictionnaire des mythologies, Flammarion, 1981, p. 765-767), propose une synthèse de
la recherche sur le mythe napoléonien s’organisant « spontanément selon la structure du mythe
solaire », p. 766. Il évoque la Corse noire (opposée au mythe solaire) avec « les images caricaturales
de l’Empereur diffusées par ses adversaires et qui faisaient de lui l’Ogre de Corse », p. 765.
47 Le Gaulois, 27 octobre 1880. Voir La Corse de Guy de Maupassant, Nouvelles et récits, présentés par Jean-Dominique Poli, Ajaccio, Albiana, 2007, p. 63 à 72.
48 « Le mythe napoléonien dans l’imaginaire des Corses : effets structurants et usage politique »,
Napoléon et la Corse, Catalogue de l’exposition du Musée de la Corse, Corté, 2009, p. 336.
– 180 –
– le raPPort ambigu de la corSe et du mythe naiSSant de naPoléon –
tualité. En cherchant à porter le débat sur autre chose que la réalité de l’histoire
de Napoléon, sans se soucier des anachronismes, ces représentations négatives
aboutissent à la création d’un personnage inquiétant.
La prédominance de l’image noire correspond à la fin des grandes commémorations officielles49. L’État semble ne plus vouloir être associé à cette Figure
devenue encombrante. Rappelons le refus récent de commémorer officiellement
la victoire d’Austerlitz, les projets de suppression dans les programmes scolaires
des quelques pages consacrées au Consulat et à l’Empire, et les violentes polémiques suscitées régulièrement dans les médias50.
L’évolution du mythe est plus souterraine. Sans doute faut-il y voir une raison
de son vigoureux et insoupçonné retour planétaire (Napoléon reste « le personnage le plus connu au monde après Jésus Christ »). Si la légende dorée n’arrive
plus à se renouveler, mais fascine toujours, les caractéristiques sombres et inquiétantes du mythe51 ouvrent des perspectives bienheureuses pour les uns et cauchemardesques pour les autres.
En Corse, une réticence semble récemment s’affirmer face au noircissement
de l’image de Napoléon. Attaqué, Nabulione est alors plus facilement revendiqué
comme enfant de la Corse. De même, la question est posée de savoir si la volonté
de séparer Napoléon – sa représentation triomphale – de son île natale ne risque
pas de renforcer la thèse si longtemps affirmée : la Corse n’a pu nourrir positivement la pensée du jeune Bonaparte puisqu’elle n’entre dans l’histoire qu’à partir
de son rattachement à la France, allégation qui ne peut qu’accréditer la thèse de
la sauvagerie collective.
Un autre élément participe à remodeler l’image de Napoléon dans son île. Il
s’agit de la demande d’abrogation des arrêtés Miot qui, en touchant toutes les
familles de l’île, désigne l’Empereur, a posteriori ratione, comme un défenseur
de la Corse – à tort ou à raison.
La réinvention par l’ensemble de la société corse du rapport de Napoléon à
son île, ne permettrait-elle pas de rendre visible l’énergie qui caractérise l’histoire
de la Corse, de repérer et de se détacher des clichés et des stéréotypes, et de revivifier ses grandes images collectives ?
Même si Nabulione n’est pas devenu le vengeur de la Corse, le renouvellement étonnant et imprévisible de son mythe pourra sans doute contribuer à
49
Une des dernières commémorations importantes fut celle de 1969 à Ajaccio, le régime gaulliste, même sans le général, soutenant discrètement et avec bien des nuances la légende dorée.
50 Jean-François Kahn indique clairement les enjeux, in « La face noire du ‘napoléonisme’, 12
août 2010, Le Point, n° 1978, « Les grandes impostures de l’histoire », p. 61. Pour l’auteur, il s’agit
de savoir si « la mythologie napoléonienne » n’a pas « largement contribué au mal français ».
51 Dans cette perspective, il pourrait être révélateur de travailler sur Napoléon identifié à la ‘face
noire de Dieu’, pour reprendre l’expression de Léon Bloy.
– 181 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
modifier des rapports de forces, et à libérer la Corse de son image dégradée en
participant à faire reconnaître l’œuvre de Pascal Paoli et le sens de la Révolution
de Corse. L’opposition et la complémentarité des deux personnages historiques,
des deux héros, pourront sans doute permettre à la Corse de créer son propre
mythe universel, comme le suggérait Arrighi.
Condamné ou glorifié dans son île natale, Napoléon garde un rapport obligé
et fatal avec elle.
– 182 –
La pLace de La figure mythique
de napoLéon danS L’évoLution
du touriSme inSuLaire
Anna MORETTI
Docteur en Esthétique et sciences de l’art
Université de Corse
Professeur certifié d’anglais
Napoléon Bonaparte, considéré comme le deuxième personnage le plus
connu dans le monde après le Christ, suscite toujours autant d’intérêt dans tous
les domaines de la réflexion. Suite à la Révolution corse (1729-1769) et à la
Révolution française et surtout au rôle qu’il joua dans le destin de la Corse en
l’attachant à la France, Napoléon devient l’antipode d’un autre homme politique :
Pascal Paoli. Sous le prisme de cette dichotomie et dans la conjoncture politique
insulaire, toute la gloire revient à Pascal Paoli, personnage essentiel pour l’histoire de la Corse, mais malheureusement tombé dans l’oubli hors de la Corse.
La légende napoléonienne sur son île natale connaît des périodes « dorées » et
« noires » comme sur le continent. Mais à partir des années 70- 80, du Riaquistu,
on constate plutôt le dénigrement de Napoléon sur sa terre natale, d’où cette réticence concernant l’utilisation de son image dans la promotion touristique de la
Corse. Une seule publicité lui est consacrée parmi quelques centaines d’affiches
dans la collection d’Ollandini et rares sont les groupes de touristes qui viennent
en Corse spécialement pour Napoléon. Aujourd’hui, quand la Collectivité Terri-
– 183 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
toriale de Corse prône l’étalement de la saison touristique et la promotion du tourisme culturel, ne serait-il pas important et opportun de se tourner vers l’image
et le patrimoine napoléonien, ce dernier étant souvent encore plus négligé que
l’image elle-même (Milelli). Le marché touristique actuel, surtout dans la situation de crise mondiale, foisonne d’offres attrayantes pour les destinations exotiques. Pour survivre sur ce marché, la Corse devrait se distinguer parmi d’autres
destinations du bassin méditerranéen et des îles plus lointaines. Napoléon et son
histoire ont, par excellence, les caractéristiques différenciant la Corse des autres
endroits. Pourquoi s’obstiner à ne pas voir cette évidence et continuer à « prêter la
nature Corse aux touristes » comme le propose l’affiche de la dernière campagne
publicitaire créée par l’agence touristique de la Corse ?
Dans un premier temps cette communication se propose de réfléchir sur les
raisons de la coupure de Napoléon de l’histoire de la Corse, et comment l’intégrer
dans la mémoire insulaire pour ensuite proposer un recensement du patrimoine
napoléonien en Corse et donner quelques pistes pour des circuits touristiques
napoléoniens tout en expliquant l’importance de Bonaparte pour la promotion
touristique insulaire.
La Corse est un « désert à prendre »- tel est le constat du rapport Hudson (1970)1,
document qui avait pour but de présenter un ensemble d’idées et de perspectives
pour le développement économique de la Corse. Ce document est le résultat du
survol de la Corse et de certaines parties de Majorque, Ibiza et de la Sardaigne,
organisé et dirigé par le Hudson Institute pour le compte de la DATAR (délégation à l’aménagement du territoire et de l’action régionale). Le constat était le
suivant : la Corse est une île d’une beauté « à couper le souffle », son principal
avantage réside dans le fait qu’elle se trouve à proximité de zones riches, développées et peuplées comme l’Italie du Nord, la Toscane, Nice, la Côte d’Azur et
Marseille.
Quarante ans après ce fameux rapport, le tourisme est devenu le secteur qui
représente une part importante des revenus insulaires. Des sommes considérables sont accordées chaque année par la Collectivité Territoriale de Corse pour
la promotion insulaire. Des affiches prolifèrent, les slogans changent mais après
avoir étudié la publicité « destination-voyage » créée pour l’Ile de Beauté dans
un travail antérieur2, notre constat est stupéfiant : la Corse est le plus souvent
représentée en tant qu’île déserte aux paysages magnifiques, mais complètement
1
Ce document peut être consulté dans l’Encyclopaedia Corsicae en 7 volumes. Tome VI.
Bastia : Editions Dumane, 2004, pp. 420-427
2
MORETTI Anna, Evolution de la publicité « destination-voyage » en Corse, thèse de
doctorat, 2006.
– 184 –
– la Place de la figure mythique de naPoléon danS l’évolution du touriSme inSulaire –
vierges où la seule trace de présence humaine est le touriste lui-même. Bien que
les deux scénarios possibles du développement insulaire proposés dans le rapport
du Hudson Institute : « pas de changements » et « invasion des touristes » ne soient
pas d’actualité, les campagnes publicitaires d’aujourd’hui semblent être imprégnées de cet esprit préjudiciable pour la Corse et pour ses habitants. L’approche
promotionnelle adoptée par l’Agence de Tourisme Corse nous parait insuffisante
pour la politique du développement durable tant prônée par la Collectivité Territoriale. Afin que la saison touristique soit étalée et pour que la Corse bénéficie
d’une fréquentation stable sur toute l’année, il faut développer le tourisme culturel. Lui seul permettra de nos jours et surtout dans cette période de crise tenace de
distinguer la Corse parmi tant d’autres îles même lointaines devenues aussi « plus
proches » grâce à la démocratisation des moyens de transport et du tourisme. Il est
inutile de dire que la figure de Napoléon, quasi absente de l’arsenal des images
proposées pour vanter cette destination euro-méditerranéenne, est un atout indiscutable pour notre destination insulaire. Nous le savons : le mythe de Napoléon
est à la base même de la culture contemporaine et cet homme de génie est devenu
une figure archétypique.
Son nom évoque beaucoup de choses tant pour des nations entières que pour
les individus. Le personnage de Napoléon est à la base de nombreux mythes qui
puisent leur imaginaire dans des récits anciens ou qui créent leur propre légende.
Napoléon suscite l’intérêt d’historiens, de philosophes, de philologues, de psychiatres, de politiciens… Son fabuleux destin le place au même rang que Jésus
Christ...
Toutefois, et tout historien en est conscient, pour comprendre l’œuvre et la philosophie de Napoléon il est indispensable de connaître sa jeunesse et son enfance.
Et où peut-on évoquer mieux le début de sa vie qu’en Corse ?
Ce n’est pas un hasard si Ajaccio est devenu un lieu de pèlerinage pour l’aristocratie britannique au xixe siècle. Mais plus le temps passe et plus le souvenir napoléonien s’estompe de la mémoire du touriste visitant la Corse. Au point
de constater que certains sont surpris à l’évocation d’Ajaccio comme ville
impériale !
Néanmoins, ce n’est pas un indicateur de désintéressement vis-à-vis de Napoléon ! Au contraire, la maison natale de l’empereur ne se désemplit pas. Le seul
maillon faible dans la promotion insulaire, à notre avis, reste la communication
touristique évitant habilement le souvenir de la famille Bonaparte.
Comment expliquer cette obstination d’éluder l’histoire de ce grand homme
par les développeurs du tourisme corse à l’heure où « bronzer idiot » n’est plus
de mise ?
– 185 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Une des raisons expliquant le détachement de la figure de Napoléon de l’histoire corse réside dans les sentiments ambigus qu’éprouve la population insulaire
envers ce personnage et son œuvre.
Napoléon a connu plusieurs légendes « dorées » et « noires » même au cours
de sa vie, ses relations avec les Français connaissant des hauts et des bas. Après
la propagande utilisée habilement par Bonaparte lui-même pendant son gouvernement, la chute de l’empereur provoque une vague de protestation contre sa
personne. La légende dorée se transforme en une légende noire renforcée par les
pamphlets des nations libérées de son « joug » et ceux des adversaires politiques
de Napoléon en France. Napoléon est comparé alors à Attila, Gengis Khan et
Tamerlan. Citons Victor Hugo : « Tous les préjugés de la Restauration, tous ses
intérêts, tous ses instincts tendaient à défigurer Napoléon. Elle l’exécrait encore
plus que Robespierre. Elle avait exploité assez habilement la fatigue de la nation
et la haine des mères. Bonaparte était devenu une espèce de monstre presque
fabuleux et pour le peindre à l’imagination du peuple, qui ressemble à celle des
enfants, le parti de 1814 faisait apparaître successivement toutes les marques
effrayantes, depuis ce qui est terrible en restant grandiose jusqu’à ce qui est terrible en devenant grotesque, depuis Tibère jusqu’à Croquemitaine »3.
Napoléon dira qu’il n’y a qu’un pas de l’amour à la haine. C’est le destin de
tous les personnages mythiques. Leur enchantement est cyclique comme si la
nature cherchait un équilibre émotionnel entre l’adoration et l’exécration. Jésus,
César, Gengis Khan, Pierre le Grand, Robespierre, Napoléon, Lénine, Hitler, que
nous nous permettrons de mettre au même rang en tant que personnages historiques, ont tous connu des haut et des bas, ils ont tous été diabolisés et divinisés par l’opinion publique. Contrairement aux héros mythiques issus d’une pure
imagination folklorique, les personnages mythiques réels ont une vie tapissée
d’hésitations, d’erreurs et de tentations. Cela permet de les aimer ou de les haïr,
de consacrer sa vie pour leurs idées ou de lutter contre leur politique. Le génie de
ces personnages historiques s’étend autant sur le Bien que sur le Mal et ce qui
est maléfique pour une époque historique devient souvent bénéfique pour une
autre.
P. Jeoffroy-Faggianelli remarque que « manier des valeurs, des passions, des
mythes peut être dangereux. Pour peindre le Monstre, on a évoqué sa puissance,
on l’a assimilé à des personnages odieux, mais à des personnages de dimension
mythique. Il suffit que cet univers manichéiste bascule, que le Mal et le Bien
3
HUGO, Victor. Les Misérables. In Œuvres, ed. Massin, t. XI, p. 471 cité in Tulard, Le
Mythe de Napoléon, Armand Colin,1971, p. 45.
– 186 –
– la Place de la figure mythique de naPoléon danS l’évolution du touriSme inSulaire –
n’apparaissent plus aussi distincts l’un de l’autre, pour que le monstre, qu’il s’appelle Satan, ou Iago, ou Attila, cesse d’être celui qui n’inspire que l’horreur. Il
suffit encore que ce monstre soit un ange déchu, exilé du ciel ou un empereur
déchu, exilé de sa terre, pour que la terreur se mue en pitié. Que le Beau et le
Bien se dissocient et le Mal acquiert, sous la plume de l’artiste, ou aux yeux du
lecteur, une séduction équivoque. Dans cette période de romantisme naissant, les
mythes sont plus que jamais choses mouvantes, et les valeurs fondées sur la seule
raison vacillent. »4
Le mythe de l’Ogre meurt progressivement avec l’éloignement de l’empereur
vers Sainte-Hélène et surtout après sa mort. Chateaubriand explique l’évanouissement de la légende noire par le contraste entre la vie glorieuse de Napoléon
et sa fin déplorable. Alexandre mourut loin des yeux de la Grèce, à Babylone ;
Bonaparte n’est pas mort sous les yeux de la France non plus. Le héros devient
un anti-héros (antéchrist, ange de l’abîme) après sa chute, mais bientôt cet ange
exilé devient un personnage abandonné par les dieux et les hommes. La haine se
transforme en pitié, la pitié pardonne les péchés, la bonté originelle de l’homme
remonte en surface… Napoléon réapparaît parmi les héros injustement oubliés.
L’Antéchrist Napoléon se transforme dans sa nouvelle légende en Prométhée,
puni par les dieux, incompris par une humanité ingrate. Les écrivains du romantisme naissant puisent dans son destin des sujets de réflexions pour créer un
personnage exceptionnel, fort, luttant contre la pensée conventionnelle, un genre
d’homme qui sera appelé plus tard « surhomme » par F. Nietzsche.
Selon l’expression de Jean Tulard, Napoléon est le père du romantisme.
La période de 1830-1840 est l’apogée de la légende dorée de Napoléon : le
nouveau Prométhée est élevé au rang de nouveau Messie. Avec le retour des Cendres, la littérature participe aussi à la renaissance de ce phénix5. H. Balzac, Henri
4
JEOFFROY-FAGGIANELLI, Pierrette. L’Image de la Corse dans la littérature romantique française. Le Mythe corse, Paris, P.U.F., 1979.
5
C’est de cette époque que date l’Ajaccienne, hymne napoléonien, dont l’analogie,
dans le titre, avec la Marseillaise est claire et dont un couplet, dans sa naïveté illustre ce
messianisme :
« Entre la France et l’Italie
Ces deux mères d’Ajaccio
Dont l’une chante et l’autre prie,
Tu t’es dressée, comme un berceau.
Car c’est ici, nouvelle Rome,
Que le jour de l’Assomption,
Une autre fois Dieu se fit homme,
Napoléon, Napoléon ! »
– 187 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Heine, J.W. Goethe, M. Lermontov, V. Hugo, H. Stendhal, Walter Scott, la liste
est longue de ceux qui ont contribué à la réhabilitation du nom de l’empereur.
Certains sont même allés plus loin en créant le mouvement du messianisme napoléonien. Les patriotes varsoviens qui attendaient de Napoléon l’indépendance de
leur pays comparent ouvertement Napoléon au Christ. Towiansky et Mickiewicz
trouvaient en Napoléon l’homme le plus complet d’une époque passée, l’homme
du globe dépassant son origine corse.
La Second Empire, en revanche, brise encore une fois l’image héroïque par le
biais des adversaires politiques de Louis-Napoléon.
« La chute du second empire, en libérant les plumes des contraintes de la censure, provoque une nouvelle flambée de haine contre l’Ogre de Corse. C’est un
autre parallèle que celui des coups d’État qui est désormais dressé : à l’invasion
de 1814 correspond celle de 1870. Les Bonaparte sont « les fossoyeurs de la
France. »6
La fin du xixe siècle et le début du xxe siècle connaissent un renouveau de
la légende napoléonienne même en Allemagne. Nietzsche par exemple est fasciné par le personnage de Bonaparte et approuve sa carrière politique. Dans ses
œuvres, Napoléon est l’incarnation de la volonté de puissance, le surhomme par
excellence.
« Alors que le mythe, pour s’imposer, doit caractériser une vertu ou un vice, une
tendance ou un état d’âme, en un mot être simple, l’artiste lui donnant ensuite sa
complexité, le mythe napoléonien peut accueillir les moi les plus contradictoires.
Certes Œdipe porte en lui-même sa propre destruction, en Don Juan coexistent un
instinct de vie et un instinct de mort, mais ces facettes opposées n’apparaissent
qu’avec Sophocle ou Mozart. C’est spontanément, sans recours à la magie de
l’art, que Napoléon peut être roi soleil et principe destructeur, héros et ogre. De
là, cette fascination qu’il n’a cessé d’exercer pendant un siècle et demi. Tous ont
volé vers lui comme l’insecte à une flamme. Même prêchant, même moralisant,
par haine ou par amour, les poètes y ont reconnu un être de leur famille. Pourquoi
Beethoven n’a-t-il pas dédié sa symphonie à Marceau ou à Hoche ? Un homme
comme moi est un dieu ou un diable. C’est vrai. Mais comment, s’exclame Elie
Faure, ont-il été si peu nombreux, parmi ceux qui ont vu en lui soit un dieu, soit
un diable, à connaître que le Diable n’est qu’une autre face de Dieu ?7 »
Ainsi l’art en général, et la littérature en particulier, contribue énormément à
la création du mythe napoléonien. Même si aucun des auteurs ne pensait devenir
le créateur du mythe, Schelling a été le premier à prédire dans son livre Philoso6
7
TULARD, Jean. Le Mythe de Napoléon. Paris : Armand Colin. 1973, p. 98.
FAURE, Elie. Napoléon, 1921, p. 98. In Jean Tulard, op. cit. 1971, p. 129
– 188 –
– la Place de la figure mythique de naPoléon danS l’évolution du touriSme inSulaire –
phie de l’art qu’un nom (personnage) historique sera utilisé pour la création des
mythes contemporains.
La question de l’image de Napoléon en Corse est encore plus compliquée.
L’avis sur Bonaparte de la part de la population corse fut toujours partagé : d’un
côté les paolistes lui rapprochaient « la déviation » des idées nationales, d’un
autre côté ses fervents admirateurs soulignait le génie de leur compatriote. Né
seulement trois mois après la conquête française, Napoléon écrira plus tard à
Pascal Paoli : « Général, je naquis quand la patrie périssait. Vingt mille Français
vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans les flots de sang, tel fut le
spectacle odieux qui vint le premier frapper mes regards…Vous quittâtes notre
île et, avec vous, disparut l’espérance du bonheur ». Fervent défenseur des idées
de Pascal Paoli dont le futur Empereur était admirateur, Napoléon ne pardonnera
pas à son père de ne pas faire partie des exilés paolistes après la bataille de Ponte
Novo. Cependant les relations entre ces deux grands hommes furent compliquées.
Après le discours de Lucien à Toulon accusant Paoli de vouloir livrer la Corse aux
Anglais, la famille des Bonaparte fut déclarée « né dans la fange du despotisme,
et élevé sous les yeux et aux frais d’un pacha luxurieux » et dût fuir la Corse.
Passée du camp des patriotes corses dans le camp des pro-français, la famille
des Bonaparte est toujours sous anathème aux yeux d’une partie des intellectuels
corses. La réconciliation est devenue encore plus malaisée après la période du
Riaquistu des années 70. L’opposition des convictions et surtout des œuvres politiques de Pascal Paoli et de Napoléon étant mis en exergue, Bonaparte est devenu
presque persona non grata dans les cercles intellectuels insulaires. Il convient de
remarquer que les époques où la figure de l’Empereur des Français est au zénith
en Corse correspondent soit aux moments de la légende dorée de Napoléon en
France (Seconde Empire) soit pendant les temps où il est indispensable de réunir
la population Corse autour de la nation française. Notons au passage que parmi
les quatre monuments érigés en l’honneur de Napoléon sur sa terre natale, deux
(Napoléon et ses frères et la statue de Napoléon 1er à Bastia) sont édifiés pendant
le Seconde Empire et le monument du Casone en 1938, l’année de fortes revendications de l’île par l’Italie fasciste. Malgré ces relations compliquées et souvent
très politisées que les Corses éprouvent par rapport à leur compatriote le plus
célèbre, il est très important d’intégrer le souvenir napoléonien dans l’histoire
de son île natale. C’est seulement suite à cette réconciliation que le développement économique insulaire fondé sur l’histoire de ce grand homme sera peut-être
possible.
– 189 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
La Corse tout entière est un immense souvenir napoléonien. Nous vous proposons quelques endroits liés à l’histoire de l’Empereur à visiter lors de circuits
culturels.
La Corse et les souvenirs napoléoniens
Ajaccio
Bien que Napoléon quittât Ajaccio à l’âge de neuf ans pour y retourner de
nouveau en 1786, pour un passionné de Napoléon chaque rue du centre historique
d’Ajaccio rappelle des souvenirs de son enfant le plus connu. Nombreux sont
ceux qui imaginent le jeune Napoléon se promener dans ses ruelles étroites. M.
Vergé-Franceschi écrit : « Napoléon a grandi a l’angle du […] « palais du gouverneur génois » qui devient, lors de son enfance, le siège du gouverneur français
comte de Marbeuf. Ses parents ayant dû quitter les fastes du « Palais national » de
Corté, c’est dans la rue du palais du gouverneur, à Ajaccio, que Napoléon a joué
enfant avec ses camarades. »8
Ou encore Xavier Versini imagina Napoleon languissant de son île : « D’une
fenêtre du premier étage, Bonaparte observait le mouvement de la rue. Il y retrouvait cette animation joyeuse qui s’empare de la ville, au soir des fêtes sacrées,
et sa pensée courant jusqu’au temps de l’enfance, il se renvoyait aux pieds de
la Madunnuccia, chantant les litanies, au milieu de ces mêmes gens, l’œil rivé
sur Giacominetta, compagne de ses jeux, attendant que le rite achevé, son père
le régale de ces tartes à l’oignon que vendent les fournières, passée minuit. »9
Mais, sans doute, l’endroit le plus mythique lié à l’enfance du futur Empereur
est « A Grotta » (le Casone) où, selon la légende rapportée pour la première fois
par Robert Benson10, écrivain britannique visitant la Corse en 1823, Napoléon
passait des journées entières, lisant et réfléchissant. Cette légende est reprise par
miss Campbell 11 et Roland Bonaparte. Ce dernier écrit en 1887 : « Au bout d’une
promenade, se trouve la grotte où Napoléon allait méditer et étudier. L’étude,
quoi qu’on en ait dit, a été pour beaucoup dans la formation du génie de Napoléon. Cette grotte est formée de deux gros blocs de granit recouverts par un troisième. De là, on découvre tout le golfe d’Ajaccio bordé au sud par une rangée de
hautes collines. À son retour d’Egypte [en 1799], le général Bonaparte y conduisit
tous ses officiers. »12 Bien que cette légende soit contestée par quelques auteurs
(Guérin, Valéry), elle est assez tenace et est en partie fondée sur le fait que le
8
VERGE-FRANCESCHI, Michel. Napoléon, une enfance corse, Larousse, 2009, p. 105
9
VERSINI, Xavier. Ajaccio, mon village, Paris, 1974, p. 69
10 BENSON, Robert. Sketches of Corsica, London, Longmann, 1825
11 CAMBELL, Thomasina. L’ile de Corse, Ajaccio, Imprimerie J. Pompeani et Lluis,1868
12 Bonaparte prince Roland, Une excursion en Corse, Paris, 1890, in M. Vergé-Franceschi
Napoléon, une enfance corse, Larousse, 2009, p.123
– 190 –
– la Place de la figure mythique de naPoléon danS l’évolution du touriSme inSulaire –
Casone, la propriété illégalement passée aux jésuites et revendiquée par la famille
de Buonaparte, fut achetée par Joseph le 22 ventôse an V.
Maison Bonaparte
Les Bonaparte n’ont pas toujours vécu dans la maison située actuellement
dans la rue Bonaparte.
Le premier Bonaparte, Francesco, surnommé le Maure de Sarzane, arriva en
Corse à la fin du xve siècle. Sa famille habita une maison proche de la citadelle et
changea trois fois de maisons jusqu’à la fin du xviiie siècle quand les Bonaparte
s’installèrent dans la maison rue Malerba. Grâce aux héritages, alliances, dots et
échanges (Maria Rosa Bozzi céda sa part à Don Luciano en échange d’une vigne
aux Salines en 1766), la maison toute entière passe dans les mains de CarloMaria Buonaparte qui entreprend alors d’importants travaux d’agrandissement
et d’embellissement. C’est ici que sont nés onze des treize enfants du couple
Carlo-Letizia. Napoléon est le premier enfant né dans cette maison. Selon la tradition Napoléon aurait vu le jour le 15 août 1769 sur le canapé Louis XVI exposé
dans le musée. Quoique la date de fabrication de ce canapé soit postérieure à sa
naissance ! Mais il est plus probable que Napoleon soit né sur cette couchette que
sur les marches de la cathédrale ou (selon Stendhal) sur le tapis orné des scènes
mythologiques prédisant ainsi sa destinée. Letizia réfuta cette dernière légende en
disant qu’elle avait accouchée comme toutes femmes normales sur un lit.
Il ne reste pas beaucoup d’objets datant de l’enfance de Napoléon dans cette
maison car elle fut pillée par les partisans de Pascal Paoli en 1793 et devint un
endroit de logements pour les officiers anglais suite à la création du Royaume
Anglo-Corse (1794-1796). En obtenant les indemnisations distribuées aux Corses
ayant souffert sous les Anglais en 1797, Letizia réaménagea la casa Buonaparte
selon les goûts de la fin du xviiie siècle. Napoléon quitta la maison natale à
l’âge de neuf ans pour y retourner plusieurs fois dont la dernière fut du 2 au 5
octobre 1799 à son retour d’Egypte. Il dormait alors dans la chambre rénovée
du deuxième étage dite « à l’alcôve « dont le lit médiéval est toujours exposé au
musée. Pendant son dernier court séjour dans l’île natale Napoléon organisa un
bal dans la galerie construite peu avant son arrivée et accompagna des officiers de
son état-major (Lannes, Murat, Berthier) aux Milelli.
Les Milelli
Classé monument historique le 14 février 1958, le domaine des Milelli abrite
l’ancienne maison de campagne des Bonaparte. Le domaine, légué aux jésuites
au xviie siècle par la femme du bisaïeul de Napoléon, Carlo Maria Buonaparte, fut
revendiqué par Charles Bonaparte lorsqu’en 1773 Louis XV expulsa les jésuites
de la France.
– 191 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
« Chaque matin à l’aube, il [Napoléon] part, à pied ou à cheval. Il se rend
à la propriété des Milelli. Là, il a joué enfant. Pas un pouce de terrain qui ne
soit chargé d’un souvenir. Il marche dans l’épais bois d’oliviers. Il entre dans la
grotte dont la voûte est soutenue par deux énormes rochers de granit. Il lit sous
un grand chêne vert qui, enfant, lui servait de repère, lui permettant de retrouver
son chemin dans les oliveraies. Il emporte l’un des volumes de la malle. Un jour,
il relit Plutarque, un autre, Cicéron ou Tite-Live, Tacite ou Montaigne, Montesquieu ou l’abbé Raynal. Parfois, avec Joseph, il déclame du Corneille, du Voltaire, ou des pages de Rousseau.
-Sais-tu, confie Bonaparte à son frère, que nous sommes ainsi les habitants du
monde idéal ? »13 C’est ainsi que Max Gallo imagine le séjour du jeune officier en
solde à Ajaccio en 1786.
Un voyageur peintre Edward Lear partage ses émotions par rapport au
domaine :
« Des enfants jouaient ici, innocents. Ils se métamorphosèrent des années plus
tard en personnages de premier plan, devant un monde émerveillé. Mme Laetitia,
ses cinq fils, dont quatre successivement allaient accéder au trône, ses trois filles,
dont deux futures reines. Le jeune Bonaparte lisait sous un arbre, arpentait ce
qui fut le jardin, [..] préparait, lucide, l’avènement de ces bouleversements qui
allaient surprendre l’Europe »14
Plus qu’un souvenir sentimental, cette demeure est entrée dans l’histoire quand
Madame Mère prend le chemin des Milelli pour s’y réfugier avec ses enfants ainsi
que le futur Cardinal Fesch lors de l’assaut de sa maison ajaccienne le 24 mai 1793.
Légué par le Cardinal Fesch à la ville d’Ajaccio, il est fort dommage que ce
domaine se trouve aujourd’hui à l’abandon et ne se visite pas.
Cathédrale
« Si l’on proscrit mon cadavre, comme on a proscrit ma personne, que l’on
me refuse un peu de terre, je souhaite que l’on m’inhume auprès de mes ancêtres
dans la cathédrale d’Ajaccio, en Corse. » Cette citation, attribuée à Napoléon,
est gravée sur une plaque de marbre rouge à l’entrée de la cathédrale d’Ajaccio.
Beaucoup plus modeste que les édifices religieux de Bastia, siège des gouverneurs génois et des évêques, la cathédrale d’Ajaccio est connue surtout grâce à
quelques souvenirs napoléoniens. En assistant à la messe du 15 août, Letizia y
sentit ses premières douleurs d’accouchement. Il parait que parmi la foule de
gens vénérant la Vierge on entendait dire que c’était un signe divin et que son
enfant serait un grand homme… Le futur Empereur y fut baptisé le 21 juillet
13 GALLO, Max. Napoléon, le chant du départ, Ed. Magellan, 1998, pp. 95-96
14 LEAR, Edward. Journal d’un paysagiste anglais en Corse, 1868, Londres 1870 in La
Corse et le Tourisme, musée de la Corse, Albiana, 2006
– 192 –
– la Place de la figure mythique de naPoléon danS l’évolution du touriSme inSulaire –
1771. Le baptistère de marbre sur lequel fut baptisé Napoléon se trouve à droite
à l’entrée de la cathédrale.
Un autre souvenir napoléonien est le maître- autel du xviie siècle provenant
de Lucques et offert par la sœur de Napoléon, Elisa, en 1811, l’année où Ajaccio
devint la capitale de la Corse.
Monuments les plus importants
La statue de Bonaparte en Premier Consul en marbre est l’oeuvre de Maximilien Laboureur (1827).
Napoléon et ses frères, place de Gaulle. Il représente une statue équestre de
Napoléon Ier en costume romain entourée des statues de Joseph, Lucien, Louis
et Jérôme. L’ensemble fut conçu par Viollet-le-Duc. Les statues de bronze sont
respectivement l’oeuvre de Barye, Petit, Thomas et Maillet.
Le Monument du Casone place d’Austerlitz.
Ce monument a été inauguré le 15 août 1938 à la gloire de Napoléon Ier sur
la Place Austerlitz. Il se présente comme une grand pyramide recouverte d’inscriptions au sommet duquel s’élève la réplique en bronze de la statue de Seurre
qui décorait la colonne Vendôme et dont l’original se trouve aux Invalides. L’ensemble est encadré de deux aigles portant les dates de naissance et de mort de
Napoléon. Les inscriptions gravées disent : « Napoléon Ier Empereur des Français
1804-1815 Nous l’avons vu gravir superbe les premiers échelons des Cieux ».
Suivent les noms de la plupart des batailles victorieuses de l’épopée depuis Montenotte jusqu’à Ligny sous Fleurus. L’action civile est ensuite évoquée par les
termes de « Code civil, Université, Banque de France, Légion d’Honneur, Cour
des Comptes ». En contrebas de ce monument se situe la Grotte Napoléon, où,
selon la légende, le petit Napoléon jouait souvent pendant son enfance.
Parmi d’autres monuments historiques témoignant de l’histoire napoléonienne
il faut mentionner la Chapelle Impériale (1857), le Musée Fesch et le salon napoléonien (1830) qui font partie du patrimoine de la Corse et sont incontournables
lors de la visite d’Ajaccio.
Bonifacio
Tout le monde sait qu’Ajaccio a donné naissance à Napoléon le 15 août 1769
mais peu de gens savent que Bonaparte a aussi des origines bonifaciennes en tant
que descendant direct de Cattaccioli, dont la maison se trouvait dans la citadelle
génoise dans laquelle fut hébergé l’Empereur Charles Quint en 1541. En fait,
une des rues principales de la citadelle porte le nom « La rue de deux empereurs ».
Deux plaques commémoratives se trouvent face à face au début de la ruelle côté
porte génoise. Ce fait n’est pas un hasard : deux grands hommes marquant leurs
époques sont bel et bien restés dans les deux maisons opposées. En 1541, lors
– 193 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
de l’expédition militaire vers Alger, le Roi Catholique, surpris par la tempête,
fit une escale forcée à Bonifacio. Un riche patricien Cattacciolo le reçoit alors
dans la plus belle demeure de la ville et lui offre son plus beau cheval. Cette ville
est également liée à l’épopée napoléonienne, mais cette fois-ci moins glorieuse.
Napoléon Bonaparte, vécut à Bonifacio aux mois de février-mars 1793 lors de
la préparation de l’expédition de la Maddalena. Au début de 1793, le gouvernement français décida d’organiser une expédition vers la Sardaigne. Les raisons
de cette expédition furent à la fois idéologiques (étendre la révolution vers la
deuxième plus grande île de la Méditerranée) ainsi qu’économiques (s’emparer
d’un grenier à blé). Le commandement fut confié à l’amiral Truguot et au général Anselme. Paoli était commandant de la 23e division militaire et devait prêter
main-forte à l’attaque. La mission du jeune Bonaparte était de s’emparer de la
Maddelena. Mais l’expédition échoue, la Convention accuse Paoli d’avoir saboté
l’expédition en le rendant responsable de cet échec. Ils déclareront Paoli traître à
la République. C’est dans ce contexte que Lucien Bonaparte et Saliceti reprendront cette accusation. Napoléon est alors obligé de quitter la ville en échappant
à l’assassinat.
Bocognano
Le souvenir de Napoléon est partout présent en Corse. Nous pouvons nous
référer à l’interprétation de Maupassant, de la rupture entre Paoli et le jeune
Bonaparte, même si l’auteur reprend des stéréotypes de son époque. « Tout le
monde connaît la célèbre phrase de Pascal sur le grain de sable qui changea
les destinées de l’univers en arrêtant la fortune de Cromwell. Ainsi, dans ce
grand hasard des événements qui gouverne les hommes et le monde, un fait
bien petit, le geste désespéré d’une femme décida du sort de l’Europe en sauvant la vie du jeune Napoléon Bonaparte, celui qui fut le grand Napoléon. C’est
une page d’histoire inconnue (car tout ce qui touche à l’existence de cet être
extraordinaire est de l’histoire), un vrai drame corse, qui faillit devenir fatal au
jeune officier, alors en congé dans sa patrie. » C’est ainsi que Guy de Maupassant débute son récit Une page d’histoire inédite, publié dans Le Gaulois du 27
octobre 1880.
Cet épisode de la vie du jeune officier est lié encore une fois à l’expédition
de la Maddelena. Après la dénonciation précipitée par Lucien de la trahison de
Pascal Paoli, le Babbo di a Patria et ses partisans ont décidé d’en finir avec
les Bonaparte. Tombant dans une embuscade organisée par Morelli, partisan de
Pascal Paoli, le sort du futur empereur aurait été scellé si un autre habitant du
village et surtout sa femme n’avaient empêché Morelli de poursuivre les jeunes
gens. Suite à l’échec devant la citadelle d’Ajaccio, toute la famille Bonaparte fuit
alors par Calvi vers la France.
– 194 –
– la Place de la figure mythique de naPoléon danS l’évolution du touriSme inSulaire –
Calvi
Après avoir été chassé d’Ajaccio et déclaré qu’ils avaient été nourris et élevés
sous les yeux et aux frais du pacha luxurieux qui commandait dans l’île, les Bonaparte cherchèrent asile à Calvi, chez le parrain de Napoléon, Laurent Giubega.
La famille y trouva refuge au mois de juin 1793.
Ponte Novu
Il y a d’autres lieux en Corse qui peuvent évoquer une page de l’histoire de ce
personnage illustre. Parmi eux il est opportun de mentionner Ponte Novu, l’endroit où Laetitia, enceinte de Napoléon, suivit son mari pendant la bataille contre
les Français.
Corte
Un autre lieu important non pas seulement pour l’histoire du futur empereur
mais aussi pour la nation corse est Corté. Le premier enfant du couple Bonaparte
nommé Joseph y est né dans la maison des Arrighi de Casanova située près de
la citadelle. La période « cortenaise » de la famille Bonaparte est fondatrice pour
l’idéologie de Napoléon en tant qu’empereur : les relations très proches entre le
Babbo di a Patria, Carlo Maria et Laetitia marqueront l’esprit de toute la famille
et influenceront dans le futur les idées révolutionnaires du jeune officier car pour
Napoléon, la Révolution française allait faire son lit dans la révolution corse commencée en 1729.
Orezza
C’est à Ponte Novu puis au couvent d’Orezza que Napoléon rencontrera pour
la première fois son héros Pascal Paoli. Las Cases dans le Mémorial de SainteHélène mentionnera avec quel orgueil Bonaparte parlait de cette rencontre. Venu
pour accompagner son frère Joseph, élu en avril 90 à la consulte d’Orezza, le
jeune militaire gagnera tout de suite l’attention du vieux général. Paoli lui parlera
alors de la guerre patriotique et à la fin, selon l’auteur, il exclama : O Napoléon !
Tu n’as rien d’un moderne ! Tu appartiens tout à fait à Plutarque ! ».
Le circuit napoléonien ne doit pas cependant se limiter seulement aux souvenirs
du Premier Empire. D’autres personnages illustres issus de la famille Bonaparte
visiteront la Corse. Il ne faut pas oublier Napoléon III et sa femme Eugénie qui
viendront plusieurs fois en pèlerinage à Ajaccio. L’Impératrice déposera même
le buste de son fils Louis-Napoléon à la maison natale de son célèbre ancêtre. Le
tableau exposé à la maison Bonaparte évoque ce moment mémorable.
Pierre-Napoléon Bonaparte peut, à lui tout seul, susciter l’intérêt pour des visites touristiques. Cet homme au destin peu ordinaire, aventurier et érudit, s’installe en Corse en 1852, après le décès de son épouse Rose Hesnard et la rencontre
– 195 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
avec la fille d’un ouvrier fondeur parisien, Eléonore-Justine Ruffin. Pierre achète
un terrain à Luzzipeo, sur le territoire de Calenzana et y construit un pavillon de
chasse, sur les ruines d’une tour génoise, la « Torra Mozza » qui domine la baie
de Crovani. Le couple restera en Corse jusqu’en 1864.
Le Prince Roland Bonaparte
Prince Roland Bonaparte, vécut en Corse les six premières années de sa vie,
revient vers son île natale en 1887 en qualité d’anthropologue, botaniste et géographe. Accompagné par Emile Bergerat, chroniqueur au Figaro, le scientifique
immortalisera sur les photographies les lieux chargés d’histoire : Ajaccio, Morosaglia, Corte, Pontenuovo …
Les photographies de son album firent l’objet d’une exposition au Musée
régional d’anthropologie de la Corse, en 2000.
Conclusion
La Corse est une île chargée d’histoire. La notion « d’île vierge » (donc,
sans histoire, sans culture, sans civilisation), caractéristique d’un des préjugés les plus forts à propos des îles, doit être brisée. Les îles qui se trouvent
entre les continents et qui les relient sont fondatrices de l’histoire. Selon Pierre
Rossi, « La mode est à l’ignorance de l’histoire. Sinon on saurait que toute île,
si étroite soit-elle, a servi de marchepied à la communication des mondes et que
c’est dans ce rôle qu’elle doit être jugée, appréciée, considérée. »15. En Corse,
il y a pas qu’une nature flamboyante. La Corse c’est aussi Napoléon et Pascal
Paoli, c’est le Musée Fesch et ce sont des citadelles qui témoignent d’un passé
riche, ce sont des sites préhistoriques et un patrimoine religieux exceptionnel.
Pourquoi occulter cet aspect de la Corse ?
Le tourisme devrait se situer dans le paradigme de transmission d’une
culture : c’est ce que l’on appelle le tourisme identitaire, le seul qui soit peutêtre capable désormais de s’inscrire dans un développement durable tel qu’il se
définit aujourd’hui. Il convient peut-être de rappeler que la Corse est une île qui
bénéficie certes d’un climat agréable, de richesses naturelles et de paysages de
toute beauté (autant de points favorables au développement du tourisme), mais
que les enquêtes conduites par l’ATC16 montrent qu’elle n’est pas, aux yeux
des touristes, la seule île à occuper ce créneau. Elle est, par exemple, en forte
concurrence avec sa voisine, la Sardaigne. Sa promotion doit donc prendre en
compte des éléments qui la distinguent d’autres destinations balnéaires. La promotion de la Corse, très souvent axée sur la beauté des paysages maritimes
qu’elle propose, exclut souvent ce qui est proprement humain de son champ
15
16
ROSSI, Pierre. Kyrn, 13 oct. 1989.
Enquête de KPMG à la demande de l’ATC en ligne sur le site www.visit-corsica.com
– 196 –
– la Place de la figure mythique de naPoléon danS l’évolution du touriSme inSulaire –
d’action. Il nous semble que la gestion médiatique devrait se construire davantage autour des éléments identitaires de la Corse : à titre d’exemple le métier de
berger, la gastronomie, la route des vins. La promotion peut aussi s’appuyer sur
des éléments forts qui la différencient d’autres régions méditerranéennes : ainsi
l’utilisation du personnage de Napoléon devient primordiale.
Pour illustrer le propos ci-dessus, nous avons voulu dans la présente communication souligner l’importance et la dimension universelle du mythe
napoléonien. Il n’était pas question de viser l’exhaustivité : ce n’est pas ici le
propos, et l’exhaustivité ne ferait plus de cette réflexion qu’une compilation
historique.
Notre but était de démontrer que le début du xixe siècle est indéniablement
lié à l’épopée napoléonienne. Nous pouvons affirmer que ce n’est pas seulement tout l’espace européen de la Grande-Bretagne jusqu’à l’Oural17 à l’Est et
la Suède au Nord18 qui est marqué par son histoire, mais également plusieurs
autres pays du monde se situant parfois aux antipodes19. Les admirateurs de
Napoléon effectuent des pèlerinages dans tous les lieux décisifs pour sa carrière
militaire et politique. En revanche, les circuits napoléoniens ainsi que l’utilisation de l’image de Bonaparte dans la promotion de cette destination insulaire
sont assez rares. Et pourtant l’histoire de cet homme de génie pourrait ouvrir
une porte vers la promotion de la culture insulaire et surtout de son histoire dont
le moment crucial était l’indépendance et l’état démocratique (1755-1769),
sources d’inspiration des philosophes des Lumières. Napoléon 1er n’aurait pas
existé sans Pascal Paoli, sans son île natale et l’époque mouvementée pendant
laquelle le futur Empereur naquit. Le génie administratif de Bonaparte puise
l’inspiration dans la Constitution corse. Evoquer l’œuvre de cet homme, surtout en Corse, doit impliquer la référence à la période de la Révolution corse,
si chère à ses habitants, si importante à l’échelle mondiale et si mal connue
hormis dans les cercles d’historiens. Pourquoi alors obstinément éviter l’image
de Napoléon dans la promotion touristique de la Corse ? Même au niveau natio17 Plusieurs villages de l’Oural portent les noms des villes européennes (Vienne, Paris,
Fère-Champenoise) où l’armée russe triompha sur Napoléon.
18 L’actuel roi de Suède, d’origine française, est le descendant d’un des maréchaux de
Napoléon qui s’appelait Bernadotte : il était venu en Corse bien avant de connaître Bonaparte, ayant été envoyé sur l’île en tant que simple soldat, et il y avait même surveillé la
construction du pont d’Ucciani.
Le maréchal français Jean Bernadotte fut élu héritier du trône puis roi de Suède sous le
nom de Charles XIV après un geste chevaleresque envers les prisonniers de guerre suédois
pendant les campagnes napoléoniennes.
19 La vente de Louisiane aux États Unis, les Antilles, l’Egypte, etc.
– 197 –
– Attente et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
nal, pourquoi ignorer tous les bicentenaires liés à sa carrière que nous devons
fêter en ce moment précis, ce que nous ne faisons pas ? Il n’y a pas beaucoup
d’endroits dans le monde qui peuvent se vanter d’être la terre natale de grands
hommes comme Napoléon. Faisons-en un atout !
– 198 –
Le mythe napoLéonien, LeS dictateurS
et Le cinéma
Jean TULARD
Professeur à l’Université de Paris IV-Sorbonne
et à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris
Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Napoléon est le personnage historique qui a inspiré le plus de films. Personnage universel puisque des films ont été tournés sur lui dans tous les pays de la
Russie à l’Egypte.
Il a surtout inspiré les dictateurs du xxe siècle qui ont compris quel merveilleux
instrument de propagande représentait le septième art.
Notons que tous ces dictateurs étaient des cinéphiles, Mao allant même jusqu’à
épouser une actrice. On se souvient, au début du Cercle des intimes, de la séance
de cinéma à hauts risques pour le projectionniste, à laquelle assiste Staline assisté
de Beria et Molotov. Staline était très exigeant sur la qualité des projections : ni
flou ni faute de raccord et un son parfait. Hitler adorait les films américains et plus
particulièrement Laurel et Hardy. Mussolini créa le festival de Venise.
Ces dictateurs ont exalté le passé des pays qu’ils asservissaient. C’est de
l’exaltation nationale qu’ils tiraient leur légitimité. L’histoire fut mise au service de leur propagande. Ils entendaient se poser en héritiers des grands hommes
qui les avaient précédés. En faisant tourner des films à la gloire de ces grands
hommes, ils espéraient qu’un peu de cette gloire rejaillirait sur eux.
– 199 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Ainsi Ceaucescu, « le génie des Carpates », dictateur roumain mégalomane,
n’hésitait pas à se recommander de Vlad Tepes qui régna au xve siècle et lutta
contre les Turcs. Surnommé l’Empaleur, il aurait inspiré le personnage de Dracula. Qu’importe. Voilà Vlad promu au rang de héros national et personnage d’un
film tourné en 1978 par Dorv Nastase sur ordre de Ceaucescu.
Autre petit dictateur : Enver Odja, qui, en Albanie, a lui aussi son grand
homme : Georges Kastriote dit Skanderberg qui lutta, comme Vlad contre lesTurcs. C’est à un réalisateur russe, Youtkevitch, qu’est confié le soin de tourner
la vie de ce héros albanais.
Pour Staline la référence était Pierre le Grand auquel Petrov consacra un film
en 1937. Hitler admirait Frédéric II, sujet de plusieurs bandes et Mussolini fit
projeter un Scipion l’Africain en 1937 faute d’un Jules César qui ne vit jamais le
jour.
Tous ont fait référence à Napoléon et plusieurs ont suscité des œuvres vouées
à l’homme ou à certains épisodes de sa vie.
Mussolini fut le premier. Emile Ludwig, historien de l’Empereur, avait considéré que le dictateur qui se rapprochait le plus de Napoléon au xxe siècle, était
Mussolini. Flatté, le Duce inspira une pièce, Campo di Maggio, qui fut jouée à
Paris, en 1931, au Théâtre du Nouvel Ambigu, avec Firmin Gémier dans le rôle
de Napoléon. Celui-ci devenait le porte-parole de Mussolini. L’histoire portait
sur les Cent jours : le départ de l’île d’Elbe, Napoléon à Paris et les intrigues de
Fouché, Talleyrand au congrès de Vienne, Waterloo. Vittorio Mussolini, fils du
Duce, en tira un film tourné en partie à l’île d’Elbe et qui sortit en 1935. Le Duce
assista aux prises de vue et régla, dit-on, en connaisseur les scènes de foule.
Campo di Maggio était un réquisitoire contre le régime parlementaire : l’on y
voyait la chambre des députés paralyser les efforts de l’Empereur. La démocratie
se confondait avec la médiocrité.
Mussolini ouvrait la voie aux autres dictateurs qui allaient utiliser pendant la
Seconde Guerre mondiale Napoléon comme arme de propagande.
Dans une Russie envahie par l’armée du IIIe Reich, Staline, après un moment
d’abattement, entend stimuler la résistance du peuple face à la menace allemande. Comment ne pas se tourner vers l’Histoire. Charles XII ? Les faits étaient
trop lointains. 1812 convenait mieux. Déjà, en juillet 1842, avait été créée une
décoration militaire, l’ordre de Koutouzov. Après Stalingrad, le dictateur russe
décide de faire tourner un film à la gloire du héros de la campagne de 1812. Les
prises de vue commencèrent le 26 août 1943 et durèrent six mois. La mise en
scène fut assurée par Petrov qui était déjà l’auteur de Pierre le Grand. La bataille
de Borodino fut représentée sur les lieux mêmes avec d’énormes moyens.
– 200 –
– le mythe naPoléonien, leS dictateurSet le cinéma –
Le souci de propagande était manifeste : Alexandre Ier personnifiait Staline,
Koutouzov Joukov et Napoléon Hitler. Staline qui détesta l’Ivan le Terrible d’Eisenstein, adorait Koutouzov dont il fit envoyer une copie à Churchill.
La guerre changeant de sens, ce fut au tour de l’Allemagne d’être envahie.
Goebbels, ministre de la Propagande, songea à faire tourner une œuvre qui inciterait la population à se battre contre l’ennemi russe. Où puiser une leçon d’optimisme ? Frédéric II ? Trop utilisé déjà. Mais Napoléon, vainqueur à Iéna mais
finalement vaincu à Waterloo par Blücher, faisait l’affaire. Les bombardements
que subissait l’Allemagne donnèrent l’idée à Goebbels d’un film sur la résistance
de la ville de Kolberg aux canons du général Loison.
Dans le film la ville de Kolberg, défendue par Gneisenau, est la sœur de Dresde
victime des bombes anglo-saxonnes.
C’est à Veit Harlan, l’auteur du Juif Sṡss que fut confiée la direction du film. Il
transforma Napoléon en champion de la judéo-démocratie, alors qu’il avait symbolisé le péril nazi dans Koutouzov. On le voyait s’incliner devant le tombeau de
Frédéric II, le héros de prédilection d’Hitler et murmurer : « Frédéric II le Grand,
si tu étais encore en vie, je ne serais pas là. » Les moyens mis à la disposition de
Veit Harlan, malgré l’effondrement du front de l’Est, étaient considérables. A
l’inverse de Koutouzov Kolberg était en couleurs. Ce sont les derniers feux de
l’agfacolor.
Kolberg n’eut qu’une brève carrière. Une copie fut parachutée le 30 janvier
1945 sur la poche allemande de la Rochelle. Elle n’eut aucun effet positif sur le
moral des troupes. On mesure là une certaine naïveté de Goebbels. Le film fut-il
même projeté ?
Autre dictateur utilisant Napoléon pour sa propagande : Franco. En 1950 le
Caudillo invite la CIFESA, équivalent de l’UFA allemande, à tourner Agustina de
Aragon, sujet déjà évoqué dans un film de 1928. Agustina de Aragon fut l’héroïne
du siège de Saragosse encerclée par les soldats de Napoléon lors de la guerre
d’Espagne. La résistance était animée par Palafox et l’épisode est resté dans
toutes les mémoires en Espagne. Là encore un parallèle est esquissé avec l’époque contemporaine. En 1950 l’Espagne franquiste est mise en quarantaine par les
démocraties victorieuses comme Saragosse assiégée par les Français. Et Parafox
n’était-il pas surnommé le Caudillo comme Franco. Et finalement Napoléon sera
vaincu, l’Espagne retrouvant son souverain légitime. Comme dans Koutouzov ou
dans Kolberg c’est un message d’espoir que délivre Agustina de Aragon à travers
le mythe de Napoléon.
Notons que les démocraties ne furent pas en reste et utilisèrent aussi le personnage, surtout les Anglais avec That Hamilton Woman en 1941, sur une idée
de Churchill, où l’on comparait Trafalgar et la bataille qui se déroulait au dessus
– 201 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
de Londres. Dans Young Mr Pitt de 1942 le parallèle entre Pitt, l’adversaire de
Napoléon, et Churchill résolument opposé à Hitler, sautait aux yeux.
Dans une France vaincue et occupée Sacha Guitry tournait Le destin fabuleux de Désirée Clary. Encore Napoléon ! Et encore un parallèle avec l’actualité.
Guitry faisait dire à un personnage : « Si jamais vous voyez la France dans le
malheur, ne vous effrayez pas plus qu’il ne faut. Relisez son histoire. Elle s’en
tire toujours ».
Mais ce sont les dictateurs qui ont su le mieux tourner (et détourner) l’Histoire.
La liste des films est impressionnante et Napoléon en fut le meilleur sujet. Déjà
Abel Gance, en 1927, ne leur ouvrait-il pas, involontairement la voie, lorsqu’évoquant la reprise de l’armée d’Italie par Bonaparte, il faisait dire à un commentateur : « le chef était là ! »
Note. Lors d’une carte blanche à la Cinémathèque française en septembre
2001, j’ai organisé une projection des films cités ici. Sur Napoléon au cinéma on
lira Napoléon et le cinéma (éd. Alain Piazzola, Ajaccio, 1998).
– 202 –
Le mythe napoLéonien à La téLéviSion :
une évocation de L’hiStoire
et de La cuLture corSe
Lisa D’ORAZIO
Docteur en Histoire
de l’Université d’Aix-Marseille I
Le traitement médiatique de l’histoire de l’île s’est confronté, dès les débuts
de la télévision, à l’histoire de la famille Bonaparte. Les télévisions nationales et
régionales sont en effet friandes de ces grandes figures : Pasquale Paoli, Napoléon, Sampieru Corsu1 pour les plus connus. Plus récemment encore, un pareil
engouement a touché certaines personnalités du mouvement nationaliste. La télévision crée ainsi des figures qui s’inscrivent plus que jamais dans la mémoire du
téléspectateur2. Car, dès les débuts de la télévision, les programmes ont accordé
une part importante aux sujets historiques : dramatiques, fictions, feuilletons,
documentaires...
Ainsi, une personnalité émerge particulièrement. Il s’agit bien évidemment
de Napoléon Bonaparte. 700 films de cinéma, 300 émissions de télévision : la
fascination exercée par Napoléon sur les Français et les étrangers passe, depuis
plus d’un siècle, par le grand et le petit écran. Entre dévotion et répulsion, les
sentiments inspirés par l’empereur à l’écran n’ont cessé d’évoluer. La première
1
2
Sampieru Corsu (San Peru di Bastergà) : (1498-1567).
R. Silverstone, « Mythe et culture », Réseaux, n°44-45, Paris, 1990, p.201-222.
– 203 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
émission que la télévision lui consacre date de 1957 et les émissions seront nombreuses au fil de ces 50 ans de télévision. Ainsi, la manière d’aborder ce personnage nous apporte des éléments de connaissance et de compréhension de la
société qui abrite et qui produit ce discours.
Le but de cette communication sera, bien entendu d’évoquer la présence de
cette figure à la télévision, mais aussi de traiter de la place de celle-ci à la télévision régionale. Car la présence de Napoléon à l’antenne est liée aussi en partie au
contexte insulaire. Très présent lorsque l’on évoque la Corse au début de la télévision, il se fait plus discret au début des années 1980, lorsque l’on redécouvre le
personnage de Pascal Paoli, héros de l’indépendance corse. Cependant, Napoléon
tiendra toujours une place de choix à la télévision nationale tandis qu’à la télévision régionale il tendra à être éclipsé par la figure de Pascal Paoli. Comment
expliquer alors ces relations entre Napoléon et l’audiovisuel ? Nous essaierons de
répondre à cette question en nous concentrant uniquement sur les magazines et
documentaires, en analysant la présence et le traitement médiatique de la figure
napoléonienne de 1950 à nos jours. À travers cette communication, nous nous
attacherons à montrer comment notre société, à travers son premier média de
masse, a traité l’Empereur, mais aussi l’histoire de la Corse et de sa culture.
Un regard extérieur sur une figure « incontournable »
de l’histoire de l’île
La médiatisation de la figure napoléonienne, de sa jeunesse insulaire et de
ses liens avec la Corse est tout d’abord extérieure à l’île. Ce pan de l’histoire
corse échappe durant de nombreuses années à la télévision régionale. Cet état est
lié au fait que la télévision « régionale » corse n’existe pas à proprement parler.
Dépendante de l’antenne marseillaise, englobée dans le vaste ensemble PACAC
(Provence Alpes Côte d’Azur et Corse), l’île souffre d’une carence d’image et
n’aura droit à son propre magazine qu’à partir de 1969. En attendant, les liens
entre Napoléon et la Corse sont uniquement évoqués par la télévision nationale.
Cependant, l’on peut remarquer rapidement que les origines corses de Napoléon
restent peu évoquées par cette télévision d’État : l’ORTF (Office de Radio Télévision française). Très vite, malgré tout, la figure de Napoléon s’impose avec
force à l’écran. « Dans cet après-guerre où le petit écran naît et se développe, la
France cherche de grands récits pour se reconstruire. La fiction télévisée est un
moyen enthousiasmant pour ses citoyens en mal d’identité de se réconcilier avec
une appartenance nationale qui avait été maltraitée par les déchirements de la
guerre et de la collaboration »3.
3
D. Chanteranne, I. Veyrat-Masson, Napoléon à l’écran, Cinéma et télévision, Nouveau
monde éditions / Fondation Napoléon, 2003, Paris, p.92.
– 204 –
– le mythe de naPoléon à la téléviSion –
Mais l’attrait pour le personnage de Napoléon est surtout celui de personnalités de la télévision comme l’historien Alain Decaux et le journaliste André
Castelot. Parmi les premières émissions à traiter du personnage, l’on retrouve
la fameuse Caméra explore le temps créée en 1957 par Stellio Lorenzi à l’initiative du directeur des programmes Jean d’Arcy. Ainsi, La Caméra explore le
temps consacre 4 émissions à l’Empire et une à l’Aiglon « Napoléon et Marie
Waleska ». À travers ces émissions, le « caractère corse » de Napoléon est rattaché
à ses défauts. Ce qu’il y a de corse, chez Napoléon, c’est pour les réalisateurs de la
Caméra explore le temps, sa violence, sa dureté et son rapport avec les femmes.
L’exemple le plus probant est celui de sa confrontation avec Marie Waleska avec
qui il use de violence et de mépris. Cette image négative des origines corses de
Napoléon n’est pas propre à la télévision, mais plutôt un héritage littéraire. Il
faut savoir que dès l’Antiquité, le caractère corse suscite des commentaires et
marque les siècles suivants. Ainsi, en France jusqu’au xviiie siècle, la connaissance que l’on a des insulaires se résume à quelques éléments empruntés aux
auteurs anciens, telles que les vertus que l’on prête au « bon sauvage » ou l’énergie politique liée à « l’héritage antique », complétée par des éléments « négatifs »
véhiculés par les libelles génois, telles que « la paresse, la violence atavique et
l’inadaptation à toute civilisation »4.
Dès lors, les excès du caractère napoléonien sont souvent expliqués par ses
origines. Une théorie développée par Alain Decaux dans l’émission Les bonnes
adresses du passé, La Corse des Bonaparte du 20 avril 1969. Le présentateur
revient dans cette émission réalisée dans le cadre de la série de magazines et de
documentaires prévus pour le bicentenaire de la naissance de l’Empereur, sur la
jeunesse de celui-ci et sur « des évènements qui ont forgé son caractère ». L’émission est tournée sur place à Ajaccio, dans la maison Bonaparte : « C’est là que
tout a commencé ». Mais surtout, le fait de tourner en Corse est justifié par l’envie d’évoquer un moment méconnu de l’épopée napoléonienne, soit la fuite de
la famille Bonaparte qui s’était opposée aux paolistes à la fin de la Révolution
française.
L’histoire construite est donc celle de la brouille de la famille Bonaparte avec
Charles-André Pozzo di Borgo, qui devient le bras droit de Paoli et l’ennemi juré
de Napoléon. La maison des Bonaparte est saccagée. La famille est obligée de
quitter la Corse dans l’urgence, le 10 juin 1793, à destination de Toulon.
On suit, donc à travers le maquis, les étapes de ce départ vers le Continent.
Outre cet épisode, Alain Decaux développe l’idée selon laquelle faire de la politique en Corse, a conduit Napoléon aux excès dont il fit preuve en tant qu’empe4
P. Jeoffroy-Fagianelli, L’image de la Corse dans la littérature romantique française. Le
mythe Corse, PUF, Paris, 1979, p.217.
– 205 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
reur. Par ailleurs, Alain Decaux veut montrer l’omniprésence de Napoléon dans
l’île. Il recense, comme cela a été d’ailleurs fait dans de nombreux documentaires, l’ensemble des rues ajacciennes portant un nom qui a trait à l’histoire napoléonienne. Ainsi, on n’évite pas les stéréotypes. Alain Decaux, évoquant la vie
politique en Corse sous la Révolution française, effectue une comparaison des
plus hasardeuses avec la Corse des années 1960 : « les campagnes électorales
en Corse, mon Dieu, on sait comme j’aime les Corses, mais on sait tous aussi
comme cela se passe. Napoléon est élu grâce à toutes ces triches ». L’émission
se conclut aussi sur le fait qu’à cause des défauts des insulaires rien n’est possible
dans l’île : « Napoléon quitta cette île où rien n’était possible ! Il partit pour ce
continent où devait s’accomplir la plus extraordinaire des existences ». C’est une
vision négative de l’île qui nous est donc donnée à voir.
Malgré tout, la figure de Napoléon reste très positive à la télévision. Le caractère « corse » du personnage n’entache pas « la légende dorée ». Ainsi, à la fin des
années 1960, avec le Bicentenaire, les magazines et reportages se multiplient.
Par exemple dans le cadre du magazine historique (jeu suivi d’un film de long
métrage de cinéma puis d’un débat) Les dossiers de l’écran créé en 1967, 12
documentaires sur Napoléon sont diffusés. Sur ces 12 émissions : deux portent
sur des questions étrangères : Lady Halmiton suivies d’un débat sur « Nelson,
héros de Trafalgar » et « L’Espagne dans l’Empire de Napoléon », deux autres
sur des campagnes de Napoléon qui furent des échecs, échec relatif pour la campagne d’Egypte (1977) « sauvée » du désastre au moins dans les mémoires, par
les découvertes des savants emmenés par Bonaparte et total pour la campagne
de Russie (1971)5. Quatre soirées abordent des questions d’histoire anecdotiques et sentimentales : Madame Sans-Gêne (1967), Désirée Clary (1968) Marie
Walewska (1969) et Pauline Bonaparte (1972)6. La période du Consulat et de
l’empire a donc une place importante dans l’émission d’Armand Jammot. « En
13 ans et en 12 films, sur la période allant du Directoire à la mort de Napoléon
Bonaparte (1821), Armand Jammot passe d’une histoire traditionnelle, personnalisée, psychologisante, jamais très éloignée des poncifs sur cette époque, à
quelques tentatives pour sortir des clichés, chercher le caché derrière le trop
visible, aborder la mémoire de l’épopée napoléonienne et les aspects plus secrets
de « ce petit caporal » aux « mille tours »… sans jamais sortir pour autant de
la « légende dorée ! »7. Un regard sur l’histoire consacré, lors du Bicentenaire
notamment, par la télévision régionale en Corse qui s’approprie à partir de 1969
un pan de son histoire.
5
D. Chanteranne, I. Veyrat-Masson, Napoléon à l’écran, Cinéma et télévision, op.cit.,
p.114.
6
Idem.
7
Idem.
– 206 –
– le mythe de naPoléon à la téléviSion –
Remises en questions, la légende noire
Le Bicentenaire marque véritablement un tournant dans l’évocation médiatique de la figure napoléonienne. Si la « légende dorée » s’impose à l’antenne, après
les célébrations, on assiste à une remise en question de cette image. Au niveau
national les aspects, les plus noirs, de Napoléon sont traités. Au niveau régional,
face à la montée de l’autonomisme, la figure napoléonienne est contestée, parfois
rejetée.
Revenons sur l’année des célébrations. Le 14 avril 1969 à 20h30, sur la première chaîne, André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles « lance » la
commémoration télévisée du bicentenaire de Napoléon en présentant les émissions qui, à la radio et à la télévision doivent le célébrer. « Les émissions régulières sont mises à contribution : Les Bonnes adresses du passé (que nous avons
évoquée tout à l’heure), les Dossiers de l’écran, Clio et les siens, les livres
et l’histoire, Avis aux amateurs (jeu de Pierre Bellemare), Les Conteurs, Au
théâtre ce soir, Panorama, le Journal télévisé…. »8 Et bien sûr, les cérémonies
commémoratives avec la visite du Président de la République Pompidou à Ajaccio le 15 août et le discours qu’il prononce à cette occasion sont retransmis par la
télévision présentée par Léon Zitrone. Des personnalités du monde de la culture
et de la politique doivent évoquer l’œuvre ou la personnalité de Napoléon Bonaparte : Michel Piccoli lira des lettres de Napoléon et Edgar Faure dirigera un
débat sur l’éducation à cette époque9.
La Corse et les Corses tiennent une place centrale dans cette célébration
médiatique. De nombreux reportages sont réalisés en région mais aussi au niveau
national. Ainsi, le magazine Panorama effectue un reportage sur un groupe
de Français et de Belges, effectuant un pèlerinage sur les traces des dernières
années de la vie de Napoléon à l’île d’Elbe et à Sainte-Hélène. En particulier, « les
Corses avaient décidé de rendre les honneurs à celui qui glorifia leur île ». Le
ton du magazine n’est ni à la dérision ni à l’étonnement mais bien au recueillement et à la compréhension : musique, commentaire, interviews, images accompagnent sans contredire ni moquer le recueillement des pèlerins et la fascination
qu’exerce sur eux l’ombre de l’Empereur »10.
Dans l’île, les festivités vont être nombreuses. Outre le 15 août, la Corse
accueille aussi un colloque Napoléon avec l’historien Albert Soboul (« La visite
des Milelli et les participants au colloque Napoléon à Ajaccio dont Soboul »,
Provence Actualités, 03/11/1969). Pour clôturer les journées d’études sur
8
Ibid., p.118.
9
Idem.
10 D. Chanteranne, I. Veyrat-Masson, Napoléon à l’écran, Cinéma et télévision, op.cit.,
p.126.
– 207 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Napoléon Bonaparte organisées par la Société d’Histoire, Pascal Rossini, maire
d’Ajaccio, a invité les participants à visiter « Les Milelli », la maison de campagne de ce dernier. De même, l’île bénéficie d’une exposition permanente sur
la famille Bonaparte (« Exposition sur la Famille Napoléon au Musée FESCH
à Ajaccio », reportages régionaux pour le Journal national, 10/07/1969). Cette
exposition sur Napoléon et la Famille Impériale est inaugurée au Musée Fesch
d’Ajaccio. D’ailleurs, à cette occasion, le musée a été réaménagé. Les variétés
ne sont pas en reste. Tino Rossi, chanteur ajaccien illustre à l’occasion du Bicentenaire chante et sort le disque de l’Ajaccienne, chanson bonapartiste par excellence. Par ailleurs, le 14 juillet à Ajaccio s’inscrit, à cette période, dans le cycle
des fêtes napoléoniennes du bicentenaire avec la réunion de groupes folkloriques
qui défilent sur des musiques militaires et au son de l’Ajaccienne. Ainsi durant
toute l’année, la télévision régionale à travers le magazine corse fraichement créé
en décrochage de l’antenne marseillaise diffuse pour les téléspectateurs insulaires de nombreux reportages sur cet évènement médiatique, dont le 16/04/1969 :
Interview du Prince Napoléon, Découverte de documents napoléoniens à Oletta,
le 09/07/1969 : Musée Fesch, exposition Napoléon et sa famille, le 13/08/1969 :
préparatifs du voyage du Président Pompidou, exposition philatélique « Napoléon », et le 05/11/1969 : Musée napoléonien Ajaccio.
Mais évidemment l’attention se porte sur le clou des célébrations à savoir le
15 août à Ajaccio. Télévisions nationales et régionales sont mobilisées. Les multiples évènements de la journée sont donc suivis par nombre de journalistes. Les
festivités débutent par la traditionnelle messe de l’Assomption (fête de la Vierge
sous la protection de laquelle est placée la ville d’Ajaccio) et qui célèbre aussi
la naissance de Napoléon (né à l’issue de cette messe). Puis le président Pompidou, après un passage à la Mairie d’Ajaccio, passe en revue les troupes avec le
Ministre Debré et le Maire bonapartiste Pascal Rossini sur le cours Grandval ;
s’ensuivent un défilé de militaires, la visite de la maison Bonaparte et du musée
Fesch. Par ailleurs, dans le cadre des célébrations du bicentenaire napoléonien,
les descendants de la famille sont venus à Ajaccio pour les festivités, un bivouac
est réalisé au Santa Lina (route des Sanguinaires à Ajaccio), et un spectacle son
et lumière réalisé par André Castelot et Pierre Arnaud clôture la journée. Mais le
moment le plus attendu et le plus filmé est le discours du Président sur la place
De Gaulle. À travers son discours, s’exprime une certaine vision des liens entre
Napoléon, la Corse et la France. Pompidou explique que les liens entre l’île et
le continent ont été scellés grâce à la figure napoléonienne : « Qui donc, en ce 15
août 1769, aurait imaginé non seulement le génie de l’enfant qui venait de naître,
mais que son destin se confondrait avec celui de la France à laquelle la Corse
– 208 –
– le mythe de naPoléon à la téléviSion –
ne se sentait encore guère attachée »11. Pour le Président, le mythe napoléonien a
puissamment contribué à intégrer l’identité corse dans l’ensemble des représentations de la France.
À Ajaccio, cette conception des choses s’incarne dans la vie politique ajaccienne avec notamment les rendez-vous incontournables qu’a instauré le CCB
(Comité Central Bonapartiste) sous l’égide des maires Antoine Serafini, Pascal
Rossini et Charles Ornano. Car ce parti se doit de célébrer la mémoire et l’œuvre
de l’Empereur. Des émissions reviennent donc chaque année sur les commémorations du 15 août (date de la naissance de Napoléon Bonaparte) mais aussi sur des
moments incontournables du bonapartisme, comme la restauration de la statue de
Napoléon et ses frères sur la place du Diamant ou les relèves de la garde (les grognards) qui ont lieu assez souvent à Ajaccio. Dans ce premier magazine corse créé
sous l’égide de Marseille à vocation culturelle et folklorique, la figure de Napoléon devient récurrente et résume à elle seule l’histoire de l’île ( le 16/02/1972 :
La mèche de Napoléon chez un collectionneur de Rennes, le 23/02/1972 : Napoléon et les philosophes allemands, le 10/05/1972 : Messe Napoléon (1h38), le
20/09/1973 : 204e anniversaire de Napoléon, le 03/10/1974 : 15 août : journée12
napoléonienne, Exposition d’objets Napoléon, le 04/07/1976 : Napoléon). Pourtant, mai 68 et la montée du régionalisme en Corse vont contribuer à faire tomber
la figure napoléonienne de son « piédestal ». Les évènements de mai 1968 ont
« démodé » subitement certains comportements et certaines émissions. L’ampleur de cette commémoration Napoléon est critiquée dans le pays. Dès lors
dans les années qui suivent cette commémoration, la période napoléonienne est
surtout traitée de manière occasionnelle sans que « la grande histoire » ne soit
vraiment abordée.
En Corse, Napoléon ne fait plus l’unanimité. Sa figure rattachée aux partis
traditionnels est fortement contestée avec l’apparition de mouvements régionalistes, puis autonomistes. Désormais, le héros corse par excellence devient pour
cette jeune génération Pascal Paoli. Un reportage tourné en 1973 par la télévision
régionale montre bien cet état de fait. Le magazine « Spécial Corse » qui remplace depuis 1969, le « Magazine Corse » tourne donc un reportage intitulé « Une
île pour des Corses » où le journaliste Maurice Olivari se propose de revenir sur
les évènements qui frappent l’île à cette époque et la montée de la violence. Dès
la première phrase du reportage le ton est donné : « Cette année la population a
réagi avec violence contre les fameuses boues rouges italiennes. Un peu, comme
si les Corses avaient réalisé l’immense valeur de leur patrimoine »13. Le journa11
12
13
www.ina.fr
www.ina.fr
Ibid., p.131.
– 209 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
liste avance la particularité de l’île comme un argument polémique : « Coup sur
coup, la semaine dernière des explosions ont touché cette île, ce département à
part… »14. Le journaliste affirme alors que « La Corse, par sa géographie et par
son histoire n’est pas un département comme les autres. Existerait-il un problème
corse ? Apparemment oui…. ».15 Mais outre ces images de violence, le reportage
veut essayer de donner un visage nouveau à cette contestation en insistant sur le
fait qu’elle est aussi culturelle. Le commentaire explique que la Corse connaît
une renaissance culturelle : « À Napoléon, les Corses préfèrent à présent Pascal
Paoli, et depuis cet été, la chanson à la mode en Corse c’est U Culombu… »16
(titre tiré d’une sorte de conque marine, grosse coquille percée par les deux bouts
et dans laquelle on souffle. Le son monotone s’entendait de fort loin pour donner
l’alarme pour tous les dangers. C’est une chanson traditionnelle). Désormais, le
mythe napoléonien est contesté dans l’île.
Parallèles : Napoléon et le traitement médiatique de l’île
Dans les années 1980, la figure napoléonienne est contestée à la télévision
nationale et finalement peu évoquée. En Corse, la création d’une antenne autonome par rapport à Marseille permet la création de nombreux documentaires qui
visent à une redécouverte de l’histoire et de la culture corse. Si de nouvelles figures de l’histoire de l’île sont désormais médiatisées comme celle de Sambucucciu
d’Alandu (personnalité du Moyen-Âge), Sampieru Corsu ou bien évidemment
Pasquale Paoli, Napoléon est moins présent. On peut citer comme rare exemple le
numéro du magazine Di Casa, « La maison de Napoléon, A casa di Napulione »,
diffusé le 25/04/1981 sur FR3 Corse. Il s’agit d’une visite de la maison Bonaparte
qui permet d’évoquer l’histoire de Napoléon. Pour les journalistes de l’époque, il
s’agit de se réapproprier une histoire longtemps passée sous silence au détriment
de figures médiatiques comme celle de Napoléon.
La figure napoléonienne revient au goût du jour seulement à la télévision
nationale à partir de la fin des années 1980 grâce au bicentenaire de la Révolution. Mais en Corse, il reste peu évoqué. Ainsi, la station régionale corse réalise
deux documentaires sur la Révolution. Seule particularité, un retour sur l’avant
révolution, la période où la Corse n’était pas encore française. Les deux documentaires (La Révolution en Corse le 11/07/1989 et 25/07/1989 durée 50min) se
présentent non pas sous la forme d’une fiction (faute de moyens, évidemment)
mais sous celle du reportage. En conséquence, la parole est toujours donnée à
un expert : un curé, un conservateur de musée, un érudit local, bref un notable,
14
15
16
Idem.
Idem.
Idem.
– 210 –
– le mythe de naPoléon à la téléviSion –
qui remplit le rôle de « donneur de leçons »17. Ici, ce sont des historiens reconnus qui s’expriment comme Didier Rey, Jacques Gregorj, Pierre Rossi, Francis
Pomponi, Jean-Dominique Gladieu, le directeur des Archives départementales de
Haute Corse, Me Santoni avocat et Lucette Poncin du Centre Régional de Documentation Pédagogique de Corse. Chacun évoque un aspect de la Révolution qui
a trait à sa spécialisation : religion, agriculture, élite… Cette formule appartient
au genre télévisuel en général. Ce procédé aboutit forcément à un discours très
consensuel. Une figure domine nettement le documentaire, il s’agit de Pasquale
Paoli. Pour conclure, on peut dire que ce reportage est plus axé sur l’histoire des
luttes corses que sur la Révolution française. La figure de Napoléon est présente
dans ces documentaires en filigrane.
Dans les années 1990, la place de l’histoire s’amoindrit à la télévision. « Les
émissions culturelles ont vu non seulement leur nombre diminuer malgré l’augmentation du nombre d’heures de programmes et celles qui subsistaient ont été
reléguées tard dans la nuit »18. Cependant certaines chaînes se spécialisent dans
ce type de documentaires comme Arte. La vision de Napoléon devient multiple :
entre aversion, rigueur historique ou épopée. L’image de l’Empereur se brouille
à la télévision nationale.
Concernant la télévision régionale, la figure napoléonienne semble revenir
progressivement à l’antenne dans les années 1990 et 2000. Et cela pour plusieurs
raisons. Tout d’abord, en examinant les documentaires historiques, nous nous
sommes aperçus que cette histoire, à la télévision, se construisait autour de figures : figure du poilu, figure du résistant, figure de Pasquale Paoli… L’histoire, à la
télévision régionale, est surtout personnalisée, choisissant les grands héros19. Elle
préfère aussi les thèmes consensuels. Cette tendance a été confirmée par l’article récent de l’Express qui évoque cet attrait, « ce culte des héros »20. Ce journal
explique que, « pour avoir droit à ce titre, il faut remplir un certain nombre de
conditions : la bravoure militaire, la fidélité, le sens de l’honneur… Le sang versé
pour l’indépendance de l’île dispose d’un fort cœfficient »21. Napoléon semble
remplir ces critères. Il est une figure incontournable lorsque l’on évoque la Corse
et Ajaccio dans des documentaires ou magazines régionaux.
17 F. de la Bretèque, « Le rapport au temps historique dans les émissions Viùre al païs de
FR3 Languedoc-Roussillon-Midi Pyrénées », in « Télévision et espace régional », op. cit. , p.
212.
18 D. Chanteranne, I. Veyrat-Masson, Napoléon à l’écran, Cinéma et télévision, op.cit.,
p.136.
19 J. Bourdon, « Une histoire de l’histoire à la télévision », xxe Siècle, Volume 24, 1989,
Paris, p. 101-102.
20 « Corse, fortes têtes », l’Express, semaine du 6 au 12 août 2009.
21 Idem.
– 211 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Cependant, c’est quand même l’histoire contemporaine et immédiate qui prévaut sur l’antenne. Car l’histoire de la Corse est, depuis les années 1970, source
d’enjeux : « L’histoire de la Corse a été victime du changement d’identité que
l’île a connu au siècle dernier. Cette identité originale consistait bien sûr en
une certaine lecture de la Corse telle qu’elle se construisait. Mais aussi en une
certaine vision du passé qui permette de donner un sens à cette idée nouvelle.
Comme le souligne Patrick Geary, la mémoire « jouait un rôle fondamental dans
la façon d’appréhender le monde contemporain… Ceux qui pouvaient contrôler
le passé pouvaient commander l’avenir » »22. Les émissions régionales et certaines émissions nationales dans leur rapport à l’histoire sont confrontées à une
« pétrification du passé »23. Peu d’émissions s’inscrivent en porte à faux avec le
courant de pensée militante corse. La figure de Napoléon paraît encore difficile à
appréhender dans cette histoire militante.
Conclusion
Aujourd’hui, Napoléon est une icône commerciale en Corse. Les liens du
« mythe napoléonien » avec l’histoire, la culture semblent indéfectibles. Malgré
une période de rejet dans les années 1970, la figure de Napoléon Bonaparte reste
centrale dans l’histoire de la Corse et demeure encore aujourd’hui très ancrée
dans les mentalités. Ces dernières années, Napoléon et sa jeunesse en Corse font
l’objet de l’intérêt des historiens. De même, la ville d’Ajaccio a choisi de valoriser cet héritage historique ces dernières années. Irons-nous donc, alors en Corse,
vers une représentation plus apaisée et rigoureuse d’un personnage qui appartient
à la mémoire collective ?
22 A.-M. Graziani, « Comment peut-on être Corse ? L’histoire au gré des racontars », revue
Cairn, 1997, p.929.
23 Charles Camproux, Histoire de la littérature occitane, Payot, Paris, 1953, p.193.
– 212 –
napoLéon et LeS « nouveaux médiaS » :
deScription et anaLySe de La préSence
de La figure napoLéonienne danS La bande
deSSinée, Le manga et LeS Jeux video
Candice OBRON-VATTAIRE
Doctorante en Littérature comparée
Université de Corse
UMR 6240 LISA
« Les individus bricolent leur réalité à partir des impulsions de l’environnement, à partir des représentations, des images, des configurations que la société,
la culture et les médias mettent à leur disposition. »1
lise Boily dans Imaginaire et nouveaux médias.
Nos sociétés industrielles et technologiques sont paradoxalement de plus en
plus mythologiques. L’imaginaire étant vécu comme un refuge face à la pression
sociale, aux obligations salariales ou plus profondément à l’absurde de la condition humaine, dégagée de toute explication religieuse.
Preuve en est, la présence du mythe de Napoléon, qui, depuis plus de deux
cents ans, suscite encore et toujours curiosité, agacement, admiration, rêverie…
1
BOILY Lise dans Imaginaire et nouveaux médias, Centre de recherche sur l’Imaginaire,
Montpellier, Actes de Colloque, sous la dir. de Lise Boily, Ed. L’Harmattan, Paris, 1998,
p.31.
– 213 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Un mythe qui perdure est un mythe qui s’adapte, qui évolue ; polymorphe,
il suit l’évolution des esprits et ainsi ne meure pas. Voilà la force d’un mythe
comme celui de Napoléon : l’adaptation au milieu, à l’environnement. Ajoutons
que si les « choses répétées signifient »2 comme l’écrit Roland Barthes, la figure
de Napoléon doit également sa survie à sa perpétuelle réutilisation, voire sa
« réactualisation ». Il devient alors « alibi perpétuel »3 à d’autres vérités, d’autres
valeurs, réapparaissant au fil des siècles sur différents supports. Si, pour Lucian
Boia, « le cinéma, la télévision, la publicité, la bande dessinée s’épanouissent aux
dépens de l’écrit »4, nous dirions plutôt qu’ils « en prennent le relais ». Mais, à la
différence des siècles derniers, le spectateur se veut aujourd’hui acteur.
Les nouveaux médias, nouveaux « supports à la parole mythique »5 :
Le xxe siècle a ainsi vu naître de nombreux supports à l’imaginaire humain tels
que la presse écrite, la radio ou encore la télévision. Nous sommes entrés dans
une ère nouvelle : celle de la communication à distance. Mais c’est réellement
dans les années 60, avec l’apparition d’internet, nouvelle dimension de la communication de masse, que le spectateur devient acteur.
Nous avons choisi ici d’évoquer la présence de la figure napoléonienne dans
trois médias dits « nouveaux » que sont : les bandes dessinées, les mangas et les
jeux vidéo. Car, comme l’a si bien dit Edgar Morin, « il faut s’amuser à flâner sur
les grands boulevards de la culture de masse ».
La bande dessinée
Nous retrouvons la figure napoléonienne dans une vingtaine de bandes dessinées européennes (France, Belgique, Croatie, Italie) de 1970 à nos jours (liste
non exhaustive) :
• Roger Lecureux et Guido Buzzelli, coll. Histoire de France
- 1977 : Napoléon
- 1980 : Une première république, Bonaparte
• Liliane Funcken et Fred Funcken, Ed. Mémoires d’Europe
- 1993, Waterloo
- 1993, La chute de l’aigle
- 1994, Le sultan de feu
2
BARTHES Roland, Mythologies, Points Civilisation, Editions du Seuil, Paris, 1957,
Avant-propos.
3
Op. cit., p.209.
4
BOIA Lucian, Pour une histoire de l’imaginaire, Ed. Les Belles lettres, Paris, 1998,
p.45.
5
BARTHES Roland, Le mythe, aujourd’hui, Points Civilisation, Editions du Seuil, Paris,
1957, p. 194.
– 214 –
– naPoléon et leS « nouveaux médiaS » –
• Jean-Marc Rochette, Ed. Casterman
- 2000, Napoléon et Bonaparte (humoristique)
• Guy Hempay et Pierre Brochard, Ed. du Triomphe
- 2004 : Napoleon Bonaparte – De l’île de beauté à l’île de malheur
• Igor Kordey et Pécau
-2006, Empire, T1 – Le général fantôme
- 2007, Empire T2 – Lady Shelley
- 2007, Empire T3 – Opération suzerain
• André Osi, Ed. Joker P Et T Production
-2009, Napoléon, T1– Toulon
-2010, Napoléon, T2 – Le général Vendémiaire
• Jean Torton, Jacques Martin et Pascal Davoz, Ed. Casterman
- 2010, Napoléon Bonaparte, T1
• Dimitri et Eudeline, Ed. Joker P Et T Production
- 2008, Les Oubliés de l’Empire
- 2009, Les Oubliés de l’Empire 2 – Du sang en Andalousie
- 2010, Les Oubliés de l’Empire 3 – Les damnés
• Nicolas Dandois, Ed. Des Ronds Dans Lo
- 2010, Napoléon, Eté 1815, T1
Prenons l’exemple du Napoléon Bonaparte de P. Davoz et J. Torton
(Belgique)6 :
Rigueur d’écriture, souci d’exactitude documentaire, minutie dans le dessin ;
nous sommes bien loin, nous le verrons, du style manga. Ici il est question de
l’enfance et de la formation du jeune Bonaparte. « Pas de « on dit », pas de fausses rumeurs, enfin un authentique Napolione Di Buonaparte : de l’histoire, de
l’aventure, de l’action, de l’émotion…Et la Révolution » (quatrième de couverture). La bande dessinée européenne se veut ici garante d’une certaine véracité du
fait historique ; en témoigne cette citation de Bonaparte en première page : « Le
mensonge passe, la vérité reste ». C’est ainsi dans le respect du fait historique et
avec pour objectif de « rétablir la vérité » que les auteurs (Pascal Davoz et Jean
Torton) ont envisagé ce Napoléon. Il s’agit également pour eux de faire découvrir
ou redécouvrir le personnage aux jeunes et aux moins jeunes à travers un dessin
précis (décors, uniformes…) et des indications textuelles abondantes sur l’œuvre
militaire et sociale de Napoléon Bonaparte.
Vision plus sage, plus fidèle à « l’Histoire », aux sources historiques, qu’elle
ne l’est au Japon par exemple. En Europe, on prend peu de risques avec la figure
6
MARTIN Jacques, TORTON Jean, DAVOZ Pascal, Napoléon Bonaparte, Tome 1, Casterman, 2010.
– 215 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
napoléonienne par peur de froisser, de choquer, de faire polémique. On préfère
rester fidèle à l’image lisse du jeune soldat, bon élève et futur Empereur des
Français. Rappelons que Jacques Martin, dessinateur franco-belge, faisait partie
de l’école de Bruxelles où le dessin est plus réaliste tout en restant codé, les
décors traités de façon minutieuse (d’après documentation), le texte abondant et
les cases rectangulaires.
Second exemple, le Napoléon d’André Osi (Belgique)7 :
La quatrième de couverture du tome 1, signée par l’historien Jean Tulard,
énonce clairement les enjeux de la bande-dessinée, qui revendique son statut d’art
puisqu’elle aussi s’empare de Napoléon : « La musique, la peinture, le théâtre, le
roman et le cinéma ont fait de Napoléon un mythe. Pourquoi la bande-dessinée
ne pourrait-elle pas à son tour évoquer un tel personnage ? ».
De même que Pascal Davoz et Jean Torton, André Osi souhaite faire découvrir ou re-découvrir le personnage : « Comme beaucoup de personnes, j’avais une
image très limitée du personnage, essentiellement axée sur le côté conquérant.
C’est en lisant une biographie détaillée (le Napoléon de Max Gallo en 4 volumes)
que j’ai pris conscience de la richesse du personnage et que j’ai trouvé intéressant d’en faire une série BD historique détaillée. Je précise que si la biographie
de Max Gallo a été l’élément déclencheur, ma série n’est nullement une adaptation de son œuvre »8.
Et ce bien au-delà de l’aspect martial du parcours de Napoléon : « J’essaie
d’être le plus objectif possible et je ne me limite pas à évoquer la carrière militaire de Napoléon, mais également tout ce qu’il a apporté à la France et à l’Europe au point de vue économique, social, administratif, etc... »9
Lorsque l’on demande alors à l’auteur ce que le personnage représente
aujourd’hui, pour les jeunes notamment, la réponse est nuancée et très objective :
« En fait, si je ma base sur les réactions que je découvre lors des séances de dédicaces, les gens ont des idées très divergentes sur le personnage. Il y a les fanatiques purs et durs, pour qui Napoléon est presque considéré comme un dieu, et les
opposants qui, au contraire, le comparent à un Hitler, un Staline, etc... Et puis, il
y a les autres, qui s’en moquent un peu, et qui représentent essentiellement mon
public cible. Je veux dire par là que j’espère faire découvrir à ces gens ce qu’était
7
OSI André, Napoléon, Tome 1 Toulon ; Tome 2, Le Général Vendémiaire, Editions Joker,
2009 et 2011.
8
Interview d’André Osi (scénariste, dessinateur et coloriste belge – Auteur du Napoléon
T.1 Toulon, Ed. P & T Production, Joker Editions, 2009) réalisé le 09/11/2010 par échanges de
courriels.
9
Interview d’André OSI (scénariste, dessinateur et coloriste belge – Auteur du Napoléon
T.1 Toulon, Ed. P & T Production, Joker Editions, 2009) réalisé le 09/11/2010 par échanges de
courriels.
– 216 –
– naPoléon et leS « nouveaux médiaS » –
réellement Napoléon, sans le glorifier ni minimiser son apport »10. Nous sommes
ici encore dans une volonté de démocratisation du savoir historique et sans verser
dans le « rétablissement de la vérité », l’auteur s’inscrit dans une démarche de
transmission, que se soient des aspects positifs ou négatifs du personnage.
Dans leur avant-propos à la revue Sociétés consacrée à « L’univers des
bandes dessinées », Fabio La Rocca, Antonio Rafele et Marcello Serra nous
rappelle à fort juste titre que la bande dessinée offre des « totems suscitant des
émotions collectives »11. La figure napoléonienne est-elle ainsi vécue comme un
totem, un être mythique considéré comme l’ancêtre éponyme d’un clan ainsi
que son esprit protecteur et vénéré comme tel, un être représentant des symboles et des valeurs auxquelles on fait appel pour se rassurer, pour rêver, se
rappeler un passé glorieux ?
Le manga
On ne date leur apparition en tant que « dessin involontaire » qu’à la fin du
siècle : Hokusai, en 1814, nomme les images de grimaces qu’il a commencé à dessiner « hokusai manga » ; faisant ainsi connaitre le mot en occident.
Il s’agit ici de se demander pourquoi un général français du xixe siècle réapparait,
dans une série en 7 tomes d’un dessinateur japonais. Pour cela nous devons tout
d’abord nous intéresser à la culture japonaise. Jusqu’au xixe siècle, la société
japonaise était fondée sur la stricte hiérarchie des classes : la classe guerrière des
samouraïs (ou bushi : terme d’origine chinoise signifiant littéralement « guerrier
gentilhomme » en japonais) était au sommet, suivie des fermiers, des artisans et
des commerçants. Comme toutes les îles, le Japon a été l’objet de convoitises
au fil des siècles. On décèle ici peut-être une des clefs de l’attrait pour la figure
napoléonienne chez les Japonais : né sur une île, la Corse, Napoléon est ce guerrier occidental qui est parvenu à envahir une partie de l’Europe à la tête de ses
fidèles grognards. Nous savons également l’intérêt que portent les Japonais à la
culture occidentale et particulièrement la culture française, empreinte d’une histoire « tourmentée ». Doté d’une politique expansionniste dès la fin du xixe siècle
durant les ères Meiji et Shōwa (1870-1942), l’Empire du Japon s’étend alors de
la Manchourie au nord jusqu’aux Philippines au sud. Nous pouvons ainsi nous
figurer que Napoléon représente une sorte de « samouraï occidental » des temps
modernes.
xviiie
10 Ibid.
11 Revue SOCIETES, 2009/4 (n°106), « L’univers des bandes dessinées ». Avant-propos de
LA ROCCA Fabio, RAFELE Antonio et SERRA Marcello.
– 217 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Le Napoléon d’Hasegawa Tetsuya (Japon)12 :
On constate l’intérêt et la fascination de l’auteur pour l’aspect martial,
l’amour de la liberté et de la patrie. La vision japonaise du « héros » se révèle
plus « moderne », plus audacieuse : Hasegawa n’hésite pas à montrer Napoléon,
blessé, agacé, effrayé, voire même au lit avec ses conquêtes féminines.
Les dessins frénétiques, riches en détails émotionnels et gestuels, y expriment
la peur de mourir dans le chaos de la bataille. Dans la postface à son Napoléon
(Tome 1), Hasegawa Tetsuya écrit ainsi : « Les dynasties et l’Empire napoléonien
me passionnaient. J’ai été tenté et j’ai donc décidé de faire une ébauche. Mais
une fois dessiné, tout changea. Les hommes que je devais dessiner faisaient partie
d’un monde antérieur. Il y avait des gens qui luttaient pour la liberté et d’autres
pour la patrie, tout en ayant peur de mourir. Ce que je voyais était des hommes
qui flottaient à la dérive dans un formidable Empire, entouré par le chaos. »
Cependant, il faut noter la présence de nombreuses erreurs dans la traduction et
certainement dans la version originale ; par exemple : « En 1768, Genève vend
la Corse à la France » (au lieu de Gènes) ; ou encore des fautes d’orthographe
concernant les noms des lieux ou des maréchaux de l’Empire. L’auteur reconnait
lui-même ses lacunes historiques.
Hasegawa Tetsuya ne s’attarde pas sur la jeunesse du personnage : le premier
tome s’ouvre avec un Napoléon déjà général. Son enfance n’est ici évoquée que
par le biais de flash-back.
Bonaparte y est dépeint comme un homme simple (style vestimentaire notamment) mais hautement respecté. Dès le commencement, on le confond avec un
simple soldat. Deux maréchaux s’entretiennent à son sujet : « Fais attention, il
porte généralement des habits d’officier supérieur et pas des habits de général…
En plus il porte souvent un manteau simple en faisant la tournée des camps et il
parle d’une façon très particulière… ». Napoléon. apparaît fin psychologue : « Tu
ne dois pas regarder avec tes yeux… » ; et conscient de son influence sur l’Histoire : « C’étaient une poursuite digne de figurer sur les manuels »13. Il est proche
de ses hommes ; à la veille de la bataille d’Austerlitz, il se rend au camp pour
remonter le moral de ses troupes : « Demain, trois empires vont se battre ! Nous
entrerons dans l’Histoire, en tant que vainqueurs, évidemment ».
Les soldats français sont odieux, violents, ils maltraitent les Corses : « Les
Corses sont tous des singes, qu’ils payent » (chanson). Le jeune Napoléon est
moqué par les autres pensionnaires de Brienne ; ainsi on lui fait dire ces paroles :
12
13
HASEGAWA Tetsuya, Napoléon, Editions Kami, 2004.
HASEGAWA Tetsuya, Napoléon, Tome 1, Ed. Kami, 2006, p.47.
– 218 –
– naPoléon et leS « nouveaux médiaS » –
« Je n’oublierai jamais ma vengeance sur la France ». Comme les « super-héros »
des bandes dessinées, Napoléon est ici l’adolescent rejeté dans sa différence (celle
d’être Corse, d’être solitaire…) : les adolescents lecteurs de manga, en proie aux
changements psychologiques et physiques caractéristiques de cette période de
la vie, peuvent se reconnaitre, s’identifier à ce jeune homme seul et rejeté qui
deviendra un « grand homme ». La notion de vengeance est présente : Napoléon
a-t-il voulu se venger de bassesses de ses camarades qu’il aurait subi ? C’est un
caractère récurrent chez les « super-héros » : Batman combat le crime parce qu’il
n’a jamais pu empêcher l’assassinat de ses parents, ou encore Spider-man l’assassinat de son oncle.
L’auteur fait ainsi parler un professeur de Brienne de l’Histoire de Corse : « Le
caractère de ces insulaires est très instable car ils se nourrissent de poisson et
de fromage… » Hasegawa Tetsuya insiste sur le caractère raciste et intolérant des
Français envers les Corses. Napoléon s’est confectionné un parterre de fleurs,
sous un arbre, où il passe son temps à lire et à prendre des notes : ici est illustrée
la vision romantique du jeune Bonaparte. Ce parterre de fleurs ressemble à la
Corse (il a la forme de l’île). C’est une façon qu’il a trouvé d’être un peu chez lui.
On retrouve ainsi l’idée de l’attachement à la terre-mère, aux origines. Le jeune
Bonaparte a même de quoi perdre la foi car le prêtre auquel il se confesse lui
rétorque : « Tu parles de cette île de barbares ? ». Napoléon se saisit alors d’une
chaise pour détruire le confessionnal ! On retrouve ainsi un Napoléon Bonaparte
qui ne se veut pas le gouverneur de la France, dont il ne se sent pas le fils, mais
de la Corse, sa terre natale.
L’image du père est négative : Charles Bonaparte devient le « renégat ».
« Maintenant je suis avec les Français » déclare t-il sans honte. Il ajoute : « Quand
les gens ont des convictions, ils n’observent plus les autres ». La figure de Paoli
apparaît au cours du second tome, lorsqu’il dit à Napoléon : « Tu peux me considérer comme ton père ». Plus loin, Napoléon parle à Joseph : « Grand frère, nous
pouvons devenir de grands hommes. Je veux devenir comme Paoli. » Paoli est
ainsi dépeint comme un chef violent, mais un homme de parole, aux valeurs
absolues : il fait tabasser un paysan qui n’a pas respecté la propriété de son voisin.
Paoli à Napoléon : « Ta vie est plus importante que l’honneur ? Tu n’es vraiment
pas un Corse ». Cependant, la Corse représente l’île sereine et calme, loin du
tumulte de la Révolution.
Pour le Napoléon d’Hasegawa Tetsuya « la Révolution est une splendide occasion pour les ambitieux ! » : rejeté puis adulé, parti de rien pour franchir toutes les
marches du pouvoir, petit Corse devenu un mythe, le personnage de Napoléon
a de quoi séduire la culture japonaise friande de destin hors du commun. Mais
– 219 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
cette citation illustre à quel point l’auteur ne néglige pas le fait que la carrière de
Napoléon Bonaparte s’est construite à partir du chaos de la Révolution.
Vincent Frédéric, dans son article « La structure initiatique du manga. Une
esquisse anthropologique du héros », évoque la « structure narrative » du manga
fondée, selon lui, « sur l’idée d’un parcours initiatique »14. Nous nous sommes
ainsi amusés à appliquer cette structure au parcours de Napoléon Bonaparte.
Le voyage initiatique du manga est constitué de différentes étapes selon Vincent Frédéric :
Le rappel de l’anonymat et de la contingence du héros (le petit Corse)
Appel à l’aventure (la première campagne de Sardaigne)
La rencontre avec un mentor ou un maître (Pascal Paoli)
Série d’épreuves (Toulon, les campagnes d’Italie, la campagne d’Egypte, le
coup d’État du 18 Brumaire, l’Empire)
Compagnons et adversaires l’entourent (sa famille, Bourrienne/les Anglais)
La chute : doute et méditation (l’exil à Elbe)
Epreuve suprême : affrontement avec sa mort : qui n’est pas synonyme de fin,
d’anéantissement mais de changement, de passage d’un état temporel à un état
d’immortalité ; une existence nouvelle, sacrée ou mythique (l’exil et la mort à
Sainte-Hélène puis le mythe).
Le manga véhicule donc « un imaginaire initiatique dont les individus ont
besoin pour se construire socialement »15 que l’on a pu grossièrement, comme
ici, résoudre en un schéma.
Le voyage initiatique comprend ainsi plusieurs stades de métamorphoses.
L’imaginaire japonais a ainsi vu dans la vie et le parcours militaire et politique
du jeune Bonaparte un reflet du parcours initiatique du héros des légendes de
leur passé ; pour qui l’apprentissage se fait par le temps et les efforts, à l’image
de l’existence humaine. À la suite de Romain Chappuis nous pouvons évoquer
l’importance du thème de l’épreuve initiatique, du travail : « La culture populaire
japonaise survalorise la bonne volonté désintéressée et le désir de se mettre au service du groupe, désir dont un travail acharné constitue la meilleure preuve »16.
14 Revue SOCIETES, 2009/4 (n°106), « L’univers des bandes dessinées », VINCENT Frédéric, « La structure initiatique du manga. Une esquisse anthropologique du héros », p. 2.
15 Op. cit., p.4.
16 CHAPPUIS Romain « La japonité selon Jeanne d’Arc. Mythes et récits occidentaux dans
le manga et l’anime », Critique internationale, Les chemins de la globalisation culturelle,
n°38, janvier-mars 2008, Presses de Sciences Po, Paris, 2008, p.67
– 220 –
– naPoléon et leS « nouveaux médiaS » –
Autres mangas évoquant des personnages historiques français :
Louis XIV dans La Rose de Versailles de Riyoko Ikeda, paru entre 2002 et
2005 en 3 tomes.
Jeanne d’Arc dans Jannu de Yoshikazu Yasuhiko, 2002-2003, 4 tomes.
Jésus Christ dans Iesu de Yoshikazu Yasuhiko, 1995-2003, 3 tomes.
Pour Michel Maffesoli « le Japon est un évident laboratoire de la postmodernité »17, la culture après les années 1960 ou 1970. Toutes les civilisations ont
besoin de « belles histoires »18 qu’elles se racontent et qu’elles partagent entre
elles, comme un « liant »19. Nous sommes ainsi en droit de nous demander en quoi
un personnage historique français intéresse les nouvelles générations, non francophones. S’agit-il d’une idéalisation d’un continent, d’un pays, d’une période, du
personnage, de l’homme ? Napoléon ne représenterait pas l’image du samouraï
des temps modernes et à travers lui la nostalgie d’une certaine époque où le soldat,
le combattant était glorifié pour sa bravoure ? L’époque contemporaine, à l’heure
de la mondialisation, de la culture de masse, du rendement et de l’efficacité à tout
prix exacerbe l’imaginaire des peuples : aujourd’hui on rêve d’autre chose, d’une
époque où la face du monde pourrait changer par la volonté d’un seul homme…
et si cet homme c’était vous ? ! Voilà ce que vendent les jeux vidéo…
Les jeux vidéo
Nous retrouvons la figure napoléonienne dans une dizaine de jeux vidéo de
1970 à nos jours (liste non exhaustive) :
• Editeur : Empire Interactive (Royaume-Uni)
-1999, Wargamer, Napoléon 1813 (Cédérom, PC)
• Editeur : Genki (Japon)
- 2001, Napoleon (Gameboy Advance)
• Editeur : Nobilis AGEOD (Europe)
- 2007, Les Campagnes de Napoléon (PC)
• Editeur : Focus Home Interactive (France) ou GSC Game World
- 2005, Cossacks II Napoleon Wars (PC)
- 2006, Cossacks II Battle for Europe (PC)
• Editeur : BreakAway Games (USA)
- 2001, Waterloo : La Dernière Bataille de Napoleon ( PC)
- 2002, Austerlitz : Napoleon’s Greatest Victory
17 AZUMA Hiroki, Génération Otaku , [préface de Michel Maffesoli], Coll. Haute tension,
Ed. Hachette Littératures, Paris, 2008. Préface Michel Maffesoli, p.5.
18 Op. cit, p.6.
19 Op. cit, p.8.
– 221 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
• Editeur : Matrix Games (Europe) ou Western Civilization Software
- 2006, Crown Of Glory – Europe In The Age Of Napoleon (PC)
• Editeur : Sega (Americano-japonais)
- 2010, Napoléon : Total War (PC)
• Editeur : Ubisoft (Collection Exclusive Collection) ou Western Civilization
Software
- 2001, Europa Universalis I – 1492-1792 (PC)
- 2007, Europa Universalis III
• Editeur : 2 K (USA+Europe)
- 2008, Civilization Revolutions (Playstation 3, Xbox 360)
• Editeur : Hussar Games
- 2007, Napoleon in Italy
• Editeur : Slitherine Software
- 2008, Commander : Napoleon at War
Prenons l’exemple de Napoleon, Total War (Amérique-Japon)20 :
Les jeux vidéo comptent aujourd’hui environ 430 millions d’adeptes dans le
monde (soit 7% de la population mondiale)21. Né d’une activité méconnue, pour
ne pas dire marginale, au début des années 1980, le jeu vidéo s’est imposé en
tant que secteur économique dès 1989/1990. Patrick Tacussel dans son article
Les images de synthèse : vers une mutation civilisationnelle parle à leur sujet de
« nouveau mode de manipulation des représentations »22, ce que Chrys. Constantopoulou confirme en affirmant « que les jeux vidéo véhiculent des fantasmes
archétypaux ». Il ajoute cette analyse fort pertinente au sujet du rôle actuel des
jeux vidéo : « en empruntant au savoir d’aujourd’hui son langage, ils font resurgir les mythes d’hier (en les dotant d’une crédibilité nouvelle…) révélant ainsi
des angoisses humaines peut-être « éternelles » »23. Pour Chrys. Constantopoulou,
nous nous devons de « souligner que l’imaginaire des jeux répond à des « besoins
profonds », et devient « approche du monde » : en tant que récit mythique de notre
temps il est sans doute riche de sens (surtout en tant que mise en scène/participation/implication personnelle à des défis considérés « vitaux »…) »24.
20 Napoleon Total War, SEGA, 2010
21 Statistiques de l’AFJV (Agence Française du Jeu Vidéo) : étude de marché, statistiques,
ventes, enquête de consommation (2010). Disponible sur : http ://www.afjv.com/infos_chiffres.php
22 TACUSSEL Patrick, « Les images de synthèse : vers une mutation civilisationnelle »,
Cahiers de l’imaginaire, Volume 1, Toulouse Privat, 1988, p.105.
23 CONSTANTOPOULOU Chrys., « Imaginaire et nouveaux médias », Cahiers de l’imaginaire, Centre de recherche sur l’Imaginaire, Montpellier, Actes de Colloque, sous la dir. de
Lise Boily, Ed. L’Harmattan, Paris, 1998, p.70.
24 Op. cit.
– 222 –
– naPoléon et leS « nouveaux médiaS » –
Bernard Jolivalt ajoute que « de même que le cinéma adapte volontiers les
œuvres littéraires, le jeu vidéo est un art d’emprunt. »25 Nous l’avons constaté ici
également au sujet de la bande dessinée européenne et du manga, avec la figure
napoléonienne. Ajoutons cependant que pour John Crowley, les jeux de stratégie
sont des jeux au contenu « explicitement politique […] que l’ont pourrait qualifier
de « démiurgiques » »26. On y retrouve très souvent des « rapports de pouvoir entre
individus et entre groupes ». Evoquons à présent la figure napoléonienne à travers
le Napoléon, Total War, jeu développé par une société américano-japonaise. Les
jeux de guerre ou de stratégie ont été utilisés à l’origine pour planifier des opérations militaires et des conflits par les états-majors militaires à partir de la fin du xixe
siècle. Le joueur devient ainsi le général Bonaparte et tel un dieu surplombant l’univers qu’il a crée, il donne des ordres à chacune de ses unités. Chrys. Constantopoulou, dans Imaginaire et nouveaux médias, reprenant les propos de Roger Caillois
(1958) nous rappelle que « le jeu contribue à l’accomplissement de besoins tels
que : le besoin de s’affirmer, l’ambition de se montrer le meilleur ; le goût du défi,
du réconfort, ou simplement de la difficulté vaincue ; l’attente, la poursuite de la
faveur du destin […] »27 Le joueur prend ainsi clairement la place du stratège, la
place du général Bonaparte, afin de revivre virtuellement l’ivresse et l’exaltation
du combat. Nous y voyons ainsi une volonté de revivre le passé, ses « grands »
moments, décisifs et uniques que l’on n’a pas vécus, pour peut-être y apporter sa
vision de l’évènement et espérer changer « virtuellement » l’Histoire.
Lors d’une interview accordée au site excessif.com, Dimitri Casali (ancien
professeur d’histoire en ZEP pendant une dizaine d’années, créateur du département Histoire des éditions Vuibert. Il a par ailleurs travaillé sur le mythe napoléonien sous la direction de Jean Tulard et a collaboré avec la presse écrite et la
télévision) déclare très justement : « grâce à ce type de jeu, où l’on se retrouve au
cœur de l’action, et où les personnages sont réhumanisés comme Napoléon, on
comprend mieux comment l’histoire a pris cette tournure là. En jouant Napoléon
par exemple, les gens comprennent tout de suite comment il a réussi à créer cet
empire »28. Dimitri Casali dénonce très justement le fait que l’aspect martial est
privilégié dans ce genre de jeux : « la qualité de meneur d’hommes de Napoléon
25 JOLIVALT Bernard, Les jeux vidéo, Coll. Que sais-je ?, PUF, Paris, 1994, p.43-44.
26 CROWLEY John « L’imaginaire politique des jeux vidéo », Critique internationale, Les
chemins de la globalisation culturelle, n°38, janvier-mars 2008, Presses de Sciences Po, Paris,
2008, p.73.
27 CONSTANTOPOULOU Chrys., « Imaginaire et nouveaux médias », Centre de recherche
sur l’Imaginaire, Montpellier, Actes de Colloque, sous la dir. de Lise Boily, Ed. L’Harmattan,
Paris, 1998, p.74 (note 1).
28 Interview de Dimitri CASALI – site www.excessif.com (url : http ://www.excessif.com/jeuxvideo/actu-jeux-video/news-dossier/napoleon-total-war-special-interview-5752530-760.html).
– 223 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
est prise en compte, mais on ne voit pas ses grandes qualités de grand organisateur, d’administrateur. Tout le côté Code civil, Code Napoléon, création des
préfets, est mis de côté dans ce jeu et c’est bien malheureux. Parce que l’œuvre
de Napoléon est militaire certes, mais elle est aussi administrative avant tout ».
Il ajoute qu’« il y a actuellement en France un véritable malaise avec la figure de
Napoléon, qui, il faut le dire est vraiment le mal-aimé des grands personnages ».
La vision de Kieran Bridgen, Manager de la communication chez Creative Assembly (studio de développement anglais fondé en 1987), est tout aussi intéressante :
il précise qu’« au fil des Total War, l’une des choses que l’on attend des joueurs,
c’est qu’ils refassent toutes ces grandes batailles à leur façon. […] Ce que l’on
attend du joueur, c’est qu’il fasse mieux que Napoléon »29. Il est ainsi possible de
gagner des batailles que Napoléon avait perdues ! « Napoléon Total War récompense les joueurs qui souhaitent changer l’Histoire », ajoute t-il. Kieran Bridgen
précise : « c’est très intéressant de se consacrer à un seul personnage. Mais d’un
autre côté il n’y a qu’une poignée de personnages historiques avec lesquels il y
aurait assez de matière. Il faut que ce soit quelqu’un qui ait changé le monde à
l’image de Jules César ou Napoléon. Mais d’un autre côté on ne veut pas non
plus faire un jeu sur Hitler sous prétexte qu’il a changé le monde. Il faut vraiment
choisir la bonne personne à incarner ».
Ce qui nous conforte dans l’idée que la figure napoléonienne n’est plus considérée comme une figure négative. Napoléon Bonaparte n’est plus le tyran sanguinaire ou l’ogre corse qu’on a pu faire de lui au cours des siècles : il est aujourd’hui,
dans l’imaginaire des jeux vidéo, le fin stratège et le génial meneur d’hommes.
Comme nous le rappelle Bernard Jolivalt, « à l’instar de la littérature, du
théâtre ou du cinéma, le jeu vidéo propose la visite de mondes imaginaires, avec
en prime une interactivité que ne saurait offrir aucun autre art ou spectacle. »30
Manipuler le temps, revenir en arrière, changer le cours de l’Histoire... autant de
désirs humains inassouvis au quotidien, que l’utilisateur de jeux vidéo peut se
vanter d’accomplir, devant son écran, certes, mais de façon de plus en plus réaliste. John Crowley n’hésite pas, quant à lui, à dénoncer la fausse pédagogie des
concepteurs de jeux vidéo utilisant un arrière-fond historique : « ils fournissent
toutes sortes d’informations de type scolaire sur la réalité historique qui sert
d’arrière-plan au jeu, mais ces informations n’ont aucune portée instrumentale
et semblent souvent n’être qu’une sorte d’ « alibi » culturel »31.
29 Site : www.excessif.com (url : http ://www.excessif.com/jeux-video/actu-jeux-video/
news-dossier/napoleon-total-war-special-interview-5752530-760.html).
30 JOLIVALT Bernard, Les jeux vidéo, Coll. Que sais-je ?, PUF, Paris, 1994, p.42.
31 CROWLEY John « L’imaginaire politique des jeux vidéo », Critique internationale, Les
chemins de la globalisation culturelle, n°38, janvier-mars 2008, Presses de Sciences Po, Paris,
2008, p.77.
– 224 –
– naPoléon et leS « nouveaux médiaS » –
Réactualisation du mythe de Napoléon : les grands motifs
d’aujourd’hui
Se dégagent, selon nous, quelques grands motifs relatifs au mythe de Napoléon, aujourd’hui, dans les nouveaux médias. Nous évoquerons tout d’abord l’aspect martial, thème le plus représenté, que ce soit dans la bande dessinée, le
manga ou les jeux vidéo. Batailles, faits d’armes, stratégies, sont mis en avant,
décortiqués, illustrés. Le soldat Bonaparte prend clairement le dessus sur l’Empereur Napoléon. Plus proche du lecteur à travers son image de jeune homme plein
d’ambitions, il permet l’identification. L’œuvre sociale, administrative, judiciaire
de Napoléon n’est ainsi pas retenue : on ne laisse pas de place aux révolutions
sociales qu’à pu accomplir Napoléon ; on privilégie l’aspect martial en occultant
le versant « avancées sociales » de la politique napoléonienne. Que ce soit dans
le manga ou dans les jeux vidéo, il n’est nullement question de la création des
lycées, de la légion d’honneur, du Code civil, du Code pénal, du baccalauréat…
La bande dessinée laisse cependant une place plus importante à ce genre d’informations que le manga ou les jeux vidéo.
L’importance du parcours initiatique est le troisième aspect fondamental dans
cette résurgence du mythe de Napoléon. L’intérêt du joueur à « partir de rien » (tel
le jeune Bonaparte) et à conquérir un Empire, territoire après territoire, à force de
stratégie et de ruse est particulièrement visible à travers la consommation de jeux
de stratégie. On retrouve un désir du joueur de vivre une aventure où il ressente sa
progression jusqu’au sommet du pouvoir auquel s’ajoute un désir de reconnaissance et un besoin de voir évoluer sa condition première. Vient s’ajouter à cette
liste, la figure mythique du héros : les grands hommes se faisant rares, on cherche
donc des modèles structurants, des images du « père », rassurantes, éblouissantes,
dans un contexte mondial morose. La politique n’en offrant plus à la population,
certains se tournent vers la fiction, les artistes, les sportifs ou les personnages du
passé, à l’image de notre général.
Le dernier élément émergeant de cette réactualisation réside dans le fait que
l’image ambivalente du personnage (à la fois l’ogre et le demi-dieu) tend à disparaître : étonnamment, il semble que l’image de Napoléon en vienne à se retourner
du côté positif, à travers ce nouveau prisme. Il conserve ainsi toutes les caractéristiques de l’image dorée (à savoir : le jeune homme fougueux, plein d’ambitions,
le fin stratège, le gouverneur juste, le séducteur…) et l’on voit l’ensemble des
critiques qui ont de tout temps émaillé sa légende disparaître tout simplement : les
images de l’ogre corse, du tyran, du nain ambitieux et perfide, s’envolent dans les
limbes du passé. Faut-il y voir l’idéalisation de la personne de Napoléon, d’une
époque ; puisque les enjeux politiques s’estompent et que seul le mythe demeure ?
Remarquons, de plus, que l’image du corse devient aujourd’hui positive : impré-
– 225 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
gné de sa culture, il y a forgé son caractère d’homme fort. L’île de beauté est le
berceau du héros et non plus de l’ogre.
La figure napoléonienne au Japon, aux États-Unis et en France :
différences et points communs
Au Japon comme aux États-Unis, le souvenir de Napoléon reste très lacunaire
et ne retiendra du personnage historique que ce que l’opinion publique à envie
d’entendre : le récit d’une aventure humaine hors norme. Cependant, quelques
divergences se font ressentir quant à la réception du mythe napoléonien dans
l’imaginaire collectif de ces deux puissances mondiales, résultant bien évidemment de leur appartenance à deux cultures bien distinctes, malgré la menace d’une
mondialisation vorace. Nous parlerons ainsi d’une culture du « self-made man »
aux USA : Napoléon devenant ainsi l’archétype du petit bourgeois devenu Empereur des Français. À rapprocher du « rêve américain », et de ces milliers d’émigrés qui tentent, chaque année, de devenir à leur tour des « grands hommes »
ou du moins des « hommes riches » ! Nous parlerons davantage de culture du
« héros » au Japon : le Japon nous offre une vision différente de notre mythe national. Napoléon devient Samouraï, guerrier des temps modernes, figure occidentale
adulée ; il revêt des valeurs communes aux guerriers japonais en armures : une
loyauté au combat, un respect de l’ennemi, une volonté d’honorer une mémoire
enfouie dans la terre. Une passion commune pour l’histoire française se dégage
pourtant de part et d’autre : l’histoire de France passionne parce qu’elle est complexe, pleine de rebondissements (la Révolution française restant l’épisode qui
aura incontestablement fait couler le plus d’encre, dans le monde entier, sur la
France !) ; au cœur de l’Europe, elle est l’un des fleurons de la culture occidentale. Elle véhicule encore aujourd’hui une image ambivalente de patrie à la fois
romantique et rebelle (images de la Révolution française obligent). Nous observons également un attrait populaire pour le faste et le pouvoir au Japon comme
aux États-Unis : les rois de France, puis l’Empereur Napoléon ont su pour la
plupart entretenir cet environnement démesuré, mégalomane, propre aux souverains du monde entier et ce avec un raffinement poussé à bonne dose qui nous
est parvenu jusqu’ici en conservant son caractère suranné et pompeux. Dotés
d’une architecture principalement constituée de temples réalisée en bois jusqu’à
la fin du xixe siècle, les Japonais voient probablement dans l’architecture française l’expression d’un conservatisme méconnu de leur propre culture ; une sorte
de passé conservé « sous cloche ». Constat que l’on peut aisément appliquer aux
Américains puisque, comme nous le savons, ils ne possèdent qu’une Histoire
« récente » sur leur propre territoire. Se dégage de plus une fascination commune
pour la guerre, le combat – voire une nostalgie du combat au corps à corps. Le
caractère belliqueux du consommateur de jeux vidéo (des jeunes hommes de 12
– 226 –
– naPoléon et leS « nouveaux médiaS » –
à 25 ans principalement) est incontestable aux vues de la consommation des jeux
de stratégie, de guerre et de jeux de violences guerrières en ligne. Pour une génération qui n’a pas connu la guerre, ce constat, au premier abord alarmant voire
inquiétant, peut s’avérer une réaction « justifiée » si l’on considère que l’homme
est aussi un être de conquête. En somme, « la règle des contrastes » qui selon
Lucian Boia veut que l’imaginaire de l’homme produise systématiquement et
parallèlement une image et son contraire – en ce qui concerne Napoléon : Prométhée et Ogre, Christ et Antéchrist à la fois – semble aujourd’hui disparaître au
profit d’une image positive, lisse, uniforme sur les trois continents (avec toujours
un bémol pour la France).
Que ce soit chez les Japonais, chez les Américains ou chez les Français, la
notion de destin pose question : Napoléon était-il prédestiné à devenir ce qu’il est
devenu ? Le destin, cette puissance extérieure à la volonté humaine renforce le
statut d’élu que revêt aujourd’hui Napoléon. Le héros est un « élu de Dieu », mais
il doit surmonter diverses étapes pour en devenir véritablement un. En allant un
peu plus en avant dans l’interprétation, nous pouvons citer les propos très polémiques de John Crowley qui, dans son article « L’imaginaire politique des jeux
vidéo », évoque l’existence d’un « déficit imaginaire de la démocratie pour ce
qui est de la grandeur »32. Ces propos sont corroborés par J.M Bouissou lorsqu’il
écrit que « les valeurs de la démocratie sont singulièrement absentes des univers
ludiques […] »33 car « fondée sur la notion de communauté d’égaux » elle est peu
encline à servir « d’arrière-plan à des univers imaginaires dans lesquels, selon
les cas, le joueur occupe le position du démiurge manipulant à son gré les personnages ou celle du héros d’une quête personnelle plus ou moins violente »34.
Le règne de l’imaginaire prend le relais de l’histoire : les héros, guerriers, samouraïs et autres « super-héros » prennent les armes virtuellement et permettent aux
jeunes, comme aux moins jeunes, d’assouvir des pulsions guerrières ancestrales.
L’imaginaire de nos sociétés se tourne vers le passé pour y combler son
« besoin » de héros, de « grands » hommes. Reprenons simplement les propos de
Lucian Boia qui voit dans cette résurgence incessante du mythe, « […] la société
32 CROWLEY John, « L’imaginaire politique des jeux vidéo », Critique internationale, Les
chemins de la globalisation culturelle, n°38, janvier-mars 2008, Presses de Sciences Po, Paris,
2008, p.90.
33 BOUISSOU J.-M, « Quelques questions sur la globalisation culturelle », Critique internationale, Les chemins de la globalisation culturelle, n°38, janvier-mars 2008, Presses de
Sciences Po, Paris, 2008, p.17.
34 Op. cit., p.17.
– 227 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
matérialisant, dans ses héros, ses rêves et l’idéal toujours présent d’un dépassement de l’histoire et de la condition humaine »35.
Conclusion
La France contemporaine « institutionnelle » semble bouder la figure napoléonienne (cf l’ouvrage de J.O. Boudon, Les habits neufs de Napoléon, Bourin Editeur, 2009) ; mais, nous pouvons dire le contraire de la France dite « populaire »,
consommatrice de bande dessinée et de jeux vidéo.
Le mythe napoléonien est de plus récupéré par les grandes puissances du
xxie siècle (Japon et États-Unis notamment) ; nous pouvons y voir une nostalgie
du héros, de la conquête. La réutilisation du mythe est à la fois pédagogique
et économique. Le développement de la technologie numérique, sous couvert
de l’Histoire, s’immisce dans nos vies « par le ludique »36, par la culture et ses
archétypes rassurants. Le personnage fascine toujours, et le mythe de Napoléon
a su, une fois de plus, s’adapter à l’évolution des médias qui le font vivre au fil
des siècles : littérature, cinéma, télévision, manga, bande dessinée, jeux vidéo…
Et demain ? Allons-nous assister à des batailles en trois dimensions, plus vraies
que nature ? Nous ne pouvons ainsi que constater les influences des cultures entre
elles : influence des États-Unis sur le Japon après la deuxième guerre mondiale ;
influence du monde occidental sur le Japon ; situation aujourd’hui renversée par
la montée en puissance des pays asiatiques. S’approprier un motif, une figure
étrangère, permet également de faire découvrir sa propre culture à un lectorat qui
ne serait probablement pas aller naturellement vers ce genre de lecture sans cela.
J.M. Bouissou, quant à lui, écrit fort justement que « l’interaction entre les cultures est un phénomène aussi ancien que les civilisations elles-mêmes. […] De tout
temps, mythes et dieux se sont mêlés et métissés […] »37. On ne parle plus alors de
conflits, de destructions ou de conquêtes par la violence, mais de « soft-power ».
35 BOIA Lucian, Pour une histoire de l’imaginaire, Ed. Les Belles lettres, Paris, 1998,
p.32.
36 CONSTANTOPOULOU Chrys., Imaginaire et nouveaux médias, 1998, p.69.
37 BOUISSOU J.M, « Quelques questions sur la globalisation culturelle », Critique internationale, Les chemins de la globalisation culturelle, n°38, janvier-mars 2008, Presses de
Sciences Po, Paris, 2008, p.9.
– 228 –
– naPoléon et leS « nouveaux médiaS » –
Bibliographie
Ouvrages :
Sur l’imaginaire et le mythe :
- BARTHES Roland, Mythologies, Points Civilisation, Editions du Seuil, Paris,
1957.
- BARTHES Roland, Le mythe, aujourd’hui, Points Civilisation, Editions du
Seuil, Paris, 1957.
- BOIA Lucian, Pour une histoire de l’imaginaire, Ed. Les Belles lettres, Paris,
1998.
- DETIENNE Marcel, L’invention de la mythologie, Ed. Gallimard, Coll. Tel
Numéro 212, Mesnil-sur-l’Estrée, 2005.
- DURAND Gilbert, Introduction à la mythodologie, Mythes et sociétés, Ed.
Albin Michel, Paris, 1995.
- LEGROS P., MONNEYRON F., RENARD J.B., TACUSSEL P., Sociologie de
l’imaginaire, Collection Cursus, Ed. A. Colin, Paris, 2006.
Sur le jeu et les nouveaux médias :
- AZUMA Hiroki, Génération Otaku , [préface de Michel Maffesoli], Coll. Haute
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- BARON-CARVAIS Annie, La bande dessinée, Coll. Que sais-je ?, PUF, Paris,
1991.
- CARSE James P., Jeux finis, jeux infinis – Le pari métaphysique du joueur, Ed.
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- GRAVETT Paul, Manga, soixante ans de bande dessinée japonaise, Editions du
Rocher , Monaco, 2005.
- JOLIVALT Bernard, Les jeux vidéo, Coll. Que sais-je ?, PUF, Paris, 1994.
Articles :
- BOILY Lise, CONSTANTOPOULOU Chrys., « Imaginaire et nouveaux
médias », Cahiers de l’imaginaire, Centre de recherche sur l’Imaginaire,
Montpellier, Actes de Colloque, sous la dir. de Lise Boily, Ed. L’Harmattan,
Paris, 1998.
- BOUISSOU J.M, « Quelques questions sur la globalisation culturelle », Critique
internationale, Les chemins de la globalisation culturelle, n°38, janvier-mars
2008, Presses de Sciences Po, Paris, 2008.
- CHAPPUIS Romain, « La japonité selon Jeanne d’Arc. Mythes et récits occidentaux dans le manga et l’anime », Critique internationale, Les chemins de
la globalisation culturelle, n°38, janvier-mars 2008, Presses de Sciences Po,
Paris, 2008.
- CROWLEY John, « L’imaginaire politique des jeux vidéo », Critique internationale, Les chemins de la globalisation culturelle, n°38, janvier-mars 2008,
Presses de Sciences Po, Paris, 2008.
- DURAND Gilbert, « La résurgence du mythe et ses implications », Collection
Université de tous les savoirs, L’Art et la Culture, Vol.20, Ed. Odile Jacob,
Paris, 2002.
- TACUSSEL Patrick, « Les images de synthèse : vers une mutation civilisationnelle », Cahiers de l’imaginaire, Volume 1, Toulouse Privat, 1988.
Revue :
- Revue SOCIETES, 2009/4 (n°106), « L’univers des bandes dessinées ».
– 230 –
Le mythe napoLéonien
danS La conScience hiStorique
de La
ruSSie contemporaine :
approche SocioLogique
Nataliya VELIKAYA
Professeur de sociologie
Responsable de la chaire de sociologie politique de la faculté de sociologie
Université d’État des sciences humaines de Moscou
Notre travail est consacré à l’étude de l’image de Napoléon dans la conscience
historique d’aujourd’hui et à la définition du degré de mythification de l’image
de Napoléon en Russie.
Le problème de la corrélation du mythe avec l’histoire, malgré la richesse de
la littérature à ce sujet, a besoin d’être approfondi. Il est à noter qu’il est assez
difficile de lier les termes mythe et histoire étant entendu que le terme mythe suggère des interprétations multiples1 : mythe comme moyen d’épreuve et d’explication de la vie, mythe comme construction artistique, mythe comme produit de la
1
1. Лосев А. Ф. (1930) Диалектика мифа. М., 1930 ; Мелетинский Е. М. (19170) Поэтика мифа. М., 1970 ; Стеблин-Каменский М. И. (1976) Миф. Л., 1976 ; Фрейденберг О.
М. (1978) Миф и литература древности. М., 1978 ; Голосовкер Я. Э. (1987) Логика мифа.
М., 1987 и др. ; Myth ; religion and society : Structural essays. Cambridge etc., 1981 ; Vernant
J.- P. (1938) Myth and Thought among the Greeks. L., 1938 ; Liebrucks B. (1982) Irrationaler
Logos und rationaler Mythos. Wurzburg, 1982 ; Faszination des Mythos : Studien zu antiken
– 231 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
création collective, mythe comme fruit du travail idéologique, ou encore mythe
comme système sémiologique secondaire.
Napoléon en Russie, comme personnage mythologique, est présent dans plusieurs types de productions médiatiques et en partie aussi dans l’histoire officielle.
Il apparaît à l’origine comme personnage littéraire (dans les romans, au théâtre,
dans la poésie) pour ensuite acquérir une nouvelle popularité par le cinéma et la
télévision, et enfin par la reproduction en série destinée au commerce, comme les
jouets, les objets, les produits de grande consommation, etc.
Les sociologues habituellement s’intéressent plus aux mythes de la conscience
des masses qu’aux mythes littéraires ou qu’à la spécificité de l’historiographie sur
Napoléon. L’objectif principal de la recherche dans ce contexte est la description
des méthodes et des moyens d’analyse du mythe historique (dans le cas présent,
de Napoléon) par le biais de méthodes sociologiques.
Sur les mythes historiques et sur la conscience historique
Cela peut sembler un paradoxe mais au cours du déroulement de l’histoire le
contexte du mythe évolue car les découvertes et les théories scientifiques déterminent et par conséquent changent les critères du réel (Refoulé, 1986). À chaque
époque, le contexte du mythe dépend de ce que nous prenons pour le « réel ».
Comme Fritz Saxl l’a justement noté, il est peu probable que nous puissions comprendre une période de l’histoire si nous ne prêtons pas attention aux idées non
scientifiques inhérentes à cette période et aux préjugés qu’elle a générés (Saxl,
1957).
L’opposition entre mythe et histoire est en partie justifiée, parce que le point
de vue dominant est que tous les mythes s’opposent à l’histoire et la narration
passe pour un mythe si les événements décrits ne correspondent pas aux données
de la critique historique.
Cependant, la frontière est plus subtile. Sans redondance de raisonnements
théoriques, il faut noter que la partie la plus importante de la conscience historique est composée par les représentations, chargées émotionnellement, des faits
historiques, des événements, des gens, des personnages éminents, des héros et
des scélérats. Ces représentations jouent le rôle de repères de valeurs qui déterminent pour beaucoup l’appréciation de la réalité et le comportement des gens dans
le monde contemporain. Ces émotions sont l’origine principale de la mythologie
contemporaine et de la création actuelle des mythes.
Ainsi, la conscience historique de la société et la conscience commune sont un
lien pertinent entre l’histoire, la connaissance historique et le mythe.
und mod. Interpretationen. Basel, 1985 ; etc. Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, « Idées », 1963 ; Barthes R. Mythologies, Seuil, 1957.
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– le mythe naPoléonien danS la conScience hiStorique de la ruSSie contemPoraine –
Par conscience historique nous entendrons un système de connaissances, de
notions, de points de vue, de traditions, d’idées, de conceptions, au moyen desquels telle ou telle communauté sociale (en notre cas, une nation) crée l’idée de
son origine, des événements les plus importants de son histoire et des personnages éminents du passé, de la corrélation de son histoire avec l’histoire des autres
communautés et de toute la société humaine.
Et par mythe historique nous entendons la compréhension simplifiée des processus historiques au travers desquels des altérations d’intensité diverse apparaissent. Il s’agit sans doute de la mythologie « tertiaire » et non de la mythologie
« primaire » (archaïque) (Shnirelmann, 2000). Ainsi, les narrations qui se rapportent aux événements du passé ne coïncident pas avec les reconstructions du passé,
effectuées par l’historiographie contemporaine, on les qualifie de mythiques.
La conscience historique a une structure assez compliquée qui est conditionnée par les voies et par les moyens de sa formation. Le premier niveau (inférieur)
de la conscience historique qui correspond au niveau commun de la conscience
sociale, est formé sur la base de l’accumulation de l’expérience immédiate de la
vie. À ce niveau la conscience historique se manifeste dans les souvenirs imprécis, teints émotionnellement, souvent non achevés, inexacts, subjectifs. Le niveau
suivant de la conscience historique concerne la mémoire historique qui suppose
l’exploitation d’une information systématisée (y compris par le biais du système
d’instruction).
Dans le cadre de ce travail, nous étudions la création des mythes comme un
moyen du fonctionnement de la conscience commune. La création des mythes
peut être le résultat d’imitations inconscientes et d’une reconstruction délibérée,
elle peut être la conséquence de la tendance d’imposer la suprématie des idées
créatrices des mythes sur la réalité et d’implanter indirectement dans la conscience
les mythes préconstruits par les idéologues et destinés à l’usage de masse.
Une des sources de remythologisation est la « demi connaissance » : l’homme
devient subjectivement et objectivement incapable d’apprendre la connaissance
comme une entité et « la demi connaissance » incorpore inévitablement des illusions et des stéréotypes (Avtonomova, 1990).
Ainsi, on peut trouver une suite de raisons à l’analyse dans le cadre de l’approche sociologique : la révélation de l’utilisation inconsciente des schémas de la
pensée mythique, l’étude des particularités de la reconstruction inconsciente du
mythe dans la création artistique, de l’utilisation délibérée des mythes historiques
et idéologiques.
En termes d’analyse du mythe historique nous proposons une suite de méthodes, dont les résultats d’application sont utilisés dans cette article :
– 233 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
l’interrogation traditionnelle de l’opinion publique2 (pendant l’étude de la
conscience historique).
la méthode qualitative des propositions inachevées3 (pendant l’étude des stéréotypes et des lignes d’association) qui est considérable en particulier pour notre
cadre de recherche, parce qu’il est nécessaire de trouver des composantes essentielles d’un objet plus large et insuffisamment structuré (Klimova, 1995).
la méthode d’analyse des contenus des textes4 (pendant la révélation de la
structure du mythe et des lignes d’association) où on utilise tant l’analyse quantitative que qualitative.
les méthodes de la sociologie visuelle pendant le révélation de l’image du
héros mythique (Napoléon) dans la publicité imprimée et le cinéma.
La spécificité de la conscience historique et les particularités
de la reproduction du mythe napoléonien
Dans la société russe d’aujourd’hui, la conscience historique est le résultat
de l’activité orientée vers un but précis des institutions d’instruction, d’État et
d’autres types d’institutions sociales. Ce fait concerne en particulier le sentiment
de fierté du passé historique de la propre Nation. C’est le sentiment de fierté
qui détermine la dignité nationale et l’identité positive. Et si l’actualisation du
sentiment de fierté des années passées et des succès renforcent dans une certaine
mesure la société, les événements et les faits perçus négativement provoquent
un détachement du pays, de l’État, créant un sentiment d’infériorité à toute la
nation.
Marc Ferro, historien français, a montré de manière convaincante que les événements historiques utilisés pour l’éducation de la jeunesse dans des pays différents, présentent souvent des différences marquées dans la façon de traiter des
faits historiques identiques en fonction de l’intérêt national (Ferro, 1992). Ces
interpretations, prisonnières de l’idéologie, altèrent d’une façon ou d’une autre
et par nécessité la réalité (Elster, Belief, 1982). Ainsi, les œuvres, en apparence
scientifiques, nombreux de nos contemporains possèdent des traits tangibles de la
construction sociale et elles sont en fait assez proches de la mythologie.
2
On a utilisé les enquêtes d’opinion en 2001, 2003, 2010 гг. Le fonds « L’opinion
publique ».
L’interrogation de la population urbaine et rurale en Russie. 23 juin de l’année 2001. 1500
interrogés. L’interrogation de 2010 – juillet, 2000 interrogés.
3
Cette méthode a été employée en qualité de l’étude sociologique, réalisée parmi les étudiants des hautes écoles.
4
La recherche « L’image de Napoléon dans les medias de masse imprimés (on a étudié les
données sur le journal national « RG » de 2004 jusqu’à 2010.
– 234 –
– le mythe naPoléonien danS la conScience hiStorique de la ruSSie contemPoraine –
Plus on est fier de la victoire sur Napoléon en Russie, plus intense est la grandeur de la Russie elle-même, parce que la victoire sur un grand adversaire est plus
valorisante que la victoire sur un adversaire faible.
La mémoire historique qui est à la base de la création des mythes, est donc
sélective. Elle accentue souvent le trait sur quelques événements, en ignorant les
autres. L’actualisation et la sélectivité sont liées en premier lieu à l’état réel de la
connaissance historique et de l’expérience historique, à la fois pour l’actualité,
les événements et les processus qui se passent aujourd’hui et pour leur influence
éventuelle sur l’avenir.
En fait, les critères principaux de la formation du mythe historique peuvent
être présentés par le schéma suivant, schéma que nous appliquerons au cas particulier du mythe napoléonien dans la conscience de masse :
La simplification extrême des événements et des processus historiques.
Le mythe est habituellement privé de toute idée polysémique de la réalité qui
se passe. Ce ne sont que les liens de cause et d’effet les plus évidents et apparents qui figurent dans le mythe. On donne pour des phénomènes compliqués des
caractéristiques et des explications simples. Comme Barthes l’écrivait, « en passant de l’histoire à la nature, le mythe fait une économie : il abolit la complexité
des actes humains, leur donne la simplicité des essences, il supprime toute dialectique, toute remontée au delà du visible immédiat, il organise un monde sans
contradictions, … un monde étalé dans l’évidence, il fonde une clarté heureuse :
les choses ont l’air de signifier toutes seules » (Barthes, 1957).
Les guerres napoléoniennes sont interprétées comme étant des rapines, des
conquêtes, avec par exemple l’utilisation de l’expression « attaque perfide ».
Ainsi, l’intitulé « La Guerre Nationale » est apparu sous le règne de l’empereur
Nicolas I en 1837. La guerre était qualifiée de nationale, d’émancipatrice, mais
les faits des révoltes paysannes, les rébellions étaient absents des manuels d’histoire à l’époque soviétique. Pourtant l’histoire de la paysanne Vasilisa Kogina,
qui conduisait un des détachements de partisans, est devenue très populaire. Vasilisa elle-même est devenue un personnage mythique en étant reproduite sur les
cartes postales et sur les chromos.
La sélection arbitraire des faits pour une thèse produite par avance ou
l’absence des faits comme tels. Le mythe peut être compris a priori, parce que
chaque mythe a une idée dominante. Les faits qui ne correspondent pas à cette
idée, sont éliminés. Les faits manquants sont souvent inventés, et les faits qui
entrent dans le canevas des mythes, sont exagérés. « La privation d’Histoire intervient quand le Mythe prive l’objet dont il parle de toute Histoire. En lui, l’histoire
– 235 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
s’évapore c’est une sorte de domestique idéale : elle apprête, apporte, dispose,
le maître arrive, elle disparaît silencieusement : il n’y a plus qu’à jouir sans se
demander d’où vient ce bel objet »5.
Ainsi, il est admis par l’opinion publique russe un point de vue, bien établi
depuis longtemps, que les Russes ont battu en retraite vers Moscou et ensuite la
série de victoires a commencé. Ici le mécanisme de la production du mythe est
le suivant : « La victoire finale donne la possibilité de traiter tous les défaites isolées comme des victoires ». De plus, pendant la guerre de 1812 les Français ont
essuyé une seule défaite réelle, au cours d’une bataille peu significative, près de
la Berezina.
L’absence de la critique des sources. Dans le cadre du mythe, les sources
sont vraies si elles correspondent à l’idée du mythe. En qualité de source sur la
vie de la société de telle ou telle époque on peut trouver (et on trouve souvent)
une œuvre artistique qui est consacrée à cette époque-là (par exemple, un film)
libre de toute contrainte de l’authenticité historique. Malgré un grand nombre
d’œuvres sur Napoléon (des auteurs russes6), on en utilise peu dans le système
d’éducation de nos jours. Et si la majorité écrasante des écoliers ne s’intéresse
pas à la poésie, à l’exception du célèbre poème de Lermontov (« Borodino »),
tous les élèves allant au bout du cycle lisent Tolstoï et un sujet des épreuves obligatoires est justement consacré à Napoléon, et c’est Tolstoï qui a créé des traits
de son image comme la froideur, l’indifférence, l’impassibilité, l’aspiration à la
possession ou certaines caractéristiques physiques comme le tremblement de la
cuisse. C’est Tolstoï qui a formulé la métaphore essentielle pour la description
de la guerre de 1812 et pour la victoire des Russes – « la massue de la guerre de
peuple ».
Il est à noter que les autres points de vue assez populaires dans la société du
e
xix siècle et représentés dans la littérature (par exemple, dans le roman de Zagoskin Les Russes en 1812), points de vue qui présentent la guerre de 1812 comme
la guerre entre deux adversaires nobles ou comme une guerre chevaleresque, sont
renvoyés au deuxième plan.
5
Barthes R. Mythologies.P.Seuil, 1957. ; Р.Барт Миф как деполитизированное слово /
Барт Р. Избранные работы. Семиотика. Поэтика. : Пер. с фр. / Сост., общ. ред. и вступ.
ст. Г. К. Косикова.— М. : Прогресс, 1989—616 с. – с.115-119.
6
Chez aucun des auteurs classiques russes (dans le domaine de la littérature) n’est évité
le sujet napoléonien. De Joukovski et Poushkine à Marina Tsvetaïeva, dont la passion était de
telle mesure, qu’elle a remplacé dans le châssis de l’icône personnelle l’image du saint par
l’image de Bonaparte. À propos, c’est elle qui a traduit « L’aiglon » de Rostand du français au
russe.
– 236 –
– le mythe naPoléonien danS la conScience hiStorique de la ruSSie contemPoraine –
La troisième source de la mythologie de la guerre de 1812 est la filmographie
russe, par exemple, le grand film de F. Bondarchuk « Guerre et Paix » (1967)
et de manière plus étrange la télé-comédie musicale « La ballade du hussard »
(1962) basée sur l’histoire vraie de la première femme hussard, la cavalier-femme
Nadezhda Andreevna Durova qui participa aux batailles près de Smolensk, de
Kolotskiy monastère, et de Borodino.
L’aspiration à vouloir donner une appréciation qualitative de tout ce qui
se passe. L’idée péremptoire de cette appréciation est « la perception claire-obscure ». On donne une appréciation simple et précise pour les personnes et pour
les événements qui figurent dans le mythe. Par exemple, le régent est caractérisé
comme « bon » ou « mauvais », les résultats de la bataille comme « la victoire »
ou « la défaite ». On n’admet pas les traits « mauvais » pour « un bon » événement
ou personnage, ainsi il devient impossible de le transférer dans les rangs des
« mauvais ». Le mythe se dessine toujours par le noir ou le blanc, il n’admet pas
les nuances.
Le caractère émotionnel (affectif). Le mythe est sans doute marqué émotionnellement. Il n’admet pas l’indifférence pour les phénomènes décrits et il doit
provoquer des émotions précises chez les personnes. Le caractère péremptoire
est manifesté dans les formules « grand, talentueux, inégalé, scélérat, Antéchrist,
etc. ». Les différentes époques ont été marquées par la diversité des caractères de
l’image. Pourtant de nos jours, c’est la sympathie qui est la composante émotionnelle essentielle du ressenti envers Napoléon.
L’actualité. Le mythe contient toujours et inévitablement une forme de certitude, par rapport au présent et pour l’avenir. Par exemple, le mythe qui met en
évidence que « les Russes ne capitulent jamais » ou que « les Russes battaient toujours les Prussiens » signifie que « nous allons vaincre aujourd’hui et demain ».
C’est pourquoi les mythes historiques représentent une grande valeur pour n’importe quel système politique et en bien des cas ils sont idéologisés.
Dans ces conditions, la mémoire historique devient souvent personnifiée, et
l’appréciation de l’activité des personnages historiques réels influe sur la formation des impressions, des jugements, des opinions de ce qui a une grande valeur
pour la conscience et pour le comportement des populations à cette époque-là.
Ainsi, le mythe de Napoléon se remplit soit d’histoires d’amour, soit de son
rôle au cours de la révolution, soit de ses relations avec ses parents et avec ses
compagnons.
– 237 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Malgré l’atténuation de l’image de Napoléon au siècle dernier, il demeure
un héros culturel et mythique. Napoléon est pour toujours imprimé pas seulement dans la mémoire historique russe, mais encore dans la conscience artistique
russe. Son personnage, ses actions, ses idées, tout cela est devenu objet d’art. La
peinture, la poésie, la littérature, peuvent présenter une base d’étude du mythe
napoléonien dans le passé et dans le présent. Aujourd’hui, il est à noter que sur les
seules dix dernières années ont été donnés huit spectacles sur Napoléon, d’auteurs
russes comme étrangers. À présent un célèbre réalisateur russe, Juriy Grymov a
commencé le tournage d’un film sur la guerre de 1812.
La structure de l’image de Napoléon dans la conscience commune
des masses
Pour l’étude de l’image de Napoléon dans la conscience sociale nous avons
réalisé une seconde analyse des données des recherches consacrées à l’étude de
la conscience historique et de la perception de la France et nous avons fait une
étude consacrée à la mise en évidence des suites d’association liées avec Napoléon, en utilisant la méthode des « propositions inachevées » et nous avons analysé l’image visuelle de Napoléon dans la publicité actuelle, nous avons mis en
évidence la structure de l’image de Napoléon représentée par médias.
Globalement, on peut en tirer une conclusion concrète. Napoléon est sans
aucun doute un héros positif dans la conscience historique commune des russes.
Les racines de cette attitude sont au xixe siècle, quand la poésie russe, qui a chanté
« la perte de l’intrus » avec les œuvres de Joukovski et de Poushkine, s’est aussitôt
pénétrée après la chute, de générosité et d’indulgence envers le martyr déchu.
La souffrance a permis à Napoléon de susciter l’intérêt poétique compatissant,
cela est clairement évident dans la poésie russe. Cette tradition s’est perpétuée au
début de xxesiècle par une série des livres artistique sur Napoléon (M. Aldanov,
D. Merejkovski, M. Tsvetaïeva).
La structure de l’image de Napoléon dans la conscience historique contemporaine incorpore quelques éléments très divers : « le grand français », « le grand
capitaine », « l’homme d’État », « vaincu par l’arme russe », « grand amant ».
Napoléon reste un des symboles de la France et un grand français. Il est à noter
ici que pour les russes la France elle-même est chargée d’un grand nombre de
symboles et de sens et pendant longtemps, elle est restée à la première place des
pays de l’Europe occidentale les plus appréciés.
Dans les enquêtes d’opinions, les personnes interrogées dans la plupart des
cas font preuve d’une connaissance riche du passé et du présent de la culture
et de l’histoire de ce pays. En fait, si on excepte Napoléon, au sujet duquel la
conscience contemporaine fait prédominer le mythe sur les éléments historiques,
– 238 –
– le mythe naPoléonien danS la conScience hiStorique de la ruSSie contemPoraine –
les résultats sont intéressants. 60% des participants à l’enquête sur l’ensemble de
la Russie7 ont réussi à nommer des français célèbres.
Les gens se souviennent le plus souvent de Charles de Gaulle (12%) et des
présidents actuels, Jacques Chirac (11%) en 2001 et Nicolas Sarkozy en 2010.
Pourtant sur la troisième place on trouve toujours Napoléon (6%). Les autres
français qui sont connus par les russes sont des acteurs, des chanteurs et des écrivains, par exemple, Pierre Richard (8%), Mireille Mathieu (7%), Gérard Depardieu (7%), Patricia Kaas (5%), Louis de Funès (4%), Édith Piaf (4%), ou encore,
le père et le fils Dumas pour 4% des interrogés.
Graphique 1
Répartition des réponses à la demande de nommer des Français célèbres
7
Ensemble de la Russie, Enquête de la Fondation pour l’Opinion publique. Juillet 2010, le
nombre de personnes interrogées est de 2000
– 239 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Ce classement nous montre aussi comment la culture de masse supplante la littérature dans la conscience des Russes. L’unique écrivain français que l’on trouve
dans les dix premiers est A. Dumas. On peut supposer qu’il doit son « succès »
à la popularité immense des adaptations à l’écran de ses œuvres. Pour d’autres
pays où la culture populaire n’a pas un caractère national aussi fort, les Russes
connaissent avant tout les écrivains. Ainsi, dans la liste des célébrités de l’Allemagne connues des Russes, Goethe occupe la troisième place après H. Kohl et
A. Hitler.
Les faits historiques sont cités par 3% des interrogés (loin derrière les références aux monuments (19%), à la mode et la beauté (12%), à Paris (12%), aux
Français connus (5%), à la cuisine, aux vins et au cognac (4%).
Parmi les références historiques prédominantes : la guerre avec Napoléon, la
guerre de 1812, la Révolution française, la prise de la Bastille, « Normandie-Niémen », « les mousquetaires ».
Dans la cote de popularité des périodes historiques qui provoquent l’intérêt
des Russes, « la guerre avec Napoléon » occupe la dixième place, et seulement
1,5% des interrogés supposent que l’histoire de cette époque-là n’est pas déformée. Autrement dit, les Russes sont précis dans l’appréciation de cette période,
leur opinion est consolidée, ils ne voient pas de grandes contradictions dans la
description des événements et des rôles des personnages réels. Essentiellement,
la version historique officielle de la guerre de 1812 coïncide au maximum avec
ce qu’on trouve dans la mémoire historique.
La reconstruction historique annuelle de la bataille de Borodino et sa présentation par les médias est un autre indice que ce sujet est intéressant pour les journalistes comme pour les spectateurs. Plus de 100000 personnes de Russie et de
l’étranger, qui s’intéressent à l’histoire militaire de l’époque des guerres napoléoniennes, se rassemblent chaque année durant la première semaine de septembre.
Quelques jours avant le début de la fête les participants de la reconstitution
historique, les membres des associations militaires et historiques, de Russie et de
l’étranger, arrivent sur le champ de Borodino. Plus de 1000 passionnés de l’histoire militaire qui fabriquent de leurs propres mains l’équipement militaire, les
munitions et les armements de l’époque de 1812, s’installent sur deux bivouacs. À
la veille, le samedi, la répétition générale a lieu. Et le dimanche la fête commence
suivant la tradition, par les cérémonies solennelles dans les postes de commandement de M. I. Koutouzov dans le village de Gorki et de Napoléon près du village
de Schivardino. Près du monument principal, la Batterie de Raevsky, se passe la
partie officielle de la fête, on rend les honneurs militaires aux héros de Borodino
et on dépose des couronnes. Le point culminant de la fête est la reconstitution
historique de la bataille de Borodino sur la « place-théâtre » à l’ouest du village
du Borodino.
– 240 –
– le mythe naPoléonien danS la conScience hiStorique de la ruSSie contemPoraine –
Le spectacle se termine par la parade des associations militaires et historiques
et par la décoration des personnes qui se sont distinguées au cours de la bataille8.
Parmi les étudiants de notre école supérieure chaque troisième a visité le champ
de bataille de Borodino et le musée du village de Borodino.
Les médias apportent une contribution considérable à la formation de la
mythologie sociale contemporaine. Ce fait a conditionné l’utilisation dans notre
étude de cette méthode comme argument qui suppose l’analyse quantitative-qualitative des textes. Comme base empirique nous avons choisi les documents qui
contiennent les mentions du nom de Napoléon et publiés sur une période de 6
années (de 2004 à 2010) dans un journal qui a l’un des plus grands tirages en
Russie – Le journal de la Russie9.
Sur six années on a révélé 328 références complètes à Napoléon. La distribution thématique des articles est présentée de cette façon (Graphique 2) :la notion
la plus diffuse est celle qui implique les mentions de Napoléon dans le contexte
des événements de la guerre de 1812, ou reliés à Koutouzov d’une manière générale (22,8%).
De 10 à 15% ce sont les arguments qui concernent des messages liés aux
faits réellement historiques et aux événements de la vie de Napoléon (14,9%),
où Napoléon est mentionné comme un personnage historique dans le contexte
d’autres événements de l’histoire (14,7%), des événements contemporains de la
vie culturelle liés au sujet napoléonien (les spectacles, les films, les livres, les
expositions, etc. 12%). Moins de 10% des mentions sont les citations et les aphorismes de Napoléon (8,9%), les œuvres artistiques et les films, créés auparavant
(7,9%), l’utilisation du nom de Napoléon comme référence et modèle explicatif
pour les événements d’aujourd’hui (6,5%).
8
9
РТР, сюжет от 8 сентября 2007 г. / http ://www.youtube.com/watch ?v=Z_rzKQL3Oxw
Le tirage papier du Journal de la Russie se monte à plus de 400000 exemplaires.
– 241 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Graphique 2 – Évocation du nom de Napoléon
1. La notion la plus difficile est celle qui implique les mentions du nom de Napoléon dans le contexte des évènements liés à la Guerre Nationale de 1812 qui incorpore 75 mentions (22,8%). La plupart (67 mentions) ne se réfèrent qu’au contexte
– 242 –
– le mythe naPoléonien danS la conScience hiStorique de la ruSSie contemPoraine –
de la guerre, y compris par rapport aux reconstructions historiques des batailles, aux
anniversaires de l’expulsion de Napoléon de Russie, etc. On utilise les connotations
comme « la victoire sur Napoléon », « la fuite de Napoléon de Moscou », « l’irruption
de Napoléon », « la guerre avec Napoléon a éclaté », « la campagne de Napoléon »,
etc. 7 messages parmi eux sont consacrés à la préparation de la célébration du bicentenaire de la victoire de la Russie dans la Guerre Nationale de 1812.
Les autres mentions contiennent en plus le nom de M. Koutouzov (Par exemple,
« Aujourd’hui, le 8 septembre, on célèbre en Russie le Jour de la bataille de Borodino de l’armée russe sous le commandement du feld-maréchal Koutouzov contre
l’armée de Napoléon », « Koutouzov a insisté sur la continuation de la campagne en
comprenant très clairement qu’autrement Napoléon serait revenu », etc.).
2. Les articles sur les faits et les événements historiques. 49 articles (14,9%)
incorporent les messages et les récits sur les faits de la vie de Napoléon, pour lesquels il est difficile de distinguer le fait vraiment historique de l’invention. Ainsi,
13 articles mentionnent qu’il se souvenait des noms de 6000 de ses soldats, qu’il
avait peur de la couleur blanche et des chevaux blancs, qu’il apprenait à danser
avant l’arrivée de sa fiancée, qu’il interdisait à ses amies de se laver, qu’il a perdu
aux échecs, qu’il souffrait de l’aggravation du rhinitis de doigt, etc. Les versions
nombreuses de la mort de Napoléon sont toujours discutées très activement.
Dans 12 publications, Napoléon est présenté principalement à la lumière de
ses ambitions (l’envie de « restaurer l’empire »), elles insistent sur les prétentions de Napoléon à dominer et à unifier le continent. Dans les deux cas ce fait
est présenté négativement : la tentative « basse » de l’unification, le personnage
« abominable », etc.
Dans 11 articles, Napoléon est mentionné en rapport avec l’activité de la
création des lois et avec les autres activités d’État, avec les Ordres qu’il a fondés10 – l’Ordre de la Légion d’honneur et l’Ordre des Palmes Académiques ; en
rapport avec l’adoption du Code civil ; avec l’adoption de la loi selon laquelle
après la mort de l’époux c’est uniquement l’épouse qui hérite de ses ressources
financières.
De plus, le nom de Napoléon est mentionné en rapport avec les événements
historiques liés à sa personne – la défaite de Waterloo11, la campagne égyptienne,
la vente de Louisiane aux États-Unis.
11 des 49 articles contiennent des critères d’appréciation de Napoléon. Il est
à noter que les messages négatifs sont deux fois plus nombreux que les messages positifs – 8 contre 3. Ainsi, d’un côté Napoléon est mentionné comme un
10 Автономова Н. Миф : хаос и логос // Заблуждающийся разум ? Многообразие
вненаучного знания / Отв. ред. и сост. И. Т. Касавин — М. : Политиздат, 1990. — С.
30-57.
11 Рефуле Ф. Миф и история// СИМВОЛ – № 15, 1986 - С.43-51
– 243 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
des dictateurs terribles, au même rang qu’Hitler, Staline, comme « un personnage
abominable ». Les articles parlent de sa « dictature effroyable », des tentatives
« basses » d’unification de l’Europe. Il est caractérisé comme un des personnages
historiques qui avaient des « regards de convoitise sur les vastes espaces russes »,
son rôle dans l’histoire est nié (8 messages).
De l’autre côté, il est un « miracle vivant », un de ces personnages – Pierre Ier
de Russie, Alexandre le Grand, César, Washington, Tamerlan, Hitler, Staline – à
qui « on va revenir, pas un fois, pas cent fois », l’idole de la jeunesse à l’égal de
Poutine, Poushkine, Shevtchouk (chanteur de rock russe).
3. Comme personnage historique dans un autre contexte, le nom de Napoléon
est utilisé sans appréciation – 48 fois (14,7%) : l’origine non française, la mention
dans la description du sujet du film « Les Frères Grimm » ; l’Hôtel des Invalides
où il est enterré ; l’hôtel à Grenoble où il s’est arrêté ; « Bien sûr, quand Vico
l’écrivait, il ne s’imaginait pas que dans cent ans l’Europe se serait enflammée par
la Révolution française, par Napoléon, pratiquement par la Guerre mondiale de
1789-1815 » ; « les Français après Napoléon n’ont nulle part triomphé » ; l’épouse
Joséphine ; le beau-fils de Napoléon Eugène de Beauharnais ; « Le spectateur
devenait acteur : au cours de l’action il entendait les dialogues sur la France, sur
Napoléon, il apprenait les points de vue des héros principaux sur les événements
politiques dans le monde », etc.
4. Le nom de Napoléon comme l’association qui explique quelque chose dans
la vie réelle d’aujourd’hui – 21 (6,5%).
Le plus souvent le nom de Napoléon est utilisé comme le symbole de la grandeur, de la capacité de travail – 14 : « la mesure napoléonienne », « petit Napoléon » sur le compte de l’entraîneur de football Dick Advokat ; « les plans napoléoniens » (au sens positif) ; « le complexe de Napoléon » (« Un homme pauvre
mais intelligent et fier, s’engage dans la mêlée avec le destin et soit il périt, soit
il le vainc »). Pourtant parfois avec l’ironie et la parodie comme chez Gogol (la
parodie de Tchitchikov dans « Les Âmes mortes », le sujet dans « Un Ménage
d’autrefois », où « Gogol écrit sur la vie naturelle des petits vieux en les comparant avec les gens qui ont conquis un demi-monde et qui sont restés à la fin de la
vie sur un morceau de la terre où il est impossible de semer même des pommes
de terre, – c’est une allusion transparente à l’île pierreuse de Sainte-Hélène où
Napoléon est mort »).
D’un autre côté, dans le tiers des mentions à caractère négatif, Napoléon est
associé à l’hystérie avec « la manie de Napoléon » à la schizophrénie, avec « la
mine renfrognée de Napoléon qui observe la bataille », avec « la pose de Napoléon qui donne des ordres », ou comme nom commun, y compris en rapport avec
les hommes politiques d’aujourd’hui ou les stars du show-business (« tous ces
napoléons »). Une fois son nom est employé comme le symbole d’un ennemi qui
– 244 –
– le mythe naPoléonien danS la conScience hiStorique de la ruSSie contemPoraine –
attaque la Russie (« Que serait la puissance d’un peuple si il avait été vaincu par
Hitler ou Napoléon ? »).
5. Les évènements contemporains de la vie culturelle liés au sujet napoléonien – 40 mentions (12,1%), qu’on peut diviser en blocs :
a) les films artistiques et documentaires et les mini séries télévisés – 14 : « Le
maître des mers », la mini série « Napoléon » (Yves Simoneau, 2002), « les nouveaux vêtements de l’empereur », « Napoléon fichu ! » ; télé fiction de E. Radzinsky « Vie et mort de Napoléon » ; la série artistique et documentaire « Et toi,
Brutus ? ! L’histoire mondiale des trahisons » (un des héros) ; le film documentaire
« L’armée perdue de Napoléon » ;
b) les reconstructions historiques – 8 (près de Waterloo, à Maloyaroslavets,
près de Bagrationovsk, sur le champ de Borodino, à Hollabrunn (l’Autriche), près
de Smolensk, la bataille de Vohonsk, etc.) ;
c) les spectacles, les opéras – 7 : dans la mise en scène de Mihail Reznikovitch
« Napoléon et la Corse », dans la mise en scène de Troushkine – « Une petite
carotte pour l’empereur » (I. Goubatch), « La Corse » dans le théâtre studio de
l’acteur du cinéma, à Togliatti, dans le théâtre « La roue » – « Joséphine et Napoléon » ; « Napoléon Ier » de F. Broukner dans le Théâtre Maïakovski de Moscou,
la première de « Guerre et Paix » dans le Grand Théâtre ; la traduction de la pièce
« Napoléon I » de Ferdinand Bruckner ;
d) les expositions – 6 : les tableaux de Verechtchaguine (la série de 20 toiles
sur la Guerre Nationale contre Napoléon) ; l’exposition des trésors CHAUMET
parmi lesquels les diadèmes des impératrices russes et les parures de Napoléon ;
l’exposition « Napoléon et Louvre » dans le Musée historique d’État ; l’exposition
à Moscou « Les dons des chefs » (l’objet exposé – le don pour Staline de Lady
Astor, une cruche de céramique où est peint l’ours russe étouffant Napoléon) ; la
collection d’Olina Ventsel « L’Histoire de l’humanité à travers les poupées », (une
des poupées) ; l’exposition dans le Musée historique d’État « Napoléon et art » ;
e) Autre – 4 : la préparation pour la célébration du bicentenaire de la victoire
de la Russie dans la Guerre Nationale de 1812 – la restauration des monuments
liés à la guerre de 1812 à Maloyaroslavets et à Moscou ; le livre d’Arturo PérezReverte « L’ombre de l’aigle » (les événements de la guerre de 1812) ; la vente
aux enchères publiques des lettres d’amour, des sabres et des pages du roman de
Napoléon.
6. La popularité de héros peut être présentée par « l’index de citation ». On
peut dire que l’utilisation des citations et des aphorismes de Napoléon est très
répandue dans l’espace public et informationnel de la Russie. Ainsi, parmi les
– 245 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
données étudiées on a révélé 29 articles (8,9%). Particulièrement, ses paroles (ou
les paroles qui lui sont attribuées) sont variées :
a) du pouvoir, de la force, de la politique, de la gloire – 11 : « J’aime le pouvoir.
Mais je l’aime comme un peintre. Je l’aime comme un musicien qui aime son
violon dont il tire des sons et des accords de l’harmonie » (pour la cote de popularité de « Forbes ») ; « Les grands bataillons ont toujours raison » ; « À l’heure du
danger les hommes braves rougissent, les poltrons pâlissent » (au sujet des actes
de terrorisme) ; « s'engager dans le combat, et ensuite on verra » (de la présence
au cinéma) ; « la grande politique est le bon sens appliqué aux grandes affaires » ;
ce à quoi Napoléon faisait allusion au bâton de maréchal dans chaque havresac
de soldat ;
b) la caractéristique des villes et des pays conquis par Napoléon – 5 : il traitait la place de Saint-Marc à Venise de « salon luxueux de l’Europe », il traitait
Moscou de « la capitale de l’absolutisme asiatique », la Russie – « l’empire du
Nord », « il n’y a pas des chemins en Russie, seulement des directions » ;
c) les aphorismes-appels, les exclamations – 4 : « Osez ! », « Combattez ! »,
« Quelle belle mort ! », « Ici je vais bâtir un nouveau Paris ! » (la légende de l’origine du village Paris) ;
d) la différence entre la gloire et le succès – 3 : « J’ai étudié les succès des
autres généraux et j’en suis arrivé à la conclusion qu’ils avaient fait tout pour
que ces succès aient eu lieu. Pourtant ma gloire, ce n’est pas quarante batailles
gagnées, c’est le Code Civil » ; il estimait que l’assiduité était à la base du succès ;
les paroles de Napoléon à Koutouzov après la bataille de Borodino : « Vous,
comme le génie, préférez la victoire certaine à la grande gloire » ;
e) du mode de vie – 2 : « L’homme dort quatre heures, la femme – cinq heures,
l’idiot – six heures » ;
f) la caractéristique des personnes historiques – 1 : il appelait Louise, l’épouse
du roi Frédéric-Guillaume III « une des plus belles femmes d’Europe » ;
g) autre – 3 : « Le patriotisme nous sert d’abri » ; « Si chaque Chinois tape du
pied, cela créera un tremblement de terre ».
5. Les œuvres artistiques, les biographies de Napoléon, les films artistiques,
les ballets, les chansons, créés auparavant, etc. – 26 (7,9%) : en rapport avec
le roman de L. N. Tolstoï Guerre et Paix12 ; le ballet « Napoléon Bonaparte »
de Tikhon Khrennikov (4)13 ; la chanson de Chaliapine « À douze heures de la
nuit l’empereur se lève du cercueil… », le film « Marysia et Napoléon », le film
12 Ferro M. (1990) Comment on raconte l’Histoire aux Enfants. 1990 ; Ферро М. Как рассказывают историю детям в разных странах мира – М., 1992
13 Шнирельман В.Ценность прошлого : этноцентристские исторические мифы, идентичность и этнополитика /Реальность этнических мифов / Под ред. М. Олкотт и А.
– 246 –
– le mythe naPoléonien danS la conScience hiStorique de la ruSSie contemPoraine –
« Koutouzov » de 1943-44 (le réalisateur – Vladimir Pietrov) ; le film « Guerre et
Paix », le livre de Tarlé « L’année 1812. L’invasion napoléonienne en Russie », la
symphonie d’Anton Eberle, consacrée à Napoléon, La Marche du Consul ; « La
Marche de Napoléon » ; la symphonie « héroïque » n°3 de Beethoven, etc.
10. Les autres mentions (12,2%) :
a) qui contiennent le renvoi vers « le temps de Napoléon » comme l’époque
historique : l’apparition des stratégies particulières pour batteries, l’analogie
française de EGE (l’examen commun d’État) depuis 1809 ; les camps militaires, les premières truffes apparues en Russie peu avant Napoléon, etc. ;
b) qui présentent le nom de Napoléon dans les autres choses : le gâteau « Napoléon » – 4, la variété de pommes Napoléon, le poisson Napoléon, le cognac Napoléon, l’hôtel à Paris « Napoléon ».
Il est à noter que 84,4% de toutes les mentions de Napoléon dans les articles
du journal ne formulent aucune appréciation, et parmi les autres mentions deux
tiers ont une teinte négative (Graphique 3). Les mentions avec connotation positive – 17 (33,3%), sont liées à la description de ces qualités remarquables : le
talent du général, la capacité de travail.
Graphique 3 – Appréciation du personnage de Napoléon dans l’histoire
Les mentions avec connotation négative – 34 (66, 7%), incorporent 18 mentions en rapport avec la Guerre Nationale de 1812 (son invasion, son attaque, etc.) ;
Малашенко ; Моск. Центр Карнеги. – М., 2000. – 99 с. – (Аналит. серия / Моск. Центр
Карнеги ; Вып. 3).
– 247 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
9 mentions de lui comme agresseur, conquérant – « la dictature dure », les basses
tentatives d’union de l’Europe, il a tenté de faire exploser les portes Spasskye, le
symbole de l’ennemi, etc. ; 7 mentions à propos de ces caractéristiques psychoémotionnelles – le penchant à l’hystérie, la pose renfrognée.
L’image de Napoléon dans la conscience commune de tous les jours
et dans les pratiques du rire.
Il faut comprendre que la formation de la conscience historique n’est pas
déterminée seulement et uniquement par l’activité des institutions, par l’instruction, par les médias, par la littérature artistique, par l’art. Un rôle assez grand
dans le fonctionnement de la conscience historique appartient à l’information
accidentelle, remaniée souvent par la culture des gens et de la famille qui entourent
l’homme, et de plus à la tradition, aux coutumes qui apportent certaines idées de
la vie de la nation, du pays, de l’État (Totshenko, 2000).
En me promenant régulièrement sur la Place Rouge, je vois des gens habillés
dans les costumes des divers personnages historiques. À côté de Lénine, Staline,
Marx, je trouve souvent Napoléon, ce qui nous permet de dire qu’il reste toujours
le héros de notre époque comme auparavant14.
Cependant les notions de Napoléon sont en effet simplifiées, bien plus,
pauvres, ce qui nous donne la possibilité de citer une anecdote populaire chez les
étudiants :
Le professeur, célèbre par son libéralisme, est dans l’embarras...
Eh bien ! Dites-moi le nom de l’empereur français qui était exilé à l’île de
Sainte-Hélène ? – Il a fait une autre tentative. L’étudiant se tait.
Napoléon Bonaparte ! – dit-il avec soupir. L’étudiant se dirige vers la sortie.
Où allez-vous ?
Excusez-moi, monsieur le professeur, il m’a semblé que vous appeliez un
autre étudiant.
La recherche réalisée selon la méthode des propositions inachevées, nous a
montré que pour les étudiants qui ont terminé leurs études à l’école secondaire,
Napoléon est en premier lieu un empereur de la France, le général, un grand
homme d’action de l’histoire, l’individu, l’homme d’action politique et d’État.
En parlant des victoires et des défaites de Napoléon, les étudiants se souviennent en premier lieu justement des événements de la guerre de 1812, en marquant que Napoléon était vaincu par « l’esprit russe », par le peuple russe, par
Koutouzov.
14 Lénine et Napoléon sur la place Rouge. Vidéo /
[http ://www.youtube.com/watch ?v=KTqy4YwAtf0&feature=related ].
– 248 –
– le mythe naPoléonien danS la conScience hiStorique de la ruSSie contemPoraine –
Dans l’interrogation projective où les interrogés doivent dire comment les
autres perçoivent Napoléon, la palette des couleurs est considérablement plus
large. En ce cas on emploie les épithètes comme l’idéal, le héros et l’objet de
l’adoration, le héros et un grand homme, l’idole, l’exemple, le monstre, le tyran,
l’ennemi, le fou.
Les étudiants ont peu d’idées du Code de Napoléon. De plus, il y a peu de
réponses dans lesquelles Napoléon est apprécié en tant qu’homme d’action d’État
et en tant que politique.
Environ 80% des interrogés supposent que ce ne sont que les Français qui
s’extasiaient et peuvent s’extasier devant la figure de Napoléon.
Quelques éléments de l’apparence de Napoléon, reflétés dans les portraits,
sont aussi devenus la base du mythe. Ainsi, par exemple, la plupart des étudiants
interrogés estiment que Napoléon était un homme peu sympathique, laid, grassouillet et ventru, avec des tempes dégarnies, de petite taille avec des jambes
fortes. En ce qui concerne la taille, c’est la caractéristique de leader, qui qualifie
les notions de l’apparence.
Les lieux communs de ce type se sont solidement établis dans la conscience
commune de masse et historique. Les manifestations de la conscience commune
sont les plus éclatantes dans la publicité, dans les plaisanteries, dans les anecdotes, dans les parodies.
Bien que les formes de l’appropriation du passé dans la publicité puissent provoquer une irritation assez justifiée, la publicité reflète selon son genre les normes
actuelles de la manière de traiter sa propre histoire.
C’est dans la publicité que la forme simplifiée de la présentation de la matière
se réunit avec une diversité étonnante des significations culturelles. La phrase
publicitaire contient deux « messages » qui créent ensemble la spécificité de sa
langue. Un de ces messages est égal pour tous les modèles publicitaires, et il parle
de la qualité extraordinairement supérieure de la marchandise. L’autre partie est
obligée de faire d’un simple nom le brand (la marque), le « fait » habituel du
monde habité et désiré.
Les notions du passé sont toujours un bon matériau pour la formation de ce
message de deuxième type. En effet, l’histoire est assez captivante pour la plupart
d’entre nous, de plus la saturation des sens permet d’éviter des explications et de
s’en tirer avec un mot ou un nom.
Le statut de l’histoire, son appartenance à la « haute culture » confèrent à la
publicité l’importance, la force de persuasion, la respectabilité. Ce n’est pas par
hasard que les spots qui utilisent l’image positive de Napoléon, généralement
lient son image avec l’idée du bon succès, ce qui est indispensable pour le business (regardez le spot à la télévision pour le centre d’office « Napoléon » avec le
– 249 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
slogan « Si les forteresses ne capitulent pas, elles sont louées »15 ; ou le spot des
magasins « Altyn »16. L’image de Napoléon est employée de manière analogique
dans la publicité d’une revue d’affaire hebdomadaire « La Compagnie » où un des
plus heureux businessmen en Russie contemporaine est vêtu comme Napoléon
(Le Profil, 2010).
De plus, la publicité est intéressante parce qu’on peut y trouver comment le
passé apparaît dans notre société. Ici nous nous situons dans le domaine des sens
très sérieux. La publicité découvre les formes de la construction de la réalité,
typiques pour les autres genres de médias, en particulier pour les programmes
« instructifs », « accusateurs », divertissants de la télévision russe et pour les téléséries. La notion du passé dans la publicité ne se masque pas sous la présentation,
ne falsifie pas, ne fait pas de la propagande. Son objectif est de jouer sur ce qui
existe déjà.
Il est à noter que certains modèles publicitaires sont non seulement ingénieux
et ironiques, mais produits avec bon goût.
Au nombre des spots publicitaires réussis des années dernières on peut insérer les spots de la banque « Impérial ». Selon l’ironie du sort, il y a longtemps
que cette banque n’existe plus, pourtant les étudiants se souviennent de cette
publicité.
Dans le premier spot – « Le tambour » – Napoléon montre son courage sur le
champ de bataille quand l’obus tombe près de lui17.
Dans le deuxième spot – « L’hiver » – il montre la capacité de perdre avec
dignité18. Le slogan de la compagnie est « les valeurs éternelles », et Napoléon
est sans aucun doute un héros positif, la représentation de l’archétype du Héros
(Le Brave) et de l’archétype du Sage (il agit en qualité d’homme qui accepte les
revers de la fortune).
Il est vrai que la partie essentielle des archives des « spots publicitaires »
exploite l’idée de la victoire des russes (y compris les précédents), comme, par
exemple, la publicité animée des frittes « Hrustim » (Hrus-TEAM)19.
15 Publicité (vidéo-clip) du bureau du Centre « Napoléon »/ [http ://www.youtube.com/
watch ?v=-COsPT7IGH8]
16 Publicité pour magasin de bijoux « Altyn »
[http ://www.youtube.com/watch ?v=Ki5Me-lbGos]
17 Профиль, Информационно политической журнал. 2010 - № 8.
18 Vidéo-clip de la banque « Impérial » (L’hiver )
http ://www.youtube.com/watch ?v=Os9hQxg3qGM&p=92D6AD49EAED482D&playnext=
1&index=10
19 Publicité animée des frits « Hrustim » http ://www.youtube.com/watch ?v=IHfFZE1z5MM
– 250 –
– le mythe naPoléonien danS la conScience hiStorique de la ruSSie contemPoraine –
Il est important de parler de l’opposition exploitée fréquemment entre Napoléon et Koutouzov, dont le résultat est que Koutouzov devient l’alter ego original
de Napoléon20.
D’autre part, si on prend en considération toutes les versions des emprunts
« historiques » dans la publicité, on verra que la représentation du passé ici est
plus variée et moins engagée que dans les programmes « historiques » de la télévision en Russie. La publicité est souvent plus ironique dans ce sens, en particulier
par rapport aux propres expériences historiques.
Et l’ironie, comme on le sait, est le premier pas vers la désacralisation des
mythes. C’est pourquoi les plaisanteries, les anecdotes et les autres exemples de
l’art populaire de la langue de nos jours sont consacrés au côté russe.
Nous estimions nécessaire dans le cadre de notre étude de nous adresser à la
culture du rire présentée par les diverses formes du genre anecdotique. La comparaison de l’anecdote avec le mythe peut être très productive, en particulier si on
les étudie en opposition l’une avec l’autre.
L’anecdote dans la conscience commune est l’antipode du mythe. On y trouve
le scepticisme à l’égard des valeurs supérieures et des absolus affirmés par le
mythe. Si le mythe s’accroche aux faits qui deviennent chargés de sens mystique,
l’anecdote envisage les faits en perspective de la vie ordinaire où tout change
sans cesse, se superpose et disparaît sans laisser de traces. L’anecdote se refuse à
transformer les faits en valeurs, elle « n’estime pas » notoirement ce qu’elle narre,
parce que le narré est nécessaire seulement pour le rire (Ornatskaya, 2002).
Pour l’analyse de ce côté de la conscience sociale nous avons choisi « les
parodies » d’un jeu télévisé populaire KVN (Le club des joyeux et ingénieux, le
jeu des étudiants).
L’analyse générale de tous les sketchs de Napoléon nous permet de distinguer
les types suivants :
Les parodies sur l’histoire et sur les personnages historiques21
Les parodies sur les œuvres littéraires sur Napoléon, en premier lieu dans
Guerre et Paix22
Les parodies sur les mises en scène théâtrales sur Napoléon. Il y en avait beaucoup pendant les 10 dernières années en Russie. Dans le répertoire théâtral actuel
on trouve 8 spectacles sur Napoléon d’auteurs russes et étrangers
Les parodies sur la filmographie de Napoléon et de la guerre de 1812, le plus
représentatif ici est la comédie musicale déjà mentionnée « La ballade du hus20 Film d’animation [http ://rutube.ru/tracks/1661017.html]
21 КВН. Parodies du club des joyeux et ingénieux /
[http ://www.youtube.com/watch ?v=dMHa4d-8MpA&feature=related]
22 КВН. Parodies du club des joyeux et ingénieux /
http ://www.youtube.com/watch ?v=5frZc7QkIV4&feature=related
– 251 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
sard » (Regardez l’épisode « il y a beau temps » de la comédie musicale et la
parodie sur lui).
Les parodies sur les auteurs qui écrivent et parlent de Napoléon (en particulier,
sur le dramaturge célèbre E. Radzinski).
En ce qui concerne le niveau du sens, la cote de popularité des sujets présentés
dans les parodies, est la suivante :
1. Napoléon et Koutouzov. C’est un sujet mythologique classique, la lutte de
deux héros. En ce cas la logique de la construction de ces sujets est très proche
de la logique du mythe, décrite par C. Lévi-Strauss, qui suppose l’élimination
des opposés par la substitution de l’opposition « principale ». Ainsi, Koutouzov
dans toutes les parodies joue le rôle du « trickster », un boulot dormant, fatigué,
mais roublard et rusé qui assène brusquement un coup et gagne, ce qui coïncide
soit avec les faits historiques, soit avec l’image de Koutouzov crée par Tolstoï.
Ce n’est pas par hasard que dans toutes les parodies les allusions sur le texte de
Tolstoï sont très bien révélées23.
2. Napoléon et Joséphine. Le sujet classique du mythe est l’amour victorieux
et dévorant.
3. Napoléon comme le Héros (le général, le brave, le combattant).
Ainsi, la genèse du mythe napoléonien d’aujourd’hui a des causes
différentes :
Les causes idéologiques. Il est formé par l’autorité ou par l’opposition pour
résoudre ses propres objectifs – de légitimation, de regain de leur autorité, etc. ;
Les causes commerciales, ce qui est populaire surtout durant les dernières
années. Le mythe est produit pour vendre plus cher. Il est moins lié à la réalité et
il est plus scandaleux. Un grand nombre de programmes sur Napoléon à la télévision et à la radio sont éloignés de la critique historique ;
Les causes scientifiques. Le mythe est produit par les historiens professionnels.
Par exemple : la création des monographies populaires et des manuels d’école.
Les causes artistiques. Cette source du mythe napoléonien dans la conscience
contemporaine est sans doute d’une importance primordiale dans les conditions
actuelles24.
23 La parodie du club des joyeux et ingénieux http ://www.youtube.com/watch ?v=dMHa4d8MpA&NR=1
24 Nous remercions Anna Moretti d’avoir assuré lors de l’intervention de Mme Velikaya,
au cours du colloque, la traduction simultanée de son discours.
– 252 –
une certaine idée de napoLéon :
imageS et repréSentationS danS LeS manueLS
ScoLaireS de La troiSième
répubLique
Eugène GHERARDI
Professeur de Cultures et Langues régionales
(Histoire culturelle et littéraire de la Corse) à l’Université de Corse
UMR 6240 LISA
Que Napoléon soit l’objet d’attentions particulières de la part des manuels
scolaires tient de l’évidence. Depuis la fin du xixe siècle, il occupe dans les
manuels français une place considérable, à la fois centrale et ambiguë. Centrale
parce qu’on lui reconnaît un rôle incontestable. Mais ambiguë parce que la geste
napoléonienne véhicule l’image contrastée de la grandeur d’un héritage que la
Troisième République n’est pas sûre de pouvoir légitimer. Les manuels montrent comment l’inspiration du jeune Napoléon est nourrie par un rapport ambivalent à une terre natale qu’il affectionne mais sur laquelle il porte déjà un regard
empreint de scepticisme. La traversée de la Méditerranée est une clé de lecture
pour décrypter le discours pédagogique. L’arrivée en France transcende le personnage, le révèle, l’accomplit. Pour le jeune Napoléon, la France est un moyen
d’échapper à la grisaille d’un environnement familial provincial. Après Ajaccio,
Brienne ouvre à Napoléon la voie de la réussite. Immanquablement, l’histoire
scolaire véhicule images et représentations. Cette étude a pour objectif de repérer
et d’analyser l’image de Napoléon et de la Corse dans les manuels scolaires en
usage sous la Troisième République.
– 253 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Manuels scolaires, imaginaire et mémoire
Pour l’historien, il n’est guère aisé de démêler l’écheveau scolaire de la geste
napoléonienne. On l’imagine aisément, il ne nous était pas envisageable de recenser de manière exhaustive toutes les occurrences dans tous les manuels français.
Lourde tâche et, somme toute, peu probante. La multiplication des exemples ne
consolide en rien la démonstration. Par conséquent, nous livrons ici quelques
observations à partir de vingt manuels, édités de 1884 à 1938.
La fonction du manuel dans l’histoire des mentalités n’est plus à établir,
d’autant qu’il se trouve soumis en France à l’époque de la Troisième République
à un strict contrôle idéologique du pouvoir. Dans ce cadre, l’histoire scolaire
est un discours sur l’histoire. Histoire publique et histoire scolaire contribuent
à entretenir la mémoire et bien des questions se posent alors à l’historien et à
l’enseignant sur son rôle dans la fabrication de la mémoire et de l’identité. Considéré dans cette optique, le temps de nos manuels d’histoire relève d’un temps
extra-historique, un temps mythique. À la fin du xixe siècle, le manuel apparaît
donc comme un outil incontournable dans le cartable du maître et dans celui de
l’écolier. Comme objet d’étude, il présente un avantage immense. Dans un sens,
en raison de son caractère formel, quasi définitif, il représente bien l’école dans
ce qu’elle possède d’institutionnel. Produit de la société, réponse à une demande
qui en émane, le livre scolaire exerce donc aussi sur elle un pouvoir certain et une
grande influence1. « Celui qui est maître du livre est maître de l’éducation » déclare
Jules Ferry le 5 février 1879 devant la Commission d’examen des livres classiques du ministère de l’Instruction publique2. Un arrêté du 29 janvier 1890 rend
l’usage des manuels scolaires obligatoire dans les classes de l’école primaire.
Les manuels façonnent et modèlent des mentalités collectives. En eux se reflètent schématisées, simplifiées, amplifiées, l’idéologie et l’éthique qui dominent
une société, un temps, une époque. Vecteur de systèmes de valeurs, le manuel
scolaire sert donc d’instrument dans la transmission dans l’espace scolaire des
formes et des codes moraux et sociaux. Compte tenu de sa large diffusion et de
sa position, le manuel représente pour beaucoup d’élèves la seule voie d’accès à
la culture écrite et joue un rôle important dans la formation de l’esprit public et
dans l’évolution des mentalités. « Mais cette histoire est ambiguë. Et elle nourrit
les paradoxes d’une culture politique schizophrénique, clivée entre l’État indivisible et les diversités régionales et culturelles, entre l’universalisme abstrait et la
pluralité des points de vue. En se coulant dans un État demeuré napoléonien, la
1
Choppin Alain, « L’histoire des manuels scolaires : une approche globale », Histoire de
l’éducation, n°9, 1980, p.1-25.
2
Mollier Jean-Yves, « Le manuel scolaire et la bibliothèque du peuple », Romantisme,
n°80, 1993, p.79.
– 254 –
– une certaine idée de naPoléon–
France républicaine ne s’est jamais débarrassée de l’intégrisme monarchique qui
lui colle à la peau »3.
Il vaut donc la peine de réfléchir sur le récit des manuels d’histoire et son
impact dans notre imaginaire.
À quoi servent les grands hommes ?
À ce stade, quelques précisions théoriques sont nécessaires. D’emblée, il
faut reconnaître que les principes au nom desquels la pédagogie républicaine a
accordé de l’importance au culte des grands hommes et la réception, les effets
de cette pédagogie, sont nombreux. L’histoire scolaire donne corps à la croyance
selon laquelle il existerait des hommes prédestinés à un rôle hors du commun. De
manière générale, la notion de grand homme sert à désigner des hommes d’État
d’une stature exceptionnelle, des guides, crédités de la capacité d’infléchir durablement le cours de l’histoire, de modeler le destin d’un pays ou d’une nation.
Alice Gérard observe que « le xixe siècle nationaliste et pédagogue a abondamment pratiqué le culte des héros, en France plus qu’ailleurs4 ».
La traduction scolaire des grands personnages est souvent rigidifiante. Elle
réduit le grand homme dans un statut et une définition ne recouvrant qu’une partie
de sa nature et prenant soin de gommer ses contradictions. Envers laïque de la
figure du saint, le grand homme est une image récurrente au sein de l’enseignement de la Troisième République. Dans l’effort de redressement du pays, la République ne fait pas table rase du passé. Ainsi, loin de rejeter l’héritage des pères, les
autels et les tombeaux, l’histoire scolaire s’appuie sur tout ce qui est de nature à
illustrer la continuité du pays5. Sudhir Hazareesingh rappelle fort justement que
« les pédagogues de la IIIe République n’hésitèrent pas à puiser abondamment
dans l’héritage impérial : Napoléon, comme Jeanne d’Arc et Charlemagne, s’avérait particulièrement utile pour un régime qui cherchait à reconstruire l’identité
collective de la nation sur les ruines de la défaite de 1870-1871 »6.
Quelques textes imprègnent durablement la mémoire française. « La sacralisation de l’histoire de France opérée par Le Tour de la France par deux enfants et
par le Petit Lavisse n’est, après tout, que la conséquence tardive de la défaite en
3
Citron Suzanne, Le mythe national. L’histoire de France revisitée, Paris, Les éditions
de l’atelier, 2008 (1987), p.14.
4
Gérard Alice, « Le grand homme et la conception de l’histoire au xixe siècle », Romantisme, 1998, n°100, p.31.
5
Chanet Jean-François, La fabrique des héros. Pédagogie républicaine et culte des grands
hommes, de Sedan à Vichy, Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2000, n°65, p.14-15.
6
Hazareesingh Sudhir, La légende de Napoléon, Paris, Points, coll. histoire, 2008 (2004),
p.324.
– 255 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
France face à la Prusse en 1870, de l’avènement de la République et des réformes
pédagogiques du moment Ferry »7.
Comme le note Antoine Prost, à l’école primaire, l’histoire était une éducation
du patriotisme par la sensibilité. L’histoire savante et scientifique était bonne pour
les élites, non pour le peuple. Pour le peuple, poursuit Antoine Prost, il suffisait,
mais il était indispensable, de façonner une sorte de légendaire porteur d’identité8. Mais le traitement par les manuels des personnages qui animent la grande
fresque nationale est soumis à des reproches fréquents. Prenons deux exemples.
Hier, en 1956, l’écrivain catholique Renée Casin se désolait9.
Aujourd’hui, de manière tout aussi régulière, programmes et manuels sont
accusés d’accorder une place trop sommaire à Napoléon.
L’« épisode napoléonien », chapitre emblématique du « roman national », tissu
de paraboles, réseau complexe de métaphores et lot d’images souvent contradictoires, interpelle l’élève à travers des événements, voire l’événement ultime
qui est la mort à Sainte-Hélène. Napoléon incarne ce besoin de grandeur et de
rêve. Comme le note Chateaubriand, Napoléon est totalement entré dans la
légende : « Bonaparte n’est plus le vrai Bonaparte, c’est une figure légendaire
composée des lubies du poète, des devis du soldat et des contes du peuple ; c’est
le Charlemagne et l’Alexandre des épopées du Moyen Âge que nous voyons
aujourd’hui. Ce héros fantastique restera le personnage réel ; les autres portraits
disparaîtront. » 10
Dans les manuels de la Troisième République, plusieurs images coexistent
dans un seul homme : le commanditaire de l’exécution du duc d’Enghien et le
général de l’expédition d’Egypte, l’administrateur éclairé et l’Empereur, despote
7
Amalvi Christian, « L’exemple des grands hommes de l’histoire de France à l’école et au
foyer (1814-1914) », Romantisme, 1998, n°100, p.91.
8
Prost Antoine, « Peut-on faire l’éducation politique des élèves aujourd’hui comme
hier ? », Questions pour l’éducation civique. Former des citoyens, Paris, Hachette Éducation, 2000, p.68.
9
« Parlez de Napoléon à votre entourage. L’expérience, neuf fois sur dix, est concluante.
Le Français moyen honnit « l’incorrigible guerrier » de Thiers. C’est un assassin, un « boucher », que sais-je encore ? Où les Français ont-ils donc entendu parler de Napoléon, sinon
à l’école ? Comment s’étonner ? Du haut en bas de l’échelle, des plaquettes du Cours élémentaire aux copieux manuels des Écoles Normales, en passant par les livres nombreux
et variés, depuis ceux qui ont plus du demi-siècle pour leur première édition jusqu’aux
plus récents en usage dans les Cours moyens, supérieurs, et les classes de fin d’études, les
manuels reprennent le refrain qui, à la vérité, ne sert pas l’Histoire véridique ni la gloire
française ». Casin Renée, Napoléon et les manuels d’histoire. Édition revue et corrigée,
Paris, Economica, 2008 (1956), p.13.
10 Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la
Pléiade, 1951, vol.1, p.1008.
– 256 –
– une certaine idée de naPoléon–
autoritaire et brutal, le vainqueur d’Austerlitz et le vaincu de Waterloo. Selon
Christian Amalvi, Napoléon demeure un « héros national malgré tout » et « l’iconographie négative reste cependant marginale au regard de la légende dorée du
« petit caporal » »11.
Qu’importe, alors, si l’image est biaisée, qu’importe si elle tisse une réalité
trompeuse, qu’importe – ici ou là – les erreurs factuelles ou les raccourcis discutables, le Napoléon des écoliers vient à rappeler que sous le manteau de sa
légende, et quoi qu’il ait à nous dire, le grand homme reste l’inventeur de son
destin. Napoléon est « dans le panthéon personnel des Français, l’archétype du
grand homme12 ». Dans une logique didactique, les manuels reconstruisent sa trajectoire. Tout commence à Ajaccio. L’élève apprend comment Napoléon donne à
sa vie la forme de ses rêves et de ses ambitions, comment il parvient à identifier
son destin personnel avec celui de la Corse puis de la France. Tel Antée reprenant
ses forces au contact de la terre, il libère son pays du joug génois et construit un
État. Cet effort se révèle puissamment ennoblissant. Napoléon acquiert à travers
son destin et ses choix une stature et un caractère de héros cornélien, héros de
légende, né pour jouer un grand rôle dans de grands événements.
La France nous doit le plus habile capitaine du monde
En 1885, Désiré Blanchet et Jules Pinard publient une petite Histoire de la
France, ouvrage destiné aux classes enfantines. Le premier est professeur agrégé
d’histoire aux lycées parisiens Charlemagne et Fénélon puis proviseur du lycée
Condorcet. Le second est professeur d’histoire au lycée Condorcet. Dans un
« Avertissement » rédigé à l’attention des enseignants et des familles, l’éditeur
dévoile l’intention des auteurs13.
Après avoir signalé que « Bonaparte était né à Ajaccio, le 15 août 1769, d’une
des plus anciennes familles de la Corse », c’est à grands traits que Blanchet et
Pinard retracent en cinq courts récits les étapes de la vie du grand homme : « Le
général Bonaparte », « Bonaparte consul », « Bonaparte à Marengo », « Napoléon
Ier Empereur », « Fautes et revers de l’Empire ».
11 Amalvi Christian, Les héros de l’histoire de France, Toulouse, Privat, coll. « Entre légendes et histoire », 2001, p.93.
12 Boudon Jacques-Olivier, « Grand homme ou demi-dieu ? La mise en place d’une religion
napoléonienne », Romantisme, 1998, n°100, p.131.
13 « Instruire l’enfance, c’est mettre en éveil son intelligence, exercer sa mémoire, frapper
son imagination, cultiver les bons sentiments qui sont en germe dans son cœur. […] Enfin, ils
n’ont pas oublié que l’histoire doit être une école de morale. Ils espèrent que les leçons de ce
petit livre inspireront le sentiment du devoir et l’amour de la patrie. » Blanchet Désiré, Pinard
Jules, Histoire de France. Récits et entretiens. Classes enfantines et année préparatoire, Paris,
Librairie Eugène Belin, 1886 (1885), p.2.
– 257 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Tiré à plusieurs millions d’exemplaires, depuis sa première version de 1877,
le Tour de France est l’œuvre d’Augustine Fouillée qui adopte le pseudonyme
de G. Bruno, clin d’œil au philosophe italien du xvie siècle brûlé par l’Inquisition. Le récit se déroule au lendemain de la guerre de 1870 et se présente sous la
forme d’un périple que deux orphelins, Julien et André, entreprennent à travers
la France. Les deux petits héros, fils d’un charpentier de Phalsbourg, en Lorraine,
s’enfuient subrepticement de leur ville annexée pour retrouver leur patrie. La
perte de l’Alsace et la Lorraine hante la mémoire française.
Le Tour de France n’est pas seulement destiné à l’entraînement à la lecture
des enfants. L’ouvrage diffuse habilement d’autres préceptes : l’histoire, la géographie, les sciences, l’instruction civique. La Corse et Napoléon apparaissent
donc dans l’ouvrage14.
Autre ouvrage qui remporte un succès considérable dans les écoles de la Troisième République naissante, Jean Felber est l’œuvre d’Antoine Chalamet, professeur d’histoire au lycée Lakanal. Il est issu d’une famille qui compte dans
ses rangs quelques hiérarques dévoués à la République. Son père, Jean-MarieArthur Chalamet, professeur de rhétorique, député puis sénateur de l’Ardèche, fut
sous-secrétaire d’État à l’Instruction publique et aux cultes dans le gouvernement
Gambetta. Son oncle, Gaston Chalamet, fut préfet de l’Ardèche.
Le récit débute en Alsace pendant la guerre de 1870, se déroule en France et
s’achève en Algérie. La Corse et Napoléon apparaissent sommairement au détour
d’une page du livre15.
14 « -Et la Corse, donc, s’écria l’autre marin. Quel pays, quelle fertilité ! Elle a en raccourci
tous les climats. Sur la côte, du côté d’Ajaccio, c’est la douceur du midi ; notre campagne est
pleine aussi d’orangers, de lauriers et de myrtes, comme votre pays de Nice, camarade. Nos
oliviers sont dix fois hauts comme ceux de votre Provence, patron. Et le cotonnier, le palmier peuvent croître chez nous comme en Algérie. Cela n’empêche pas qu’on trouve sur nos
hautes montagnes neuf mois d’hiver, de neige et de glace, et de grands pins qui se moquent de
l’avalanche.
-Oui, dit le patron ; mais vous n’avez pas de bras chez vous ; la Corse est dépeuplée et vos
terres sont incultes.
-Patron, c’est vrai. Nous tenons plus volontiers un fusil que la charrue. Mais patience, nos
enfants s’instruiront, et ils comprendront alors le parti qu’ils peuvent tirer des richesses du sol.
En attendant, la France nous doit le plus habile capitaine du monde, Napoléon Ier. » : Bruno
G. [M.me Alfred Fouillée], Le tour de la France par deux enfants : devoir et patrie. Livre de
lecture courante, Cours moyen, Paris, Librairie classique Eugène Belin, 1889, p.192.
15 « Quelques jours après son retour à Barentin, Jean Felber reçut une lettre de Louis.
Mon cher frère,
De Toulon, où je t’ai quitté, nous n’avons pas fait route directement pour Alger, mais nous
avons passé par Ajaccio, chef-lieu de la Corse. Un de nos camarades, qui est de ce pays-là,
nous avait beaucoup vanté la beauté de son île, mais nous pensions qu’il exagérait et qu’il se
laissait emporter par l’amour du pays natal. Après un séjour de quelques heures à Ajaccio, il
– 258 –
– une certaine idée de naPoléon–
Dans sa famille, on parlait le corse, qui est un patois italien
Avec l’Histoire de France élaborée par Ernest Lavisse, la Troisième République fait de l’histoire ad usum delphini une sorte de propédeutique du civisme
républicain. Le Petit Lavisse contribue à l’édification d’un « Panthéon immatériel
de la mémoire nationale »16. Sur le plan pédagogique, le récit lavissien qui domine
l’enseignement pendant plus d’un demi-siècle constitue le paradigme du manuel
d’histoire. Tout Français cultivé entretient un dialogue intime et fort avec l’histoire de la France, avec le « roman national »17. Au xixe siècle, les écrivains et des
historiens français donnent une définition vaporeuse de la nation ou la nationalité,
mots qui reviennent continuellement sous la plume et qui désignent « la « force
spirituelle » qui détermine l’unité d’un groupe, qui fait sa « personnalité », fonde
le « sentiment d’appartenance » de ses membres. »18
Observant les programmes de 1882, Ernest Lavisse, historien de l’école positiviste, professeur à la Sorbonne, compose un manuel d’histoire qui connaît dès
sa première parution en 1884 un succès qui ne se démentira jamais. À travers la
France, des millions d’écoliers assimilent le « Petit Lavisse », devenu une sorte
d’« évangile de la République ». Pierre Nora souligne que le manuel lavissien est
« l’histoire d’une France autant qu’un récit de cette histoire. »19
a bien fallu reconnaître qu’il avait dit la vérité. La ville, bâtie en amphithéâtre sur le penchant
d’une colline, est entourée de belles maisons de campagne qui disparaissent presque sous la
verdure. La région des côtes, la seule que nous ayons eu le temps de voir, est riche et fertile : il
y a des vignobles, des mûriers, des orangers, des citronniers. Notre camarade vante beaucoup
aussi l’intérieur de l’île : c’est un pays montagneux et pittoresque, avec de grands bois de pins
et de châtaigniers. La Corse n’est pas très peuplée : il n’y a que deux villes importantes, Ajaccio, patrie de Napoléon Ier, et, de l’autre côté de l’île, Bastia, sur le littoral qui fait face à l’Italie.
Les habitants parlent une langue qui se rapproche plus de l’italien que du français, mais cela
ne les empêche pas d’être de bons patriotes. Il y en a beaucoup qui servent dans notre armée ;
les Corses sont un peu comme les Alsaciens, qui parlent allemand et qui cependant sont de très
bons Français. » Chalamet Antoine, Jean Felber. Histoire d’une famille alsacienne. Lectures
courantes. Classes élémentaires des lycées et collèges, cours moyen et supérieur des écoles
primaires, Paris, Alcide Picard et Kaan, 1894 (1892), p.333-334.
16 Amalvi Christian, op. cit., p.92.
17 Avezou Laurent, Raconter la France. Histoire d’une histoire, Paris, Armand Colin,
2008.
18 Noiriel Gérard, « Socio-histoire d’un concept : les usages du mot « nationalité » au xixe
siècle », Genèses, n°20, septembre 1995, p.9.
19 Nora Pierre, « Lavisse, instituteur national. Le « Petit Lavisse », évangile de la République », Les lieux de mémoire, sous la dir. de P. Nora, Paris, Gallimard, 1984, I. La République,
p.265.
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– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Extrait de l’Histoire de France pour le cours élémentaire d’Ernest Lavisse
– 260 –
– une certaine idée de naPoléon–
L’épisode de l’enfance de Napoléon, partagée entre Ajaccio et Brienne, a inspiré les manuels qui ont mis en scène le retournement d’une existence. Lavisse
a largement contribué à immortaliser cette image de Napoléon dans la mémoire
de plusieurs générations d’élèves. Tout cela ne peut aller sans mythologie ! Chez
Lavisse, Napoléon ne forge sa personnalité qu’en quittant sa chrysalide corse, en
échappant au dérèglement originel. L’enfance corse de Napoléon se révèle terne,
monotone et sans relief. L’historien décrit un enfant qui porte tous les stigmates
de la maladie. Lavisse présente la Corse comme une île qui n’entre dans l’histoire
qu’avec son rattachement à la France. Dans les manuels de l’école primaire, le
thème de la mission civilisatrice de la France n’est jamais très loin. Il est aisé d’objecter qu’une telle vision, mythe dans le mythe, est excessive et erronée. La France
apporte la civilisation dans une île, terre de fêlures et de blessures, de disgrâces
et de malheurs infinis. Affirmation, semble-t-il assez courante pour l’époque, les
manuels faisant preuve, en général, d’un ethnocentrisme irrépréhensible20.
Lavisse accorde une grande importance au visage de Napoléon. Jeune Corse
chétif et malotru, la France le change, le métamorphose, le transfigure. Le visage,
fenêtre de l’âme, donne sa singularité au personnage. Pour l’historien, l’école
militaire de Brienne devient une planche de salut pour le jeune Napoléon. En
d’autres termes, l’éducation reçue en France fascine pour le mouvement de rupture qu’elle signifie dans la vie de Napoléon. Moment emblématique où le sens
d’une vie bascule : quelque chose arrive et plus rien n’est comme avant. L’ambition, l’intelligence et le charme font le reste. Il ne trouve donc à s’accomplir véritablement qu’en s’éloignant de la terre natale, celle-ci ne supportant pas la force
de vérité qui se manifeste chez lui à travers son intelligence hors-norme.
Si la communication s’avère difficile entre le jeune Napoléon et les jeunes
Français qu’il rencontre à Autun et à Brienne, c’est qu’ils n’appartiennent pas au
même univers culturel. Cet écart est manifeste. L’incompréhension domine les
échanges. L’humiliation n’est jamais très loin.
Chez les Bonaparte, on parle corse. Sous la plume de Lavisse, ce détail a
son importance. On peut à bon droit s’interroger : quelle signification convient-il
d’accorder à cet élément ? Il vise à montrer d’une part, la langue française, langue
20 « Napoléon Bonaparte est né en l’année 1769 à Ajaccio dans l’île de Corse. Son père,
qui n’était pas riche, eut de la peine à élever ses huit enfants. À l’âge de dix ans, Napoléon
fut envoyé en France pour se préparer à être officier. Il commença ses études au collège de
Brienne, une petite ville du pays de Champagne. Il n’était pas beau à ce moment-là. Il avait un
teint jaune, des yeux enfoncés, des joues creuses et des cheveux mal peignés. Il parlait mal le
français. Dans sa famille, on parlait le corse, qui est un patois italien. La première fois que le
professeur lui demanda son nom en classe, Napoléon le prononça comme on le prononçait à
Ajaccio : Napolioné. Ses camarades se moquèrent de lui et ils l’appelèrent la paille au nez. »
Lavisse Ernest, Histoire de France. Cours élémentaire, Paris, librairie Armand Colin, éd. or.
1884, rééd. 1913, p.146-147.
– 261 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
rayonnante de la beauté littéraire et de la raison universelle et, d’autre part, la
langue corse, « patois italien » tout juste apte à dire les choses d’une vie quotidienne ordinaire. L’imaginaire n’est pas une épure : il se nourrit à l’humus de la
langue et de la culture. Par ce détail qui est tout sauf anodin, Lavisse porte un
jugement de valeur sur la langue. Idée reçue, sans doute, qu’une langue puisse
être belle ou repoussante, pure ou dégradée, moderne ou archaïque, sacralisée ou
abhorrée. L’historien s’inscrit dans le sillon du monolinguisme tracé par l’école.
Qu’en est-il vraiment dans les faits ? Quelle était la langue maternelle de
Napoléon ? Sur ce point, les témoignages ne manquent pas. Dans ses Mémoires,
Bourrienne précise qu’à son arrivée en Champagne, Napoléon « ne parlait que
l’idiome corse »21.
Le « Lavisse » destiné aux élèves du cours moyen 1e et 2e année procède à
l’analyse du parcours de Napoléon. Le manuel loue le volontarisme du consulat, exalte les victoires napoléoniennes, juge d’un très mauvais œil la tournure
conservatrice et autoritaire de l’Empire. Héros prométhéen et sauveur dans un
premier temps, monstre et despote dans un second temps, Napoléon peut à son
gré exprimer ses passions les plus grandes comme les plus blâmables22.
Lavisse disparait en 1922. Son collaborateur, Pierre Conard le remplace dans
l’élaboration des manuels. Toutefois, le nom de Lavisse ne disparaît pas de la
couverture de l’Histoire de France destinée aux élèves du cours moyen deuxième
année et Certificat d’études.
21 Bourrienne, Mémoires de M. de Bourrienne, ministre d’État, sur Napoléon, le Directoire,
le Consulat, l’Empire et la Restauration, Stuttgart, Charles Hoffmann, 1829, vol.1, p.33.
22 « Napoléon a été un des plus grands hommes de guerre que le monde ait connus ; c’est par
la guerre qu’il s’est élevé au trône ; c’est par la guerre qu’il en a été renversé. L’Angleterre est en
partie la cause des guerres de l’Empire. C’est elle qui a forcé Napoléon à combattre et à vaincre
successivement tous les peuples de l’Europe ; mais Napoléon a commis de grandes fautes, en
traitant l’Europe comme si elle devait obéir à sa volonté. L’Espagne, à laquelle il a donné pour
roi son frère, s’est révoltée contre cet étranger ; l’Allemagne, qu’il a bouleversée et dont il a
forcé les enfants à servir dans ses armées, s’est soulevée contre lui. L’empereur, qui avait ainsi
contre lui les princes et les peuples, était condamné à combattre toujours, et à vaincre toujours,
c’est-à-dire à faire l’impossible. Il crut qu’il pouvait faire l’impossible ; il se fiait à son génie et
à son bonheur. Malheureusement pour la France et pour lui-même, Napoléon était à l’intérieur
un maître absolu. Il a fait de grandes choses pendant le Consulat et pendant l’Empire, car cet
homme de guerre fut aussi un administrateur de génie, mais il a supprimé en France toute liberté.
Il a voulu commander la France, comme à ses soldats, sans réplique. Tous ceux qui lui résistaient ont été traités par lui comme des ennemis. Il n’a écouté aucune plainte ; il n’a suivi aucun
conseil ; il n’a voulu faire que sa volonté, et l’orgueil l’a perdu. » Lavisse Ernest, La nouvelle
histoire de France. Cours moyen, 1e et 2e année, Paris, A. Colin, 1895, p.186-187.
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– une certaine idée de naPoléon–
Première de couverture de l’Histoire de France pour le cours élémentaire d’Ernest Lavisse
– 263 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Là encore, l’image de Napoléon s’avère contrastée, offrant dans les manuels
une face solaire et une face sombre. Natalie Petiteau le souligne : « Si, on l’a vu,
la République se refuse à renoncer à l’héritage napoléonien, si elle reconnaît dans
l’Empire un temps de consolidation de quelques conquêtes de 1789, elle redoute
que l’on puisse alors accuser l’enseignement de l’histoire d’inciter au rétablissement du pouvoir d’un seul homme : c’est pourquoi il importe que les manuels
officiellement adoptés par l’école de Jules Ferry dénoncent le régime impérial
pour son despotisme. »23
Le Premier consul fait l’objet d’éloges. Opinion que partagent la plupart des
manuels, ceux de la Troisième République en particulier. Le « Lavisse » salue
l’œuvre accomplie. Sur tous les tons, les manuels exaltent la force de travail
de Napoléon. Le travail est perçu comme l’une des valeurs fondamentales de la
société. Souvent avec force détails et anecdotes, les auteurs de manuels mettent
l’accent sur cette capacité de travailler sans se laisser gagner par la fatigue ou la
lassitude24.
C’est un tout autre Napoléon qui apparaît sous l’Empire. La noirceur le recouvre. Lavisse écorne le personnage. Le manuel dresse l’inventaire des entorses à
l’exemplum virtutis (exemple de la vertu). Homme de la rupture avec l’Ancien
Régime, Napoléon demeure habité par les divisions de son temps et traversé par
ses propres contradictions. Il est porteur d’interrogations qui n’ont cessé de le
tarauder. Lavisse dévoile un personnage qui ruse et s’empêtre dans ses impulsions contradictoires25.
23 Petiteau Natalie, Napoléon de la mythologie à l’histoire, Points, coll. « Histoire », 2004
(1999), p.231.
24 « Bonaparte, le grand général, se montra aussi un grand homme d’État. Tous ceux qui
l’ont vu à l’œuvre ont été émerveillés de l’activité, de la rapidité, de la puissance de son
esprit. « Il sait tout faire, il veut tout faire, il peut tout faire », disait-on de lui. Sa volonté égalait son intelligence. Bonaparte employa trop souvent ces facultés extraordinaires à satisfaire
son ambition. Il maintint l’égalité, mais supprima toutes les libertés qui auraient limité sa
puissance. Il voulait d’ailleurs aussi que la France fût bien organisée. Il n’eut pour cela, bien
souvent, qu’à réaliser ce que la Convention et le Directoire avaient projeté. Il fut d’ailleurs
aidé par des hommes de valeur à qui la Révolution avait donné une grande expérience. Mais
il fit preuve de tant d’activité, de décision et d’autorité que, malgré la guerre, il put achever en
quelques années l’organisation de la France nouvelle. » Lavisse Ernest, Conard Pierre, Histoire de France. Cours moyen deuxième année et Certificat d’études. Avec la collaboration de
Pierre Conard, Paris, Librairie A. Colin, 1938 (1934), p.245.
25 « Devenu empereur, Napoléon imita les souverains de l’Ancien Régime, mais en cherchant à les surpasser. Les rois de France étaient jadis sacrés par l’archevêque de Reims. Napoléon voulut être sacré, lui aussi, mais à Paris et par le pape venu exprès de Rome. Le jour du
sacre, pour montrer qu’il n’était pas fait empereur par le pape, Napoléon lui prit la couronne
des mains et se la posa lui-même sur la tête. Puis il couronna sa femme, l’impératrice Joséphine. […]
– 264 –
– une certaine idée de naPoléon–
En paraphrasant Pascal, on pourrait affirmer que l’âme de Napoléon est double,
divisée : elle contient son soleil et ses brouillards. Si les images du général de
l’armée d’Italie et de l’expédition d’Egypte, du Premier consul restent largement
positives, l’image de l’Empereur s’avère bien plus négative. Les manuels présentent un Napoléon pétri d’orgueil, avide de pouvoir, prisonnier de ses narcissismes, insensible aux malheurs de ses sujets. Cette « vanité de l’ego » menace tout
homme, dès qu’il vit replié sur lui-même, enfermé en soi-même, se considérant
comme le centre du monde.
Sa mémoire est sans limite et sans défaillance
Albert Malet et Jules Isaac, professeurs agrégés d’histoire, sont les auteurs
d’une collection de manuels, les « Malet-Isaac » qui deviennent rapidement et
pendant longtemps de grands classiques. Cette collection domine l’enseignement
secondaire de 1903, date de parution du Malet, à 1958, date du dernier « MaletIsaac ». Bien qu’ils se soient peu connus, le nom d’Albert Malet reste associé à
celui du plus célèbre de ses continuateurs, Jules Isaac devenu son collaborateur
peu avant la Grande Guerre. Poursuivant et élargissant la collection de manuels
scolaires initiée par Malet, que lui confie la maison Hachette en 1923, Isaac
adoptera une orientation historiographique plus scientifique et plus ouverte sur
le monde.
Avec force détails, le « Malet-Isaac » souligne les aptitudes de Napoléon26.
L’élève est amené à se pencher sur le culte de l’Empereur. Pour ses soldats, NapoNapoléon supprima la liberté individuelle : il fit emprisonner sans jugement les gens dont la
liberté gênait sa politique. Napoléon trouvait bon que le peuple fût peu instruit ; il craignait
que l’instruction ne le rendît indocile. Mais il voulut diriger l’éducation des jeunes gens riches
pour en faire de bons serviteurs de l’Empire. Aux lycées créés sous le Consulat, il ajouta des
facultés d’enseignement supérieur ; l’ensemble forma l’Université impériale hors de laquelle il
fut interdit d’enseigner. Napoléon voulut tout diriger, même les lettres et les arts. Il encouragea
les écrivains qui vantaient l’autorité et les peintres qui, comme David et Gros, contribuaient à
sa gloire. Par contre, il chassa de Paris les deux grands écrivains de son temps, Chateaubriand
et M.me de Staël, fille de Necker, parce qu’ils n’aimaient pas l’Empire. Comme tous les despotes, Napoléon ne voulait être contredit par personne. » Lavisse, Conard 1938 (1934), op.
cit., p.250-252.
26 « Napoléon Bonaparte a été la plus puissante figure des temps modernes et peut-être
l’homme le plus extraordinaire de l’histoire. Il avait trente ans quand le 19 brumaire fit de lui
le maître de la France. Son génie et son caractère avaient atteint leur plein développement.
Les traits saillants en étaient la grandeur de l’intelligence et de l’imagination, la passion de
la gloire et du pouvoir, servies par une extraordinaire puissance de travail. Son intelligence
prodigieuse, la plus prompte et la plus lucide qui pût être, était merveilleusement ordonnée et
disciplinée. […] Son règne fut en grande partie consacré à tâcher de réaliser le plus qu’il put
des rêves de son imagination. Ces rêves, révélés par lui-même dans maintes conversations,
faisaient de l’Empire français, « la mère patrie des autres souverainetés » ; de Napoléon, l’hé-
– 265 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
léon fascine. Modèle charismatique et inspirateur, il est le dieu d’une sorte de
culte de l’énergie Il acquiert de son vivant le statut d’idole et de chef incontesté. Il incarne l’amour incommensurable de la gloire, l’ascension continuelle
vers la grandeur. N’est pas Napoléon qui veut. Son exil puis sa mort à SainteHélène ne constitue qu’une étape supplémentaire vers une forme de sanctification
populaire27.
En sombrant quelquefois dans les lieux communs, le « Malet-Isaac » brosse le
portrait de Napoléon, un surhomme qui pousse le romantisme à son paroxysme et
s’avère complètement soumis aux excès de la passion : ténébreux et mélancolique,
suicidaire et transgressif, tourmenté, empressé, vif, imaginatif et audacieux28
ritier de Charlemagne, le chef suprême de l’Europe, distribuant les royaumes à ses généraux,
« ayant pour officiers les rois » et pour lieutenant spirituel le pape. » Malet Albert, Isaac Jules,
Histoire de France de 1774 à 1851. Enseignement primaire supérieur, deuxième année, Paris,
Librairie Hachette, 1921, p.93-95.
27 « Vieux « grognards » ayant fait les campagnes de la Révolution ou conscrits enrégimentés de la veille, tous les soldats de l’armée impériale servaient l’Empereur avec passion, avec
une complète abnégation d’eux-mêmes, comme le fidèle sert son Dieu. Le sergent Bourgogne
raconte qu’à la Bérésina un de ses camarades pleurait en songeant que « son empereur » pouvait être réduit à marcher à pied. À Iéna « il y en avait, raconte un autre sergent, qui, ayant les
deux jambes coupées, criaient : Vive l’Empereur ! » Le dévouement fanatique du soldat est
résumé tout entier dans les adieux des officiers de la vieille Garde à l’Empereur, après l’abdication. L’un d’eux, parlant au nom de tous, ne put dire que ceci d’un sanglot : « Nous voyons
bien que nous n’aurons pas le bonheur de mourir à votre service. » Ce fanatisme, l’Empereur
l’entretenait par les récompenses, les grades, la Légion d’honneur, plus encore par la familiarité qu’il autorisait – les soldats de la vieille Garde le tutoyaient et l’appelaient le petit caporal –, par la liberté laissée à chacun de l’aborder, par les visites aux bivouacs, la cuillerée de
soupe mangée à la gamelle, les fatigues partagées, et surtout par la confiance qu’il témoignait
à ses soldats. » Malet-Isaac 1921, op. cit., p.122-123.
28 « Napoléon a trente-cinq ans au moment de son avènement (1804). Ce n’est plus le jeune
homme de la campagne d’Italie à la silhouette grêle, au visage olivâtre et anguleux. La figure
s’est remplie et adoucie. La physionomie est tour à tour impassible et capable de toutes les
expressions. Il a le sens de la mise en scène : c’est un merveilleux acteur capable de jouer tous
les rôles. Sa volonté dissimule encore une violence naturelle à laquelle il s’abandonnera de
plus en plus et qui se traduira par un flot de paroles, par d’irrésistibles accès de colère brutale,
jusqu’à décocher des coups de pied à son entourage. Cette exubérance nerveuse finit par lui
rendre l’écriture presque impossible : sa signature devient un gribouillage et écorche le papier.
Il épuise ses secrétaires par la rapidité de sa dictée et par ses exigences. Un désir ou une idée
doivent être immédiatement réalisés. La tension nerveuse est telle qu’elle provoque parfois
de véritables crises : à la nouvelle de la capitulation de Baylen, il reste plusieurs heures à
exhaler des cris involontaires. Cette dépense d’énergie l’usera prématurément. Tout Napoléon
est extrême, ses qualités et ses défauts. Ses moyens intellectuels sont prodigieux. Sa puissance de travail est inconcevable : il travaille douze heures par jour au moins, parfois dix-huit,
s’éveillant ou s’endormant à volonté […]
– 266 –
– une certaine idée de naPoléon–
Tonnerre de tonnerre ! le petit caporal, c’est un aigle !
Derrière le pseudonyme de « Gauthier et Deschamps » ou « Gauthier-Deschamps », se cache Mademoiselle Miallier-Souvigny. Le Cours élémentaire
d’histoire de France de « Gauthier-Deschamps » consacre à Napoléon un « Portrait du plus grand capitaine du monde »29.
Le « Gauthier-Deschamps » destiné à la préparation du brevet fait la part belle
à la légende. De son ascension à sa chute, le manuel décrit un destin sans égal.
Dans le discours développé par les manuels, la campagne d’Italie révèle la vraie
personnalité de Napoléon. La puissance évocatrice de l’épisode du pont d’Arcole retient souvent l’attention. Abondamment représenté, « il inaugure en effet
la combinaison d’éléments qui donnera corps à la geste napoléonienne, conjonc-
Ce pessimisme et cette sécheresse joints au sentiment de sa supériorité et à un égoïsme monstrueux expliquent l’exagération de l’orgueil napoléonien. Par mépris de ses adversaires ou de
ses collaborateurs, l’Empereur perdra le juste sens des réalités qu’avait eu le Premier Consul.
Il brisera chez tous l’initiative et ne laissera derrière lui que des sous-ordres, en politique des
administrateurs, à l’armée de simples exécutants. » Malet Albert, Isaac Jules, Béjean Henri,
Histoire moderne de la Renaissance à 1815. 2e année : École normale, Brevet supérieur, Paris,
Librairie Hachette, 1934, p.542-544.
29 « Napoléon Ier naquit dans l’île de Corse, à Ajaccio, en l’année 1769. Son père, gentilhomme sans fortune, s’appelait Charles Bonaparte, sa mère, femme de grand esprit, était Lætitia Ramolino. Tout enfant, Napoléon avait donné des marques de son caractère dominateur et
de son intelligence qui devaient le porter un jour à de hautes ambitions. À l’école militaire
de Brienne, où il était élève, le jeune Bonaparte aurait voulu tout diriger ; il enrégimentait ses
condisciples et s’en faisait le chef. Napoléon était de petite taille. Il avait les cheveux châtains,
les yeux gris bleu ; son teint, jaune tant qu’il fut maigre, devint plus tard d’un blanc mat et
sans aucune couleur. Ses traits étaient beaux. Ses yeux habituellement ternes, donnaient à son
visage au repos, une expression triste et pensive. Quand il s’animait par la colère, son regard
devenait aisément farouche et menaçant. Le rire lui allait bien : il désarmait et rajeunissait
toute sa personne ; il embellissait et changeait sa physionomie. Sa toilette était très simple ; il
portait habituellement des uniformes de sa garde. Dans ses campagnes, il était toujours enveloppé d’une redingote grise sans chamarrure d’aucune sorte. […]
Napoléon fut alors contraint d’abdiquer, c’est-à-dire de renoncer au trône. Il fit, au château de
Fontainebleau, de touchants adieux à son armée et il alla vivre à l’île d’Elbe. […]
La guerre recommença et l’Empereur fut vaincu à la bataille de Waterloo. Les Anglais l’envoyèrent prisonnier à l’île de Sainte-Hélène, sur les côtes d’Afrique. C’est là que mourut
tristement, abreuvé d’outrages, en l’année 1821, le plus grand homme de guerre du monde.
Malgré ses prodigieuses victoires, Napoléon laissa notre pays plus petit qu’il ne l’avait
trouvé. » Gauthier, Deschamps (avec la collaboration d’instituteurs et d’historiens) [M.elle
Miallier-Souvigny], Cours Élémentaire d’histoire de France, Paris, Hachette et C.ie éditeurs,
1904, p.75-76.
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– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
tion de l’esprit républicain très vif des troupes et du charisme personnel de leur
général en chef ».30
L’image est donc abordée selon deux modalités symétriques : l’une, que l’on
pourrait qualifier de célébratoire, fait généralement l’éloge de Napoléon ; l’autre,
sur le registre de la dénonciation, semble en instruire le procès31.
Aubin Aymard, inspecteur de l’enseignement primaire de la Seine, refond et
réactualise chez Hachette entre 1925 et 1940 le « Gauthier-Deschamps ». Aymard
insiste sur l’énergie déployée par Napoléon32.
30 Bosséno Christian-Marc, « « Je me vis dans l’histoire » : Bonaparte de Lodi à Arcole,
généalogie d’une image de légende », Annales historiques de la Révolution française, n°313,
1998, p.451.
31 « Sa jeunesse, sa pâleur, sa petite taille faisaient mal augurer du Corse auquel on donnait le
commandement de l’armée d’Italie. Ses généraux le regardaient avec dédain ; ils le regardèrent
bientôt avec admiration ! Les soldats étaient électrisés par ses énergiques proclamations. […]
Pour déboucher dans le village d’Arcole, il avait fallu passer un pont : là s’était portée toute
l’action. Augereau avait été repoussé par Alvinzi, le grand général autrichien. Mais Bonaparte
survient : tout change ! Impatient de briser toute résistance, il saisit un drapeau, l’agite aux
yeux des soldats, s’avance jusqu’au milieu du pont sous une grêle de mitraille. Son exemple entraîne jusqu’aux moins résolus. Arcole est emporté. Alvinzi bat en retraite. Tonnerre !
s’écrie un artilleur, en voyant défiler, devant Bonaparte, des colonnes de prisonniers et des
chars de trophées. Tonnerre de tonnerre ! le petit caporal, c’est un aigle ! […]
Napoléon Bonaparte commença son éblouissante carrière au siège de Toulon. Général à 24
ans ; consul à 30 ans, empereur des Français à 35 ans, il demeure dans l’Histoire le plus grand
Capitaine du Monde. […]
Napoléon est incontestablement le plus grand homme de guerre du Monde. C’est par la guerre
qu’il a projeté sur la France une gloire incomparable ; mais c’est par la guerre aussi qu’il ruina
la Nation, la livra à la haine, à la vengeance de tous les peuples qu’il avait vaincus.
Après s’être conduit en sage, pendant le Consulat, et avoir doté la France de bonnes institutions, il devint « fou d’orgueil ». Son ambition n’eut plus de bornes ; il se crut non seulement
le maître absolu de notre pays, mais encore le maître de l’Europe. Et ce foudroyant génie qui
nous avait donné l’ivresse de la victoire, ne put nous conserver les conquêtes de la Révolution : la France de 1815 fut ramenée aux limites de 92. » Gauthier, Deschamps (collaboration
d’instituteurs et d’historiens) [M.elle Miallier-Souvigny], Leçons complètes d’histoire. Histoire ancienne, histoire de France, histoire générale […] pour la préparation au brevet, Paris,
librairie Hachette, 1926, p.211 ; 214 ; 246.
32 « À son génie militaire, ce général de trente ans joignait de hautes qualités d’homme
d’État ; une intelligence apte à tout comprendre, une résistance physique extraordinaire lui
permettant de travailler, sans fatigue apparente, douze heures et plus dans la journée. Avant
tout, ce fut un ambitieux, un égoïste, doué d’une imagination prodigieuse. Cette imagination, qui enfantait sans cesse des projets « sans proportion », fit de l’existence du maitre « une
longue impatience » ; elle amena des changements profonds dans ses habitudes. Maigre, de
teint olivâtre, le Premier Consul s’instruit auprès des gens compétents ; il sait, au besoin, se
montrer, souple et conciliant dans le Consulat, période de réorganisation, de pacification où
il s’achemine vers l’Empire. L’Empereur grossit vite, l’activité diminua sans que l’effort
– 268 –
– une certaine idée de naPoléon–
Inspecteur de l’enseignement primaire à Paris, ancien professeur à l’École
Normale d’instituteurs de la Seine, ardent défenseur de l’enseignement laïque,
Léon Brossolette, père du résistant socialiste Pierre Brossolette, écrit le manuel
Mon premier livre d’histoire de France (1934) en collaboration avec sa fille
Marianne Ozouf-Brossolette, professeur agrégée d’histoire. L’ouvrage accorde
une place essentielle à l’iconographie en couleurs, destinée à frapper le jeune
lecteur33.
Dans l’Histoire de France destinée aux élèves du Cours moyen et du Certificat
d’études, Louis Brossolette imprime au récit une orientation plus personnelle.
Brossolette appartient à l’intelligentsia de gauche. La couverture du manuel affiche les résolutions de l’auteur : « Le peuple plutôt que les Princes, la civilisation
plutôt que les batailles, notre époque de préférence aux périodes lointaines ». La
naissance et l’enfance de Napoléon donnent lieu à quelques remarques34. S’il
juge de manière avantageuse le Consulat, Brossolette réprouve le bilan du régime
impérial35.
Toute différente est l’approche de Charles Aimond, religieux lorrain, professeur d’histoire et musicien. Dans son Histoire de France pour le Cours supérieur,
perdit de sa lucidité et de sa puissance créatrice ; mais l’ambition, jamais rassasiée, se mua en
un orgueil immense, l’attitude devint distante, le ton autoritaire et souvent brutal. » Aymard
Aubin, Histoire de France. Cours supérieur. Sous la direction de Gauthier-Deschamps [M.elle
Miallier-Souvigny], Paris, librairie Hachette, 1931, p.246.
33 « De l’île de Corse où il est né, le jeune Bonaparte est venu à l’École militaire de Brienne.
Là, il étudie pour devenir officier. Aux récréations, il reste souvent seul. Ses camarades ne
l’aiment pas beaucoup et se moquent de ce nom de Napoléon qui est le sien. Bonaparte est
devenu général. Personne mieux que lui ne sait commander à des soldats. Personne mieux que
lui ne sait gagner des batailles. Les Français aiment à se le représenter dans son habit brodé
d’or, le visage pâle, les cheveux noirs tombant sur ses épaules, avec le regard d’un chef qui
n’a jamais peur. Ils l’admirent s’élançant, un drapeau tricolore à la main, sur le pont d’Arcole,
balayé par les balles et les boulets. Et ils lui laissent renverser la République. » Brossolette
Léon, Ozouf Marianne, Mon premier livre d’histoire de France. Cours élémentaire, 1e année,
Paris, Delagrave, 1937 (1934), p.56.
34 Napoléon Bonaparte était né à Ajaccio le 15 août 1769. Il y avait un an seulement que
son pays, la Corse, achetée aux Génois, appartenait aux Français. Bonaparte devait toujours se
souvenir de son origine italienne. Admis comme boursier du roi à l’École militaire de Brienne,
il y fut peu aimé de ses camarades. Il disait un jour à l’un d’eux : « Je ferai à tes Français tout
le mal que je pourrai ». Il restait de cœur Corse et Italien. Quand la Révolution arriva, il était
officier d’artillerie. Sa haine pour la France parut diminuer. » Brossolette Louis, Histoire de
France ; Cours moyen, certificat d’études, Paris, Delagrave, 1935 (1907), p.184.
35 « L’invasion, la ruine, le démembrement : voilà ce que nous coûtait la gloire de Napoléon ! voilà ce que devait subir notre pays pour avoir renoncé à la liberté et s’être donné un
maître au 18 brumaire. » Brossolette, op. cit., p.206.
– 269 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Aimond salue l’homme du Concordat et de la paix religieuse36. S’efforçant de
dresser un portrait objectif de Napoléon, le manuel observe le retour tardif et
assez peu convaincant de Napoléon à la religion37.
Il achevait de fondre la Corse dans l’unité française
On ne sait rien ou si peu de Henri Hantz et de Robert Dupuch. Au moment de
la publication en 1911 de la Petite Histoire de la Corse, le premier est proviseur
au lycée de Bastia. Quant au second, il exerce les fonctions de professeur d’histoire dans le même établissement. La Petite histoire de la Corse s’adresse aux
élèves des cours supérieur et cours moyen des écoles primaires élémentaires38. La
préface annonce clairement les intentions : « faire revivre toute la vie du peuple
corse » et « le caractère original de sa civilisation ». Dans un premier temps, la
Petite histoire de la Corse est publiée séparément. Par la suite, elle est réunie
à l’une des nombreuses éditions diffusées dans l’île de l’Histoire de France de
Louis-Eugène Rogie et Paul Despiques. Pendant l’épisode de la « guerre des
manuels »39 qui fait rage de 1906 à 1910, le manuel de Rogie et Despiques a été
voué aux gémonies par les évêques français. Il n’est pas anodin de s’en souvenir.
Par ailleurs, signalons que la Petite histoire de la Corse s’insère dans une col-
36 « Bonaparte était convaincu de la nécessité d’une religion pour le peuple et pour la sauvegarde de la moralité publique, et il ne voulait pas laisser une force aussi précieuse que le catholicisme, en dehors de son influence. Malgré son entourage nettement libre-penseur, le Premier
Consul entendit négocier directement avec Rome ». Aimond Charles, Histoire de France.
Cours supérieur : deuxième année, 1774-1851, Paris, J. de Gigord, 1928 (1922), p.107-108.
37 « Il ne serait pas équitable, de juger Napoléon uniquement, d’après les dernières années
de son règne, et de faire de cet homme prodigieux, un despote sanguinaire, un « ogre », comme
l’appelèrent parfois ses ennemis. […]
À cette morale tout humaine, comme d’ailleurs à la vie de Napoléon, manque malheureusement l’inspiration religieuse. C’est seulement à Sainte-Hélène, à la veille de mourir, qu’il
reviendra à la foi de son enfance. » Aimond, op. cit., p.119.
38 Sur les manuels d’histoire de la Corse, voir : Alberti Vanessa, Panorama des manuels scolaires corses (xixe siècle et première moitié du xixe siècle), Argumenti, rivista di l’A.D.E.C.E.C.,
2006, n°1, p.81-107. Gherardi Eugène F.-X., « De Vercingétorix à Sambucuccio : remarques
sur une histoire lavissienne de la Corse à la Belle Époque. Introduction à la Petite Histoire de
la Corse par Henri Hantz et Robert Dupuch », Strade, n°17, 2009, p.145-152.
39 Soutenus par les évêques de France, des associations catholiques de pères de famille
livrent bataille contre certains manuels qu’elles jugent attentatoires à leur religion dans les
écoles publiques.
– 270 –
– une certaine idée de naPoléon–
lection qui intéresse l’ensemble des régions de France.40 La Petite histoire de la
Corse, offre une image contrastée de Napoléon41.
S’il n’est pas à proprement parler un manuel et s’il n’est pas destiné a priori
aux élèves des écoles, des collèges et des lycées, l’Histoire des Corses et de leur
civilisation par Ambroise Ambrosi-Rostino, ouvrage publié en 1914, entre dans
les classes insulaires42. Professeur agrégé d’histoire et de géographie, conservateur des Antiquités de la Corse, personnage influent dans le paysage intellectuel
corse de l’entre-deux-guerres, Ambrosi donne une vision très contrastée des rapports complexes que Napoléon entretient avec sa terre natale43.
40 À titre d’exemple : Lelarge J., Bourdon E., Petite histoire de la Bretagne, Paris, librairie
Félix Juven, 1911, [consulté en ligne le 31 juillet 2010]. Disponible sur : http ://gallica.bnf.fr/
ark :/12148/bpt6k5772647q.r=LELARGE+BOURDON.langFR
41 « Il [Napoléon] appartenait à une famille toscane fixée en Corse au commencement du
xvie siècle. Son père Charles Bonaparte avait été reconnu noble par Louis XVI. Élevé à l’école
de Brienne comme boursier du roi, il entra à l’école militaire de Paris et en sortit au bout d’un
an avec le brevet de lieutenant d’artillerie : il n’avait que seize ans (1785). Il était alors plein
de haine pour la France. « Les Français, disait-il, joignaient aux vices des Germains ceux des
Gaulois, et furent le peuple le plus féroce et le plus lâche qui puisse exister. » Il n’avait d’admiration que pour la Corse qu’il aurait voulu délivrer de la France. […] Pour le comprendre,
il suffit de savoir quelle fut son attitude à l’égard, de son pays natal. […] L’application de la
constitution française fut suspendue. Les tribunaux criminels des deux départements furent
remplacés par une commission mixte de onze membres, qui jugeait de façon expéditive et
sans appel. L’administration du général Morand (1802-1811) a laissé les souvenirs les plus
pénibles. Les Corses, accusés d’intrigue avec l’Angleterre et de complots contre l’empereur,
furent maintes fois traqués. Les excès de Morand furent tels qu’à la fin Napoléon dut le rappeler. Le général Berthier, qui le remplaça (1811-1814), se brouilla avec Bastia en fondant les
deux départements insulaires en un seul et en choisissant pour chef-lieu Ajaccio, la ville natale
de l’empereur. Rien ne fut fait durant cette longue période napoléonienne pour développer la
prospérité économique de l’île ni pour relever son niveau moral. Napoléon se contenta de faire
don à Ajaccio d’une misérable fonticina. Hantz Henri, Dupuch Robert, Petite histoire de la
Corse. Enseignement primaire supérieur, cours supérieur et cours moyen des écoles primaires
élémentaires, Paris, Librairie Félix Juven, s.d. (1911), p.52-54.
42 Dans un compte rendu élogieux, le géographe Raoul Blanchard note à ce sujet que
l’ouvrage du professeur Ambrosi-Rostino épouse parfaitement les formes canoniques du
manuel : « Le livre est un manuel, manifestement fait pour l’enseignement. Ce souci se manifeste dans la forme. Chaque chapitre est divisé en paragraphes, dont le titre est soigneusement
distingué. Il est suivi d’un résumé en caractères spéciaux et de lectures, sortes de références
un peu étendues ; vient enfin une bibliographie, toujours copieuse. Sous cette forme, l’ouvrage
pourra être utilisé par les élèves des établissements d’enseignement, en Corse ou ailleurs.
Ce qui n’empêchera pas les non-universitaires d’en faire leur profit ». Blanchard Raoul, « A.
Ambrosi. Histoire des Corses et de leur civilisation », Recueil des travaux de l’institut de géographie alpine, 1916, vol.4, n°3, p.365-366.
43 « L’action civilisatrice de Bonaparte, commencée pendant son séjour en Italie, mais interrompue par son départ pour l’Egypte, allait être reprise et continuée désormais sans interrup-
– 271 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Toutefois, Ambrosi pose un regard empreint d’indulgence. Il récuse l’idée
selon laquelle Napoléon n’aurait rien fait pour améliorer le sort de son île natale.
Si l’historien note de graves manquements et d’importants dysfonctionnements
dans le gouvernement de la Corse, il en rejette la faute sur d’autres, mal inspirés. Il qualifie l’exercice de la ghjustizia morandina, la justice expéditive et
arbitraire du général Morand marquée par des exécutions sommaires, de « sévérité affectueuse »44. L’oxymore attire l’attention du lecteur. Pour Ambrosi qui se
veut non polémique, le grand mérite de Napoléon est de dissoudre la Corse dans
la France45. Ambroise Ambrosi reprend cette idée et l’accentue dans l’Histoire
des Corse, manuel destiné aux élèves du cours élémentaire et moyen. Napoléon
devient l’homme providentiel46.
tion. […] Il devait conserver le pouvoir pendant quinze ans, c’est-à-dire assez longtemps pour
transformer, s’il le voulait, la Corse politiquement et économiquement. Jamais événement
n’avait été plus heureux pour cette île que l’avènement au trône des Bourbons de l’un de
ses enfants, et surtout de celui qui jusqu’alors s’était intimement mêlé à sa vie politique, lui
avait témoigné beaucoup d’affection, et n’avait pas caché ses projets de réorganisation. L’éclat
inespéré de sa fortune allait-il faire oublier à Bonaparte sa patrie ? On le prétendit plus tard,
au temps de la Restauration, et on vit des historiens sérieux répéter après les pamphlétaires
que Napoléon avait seulement doté sa patrie d’une modeste fontaine et d’une simple route.
Rien n’est plus faux. L’action de Napoléon Ier sur la Corse est considérable. » Ambrosi-R.
Ambroise, Histoire des Corse et de leur civilisation, Bastia, s.e., 1914, p.539-540.
44 Cité par Gherardi Eugène F.-X., « Le mythe napoléonien dans l’imaginaire des Corses :
effets structurants et usage politique », Napoléon et la Corse, Corte, Musée de la Corse, Ajaccio, Albiana, 2009, p.336.
45 « Le moins qu’on puisse dire est donc que Napoléon fut très mal secondé dans ses projets
corses et qu’après avoir voulu réaliser beaucoup de bien, il devait constater « que ses braves
Corses n’étaient pas contents de lui ». Un résultat cependant avait été obtenu, résultat considérable, puisqu’il achevait de fondre la Corse dans l’unité française. La communauté des gloires et
des souffrances que Napoléon, pendant quatorze ans, avait imposée à ses deux patries d’origine
et d’adoption, le sang que les concitoyens de l’une et de l’autre avaient répandu et mêlé sur tous
les champs de bataille de l’Europe, l’admiration que les deux peuples insulaire et continental
avaient ressentie au plus haut point pour le même homme, avaient plus fait pour l’unification
que tous les règlements administratifs. » Ambrosi-R. Ambroise, Histoire des Corses. Cours
élémentaire et moyen, Bastia, Librairie Piaggi, 1924, p.556-557.
46 « Il [Napoléon] punit les ambitieux, révoqua les mauvais fonctionnaires, envoya de l’argent, recommanda au gouvernement de donner beaucoup de bourses aux jeunes Corses pour
leurs études en France. […]
Le 29 septembre 1799, il débarquait à Ajaccio, y restait huit jours, au milieu de l’enthousiasme
de ses compatriotes, puis partait pour Paris. Le 18 brumaire, c’est-à-dire au mois de novembre,
il chassait le Directoire et devenait le chef de la France, comme premier consul, puis en 1804,
comme empereur, car les Français lui étaient reconnaissants de leur avoir rendu l’ordre, la paix
et la gloire. Il donna à la Corse une attention continuelle. […] Napoléon avait bien trouvé le
genre d’administration qui convenait à la Corse.
– 272 –
– une certaine idée de naPoléon–
Jean-Pierre Lucciardi, instituteur originaire de Santo-Pietro-di-Tenda, édite
le Manualettu di a Storia di a Corsica en 1925. En exergue, sur la première de
couverture, Lucciardi annonce ses intentions : « O Còrsi, cunsarvamu a nostra
lingua, e imparemu a nostra Storia, se no’ vulemu chi a Corsica possa dà torna
omi cume’ Sambucucciu d’Alandu, Sampieru Còrsu, Pasquale Paoli, e Napulione47. » L’avant-propos, dédié « A la giuventu corsa » (à la jeunesse corse),
précise les intentions. Premier manuel composé en langue corse, le Manualettu
apparaît comme un compendium de l’histoire insulaire à destination de « grands
élèves du primaire mais plus sûrement à ceux du primaire supérieur »48. Tout dans
le manuel de Lucciardi indique un goût absolu pour l’histoire, goût que l’instituteur avait manifesté à maintes reprises dans son œuvre en vers, en prose, mais
aussi dans le Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de la
Corse.
Non sans un certain talent, Lucciardi stimule l’amour de la petite et de la grande
patrie49. Comme le souligne Mona Ozouf, la période est propice à la publication
Pendant quinze ans, la Corse fut tranquille. Elle fut réduite à un département, dont Ajaccio fut
la capitale à partir de 1811. Tous les Corses, même les anciens ennemis de Napoléon, furent
traités avec la même justice. Le relèvement économique fut repris, comme à l’époque de Louis
XVI, en encourageant l’agriculture et l’industrie. L’empereur envoya dans son île des prisonniers de guerre pour travailler la terre, construire des routes, comme celle d’Ajaccio à Bastia,
et pour canaliser l’eau potable. […] Quand Napoléon fut vaincu en 1814, la Corse était française de cœur et pour toujours, comme elle le déclara fièrement aux Anglais qui étaient venus
occuper Bastia. L’histoire politique de la Corse est finie, celle de la France est la sienne. »
Ambrosi, op. cit., 1924, p.132-137.
47 Nous traduisons : Corses, conservons notre langue et apprenons notre Histoire, si nous
voulons que la Corse donne encore des hommes comme Sambucucciu d’Alandu, Sampieru
Corsu, Pasquale Paoli et Napoléon.
48 Ottavi Pascal, Le bilinguisme dans l’école de la République ? Le cas de la Corse, Ajaccio,
Albiana, 2008, p.137.
49 « E’ più di un seculu e mezzu chi a storia di a Corsica si cunfonde cun quella di a Francia. Per cunsequenza u nostru travagliu finisce, e qui ci arrestemu. Un fu l’attu di cessione
chi ci fece Francesi. No. Ma e simpatie chi ci hanu sempre attiratu versu su populu eroicu
e generosu ; e forse, ancu, pe a più gran parte, a gloria cusi splendurente chi li dete unu d’i
nostri : Napulione ! St’omu straordinariu, assai più grande che Annibale, Cesare, e Alessandru
u Grande, è natu in Ajacciu u 15 agostu 1769, tre mesi dopu chi st’isula era francese. A so
storia –ch’ogni Còrsu deve cunosce –pare fabulosa a forza d’esse grande ; e u so nome risona
dapertuttu sempre più forte, a misura chi u tempu l’alluntana da noi... » Nous traduisons : À
présent, il y a plus d’un siècle et demi que l’histoire de la Corse se confond avec l’histoire de
France. Par conséquent, nous interrompons notre récit. Ce n’est pas l’acte de cession qui fit de
nous des Français mais des sympathies qui nous lient à ce peuple héroïque généreux. En raison
également de la gloire qu’offrit l’un des nôtres à la France : Napoléon ! Cet homme extraordinaire, qui surpasse en renom Hannibal, Jules César et Alexandre le Grand, est né à Ajaccio
le 15 août 1769, trois mois après que la Corse soit devenue française. Son histoire – que tous
– 273 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
d’ouvrages répondant aux critères du patriotisme « local » et « national » : « Pays de
mesure, la France est aussi, détail non négligeable, un pays resté rural ; et en choisissant de décrire avec prédilection les aspects de cette France terrienne, les manuels
mettent dans un relief particulier le thème de l’attachement au sol de la patrie : la
France, pour eux, c’est la somme de tous ces villages où se déroulent, au rythme des
saisons, les histoires des livres de lectures, les anecdotes des livres de morale. »50
Le Manualettu s’inscrit dans le mode de valorisation des grands hommes et reflète
aussi l’articulation entre le local et le national, suivant la logique de l’étagement des
appartenances et la progressivité propre à la pédagogie républicaine51.
Comme le souligne Pierre-Yves Bourdil, l’histoire « fabrique des citoyens »,
des individus conscients du caractère mutuel de leurs devoirs. Elle ne cache
pas son ambition délibérée d’attribuer à tous les citoyens un passé constitué de
la même façon. Bretons, Basques, Savoyards, poursuit Bourdil, par vertu historienne et républicaine, deviennent français52. L’enjeu est manifeste : au-delà
de l’histoire du pays, c’est toute une morale patriotique que les petits Français
doivent intérioriser. Sous la Troisième République, le manuel d’histoire impose
donc une vision sacralisée et œcuménique de la France et fait défiler devant les
yeux des enfants un long cortège : Vercingétorix déposant les armes aux pieds
de César ; Clovis recevant le baptême à Reims ; Charlemagne réprimandant les
écoliers paresseux ; Roland brisant Durandal avant d’expirer à Roncevaux ; Saint
Louis rendant la justice sous un chêne ; Jeanne d’Arc périssant sur le bûcher de
Rouen ; Bayard mourant sans peur et sans reproche ; les soldats se ralliant au
panache blanc d’Henri IV ; les Parisiens prenant la Bastille ; etc.
Si d’Ajaccio à Sainte-Hélène, du pont d’Arcole à Waterloo, du Consulat à
l’Empire, le manuel d’histoire consolide la place familière de Napoléon dans
la mémoire française, la Corse fait pâle figure et est perçue comme un monde
étrange et sauvage.
les Corses doivent connaître – est si grande qu’elle semble irréelle ; et le temps qui passe ne
fait que renforcer l’écho de ce nom. Lucciardi Jean-Pierre, Manualettu di a storia di Corsica,
Bastia, impr. Cordier & Fils, 1925, p.23-24.
50 Ozouf Mona, L’école de la France. Essais sur la Révolution, l’utopie et l’enseignement,
Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des histoires,1984, p.187.
51 J.-F. Chanet, art. cit., p.22.
52 Bourdil Pierre-Yves, La mise en scène de l’histoire. L’invention de l’homme laïc, Paris,
Flammarion, 1998, p.29.
– 274 –
Lucien bonaparte, L’aigLe verSatiLe
Antoine-Marie GRAZIANI
Professeur d’Histoire moderne à l’IUFM de Corse
UMR 6240 LISA
Membre senior de l’Institut Universitaire de France
Lucien Bonaparte est un personnage aujourd’hui parfaitement lisible. Un
savoir commun en fait un républicain, en opposition avec son frère une grande
partie de sa vie, aimé de sa mère, qui refusera pour lui d’être présente au sacre
de Napoléon, en même temps que l’homme de Brumaire, à qui Napoléon doit
une part non négligeable de son avancement. En réalité, ce savoir doit beaucoup
à Lucien lui-même et à la capacité qu’il a eue à se mettre en scène. Et ce, alors
même que ses écrits sont bien souvent en concurrence avec ceux de son frère pour
décrire les événements où les deux hommes se sont trouvés en confrontation et
bien que Napoléon ait constamment cherché à réduire le rôle de son cadet.
Ses « Mémoires », Lucien les a entamés en 1806, au cours de son exil italien
consécutif à l’affrontement avec son frère survenu à la suite de son remariage
avec Alexandrine de Bleschamp. Dès l’origine, il les a divisés en deux parties :
les « Mémoires historiques », destinés au public et qu’il publiera en 1836 ; les
« Mémoires secrets », à découvrir après sa mort, où il narre la grande affaire de
sa vie, son différend avec Napoléon et qui seront édités, malencontreusement de
manière incomplète, par Théodore Iung en trois volumes, en 1882. Ce dernier
texte, fait de récits mal ajustés entre eux, a été abondamment cité et a participé
pour une part non négligeable de l’histoire du jeune Napoléon. Son contenu n’a
pourtant guère été vérifié, même si Théodore Iung a affiché, dès l’origine, un
– 275 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
esprit critique vis-à-vis de ce qu’il publiait. Timothy Tackett nous a mis en garde
sur la valeur de mémoires écrits bien après les événements, en présentant luimême les seules correspondances contemporaines des faits pour traiter de l’épisode révolutionnaire dans son « Par la volonté du peuple »1. Cette mise en garde
est particulièrement valable, nous y reviendrons, tant pour les « Mémoires du
prince de Canino » que pour l’édition critique réalisée par Iung, s’agissant particulièrement de périodes non documentées, pour lesquelles les souvenirs des
grands hommes ne sont en général guère discutés.
Les erreurs dans les dates et les faits paraissent sans nombre dans ces « Mémoires » : certaines sont énormes, lorsque Lucien rattache la Corse à la France en 1772,
lorsqu’il fait de Napoléon le filleul de Pascal Paoli, lorsqu’il fait rentrer Paoli en
Corse en 1792, qu’il affirme avoir participé à un conseil de famille à Ajaccio en
mai 1793 ou que la maison Bonaparte a été incendiée par les Paolistes... Il fera
mine de s’en émouvoir lorsqu’il écrira en 1806 : « Pour plus de sûreté de détails, il
me faudrait les rechercher dans le Moniteur, dont la collection ne peut se trouver
en ce moment à Rome. J’écris à Campi de me l’envoyer. D’ailleurs il me sera
indispensable pour fixer positivement les dates des événements que je ne fais
qu’indiquer dans les présents souvenirs »2. Il ne s’agit là, comme on va le voir,
que d’un masque. Car ces erreurs sont loin d’être involontaires. Les « Mémoires »
de Lucien n’ont d’historiques que le nom, elles ont été entièrement recomposées
pour l’exercice. Et il convient pour les lire correctement de réaliser un véritable
décryptage psychanalytique du propos.
Première affirmation : Lucien serait le premier des Bonaparte authentiquement
français. Le propos peut surprendre. « Né en 1775, écrit-il dans ses « Mémoires secrets »3, trois ans après la chute du gouvernement républicain corse qui, dès
l’an 1772, avait fait place à l’administration française et, malgré que notre île
n’eût été déclarée partie intégrante de la monarchie que le 30 novembre 1789, je
me suis toujours considéré comme français, à la différence de mes frères aînés,
Joseph et Napoléon qui, plus âgés que moi, le premier de neuf ans, le second de
six, sont bien effectivement devenus français, mais sont réellement nés corses ».
Un point de vue étonnant et particulièrement approximatif puisque la Corse, on
le sait, est mise en gage par Gênes à la France par traité dès 1768, la date de 1772
n’évoquant rien. Même si dans ses « Mémoires » de 1836, il adopte une position
plus consensuelle : « L’éducation continentale de mes deux aînés, la mienne, et
1
Timothy Tackett, Par la volonté du peuple, Comment les députés de 1789 sont devenus
révolutionnaires, Paris, 1997.
2
Théodore Iung, Lucien Bonaparte et ses Mémoires, 1775-1840, d’après les papiers déposés aux Archives étrangères et d’autres documents inédits, Paris, 1882, p. IX.
3
Ibid., t. I, p. 2 (et surtout note 2).
– 276 –
– lucien bonaParte, l’aigle verSatile –
la députation de notre père à Paris nous avaient rendus entièrement français »4,
il affirme là un particularisme qui en appelle un autre. Lucien est né républicain,
nous y reviendrons.
Deuxième affirmation : Son père, aurait été secrétaire d’État de Pascal Paoli.
Lucien, comme il le reconnaît lui-même n’a pratiquement pas connu son père. Né
en 1775, il a quitté Ajaccio en 1781 et n’a plus vu Charles avant sa mort, en 1785.
Pour en parler, il évoque donc « le souvenir de ses compatriotes contemporains »,
à travers la personne de Pascal Paoli. « Ton père, me disait-il, mon cher Lucien,
fut mon meilleur ami… S’il m’eut survécu et que moi-même je n’eusse pas dû
survivre à la conquête de notre île bien-aimée, Charles Bonaparte eût été sans
aucun doute le chef imprévu de mon choix, et je l’aurais par testament désigné à
nos insulaires, leur conseillant de l’acclamer pour mon successeur ». Et plus loin :
« Paoli… avait encore mieux prouvé, pendant sa vie, combien il l’appréciait, en
l’élevant en grade à la dignité de secrétaire d’État de la République corse ». Or,
outre le fait qu’il n’a jamais existé de titre de secrétaire d’État en Corse, les
rares mentions concernant les Bonaparte ne peuvent laisser penser que Charles
Bonaparte ait pu jouer un rôle bien important dans le gouvernement de Paoli.
Que Paoli ait apprécié la présence de cinq membres d’une famille ajaccienne de
renom auprès de lui est une évidence. Dans une lettre qu’il envoie le 18 août 1767,
Paoli écrit à Casabianca : « Ce matin (en réalité le 17) est décédé Monsieur Napoleone. Je vous prie de porter mes condoléances en mon nom à Madame Geltruda
(sa nièce, la fille de Giuseppe Maria et tante germaine de Napoléon) et à l’abbé
son frère (l’archidiacre Lucien) »5. Mais les références à la présence de Charles
Bonaparte à ses côtés ou d’un quelconque rôle qu’il aurait pu jouer ressortissent
de l’imagerie créée notamment par Ambrogio Rossi et par Nasica et absolument
pas de l’importante documentation que nous possédons sur l’État paolien.
D’autres auteurs ont fait plus tard de Charles l’auteur du texte « Valorosa gioventù », un appel à la mobilisation de la jeunesse de l’île qu’il aurait présenté lors
de la réunion de la Consulta du 22 mai 1768. Ambroggio Rossi a fixé l’image :
Paoli aurait à cette occasion présenté un discours presque craintif, qu’il aurait
achevé en larmes ; le jeune Carlo, 22 ans, se serait alors levé et au bout de son discours enlevé la décision6. Napoléon, devant plusieurs témoins à Sainte-Hélène,
en citera la formule la plus connue « Si le désir suffisait pour obtenir la liberté,
4
Mémoires de Lucien Bonaparte, prince de Cannino, écrites par lui-même, Paris-Londres,
1836p. 11.
5
Napoleone meurt en 1767 et non dans « l’holocauste » (sic) de Ponte Novu (Dorothy
Carrington in Napoléon et ses parents au seuil de l’histoire, Ajaccio, s.d., p. 10).
6
Ambroggio Rossi, Osservazioni storiche sopra la Corsica, livre XI, publié par l’abbé
Letteron, Bastia, 1903, pp. 345-347. Information reprise in Dorothy Carrington, Napoléon et
ses parents, op. cit., p. 3.
– 277 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
tout le monde serait libre » avant d’attribuer bien sûr le discours à son père. Mais
cette attribution doit être mise en cause. D’abord parce que le discours est en réalité de Paoli. Ensuite parce que cette Consulta, tenue en fait pendant cinq jours,
entre le 22 et le 27, est décrite dans le détail dans sa correspondance avec le
cardinal secrétaire d’État Toriggiani par le visiteur apostolique Struzzieri –qui
tient ses informations de témoins directs : certes, Paoli se serait montré hésitant
le premier jour, certains de ses proches, comme Zuccarelli, s’affirmant favorables
à la dédition de l’île aux Français mais le 24, c’est la salle au cri de « liberté !
liberté ! » qui a imposé au Général la décision d’engager le combat contre les
troupes françaises7.
La suite des engagements de Charles est connue par plusieurs témoignages
et documents : il apparaît à l’intérieur d’une liste de volontaires et dans deux
lettres de Paoli, une du 27 août 1768 pour pousser un de ses officiers de presser
l’archidiacre Lucien de participer à l’entretien de son neveu ; une autre de janvier
1769 où Paoli réclame le paiement dès que possible de 200 lires à Charles à qui
il n’a rien donné jusque-là et qui pourtant « a servi avec tant de ponctualité et de
dévouement durant toute la guerre »8. Charles écrira que contrairement aux più
beneficati qui souvent abandonnèrent le camp national, il fut constant, participant à « toutes les actions guerrières jusqu’à l’embarquement du Général », prêt à
passer en Toscane à ses côtés s’il l’avait désiré. Mais Paoli l’en aurait dissuadé le
poussant à retourner à Ajaccio avec les siens « en se soumettant au joug du vainqueur puisque le proverbe dit Forzata servitù non è viltade (Servir par contrainte
n’est pas de la bassesse) ». Rien d’héroïque pour lui ni d’ailleurs pour Laetitia ou
Geltruda, dont le rôle a été magnifié de manière inconsidérée dans les « Mémoires » de Lucien. La seule lettre contemporaine des faits, envoyée par Laetitia à
son grand-père Pietrasanta, montre la mère de Napoléon se préoccupant surtout
en mars 1769, deux mois avant Ponte Novu, du transport d’une de ses tenues9 !
Charles n’a donc été ni secrétaire d’État, ni secrétaire de Paoli d’ailleurs. Par
contre sa famille a manifesté un réel intérêt pour le Royaume de France dès le
milieu du xviiie siècle. Sans parler d’un « parti français », anachronique en dehors
des périodes de présence des troupes françaises dans l’île et parce que, jusqu’en
1760 les Français n’agiront dans l’île que comme les alliés et protecteurs de
Gênes, on peut noter que Giuseppe Maria Bonaparte représente Ajaccio à la
Consulta de Corte convoquée par le marquis de Cursay en janvier 1749 et l’accueille à Ajaccio le mois suivant en compagnie de Paravicini son cousin germain.
7
Archivio Segreto Vaticano, Segreteria di Stato/Corsica, liasse 5, dépêche de Struzzieri du
31 mai 1768.
8
Archives départementales de la Haute-Corse, Gouvernement corse, liasse 21.
9
Archives Nationales de France, 400 AP 115, 17 mars 1769. Cf. Dorothy Carrington, Napoléon et ses parents, op. cit., p. 48.
– 278 –
– lucien bonaParte, l’aigle verSatile –
D’ailleurs, Giuseppe Maria paraît avoir étudié le français et envoie une lettre en
avril 1749 au marquis dans cette langue, dans laquelle il affirme se tenir à ses
ordres. Par ailleurs, Napoleone, son oncle, est alors désigné comme commissaire
aux routes dans le Vicolais par le même marquis de Cursay en 1750. Et Niccolò
Luiggi Paravicini, son cousin, est vice-consul de France à Ajaccio10. Par ailleurs,
Pietrasanta, le grand-père maternel de Laetitia Ramolino, longtemps au service
de Gênes et cousin germain d’Agostino Sorba, ambassadeur de Gênes en France,
partage cette ambiguïté : il a déjà servi de chancelier au marquis de Cursay en
175211 et même de chancelier suprême de ses tribunaux12 et il sera nommé plus
tard, en 1768, avant même la conquête française de la Corse, avocat en parlement et secrétaire interprète du Conseil supérieur de l’île de Corse le 10 octobre 176813. Son influence y servira, plus sûrement encore que celle de Lorenzo
Giubega, les intérêts des Bonaparte14. C’est ce personnage à qui est destinée la
correspondance de Charles mais aussi de l’archidiacre Lucien : il est le bisavo des
lettres de Charles. Et il intervient directement auprès du Conseil Supérieur pour
que Charles Bonaparte soit nommé Noble XII et pour que les Bonaparte soient
reconnus nobles.
Troisième affirmation : Napoléon aurait aimé la Corse avant de l’oublier. Faisant aller et venir Napoléon de la Corse vers le continent et du continent vers la
Corse, Lucien affirme que « son ambition était d’y être employé ; car je dois dire
qu’il aimait alors son île native, autant qu’il paraît à présent s’en soucier peu ».
Là encore, nombre d’auteurs ont repris cette allégation qui convenait bien à leurs
démonstrations partisanes sans se préoccuper de la démonstration de Lucien. Or
c’est bien par souci de se confronter à son frère que Lucien use de cet argument
et non pas dans l’absolu. Lui seul est Français par la naissance, lui seul est républicain, lui seul reste attaché à son île…
Une nécessaire relecture
La période révolutionnaire commence dans ses « Mémoires » en juin 1791,
lorsque Pascal Paoli se rend à Ajaccio. Si les souvenirs de Lucien sont exacts,
c’est de ce séjour que daterait une scène importante, qu’il rapporte dans ses
« Mémoires » de 1836 : celle où il aurait déclamé devant le Général de la poésie
de sa fabrication, dont une ode au curé de Guagno, Circinellu et où Paoli aurait
invité « son petit Tacite » à se rendre auprès de lui, dans le Rostino. Si, et cela est
10 Antoine-Marie Graziani, « Les Bonaparte en Corse », op. cit., p. 14.
11 Archives Nationales de France, 400 AP 113, lettre du 28 mars 1752 de François Fesch à
Pietrasanta.
12 Archivio Segreto Vaticano, Codices Ferrajoli, n° 953, f. 104.
13 Ibid.
14 Archives Départementales de la Corse-du-Sud, 1 C 1.
– 279 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
bien douteux –il n’a alors que seize ans-, Lucien s’est rendu six mois durant dans
le Rostino auprès de Paoli ce ne peut être qu’entre juin 1791 et février 1792. Cela
ne suffit évidemment pas à créer la familiarité qu’il prétend avoir eue avec le
Général, d’autant que Paoli n’évoque nulle part la présence de Lucien auprès de
lui. 1792 est expédié en quelques lignes, laissant le lecteur penser qu’il n’aurait
pas quitté le Général, ce qui paraît d’autant plus improbable que ce dernier se
retire alors auprès de sa sœur à Monticello avant de s’installer à Corte et que
Lucien affirme de son côté avoir assisté aux réunions du club patriotique d’Ajaccio, déserté par ses frères !
On retrouve Lucien installé auprès du « noble et trop confiant Paoli » à Morosaglia de Rostino au début de l’année 1793. C’est d’autant plus étonnant qu’il
rapporte ailleurs, dans ses « Mémoires » de 1836, avoir vécu à Ajaccio les événements de janvier 1793, où les Marseillais débarqués se livrent à différentes
exactions. On trouve plus loin les propos vengeurs de Paoli contre la France et
les Français au lendemain de la mort de Louis XVI le 21 janvier. On ne rencontre
pourtant dans aucune lettre de la correspondance de Paoli, même dans la seconde
moitié de l’année lorsque la Corse redevient indépendante, une mention quelconque de cette position de Pascal Paoli vis-à-vis du roi supplicié. Théodore Iung,
sans vérification, accepte même l’idée de la présence de Lucien jusqu’au mois
de mai auprès d’un Paoli sous les frondaisons de Morosaglia prêt à la révolte et
acceptant des cris séditieux de montagnards réunis auprès de lui contre la France.
Le problème c’est que Paoli ne met pas les pieds durant cette période à Morosaglia ! Des dizaines de lettres démontrent qu’il ne quitte pas alors Corte. Qu’en
est-il dès lors de la fameuse mission que Lucien aurait reçue du Général d’aller
chercher ses frères, Joseph et Napoléon pour les mener à Rostino se joindre à ses
« projets de révolte qu’il méditait contre la France régicide » ? Et d’ailleurs pourquoi à Rostino, puisque lui-même n’y réside pas ?
Et comment faire coïncider ces propos avec ceux de ses « Mémoires » de 1836
où il affirme que le 26 janvier la Corse avait « renoncé à la France » et réclamé
le retour des émigrés –qui sont en réalité pour Paoli ses principaux opposants-,
une date à partir de laquelle, selon lui, « le drapeau tricolore aurait été abattu
partout », au mépris de tout ce que l’on sait puisque la première mise en accusation de Paoli date d’avril et sa rupture de juillet, au lendemain de la mission des
commissaires de la Convention, Delcher, Saliceti et Lacombe-Saint-Michel dont
Lucien ne fait pas état ! Et comment peut-il affirmer dans ses « Mémoires » de
1882 que le conseil de famille qui suit la fameuse mission puisse être situé en mai
1793, alors que l’on sait que son discours de dénonciation de Paoli et de Pozzo
di Borgo à la Société patriotique de Toulon date du 14 mars ! D’ailleurs, Paoli
dans une lettre à Galeazzi le 5 mai fait connaître à celui-ci le rôle joué par Lucien
à cette occasion : « Par une lettre du frère de Bonaparte, qui se trouve auprès de
– 280 –
– lucien bonaParte, l’aigle verSatile –
Sémonville, on voit que celui-ci a été le rédacteur de la dénonciation portée par le
club de Toulon contre Pozzo di Borgo et moi-même ; et il se vante d’avoir donné
un coup fatal aux ennemis de son parti. Il parle ensuite de projets que Monsieur
Sémonville veut réaliser lors d’une expédition avec deux navires, deux frégates
et trois corvettes… Voyez à quels gens les affaires de l’État sont confiées, et
quels personnages peuvent mettre en doute l’honnêteté de quelques-uns des plus
anciens serviteurs de la patrie ! ».
Décrypter les « Mémoires ».
Alors, plutôt que de noter le caractère aberrant du propos sur le plan chronologique ou simplement « mensonger », au lieu de rechercher un quelconque
complot, il nous paraît plus intéressant d’essayer de décrypter la construction ou
plutôt les constructions concurrentes que Lucien réalise ici. Le premier objectif
est de se positionner politiquement par rapport à son frère. Ainsi présente-t-il le
gouvernement paolien, dont son père aurait fait partie par la formule de « gouvernement républicain corse ». Paoli offre, il est vrai, toutes sortes de garanties
de républicanisme. Lucien, au vrai, ne tarit pas d’éloge sur le Général, même au
lendemain de l’épisode anglo-corse : « Il s’est trompé sur l’avenir, mais il n’a
pas cessé malgré son erreur, d’être digne de lui-même. Ceux qui ont expliqué
sa conduite par le motif d’une vulgaire ambition ne l’ont pas connu. Paix, honneur, gloire à sa cendre ». Mais, il est vrai que Lucien a besoin du Général pour
construire son propre personnage. Il est républicain par filiation : c’est la raison
pour laquelle il met dans la bouche de Paoli l’idée que Charles aurait pu lui succéder et c’est la raison pour laquelle, au détour d’une phrase, il se donne à son
tour comme le secrétaire de Paoli15. L’invention du poste de secrétaire ouvre des
perspectives au jeune Lucien. Il y a une antériorité de fait dans son action par
rapport à celle de son aîné. Napoléon et Joseph, affirme-t-il, interviennent peu
dans les réunions de la société populaire, où il est assidu et écouté malgré son
jeune âge. Et lui de plus reçoit les confidences de Paoli, dont il ne livre qu’une
partie à ses frères. C’est là la seconde clef du propos recomposé par Lucien, le
rêve d’être le successeur de Paoli, lui l’authentique républicain, en lieu et place
de celui qui a oublié qu’il avait été un républicain « sincère et même ardent »,
pendant les premières années de la République française. « Nombre de ses écrits
en font foi, écrit-il parlant de Napoléon. Ce n’est que quand il a eu en main le
positif de la puissance souveraine par son élévation à la suprême magistrature de
la République, qu’il fut atteint de la vulgaire faiblesse de vouloir s’entourer aussi
du boursouflé, mais vide et puéril décorum royal ». Rapprochons ce dernier détail
15 Théodore Iung, Mémoires, op. cit., t. I, p. 61 : « Pour toi, disait-il à son jeune
secrétaire… ».
– 281 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
de ceux qu’ils donnent sur la simplicité des mœurs de Paoli : « Paoli vivait à Rostino avec une noble simplicité. Sa table frugale, mais bien servie, était toujours à
la disposition de cinq ou six de ses amis… ».
Iung a noté « le soin avec lequel Lucien cherche à embrouiller les dates et à
expliquer le changement d’attitude de lui et de ses frères, à l’égard de leur ancien
bienfaiteur et ami ». Mais quelque part, il l’a cru et après lui nombre d’historiens
qui ont présenté Charles puis Lucien comme les « secrétaires de Paoli ». Et c’est
à nouveau la relation entre Paoli et Charles que Lucien évoque devant ses frères
à la fin de cette fameuse réunion de famille, dont tout démontre qu’elle est du
niveau de l’invention : « Ainsi donc, m’écriai-je, avec un sentiment de poignante
douleur, tout en faisant de vains efforts pour retenir mes larmes, c’est décidé !
Votre cruel devoir est d’abandonner l’ami chéri, vénéré de votre père ! Ah ! Dieu !
Et moi ? Moi, je passerai pour l’avoir trahi ! Lui surtout m’accusera de trahison !
Ah ! Dieu ! ». À ses côtés aussi, sa mère, l’énergie personnifiée, qui remplace
le père –« ce n’était pas la première fois qu’elle servait de père et de mère à sa
famille »- prête à lâcher Paoli, le vieil ami de la famille, s’il s’en prend à ses fils.
Et puis Joseph, le bon Joseph, le frère aimé, « le plus aimable et le plus doux des
hommes ».
En face, à nouveau, Napoléon, le soldat et par là un « tyran » potentiel, qui se
plaint de ce que les mauvaises routes pourraient l’empêcher de mener militairement dans l’intérieur de l’île une guerre civile, puis qui se met à rêver à haute
voix d’un destin « indien ». Un homme avec qui « on ne discute pas », qui se fâche
« des moindres observations » et s’emporte « à la plus petite résistance » et auquel
le pauvre Joseph ne peut répliquer. Au fond, celui qui bien qu’il ne soit pas le chef
de la famille, essaie de la diriger et cherche à s’imposer à ses frères, particulièrement son aîné ou à Lucien, comme il le faisait déjà à Brienne. C’est là encore
Lucien qui nous présente son premier contact avec son aîné : « Très sérieux de son
naturel, il me reçoit sans la moindre démonstration de tendresse, ce qui refoule la
mienne au fond de mon cœur. Il n’a rien d’aimable dans les manières, ni pour moi
ni pour les autres camarades de son âge qui ne l’aiment point, sans doute parce
que, comme moi, ils le craignent… ». Comme l’exprime le biographe de Lucien,
François Pietri, « les images et les souvenirs de l’enfance s’enfoncent dans la vie
d’un homme comme une sorte de coin »16. Le jeune Lucien en est péniblement et
durablement affecté : « Si la crainte qu’on inspire naturellement à ses semblables,
sans leur avoir jamais fait du mal, est un présage de celui que l’on est capable
de leur faire, il est certain que Napoléon enfant, pouvait inspirer cette idée-là. Je
crois que c’est à ma première impression du caractère de ce frère que je dois la
16
François Pietri, Lucien Bonaparte, Paris, 1939, p. 27.
– 282 –
– lucien bonaParte, l’aigle verSatile –
répugnance que j’ai toujours éprouvée à fléchir devant lui ». La suite, l’opposition
à celui qui cherche à entrer dans sa vie privée, est déjà là en creux…
Napoléon et Lucien, les terroristes
Second objectif, il s’agit de faire oublier le jacobin « jacobinissime » de sa
jeunesse, celui dont Napoléon écrivait à Carnot le 9 août 1796 : « Un de mes
frères, commissaire des guerres à Marseille, s’est rendu à Paris sans permission.
Ce jeune homme joint à quelque esprit une très mauvaise tête ; il a eu toute sa vie
la fureur de se mêler de politique » et le 25 octobre « Vous aurez vu, par la seule
lecture de la lettre de mon frère, combien ce jeune homme a la tête exaltée. Il s’est
compromis en 93 plusieurs fois, malgré les conseils réitérés que je n’ai cessé de
lui donner. Il voulait faire le jacobin, de sorte que si, heureusement pour lui, les
dix-huit ans qu’il avait alors n’étaient son excuse, il se trouverait compris avec le
petit nombre d’hommes opprobre de la nation »17. Napoléon vise là le Lucien de
la période suivante où, signant Brutus, il dirige la Révolution à Saint Maximin,
devenue Marathon. Ecrivant dans ses « Mémoires » plus de dix ans après les faits,
le propos de Lucien se fait nuancé : « Dans ces envahisseurs de Toulon je voyais
ces mêmes Anglais que Paoli appelait après avoir séparé notre île de la France, et
pour lesquels nous étions chassés de nos foyers ». Une position bien peu compatible avec les propos que le même Lucien Bonaparte, pouvait tenir au lendemain
de la prise de Toulon par les troupes françaises : « Citoyens représentants, c’est du
champ de gloire, marchant dans le sang des traîtres que je vous annonce avec joie
que vos ordres sont exécutés et que la France est vengée ; ni l’âge ni le sexe n’ont
été épargnés. Ceux qui n’avaient été que blessés par le canon républicain ont été
dépêchés par le glaive de la liberté et par la baïonnette de l’égalité ». Rétrospectivement aussi, il affirme, lui qui le dénonça à la tribune du Club patriotique de
Toulon, que c’est l’insubordination et non son action qui fit échouer l’expédition
contre la Sardaigne. Et les adversaires de Paoli, les Jacobins de Paris, ses propres alliés d’alors, deviennent sous sa plume des personnages « excessifs » ; leur
gouvernement est celui « de la multitude » ; Robespierre est « le plus cruel, le
plus hypocrite et le plus lâche de tous », un « tribun sans entrailles », pourvu de
pouvoirs exceptionnels et despotiques.
Mais Napoléon a oublié lui aussi le révolutionnaire excessif qu’il a été, au
cours de cette période. Lucien relève dans ses « Mémoires » de 1836 que, proche
de Robespierre jeune, il avait été approché pour remplacer Henriot comme général à Paris. Et lorsque Napoléon, désormais engagé dans la reconquête de Toulon,
revient dans un récit intégré dans « Le Souper de Beaucaire », en juillet 1793,
sur les événements qu’il a connus en Corse, son ton n’est pas trop éloigné de
17
Napoléon Bonaparte, Correspondance générale, op. cit., t. I, p. 539-540 et 642.
– 283 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
celui de Lucien lorsque celui-ci dénonçait Paoli à Toulon. Paoli écrit-il, en Corse
« arbora le drapeau tricolore, et il fit tirer contre les bâtiments de la République ;
et il fit chasser nos troupes des forteresses ; et il désarma celles qui y étaient ; et
il fit des rassemblements pour chasser celles qui restaient dans l’île ; et il pilla les
magasins, en vendant à bas prix tout ce qu’il y avait afin d’avoir de l’argent pour
soutenir sa révolte ». On notera que Napoléon dans ce texte omet de dater les
événements dont il est fait état et oublie de fixer les responsabilités : Paoli arbora
le drapeau tricolore jusqu’à l’été 1793… date à laquelle il fut mis en accusation
pour la deuxième fois par la Convention ! Qu’il ait ensuite pensé se rallier au
mouvement fédéraliste en cours, sa correspondance est là pour l’attester et que
l’échec de ce dernier l’ait poussé vers l’Angleterre, seule à même avec sa flotte de
s’emparer des trois places –Bastia, Saint-Florent et Calvi- encore aux mains des
Républicains, est évident. Mais on est là en 1794.
La suite du récit est tout aussi discutable : « et il ravagea et confisqua les biens
des familles les plus aisées parce qu’elles étaient attachées à l’unité de la République ; et il déclara ennemis de la patrie tous ceux qui resteraient dans nos armées ;
il avait prudemment fait échouer l’expédition de Sardaigne ». Là encore l’argumentation est un peu courte. Paoli n’a que peu de responsabilités, on l’a vu, dans
l’échec de l’expédition de Sardaigne, une expédition mal conçue et mal dirigée,
comme l’avait déjà noté le ministre de la Guerre du temps, qui avait songé même
à la décommander, ce que rappelle Lucien, dans ses « Mémoires ». Et que dire de
la mention de la confiscation des biens « des familles les plus aisées », à moins
de considérer parmi celles-ci les familles des émigrés –les Buttafoco, Gaffori et
consorts- que de manière étonnante Paoli juge de son côté alliée contre lui avec
les Républicains enfermés dans Bastia dans un improbable « parti français » au
cours du printemps 1794. Mais la famille Bonaparte, elle, a été touchée directement par les représailles menées par Paoli contre les partisans des Républicains,
sa maison pillée, ses biens vendus à l’encan.
Saliceti fera de même : le 19 thermidor, dix jours après la chute de Robespierre, il écrira au futur préfet de la Corse et cousin de Madame Mère Hyacinthe
Arrighi de Casanova : « À mon arrivée, j’ai appris l’heureuse nouvelle de la mort
du nouveau tyran. La fin de ce moderne Cromwell prouvera à toute l’Europe
que le salut de la République ne dépend point d’un individu, que la liberté est
impérissable et que la Convention nationale dans cette circonstance, ayant encore
une fois sauvé la patrie, consolide le gouvernement républicain par la punition
des traîtres ». Et ce ralliement de l’ancien jacobin s’accompagnera d’une trahison
envers son « ami » Napoléon : « À mon arrivée à Nice, je trouverai probablement
Ricard émigré mais s’il ne l’est pas il sera arrêté ainsi que le général Buonaparte
– 284 –
– lucien bonaParte, l’aigle verSatile –
dont la conduite est plus que suspecte et envoyé à Paris. Il me serait impossible de
sauver Buonaparte sans trahir la République et sans me perdre moi-même… »18.
Au fond, tous ces hommes se présentent comme les victimes du « Malheur à
qui s’arrête ! » de Collot d’Herbois. Les menaces que Paoli aurait proférées à leur
encontre en affirmant qu’il n’épargnerait personne « pas même les fils de Charles », auraient porté « la première atteinte (au) dévouement absolu pour ce grand
homme » chez Lucien et ses frères. Le reste, leur reniement de Paoli comme leurs
engagements « terroristes » seraient le fait des inimitiés –voir le portrait peu flatteur de Pozzo di Borgo- et des « circonstances ». Celles-ci n’auraient fait que
révéler les hommes, et Napoléon perçait déjà sans doute sous Bonaparte.
Les « Mémoires historiques » publiés en 1836 par Lucien Bonaparte lui-même
relèvent plus du roman que de l’histoire. Proposés plus de trente ans après les
faits, ils correspondent parfaitement à ce que Louis Aragon a appelé le « mentir
vrai » et nous révèlent en fait plus de choses sur le projet de Lucien que sur les
événements eux-mêmes. Quelle que soit la volonté manifestée par Lucien Bonaparte de séparer ceux-ci des « Mémoires secrets », ce sont ces derniers qui donnent la vraie leçon du texte. Lucien y apparaît dans sa complexité. Républicain,
désormais modéré, il reste attaché à l’œuvre de la Révolution tout en en faisant
une critique pour ses aspects terroristes, comme le feront nombre de ses contemporains, les libéraux entre autres, au cours de la même période. Ainsi, selon nous,
les paroles que place Lucien dans la bouche de Paoli concernant l’exécution de
Louis XVI sont en réalité les siennes en 1836 et non celles du Général en 1793.
Il convient d’ailleurs de les rapprocher d’un autre extrait du texte où l’ancien terroriste présente Madame Elisabeth sœur de Louis XVI comme « l’honneur de son
sexe, l’ange qui portait sur la terre le nom d’Elisabeth ». Fait prince de Cannino
par le pape Pie VII pour son action au moment du Concordat, il n’hésite plus à
défendre la religion catholique dans ses œuvres, comme Napoléon s’en plaindra
d’ailleurs, après avoir lu son « Charlemagne » : « Que de travail, que de temps
perdu ! […] A-t-il pu consacrer vingt-mille vers à des absurdités qui ne sont plus
de ce siècle, à des préjugés qu’il ne peut avoir, à des opinions qui ne sauraient
être les siennes ? C’est prostituer son talent ». Lucien enfonce pourtant le clou,
écrivant dans ses « Mémoires » de 1836 au sujet de la fête de l’Être Suprême que
celle-ci n’était « que le mépris de la religion de tous les Français, que la dénégation de l’Évangile ». Au fond, concurremment à Napoléon, Lucien propose-t-il lui
aussi, mais sans doute différemment, de terminer la Révolution française.
18 Archives Nationales de France, 212 AP 1, lettre de Saliceti à Hyacinthe Arrighi de
Casanova.
– 285 –
LeS mémoriaLiSteS,
aux origineS du mythe poLitique
de
napoLéon ?
Natalie PETITEAU
Professeur d’Histoire contemporaine à l’université d’Avignon
Centre Norbert Elias-UMR 8562
Personnage historique majeur, Napoléon est un homme au sujet duquel
la plupart des amateurs d’histoire, français, européens ou autres, ne peuvent
qu’être marqués, inconsciemment, par des images mythologiques issues d’une
longue légende, noire ou dorée selon les périodes et les auteurs1. Le portraittype de Napoléon, que tout un chacun a en tête, est donc tissé de clichés qui
renvoient en premier lieu au héros des batailles. La teneur de bien des sites
internet consacrés à Napoléon témoigne de l’omniprésence des images de
l’homme de guerre, du souverain vainqueur, du stratège génial, dont certains
se plaisent même à reconstituer sans cesse les batailles qu’il a su gagner. Il
faut néanmoins reconnaître que le romantisme se caractérisait déjà par une
1
Jean Tulard, Le mythe de Napoléon, Paris, Colin, Collection U 2, 1971, 237 p. ;
L’Anti-Napoléon. La légende noire de l’empereur, Paris, Gallimard, Archives, 1965,
260 p. ; Napoléon, de l’histoire à la légende, Paris, éditions In Forma, Maisonneuve et
Larose, 2000, 445 p.
– 287 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
incontestable fascination pour cette gloire militaire, de Musset à Hugo, de
Géricault à Delacroix.
Napoléon est en fait le héros romantique par excellence, personnage idéal
aujourd’hui encore pour faire notamment le succès d’une suite romanesque
comme celle de Max Gallo, finalement devenue film à grand spectacle2. Héros
militaire, il est aussi le jeune homme pauvre qui s’est fait seul pour atteindre un
charisme inégalé auprès de son armée puis de ses sujets, avant de connaître la
solitude de Prométhée, ce qui achève de faire la perfection romanesque de sa
destinée. Cette mythologie ne dédaigne pas pour autant les qualités humaines du
personnage, indispensables à tout vrai héros romantique, vibrant de passions et
de sentiments. La dimension politique elle non plus n’est pas oubliée : point de
romantisme sans engagement politique, et lorsque le romantisme tourne le dos au
royalisme, il adopte définitivement ce héros de gloire, de solitude et de passion
qui a de plus laissé la réputation de sauveur de la Révolution.
Or, tous ces thèmes ne sont pas sans caractériser également l’homme qui dirigeait la République française lors de la tenue du colloque, précocement nommé
parfois Napoléon Sarkozy3, avant que Le Point ne fasse sa une sur « Nicolas
Bonaparte »4 et que Laurent Joffrin parle de Sarkonaparte5. Ce mimétisme avait
été relevé par Jean Tulard dès 20056. Si je me permets de revenir sur ce mimétisme, c’est que l’actualité de l’été 2010 a conduit à modifier quelque peu le
projet initialement soumis aux organisateurs du colloque et à examiner non pas
la mythologie napoléonienne toute entière, mais plus précisément ce qui, de cette
mythologie, ressort aujourd’hui sur notre scène politique. La comparaison avec
l’empereur a été cependant fréquente dès avant l’élection présidentielle de 2007.
Nicolas Sarkozy n’a-t-il pas choisi, du reste, de façon fort emblématique, de faire
retentir la musique de la marche consulaire lorsque, lors de son intronisation
présidentielle, il a passé en revue la garde républicaine7 ?
Au moment où ces lignes ont été écrites, l’opposition dénonçait les ambitions
d’un « président guerrier »8, à propos de nouveaux projets de lois sécuritaires.
Nicolas Sarkozy entendait en effet s’engager dans « une guerre nationale […]
2
Max Gallo, Napoléon, Paris, Robert Laffont, 1997, 4 volumes.
3
Le Post, article du 25 janvier 2009 : http ://www.lepost.fr/article/2009/01/25/1399783_
napoleon-sarkozy-ni-grand-ni-petit.html
4
Le Point, 8 janvier 2009.
5
Laurent Joffrin, « Le règne de Sarkonaparte », dans Le Point, 8 janvier 2009.
6
Jean Tulard, entretien donné au Point, 1e décembre 2005, p. 62.
7
Max Gallo, à propos du livre d’Alain Duhamel, La marche consulaire, dans Le Figaro,
23 janvier 2009.
8
Jean-Jacques Urvoas, sur France Inter, dans le cadre du 7/9, 10 août 2010.
– 288 –
– leS mémorialiSteS,aux origineS du mythe Politique de naPoléon ? –
contre les délinquants et les voyous »9. Le président se pensait-il donc en chef de
guerre ? Sans doute pas dans le sens employé à propos de Napoléon, certes, mais
notons qu’il fait lui-même de précises références à l’empereur, qu’il parle de
l’enseignement ou de la politique maritime10, et que Napoléon est entre bien des
lignes signées par Nicolas Sarkozy11. La « grande ombre » napoléonienne envahit donc de nouveau la République12. Ouvertement, des éditorialistes, tel Alain
Duhamel, établissent la comparaison entre le président de la République et l’empereur13, ce qui, en réalité, n’est sans doute pas pour déplaire au premier intéressé.
Il est vrai que le parti qui le soutient ne trouve plus guère de référence historique
du côté de la droite14, préférant invoquer Jean Jaurès ou Léon Blum15, choisissant d’honorer Guy Môquet, décidant de s’afficher au plateau des Glières bien
plus qu’à Colombey-les-Deux-Églises. Napoléon est désormais la seule référence
historique de droite fréquemment présente – explicitement ou non – dans les discours de la droite, sauf à considérer que l’empereur doit aujourd’hui être classé à
gauche. Mais cette interprétation n’est guère agréée par les historiens16. Avec certains auteurs, on doit certes insister sur le Napoléon sauveur de la Révolution17.
Pourtant, depuis le milieu du xixe siècle, l’admiration pour l’empereur a peu à peu
glissé à droite18.
Alors certes, Austerlitz n’a pas été commémoré. Pourtant, lorsque, en 2001,
Dominique de Villepin publie son ouvrage consacré aux Cent Jours, le mythe
napoléonien commence à reprendre ouvertement sa place dans la vie politique
française19. Rappelons que « la grande ombre » napoléonienne avait plané sur cette
vie politique tout au long du xixe siècle, jusqu’au lendemain de la première guerre
9
Cité dans Le Monde, 10 août 2010, p. 1.
10 Discours du président de la République, 2 juin 2008, 16 juillet 2009, 13 octobre 2009,
disponibles sur http ://www.elysee.fr/president/les-actualites/discours/discours.18.html
11 Nicolas Sarkozy, Ensemble, XO éditions, 2007, 159 p.
12 Pour reprendre l’expression d’Arthur Conan Doyle, La grande ombre, Paris, Stock, 1909,
265 p.
13 Alain Duhamel, La marche consulaire, Paris, Plon, 2009, 259 p.
14 Voir sur ce point Frédéric Monier, L’affaire Woerth-Bettencourt. Ce qu’elle dit de la
France de 2010, à paraître aux éditions Colin en janvier 2011.
15 Fréquemment cités dans Nicolas Sarkozy, Ensemble, ouvrage cité.
16 Maurice Agulhon, « Préface » à la réédition de Pierre Larousse, Napoléon, Paris, Mémoire
du Livre, 2002, p. 7-16.
17 On pense notamment aux travaux d’Antoine Casanova, Napoléon et la pensée de son
temps. Une histoire intellectuelle singulière, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2000, 324 p. ; La
Corse du jeune Bonaparte. Manuscrits de jeunesse, présenté par Antoine Casanova, Ajaccio,
Albiana, 2009, 233 p.
18 Natalie Petiteau, Napoléon, de la mythologie à l’histoire, Paris, Le Seuil, 1998, 439 p.
19 Dominique de Villepin, Les Cent Jours ou l’esprit de sacrifice, Paris, Perrin, 2001,
634 p.
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– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
mondiale, puis de nouveau en 1958 ou encore en 196920. Même si le bicentenaire
est largement boudé par le pouvoir français, il rattrape celui-ci lorsqu’il s’agit
par exemple de ne pas faire affront à la Slovénie qui souhaite commémorer la
création des provinces illyriennes. En effet, si Nicolas Sarkozy renonce à tenir sa
promesse de venir honorer Ljubljana de sa présence, il y délègue François Fillon.
Celui-ci fait alors un panégyrique de l’épopée napoléonienne, car elle a « diffusé
sur l’ensemble de notre continent les principes des Lumières et des droits de
l’homme qui fondent la devise de la République française »21.
Plus encore, en cette année 2010, l’affaire Woerth-Bettencourt place au-devant
de la scène le procureur Philippe Courroye, « ami du président », dont l’admiration pour Napoléon n’est plus un secret pour personne22. Qu’est-ce donc qui fait
le renouveau du succès politique de l’empereur ? Car succès il y a, dans une
ambiance de culte de l’autorité et de l’énergie, de célébration de l’unité de la
nation, d’ouverture et de fusion des légitimités, de boulimie activiste et réformatrice : selon Edwy Plenel, les républicains d’aujourd’hui s’arrangent tous avec la
légende napoléonienne23. Reste à analyser plus précisément ce que sont les continuités entre ce qui a fasciné les hommes et les femmes du xixe siècle et ceux du
xixesiècle ? Quelle est la part de réinvention du mythe ? Cette fascination qu’exerce
toujours Napoléon est-elle, à faire cette comparaison, aussi mystérieuse qu’on
peut parfois le dire24 ? Il s’agit pour le comprendre de faire le lien avec les facettes initiales du héros du xixe siècle, lisibles chez les contemporains du xixe siècle
dont les écrits mémoriels ont pénétré dans la sphère publique par des canaux de
publication divers25. Par leur succès même, ils ont largement contribué à façonner
le portrait mythologique de l’empereur26. Les mémorialistes sont du reste fort
20 Natalie Petiteau, Napoléon, de la mythologie à l’histoire, ouvrage cité.
21 LeFigaro,11mai2009,http ://www.lefigaro.fr/elections-europeennes-2009/2009/05/12/0102420090512ARTFIG00006-fillon-poursuit-la-campagne-europeenne-en-slovenie-.php et discours
du premier ministre François Fillon, 11 mai 2009, http ://www.gouvernement.fr/premier-ministre/
intervention-du-premier-ministre-francois-fillon-au-colloque-franco-slovene-europe22 L’Express, 12 novembre 2009, http ://www.lexpress.fr/actualite/societe/justice/philippecourroye-un-procureur-tres-en-cour_827998.html ; Libération, 21 janvier 2010, et http ://
www.slate.fr/story/24423/portrait-philippe-courroye-procureur
23 Edwy Plenel, éditorial, Le Monde 2, 3 décembre 2004.
24 Jacques-Olivier Boudon, Les habits neufs de Napoléon, Paris, Bourin éditeur, 2009, p.
163.
25 Natalie Petiteau, Écrire la mémoire. : histoires de mémorialistes, ou l’Empire au xixe
siècle, à paraître.
26 Natalie Petiteau, « L’image de Napoléon dans les textes des mémorialistes : construction, traces et contestation du mythe », Immaginario Napoleonico e luoghi della memoria. Imaginaire Napoléonien et lieux de mémoire. Sites and Memories of the Napoleonic
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– leS mémorialiSteS,aux origineS du mythe Politique de naPoléon ? –
nombreux dans la collection de manuscrits et d’ouvrages vendue par Dominique
de Villepin en pleine affaire Clearstream, alors qu’il achevait sa trilogie napoléonienne27. Or, les trois ouvrages signés par le premier ministre28 renvoient en effet
très abondamment à ce type de sources qui, estime l’auteur, montre « la psychologie de l’empereur »29. N’y a-t-il pas là une invitation directe à cette relecture des
mémorialistes en vue d’éclairer l’actuelle mythologie napoléonienne et de saisir
en quoi l’ombre de Napoléon plane encore sur notre vie politique ?
Un chef politique humainement exemplaire ?
À l’heure où les médias comptent pour beaucoup dans le succès de telle ou
telle personnalité, les hommes politiques semblent soucieux de gagner les suffrages de leurs concitoyens y compris en faisant valoir leurs qualités humaines. Le
président Nicolas Sarkozy se montre toujours particulièrement soucieux de son
image sur ce point30, n’hésitant pas à tirer argument y compris de ses bonheurs
conjugaux31, et se montrant volant au secours des victimes32. Bref, point de bon
chef d’État, semble-t-il, sans établir certaines continuités avec l’image d’un souverain « père du peuple », mais aussi d’un homme honnête et d’un chef politique
aux compétences incontestables.
Ouvrons donc le jeu des analogies en faisant référence en priorité au plus
célèbre mémorialiste, paru pour la première fois en 1823 : le Mémorial de SainteHélène a marqué tout le xixe siècle et influencé nombre d’autres mémorialistes33.
L’un des buts de Las Cases est de « faire connaître le caractère de l’empereur »34.
Historical Legacy, RNR (Rivista Napoleonica, Revue Napoléonienne, Napoleonic Review)
1-2/2000, (Forum Marengo 2000, 12-17 giugno 2000), pp. 105-118.
27 Catalogue de la vente organisée par Pierre Bergé et associés, à Drouot, le 19
mars 2008, disponible en pdf via une recherche google : http ://www.google.fr/
search ?client=safari&rls=en&q=inventaire+collection+villepin&ie=UTF-8&oe=UTF8&redir_esc=&ei=ywxcTJC7IIyj4Ab1_L2sAg
28 Dominique de Villepin : Le soleil noir de la puissance, Paris, Perrin, 2007, 568 p. ; La
chute ou l’Empire de la solitude, 2008, 520 p. ; Les Cent Jours ou l’esprit de sacrifice, Paris,
Perrin, 2001, 630 p.
29 Dominique de Villepin, « Napoléon est aussi grand dans la chute que dans la gloire » :
http ://dominiquedevillepin.over-blog.com/article-22243015-6.html.
30 Nicolas Sarkozy, Ensemble, ouvrage cité.
31 La biographie de Catherine NAY, Un pouvoir nommé désir, Paris, Grasset, 2007, 442 p.,
en témoigne tout particulièrement : p. 137-148 notamment. Et Alain DUHAMEL, La marche
consulaire, ouvrage cité, p. 86-87.
32 Alain Duhamel, La marche consulaire, ouvrage cité, p. 82.
33 Natalie Petiteau, Napoléon, de la mythologie à l’histoire, ouvrage cité.
34 Emmanuel comte de Las cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène. Première édition intégrale et critique établie par Marcel Dunan, Paris, Flammarion, 1951, volume 1, p. 392.
– 291 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
L’enfance à Brienne est donc celle d’un écolier « tranquille, appliqué et d’une
grande sensibilité » mais aussi plein d’amour-propre et de fierté intérieure35. Les
écrits sur le jeune Nicolas Sarkozy ne vont-ils pas en ce sens36 ?… Quant au
général en chef de l’armée d’Italie, il se distingue notamment par son incorruptibilité37, ce qui est l’un des traits que l’actuel président a tenu à mettre en avant
sur son propre compte en 200738. Bref, Las Cases décrit un chef modèle quand il
s’emploie ouvertement à combattre la légende noire :
« Je puis affirmer que je n’ai jamais surpris dans Napoléon ni préjugés ni passions, c’est-à-dire jamais un jugement sur les personnes et sur les choses, que la
raison ne l’[eût] dicté ; et je n’ai jamais vu dans ce qu’on aurait pu appeler passions que de pures sensations, jamais des guides39. […] Il n’était jadis bruit que de
la grande brutalité et de l’extrême violence de l’empereur envers son entourage :
or il est reconnu à présent que tout ce qui le servait dans son plus petit intérieur,
l’adorait précisément à cause de sa bonté et de l’excellence de son cœur »40.
Ni demi-dieu ou tyran, ni Ogre ou Satan, le Napoléon de Las Cases est avant
tout un homme dont la société est plaisante et un souverain capable d’auto-critique, à la fois rationnel et réaliste, proposant cette conclusion passée à la postérité :
« Quel roman que ma vie »41. Il incarne d’ailleurs un héros romantique, prônant
une politique faite d’idéal, de rêve et d’aspiration du cœur, devenant un agent de
la Providence et exprimant le sentiment de l’isolement42.
Bien d’autres mémorialistes aussi célèbres ont également insisté sur les qualités humaines de Napoléon, sur la façon dont les soldats comme les modestes
civils, paysans ou artisans, le voyaient proche d’eux : n’est-ce pas en pensant
à cela que Nicolas Sarkozy lui-même se plaît à rapporter la satisfaction d’un
ouvrier de le voir visiter son usine : « il est comme nous » commente-t-il43 !
35 Ibidem, p. 92.
36 Anne-Marie Laroche-Verdun, J’ai été la première maîtresse de Nicolas Sarkozy, Fizzi
éditions, 2009, 128 p ; Catherine Nay, Un pouvoir nommé désir, ouvrage cité.
37 Emmanuel comte de Las cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène.., ouvrage cité, p. 129.
38 Nicolas Sarkozy, Ensemble, ouvrage cité, p. 63 notamment.
39 Emmanuel comte de Las cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène, ouvrage cité, p. 494.
40 Ibid., tome 2, p. 603.
41 Ibid., tome 1, p. 806.
42 Louis A.Rozelaar, « Le Mémorial de Sainte-Hélène et le romantisme », Revue des Études
napoléoniennes, octobre 1929, p. 203-226.
43 Nicolas Sarkozy, Ensemble, ouvrage cité, p. 60.
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– leS mémorialiSteS,aux origineS du mythe Politique de naPoléon ? –
Rapp, publié en 1823, souligne la sensibilité et la bonté de l’empereur, la façon
systématique dont il aime à distribuer des secours aux veuves et aux orphelins44,
mais aussi sa volonté d’écouter avec soins ses conseillers45. Il en va de même du
comte Philippe de Ségur46. Lavalette, dont le texte paraît dès 1831, voit dans le
général Bonaparte, dès la campagne d’Égypte, un homme capable d’une administration fort sage et d’ordres fermes, propres à faire régner la sécurité au Caire47.
Parus seulement au début du xxe siècle, en 1909, les mémoires du baron Fain
montrent Napoléon en souverain toujours préoccupé de justice et de reconnaissance, distribuant faveurs et gratifications pour exprimer sa satisfaction du travail
bien fait, mais soucieux de ne jamais gaspiller les deniers de l’État, écoutant ses
conseillers et ses ministres, mais se montrant toujours apte à être à la hauteur des
spécialistes de telle ou telle question48, portrait que l’on retrouve assez largement
dans les biographies de Nicolas Sarkozy :
« Il n’y avait pas une délibération [du Conseil d’État] qui ne fût alors du plus
grand intérêt, parce qu’il y disait toujours quelque chose et que ce qu’il disait était
extrêmement remarquable »49.
Son portrait intime de Napoléon insiste sur le fait qu’il était « naturellement
bon », « simple dans toute sa personne », « un ami sûr et le meilleur des maîtres »,
rappelant que même Bourrienne a souligné qu’il « était sensible, bon, accessible à la pitié » et qu’il était doté de « beaucoup d’indulgence pour la faiblesse
humaine ». Fain reconnaît néanmoins que l’on peut lui faire le reproche d’avoir
eu trop de confiance dans sa force50, reproche qui ne sera sans doute pas absent
des futurs mémoires des collaborateurs de l’actuel président…
Nicolas Sarkozy, dans sa volonté de cultiver sa différence, s’emploie également à se montrer au-dessus des partis : « Le président de la République, c’est
44 Mémoires du général Rapp (1772-1821), aide de camp de Napoléon, écrits par lui-même,
édition revue et annotée par Désiré Lacroix, Paris, Garnier frères, s.d. (1895) (1ère édition en
1823), p. 98 ou p. 114, à titre d’exemple.
45 Idem, p. 8, p. 12, p. 24
46 Général comte Philippe de Ségur, Mémoires d’un aide de camp de Napoléon, Paris,
Simon, s.d. (1ère édition en 3 volumes en 1894), p. 107 ou p. 219 par exemple.
47 Antoine-Marie Chamans, comte de Lavalette, Mémoires et souvenirs, Paris, Mercure de
France, 1994 (1ère édition en 1831), p. 188.
48 Agathon-Jean-François, baron Fain, Mémoires, présentés par Christophe Bourachot,
Paris, Arléa, 2001 (1ère édition en 1908), 272 p.
49 Idem, p. 119.
50 Idem, p. 218-230.
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– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
l’homme de la nation, ce n’est pas l’homme d’un parti »51. Capable d’apprécier les
qualités humaines et professionnelles de chacun sans se préoccuper de sa couleur
politique, le président se doit d’être un homme de ralliement et du consensus, un
homme providentiel. Or, n’y a-t-il pas du Bonaparte en cela ? Incontestablement,
à suivre bien des mémorialistes, en commençant par Chateaubriand. Le portrait
qu’il a dressé de Bonaparte dans les Mémoires d’Outre-Tombe a d’ailleurs été
remis en exergue par Marc Fumaroli l’année même où l’on pouvait s’attendre
à s’engager dans un long bicentenaire52. Évoquant le bilan de l’œuvre napoléonienne, Chateaubriand reconnaît :
« [Bonaparte] est grand pour avoir fait renaître en France l’ordre du sein du
chaos, pour avoir relevé les autels, pour avoir réduit de furieux démagogues, d’orgueilleux savants, des littérateurs anarchiques, des athées voltairiens, des orateurs
de carrefours, des égorgeurs de prison et de rues, des claque-dents de tribune, de
clubs et d’échafauds, pour les avoir réduits à servir sous lui »53.
Il fait ainsi écho au célèbre Savary, dont les mémoires ont eu un retentissement
considérable54. Il y est souligné que si Bonaparte a pu prendre le pouvoir en 1799,
c’est parce qu’une grande partie du monde politique aurait alors vu en lui un
homme « assez modéré pour se concilier tous les partis, et assez énergique pour
les contenir »55. Même les mémorialistes qui sont restés militaires ont été sensibles aux qualités politiques de Bonaparte : les mémoires tout aussi célèbres du
général baron Thiébault parlent du retour d’Égypte comme du « retour d’un chef,
et d’un chef d’autant plus puissant qu’il semblait à la fois nécessaire à l’armée, à
la politique et au gouvernement »56. Le comte Philippe de Ségur affirme « quatre
ans de bienfaits, et d’une administration admirablement généreuse et réparatrice,
nous avaient attachés à sa fortune »57. Guizot salue en lui l’homme qui a fait le
51 Déclaration du 13 avril 2007, http ://www.dailymotion.com. Voir également Nicolas
Sarkozy, Ensemble, ouvrage cité, p. 26-27.
52 Marc Fumaroli, François-René de Chateaubriand, Vie de Napoléon, Paris, De Fallois,
1999, 446 p.
53 François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe. Édition établie par Maurice
Levaillant et Georges Moulinier, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1951, volume
1, p. 1009.
54 Jean Tulard, Nouvelle bibliographie critique des mémoires sur le Consulat et l’Empire
écrits ou traduits en français, É.P.H.E., Hautes études médiévales et modernes, n° 67, Genève,
Droz, 1991, p. 267.
55 Anne-Jean-Marie-René Savary, Mémoires du duc de Rovigo pour servir à l’histoire de
l’empereur Napoléon, Paris, Bossange, 1828, volume 1, p. 233.
56 Dieudonné-Paul-Charles-Henri Thiébault, Mémoires, Paris, Plon, 1894, volume 3, p.
57.
57 Général comte Philippe de Ségur, Mémoires, ouvrage cité, p. 97.
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– leS mémorialiSteS,aux origineS du mythe Politique de naPoléon ? –
Concordat et rouvert les églises, soulignant que « nul n’a fait si promptement ni
avec tant d’éclat succéder l’ordre à l’anarchie »58. Mathieu Molé a lui aussi longuement dit que si Bonaparte a été initialement apprécié par une large majorité,
c’est pour avoir pacifié les provinces de l’Ouest et du Midi, pour avoir mis fin aux
querelles religieuses, pour avoir rétabli l’ordre dans les finances et l’économie,
pour avoir institué les lycées et sorti hospices et hôpitaux de l’abandon, pour
avoir établi le Code civil et pour avoir obtenu la paix à l’extérieur. Ajoutant à cela
qu’il a « enchaîné la Révolution », Molé estime avoir donné suffisamment d’arguments pour justifier ce qu’il n’hésite pas à nommer son admiration pour l’homme
dont le nom a finalement « empli le monde »59.
Or, les célèbres mémoires de la comtesse de Boigne, parus en 1907-1908,
témoignent de ce que cette image était très largement répandue : elle salue, à
son retour d’émigration en 1804, « son immense mérite de législateur et de tranquilliseur [sic] des passions »60. Napoléon se proclamait lui-même « Ni bonnet
rouge, ni talons rouges » afin de manifester qu’il était au-dessus des partis et que
sa grande ambition était de refonder l’unité de la nation : la politique d’ouverture
signifiait-elle autre chose ? C’est sans doute cette politique d’unification nationale
autour d’un homme au-dessus des partis que Nicolas Sarkozy a rêvé d’accomplir,
quitte à essuyer les critiques venues de son propre camp. Retrouve-t-on là un trait
singulier du bonapartisme tel qu’il apparaissait à René Rémond dès 195061 ? On
se contentera, dans le cadre de cette contribution, de soulever la question. C’est
en tout cas au service d’une telle politique que Nicolas Sarkozy a voulu mettre
toute son énergie.
Un génie de l’action et de l’énergie
L’énergie est le terme qui revient souvent pour caractériser le comportement de
Nicolas Sarkozy en politique, que ce soit pour l’en louer ou pour le condamner. Catherine Nay, en préfaçant la nouvelle édition de sa biographie, parle de « suractivité qui
confine à la boulimie » et invoque, pour illustrer son propos, Bonaparte franchissant
le pont d’Arcole62. Yasmina Reza a révélé cette hyperactivité présente jusque dans
58 François Guizot, Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, Paris, Michel Lévy,
1858, volume 1, p. 4-5.
59 Mathieu Molé, Souvenirs de jeunesse (1793-1803) avec une préface de la marquise de
Noailles, introduction et notes de Jean-Claude Berchet, Paris, Mercure de France, 1991 (1ère
édition en 1943), p. 172-174.
60 Éléonore Adèle d’Osmond, comtesse de Boigne, Mémoires, Paris, Mercure de France,
1971, volume 1, p. 152.
61 René Rémond, La droite en France,
62 Catherine Nay, Un pouvoir nommé désir, ouvrage cité, p. 12-13.
– 295 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
les coulisses de la campagne63. Or de nombreuses évocations de Napoléon renvoient
à cette image, en parlant même de « génie » de l’action. Il en va ainsi de Lavalette,
évoquant Bonaparte au lendemain du 13 vendémiaire64, puis de Brumaire65. Il souligne ensuite combien un « ordre admirable régnait dans sa tête » et à quel point « sa
mémoire était prodigieuse »66. Lavalette montre aussi un souverain agissant sur tout
et partout, notamment durant la campagne de 1814, où « il se débattait comme un
lion, courant [d’une armée à l’autre], déjouant leurs manœuvres par la rapidité de ses
mouvements, trompant tous leurs calculs et les épuisant de fatigues »67.
Dès 1828, les mémoires de Savary indiquent qu’il fallait « le génie » de Bonaparte pour « ne pas reculer devant l’entreprise » de gouverner la France de 179968.
En 1837, les souvenirs de Caulaincourt renvoient eux aussi au portrait devenu
officiel de l’homme de génie :
« L’empereur ne m’a paru, dans aucune circonstance, au-dessous de sa gigantesque position. Son génie, sa capacité, ses immenses moyens intellectuels dominaient les faits prodigieux de son règne ; et lorsqu’il disait que le mot impossible
n’était pas français, c’est qu’en effet il ne le comprenait pas. Il sentait en lui de
quoi résoudre les problèmes les plus abstraits, de quoi vaincre toutes les impossibilités ; il s’élançait, en jouant sous les plus hautes régions de l’intelligence
humaine. Les circonstances qui ont amené ses fautes politiques devaient tromper
toutes les prévisions. Lui avait tracé un large et formidable plan ; il avait sagement pensé de magnifiques résultats ; mais ses vastes facultés trouvaient rarement
des réflecteurs dans les pions qu’il faisait mouvoir. À ce hardi créateur il eut fallu
le pouvoir d’inoculer les émanations de son génie à sa famille, à ses ministres, à
tous ceux enfin dont il était l’astre dirigeant, le centre unique. […] Nulle comparaison n’était possible de cet homme à un autre homme : ceux qui ne le jugeront
pas ainsi ne l’ont pas compris »69.
Certes, l’authenticité de ces mémoires-là est fort douteuse, reste que cette
image-là a été ainsi diffusée. Napoléon atteint l’envergure d’un être à nul autre
pareil dont les aptitudes ne peuvent que susciter l’admiration : un tel déborde63 Yasmina Reza, L’aube, le soir ou la nuit, Paris, Flammarion, 2007, 189 p.
64 Antoine-Marie Chamans, comte de Lavalette, Mémoires, ouvrage cité, p. 129.
65 Idem, p. 237.
66 Idem, p. 257.
67 Idem, p. 284.
68 Anne-Jean-Marie-René Savary, Mémoires du duc de Rovigo pour servir à l’histoire de
l’empereur Napoléon, Paris, Bossange, 1828, volume 1, p. 230.
69 Souvenirs du duc de Vicence, recueillis et publiés par Charlotte de Sor, Paris, Levavasseur, 1837, volume 1, p. 13-15.
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– leS mémorialiSteS,aux origineS du mythe Politique de naPoléon ? –
ment d’activité, une telle capacité de travail ne suscitent-elles pas l’envie de nos
dirigeants, rêvant aujourd’hui encore d’atteindre ce modèle indépassable posé
comme la statue du commandeur, à l’orée de l’ère contemporaine ? Et relevons
que le célèbre « impossible n’est pas français » se retrouve aussi dans les écrits de
Nicolas Sarkozy. Quoi qu’il en soit, il y a là une matrice essentielle de l’image
de Napoléon.
Guizot, dont les mémoires paraissent en 1858, voit en lui « un génie incomparablement actif et puissant, admirable par son horreur du désordre, par ses profonds instincts de gouvernement, et par son énergique et efficace rapidité dans la
reconstruction de la charpente sociale. Mais génie sans mesure et sans frein, qui
n’acceptait ni de Dieu, ni des hommes, aucune limite à ses désirs ni à ses volontés »70. Le comte Mollien, ancien ministre du Trésor, dont le texte paraît en 1898,
contribue également à nourrir l’image légendaire d’un souverain faisant preuve
d’une personnalité exceptionnelle :
« En considérant les nuances diverses et souvent disparates du caractère de
Napoléon, la rapidité avec laquelle elles se succédaient, la flexibilité de toutes
les autres devant celle qu’il voulait faire momentanément prédominer, l’empire
qu’il conservait sur lui-même, lors même qu’il paraissait céder à tous les caprices d’une imagination bouillante, je me confirmai dans l’idée qu’il y avait en
effet dans cet homme extraordinaire comme deux natures ; que son organisation
particulière admettait un assemblage de facultés qui ne se rencontrent chez les
autres hommes ni en même nombre ni en même intensité. Il me présentait l’idée
d’un grand fleuve qui parcourt avec calme un certain espace, mais qui, partout où
la liberté de sa marche est contrariée, réunit toute la force de ses eaux contre le
moindre obstacle, redevient ensuite paisible jusqu’à ce qu’il trouve de nouvelles
digues à renverser, et présente ainsi partout dans son cours le spectacle alternatif
du calme et de la tempête »71.
Citons enfin Thibaudeau, dans un texte paru seulement en 1913. Collaborateur
finalement tenu à distance dans la préfecture des Bouches-du-Rhône, il n’en est
pas moins un sincère admirateur :
« Élevé, né peut-être pour la guerre, [Napoléon] était devenu par l’étude et sur
les champs de bataille le plus grand capitaine des temps modernes. En arrivant aux
affaires, il n’était pas étranger au gouvernement, à l’administration, aux sciences
70 François Guizot, Mémoires, ouvrage cité, volume 1, p. 4.
71 François-Nicolas, comte Mollien, Mémoires d’un ministre du Trésor public (1789-1815),
avec une note par Charles Gomel, Paris, Guillaumin, 1898, tome 1, p. 393.
– 297 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
économiques et politiques. Dans ses campagnes, il avait gouverné, administré,
négocié, fait des constitutions, des lois, des traités, observé les hommes et les
peuples, appris à les connaître. Jeune, il était déjà riche d’une grande expérience.
Ce qu’il ignorait, il le pressentait et le devinait pour ainsi dire. Il avait une facilité
prodigieuse pour apprendre, juger, discuter, retenir dans sa tête et sans confusion
une infinité d’objets. Il ne pouvait rester un seul instant sans exercer son corps
et son esprit. Ses forces morales et physiques étant dans un heureux équilibre, se
prêtaient un mutuel secours. Auprès de lui il fallait être de fer. Il dormait peu, il
avait le sommeil à son commandement. D’une honnête sobriété en tout, il n’était
jamais entraîné au-delà des besoins de l’humanité, et regardait le temps qu’il leur
accordait comme un vol fait à sa haute vocation »72.
En 1839, la publication des Mémoires du comte Dumas livre au public une
description plus précise des méthodes de travail de Napoléon, l’auteur admirant
« son inconcevable mémoire, et la précision avec laquelle il suivait, sans recourir aux états de situation, l’effectif des divers corps »73. Les mémoires du comte
Beugnot montrent l’empereur en homme d’État maîtrisant au plus haut point la
connaissance de toutes les affaires publiques74. Le réalisme rejoint ainsi la légende
pour faire de Napoléon un être aux prodigieuses capacités de travail, traits que,
mieux que tout autre, Chateaubriand a immortalisés en concluant que :
« Bonaparte était un poète en action, un génie immense dans la guerre, un
esprit infatigable, habile et sensé dans l’administration, un législateur laborieux
et raisonnable. C’est pourquoi il a tant de prise sur l’imagination des peuples, et
tant d’autorité sur le jugement des hommes positifs ».
En tout cas, on devine aisément qu’un tel portrait fascine tout particulièrement
une classe politique soucieuse de se distinguer par son activisme, mais aussi par
son aptitude à se réinventer : réformatrice, ouverte au changement, et capable, en
faisant autour d’elle l’unité de la nation, de mettre un terme à l’alternance et à la
remise en cause d’une République remodelée.
Les mémoires du baron Fain, en permettant de pénétrer dans le quotidien de
la vie de travail de Napoléon, viennent parfaire le portait du bourreau de travail,
de l’homme d’État perpétuellement occupé à déployer son énergie au service de
l’administration et de l’armée, de la gloire et de la conquête, lisant et mémori72 Antoine-Clair Thibaudeau, Mémoires, (1799-1815), Paris, Plon, 1913, p. 76-77.
73 Mathieu Dumas, Souvenirs du lieutenant général comte Mathieu Dumas, de 1770 à 1836,
Paris, Gosselin, 1839, tome III, p. 406.
74 Jacques-Claude Beugnot, Mémoires, Paris, Dentu, 1866, volume 1, p. 373-389.
– 298 –
– leS mémorialiSteS,aux origineS du mythe Politique de naPoléon ? –
sant tout, organisant les méthodes de son travail avec précision, dictant à toute
vitesse en passant promptement d’un sujet à un autre : « mais il dictait si vite que
la tâche était rude, et les plumes qui pouvaient le suivre étaient rares »75. Et Fain,
qui rédige ses mémoires après que ceux de Las Cases aient été publiés, cite le
compagnon de Sainte-Hélène évoquant ses souvenirs de conseiller d’État :
« Je l’ai vu prolonger quelquefois la séance jusqu’au soir, et montrer à la fin
autant de facilité, d’abondance, de fraîcheur d’esprit et de force de tête qu’en
commençant, quand nous autres nous tombions de lassitude »76.
Cette force d’un homme par ailleurs infatigable et dormant où il voulait,
comme il voulait77, était particulièrement lisible, selon Fain, dans les campagnes
militaires :
« Dans une position donnée, [Napoléon] calculait avec le plus de soin tous les
éléments de la résolution qu’il avait à prendre. Bien loin de se laisser aller à l’impulsion vacillante des incidents, [il] tenait toujours sa pensée fixe sur l’ensemble de l’échiquier ; il possédait cet ensemble au suprême degré et il en tirait des
combinaisons telles qu’il semblait maîtriser la fortune ! Sa fortune alors, c’était
de l’audace. S’il avait médité longtemps son parti, ce parti une fois pris, il n’hésitait plus ; il ne perdait pas une minute dans l’exécution ; personne ne savait
mieux multiplier la force par la vitesse, frapper du fort au faible et toujours à
propos »78.
On comprend ainsi que l’image mythique de Napoléon puisse faire rêver un
Nicolas Sarkozy « jamais rassasié »79, ne rechignant jamais devant le travail80,
soit aussi celle d’un chef de guerre invincible et d’un héros capable de se poser
en recours.
Un héros invincible, sauveur de la France
Nicolas Sarkozy s’est employé à se présenter comme l’homme du recours81 :
« J’ai décidé d’être candidat parce que je ne me résous pas à laisser à nos enfants
75 Agathon-Jean-François, baron Fain, Mémoires, ouvrage cité, passim et p. 42 pour la
citation.
76 Cité dans idem p. 120.
77 Idem, p. 216-217.
78 Idem, p. 185.
79 Catherine Nay, Un pouvoir nommé désir, ouvrage cité, p. 149
80 Alain Duhamel, La marche consulaire, ouvrage cité, p. 67.
81 Nicolas Sarkozy, Ensemble, ouvrage cité, p. 8.
– 299 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
un monde où l’avenir a cessé d’être une promesse pour devenir une menace »82.
Or, cette image du « sauveur de la France » domine les récits de bien des mémorialistes lorsqu’ils évoquent tout d’abord le retour d’Égypte et Brumaire. Ainsi,
Savary rappelle que le peuple « le saluait comme un sauveur », puis, en commentant les réactions de l’opinion à la suite de son arrivée à Paris, il souligne que
l’« on se félicitait, on se flattait de posséder enfin l’homme qui devait mettre un
terme à nos désastres »83. Le colonel Noël affirme que Bonaparte est alors reçu
comme un général qui a bien une place à part parmi les célébrités militaires de la
République :
« L’enthousiasme déborde chez les Parisiens qui désirent la paix, et la réception faite au jeune général est magnifique. Je ne parle pas de ce qui est officiel, c’est toujours à peu près la même chose. L’enthousiasme pour Bonaparte
est d’autant plus grand que son aspect, sa tenue, sa simplicité, contrastent avec
sa valeur réelle et avec les airs triomphateurs et pourfendeurs de certains de ses
généraux, et notamment Augereau, qui, à le croire, a tout fait »84.
Thibaudeau a lui aussi indiqué combien Bonaparte, à l’automne de 1799, était
accueilli en sauveur de la République, en homme du recours sur lequel tous les
espoirs se portaient85. Cambacérès se souvient de plus de la façon dont Bonaparte
est alors considéré comme un être à part, s’autorisant même à critiquer le gouvernement en place :
« L’éclat de la première campagne d’Italie avait décoré la jeunesse de Bonaparte et fixé sur lui les regards de la renommée. Il était reconnu que son habileté
égalait son courage. On se plaisait à dire qu’il avait les talents de l’administration
presqu’au même degré que les talents militaires. C’était un bruit universellement
répandu que ce général avait blâmé la conduite du Directoire dans plusieurs occasions récentes »86.
82 Nicolas Sarkozy, Ensemble, ouvrage cité, p. 8.
83 Anne-Jean-Marie-René Savary, Mémoires du duc de Rovigo pour servir à l’histoire de
l’empereur Napoléon, Paris, Bossange, 1828, volume 1, p. 227-228.
84 Colonel Noël, Souvenir militaire d’un officier du Premier Empire (1795-1832), Paris,
Librairie des Deux Empires, 1999 (1ère édition en 1895), p. 12.
85 Antoine-Clair Thibaudeau, Mémoires, ouvrage cité, p. 1-7.
86 Jean Jacques Régis Cambacérès, Mémoires, présentation et notre de Laurence Chatel de
Brancion, Paris, Perrin, 1999, volume 1, p. 430.
– 300 –
– leS mémorialiSteS,aux origineS du mythe Politique de naPoléon ? –
Parquin résume pour sa part l’œuvre de Napoléon comme la « grande lutte de
la Révolution française en faveur des idées de la liberté, d’unité, d’avenir »87, trois
thèmes qui sont aussi au cœur du discours de la campagne de Nicolas Sarkozy en
200788. Or, même Chateaubriand, qui a particulièrement mis sa plume au service
des opposants à Napoléon, reconnaît à ce dernier une part de grandeur en raison
de ce qu’il a fait pour l’avenir de la France :
« [Bonaparte] est grand pour avoir créé un gouvernement régulier et puissant,
un code de lois adopté en divers pays, des cours de justice, des écoles, une administration forte, active, intelligente, et sur laquelle nous vivons encore »89.
Autant de domaines au sujet desquels la droite n’a pas hésité à orchestrer des
célébrations pour le bicentenaire. Comme si Chateaubriand, finalement, lui dictait d’outre-tombe ce qui doit ne pas être oublié de l’héritage impérial.
Pour le reste, nombre de mémorialistes insistent sur le fait qu’ils voient en
Napoléon un chef de guerre invincible. Or cette volonté de tout réussir importe
aujourd’hui beaucoup dans le discours de Nicolas Sarkozy qui ne manque pas
d’en appeler aux jugements qui pourront être portés à la fin de son mandat : « vous
verrez qu’à la fin de mon quinquennat j’aurai tenu ces promesses-là aussi », invoque-t-il devant les recteurs en 2008 au sujet de la réforme du métier d’enseignant90. Rapp donne une force toute particulière au portrait d’un souverain sûr
de la victoire en citant des proclamations de Napoléon à son armée91. Coignet
procède de même, tout en suggérant en permanence l’omnipotence du chef de
guerre92. Le comte de Lavalette, dès le début de son évocation du général en chef
de l’armée d’Italie, indique qu’il « avait la conscience de sa force », et embrassait
« un immense avenir avec ivresse »93. Lavalette résume ses vues sur Napoléon en
affirmant que « le peuple voyait en lui le vainqueur de tant de batailles ; le conquérant de tant de royaumes, l’invincible, l’homme du destin »94.
87 Jacques Jourquin, Souvenirs et biographie du commandant Parquin, Paris, Tallandier,
2003 (1ère édition en 1843), p. 366.
88 Nicolas Sarkozy, Ensemble, ouvrage cité, passim.
89 François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, ouvrage cité, volume 1, p.
1009.
90 Discours du 2 juin 2008 à l’occasion du bicentenaire des recteurs.
91 Mémoires du général Rapp, ouvrage cité. Pour les citations des proclamations qui vont
en ce sens, voir notamment p. 48-50 ; p. 76-78 ; 102-104 ; 125-126.
92 Jean-Roch Coignet, Les cahiers du capitaine Coignet, établissement du texte et préface
par Jean Mistler, Paris, Hachette, 1968, p. 109-110 ; p. 113-114 ; 117-118 ; 146-147.
93 Antoine-Marie Chamans, comte de Lavalette, Mémoires, ouvrage cité, p. 130.
94 Idem, p. 300.
– 301 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Les célèbres mémoires de Marbot, écrits peu avant 1850, mais publiés seulement en 1891, sont ponctués de mentions faisant de l’empereur un militaire
infaillible, image qui serait celle, selon Marbot, qu’auraient « les classes populaires », même en 181395. Les mémoires du chancelier Pasquier, finalement, parus
tardivement, en 1893-1894, n’hésitent pas à le glorifier y compris à propos de la
retraite de Russie :
« Dans cette épouvantable crise, il resta admirable par la force de son caractère, par les ressources de son esprit. Si lui seul avait pu concevoir et oser une
si folle expédition, lui seul pouvait n’y pas succomber tout entier. Telle était la
puissance qu’il exerçait sur les hommes qui périssaient à sa suite que pas un signe
de désobéissance ne s’est manifesté […]. Pour ceux qui l’ont vu sur les bords
de la Bérézina, parcourant ces rives inconnues un bâton à la main, absorbé dans
l’étude des chances qui lui restaient de dérober son passage à l’ennemi, donnant
ses ordres avec un imperturbable sang-froid et triomphant enfin d’une difficulté
qui eût paru insurmontable à tout autre, il n’a peut-être jamais été plus grand »96.
Demeurer grand même dans l’infortune, voilà qui peut aussi faire rêver tous
nos hommes politiques. Le De Gaulle du « seul debout et par là nécessaire » n’est
d’ailleurs pas totalement absent des références que Nicolas Sarkozy a mises en
avant en 200797.
***
Les mémorialistes, Las Cases, Chateaubriand, Savary et Fain en tête, ont largement nourri, donc, l’image de l’empereur telle qu’elle envahit notre scène politique, sans que, finalement, nous le sachions vraiment. N’oublions pas, cependant, que les jugements négatifs portés par d’autres mémorialistes servent aussi
de repoussoir : les condamnations de son despotisme et de son cynisme politique
ne manquent pas, non plus que celles de son aveuglement et de sa démesure, de
son égoïsme et de ses défaites98.
95 Jean-Baptiste-Antoine-Marcellin, baron de Marbot, Mémoires du général baron de
Marbot, édition présentée et annotée par Jacques Garnier, Paris, Mercure de France, 1983 (1ère
édition en 1891), notamment p. 239, 285, 304 du volume 1 et 316 du volume 2.
96 Étienne-Denis Pasquier, Histoire de mon temps. Mémoires du chancelier Pasquier,
publiés par monsieur le duc d’Audiffret-Pasquier, Paris, Plon, 1893-1894, volume 2,
p. 43.
97 Nicolas Sarkozy, Ensemble, ouvrage cité, p. 12.
98 Natalie Petiteau, « L’image de Napoléon dans les textes des mémorialistes : construction, traces et contestation du mythe », Immaginario Napoleonico e luoghi della memoria. Imaginaire Napoléonien et lieux de mémoire. Sites and Memories of the Napoleonic
– 302 –
– leS mémorialiSteS,aux origineS du mythe Politique de naPoléon ? –
Relevons enfin que les mémorialistes n’ont toutefois pas nourri que cette image
là. Les pages célèbres du sergent Bourgogne ont contribué à fixer le portrait d’un
chef de guerre adulé de ses hommes99 : il parle d’ailleurs très précisément de
« tous les vieux soldats idolâtres de l’empereur »100 et il explicite cela en citant les
paroles de son compagnon Picart, fort ému à la vue de l’empereur, « lui si grand,
lui qui nous a faits si fiers ! »101. Le capitaine Coignet livre un témoignage plus
personnel encore : « c’était l’homme le plus dur et le meilleur, mais tous tremblaient et tous le chérissaient, voilà mon Napoléon », ce qui le conduit à conclure
que « Napoléon était le père de ses soldats »102. De même le général baron Paulin
indique que « l’amour, l’adoration pour cet homme prodigieux étaient passés à
l’état de nature ardente dans l’âme de ses soldats ! »103. Si l’on peut deviner que
certains de nos dirigeants politiques seraient fort heureux de susciter une telle
dévotion, il est bien évident que certains traits du portrait mythique de Napoléon
ne peuvent plus servir de référence. Ils confirment en revanche le poids de la
littérature mémorielle dans la constitution de la mythologie. Lavalette, dès 1831,
publie un portrait physique des plus célèbres à propos du général en chef de l’armée d’Italie : « Son air était affable, mais son regard était si ferme et si fixe, que
je me sentis pâlir quand il m’adressa la parole »104. Portrait identique à celui peutêtre plus célèbre encore de Chateaubriand :
« Son sourire était caressant et beau ; son œil admirable, surtout par la manière
dont il était placé sous son front et encadré dans ses sourcils. Il n’avait encore
aucune charlatanerie dans le regard, rien de théâtral et d’affecté. […] Bonaparte
incontinent s’éloigna. Comme à Job, dans ma nuit, un esprit est passé devant
moi ; les poils de ma chair se sont hérissés ; il s’est tenu là : je ne connais point son
visage et j’ai entendu sa voix comme un petit souffle »105.
Historical Legacy, RNR (Rivista Napoleonica, Revue Napoléonienne, Napoleonic Review)
1-2/2000, (Forum Marengo 2000, 12-17 giugno 2000), pp. 105-118.
99 Adrien, Jean-Baptiste, François Bourgogne, Mémoires du sergent Bourgogne, nouvelle
édition par Gilles Lapouge, Paris, Arléa, 1992, 361 p., passim.
100 Idem, p. 180.
101 Idem, p. 201.
102 Jean-Roch Coignet, Les cahiers…, ouvrage cité, p. 121 puis p. 175.
103 Jules-Antoine Paulin, Souvenirs du général baron Paulin, publiés par le capitaine du
génie Paulin-Ruelle, son petit-neveu, Paris, Librairie des Deux Empires, 2002 (1ère édition
Plon 1895), p. 50.
104 Antoine-Marie Chamans, comte de Lavalette, Mémoires, ouvrage cité, p. 135.
105 François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, ouvrage cité,
volume 1, p. 490-491.
– 303 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Et le comte de Ségur parle de son « œil d’aigle »106. Mais la littérature a elle
aussi contribué à la construction du mythe107 et il reste à pointer ce qui, là aussi, a
forgé les références de la classe politique, en commençant peut-être par Stendhal
et Hugo108.
Au total, on doit bien reconnaître avec Alain Duhamel que Sarkozy n’est
nullement Bonaparte109. Mais en cultivant « le mythe de l’autorité salvatrice, de
l’homme providentiel, du symbole de l’énergie et de la rupture, du volontarisme
et de l’audace »110, il n’en est pas moins influencé, consciemment ou non, par cette
sorte de statue du commandeur érigée par les mémorialistes : leurs écrits forment
les pièces d’un puzzle qui a peu à peu dessiné les traits d’un homme politique
devenu un modèle indépassable. Notre propos n’était donc nullement de dire s’il
y a ou non ressemblance entre tel ou tel homme politique actuel et l’empereur,
bien évidemment, mais de montrer que le mythe de Napoléon plane bien encore
comme une ombre tutélaire sur la vie de certains de nos hommes politiques.
106 Général comte Philippe de Ségur, Mémoires, ouvrage cité, p. 116.
107 Napoléon Bonaparte. La littérature enivrée, textes rassemblés par Paul Noirot, Paris,
éditions In Forma, Maisonneuve et Larose, 1999, 412 p.
108 Stendhal, Napoléon, édition établie et présentée par Catherine Mariette, Paris, Stock,
1998, 753 p.
109 Alain Duhamel, La marche consulaire, ouvrage cité, p. 53.
110 Idem, p. 27.
– 304 –
La coLoniSation du paSSé
L’autocolonisation du passé dans Le Mémorial de Sainte-Hélène
Riccardo BENEDETTINI
Docteur en Littérature française, Université de Pise
Dans Le Mémorial de Sainte-Hélène1 un des éléments les plus déconcertants
pour le lecteur est l’utilisation et la manipulation de l’information, techniques qui
permettent à l’auteur d’influencer son propre public, et qui font partie intégrale de
la création du mythe napoléonien. Pour le lecteur du xixe siècle, même pour celui
ayant vécu l’expérience de la Révolution et la rentrée des Bourbons, il est difficile
de comprendre de quelle manière le double projet, de mystification et de propagande, peut composer un tout cohésif capable de fournir une base assez stable
pour permettre la construction d’un ouvrage qui est à fois un journal littéraire et
une biographie à prétention historique.
Cette contribution propose une réflexion sur le fonctionnement du temps dans
Le Mémorial de Sainte-Hélène, un texte qui, tout en étant le résultat de pratiques
d’écritures différentes – la rédaction du journal de Las Cases et la dictée des
mémoires de l’Empereur – , se trouve réuni par une même ambition : celle de
fournir une représentation mythique de Napoléon. Avant d’aborder l’étude de
cette nouvelle image de l’empereur en exil, il convient d’examiner comment le
récit du passé, la tonalité du présent et les espoirs du futur s’articulent ensemble
au sein du texte, dans le but de rendre plus explicite la force du mythe de Napo1
le comte de lAs cAses, Le Mémorial de Sainte-Hélène, Édition établie et commentée
par G. WAlter, Avant-propos d’A. mAurois, Introduction de J. prévost, Paris, Gallimard,
coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1956, t. I-II.
– 305 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
léon2. En effet, Las Cases justifie et situe son entreprise d’écriture du Mémorial
comme l’exécution de la volonté de Napoléon : rapportant le récit de l’empereur,
le comte se peint sous les traits de l’obéissant serviteur. Dans cette perspective,
le discours mémorial, qui fournit une réécriture de l’histoire, contribue à la définition du mythe en tant que système de communication, de message, de symbole,
d’image d’un nouveau langage3. La création d’une image plus moderne de Napoléon permettra aux Français d’apprécier en quoi la crédibilité de l’empereur en
exil interprète et satisfait les espoirs d’un présent qui se construit sur ce que l’on
peut appeler un effet de colonisation du passé.
La stratégie napoléonienne se joue sur la construction d’un couple antinomique dont les deux éléments sont représentés par le passé et le présent. Cette
double orientation de sa vie lui permet d’agir sur le rapport entre l’histoire et la
mémoire. Napoléon évoque son passé pour le changer, pour influencer la mémoire
collective qui est évidemment l’argument premier de l’histoire. Dans ses pires
moments, Napoléon vit en référence constante à son passé et à son avenir : si à
l’époque sa parole lui permettait d’influencer le présent, maintenant qu’il est en
exil, sa parole se fait guide indispensable pour modifier le futur. Ce faisant, il
se rattache au mythe qui, ancré sur le passé et le futur lui permet d’idéaliser le
présent, dont il est exclu. En reprenant les paroles de Napoléon, Las Cases écrit :
« L’Empereur ajoutait que, s’il était en Europe, et tranquille, son plaisir serait
d’écrire l’histoire »4. Cette façon d’avancer une manière différente d’écrire le récit
historique est un trait rhétorique répandu dans Le Mémorial de Sainte-Hélène :
tout en prétendant offrir des propos d’objectivité et de réalisme, la « confusion »
des deux auteurs, qui ont l’air de s’alterner dans le discours, ne fait que renforcer
la crédibilité historique que Napoléon veut donner à son texte. C’est justement
dans la description des campagnes d’Italie, qu’on observe que la parole propose
au lecteur la préparation du mythe, travail qui permettra de récupérer la figure de
l’empereur comme sauveur5. Et puisque la distinction entre le passé et le présent
est nécessaire à la stratégie napoléonienne de légitimation du pouvoir, nous soutiendrons que la référence au passé n’intervient le plus souvent que pour recréer
ce même passé. Cette recherche des racines donne au Mémorial de Sainte-Hélène
une teneur collective qui se renforce au fil du texte et qui remonte aux techniques
exercées dans le Moniteur pour communiquer avec l’opinion publique. Simplement à ce procès l’Empereur en exil apporterait une véhémence qui, en rendant à
l’homme Napoléon une valeur mythique, annoncerait déjà l’époque à suivre.
2
Voir Natalie petiteAu, Napoléon. De la mythologie à l’histoire, Paris, Seuil, 1999.
3
Comme le relevait Roland BArthes (Mythologies, Paris, Seuil, 1957), un des aspects les
plus significatifs du mythe, est celui de message, et ce message est une parole.
4
Le Mémorial de Sainte-Hélène, op. cit., t. II, p. 230. C’est nous qui soulignons.
5
Voir J. tulArd, Napoléon ou le mythe du sauveur, Paris, Fayard, 1977.
– 306 –
– la coloniSation du PaSSé –
En reprenant une liaison entre l’Empereur des Français et l’exilé sur l’île de
Sainte-Hélène, Napoléon suggère que le rôle du chef n’est pas le fait du hasard,
mais de conjectures générales et à la fois bien précises. Couvrant des centaines
de pages – Le Mémorial de Sainte-Hélène est avant tout un grand texte – et s’intégrant dans une pensée moderne, Napoléon révèle que le signe du commandement s’obtient à partir de la communication6. Ce double narrateur trace ainsi
le développement de l’opinion publique malgré toutes les difficultés liées à la
France d’après la Révolution et d’après le retour des Bourbons : à la sortie de la
campagne de Russie, il y eut un foisonnement de sentiments contraires à Napoléon, dont témoigne la légende noire, tendance que Napoléon sait surmonter par
sa parole. En revenant incessamment sur son passé glorieux, Napoléon fait un
choix personnel très stratégique. C’est un choix difficile qui réactualise la création du mythe et qui met en mouvement le sacrifice de l’homme individuel pour
renforcer et célébrer la force de l’homme public. On s’éloignerait de ce danger à
mesure que le temps passe car, comme nous le lisons, « l’histoire décidera !... ».
Napoléon a été le sauveur de la Révolution française et, à la fois, celui qui a
découvert ses valeurs, en protégeant la France de l’anarchie et de l’étranger. Ce
traçage de l’histoire française, appuyé dans le narratif par des exemples tirés des
expériences personnelles de l’Empereur à différents moments de sa vie, ne peut
que refléter dans le futur la force individuelle d’un homme qui a donné un nouvel
ordre moral au chaos généré par la Révolution et qui, dans sa capacité à « remuer
les masses » et à « changer la face du monde », s’est opposé à la légitimité d’un
pouvoir dynastique. Les données objectives et irréfutables de l’histoire fournissent la matière à une réflexion commune et servent à la création d’un consensus
moral, qui lui a été accordé par la souveraineté populaire : « Moi qui me trouvais
déjà souverain par la volonté du peuple ! »7 et « J’étais l’élu d’un peuple, j’étais le
légitime dans leurs doctrines nouvelles »8. Contre les opposants de sa monarchie,
Napoléon indique l’orientation constante de sa politique intérieure, c’est-à-dire
« le fait que, sous moi, il n’y avait plus en France que des opinions, des sentiments
individuels »9. Et avec précision, il nous montre sa position : « Les hommes qui
ont changé l’univers [...] n’y sont jamais parvenus en gagnant des chefs ; mais
toujours en remuant des masses. Le premier moyen est du ressort de l’intrigue,
et n’amène que des résultats secondaires ; le second est la marche du génie, et
change la face du monde ! »10.
6
Sur l’importance du choix des éléments communicatifs, voir la communication de Barbara sommovigo.
7
Le Mémorial de Sainte-Hélène, op. cit., t. II, p. 302.
8
Ivi, t. I, p. 370.
9
Ivi, t. I, p. 451.
10 Ivi, t. I, p. 501.
– 307 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Comme l’a montré Madame Tiziana Goruppi11, le Napoléon du Mémorial
de Sainte-Hélène transforme son mythe personnel dans un mythe collectif : en
prêtant son témoignage précieux du passé, Napoléon fait œuvre de réécriture
de sa parole et reprend son projet de légitimation du pouvoir. Le Mémorial de
Sainte-Hélène établit une propagande de façon précise. En tant que biographe,
l’Empereur observe les réactions de ceux qui enregistrent les étapes de sa figure
publique et, en tant qu’individu commun, pris dans la quotidienneté de sa vie
d’exilé, il les relègue dans la catégorie du ‘mensonge’. La dimension héroïque se
déploie dans le sens d’une reconstruction de la vie personnelle de l’homme Napoléon, qui nous propose donc sa naissance, sa gloire, son déclin et sa renaissance
par une purification, selon le modèle du héros classique. Mais si, quand il était au
pouvoir, l’empereur mesurait sa position avec son actualité (sa parole considérait
donc le présent comme essentiellement objectif et immédiat), maintenant que
Napoléon est rejeté du présent de l’histoire, il est sujet seulement aux lois muables et variables du futur. Dans Le Mémorial de Sainte-Hélène, Napoléon a réussi
à fondre la parole et l’écriture. Il a créé aussi une nouvelle dimension temporelle,
celle de la durée, qui découle du temps chronologique en le vivifiant, tout comme
la dimension imaginaire et mythique, faite de retours constants de la dimension
historique, s’en éloigne12.
On en arrive ainsi au cœur du problème. Même si la mécanique du Mémorial
de Sainte-Hélène repose sur la substitution du mythe à l’histoire et sur l’abolition
du temps historique surmonté par la durée mythique, une grande attention de la
part de l’Empereur s’impose. Car si ces mécanismes paraissent ensuite, il y a le
risque de voir s’écrouler toute la valeur de propagande du texte. La question plane
sur la valeur mythique d’un temps qui n’est plus paradoxalement doué d’une réalité temporelle. Mais c’est exactement ce qu’il faut cacher. Dans le texte, rien ne
convainc le lecteur que la relecture du passé historique de Napoléon, malgré les
mystifications évidentes, ne se base sur une question de crédibilité. La position
épousée est cohérente, la solution est présentée comme légitime par rapport aux
temps passés. Et il n’y a aucune allusion aux fautes possibles, chaque fois dictées par l’urgence du moment. La seule indication pourrait être la capacité de
mieux faire si l’Empereur était encore au pouvoir. En proposant la récupération
de la mémoire comme la seule solution, Napoléon semble savoir que c’est en
11 T. goruppi, Immagini del salvatore nell’Ottocento francese. Ricordi, presenze, attese,
Pisa, Pacini Editore, 1993.
12 Pendant la discussion qui a suivi notre intervention, Monsieur Luigi Mascilli Migliorini
nous a présenté la possibilité de travailler sur un troisième temps, celui du futur au passé,
c’est-à-dire d’établir une comparaison parmi les différents textes du Mémorial. Il s’agirait
donc d’un travail philologique focalisé sur les variantes textuelles. J’aime témoigner ici ma
reconnaissance à Monsieur Luigi Mascilli Migliorini pour ce précieux conseil.
– 308 –
– la coloniSation du PaSSé –
réalité au futur qu’il s’attaque. Montré, dans son ensemble, un jugement sur la
Restauration13, sur les Bourbons14, bref sur la nature négative que ces moments du
passé ont eu sur la France post-révolutionnaire, permet à Napoléon d’expliquer
la nécessité de son retour15.
Bien conscient que son rôle lui conférait toute sorte d’autorité, Napoléon
n’hésite pas à compléter sa biographie selon une codification légendaire : « Et ce
que c’est pourtant la magie du passé ! Bien certainement j’étais l’élu des Français,
leur nouveau culte était leur ouvrage. Eh bien ! dès que les anciens ont reparu,
voyez avec quelle facilité ils sont retournés aux idoles !... »16. C’est par le rêve
qu’on peut conquérir son peuple. La création d’une nouvelle génération aurait
enfin garanti une immortalité de Napoléon, un avenir transformé non par l’histoire mais essentiellement par la durée mythique. Cette reprise de l’action du
mythe sur l’histoire, déterminée par le rôle actif de l’Empereur, adroitement capable de tout dire, donne lieu à un procès de mystification et, par conséquent, à
une vision mythifiée du passé. Père d’une nouvelle génération, Napoléon se veut
aussi le père de la patrie, son protecteur et son « tuteur ». Cette double paternité,
qui lui permet de contredire les accusations lancées par sa légende noire, est toujours dans le but de montrer la grandeur de la France, tous ses droits et sa gloire17.
Nous sommes, désormais, au summum. On voit clairement ici que cet amour pour
la France, qui passe du vécu personnel de l’Empereur à l’amour pour le destin de
sa patrie, ne sert qu’à révéler la capacité de sacrifice de Napoléon. Ces deux actes,
celui du souverain moderne et celui du sauveur des valeurs révolutionnaires, sont
bien la transformation l’un de l’autre. Après avoir battu ses temps, Napoléon, en
prestidigitateur qui étale ses cartes, nous les montre une seconde fois dans un
ordre différent.
La fascination durable que Le Mémorial de Sainte-Hélène a exercé ne vient
pas des vérités qu’il pourrait contenir, mais de la vérité qu’il proclame. La
parole du texte, attirant l’attention du lecteur sur l’expérience du passée (« Du
13 « Quelle différence aujourd’hui. L’immense majorité des Français doit avoir en horreur le gouvernement qui lui est imposé par la force ; car il lui enlève sa gloire, sa fortune,
ses habitudes ; il blesse son orgueil, sa doctrine, ses maximes ; il les place sous le joug de
l’étranger » – Le Mémorial de Sainte-Hélène, op. cit., t. I, p. 478.
14 « Louis XVIII... avait pu régner facilement en 1814, en se faisant national ; aujourd’hui, il
ne lui restait plus que la chance, fort odieuse et très incertaine, d’une excessive sévérité, celle
de la terreur » – Ivi, t. I, p. 245.
15 « Ce sont ces dispositions et ces principes qui l’avaient fait, disait-il, l’homme le plus
propre aux circonstances de brumaire, et ce sont eux qui le faisaient sans doute encore l’homme
le plus propre aux circonstances actuelles de la France » – Ivi, t. I, pp. 450-451.
16 Ivi, t. I, p. 452.
17 Comme le rappelle Roland Barthes, la géographie aussi est « entièrement soumise à la
nécessité épique de l’épreuve » (Mythologies..., op. cit. p. 105).
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– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
reste, a-t-il continué, ce bonheur ne peut guère aujourd’hui se connaître en
France que par tradition ; la Révolution a tout bouleversé ; elle en a privé les
anciens ; et les nouveaux sont encore neufs à cette jouissance ; ce que je viens
de peindre n’existe plus »18), renseigne ce même lecteur sur les dangers d’un
retour des Bourbons (qu’il considère les responsables du malaise de la France
contemporaine), éventualité qui signifierait une régression à l’Ancien Régime.
Le fait même que cette opposition ait paru toute proche de la justification d’un
despotisme où la monarchie se fonde avec la république disculpe le sauveur de
la Révolution, qui avance par ailleurs une idée de méritocratie, qui est à la fois
le droit à l’égalité et, par conséquent, à l’ambition : « La révolution eut pour
but principal de détruire tous les privilèges [...] elle proclama l’égalité des
droits »19. Le Mémorial de Sainte-Hélène serait alors aussi porteur d’une idée
de futur (ce « meilleur avenir » que Napoléon cherche) et de moralisation de la
France. On a vu que, en tant que sauveur, cette nouvelle image de Napoléon se
construit sur une idée de morale et de moralité qui s’oppose évidemment aux
idéaux de l’Ancien Régime. En effet, le sauveur avait déjà établi, dans la création de son mythe, un véritable itinéraire pour la jeunesse dans sa réalisation du
futur : les étapes se focalisent évidemment sur l’amour pour la patrie, l’identification avec la France, l’importance d’être citoyen français, bref des actions
qui montrent l’arrivée de celui qui sauvera la nation. La réponse, comme on le
verra dans la contribution à suivre, ne se fit pas attendre et dépassa toutes les
attentes.
La colonisation du passé dans Des Idées napoléoniennes
Tiziana GORUPPI
Professeur d’université en Littérature française, Université de Pise
Sans doute le meilleur commentaire aux Des Idées napoléoniennes20 est la
remarque de V. Hugo sur Louis-Napoléon en 1848 : « Ce n’est pas un prince qui
revient, c’est une idée (…) Celui que le peuple veut nommer représentant n’est
pas l’héritier de l’échauffourée de Boulogne. C’est le vainqueur d’Iéna (…) Sa
candidature date d’Austerlitz » 21 . Lors de sa tentative douteuse de Strasbourg en
1836, le jeune prince avait exploité exactement le même modèle pour paraître
18 Le Mémorial de Sainte-Hélène, op. cit., t. I, pp. 379-380.
19 Ivi, t. II, pp. 61-62.
20 Œuvres de Louis-Napoléon Bonaparte, publiées par Ch. E. Temblaire, Paris, Librairie
napoléonienne, 1848, t.I, pp.187/334.
21 « L’évènement », septembre1848.
– 310 –
– la coloniSation du PaSSé –
sur la scène française : « Je me présente à vous, le testament de l’Empereur d’une
main, l’épée d’Austerlitz de l’autre »22. Tout à fait similaires, ces deux phrases,
prononcées par deux personnes différentes et à deux époques différentes, montrent une même approche du présent, le dessein de dépasser le présent historique
et de le remplacer par une dimension atemporelle qui, correspondant à la durée
mythique, aplatit toute distinction entre passé et présent.
Et pourtant, au xixe siècle il ne s’agit pas du tout d’un choix rare. Au contraire :
tout au long du siècle, on a la nette impression que, dès qu’il s’agit de Napoléon,
personne n’arrive à se dégager tout à fait du modèle mythique, et donc du temps
de la durée. Il suffit d’un seul exemple. Dans la richissime production pamphlétaire23, qui a accompagné la vie et la mort de l’Empereur, qu’il s’agisse de la
légende noire ou dorée, tous les auteurs y ont plongé à tel point qu’ils finissent
par confirmer la priorité de la durée mythique sur le temps chronologique, et de
la vérité du mythe sur la vérité de l’histoire.
Cette même priorité, imposée dès la campagne d’Italie par le jeune général Buonaparte, avait été consacrée définitivement dès 1823 par Le Mémorial de SainteHélène qui, comme on vient de le voir après la lecture de Riccardo Benedettini,
pose, ou plutôt impose, un précis modèle d’approche : d’un côté la substitution du
mythe à l’histoire, de l’autre l’abolition du temps historique et l’introduction de
la durée. D’ailleurs dans Le Mémorial quasiment toutes les interventions à la première personne de l’Empereur jouent, et peu importe qu’il le fasse d’une manière
implicite ou explicite, justement sur la durée, ce qui au niveau du récit correspond
à l’emploi de trois niveaux temporels. Il fait notamment le récit du passé (sa vie),
il fait ses remarques critiques sur le présent (l’Europe et la France après 1815),
il parle du futur (l’avenir de son pays). Une telle utilisation des différents temps
de l’histoire aboutit à la seule dimension temporelle possible de la durée. C’est
ainsi qu’au moment même où le mythe, se constituant, substitue sa propre vérité
à celle de l’histoire, et la dimension imaginaire remplace la dimension historique,
la durée l’emporte sur le temps chronologique.
Lecteur à la fois subtil et intelligent du Mémorial, Louis-Napoléon, qui en
a parfaitement décrypté le sens caché (la construction d’un mythe personnel),
qui en a parfaitement saisi le mécanisme profond (la substitution de la vérité du
mythe à la vérité de l’histoire), qui en a tout à fait reconnu le but (la propagande
politique) et qui surtout a vu le rôle fondamental joué par l’adoption de la durée,
décide de rédiger ses Idées napoléoniennes sur le même modèle. C’est justement
à ce dessein qu’il faut ramener l’emploi fréquent dans son texte d’une formule
anodine telle que « paroles de l’Empereur ». Les citations tirées du Mémorial
22 « Proclamation aux Français », 1836.
23 Cf. T. Goruppi, Napoleone e la sua leggenda. Forme e strategia di un mito nella pubblicistica politica dell’Ottocento, ds : Una nuova mitologia, Paris, Champion, 1999, pp.53/84.
– 311 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
n’ont d’autre fonction que l’aplatissement du temps chronologique de l’histoire
et l’imposition de la durée.
C’est le biais par lequel le jeune prince, qui surtout après la mort de l’Aiglon
se considère l’héritier naturel de l’Empereur, mais qui en même temps est obligé
de repérer un moyen de légitimation aux yeux de la France, fait de la durée le
temps même de la continuité dynastique. C’est ce qu’il soutient après l’échec de
Strasbourg devant la Chambre des Pairs : « J’ai pensé que le vote de quatre millions de citoyens, qui avait élevé ma famille, nous imposait au moins le devoir
de faire appel à la nation, et d’interroger sa volonté »24 . Par ces mots, qui le
rattachent à la « vérité » du mythe, le jeune prince vise à en imposer la logique et
donc le temps, et ce faisant, à écarter les événements historiques afin de pouvoir
se présenter comme le véritable héritier de son oncle.
Pourtant ce lien de continuité dynastique entre passé et présent auquel il s’accroche en 1839 comme son seul espoir d’un futur n’est pas encore suffisant à justifier aux yeux de la France ses ambitions. Il s’agit donc pour lui, suivant le modèle
du Mémorial, de reproduire la même fusion totalisante des différents temps de
l’histoire jusqu’à arriver à établir la priorité absolue de la durée. D’ailleurs un
pareil choix est envisagé exprès pour un pays fatigué par une accélération extraordinaire de l’histoire nationale dans les trente dernières années et rêvant toujours
plus la continuité.
Encore une fois c’est de la méthode et des thèmes du Mémorial que LouisNapoléon s’inspire et qu’il tire ses principales « pièces à conviction » avec une
adresse extraordinaire. La place et le rôle absolument prioritaires du mythe du
sauveur25 joués dans le texte de Las Cases sont trop connus pour en parler. Il suffit
de rappeler que dès l’invention du puer chez Virgile26 cette image n’est pratiquement jamais sortie de l’imaginaire collectif occidental, et notamment depuis l’antiquité jusqu’à nos jours elle a été souvent employée et exploitée dans les textes
de propagande politique. Or, le Napoléon du Mémorial, qui à ce point de vue en
a été le fondateur moderne, avait eu l’intelligence de renommer et d’actualiser
ce mythe. C’est pourquoi il se décrit comme le sauveur de la Révolution27, qui
lors de sa parution sur la scène politique était en train de se dénaturaliser. L’im24 Cf. « Je n’ai d’autre appui dans le monde que l’opinion publique, d’autre soutien que
l’estime de mes concitoyens » (lettre à Laity, « Vie politique de Louis-Napoléon », ds : Oeuvres
de Louis-Napoléon Bonaparte, éd.cit., t.I, p. 27).
25 J. Tulard, Napoléon ou le mythe du sauveur, Paris, Fayard, 1986 ; T.Goruppi, Immagini
del salvatore nell’Ottocento francese, Pisa, Pacini, 1993, pp. 23/64.
26 Cf. « tu modo nascenti puero, ferrea primum/desinet ac toto surget gens aurea mundo,
casta fave Lucina » (Bucoliques, Eglogue IV, vv. 8/9).
27 Cf. « J’épurais une révolution en dépit des factions déçues ; j’avais réuni en faisceaux
tout le bien épars qu’on devait conserver » (Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, Paris,
Gallimard, Pléiade, 2 vol., 1964, t. II, p.51).
– 312 –
– la coloniSation du PaSSé –
maturité de la jeune France révolutionnaire, incapable de gérer ses conquêtes
fondamentales, explique suffisamment le rôle que le Napoléon de Sainte-Hélène
« a été obligé » de s’attribuer et qui devient en même temps la justification de tous
ses choix politiques, de ses guerres continuelles contre l’Europe, de la création
de l’Empire, de son despotisme même. Suivant l’exilé de Sainte-Hélène, son rôle
du sauveur aurait été vite dépassé – il n’était rien d’autre qu’une phase passagère
mais absolument nécessaire – par la réalisation de cette « monarchie constitutionnelle et tempérée »28, où les rois auraient été des « magistrats héréditaires »29, et
où justement le « système héréditaire »30 aurait été la seule véritable garantie pour
la sauvegarde des conquêtes révolutionnaires, et donc pour l’établissement de la
continuité entre passé et présent.
Or, si l’on réfléchit un instant aux deux moments historiques où le jeune général Buonaparte et le prince Louis-Napoléon ont paru sur la scène française, on est
quand même frappé par une certaine analogie de la situation du pays. Leur parution coïncide avec une époque de crise, d’un côté notamment celle de la Révolution, de l’autre celle de la France de Louis-Philippe commençant déjà à regretter
le choix fait en 1830. C’est là la raison qui pousse le jeune prince à suivre la
voie frayée par son oncle. S’il ne peut évidemment pas se présenter comme un
véritable sauveur (il n’a d’ailleurs aucune légitimation à le faire) et la situation
politique ne le justifie pas (en fait elle est encore assez floue), il peut toutefois
se présenter comme une solution future pour la France contemporaine, ce qui au
fond revient au même.
Encore à l’état d’hypothèse, l’avenir où il aspire à se placer est en quelque
sorte déjà annoncé par le Mémorial. Par son jeune âge il se rattache étroitement
au grand exilé de Sainte-Hélène – je veux « demeurer l’enfant du siècle »31 – et
surtout aux espoirs que l’Empereur avait conçu à l’égard de la jeunesse pour
le futur de la France : « quelle jeunesse (…) je laisse après moi ! C’est pourtant
mon ouvrage ! Elle me vengera suffisamment par tout ce qu’elle vaudra. »32 Ce
n’est donc pas au hasard que dans ses Idées Louis-Napoléon cite les « paroles de
l’Empereur » sur l’Aiglon et sur la situation optimale qu’il lui avait préparée pour
28 Cf. « Le gouvernement de la France, sous cette quatrième dynastie, était fondé sur les
mêmes principes que la République : ce fut une monarchie constitutionnelle et tempérée »
(ibid., t.II, p.62).
29 Ibid., t.I, p.1065.
30 Cf. « on établit un système héréditaire qui mit les principes et les intérêts de la Révolution
à l’abri des factions et de l’influence de l’étranger » (ibid., t.II. p. 62).
31 Ibid., t.II, p. 368 ; cf. T. Goruppi, Gli eredi de ‘l’enfant du siècle’: il mito di Napoleone
nella ‘Confession’, « Studi francesi », 142, janv.- avril 2004, pp.101/107.
32 Ibid., t.I, p. 158.
– 313 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
régner au mieux33. De même, ce n’est pas du tout au hasard que Louis-Napoléon
le fait à une date où le fils de Napoléon est déjà mort. C’est donc lui-même le seul
qui pourrait en jouir et c’est encore lui-même qui pourrait « venger » son oncle.
Cela amène Louis-Napoléon à exploiter toute occasion pour mettre en relief
l’esprit jeune de l’Empire, qui, ayant balayé tout ce qui restait encore de l’Ancien
Régime, avait créé et imposé une société tout à fait nouvelle, fondée sur la méritocratie et sur les capacités personnelles, privilégiant donc la jeunesse. De là découle
l’importance qu’il attribue à la réforme de l’éducation nationale sous l’Empire.
Louis-Napoléon a tout intérêt à souligner l’extrême attention de son oncle pour
cet aspect fondamental de la société française et à montrer jusqu’à quel point
sa réforme de l’enseignement était tout inspirée des principes démocratiques et
méritocratiques constituant à son avis l’esprit même de l’Empire. Conçue surtout
comme une grande école de formation, l’éducation nationale suivant le Napoléon
de Sainte-Hélène vise d’un côté à renforcer la France démocratique, de l’autre à
garantir une continuité entre le passé (les conquêtes de la Révolution) le présent
(l’Empire) le futur (la suite).
C’est justement de ce futur que s’empare le Louis-Napoléon des Idées,
lorsqu’il parle des regrets de Napoléon à Sainte- Hélène au sujet de tout ce qui est
resté inaccompli après 1815, et qui aurait pu au contraire être réalisé. Le regret de
l’Empereur déchu – « si le ciel m’eût donné seulement vingt années »34 – est décidément très utile à Louis-Napoléon, car c’est l’occasion pour lui de s’imposer
une fois pour toutes comme son héritier. Il a le devoir familial d’accomplir ce que
son oncle a laissé inaccompli, bref de donner à la France un futur « impérial ».
C’est ainsi que, lorsque le jeune prince conclut son texte définissant l’idée napoléonienne comme « une idée sociale, industrielle, commerciale, humanitaire »35,
il est évident, et d’ailleurs il n’a désormais aucun intérêt à le cacher, au contraire,
qu’il donne son interprétation à lui de l’Empire, conçu exprès pour la France de
1839.
Finalement, il devient évident que toute la stratégie de colonisation du Mémorial réalisée dans les Idées napoléoniennes consiste à faire semblant de parler du
passé – Napoléon – pour imaginer en réalité un futur – Louis-Napoléon – tout en
agissant sur les déceptions actuelles – et donc de présenter le jeune prince et ses
idées à lui comme la solution idéale. C’est ainsi que la colonisation du Mémo33 Cf. « Je ménageais à mon fils une situation des plus heureuses (…) J’élevais précisément
pour lui une école nouvelle, la nombreuse classe des auditeurs au Conseil d’État. Leur éducation finie et leur âge venu (…) ils se fussent trouvés tous, de douze à quinze ans plus âgés que
mon fils ; ce qui l’eût placé précisément entre deux générations et tous leurs avantages » (Des
Idées napoléoniennes, éd.cit., p. 273).
34 Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, éd.cit., t.I, p. 966.
35 Ed. cit., 1848, p. 334.
– 314 –
– la coloniSation du PaSSé –
rial, qui au départ semblait se réduire à la simple exploitation du mythe, devient
en réalité l’instrument privilégié de l’autoportrait. Et cela est d’autant plus vrai
qu’en 1839 la France de Louis-Philippe, tout en ignorant presque tout du neveu
de l’Empereur, jusqu’à peut-être son existence même, continue néanmoins de
rêver plus que jamais de Napoléon.
Dans ses Idées napoléoniennes il s’agit donc pour le jeune prince surtout
d’établir un équilibre délicat entre le respect de son modèle – le Napoléon de
Sainte-Hélène – et une révision personnelle qui pour être efficace ne doit pas
trop se détacher du modèle de départ et doit en même temps prouver l’autonomie de son auteur. C’est pourquoi la plupart du temps Louis-Napoléon renonce
à parler à la première personne préférant laisser parler à sa place son oncle36,
ou bien, s’il intervient, il se borne à partager son avis, tout en suggérant son
opinion personnelle. Par exemple en parlant de la souveraineté populaire, il la
définit comme une des gloires de la France révolutionnaire37, ensuite de l’Empire. Il est évident qu’ici Louis-Napoléon vise à signaler une continuité idéologique sur laquelle d’ailleurs il revient souvent : « Issu d’une famille, qui a
dû son élévation au suffrage de la nation, je mentirais à mon origine, à ma
nature, et, qui est plus, au sens commun, si je n’admettais pas la souveraineté du
peuple comme base fondamentale de toute organisation politique »38. De même,
la défense de ce même principe l’amène à critiquer la conclusion des « trois
glorieuses » : « En 1830, on imposa à la France un gouvernement, sans consulter
ni le peuple de Paris, ni le peuple des provinces, ni l’armée ! Français ! Tout ce
qui a été fait sans vous est illégitime. »39
Le point clou d’un texte de propagande comme les Idées reste tout de même
la présentation du Napoléon libéral du Mémorial40, que le Manuscrit anonyme
parvenu de Sainte-Hélène, d’ailleurs réfuté par l’Empereur41, avait mis à la mode.
C’est là un exemple de la stratégie de propagande utilisée par Louis-Napoléon
et reproduisant le procédé d’actualisation, et d’adaptation au public de l’époque
employé par son oncle. En effet, en 1839 le bonapartisme n’est plus tout sim36 Cf. « (il) avait consacré les institutions publiques, les lois fondamentales qui sont les
nôtres ; à ces actes il devait toute sa popularité et sa force ; s’il les eût enfreints, il n’était plus
rien. » Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, éd.cit., t.I, p.59).
37 Cf. « le principe de la souveraineté du peuple a été consacré en France, par la plus puissante révolution qui se soit faite dans le monde » (« Vie politique de Louis-Napoléon Bonaparte », cit., p. 25).
38 Ibid., p.34.
39 Ibid., p. 14.
40 Cf. « aussi a-t-il vraiment été et doit-il demeurer, avec le temps, le type, l’étendard et le
prince des idées libérales : elles sont dans le coeur, dans ses principes, dans sa logique » (Las
Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, t.I, p.268).
41 Cf. « Je désavoue le Manuscrit de Sainte-Hélène » (ibid., t.II, p.656).
– 315 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
plement le courant nostalgique et l’ennemi officiel des Bourbons qu’il avait été
jusqu’en 1821. Pendant la seconde Restauration il tourne au libéralisme avec
lequel il pouvait à la limite se confondre pour l’incapacité de remplir le vide
idéologique laissé par la mort de Napoléon et qu’il avait essayé de résoudre avant
avec l’Aiglon, ensuite avec Louis-Napoléon. C’est pourquoi un texte à la fois
didactique et idéologique tel que le Des Idées paraît immédiatement se placer au
carrefour du Mémorial, du Manuscrit anonyme et des espoirs bonapartistes.
C’est ainsi que cette exigence, dont on a parlé, de respecter au début son
modèle n’empêche pas Louis-Napoléon, qui veut à tout prix conquérir l’opinion
publique42, dont il a absolument besoin, de saisir l’importance de montrer son
autonomie sur le plan idéologique, et qui pourrait paraître douteuse par son partage continuel des idées et des choix de l’Empereur. Dans sa lettre à Narcisse
Vieillard du premier juin 1839 il écrit : « Mon but n’est pas d’empêcher qu’on
m’oublie, mais de prouver que j’ai des idées à moi et que j’ai réfléchi sur les
choses du monde. »43 Il est fort possible que ce soit pour cela aussi qu’il ne cache
aucunement ses sympathies pour les socialistes, qu’il envisage le progrès comme
une lutte continuelle entre la nature divine et mortelle chez l’homme et dont la
responsabilité revient à l’État, qu’il s’intéresse à la situation ouvrière dans la nouvelle société industrielle, qu’il est fort sensible au phénomène du paupérisme, au
sujet duquel il écrira ensuite une brochure44.
En rédigeant son texte l’auteur des Idées n’arrête donc jamais de penser aux
problèmes sociaux, économiques et politiques de la France contemporaine. Finalement on dirait qu’il a très bien saisi le message des « paroles de l’Empereur » à
Sainte-Hélène : « Mais si on eût bien gouverné en France, les Français eussent été
contents, mon influence avait fini, je n’appartenais plus qu’à l’histoire »45. Que
la colonisation du Mémorial devienne son instrument privilégié de propagande
politique et d’autopromotion devient évident surtout lorsqu’on réfléchit que « la
propagande résultera de la rencontre entre une intention du propagandiste et un
besoin réel de propagande. Celui-ci participe alors à la propagande par la satisfaction qu’il en reçoit, et la propagande est efficace dans la mesure où elle satisfait
un besoin »46.
L’expérience de l’oncle, et son succès au niveau de la communication lui avait
prouvé jusqu’à quel point il est indispensable d’arriver à s’emparer de l’imagi42 Cf. « Je n’ai d’autre appui dans le monde que l’opinion publique, d’autre soutien que
l’estime de mes concitoyens » (Lettre à Laity, ds « Vie politique de Louis-Napoléon Bonaparte », cit., p.18.
43 A.Dansette, Louis-Napoléon à la conquête du pouvoir, Paris, 1961, p.157.
44 L’Extinction du paupérisme, Paris, 1844.
45 Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, éd.cit., t. I, p.484.
46 J. Ellul, Histoire de la propagande, Paris, PUF, 1967, p. 72.
– 316 –
– la coloniSation du PaSSé –
naire collectif. C’est bien Napoléon d’ailleurs qui avait dit que « l’imagination
gouverne le monde »47. C’est ainsi que les Idées visent justement au potentiel de
l’imaginaire collectif afin d’éveiller tout genre d’émotion, de sentiment, d’espoir, et en même temps afin de démasquer les insatisfactions personnelles, de
catégorie, de classe, produites par le présent de l’histoire. D’ailleurs la stratégie
du jeune prince est facilitée d’une manière extraordinaire par la renaissance du
mythe de Napoléon dans les années 30, dont témoigne toute la littérature française de l’époque, en éternisant l’image du « petit caporal », de « la capote grise »,
du héros national qui a tout sacrifié à son pays et à son bonheur, qui en a fait la
grandeur et la renommée, qui a aimé au-dessus de tout sa patrie.
Une pareille reprise de certains aspects du mythe est utilisée par le jeune
prince justement pour s’introduire à la première personne dans son texte et pouvoir ainsi s’adresser directement au public de l’époque. Affirmer, comme il le
fait, que les valeurs révolutionnaires de liberté et égalité ont été les fondements
mêmes de l’idée napoléonienne de gouvernement, en dehors de tout lien avec les
partis48, signifie d’un côté reprendre ce principe méritocratique, qui en était l’interprétation extrême, de l’autre souligner que le social l’emporte sur le politique.
Ce seul exemple montre comment en faisant semblant de parler du passé, LouisNapoléon veut parler de lui-même et s’imposer, exactement comme l’avait fait
son oncle, à l’attention des Français comme la véritable solution de l’avenir. Avec
la rédaction des Idées le jeune prince ne semble plus être tout simplement un
fantôme qui revient49, comme en 1830, mais il paraît être « la ressource »50 d’un
pays qui, tout en hésitant entre le niveau émotionnel de la mémoire et l’approche
rationnelle à l’histoire, encore une fois choisit la voie du mythe comme la solution « idéale » aux contradictions réelles de l’histoire. En fait un pareil choix finit
par innocenter toute opération politique de mystification volontaire, puisque le
mythe est lui-même forcément une mystification de l’histoire.
Et Louis-Napoléon en a compris à tel point l’importance qu’il choisit luimême la voie du mythe, qui paraît être là exprès pour être « colonisé », et entrer
en lettres d’or dans l’histoire. Agissant sur deux niveaux, celui de la communication relativement à l’imaginaire et au passé, et celui de l’action relativement
au présent et au futur, le jeune prince vise en réalité à ramener le mythe dans
47 Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, t.I, p. 295.
48 Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, éd.cit., t.I, p. 451.
49 Cf. « il existait une conspiration immense, universelle, invincible : c’était celle de l’opinion publique, qui rendait les Bourbons solidaires de la défaite de 1815, et qui voulait venger
Waterloo dans les rues de Paris. » (A. Dumas, Mes mémoires, Paris, Laffont, 1989, t. II, p.
39).
50 Cf. « La France était mécontente. J’étais sa ressource » (Las Cases, Mémorial de SainteHélène, éd.cit., t.I, p.370).
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– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
l’histoire, c’est-à-dire à le faire sortir de la durée pour l’introduire dans le présent
de l’histoire. Et c’est bien à V. Hugo de le suggérer : « Pour qu’une épée puisse,
impunément sans soulever l’indignation de la France, trancher un nœud gordien
des libertés et des complications politiques, il faut que cette épée revienne de
Marengo, d’Arcole et de Lodi »51 . En paraphrasant le poète, on pourrait dire que
pour conquérir le public français de l’époque les Idées napoléoniennes doivent
paraître écrites par la plume du Mémorial.
La colonisation du passé dans Des Idées napoléoniennes : annotations
stylistiques
Barbara SOMMOVIGO
Chercheur en Littérature française, Université de Pise
« Le vieux système est à bout, le nouveau n’est point assis » : c’est avec cette
citation imprimée sur le frontispice de la première édition Des idées napoléoniennes52 que le texte du Prince Louis-Napoléon Bonaparte se place immédiatement dans le sillage de Napoléon. En effet, Louis-Napoléon est non seulement
héritier de Napoléon par sa naissance, mais aussi et surtout il se veut son héritier
idéologique.
Le texte Des idées napoléoniennes, comme vient de le montrer Tiziana
Goruppi, s’insère dans une perspective tout à fait instrumentale et il n’a donc
aucune prétention littéraire, « il ne brille ni par la beauté du style, ni par la rigueur du raisonnement »53, il se veut apologétique et didactique, d’où un emploi
nécessairement massif de reprises d’un même mot ou d’une même expression : il
s’agit bien d’un texte de propagande qui ambitionne de séduire tous les publics.
Notre but est donc d’essayer de voir comment s’organise cette séduction, par
quels moyens elle se met en place. Il nous faudra donc relire Des Idées dans une
perspective future, et les replacer en pensant à l’avenir, au futur de la France.
C’est premièrement dans les paratextes que s’ébauche le plan de LouisNapoléon : « Ce ne sont pas seulement les cendres, mais les idées de l’Empereur qu’il faut ramener »54. Dans la préface de 1839 (Carlton Terrace) le programme s’articule essentiellement en trois étapes : premièrement « défendre »
51 V. Hugo, Choses vues, 1847/1848, Paris, Gallimard, folio, 1980, p.365.
52 Louis-Napoléon Bonaparte, Des Idées napoléoniennes, Londres, Henri Colburn Libraire,
1839. Toutes nos citations, sauf indication contraire, sont tirées de cette édition.
53 F. Bluche, Le bonapartisme, aux origines de la droite autoritaire (1800-1850). Paris,
Nouvelles éditions latines, 1980, p. 233.
54 Cette citation, placée avant la préface, ne parait pas dans l’édition originale de 1839.
Nous la citons d’après l’édition de 1860. Louis-Napoléon Bonaparte, Des Idées napoléoniennes, Paris, Amyot, 1860, p. 1.
– 318 –
– la coloniSation du PaSSé –
son pouvoir et sa mémoire (respectivement par les armes et par les écrits) ;
puis « éclairer » l’opinion publique et enfin « rappeler » ses vastes projets. La
deuxième préface (Londres 1840) est décidément plus complexe puisqu’elle
condense le modus operandi de l’auteur : d’une part la mise en évidence de
l’état de souffrance de la France contemporaine, qui « s’épuise en vains efforts
pour établir un état de choses durable » ; de l’autre la solution représentée par
l’idée napoléonienne.
Parallèlement il faut souligner et rappeler l’importance du nom. En effet ce
nom – Napoléon – pourrait être considéré comme l’essentiel du programme
de Louis-Napoléon, puisque ce dernier l’évoque sans relâche tout en sachant
que c’est ce même nom qui lui confère aussi une sorte de supériorité croissante et l’entoure d’une auréole surnaturelle55. Il nous faut tout de même
noter les occurrences de deux termes : Napoléon est repris 124 fois, Empereur
152, il/lui plus de 500. Le plus grand nombre d’occurrences relevées pour le
mot Empereur ne nous parait pas une donnée aléatoire : l’aspiration ultime
de Louis-Napoléon est bien de devenir empereur lui-même et c’est aussi en
jouant sur les souvenirs de l’imaginaire collectif, par exemple en animant les
ambitions de l’esprit belliqueux des officiers et des sous officiers, que se fait
sa propagande.
Malgré cela Louis-Napoléon ne pouvait pas compter uniquement ni sur la
suggestion de son nom, ni sur les sentiments qui reliaient les Français à Napoléon Ier. Au-delà des souvenirs et des sentiments, il devait faire appel à quelque
chose de concret et d’immédiat : ainsi l’Extinction du paupérisme peut être lue
dans une perspective sociale et l’idée napoléonienne se révèle une idée sociale,
industrielle, commerciale, humanitaire qui sert de contrepoint à l’idée de guerre
souvent associée à la figure de Napoléon. Ainsi, pour mettre en évidence que
la guerre est « le fléau de l’humanité qu’elle n’est pas un choix mais plutôt une
nécessité ou un « mal nécessaire » : les guerres napoléoniennes « ont été comme
le débordement du Nil ; lorsque les eaux de ce fleuve couvrent les campagnes de
l’Egypte, on pourrait croire à la dévastation ; mais à peine se sont-elles retirées,
que l’abondance et la fertilité naissent de leur passage ! »56
C’est que derrière ce Nom, derrière cette façon de peindre l’oncle comme un
héros plébéien, comme le plus grand génie de tous les temps modernes, comme
celui dont l’influence « semblable […] à l’influence de la Divinité, est un fluide qui
se répand comme l’électricité »57, c’est bien le personnage de Louis-Napoléon qui
55 Robert-Pimienta, La propagande Bonapartiste en 1848, Biblio Bazaar, LLC, 2008, p.
113.
56 Des Idées…, p. 159-160.
57 Des Idées… il s’agit ici d’un paratexte – daté Londres 1840 – que nous citons d’après
l’édition 1860.
– 319 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
se dessine dans toute sa spécificité, mais avec discrétion. Il se montre sur la scène
au moment même où il jette son regard sur son époque – l’époque actuelle – et il
établit de fait un parallélisme avec l’époque de l’Empire – l’époque passée. Cette
opération se fait suivant un schéma qui est bien loin d’être improvisé.
Tout d’abord il y a le recours à la question rhétorique, une figure qui – paradoxalement – a une valeur affirmative, en dépit d’un tour souvent négatif. Ainsi
l’incipit des Idées récite : « Toutes les révolutions qui ont agité les peuples, tous
les efforts des grands hommes, guerriers ou législateurs, ne doivent-ils aboutir à
rien ? » et peu après « Mais toi, France de Henri IV, de Louis XIV, de Carnot, de
Napoléon, toi qui fus toujours pour l’occident de l’Europe la source des progrès,
toi qui possèdes les deux soutiens des empires, le génie des arts pacifiques et le
génie de la guerre, n’as-tu plus de mission à remplir ? Epuiseras-tu tes forces et
ton énergie à lutter sans cesse avec tes propres enfants ? » Si d’un côté la question
rhétorique – cette fausse question – peut produire des effets complexes, comme
l’euphémisme, de l’autre elle peut conduire à deux types de résultats : soit amener
le destinataire à prendre une décision, soit feindre de proposer une objection en
s’interrogeant soi-même.
C’est plus particulièrement au cours du troisième chapitre, consacré à la
« Question intérieure », que se dessine une juxtaposition entre passé et présent
qui se fait au moyen d’une sorte d’interrogatoire : 29 questions, dont 28 commençant par avez-vous ? Bien évidemment il s’agit de questions rhétoriques
dont le seul but est de souligner une incapacité – voire une non volonté – à
conserver tout ce qu’il y avait eu de positif sous l’Empire : un véritable acte
d’accusation mené, apparemment, sans véhémence. Les faits sont là sous
les yeux de tout le monde : malgré le génie de l’homme et le système qu’il
avait établi « toutes les intelligences n’ont été occupées qu’à lutter entre elles,
qu’à discuter sur la route à suivre, au lieu d’avancer. La discipline politique
s’est rompue, et au lieu de marcher droit à un but en colonne serrée, chacun
a improvisé un ordre de marche particulier et s’est séparé du corps d’armée ». Ce message ne pouvant pas être explicite, notre auteur met en scène
une situation tout aussi improbable et aussi imaginaire que possible : l’ombre
irritée de Napoléon qui parlerait du paradis soulignant de façon antinomique la situation de la France contemporaine avec celle de l’Empire. Cette
comparaison ne s’articule pas toujours de façon explicite : les deux termes
de comparaison, pour rester dans la métaphore grammaticale, ne sont pas
systématiquement explicités, laissant donc au destinataire de ce texte la tache
de combler ce vide. Exception faite pour huit questions au cours desquelles
la juxtaposition avec la politique napoléonienne se fait distinctement aussi
bien de façon ponctuelle – en rappelant l’organisation napoléonienne : « mon
sénat », « mes assemblées », « première organisation », « mes impôts » – que
– 320 –
– la coloniSation du PaSSé –
générale : « comme moi », « mon système ». Toutefois, au-delà des reproches
sur l’incapacité de garder tous les bienfaits de l’empire la critique essentielle
est celle qui concerne l’utilisation – ou la non utilisation – du temps. Et voici
la question cruciale : « Avez-vous achevé, pendant une longue paix, la moitié
des travaux que j’avais commencés pendant de cruelles guerres ? ». Et, quelques lignes plus haut, en répondant à ses accusateurs : « Tout ce que j’ai fait
pour la prospérité intérieure de la France, je n’ai eu pour l’accomplir que l’intervalle des batailles. Mais vous, qui me blâmez, qu’avez-vous fait pendant
vingt-quatre ans d’une paix profonde ? »
En conséquence, le recours aux couples antinomiques résulte inévitable : aussi
bien pour souligner le temps dans sa première acception – passé / présent – que
pour mettre en contraposition, par des traits spécifiques, les deux moments historiques : les anciennes formes et les nouveaux principes. Aussi aux lumières (de
l’Empire) succède l’ignorance et, par conséquent, à la civilisation la barbarie.
La nouvelle vérité devrait séduire et convaincre et non pas effrayer et blesser.
Les grandes pensées brillent alors que le présent s’obscurcit.
Par ailleurs l’emploi des temps verbaux mériterait d’être analysé : nous ne
nous limiterons néanmoins qu’à deux exemples, à partir de l’utilisation de l’impératif dans deux moments du texte.
Dans le premier passage l’auteur se sert à nouveau d’une situation tout aussi
improbable et aussi imaginaire que possible : cette fois il met en scène la Révolution - mourante mais non vaincue - qui nomme Napoléon son exécuteur testamentaire. Affermis…, réunis…, repousse…, cicatrise…, éclaire…, exécute…,
n’abandonne jamais…, fais triompher… : voici les huit impératifs contenus dans
peu de lignes.58
Le deuxième passage, encore au chapitre III, traite d’un sujet capital dans
le projet napoléonien : la liberté. Contrairement au texte précédent, l’emploi de
l’impératif se développe de façon décidément plus complexe et suivant un schéma
rigoureux :
Connecteur temporel (quand / lorsque) + situation négative + il faut + solution
+ avant que la liberté soit possible.
58 Voici les dernières volontés de la Révolution : « Affermis sur des bases solides les principaux résultats de mes efforts, réunis les Français divisés, repousse l’Europe féodale liguée
contre moi, cicatrise mes plaies, éclaire les nations, exécute en étendue ce que j’ai dû faire en
profondeur ; sois pour l’Europe ce que j’ai été pour la France ; et quand même tu devrais de
ton sang arroser l’arbre de la civilisation, voir tes projets méconnus et les tiens sans patrie errer
dans le monde, n’abandonne jamais la cause sacrée du peuple français, et fais-la triompher par
tous les moyens que le génie enfante, que l’humanité approuve. » Des Idées…, p. 12.
– 321 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Nous assistons à une véritable simulation d’un état de confusion initiale – le
chaos – antérieure à l’organisation selon la solution – l’ordre – proposée par
l’idée napoléonienne.
Voici donc huit différentes situations problématiques possibles, aucune indication explicite à propos de leur emplacement ne nous est fournie : dans un
pays, dans un pays démocratisé comme l’était la France (remarquons, au passage, l’emploi de l’imparfait qui met en évidence une situation qui ne subsiste
plus), dans une nation. Les problèmes évoqués reflètent principalement une
situation de désordre interne. Un désordre qui se manifeste à tous les niveaux,
ainsi le désordre moral et le désordre politique s’entremêlent et se compénètrent rendant impossible toute organisation de la vie quotidienne de ces pays
et, par conséquent, leur état de liberté. C’est bien ce qui se passe lorsque, par
exemple, « le principe d’égalité n’est pas appliqué ». Ce principe central de la
démocratie qui se veut en contraposition avec le principe de l’inégalité en droits
sur lequel fonctionnait l’Ancien Régime et qui n’est pas sans rappeler le premier
article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Ainsi,
cet état de désordre est caractérisé par le fait « qu’il n’y a plus ni esprit public,
ni religion, ni foi politique » et que, par conséquent, « le gouvernement, quelle
que soit sa forme, n’a plus ni force ni prestige ; que l’ordre n’existe ni dans
l’administration, ni dans l’État ».
Louis-Napoléon, de façon ponctuelle, propose les différentes solutions aux
problèmes de chaque situation envisagée. En général il s’agit donc de rétablir
l’ordre et la paix et d’apaiser les esprits. Pour ce faire, nous paraît particulièrement significatif l’emploi des verbes « récréer » et « reconstituer » : le premier est
repris 4 fois et le deuxième une. Dans les deux cas, ce sont des termes qui font
appel à une situation préexistante, il s’agirait donc de faire revivre, de former de
nouveau ce qui a disparu : il faudrait, par exemple, « recréer l’influence légale »
et « reconstituer un ordre civil ». Et pourtant, il n’est pas seulement question de
remettre en place quelque chose qui a existé auparavant mais, aussi – et peut-être
surtout – de le faire en « accord avec les nouveaux principes ». Ce qui dénote,
encore une fois, l’attention portée sur le temps présent et, bien évidemment, sur
le futur et l’avenir.
– 322 –
– la coloniSation du PaSSé –
solution
dans un pays, il y a des partis acharnés
les uns contre les autres, des haines
violentes
que ces partis disparaissent,
que ces haines s’apaisent
quand
dans un pays démocratisé comme
l’était la France, le principe d’égalité
n’est pas appliqué généralement
l’introduire dans toutes les
lois
lorsqu’
il n’y a plus ni esprit public, ni
religion, ni foi politique
recréer au moins une de ces
trois choses
lorsque
les changements successifs de constitution
ont ébranlé le respect dû à la loi
recréer l’influence légale
lorsque
les anciennes mœurs ont été détruites
par une révolution sociale
en recréer de nouvelles
d’accord avec les nouveaux
principes
quand
le gouvernement, quelle que soit
sa forme, n’a plus ni force ni
prestige ; que l’ordre n’existe ni dans
l’administration, ni dans l’état
dans une nation il n’y a plus
lorsque d’aristocratie et qu’il n’y a d’organisé
que l’armée
lorsqu’
un pays est en guerre avec ses voisins
et qu’il renferme encore dans son sein
des partisans de l’étranger
il faut
quand
recréer le prestige, il faut
rétablir l’ordre
avant que la liberté…
situAtion négAtive
reconstituer un ordre civil,
basé sur une organisation
précise et régulière
vaincre les ennemis et se
faire des alliés sûrs
Les deux exemples concernant l’emploi de l’impératif que nous venons de
citer nous montrent une utilisation de ce temps verbal auquel nous pouvons attribuer une valeur catégorique : en effet l’action que ce temps verbal indique doit
être accomplie, inconditionnellement. La bonne – et unique – solution aux problèmes de la France et là, Louis-Napoléon vient de la montrer, il suffit d’en prendre conscience.
C’est bien la stratégie mise en évidence par Tiziana Goruppi : tout en faisant
semblant de parler du passé, Louis-Napoléon dessine le futur ; tout en faisant
semblant de se rappeler de l’Empereur, c’est de lui-même qu’il parle. Le prince
joue sur la déception du présent pour offrir à la France contemporaine la solu– 323 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
tion pour son avenir. C’est donc d’une façon indirecte – mais apparemment efficace – qu’il arrive à focaliser l’attention sur le moment actuel, sur le présent.
Il saisit l’importance du moment contemporain et propose des « idées vraies
de son siècle »59. Son projet, pour être valable, doit donc être moderne : ainsi il
nous rappelle que « le meilleur gouvernement est celui […] qui se formule sur le
besoin de l’époque, et qui, en se modelant sur l’état présent de la société, emploie
les moyens nécessaires pour frayer une route plane et facile à la civilisation qui
s’avance. »60
Par le biais de ces expédients littéraires, Louis-Napoléon nous semble entreprendre une double opération : sous une apparente défense et illustration de l’Empire de Napoléon I il ne fait que défendre et illustrer – mettre à jour, dirions-nous
au xxie siècle – son propre programme et faire sa propagande.
Le Duce et l’Empereur
Elena CALLAI
Doctorante, Université de Pise
À l’époque du Fascisme, il n’y a jamais eu de véritable mythe napoléonien.
Au temps de l’Italie fasciste, le seul objet de mythisation politique possible était
Mussolini. Le culte du chef ne laissait aucun espace à d’autres héros. En tout
cas, il va sans dire que pendant les Vingt ans du régime fasciste, Napoléon a
représenté un modèle de héros exceptionnel dont le régime va s’inspirer de façon
plus ou moins évidente. Ainsi le Fascisme compte dès le début Napoléon dans
son propre Panthéon de personnages illustres : il en revendique ses origines italiennes et le considère comme un héros proto-fasciste, un précurseur nécessaire
du mouvement mussolinien. Il s’agit d’un véritable procédé de « colonisation du
passé »61 visant d’une part à rendre gloire aux précurseurs du Fascisme et d’autre
part à donner une image de l’histoire réduite à une galerie de biographies des
grands hommes. L’on cherche ainsi à réaliser une continuité historico-spirituelle
de l’Italie à travers une généalogie de « grands hommes Italiens » qui partirait de
l’ancienne Rome pour arriver à Mussolini, ce qui constituerait l’aboutissement
d’une parabole historique millénaire. Il est tout à fait évident par conséquent que
la propagande fasciste profite au mieux de la biographie nationale, d’analogies
59
60
61
Des Idées…, p. 27.
Des Idées…, p. 6.
Cf. L. Passerini, Mussolini immaginario ; Roma-Bari, Laterza 1991, p. 118.
– 324 –
– la coloniSation du PaSSé –
historiques, de comparaisons biographiques, de possibles ressemblances physiques ou morales, donc de tout élément qui pourrait anticiper et préfigurer le destin
de l’Italie et annoncer une véritable renaissance pour tous incarnée par Mussolini.
Une telle démarche amène à envisager Mussolini presque comme le véritable
Sauveur, car il dépasse ses prédécesseurs : de ce fait il devient une figure historique unique, car il est supérieur à ses devanciers.
À ce propos une œuvre assez curieuse de Giuseppe Gennaioli va avoir une
importance toute particulière : en effet, cet auteur écrivit en 1926 un essai véritablement lyrique où le Duce devient le successeur unique de Napoléon. L’œuvre
réalisée semble être une réponse aux célèbres vers de Manzoni : « Né sa quando
una simile / orma di piè mortale / la sua cruenta polvere / a calpestar verrà ».
Comme le soutient Giuseppe Gennaioli, cette attente prend fin avec l’arrivée du
fascisme : « L’orma apparisce alfin di piè mortale / che la cruenta polvere calpesta. »62 Un véritable génie renaît des cendres de l’Empereur. Selon Gennaioli, en
effet, la gloire des armes a souri à Napoléon, mais la véritable gloire, la gloire
impérissable revient à Mussolini ; un esprit constructeur et pacificateur, qui est né
d’une « fureur de la guerre, d’une mer de sang », a traversé la guerre civile et a
réussi à ne pas demeurer prisonnier de la violence et à ramener en Italie la paix et
la concorde. En lisant les vers suivants :
Egli oppose la diga all’irrompente / Marea di vizi, d’odio, d’anarchia ; / ristabilì il potere e saggiamente / spazzò di vili o inetti la genia ; / nel popolo instaurò la disciplina, / de’ suoi diritti offrendosi l’ultor, / e ufficio e scuola e campo
ed officina / ricondusse a pacifico lavor. / Così, guidò l’Italia al retto, / al vero
cammin, non di conquiste ma di gloria.63
En Italie il y avait déjà des échos et des références à la légende de Bonaparte
dans les années précédant l’ascension au pouvoir du fascisme. Cela est évoqué
par le journaliste Antonio Curti dans son enquête64 effectuée entre mars 1913
et avril 1914. Son objectif principal était de connaître l’appréciation historique
des Italiens à propos de Napoléon, cent ans après sa mort. L’élite politico-intellectuelle du pays fut interrogée. Des réponses données il ressort en particulier
une admiration pour les vertus héroïques et l’expertise militaire du personnage.
Souvent l’image de Napoléon revient en tant que réincarnation de Jules César,
un grand Italien, flambeau de la Renaissance nationale, le véritable père de l’État
unitaire et encore un génie éclectique, le véritable héritier de Machiavelli, un
moteur de la grande histoire, un stratège infatigable, un homme fatal, un miracle
de l’intellect et de la volonté. Ces appréciations seront reprises clairement par
62 G. Gennaioli, Mussolini e Napoleone I, Sansepolcro, Stabilimento Tipografico S. Boncompagni, 1926, p.1.
63 Ibid., p.4.
64 Cf. A. Curti, Napoleone I nel pensiero italiano, Milano, Quintieri 1914.
– 325 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
la propagande fasciste et adaptées à Mussolini. Dans cette enquête, on souligne la revendication des origines italiennes de Napoléon, comme nous l’avons
déjà mentionné au début de notre exposé, tandis que en France il était considéré comme un étranger en raison de ses origines corses. Le futuriste Umberto
Boccioni écrit : « Napoleone I appartiene a quell’altissimo tipo universale che
solo l’Italia ha dato e darà sempre ! Italiano nella volontà, nell’impeto e negli
affetti »65. Il est suivi par le député parlementaire Guido Marangoni : « fu un italiano squisito, magnifico, completo »66 ; tandis que Marinetti propose « d’apprendre l’histoire du grand Italien Napoléon à tous les étudiants. »67 Mussolini pour
sa part va parler d’un « Bonaparte qui est né de la race puissante de Dante et
Michelangelo et qui n’arriva jamais à prononcer le français correctement […]68 et
sur l’île de Sainte-Hélène il ne parlait pas seulement Italien, mais aussi le dialecte
corse, très proches du dialecte de la Toscane »69. Par la suite Mussolini ajouta ses
commentaires dans les colonnes du « Popolo d’Italia » selon lesquels il ne faut pas
oublier le jugement de l’historien français Louis Madelin, pour lequel Napoléon
doit être considéré comme un « véritable Italien, descendant véritable de la Rome
ancienne ». Mussolini écrivit encore :
Tali riconoscimenti […] costituiscono per noi ragione di legittimo orgoglio,
perché rivendicano all’Italia del fascismo, all’Italia guerriera di oggi e di domani
la gloria di Napoleone, […] romanissimo genio già rinnegato e ripudiato da quella
democrazia in pantofole e mutandoni, imbelle, rinunciataria e vile che oggi veramente consideriamo come uno sbadiglio della stirpe70.
En tout cas le napoléonisme se nourrit de suggestions esthétiques existentielles typiques de la littérature de la fin du Romantisme, décadente et symboliste
diffusée en Italie entre le dix-neuvième et le vingtième siècle. L’on parle à juste
titre de suggestions telles que le mythe individuel du héros, l’idéalisation de la
vie militaire en opposition à la vie bourgeoise si monotone, la vie perçue comme
une lutte et une affirmation de soi, l’histoire vue comme un terrain de lutte de la
volonté et l’importance donnée au culte viril de l’amitié. À ce propos le conte
autobiographique de Gabriel D’Annunzio, Il compagno dagli occhi senza cigli,
prend plus d’importance. Mémoire écrit en prose entre 1912 et 1913 ; publié dans
65 Ibid., p. 116.
66 Ibid., p. 181.
67 Ibid., p. 164.
68 Cf. B. Mussolini, Primo discorso per il decennale, « Il Popolo d’Italia », 18 Ottobre
1932.
69 Cf. B. Mussolini, Rapporto ai combattenti, 7 Marzo 1945. E. Cavaterra, Quattromila studenti alla guerra. Storia delle Scuole Allievi Ufficiali della G. N. R. nella Repubblica Sociale
Italiana, Roma, Settimo Sigillo 1987, pp. 385-392.
70 Cf. B. Mussolini, Italiano puro sangue, « Il Popolo d’Italia », 2 Marzo 1934.
– 326 –
– la coloniSation du PaSSé –
le « Corriere della Sera » et par la suite inclus, en 1928, dans l’œuvre du même
auteur les Faville del Maglio, cette œuvre est antidatée en 1900. Gabriele D’Annunzio surnommé Vate y narre les années passées au collège Cicognini de Prato
près de Florence, entre 1874 et 1881, à travers la figure d’un ancien compagnon
d’études fictif : Darius. La description rappelle déjà le jeune Napoléon : « Pallore
quasi diafano, labbra arcuate, occhi grigi senza cigli e con scarsi sopraccigli,
mento robusto, gote scarne, capelli fini e lisci sopra un’alta fronte solcata di vene
cerulee, con in tutto l’aspetto qualcosa di timido e di indomito, di gentile e di
selvaggio71 ».
Dans le récit les deux hommes se rencontrent après des années, D’Annunzio
est un homme de lettres déjà connu et apprécié tandis que Darius est un journaliste sans fortune, malade de phtisie et accablé de dettes et en état de faillite
personnelle. De leurs mémoires ressort la passion commune pour Napoléon dès
leur jeunesse et peut-être jamais abandonnée : la lecture fébrile du Mémorial, la
collection des volumes sur Napoléon, les projets de vacances à l’Ile d’Elbe à
la recherche des mémoires de l’Empereur. Ces pages semblent confirmer, pour
l’époque, une véritable manie napoléonienne. Napoléon deviendrait ainsi pour
les deux personnages de l’œuvre l’initiateur d’une vie, le liant d’ amitié, un exemple historique de grandeur, voire un modèle existentiel, une source continuelle
d’inspiration. L’auteur explique le mythe de Napoléon avec grande conscience,
ce qui le rend d’autant plus intéressant. D’Annunzio souligne comment ce mythe
est né du culte des images, de l’habileté des peintres français, de la grande diffusion de la presse en sa faveur, de la capacité à construire son propre mythe visant
ses hauts faits militaires et sa personnalité politique72, quitte à manipuler et à aménager la vérité historique. Le Vate comprend ici l’importance de la propagande,
de l’emploi public de sa propre image, en tant que moteur de son succès et par la
suite de sa légende.
L’intérêt pour les étapes de construction du mythe de Napoléon se retrouve
dans l’œuvre de Curzio Malaparte. Pour l’écrivain italien Bonaparte est le pre71 G. D’Annunzio, Il compagno dagli occhi senza cigli, in G. D’Annunzio, Prose di ricerca,
par A. Andreoli / G. Zanetti, Milano, Mondadori 2005, p. 1457.
72 Voilà les mots qu’ un compagnon de collège, détracteur de Napoleon dit à Darius : « Non
ti fidare né ai pittori cesarei, né alla stampe popolaresche. Il mito di Napoleone è nato dal culto
delle immagini. Mi meraviglio che tu non possegga almeno una delle tante che rappresentano
il ponte di Lodi e il Bonaparte su esso ponte con la bandiera in pugno. Ebbene, Dario, non il
tuo eroe passò il ponte, non egli condusse il combattimento. Ma, dopo, a un giovine incisore
di Genova mandò venticinque luigi raccomandandogli di dare opera a una stampa del ponte
di Lodi. L’incisore piantò subito il largitore in co del ponte, ove l’immagine temeraria rimane
ormai immoralmente. […]Da Lodi incomincia la menzogna di tutte le arti in gloria del Corso.
È singolare che in tanto glorificato ardire, egli non sia rimasto ferito, fuorché una volta. Invulnerabile come Achille[…]. »(Ibid., p. 1495).
– 327 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
mier à avoir défini ce qu’il appelle « la technique de la divinité artificielle »,73 qui
sera par la suite utilisée et améliorée par Mussolini. D’après lui, Napoléon a été le
premier chef politique des temps modernes à créer artificiellement sa légende, à
se présenter devant son peuple entouré d’un halo presque religieux, et à se proposer comme une personnalité infaillible et même politiquement immortelle. Cela
a été possible grâce à la dévotion de ses maréchaux, aux comptes-rendus de ses
victoires militaires, à la contribution énorme des artistes et des hommes de lettres.
Pour les Français, Napoléon est devenu une sorte de figure mythologique mais,
Malaparte précise, une figure de Mars et non pas de Jupiter. En effet, pour devenir une véritable divinité il n’avait pas de moyens de propagande et de contrôle
des consciences aussi efficaces que ceux dont a profité Mussolini, qui lui a réussi
au contraire à construire un mythe de sa propre infaillibilité et à imposer aux
Italiens sa propre idolâtrie. Surtout Napoléon n’a pas pu bénéficier d’une police
moderne, scientifiquement organisée travaillant sur le territoire d’un État centralisé et rationnellement structuré forçant le peuple, sous la menace de répression,
à adhérer à une pensée unique, officielle et absolue. Malaparte écrit : « È innegabile che Mussolini ha dimostrato di essere un vero e proprio genio nello sfruttare
le risorse che uno stato moderno mette a disposizione di un dittatore »74. Selon
l’écrivain, Mussolini peut pourtant être considéré comme une sorte de Napoléon
du vingtième siècle, un dictateur qui appartient à la civilisation de la technique et
de la politique de masse. Dans le cas présent, le halo sacré et la puissance tiennent
aux caractéristiques uniques de l’État moderne. L’auteur veut dire que Mussolini
doit son propre charisme aux nouveaux moyens de propagande ; cela lui enlève
toute gloire et fait de lui plutôt un agent de police qu’un commandant militaire,
un montreur de marionnettes plutôt qu’un chef politique. Par rapport à Napoléon,
Mussolini devient l’expression d’une puissance perverse, d’une modernité politique qui ne prévoit plus de héros authentiques, mais de véritables fanatiques,
gardiens d’un pouvoir devenu de plus en plus absolu et exclusif.
D’ailleurs Mussolini lui-même semble réfléchir au mode de construction et
à l’affirmation du mythe de Napoléon. Il n’est attiré ni par la figure réelle et
historique de Napoléon, ni par ses œuvres et succès politiques, mais surtout par
sa légende, légende façonnée par l’Empereur petit à petit sans gloires militaires
à partir de ses propres défaites. Mussolini était surtout fasciné par le Napoléon
tombé en disgrâce, défait par ses ennemis, abandonné de ses amis, aux marges de
l’histoire, affligé par la solitude et contraint à l’exil et malgré tout inventeur de
sa propre mythisation. Mussolini reconnaît à Napoléon la capacité d’avoir réussi
dans le sort adverse à se rendre immortel, non pas à travers ses actions, mais avec
73
74
Cfr. Curzio Malaparte, Muss. Il grande imbecille, Milano-Trento, Luni 1999, p. 53.
Ibid., pp. 54-55.
– 328 –
– la coloniSation du PaSSé –
ses mots, en témoignant au monde et aux générations futures d’une vie exceptionnelle. Il considère donc le Mémorial, qu’il avait lu avec ardeur lorsqu’il était
jeune, comme la véritable source de gloire éternelle. Son interprétation du mythe
de Napoléon fut claire et extraordinairement correcte. Mussolini décrit comme
« véritablement fascinante » la lecture du Mémorial de Las Cases […] ; selon lui
« la grandeur d’un homme se mesure à sa capacité de ne pas changer même dans
le sort adverse ».75 L’intérêt de Mussolini pour les vicissitudes de Napoléon trahit
un jeu d’identification très évident, dans les semaines et les jours qui marquent
son déclin humain et politique, inéluctablement lié à son exclusion du pouvoir
demandée par le Grand Conseil du Fascisme le 25 Juillet 1943. Déjà en 1937
Mussolini écrivait :
« Della vita di Napoleone mi incanta l’epilogo, perché, dice bene Leopardi,
non appena gli uomini riconoscono il genio, è allora che lo perseguitano, lo braccano. Bonaparte è infatti sputacchiato e deriso e conosce così la stessa sorte che
è inflitta quasi sempre ai grandissimi italiani. Esilio e morte, infatti, lo apparentano, e non solo per il sangue e la lingua, a Dante, Colombo, Foscolo, Mazzini,
Machiavelli, Bruno e Leonardo ».76
Mussolini, très probablement, pensait à lui-même en tant que « génie italien » :
incompris par ses contemporains et destiné à une consécration posthume. Le jeu
d’identification, de superposition des destinées est diffusé aussi parmi les collaborateurs de Mussolini. Le député fasciste Filippo Anfuso en donne un témoignage comme suit :
« Gli accadeva quanto era già capitato a Napoleone. Sino al suo infausto
ritorno da Mosca, i Francesi erano abituati a contare esclusivamente sul suo genio
ed avevano smesso di ragionare, felici che ragionasse lui per loro. Quando iniziarono i rovesci i ragionamenti ripresero, ma per essere volti tuti contro di lui.
Nessuno volle ragionare per tirarlo di impiccio, ma tutti ragionarono per dar torto
al genio cui per tanto tempo s’erano affidati ».77
Le cardinal de Milan Ildefonso Schuster qui rencontra Mussolini le 25 Avril
1945 précisa :
« Lo accolgo con carità episcopale […] cerco di sollevarlo […] non voglio
illuderlo. Siccome io gli ho ricordato la caduta di Napoleone, Mussolini osserva
che anche per lui ormai sta per spirare il secondo impero dei cento giorni. Non gli
resta che di affrontare rassegnato il suo destino al pari del Bonaparte ».78
75 Cf. Y. de Begnac, Taccuini Mussoliniani, Bologna, Il Mulino 1990, p. 6.
76 N. D’Aroma, Mussolini segreto, Rocca San Casciano, Cappelli 1958, pp. 137-138.
77 Cf. Da Palazzo Venezia al lago di Garda 1936-1945, Roma, Settimo Sigillo 1996,
p.347.
78 Cf. B. Gatta, Mussolini, Milano, Rusconi 1988, p. 380.
– 329 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
À ce propos il peut être intéressant de souligner que Mussolini s’était identifié
à Napoléon jusqu’à espérer l’instauration d’un nouvel empire de Cent jours. Une
fantaisie qu’il soutient le 6 mars 1945 dans le rapport aux combattants pour les
officiers de la garde républicaine de Salò :
« Dopo Cento giorni Napoleone sbarca a Antibo.[…]Egli cammina : dopo
pochi chilometri la notizia si è diffusa in tutta la Francia. I villaggi si affollano e
un grido solo ormai attraversa le piazze, le strade e le città : « L’imperatore è ritornato ! ». Il governo legale gli manda incontro delle truppe. Egli le affronta e dice :
« Avete voi il coraggio, vecchi soldati di cento battaglie, di tirare sul vostro Imperatore ? » E la marcia prosegue trionfalmente fino a Parigi. Ricordando questo
episodio sono convinto perfettamente che il giorno in cui i gagliardetti nostri
riapparissero a sud dell’Appennino, la loro marcia verso Roma sarebbe travolgente e fra l’entusiasmo di tutto il popolo79 ».
Il est encore plus frappant de penser que Mussolini effaça par la suite une telle
fantaisie dans la version officielle du discours radiophonique. De la sorte il confirme qu’il trouvait cette fantaisie « historiquement dépassée, clairement illusoire
et ingénument hyperbolique, pour soutenir et alimenter un possible espoir de victoire même chez le plus fanatique et décidé des fascistes », tout comme l’écrivait
à juste titre Alessandro Campi80. Enfin, il faut porter une attention particulière
à une œuvre, Campi di Maggio81, drame historique en trois actes écrit à quatre
mains par Mussolini et le dramaturge Gioacchino Forzano, entièrement dédié
au dernier Napoléon, un Napoléon crépusculaire, mis en scène à Rome pour la
première fois le 18 décembre 1930. Cette œuvre est la plus importante opération
de propagande fasciste à travers le théâtre. Le texte confirme encore une fois que
Mussolini préférait avant tout l’image d’un Napoléon malheureux, défait par l’histoire et la méchanceté des hommes, mais en tout cas destiné à la gloire éternelle.
La légende dorée de Napoléon a réussi, avec la complicité des forces en présence,
à alimenter, renforcer et affirmer le mythe de Mussolini.
79 Cfr. B. Mussolini, Rapporto agli ufficiali della guerra, E. Cavaterra, éd. cit. p. 391.
80 Cf. A. Campi, L’ombra lunga di Napoleone da Mussolini a Berlusconi, Venezia, Marsilio
Editori 2007, p. 89.
81 G. Forzano, Campo di Maggio, Firenze, Barbera 1931. La tragédie Napoléon de Alexandre Dumas peut être considérée une œuvre très semblable.
– 330 –
avatarS du « Scénario napoLéonien »
danS La comédie humaine
Kan CHIA-PING
Enseignante en français à l’université Nationale Centrale de Taiwan
Docteur de l’université Aix-Marseille I
L’ambition de Balzac était d’écrire une série de romans liés les uns aux autres
de façon à décrire si ce n’est à « inventer »1 la société de son temps. Dans la « Préface » de La Comédie humaine, il met en lumière son fameux « système » : un
travail sur différents « types » de personnages pour arriver à construire un monde
nouveau doté d’une réalité aussi forte que possible. C’est le sens qu’il faut donner
à son réalisme. Il est certain que l’idée de devenir un « Napoléon des lettres »,
d’arriver par la plume là où Napoléon avait échoué par l’épée, est une raison
essentielle de la fertilité créatrice de Balzac.
Derrière cette véritable frénésie d’écrire, on peut soupçonner des motivations
les unes plus évidentes (un devoir, c’est-à-dire le remboursement d’une dette
colossale, véritable tonneau des Danaïdes ; cf. César Birotteau) ; d’autres moins
claires, comme la nécessité de dépenser une énergie qui semble elle aussi inépuisable. Mais nous nous intéressons ici essentiellement à une matrice narrative qui,
des Chouans2, premier roman signé de Balzac, aux Paysans (posthume, inachevé,
1
« Faire concurrence à l’état civil ».
2
Ce roman a subi plusieurs remaniements de la part de l’auteur, notamment en 1834, avec
le titre Les Chouans ou la Bretagne en 1799, et en 1845, Les Chouans. Nous trouvons cette
– 331 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
1855) est présente de façon diffuse et qu’on pourrait résumer dans une formule
comme « Naissance d’une société ». Cette présence n’est en aucune façon répétitive. Elle engendre au contraire des variantes diverses si ce n’est opposées : à la
naissance se substituerait la mort, à la croissance une décadence, à la construction
la déconstruction. Ce sont ces retournements que nous voudrions au moins partiellement analyser en mettant en évidence le rapport entre une série de scénarios
romantiques dans Les Chouans, véritable roman préface, et des romans de la
dernière période de la vie et de la création de Balzac, comme La Cousine Bette
par exemple, ou Les Paysans.
Le sujet central des Chouans est la confrontation entre deux sociétés, l’une
promise à la mort (l’Ancien Régime), l’autre destinée à lui succéder (la société
républicaine moderne). Le sujet, essentiellement politique, est traité comme tel
(épisodes militaires, sociaux, financiers) mais il est rabattu sur une intrigue sentimentale : l’amour impossible entre Mlle de Verneuil et le marquis de Montauran,
entre une républicaine et un chef royaliste. Marie est envoyée par Fouché pour
séduire Montauran, pour le livrer ; Montauran est le nouveau représentant du Roi
chargé de combattre la République. Ces deux personnages, représentants officiels
de deux idéologies politiques opposées, malgré leur mission, tombent amoureux
l’un de l’autre, prêts à tout sacrifier pour l’autre. Ainsi, après une série d’épisodes où le thème guerrier, le thème social et le thème policier sont étroitement
imbriqués avec le thème sentimental, la dernière partie du roman met en œuvre
la préparation d’un « mariage » (ce mariage symbolise un changement radical
dans le rapport entre les deux « partis »), accompagnée d’un changement d’attitude radical de la républicaine, devenue « croyante » avant que son mariage ne
soit béni devant Dieu, de même que, dans tout ce qui précédait, on avait assisté
à un divorce de plus en plus marqué entre le chef royaliste et les troupes qu’il
était censé commander. Dans les descriptions, tous les objets et les personnes
deviennent des symboles dont la signification est soulignée, et le prêtre qui réunit
les deux partis est devenu simplement le symbole de la « paix »3, au lieu d’être,
comme l’abbé Gudin, le représentant d’une religion devenue, elle aussi, obsolète. Enfin, malgré toutes les difficultés, le roman se termine par un mariage
dernière version dans le volume XIII de la Comédie humaine, publiée dans la collection de la
Pléiade. Cependant, nous pensons que ces corrections n’ont pas changé fondamentalement le
sens de l’œuvre. CF. Thèse soutenue le 25 juin 2008 à l’Université de Provence : « La question
de l’aristocratie chez Balzac ».
3
« Le prêtre qui conservait ainsi les anciens usages jusqu’au dernier moment, était un de
ces hommes fidèles à leurs principes au fort des orages. Sa voix, pure du serment exigé par la
République, ne répandait à travers la tempête que des paroles de paix. » Les Chouans, CH., Pl.,
t. VIII, p.1205.
– 332 –
– avatarS du « Scénario naPoléonien »danS la comédie humaine –
consommé, heureux et, plein d’« espoir »4. Même si les mariés meurent aussitôt
après la nuit de noces, leur mort est voulue, généreuse et constructive. En se
mariant avec « l’autre », dans un mariage sanctionné par une religion qui revient à
une religiosité primitive, détachée des contingences politiques, la République et
la Royauté sont devenues compatibles et s’unissent. La mort du représentant de
chaque idéologie est donc inévitable puisqu’elle symbolise moins une destruction
qu’une « fusion », l’union des deux camps. Par le biais du sacrifice volontaire,
les deux partis politiques se rapprochent jusqu’à la « fusion », ce qui permet au
système social de se renouveler.
Cette histoire d’amour mêlée à l’Histoire témoigne donc clairement de l’ambition de Balzac et de ses idées politiques audacieuses. En 1829, d’après lui, le
parti royaliste rassemble avant tout des personnes « égoïstes », « calculatrices » et
« superstitieuses » comme c’est le cas des compagnons de guerre du marquis de
Montauran. Ces soi-disant « royalistes » ne prêtent serment au Roi qu’en pensant
à leur intérêt personnel. Parallèlement, le narrateur semble mettre beaucoup d’espoir dans la nouvelle République. Le caractère honnête, courageux et « noble »
du commandant Hulot domine dans le roman, ses subordonnés lui sont fidèles
et le respectent, tout comme lui-même respecte ses idées et sa mission républicaines. Au contraire Corentin, policier qui représente la partie symétrique des
nobles dévoyés, est formellement écarté. Ainsi, le chef légitimiste dégage une
« élégance »5 extraordinaire et un « brave » commandant républicain déploie une
« énergie » bien organisée : le scénario réunit les qualités des deux partis en introduisant Hulot auprès du marquis mourant pour recueillir son dernier souhait. De
ce fait, significativement, le destin du frère de Montauran est mis entre les mains
de la République. Grâce à une préoccupation commune qui est de construire un
avenir meilleur, les deux chefs politiques se comprennent, s’estiment et sont
devenus ainsi de « loyaux ennemis »6.
Par conséquent, les rapports que le scénario tisse entre Marie et Montauran,
entre Montauran et Hulot ont un objectif précis : trouver une solution aux problèmes politiques sociaux et culturels de l’époque, et nous allons très au-delà du
scénario classique des amours entre l’espion(ne) et l’espionné(e) qu’on trouvera
en abondance dans les romans et les films du xxe siècle. Devant une crise de
4
Ce qui est annoncé par Marie : « Tout n’est donc pas perdu […] il y a de l’espoir. » op.,
cit., p.1207.
5
« cet émigré [Montauran] une gracieuse image de la noblesse française ; il contrastait
vivement avec Hulot, qui, à quatre pas de lui, offrait à son tour une image vivante de cette
énergique République pour laquelle ce vieux soldat combattait […] » op., cit., p.936.
6
Op., cit., p.1157.
– 333 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
civilisation sans précédent, l’écrivain qui se veut un autre « Napoléon » essaie
de trouver une solution à sa manière ; les romans deviennent ainsi un champ de
bataille où Balzac, peut-être frustré dans la vraie vie politique7, peut enfin exprimer et mettre en œuvre ses idées. De ce fait, l’intrigue des romans balzaciens peut
être vue comme une sorte d’« essai » politique. La Comédie humaine n’est donc
pas seulement une « galerie » où sont exposés les différents « types » qui constituent une société, contrairement à ce que prétend l’auteur dans sa « Préface », elle
est, bel et bien, une œuvre politique ambitieuse, où Balzac avance des idées, des
pensées, qui certes, peuvent parfois se révéler trop romanesques ou fantastiques8,
mais incontestablement, c’est une œuvre généreuse qui se veut constructive et
cette construction s’inscrit dans un scénario qui est très explicite et significatif.
Le scénario des Chouans se conclut sur une note d’« espoir » et le jeune écrivain est enthousiaste. Néanmoins, nous allons constater que cette vision à la fois
tragique et optimiste semble rencontrer bientôt de sérieux obstacles, de plus en
plus infranchissables, au fur et à mesure que le cycle romanesque se développe.
Il semble qu’à mesure que la Comédie humaine avance et que l’auteur prend de
l’âge et de l’expérience, les scénarios des romans sont de plus en plus pessimistes
et sans doute, reliés de façon plus réaliste à la vie réelle.
Nous pouvons constater le début de ce changement dès La Duchesse de Langeais (1834), qui peut être lu comme une sorte de réécriture des Chouans. Car nous
y trouvons les mêmes types politiques engagés dans un scénario de même type
que dans Les Chouans : Montriveau et la duchesse de Langeais. Néanmoins, à la
différence des Chouans, il existe une inversion de sexe : la républicaine (Marie)
est devenue un républicain (Montriveau) et le royaliste (Montauran) est remplacé
par une royaliste (la duchesse). De plus, l’union projetée dans Les Chouans aboutit dans La Duchesse de Langeais à un dénouement qui est à l’opposé de celui
que nous avons analysé dans le roman précédent. Loin de pouvoir s’affranchir
de sa position politique et d’être ainsi « unie » à son amant comme c’est le cas
de Marie avec Montauran, la duchesse persiste, orgueilleuse, dans ses idées et
surtout ses attitudes, hautaines et méprisantes à l’égard d’une autre composante
de la réalité sociale : les deux personnages sont ainsi condamnés à la séparation et
même, qui plus est, à un véritable drame où aucun des deux ne pourra s’accomplir
pleinement parce que s’accomplir serait s’unir. Non seulement La Duchesse de
Langeais se termine sans « union », mais en plus, à la fin de ce roman, l’exemple
7
En 1831, lorsque Balzac noue activement des relations avec le parti légitimiste, il ne
cherche pas à cacher son ambition de se présenter à des élections, mais aucune de ses tentatives ne se réalisera.
8
Cf. La Peau de Chagrin, Les Splendeurs et Misères des courtisanes, etc.
– 334 –
– avatarS du « Scénario naPoléonien »danS la comédie humaine –
dramatique de la duchesse est présenté comme une dure « leçon » que les jeunes
hommes doivent méditer pendant leur jeunesse. Ainsi, les ressemblances du scénario de ce roman et de celui des Chouans ne font que souligner ce contraste
entre une « punition »9 ou une vengeance même qui signe l’échec irrémédiable
d’un processus historique, et l’« espoir » tragique sur lequel s’achevait le premier
roman balzacien de Balzac.
Plus tard, dans La Cousine Bette (1846), où assistera à un renversement identique du scénario originel. Le Hulot des Chouans que nous retrouvons après 17
ans d’absence ne représente visiblement plus les mêmes valeurs. La synthèse en
laquelle Balzac mettait tout son « espoir » à la fin des Chouans a complément
changé de sens, puisque La Cousine Bette se conclut sur l’idée de « destruction ».
Nous y retrouvons d’abord un Hulot devenu un vieillard, solitaire, sourd, handicapé et presque incestueux à cause de son admiration « passionnée[s] »10 pour
sa belle-sœur. Son frère, coureur du « beau sexe », sorte d’obsédé sexuel, n’hésite pas à puiser dans les caisses de l’État pour enrichir une courtisane diabolique, Valérie Marneffe. Et c’est précisément ce vol déshonorant qui achèvera
l’ancien commandant, devenu maréchal, qui se tuera avec le pistolet autrefois
offert par Napoléon. Ainsi, tout ce que le maréchal avait bâti avec conviction est
détruit, anéanti par son propre frère, un autre Hulot. Le rêve d’une société renouvelée n’est donc plus qu’une pure illusion, une étincelle, qui s’est évanouie, tout
comme Napoléon en 1815. D’ailleurs, la République, qui a perdu l’« énergie »
qu’elle déployait dans Les Chouans, se montre finalement extrêmement faible
face à la perversion du pouvoir, du sexe et de l’argent, elle succombe aux mêmes
erreurs que les nobles de l’Ancien Régime11. Balzac reprend donc un scénario
9
Une expression qui revient souvent dans les romans de Balzac à propos des femmes
nobles. Dans La Duchesse de Langeais, celle-ci estime qu’elle « mérite cette punition », La
Duchesse de Langeais, CH., Pl., t. V, p.996. Plus tôt, dans Le Bal de Sceaux (1829), cette
expression a été employée par le comte de Fontaine pour parler de la « punition » de sa fille.
CH., t. I, p.606. Et dans Mémoires de deux jeunes mariées (1841), cette expression est présente. Marie Gaston a utilisé cette expression à propos de la jalousie irrationnelle de sa femme,
Louise : « J’ai [Louise] reconnu la boue de Paris aux jarrets fatigués de Fedelta, je n’ai pas
compris que tu y allasses sans m’en prévenir ; mais tu es libre. – Ta punition pour tes doutes
si criminels sera de n’apprendre mes motifs que demain, a-t-il répondu. » Seulement, Gaston
ne pourra jamais expliquer ses actes mystérieux à Louise, qui est en fait « punie » à en mourir.
CH., t. I, p.387.
10 La Cousine Bette, CH., Pl., t. VII, p.78.
11 Cf. La Duchesse de Langeais. Le début de la deuxième partie de cette œuvre est une
critique très violente des nobles dépravés : « Chaque famille ruinée par la révolution, ruinée
par le partage égal des biens, ne pensa qu’à elle, au lieu de penser à la grande famille aristocratique […] Au lieu de se montrer protecteur comme un Grand, le faubourg Saint-Germain
fut avide comme un parvenu », CH., t. V, p.929.
– 335 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
ancien et procède à une inversion des valeurs ainsi qu’à un dédoublement de
Hulot significatif : les deux frères Hulot, le Hulot héroïque devenu gâteux et le
Hulot obsédé sexuel, démentent la possibilité de création d’une société renouvelée et ne sont que les deux faces opposées et pourtant complémentaires d’un
même échec irrémédiable : échec de la société post-révolutionnaire… et échec de
la création romanesque balzacienne, peut-être.
Dans La Cousine Bette, une scène mérite particulièrement l’attention : les
obsèques du maréchal Hulot, épisode qui renvoie à celui de la mort du marquis
de Montauran dans Les Chouans. La réécriture du scénario des Chouans est ici
particulièrement visible. Le maréchal interdit à son frère d’assister à son enterrement, ce qui signifie que les deux républicains Hulot/Corentin, Hulot/Hulot sont
irréconciliables : Montauran et Marie pouvaient se réconcilier, se réconciliaient.
En plus, le frère du marquis de Montauran réapparaît de façon aussi inattendue
que significative. À travers ce personnage, une image positive de la Noblesse
d’Ancien Régime réapparaît, mais cette nostalgie du narrateur n’a plus qu’une
valeur morale, pas politique, puisqu’il est clair que le frère de Montauran ne
pourra pas assumer le testament de Hulot : la société nouvelle est donc morte et
enterrée, avec comme témoin une Noblesse affaiblie, réduite à un rôle purement
symbolique :
« Ces obsèques furent marquées par un de ces témoignages pleins de délicatesse, de bon goût et de cœur, qui, de loin en loin, rappellent les mérites et la
gloire de la Noblesse française. […] Le marquis, en mourant sous les balles des
Bleus, avait confié les intérêts de son jeune frère au soldat de la République (voir
Les Chouans). Hulot avait si bien accepté le testament verbal du noble, qu’il réussit à sauver les biens de ce jeune homme, alors émigré. »12
Par ailleurs, une coïncidence mérite également l’attention. Dans Les Chouans
et La Cousine Bette, deux œuvres qui traitent au fond du même sujet politique,
Balzac introduit une fille « bâtarde », très probablement dans l’objectif de mettre
en contraste ses scénarios. Dans Les Chouans, Marie de Verneuil, « fille naturelle »
du duc de Lenoncourt, grâce à son mariage avec le marquis, un mariage qui unit
l’Ancien Régime et la République, est à l’origine de l’« espoir ». À l’opposé, dans
La Cousine Bette, Valérie Marneffe, bâtarde d’un « comte » napoléonien, Montcornet, issue de la noblesse d’Empire et opportuniste, n’est qu’une caricature, un
métissage raté et monstrueux. En effet, c’est elle qui remet en cause tout ce que
le maréchal Hulot a construit ; ses dépravations détruisent la République. Valérie
défait ce que Marie a fait. Le scénario de La Cousine Bette n’est autre que celui
12
La Cousine Bette, CH., Pl., t. VII, p.353.
– 336 –
– avatarS du « Scénario naPoléonien »danS la comédie humaine –
des Chouans inversé – c’est-à-dire une autocritique par l’auteur lui-même d’un
scénario essentiel, puisqu’il se trouve à l’origine de tout le cycle romanesque.
Cette autocritique est d’autant mieux marquée que le retour des personnages
oblige le lecteur à rapprocher et à opposer les différents scénarios où ils apparaissent. Certes, les retours montrent la complexité de la société, puisque les personnages peuvent ainsi être présentés sous différents aspects, et évoluent au fil du
temps (Rastignac). Et ces aspects sont importants dans la mesure où la diversité
sociale est une réalité. Mais cette considération ne suffit pas : l’autoréférence et
l’autocritique, qui sont liées, sont plus importantes. Les obsèques du maréchal
sont un exemple de cette démarche. La présence du frère du marquis de Montauran auprès du maréchal mourant montre l’idée et la volonté de Balzac de revenir
sur son ancien scénario. Témoin des évolutions qui se produisent sous ses yeux,
l’auteur pense que la victoire d’une République de synthèse et l’« espoir » qui
apparaît à la fin des Chouans s’éloignent de plus en plus de la réalité, et c’est cela
qui justifie la reprise inversée et ironique du scénario antérieur. D’ailleurs, Les
Chouans a subi de ce fait au moins deux remaniements de la part de son auteur :
en 1834 et en 1845. Et la chronologie nous permet de penser que c’est lors de
la deuxième opération que Balzac se met à rédiger La Cousine Bette (publié en
feuilleton en 1846, en volume en 1847). C’est en relisant Les Chouans que Balzac
a pu décider de remplacer l’« espoir » par la « destruction » et transformer Marie
de Verneuil en Valérie Marneffe.
Dans Les Paysans, les relations amoureuses et les intrigues familiales ne sont
plus au cœur du problème, les essais romanesques précédents ayant déjà traité
le sujet et apporté de nombreuses réponses. Dès l’ouverture du roman, les comportements de Montcornet, important général napoléonien, sont problématiques,
ainsi que l’affirme le journaliste Blondet venu l’observer dans le château qu’il
vient d’acquérir :
« Je suis venu voir comment cette petite femme fluette arrange ses ficelles
pour mener ce gros, grand, carré général [Montcornet], comme il menait, lui, ses
cuirassiers. »13
En effet, après l’échec définitif de Napoléon en 1815, Montcornet n’a plus
qu’une idée en tête : celle de faire un mariage noble afin d’être admis un jour à la
Cour. Ainsi, loin d’être fier de son origine républicaine et de s’en glorifier comme
c’est le cas de Hulot et de Montriveau, Montcornet, désormais avide comme un
vulgaire « parvenu », ne cherche qu’à se débarrasser de son ancienne identité et
il est prêt à toutes les humiliations pour obtenir la main d’une Mademoiselle de
Troisville. Il cherche ainsi à donner plus de consistance à son titre fraîchement
13
Les Paysans, CH., Pl., t. IX, p.62.
– 337 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
acquis et surtout à pouvoir jouir des mêmes « privilèges » que les grands seigneurs
d’autrefois. De ce fait, la République est devenue une honte pour ses propres
anciens défenseurs, bien que la « restauration » de la Noblesse d’Ancien Régime
soit plus que douteuse. Car, loin de la « fusion » espérée dans Les Chouans, nous
sommes dans une impasse où nous constatons l’incapacité des deux partis : Montcornet, avatar d’un maréchal Hulot, c’est-à-dire un napoléonide, est vaincu par
la Noblesse et achevé par ses paysans ; Mme de Montcornet, infidèle, comme la
plupart des femmes nobles de la Comédie humaine (la duchesse de Langeais),
s’enfuit avec un amant sans avenir.
Ainsi après La Duchesse de Langeais et La Cousine Bette, le scénario des
Paysans est donc une nouvelle réécriture du scénario des Chouans, qui se trouve
inversé. À l’aventure napoléonienne annoncée dans le scénario des Chouans,
mais qui était peut-être naïvement optimiste, succède une désagrégation sociale,
marquée par trois catastrophes : celle de La Duchesse de Langeais, de La Cousine
Bette et celle des Paysans, qui est pire : avec la puissance croissante du tiers-état,
l’écrivain désespéré envisage la possibilité d’une autre révolution, qui sera « pire »
que la première, qui débouche sur un monde « sauvage », anarchique, incohérent.
Par ailleurs, nous pouvons poser des questions sur l’« inachèvement » des Paysans, malgré l’énergie extraordinaire de son auteur. Nous nous demandons s’il ne
pourrait pas être expliqué par une sorte d’hésitation à aller jusqu’au bout d’une
vision aussi destructrice, et même nihiliste – à laquelle l’homme Balzac aurait eu
du mal à se résigner complètement. Un roman donc qui remet en question non
seulement la conviction balzacienne initiale, mais aussi tout l’univers balzacien.
Biographiquement, au lieu de terminer ce roman, Balzac semblait n’avoir qu’une
idée en tête : faire un mariage « noble ». Faudrait-il voir dans cet épisode la volonté
balzacienne d’échapper à sa propre déception romanesque et politique ? En tout
cas, ce roman remanié et publié par Mme Balzac, femme issue d’une noblesse
authentique pose des questions...
La réécriture de scénarii napoléoniens qui réconcilient l’Ancien Régime et
la noblesse avec la France nouvelle ne se limite pas aux romans que nous avons
déjà évoqués. Durant sa carrière, Balzac les a repris à plusieurs reprises en les
modifiant légèrement ou au contraire en procédant à d’autres inversions. Nous
pourrions encore citer d’autres cas où le scénario napoléonien est reconnaissable
ou même au cœur de la problématique : Le Père Goriot (1834), La Rabouilleuse
(1842), Le Colonel Chabert (1847) etc.14 Le père Goriot, commerçant enrichi
14 À la différence des trois premiers romans, l’auteur y étudie de façon plus concentrée
la survie de la noblesse napoléonienne, la Noblesse d’Ancien Régime est mise de côté
provisoirement.
– 338 –
– avatarS du « Scénario naPoléonien »danS la comédie humaine –
grâce à la Révolution et aux guerres napoléoniennes, sera renié par ses deux filles
et finira sa vie lamentablement. Philippe Bridau, brillant soldat napoléonien,
opposé à son frère Joseph, tout comme le sont les deux frères Hulot, après avoir
tué l’amant de Flore, la Rabouilleuse, son oncle et sa femme, est presenté comme
un véritable criminel. Enfin, le scénario napoléonien est encore reconnaissable
dans le destin malheureux du colonel Chabert, haut gradé napoléonien, dévoué à
la République, prenant Napoléon comme père de substitution, et abandonné par
lui sur le champ de bataille. Il n’a donc en retour de son dévouement qu’une vie
de « déterré », pire que la mort. Il reniera, bien sûr, son identité de comte napoléonien, tout comme le fera le comte de Montcornet, bien que ce ne soit pas pour la
même cause, pour terminer sa vie dans un asile psychiatrique.
D’ailleurs, significativement, la fortune que Chabert avait acquise sous Napoléon va à une courtisane-prostituée, et Balzac approfondira le rapport entre les
prostitués et les généraux napoléoniens dans Les Paysans15. De ce fait, à travers
l’exemple de ces personnages, nous constatons que les nobles napoléoniens ou
les grands bourgeois (Goriot) sont reniés par leurs proches (le père Goriot par
ses filles, le colonel Chabert par sa femme, le général de Montcornet par tout
le monde) ou se ruinent eux-mêmes (Philippe Bridau). Le scénario napoléonien
aboutit ainsi de façon crescendo à une autodestruction, qui est l’œuvre même de
ceux qui l’ont construit.
À vrai dire, cette mise en cause du scénario napoléonien était prévisible,
ainsi que le retour de Balzac dans ses choix sentimentaux à la noblesse la plus
conservatrice de son époque (ses amours pour certaines femmes nobles d’Ancien
Régime et son mariage avec la noblesse slave, Mme Hanska). Il est possible
aussi que cette évolution ne soit pas sans rapport avec le comportement de son
propre père16, d’abord légitimiste convaincu, avant de se mettre au service de
l’administration impériale, pour ainsi obtenir la fameuse particule que Balzac
revendiquera toute sa vie17. Familialement, les Balzac ont vécu dans le cadre d’un
scénario napoléonien qui était celui de leur époque – et bien entendu son écroulement en 1815. Le problème posé par la noblesse (d’Ancien Régime ou napoléonienne), qui en tout cas exercerait des fonctions importantes et jouirait d’un pou15 « Une fille d’opéra, un général de Napoléon, n’étaient-ce pas les mêmes habitudes de
prodigalité, la même insouciance ? À la fille comme au soldat, le bien ne vient-il pas capricieusement et au feu ? », Les Paysans, op. cit., p.135.
16 Pour Laure Surville, la Révolution ainsi que les influences du père Balzac sur le fils sont
évidentes : « Ses graves entretiens, ses curieux récits avancèrent son fils dans la science de la
vie et lui fournirent le sujet de plus d’un de ses livres. », L. Surville, Balzac d’après sa correspondance, 1858, p.13.
17 Réf. CH., t. IX, « Historique du procès auquel a donné lieu Lys dans la Vallée ».
– 339 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
voir incontesté, reste un thème de réflexion capitale chez l’écrivain tout au long
de sa carrière18 – même lorsque les événements sont catastrophiques (le dessein
du bagnard Vautrin de remettre dans une position inexpugnable un noble, dont la
noblesse est d’ailleurs sujette à caution). Sur ce point, Balzac, le contexte familial
où il a vécu et l’ensemble de la société de l’époque sont d’ailleurs en accord et
cela mériterait bien des rapprochements, d’Eugène Sue (le prince Radolphe, à
la fois noble et criminel) à la biographie de Victor Hugo (dont le père, Léopold
Hugo, soldat de la Révolution, est devenu comte et général) et à tout un versant
des Misérables.
18 « L’aristocratie a pris une place de plus en plus considérable au fur et à mesure que
s’avance l’œuvre. Balzac, pris, par ses mariages et ses illusions, lui a donné une importance
croissante. C’est la classe que Balzac, avec le plus de force, a voulu reconstituer. », Pierre
Barbéris, Le monde de Balzac, éd. Arthaud, 1973, p.167.
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napoLéon bonaparte :
du généraL au particuLier ou L’évocation
du héroS épique danS deS œuvreS
de La Littérature du xixe SiècLe : Le rouge
et Le noir (1830) et La chartreuse de parme
(1839) de StendhaL et enJeux contemporainS
Pascal ORSINI
Docteur en Sciences du langage
Université de Corse
Dans le cadre de la réflexion qui nous réunit aujourd’hui, nous avons choisi
d’étudier l’évocation de Napoléon comme héros épique dans des œuvres de la
littérature du xixe siècle : Le Rouge et le Noir (1830) et La Chartreuse de Parme
(1839) de Stendhal. Il nous est aussi demandé de réfléchir sur les attentes et sens
autour de la présence du mythe de Napoléon aujourd’hui. Dès lors, une attention
particulière sera portée sur les enjeux contemporains d’une telle évocation.
Né dans la ville d’Ajaccio en 1769, Napoléon Buonaparte qui fut successivement premier consul et Empereur des Français apparaît, aujourd’hui encore,
comme un être au destin exceptionnel. L’épopée napoléonienne marque de manière
définitive le xixe siècle. Après la chute de l’Empire, la société française se modifie
profondément. L’accession au pouvoir de la bourgeoisie insère, dans la société
– 341 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
française de l’époque, de nouvelles références et un nouveau système de valeurs.
Dans ce contexte particulier, il s’opère une « première cristallisation »1 selon le
mot de Stendhal autour de la figure de Napoléon Bonaparte. Cette reconstruction
du personnage, qui se caractérise par une exaltation passionnée des esprits, se
retrouve dans la littérature française générale et plus particulièrement dans deux
romans2 de Stendhal. Dans Le Rouge et le Noir (1830), l’action se déroule sous
la Restauration. L’argent semble devenir le seul moyen de s’élever dans l’édifice
social. Il apparaît aussi que l’ambition et l’envie démesurée de prospérer caractérisent une grande partie de la jeunesse du xixe siècle. Cette jeunesse ambitieuse
est incarnée dans le roman, par Julien Sorel. Pour ce personnage dans le siècle,
Napoléon apparaît comme une figure idéalisée et glorieuse. Il apparaît aussi que
la figure de Napoléon est entrevue dans La Chartreuse de Parme (1839), et plus
particulièrement encore, par le personnage principal Fabrice del Dongo comme
une figure tutélaire et rayonnante par excellence. De manière significative, ces
deux jeunes hommes prennent Napoléon Bonaparte comme référence par rapport
aux exploits qu’il a accomplis non pas par vanité mais par passion. Simple chef
militaire, il est devenu empereur. Il s’est élevé rapidement dans la société tout en
s’attirant l’attention du monde entier. Cette communication présentera les dimensions essentielles de l’évocation du héros épique dans ces deux romans et plus
particulièrement sur les rapports qu’entretiennent les héros romanesques avec ce
personnage grandiose. Mais aussi parce que cette évocation s’intègre à ces corpus
romanesques qui confèrent à la figure de Napoléon son attrait irrésistible.
De la fascination à l’identification
Dans le roman Le Rouge et le Noir (1830), l’évocation du héros épique qu’est
Napoléon Bonaparte est perceptible dans l’admiration que voue le personnage
principal à cette figure historique. Le lecteur découvre Julien Sorel un jeune
homme âgé de dix-neuf ans. Ce fils de charpentier nous apparaît comme un
personnage d’une profonde complexité psychique, tiraillé entre une vigoureuse
détermination de réussir, la conviction de sa propre stature, et une émotivité qui
le rend excessivement fragile. Il préfère étudier et lire durant de longues heures.
Dans le chapitre 4 de la première partie, un passage du roman nous permet de
souligner l’admiration que voue Julien Sorel à cette figure politique et militaire
qu’est Napoléon Bonaparte. Stendhal place le héros dans un entourage familial
des plus brutaux. Peu enclin au travail de force, il se distingue de son père et de
ses frères par son physique et par son attitude. « En approchant de son usine,
le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor ; personne ne répondit. Il ne vit
1
2
Stendhal, De l’amour (1822), Editions Garnier, Paris, 1959, Livre I, Chapitre II, p. 8.
Le Rouge et le Noir (1830) et La Chartreuse de Parme (1839).
– 342 –
– naPoléon danS la littérature du xixe Siècle –
que ses fils aînés, espèce de géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient
les troncs de sapin qu’ils allaient porter à la scie […] Ce fut en vain qu’il appela
Julien deux ou trois fois. L’attention que le jeune homme donnait à son livre, bien
plus que le bruit de la scie, l’empêcha d’entendre la terrible voix de son père ». 3
Lorsque Julien décide de rejoindre son père, ce dernier perd l’équilibre et,
dans sa chute, laisse tomber son livre dans le ruisseau tout proche. Ce livre était
le Mémorial de Sainte-Hélène. Nous le savons, ce livre emblématique fut dicté
par Napoléon Bonaparte à son dévoué et loyal compagnon d’exil Emmanuel Las
Cases (1766-1842). « Publié après la mort de Napoléon, c’est l’un des premiers
Mémoires à connaître un énorme succès auprès du public et il contribue puissamment à forger une image, voire le mythe de Bonaparte, tel qu’il s’est lui-même
relu après avoir pris conscience de la fin de son épopée ».4
Dans Le Rouge et le Noir (1830), Julien Sorel apparaît comme un lecteur coutumier des histoires napoléoniennes. En effet, il découvre et redécouvre avec « des
transports immodérés » la trajectoire de ce héros épique et ambitieux. D’ailleurs,
c’est dans cet ouvrage que Julien puise les motivations nécessaires pour accomplir ses actes futurs. Si nous distinguons dans le roman la volonté de Stendhal
de prêter à son personnage principal son propre enthousiasme pour l’Empereur
des français5, la caractéristique principale de l’évocation du héros épique réside
dans le fait que Napoléon incarne, aux yeux de Julien Sorel, l’homme glorieux
et puissant par excellence. « Pour Julien, faire fortune, c’était d’abord sortir de
Verrières ; il abhorrait sa patrie. Tout ce qu’il voyait glaçait son imagination. Dès
sa première enfance, il avait eu des moments d’exaltation. Alors il songeait avec
délices qu’un jour il serait présenté aux jolies femmes de Paris ; il saurait attirer
leur attention par quelque action d’éclat. Pourquoi ne serait-il pas aimé de l’une
d’elles, comme Bonaparte, pauvre encore, avait été aimé de la brillante madame
de Beauharnais ? ».6
D’emblée, si nous osions la comparaison, le personnage de Julien possède
comme le capitaine Bonaparte, une volonté de fer et éprouve un profond désir de
réussite. Mais notre héros romanesque doit, quant à lui, affronter la société de la
Restauration et son inconstance. En cela, le roman est très révélateur du contexte
3
Stendhal, Le Rouge et le Noir, Editions Gallimard, Collection folio n°3380, Préface de
Jean Prévost, Editions d’Anne-Marie Meininger, Paris, p. 62.
4
Histoire de France, sous la direction de Joël Cornette, Révolution, Consulat, Empire,
Michel Biard, Philippe Bourdin, Silvia Marzagalli, Editions Belin, Paris 2009, p. 526.
5
Stendhal fut sous-lieutenant dans l’armée de l’Empereur Napoléon. Il participa à la campagne d’Italie (1800-1801). Il démissionnera de ses fonctions d’officier impérial en 1802.
6
Stendhal, Le Rouge et le Noir, Editions Gallimard, Collection folio n°3380, Préface de
Jean Prévost, Editions d’Anne-Marie Meininger, Paris, p. 71.
– 343 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
politique et social de l’époque. La réussite sociale telle que la conçoit Julien n’est
pas à la portée de tous.
Le titre du roman de Stendhal est, à bien des égards, tout à fait significatif.
L’auteur lui-même éclaira, de manière précise, la symbolique du titre : « Le Rouge
signifie qu’un an plus tôt, Julien eut été soldat mais à l’époque où il vécut, il fut
forcé de prendre la soutane, de là le noir ». Julien a donc décidé d’abandonner
le rouge (l’habit militaire) et de prendre le noir (la soutane). Cet état de fait nous
le retrouvons au chapitre V de la première partie lorsque Julien se rend chez
Monsieur de Rênal pour prendre ses fonctions de précepteur. Avant de pénétrer
dans la demeure de ce maire royaliste, il se recueille dans l’église de Verrières
et tente de rassembler ses pensées. Amèrement, il prend conscience de l’aspect
figé de la société et du pouvoir de l’Eglise : « Quand Bonaparte fit parler de lui,
la France avait peur d’être envahie ; le mérite militaire était nécessaire et à la
mode. Aujourd’hui, on voit des prêtes de quarante ans avec cent mille francs
d’appointements, c’est-à-dire trois fois autant que les fameux généraux de division de Napoléon ».7
Ce parallèle souligne le fonctionnement de la société française sous la Restauration. Elle favorise une « marginalisation de la jeunesse condamnée au silence
ou à l’hypocrisie »8.
Le personnage de Julien résume à lui seul cette génération qui a connu lors de
l’adolescence la fulgurante odyssée napoléonienne. À présent, nous sommes sous
la Restauration, tout s’achète et l’hypocrisie règne en maître. Pour ce fils d’ouvrier
instruit, la gloire semble un état bien difficile à atteindre dans ce contexte. Ambitieux, Julien va donc éprouver toutes les formes d’opportunisme afin de faire
carrière.
Il va devenir dans un premier temps précepteur, puis il va débuter une carrière d’ecclésiastique car l’armée lui est interdite. À contrario, la période napoléonienne apparaît, dans le roman, et de manière plus générale dans l’histoire de
France, comme une période qui permettait de réaliser des ascensions fulgurantes
grâce au mérite militaire. Dans un rapport rédigé par Louis Monge nous pouvons découvrir les traits psychologiques du cadet Buonaparte. S’exprimant en ces
termes, il décrit un être « Aimant la solitude, capricieux, hautain, extrêmement
porté à l’égoïsme […] ayant beaucoup d’amour-propre, ambitieux et aspirant
à tout. Ce jeune homme mérite notre considération et notre aide »9. Il semble
ressortir à présent, que certains traits de caractère rejoignent ceux de Julien Sorel.
7
Ibid, p. 71.
8
Dictionnaire mondial des littératures, sous la direction de Pascal Mougin et Karen Haddad-Wotling, Editions Larousse, Paris, 2002, Article STENDHAL (Henry Beyle, dit), p. 840.
9
« Rapport de Louis Monge sur le cadet Buonaparte » in, Holmes Richard, 1793-1815,
Napoléon, Editions GRÜND pour l’édition française, Paris, 2006, p.10.
– 344 –
– naPoléon danS la littérature du xixe Siècle –
Ils ont été tous les deux ambitieux et à la recherche d’une condition meilleure
malgré les nombreuses difficultés rencontrées.
Sans doute, Napoléon demeure avant tout dans les esprits comme un militaire
qui, à chaque campagne, conduisait ses bataillons à la domination de l’Europe
afin d’étendre les conquêtes de la Révolution française. Cependant, aux yeux
d’une génération, il devient un personnage au destin d’exception. « Depuis bien
des années, Julien ne passait peut-être pas une heure de sa vie, sans se dire que
Bonaparte, lieutenant obscur et sans fortune, s’était fait le maître du monde avec
son épée. Cette idée le consolait de ses malheurs qu’il croyait grands, et redoublait sa joie quand il en avait ».10 La figure de Napoléon recouvre donc, dans Le
Rouge et le Noir (1830), une dimension particulière. Il apparaît comme une figure
énergique et exemplaire de l’émancipation de l’être.
Publié en 1839, le roman de Stendhal intitulé La Chartreuse de Parme, fait
aussi référence à Napoléon Bonaparte. Le roman s’ouvre sur l’entrée des armées
de Bonaparte à Milan en 1796, et narre l’histoire d’un jeune aristocrate nommé
Fabrice del Dongo. Sa trajectoire personnelle rejoint, par sa dimension tragique,
celle de Julien Sorel. Son existence n’est qu’une succession de rebondissements
follement romanesques. Comme Stendhal lui-même, Fabrice est un admirateur
exalté de Bonaparte. Dans ce roman, il est indéniable que la force et la vigueur du
héros épique sont des sources d’inspiration pour le personnage stendhalien.
Dans la première partie, un passage nous permet de saisir de manière pertinente une telle évocation. Admirant le ciel, Fabrice aperçoit un aigle : « Tout à
coup à une hauteur immense et à ma droite j’ai vu un aigle, l’oiseau de Napoléon ; il volait majestueusement se dirigeant vers la Suisse, et par conséquent
vers Paris »11. Ce symbole de la France impériale fait naître au plus profond de
son âme un désir impérieux celui d’aller « offrir à ce grand homme bien peu de
chose, mais enfin tout ce que je puis offrir, le secours de mon faible bras »12. Pour
Fabrice, Napoléon représente à la fois une figure spirituelle et tutélaire à travers
cette pleine exploitation de sa destinée et l’accomplissement d’actions triomphales. « J’ai vu cette grande image de l’Italie se relever de la fange où les Allemands
la retinrent plongée ; elle étendait ses bras meurtris et encore à demi chargés de
chaînes vers son roi et son libérateur. Et moi, me suis-je dit, fils encore inconnu
de cette mère malheureuse, je partirai, j’irai mourir ou vaincre avec cet homme
10 Stendhal, Le Rouge et le Noir, Editions Gallimard, Collection folio n°3380, Préface de
Jean Prévost, Editions d’Anne-Marie Meininger, Paris, p. 71.
11 Stendhal, La Chartreuse de Parme, Editions Gallimard, Collection folio n° 3925, Editions présentée, établie et annotée par Mariella Di Maio, Paris, 2003, p. 77.
12 Ibid, p. 77.
– 345 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
marqué par le destin, et qui voulut nous laver du mépris que nous jettent même les
plus esclaves et les plus vils parmi les habitants de l’Europe ».13
Dès lors, Fabrice n’hésitera pas à quitter Grianta, et à traverser la France
pour rejoindre les troupes de l’Empereur à Waterloo. « Ce que Fabrice découvre
à Waterloo, c’est le grand jeu de l’être et du non-être : il a froid, il a faim, il est
seul, on le vole, il a peur, il tue, il goûte jusqu’à la lie la lâcheté, l’égoïsme et la
brutalité, il rencontre aussi la solidarité, le désintéressement, l’héroïsme immédiat et sans emphase ».14 C’est dans cet univers de chaos et de fin de monde que
Fabrice voit s’évaporer tous ses rêves avec la défaite de l’Empereur. Tel est le
destin du jeune héros de La Chartreuse de Parme (1839) qui se construit dans les
convulsions de la grande histoire
Mais, un autre épisode nous permet d’étudier cette évocation du héros épique
qu’est Napoléon : l’entrée des troupes de Bonaparte dans la ville de Milan. Comme
nous l’avons dit précédemment, Stendhal débute son roman en 1796, soit un an
avant la venue au monde de Fabrice.
Dans le chapitre 1, il évoque la présence française à Milan. « Le 15 mai 1796,
le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée
qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de
siècles César et Alexandre avaient un successeur »15. Si, dans ce passage, le général Bonaparte est volontiers associé à l’Empereur romain César (101-id., 44 av.
J-C), et au Roi de Macédoine Alexandre le Grand (356-323 av. J-C), il est aussi
intéressant de souligner le fait que la nouvelle suprématie française va réhabiliter
dans ce territoire de l’Italie des valeurs morales importantes comme par exemple
la force et la grandeur. À cette époque, le duché de Parme était sous occupation
autrichienne et, dans ce passage, nous voyons s’instituer deux images précises.
Celle de l’Italie de l’avant et de l’après présence française. La stagnation de l’Italie de la jouissance, de la volupté et celle de l’Italie hardie, voire même, du dynamisme puissant. « Les miracles de bravoure et de génie dont l’Italie fut témoin
en quelques mois réveillent un peuple endormi : huit jours encore avant l’arrivée
des Français, les Milanais ne voyaient en eux qu’un ramassis de brigands, habitués à fuir toujours devant les troupes de Sa Majesté Impériale et Royale ; c’était
du moins ce que leur répétait trois fois la semaine un petit journal grand comme
la main imprimé sur du papier sale […] Bientôt surgirent des mœurs nouvelles
13 Ibid, p. 77.
14 Philippe Berthier, commente La Chartreuse de Parme de Stendhal, Editions Gallimard,
collection foliothèque n° 49, Paris, 1995, p. 79.
15 Stendhal, La Chartreuse de Parme, Editions Gallimard, Collection folio n° 3925, Editions présentée, établie et annotée par Mariella Di Maio, Paris, 2003, p. 47.
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– naPoléon danS la littérature du xixe Siècle –
et passionnées. Un peuple tout entier s’aperçut, le 15 mai 1796, que tout ce qu’il
avait respecté jusque là était souverainement ridicule et quelquefois odieux ».16
Bonaparte, commandant de l’armée d’Italie, apparaît, dans ce roman, comme
un éveilleur de conscience pour les nations et une figure tutélaire. Dans toutes
les régions conquises ou dominées par la France, il révèle l’esprit de principe,
voire même l’essence fondamentale des nations. « Le départ du dernier régiment
de l’Autriche marque la chute des idées anciennes : exposer sa vie devient à la
mode ; on vit que pour être heureux après des siècles de sensations affadissantes,
il fallait aimer la patrie d’un amour réel et chercher les actions héroïques ».17
Dans une certaine mesure, Napoléon Bonaparte fait éclore l’Europe moderne
comme l’atteste dans ce premier chapitre de La Chartreuse de Parme (1839), la
répétition des mots « bonheur », « heureux », « plaisir », « gaieté », et le renouvellement des valeurs alors en vigueur en Lombardie avant l’arrivée des troupes
françaises. Ces évocations du général au particulier du héros épique qu’est Napoléon Bonaparte dans les œuvres de la littérature du xixe siècle, nous conduisent à
nous poser la question de la présence de ces références dans les deux romans de
Stendhal et les significations symboliques qu’elles recouvrent.
La puissance du symbole
Les deux romans de Stendhal sont publiés respectivement en 1830 pour Le
Rouge et le Noir et en 1839 pour La Chartreuse de Parme. Nous sommes donc
dans la première moitié du xixe siècle et dans la première phase d’ascension du
mythe de Napoléon. Il s’agit donc de quelque chose de neuf et de foudroyant.
Faisant suite au contexte révolutionnaire, la campagne d’Italie (1796-1797), la
campagne d’Egypte et de Syrie (1798-1799), la bataille de Wagram (5-6 juillet
1809), l’épopée des Cent-Jours (1815) ou encore la mort de Napoléon sur l’île de
Sainte-Hélène (5 mai 1821), sont autant de moments fondateurs qui distinguent
l’Empereur des autres hommes dans cette pleine exploitation de sa condition.
En raison de son caractère exceptionnel et puissant ou encore de son pouvoir, la
figure de l’Empereur transmet quelque chose, une sorte de pensée épique. Pensée
épique dans la mesure où Napoléon Bonaparte recouvre par ses exploits militaires et actions fondatrices, une valeur exemplaire. Il domine l’histoire de sa
posture incontestable et grandiose.
16 Stendhal, La Chartreuse de Parme, Editions Gallimard, Collection folio n° 3925, Editions présentée, établie et annotée par Mariella Di Maio, Paris, 2003, pp. 47-48.
17 Stendhal, La Chartreuse de Parme, Editions Gallimard, Collection folio n° 3925, Editions présentée, établie et annotée par Mariella Di Maio, Paris, 2003, p. 47.
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– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Malgré la dimension tragique et crépusculaire du héros épique, il devient, dans
une certaine mesure, ce que MikhaËl Bakhtine appelle une « unité dynamique »18.
En effet, tout dans la figure de Napoléon semble participer d’une énergie hors du
commun. Cette énergie se manifeste, par exemple, dans ses choix et, surtout, dans
sa volonté de vivifier les acquis de l’idéologie révolutionnaire.
L’évocation de Napoléon dans ces deux romans de la littérature française
générale comme héros épique projette une sorte d’énergie, de lumière. Cette
figure joue un rôle clé dans les trajectoires de Julien Sorel et Fabrice del Dongo.
Bonaparte apparaît comme une âme dynamique et résolue. Il semble habité par
la Virtù. Ici, le mot d’origine italienne virtù doit être compris à partir de l’étymologie latine Virtus, c’est-à-dire de manière littérale « -virilité-, -valeur-,-courage »19. Napoléon est l’expression fondamentale de la force virile, de la volonté
de puissance. Ces références au héros épique dans Le Rouge et le Noir (1830) et
La Chartreuse de Parme (1839) se focalisent plus particulièrement sur le rapport
qu’entretiennent les héros romanesques avec cette entité dispensatrice d’énergie
qu’est Napoléon Bonaparte. Il apparaît que les choix et les actions de Julien Sorel
et Fabrice del Dongo sont exclusivement soumis à cet idéal, à cette volonté de
réussir. Il apparaît aussi, de manière incontestable, que la figure de l’Empereur
alimente l’imaginaire de l’auteur. Il lui parle encore. Cela est sans doute lié à
l’intérêt sans cesse porté à l’épanouissement personnel, à un objectif qui mobilise
une certaine énergie. Mais aussi à une force authentique, première.
René Girard écrit dans son ouvrage intitulé Mensonge romantique et Vérité
romanesque (1961) : « Est noble, aux yeux de Stendhal, l’être qui tient ses désirs
de lui-même et s’efforce de les satisfaire avec la dernière énergie. Noblesse, au
sens spirituel du terme, est donc très exactement synonyme de passion. L’être
noble s’élève au-dessus des autres par la force de son désir »20. Selon toute vraisemblance, cette noblesse d’esprit et d’état si spécifique au héros d’exception se
retrouve dans la figure de Napoléon Bonaparte.
D’ailleurs, cette portée épique frappe Julien Sorel et Fabrice del Dongo. Ils
s’accaparent des postures afin d’adopter une attitude face à leurs aspirations profondes. La figure de Napoléon porte en elle des degrés de significations et des
niveaux d’abstraction qui permettent aux hommes d’isoler des qualités particulières selon des considérations personnelles. Julien Sorel tente de s’extraire de sa
condition précaire de fils d’ouvrier. Il parvient à s’accaparer, grâce au Marquis de
La Mole, une place dans la société aristocratique. De même, Fabrice del Dongo
18 MikhaËl Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Editions Gallimard, Paris, 1984,
p.227.
19 Henri Goelzer, Dictionnaire de Latin, Editions Garnier/Bordas, 2001, p. 706.
20 René Girard, Mensonge romantique et Vérité romanesque, Editions Grasset, Paris, 1961,
p.166.
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– naPoléon danS la littérature du xixe Siècle –
lors de la « quête de son accomplissement »21 selon le mot de Philippe Berthier,
mobilise toute son opiniâtreté et ses qualités afin de réaliser pleinement sa condition qui évolue malheureusement de manière tragique. L’évocation du héros
épique est donc accusée dans les romans de Stendhal. La figure de Napoléon
Bonaparte se couvre d’une signification symbolique forte par l’utilisation d’images archétypales notamment celle de l’homme animé par la virtù. Mais aussi à
travers le désir de réussite, les prises de décisions, et la soif d’idéal des héros
romanesques. Il est également intéressant de réfléchir sur les enjeux contemporains d’une telle évocation.
Le regard contemporain
La figure de Napoléon captive et plaît. Elle bénéficie de la fascination qu’inspire l’épanouissement personnel dans sa simplicité, ses insuffisances, mais aussi
dans ses erreurs et ses fautes. Il est indéniable que cette figure épique peuple notre
mythologie personnelle.
Figure fondamentale pour certains, personnage égoïste pour d’autres, Napoléon Bonaparte nous a légué ce que Richard Holmes appelle de manière très
simple « l’héritage napoléonien ». 22 Il observe à juste titre que « le code Napoléon
forme encore la base du droit civil français, et se retrouve dans certains codes
juridiques de pays qui deviennent des alliés français. Le système administratif et
éducatif de la France moderne s’inspire en partie des idées napoléoniennes ».23
La dimension de l’ère napoléonienne subjugue et dépasse la simple personnalité et autres aspirations de l’Empereur. Aux faits historiques et politiques majeurs,
il s’instaure à notre époque une image fondamentale de Bonaparte : celle de
l’homme dynamogène, héros de l’énergie. Toujours selon Richard Holmes : « ceci
explique en partie la fascination qu’exerce Napoléon. Nous oublions trop aisément son égoïsme triomphant, son cynisme brutal, ses guerres destructrices et
ses conquêtes vaines, pour ne nous souvenir que de l’artilleur partie de rien qui
rendit les français presque malgré eux, maîtres d’un continent ».24
À l’heure actuelle nous prenons irrémédiablement conscience que, face aux
inégalités sociales, aux dépendances humiliantes, à la non valorisation de la singularité dans un système de valeur imposé et à la non-reconnaissance de certains mérites, l’homme ne peut exister que par sa propre patience, son courage et
21 Philippe Berthier, commente La Chartreuse de Parme de Stendhal, Editions Gallimard,
collection foliothèque n° 49, Paris, 1995, p. 79.
22 Holmes Richard, 1793-1815, Napoléon, Editions GRÜND pour l’édition française, Paris,
2006, p.76.
23 Ibid, p. 76.
24 Ibid, p. 76.
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– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
ses qualités énergiques. Dans le débat des idées actuelles, la figure de Napoléon
Bonaparte semble exprimer le principe d’un idéal où le destin et la satisfaction
fusionnent dans une dynamique totalisante et positive. Universelle, la figure de
Napoléon ne peut se définir essentiellement qu’en fonction de son authenticité, de
son caractère unique et de son énergie indomptable.
La figure de Napoléon Bonaparte semble être à la fois un point de repère dans
l’histoire mondiale mais aussi une balise active dans l’imaginaire de l’homme ; et
plus particulièrement dans cette dimension énergique de l’être. Le héros épique
qu’est Napoléon Bonaparte en littérature avec ses cortèges de batailles, et de
conquêtes, peut apparaître insignifiant dans le tissu des réalités modernes. Cependant, il ne faut pas négliger sa portée et son sens commun. Il demeure un jalon
important dans l’histoire générale de France ; mais aussi dans la quête de l’éternel
humain avec sa part de folie et de désir. Napoléon atteste, de manière durable, des
possibilités de sublimation des capacités de l’homme.
Conclusion
En définitive, l’exploration des évocations du héros épique dans deux œuvres
romanesques de la littérature du xixe siècle : Le Rouge et le Noir (1830) et La
Chartreuse de Parme (1839) nous ont permis de déterminer des éléments qui
caractérisent la figure de Napoléon Bonaparte. Il apparaît comme un héros épique
car il incarne de manière durable les idées de dépassement, d’affirmation et de
perfectionnement de soi.
Pour les héros de Stendhal, la figure de l’Empereur renvoie à un monde perdu
et idéal d’où une certaine nostalgie. Elle n’est nullement associée à la figure d’un
tyran, maître d’un régime autoritaire. L’auteur assigne à la figure de l’Empereur de français une puissance symbolique forte et précise. Selon Jean Tulard :
« Pour Stendhal, le génie de Napoléon, c’est d’avoir été Bonaparte ; l’échec de
Bonaparte, c’est d’être devenu Napoléon. Quant au drame d’Henri Beyle, c’est
d’avoir boudé Bonaparte et servi Napoléon »25.
Nonobstant, Napoléon homme énergique et emblématique offre une riche
matière à l’imagination. Il incarne la force virile et le courage.
Si, selon Richard Holmes, « tel le colosse des légendes, Napoléon fut la
figure dominante de l’histoire de l’Europe du début du xixe siècle »,26 il demeure,
aujourd’hui encore, l’exemple d’une réussite individuelle, mais dans une société
qui a peur des révolutions et que nous devons réinventer.
25 Jean Tulard, Napoléon ou le mythe du sauveur, Editions Fayard, Paris, 1986, p. 40.
26 Holmes Richard, 1793-1815, Napoléon, Editions GRÜND pour l’édition française, Paris,
2006, p. 4.
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– naPoléon danS la littérature du xixe Siècle –
Bibliographie des œuvres romanesques
Stendhal, Le Rouge et le Noir, Editions Gallimard, Collection folio n°3380, Préface de Jean Prévost, Editions d’Anne-Marie Meininger, Paris, 2000.
Stendhal, La Chartreuse de Parme, Editions Gallimard, Collection folio n° 3925,
Editions présentée, établie et annotée par Mariella Di Maio, Paris, 2003.
Appareil critique :
Berthier Philippe, commente La Chartreuse de Parme de Stendhal, Editions Gallimard, collection foliothèque n° 49, Paris, 1995.
Casanova Antoine, Article Napoléon Bonaparte en son temps : voies de l’expérience historique, catégories de pensée et contradictions d’une identité
singulière, Revue Etudes Corses n° 69, Editions Albiana/ACSH, Ajaccio,
décembre 2009.
Girard René, Mensonge romantique et Vérité romanesque, Editions Grasset,
Paris, 1961.
Histoire de France, sous la direction de Joël Cornette, Révolution, Consulat,
Empire, Michel Biard, Philippe Bourdin, Silvia Marzagalli, Editions Belin,
Paris 2009.
Holmes Richard, 1793-1815, Napoléon, Editions GRÜND pour l’édition française, Paris, 2006.
Paoli François, La Jeunesse de Napoléon, Editions Tallandier, Bibliothèque napoléonienne, Paris, 2005.
Tulard Jean, Napoléon ou le mythe du sauveur, Editions Fayard, Paris, 1986.
Vergé-Franceschi Michel, Histoire de la Corse : le pays de la grandeur, 2 volumes, Editions du Félin, Paris, 1996.
– 351 –
imageS de napoLéon chez LeS futuriSteS ruSSeS :
déformationS du mythe et rechercheS
de « L’homme du futur »
(khLebnikov, Severianine, maïakovSki)1
Elena GALTSOVA
Professeur à l’Université d’État des sciences humaines RGGU
Directrice de recherches à l’Institut de littérature mondiale
de l’Académie des sciences de Russie, Moscou
Napoléon et les futuristes – au premier abord on aurait l’impression que ce
sont des notions absolument incompatibles étant donné le caractère contestataire et nihiliste du mouvement futuriste. Rappelons l’exemple de Marinetti,
qui a voulu détrôner tous les héros traditionnels pour en instaurer d’autres.
Dans son Manifeste des dramaturges futuristes (1910) il proclama : « Nous
détestons dans l’art et surtout au théâtre toutes sortes de reconstructions historiques [...] des héros ou héroïnes illustres (Néron, Jules César, Napoléon,
Casanova ou Francesca de Rimini)... Le Drame moderne doit refléter d’une
grande partie du rêve futuriste qui surgit dans notre vie de tous les jours, exaspérée des vitesses terrestres, maritimes et aériennes, et dominée par la vapeur
1
Cette recherche a été effectuée avec le soutien du programme 11-24-17001a /Fra de la
Fondation Russe des Sciences Humaines – RFH.
– 353 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
et l’électricité »2. Une telle tendance marque une dominante dans l’appréciation
de la figure de Napoléon au sein des avant-gardes européennes des années 19101920.
Et pourtant la figure de Napoléon fait référence dans plusieurs courants du
futurisme russe3 et de ses ascendants. Tout cela s’explique au moins par deux raisons globales : une grande familiarité culturelle avec l’image de Napoléon, et le
contexte culturel et politique de l’époque qui a été celui de l’éveil de la mémoire
culturelle.
Napoléon4 fait partie de l’imaginaire romantique qui, pour la Russie, a été une
sorte de période d’or de la culture – les plus grands écrivains de l’époque, Alexandre Pouchkine, Vassili Joukovski, Mikhaïl Lermontov et beaucoup d’autres ont fait
référence à Napoléon. Pour la culture romantique ce fut un héros par excellence,
image de l’idéal politique libéral et inaccessible pour la Russie tzariste, symbole
aussi de l’époque héroïque pour la noblesse et le peuple russe ; dans ce contexte,
la chute fut perçue comme une tragédie, malgré toutes ses ambigüités, et elle ne
fit que renforcer l’idée d’héroïsation. Napoléon est omniprésent dans l’esprit et
la littérature russes du xixe siècle, dont par exemple ce curieux témoignage dans
Les Ames mortes (1842) de Nicolaï Gogol, où l’on voit aussi la révision ironique
de son mythe : en essayant de comprendre qui a été le mystérieux Tchitchikov
(personnage principal du roman, sorte de anti-héros), les fonctionnaires de la ville
supposent qu’il aurait pu être « le Napoléon déguisé ». Chez Fedor Dostoevski et
Leon Tolstoï, le refoulement du mythe héroïque est encore plus fort, mais ce n’est
encore qu’un signe de la persistance de l’intérêt pour la figure de Napoléon. Je
n’ai cité ici que des plus grands classiques des lettres russes, et l’on peut y ajouter
beaucoup d’autres exemples de l’époque. Pour la culture du xixe siècle, la figure
de Napoléon est l’un des incontestables points d’attraction, que ce soit à travers
le mythe du héros ou du anti-héros. Au xixe siècle, elle devient partie intégrante
de l’histoire culturelle russe, s’étant engagée dans les jeux référentiels où Pou2
F.T. Marinetti. Teatro. Vol.2. Milano, Oscar Mondadori, 2004. p. 694. Ce manifeste a été
remanié sous le titre « La volonté d’être sifflé » et connu ensuite sous ce nom. Il a été traduit
en russe en 1914.
3
Nous prenons ici la désignation de « futurisme » au sens assez large du terme, englobant
différents groupes d’avant-garde de 1908 à 1915, non seulement les plus radicaux, comme les
groupes se réunissant autour de Vélimir Khlebnikov, mais aussi ceux qui ont gardé leur lien
avec la culture symboliste, comme le soi-disant « ego-futurisme » d’Igor Sévérianine.
4
Le problème de l’incarnation de la figure de Napoléon dans la littérature russe au xixe
siècle a été l’objet de plusieurs ouvrages et articles russes. Mentionnons ici des références
concernant ce sujet, avec quelques ajouts concernant le xxe siècle, faits en France et aux ÉtatsUnis : D. Sorokine. Napoléon dans la littérature russe. Paris, Publications Orientalistes de
France. 1974 ; Molly W. Wesling. Napoleon in Russian cultural mythology. Peter Lang, Serie
« The Age of Revolution and Romanticism Interdisciplinary studies », Vol 29, NY, 2001.
– 354 –
– imageS de naPoléon chez leS futuriSteS ruSSeS –
chkine et Lermontov, Dostoïevski et Tolstoï servent souvent de référence. Et les
avant-gardes russes n’en font pas l’exception, malgré leur refus de toute culture
traditionnelle.
À ce fond littéraire s’ajoutent des circonstances historiques. En 1912 la
Russie célèbre très largement le centenaire de la victoire de Borodino dont l’importance fut renforcée par les événements de la récente guerre russo-japonaise
(1904-1905). En ce qui concerne la partie littéraire de ces célébrations, on réédita
Guerre et Paix de Tolstoï, mais aussi il y eut des créations originales, telle par
exemple Borodino de M. Kossovets, « pièce dramatique de 4 actes concernant la
grande guerre nationale de 1812 » destinée au théâtre pour le peuple et pour les
soldats (Moscou, édition de l’État Major) ou bien La Grande guerre nationale,
essai en vers, écrit par V. Soukhikh (Saint-Pétersbourg, 1912), ou bien la pièce
Napoléon à l’île d’Elbe écrite en russe par l’écrivain Jakout Nikolaï Neoustoïev.
Paraissent également les études sur l’apport de la grande guerre nationale dans
la poésie russe, classique et populaire : La guerre nationale dans la poésie russe
par N.L. Brodski et N.P. Sidorov (Moscou, 1912), L’année 1912 dans les chansons populaires (Moscou, 1912), Les tonnerres et les flammes de l’incendie de
Moscou, recueil de chansons (Moscou, 1912).
Pour la culture des avant-gardes les célébrations officielles ne font pas office
de modèle de base. Mais il faut aussi tenir compte de l’intérêt des futuristes
russes pour les origines linguistiques et nationales qui, potentiellement, aurait
pu se rediriger vers les images folkloriques de Napoléon et qui, réellement se
traduisait parfois par un certain patriotisme. Rappelons aussi les dates de la formation des mouvements futuristes en Russie – ces courants sont à leur faîte au
début des années 1910, mais les toutes premières manifestations datent de 1908,
comme par exemple la première exposition de Nathalya Gontcharova, Mikhaïl
Larionov, David Bourliouk etc., et déjà en 1912 on peut parler de mouvement
futuriste assez développé. La date de 1912 est importante, et l’on montrera que
certains des futuristes russes ont réagi directement aux célébrations nationales ;
soulignons aussi que la guerre de 1914 a suscité une vague d’intérêt nouveau pour
la figure de Napoléon.
En conclusion de cette introduction revenons à Marinetti et à sa visite de la
Russie en janvier-février 1914. Dans l’imaginaire culturel des Russes il prend la
figure de... Napoléon. Sa visite de Saint-Pétersbourg et de Moscou a été souvent
traitée d’« invasion »5, pas très réussie d’ailleurs, car en 1914 les futuristes russes
5
Il est assez caractéristique que dans le manifeste du groupe futuriste Centrifuge (1914)
Marinetti est appelé le « Chef de toutes les armées des futuristes » (La poésie du futurisme
russe. Dir. V.N. Alfonsov et S.R. Krassitski. Saint-Petersbourg, Académitcheski proekt, 2001.
p. 632).
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– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
se révèlent beaucoup plus radicaux que le fondateur du futurisme italien. Tel est
le mot du critique d’art assez célèbre de l’époque Jakov Touguenkhold qui a écrit
dans son article « Le futurisme attardé. Pour la visite de Marinetti » : « Napoléon
n’a pas pris en compte la vastitude des neiges russes – Marinetti n’a pas pris en
compte la vastitude de la psychologie russe »6. Remarquons aussi le problème
langagier qu’aurait pu provoquer cette comparaison – pendant sa visite Marinetti
s’exprime en français, même si c’était un français avec un fort accent italien7.
Vélimir Khlebnikov : histoire et numérologie
Vélimir Khlebnikov (1885-1922) est un des leaders charismatiques de cette
branche du futurisme russe qui, dans sa quête de l’art de l’avenir, se concentrait
sur la recherche des racines, culturelles et linguistiques, et il est devenu célèbre
par son invention du langage transmental – « zaoum »8. Il n’aimait pas le mot
« futurisme » qui est venu de l’italien, préférant le mot inventé avec la racine russe
boudetlianstvo. Sa position par rapport à l’action de groupe a été assez spéciale –
concentré surtout sur sa propre œuvre et évitant des manifestations tumultueuses,
il a été souvent entraîné dans des aventures collectives, et c’est ainsi que son nom
a été lié avec les groupes de Boudetliané (1910), Guiléa (1911), Sojouz molodeji
(1913) et autres ; il est surtout célèbre par l’invention des communautés universelles imaginaires, comme La Société des Présidents du Globe Terrestre ou la
Société du nombre 317.
Les tendances primitivistes ont donné naissance à son intérêt pour l’histoire
russe, et surtout pour l’histoire primordiale, d’avant le christianisme, le monde
païen, sa mythologie et son sacré. Il mentionne assez rarement la guerre de 1812,
tout en l’interprétant d’une manière plutôt historique et patriotique. Napoléon
n’y est pas mentionné nominalement, mais il y a les noms de ses adversaires, des
héros russes de la guerre de 1812 et aussi des héros du roman de Tolstoï Guerre
et Paix.
En 1912, Khlebnikov écrit le poème « Soyons terribles comme Ostranitsa »
où la mention du héros de la guerre de 1812 peut être interprétée comme un écho
lointain aux célébrations nationales :
6
Jakov Touguenkhold. Le futurisme attardé. Pour la visite de Marinetti // Retch (Речь), 1
février 1914, № 31.
7
Bengt Jangfeld. Jacobson the futurist. Stockholm, Almquist & Ziksele International,
1992. p. 21.
8
Sur l’oeuvre de Khlebnikov voir l’ouvrage français de Jean-Claude Lanne. Velimir Khlebnikov. Poète Futurien. Paris, 1983.
– 356 –
– imageS de naPoléon chez leS futuriSteS ruSSeS –
« Soyons terribles comme Ostranitsa,
Platov et Baklanov.
Arrêtons de nous incliner
Devant les gueules des musulmans
Avec la foule de nos ancêtres
Viennent Ermak et Osslabia
Vive le drapeau russe,
Amène-nous à travers les plaines et les marécages »9.
Ici, comme on le voit souvent chez Khlebnikov, l’histoire est présentée comme
une sorte de collage des différentes époques où sont mêlés plusieurs personnages historiques : le chef des guerriers ukrainiens de la guerre contre les Polonais
(1638, Jakov Ostranitsa), le chef des cosaques du Don et héros de la guerre de
Caucase au milieu du xixe siècle (J.P. Baklanov), le fameux chef des cosaques du
xvie siècle (Ermak), le héros-moine de la bataille de Koulikovo (1380, Rodion
Osslabia) et le chef des troupes des cosaques pendant la guerre de 1812 – M.I .
Platov, qui a été très connu dans la littérature russe grâce à Guerre et Paix de
Tolstoï qui a fait de lui le vrai héros du peuple russe. On voit clairement que pour
Khlébnikov, des images étrangères ne sont pas si importantes. C’est surtout les
héros de « souche » et de souche russe (russe dans le sens large du terme, en référence à l’Empire de Russie), qui lui servent à former son propre monde poétique
où lui-même joue aussi le rôle de héros, conducteur des peuples. Il est curieux
que l’ennemi soit nommé par le vieux nom qu’on a utilisé pour désigner les Mongols et des Tatars (nous l’avons traduit par « musulman ») pendant leur grandiose
occupation des terres russes aux xiii-xve siècles. Tous les ennemis russes sont
comme ces mongols et tatars car il s’agit d’une sorte de mal total, peu importe
la foi des Polonais et des Français, comme on le voit clairement à travers l’énumération des héros du poème. Tout cela sert à l’élargissement des perspectives, y
compris celle de la guerre contre Napoléon.
Une autre référence à cette guerre chez Khlebnikov date à peu près de la même
époque, et elle fonctionne dans le même ordre d’idées – patriotisme, écho lointain
de Tolstoï. Citons cette œuvre dramatique « La conversation entre deux âmes »
9
C’est nous qui traduisons. Dans les cas notre traduction des vers nous allons mentionner
le texte russe dans les notes (Nous faisons figurer en note le texte russe)
« Будем грозны, как Остраница,/Платов и Бакланов./Полно вам кланяться/Роже бусурманов !/С толпою прадедов за нами/Ермак и Ослябя/Вейся, вейся, русское знамя,/Веди
через сушу и через хляби ! » in Velimir Khlebnikov. Oeuvres complètes. En 6 vol. Moscou,
IMLI, 2000, Vol.1, p. 255.
– 357 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
(1911-1912) où résonne la voix d’une Vierge qui veut rester inaccessible (une
sorte de vierge-guerrière) :
« Je les affronterai comme Koutousov
À affronté les troupes dispersées des Français »10.
Une autre voix, féminine aussi est encore plus expressive dans son aversion de
Napoléon dans la Conversation de deux dames (1913) : « Comme il a été beau, ce
Vitansiouk [en parlant de Napoléon] : L’homme sain, visage sec, mais le ventre
pas très petit »11. E.I. Vitansiouk a été le héros de la guerre de 1812 dont on s’est
souvent souvenu en 1912, il a été honoré d’une célébration particulière. Remarquons aussi la proximité de cette mention de l’obésité de Napoléon avec les descriptions critiques de Napoléon chez Tolstoï.
Toutes ces images, rares et assez pauvres finalement, n’auraient qu’un intérêt
purement historique si Khlebnikov n’avait pas fait de Napoléon l’un des personnages de son propre système de pensée qui a trouvé son incarnation dans les
Tables du Destin, œuvre énigmatique sur laquelle Khlebnikov a travaillé toute sa
vie et dont l’idée centrale a été de trouver des formules mathématiques permettant
d’expliquer le passé et de prévoir l’avenir. Pour Klebnikov ce nombre universel a
été 317, et en 1916 il a même voulu créer la Société du nombre 317.
Napoléon est l’un des héros des Lois de l’Histoire ainsi décelées par le poète.
Il en parle surtout dans son texte Le Temps comme la mesure du monde (19141915). Khlebnikov s’intéresse à la date de la campagne russe : « 317 – 3 ans avant
la campagne de Napoléon de 1812, il y a eu une grande campagne des Normands
pour vaincre Tzargrad12, qui a été également repoussée (861-862) »13. Il y mentionne aussi une autre défaite de Napoléon, celle de la bataille de Cadix contre
Nelson.
Et en même temps l’image de Napoléon est plutôt instructive, et même proche
des aspirations philosophiques de Khlebnikov lorsqu’il l’associe à une des variantes de la Loi, d’ordre social cette fois-ci : « Il est à noter que 317 – 4 ans avant le
Code civil de Napoléon il y eu le Code de Justinien : c’est en 1801 qu’ont paru les
5 livres de Napoléon ; 317 – 4 ans plus tôt, en 533, le 30 décembre les textes du fils
de Belenisse ont reçu la force de la loi »14. Et voici l’explication : « En reprenant
10 « Я их встречу, как Кутузов/Рать нестройную французов » in Velimir Khlebnikov.
Oeuvres complètes. En 6 vol. Moscou, IMLI, 2003. Vol. 4. p. 52.
11 Velimir Khlebnikov. Oeuvres complètes. En 6 vol. Moscou, IMLI, 2005. Vol. 6. p. 64.
12 C’est ainsi que les Russes anciens appelaient Constantinople.
13 Velimir Khlebnikov. Oeuvres complètes. En 6 vol. Moscou, IMLI, 2005. Vol. 6. p. 109.
14 Velimir Khlebnikov. Oeuvres complètes. En 6 vol. Moscou, IMLI, 2006. Vol. 6-II. p.
166.
– 358 –
– imageS de naPoléon chez leS futuriSteS ruSSeS –
le Droit roman, Justinien et Napoléon disent que la sagesse n’est pas devant, mais
derrière nous, et ils ont vu en elle la défense – l’un contre l’influence de l’Angleterre, l’autre contre les enseignements de l’Orient plein de passions à l’époque et
qui ont fait bientôt surgir Mahomet »15. Ce « calcul » auquel Khlebnikov revient
à plusieurs reprises dans ses Tables du Destin et dans sa correspondance révèle
son attention aux aspects politiques de l’activité de l’empereur et il trahit en un
certain sens sa propre nostalgie pour la « sagesse ». Khlebnikov ne s’est jamais
vraiment engagé dans les jeux politiques de l’époque, et il est assez révélateur
qu’en pleine guerre et à la veille de la révolution, il rêve de cette « sagesse » du
passé qui pour lui est bien sûr une sorte d’idéal pour le présent.
Ainsi, la figure de Napoléon, rarement mentionnée dans l’œuvre de Khlebnikov, sert à représenter au moins deux aspects de la pensée du poète. D’une part,
Napoléon fait partie du passé glorieux de la Russie peuplé de ses propres héros
populaires, et il est un héros-ennemi combattu ; et de l’autre, il se révèle détenteur des valeurs sociales – la sagesse, le système des lois de société – qui, tout en
enfonçant ses racines dans le passé, sont hors du temps.
Igor Sévérianine : héros romantique à l’excès
Igor Sévérianine (1887-1941), poète très à la mode dans les années 1910, a
été l’un des premiers en Russie à accepter le mot « futurisme », en y ajoutant le
préfixe « ego » – en 1911 il a sous-titré ainsi son poème « Les gens ordinaires ».
En 1911-1912, il a organisé le groupe de « l’ego-futurisme » qui se concentrait
surtout sur le travail de versification qui a été poussé à l’extrême de l’élégance
et de l’invention des mots, mais tout cela dans l’esprit post-symboliste, loin des
recherches radicales du langage de « zaoum » de Khlébnikov et de son entourage.
Comme on pourrait le déduire du nom du groupe, l’un des thèmes centraux chez
Sévérianine a été l’expansion et la glorification du « moi du futur » : son fameux
poème « Epilogue de l’ego-futurisme » (1912) commence par « Moi, le génie Igor
Sévérianne, je suis ravi de ma victoire ». Bien sûr, dans cette auto-glorification
exagérée, il y a eu beaucoup de jeu et d’ironie et de provocation, ce qui la rapproche incontestablement de l’esprit des avant-gardes.
L’image de Napoléon chez Igor Sévérianine est non seulement liée à la tradition de l’héroïsation romantique, mais elle constitue une réponse ironique à
Léon Tolstoï. Pour Sévérianine, la référence à Tolstoï n’a pas été seulement le
cliché de l’époque, mais aussi une « marque » personnelle, car sa propre carrière
de poète était liée avec l’auteur de Guerre et Paix. Avant de fonder le mouvement
d’« ego-futurisme » et de devenir « le roi des poètes » en 1918 (il a été honoré de
ce titre, ayant acquis une notoriété très grande à l’époque et a « devancé » par
15
Velimir Khlebnikov. Oeuvres complètes En 6 vol. Moscou, IMLI, 2005. Vol. 6. p. 110.
– 359 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
exemple, Vladimir Maïakovski), il a dû lutter pour attirer vers lui l’attention du
public et de la critique. Sévérianine se souvient du moment crucial : son poème
« Habanera II » (1909) (aussi bien que tout le recueil Couleurs intuitives) a été lu
par Léon Tolstoï qui l’a très sincèrement détesté, et les critiques de l’époque n’ont
pas manqué de diffuser largement cette anecdote. C’est ainsi, selon Sévérianine,
qu’il est devenu célèbre – pour le meilleur et pour le pire, les critiques constatant
l’étonnante variété des appréciations de son œuvre toujours très abondantes à
l’époque16. Il y a ici une sorte de mythe personnel du poète – qui se voit consacré
par un grand écrivain, d’une manière ironique.
L’année 1912 a été marquée par les triomphes du groupe « ego-futuriste »,
dont l’existence fut brève mais marquante. En 1913, Sévérianine écrit « Poéza17
du Châtiment », le poème où il résume son parcours glorieux qui a commencé par
sa « Habanera II » de 1909 (« Ma seconde Habanera/A explosé comme de la dynamite »), et qui a été couronné par son triomphe poétique et « sa reconnaissance
mondiale » en 1912, année commémorant la victoire guerrière. Sa description de
la période entre 1909 et 1912 constitue une connotation à la « fumée » et à « l’incendie », ce qui doit signifier l’obscurité du poète et aussi la lutte pour la gloire
(« Pourtant il y a eu avant l’année douze/ La fumée qui remplissait tous les espaces/pleins de mon incendie d’or »). Le moment de sa gloire coïncide avec 1912
que Sévérianine appelle, d’une manière anti-patriotique, en lançant un défi à la
politique officielle, « l’année de Napoléon » : « Est arrivée l’année de Napoléon /
Siècle Echo des affaires grandiloquentes ». Bien sûr, dans cette mention tout à fait
16 En 1916 paraît un recueil témoin de l’extraordinaire célébrité du poète : Igor Sévérianine
vu par la critique, avec une préface de V. Pachoukanis. On y a rassemblé toute la gamme des
appréciations de l’oeuvre de poète, de l’admiration au blâme. Voir V.Terekhina, N. Choubnikova-Gousseva. Préface // Igor Sévérianine. Le majestueux bouffon. Saint-Petersbourg,
Rostok, 2005. p. 17.
17 Poéza – le néologisme très courant dans le groupe de l’ego-futurisme, signifie
« poème ».
Nous citons ici tout ce poème en russe, et proposons une traduction de certains passages
dans le texte. Поэза возмездия : « Моя вторая Хабанера/ Взорвалась, точно динамит./ Мне
отдалась сама Венера,/ И я всемирно знаменит !/ То было в девятьсот девятом…/ Но до
двенадцатого – дым/ Все стлался по местам, объятым/ Моим пожаром золотым./ Возгрянул век Наполеона/ (Век – это громогласных дел !)/ Вселенского Хамелеона/ Душа – бессмертный мой удел./ Издымлен дым, и в льстивый танец/ Пустился мир, войдя в азарт./
Я – гениальный корсиканец !/ Я – возрожденный Бонапарт !/ Нo острова Святой Елены/
Мне не угрозен небосклон :/ Нe мне трагические плены,/ Зане я сам Хамелеон !/ Что
было в девятьсот девятом,/ То будет в миллиард втором !/ Я покорю миры булатом,/ Как
покорял миры пером./ Извечно странствуя с талантом/ На плоской плоскости земной,/
Был Карлом Смелым, был я Дантом,/ Наполеоном – и собой./ Так ! будет то, что было,
снова –/ Перо, булат, перо, булат…/ Когда ж Земли падет основа -/ О ужас – буду я
крылат !.. » in Igor Sévérianine. En 5 vol. Saint-Pétersbourg, Logos, 1995. Vol. 1. p. 184.
– 360 –
– imageS de naPoléon chez leS futuriSteS ruSSeS –
héroïque de Napoléon, on pourrait voir une référence à la grande tradition romantique russe qui a beaucoup contribué à la « positivisation » de l’image de l’ennemi
historique. Mais on pourrait y voir aussi une révolte tout à fait personnelle contre
les jugements de valeur de Léon Tolstoï qui a participé, d’une manière indirecte,
à la formation de la célébrité du poète.
Mais le poète ne s’arrête pas là. Non seulement il utilise le nom de Napoléon
en tant que marque de sa gloire, mais, avec tout l’humour et l’ironie fine qu’il
a, il va jusqu’à s’identifier lui-même à Napoléon qu’il fait rimer tout d’abord
avec « Caméléon » : « Mon sort c’est l’âme/ Du Caméléon Universel ». Pourquoi
Caméléon ? Il me paraît que la réponse est très simple : tout d’abord pour exhiber
la rime extrêmement riche18 (elle sonne d’une manière semblable en russe et en
français, Napoléon/Caméléon) et ensuite pour rendre le sens du développement,
du mouvement perpétuel et protéïforme qui caractérise ce grand homme. Par la
suite, le poète approfondit son auto-identification avec Napoléon – « Je suis un
Corse génial ! / Je suis le Bonaparte ressuscité ! » Mais le poète prétend échapper
à l’exil de Sainte-Hélène, il ne peut pas être saisi par la « captivité tragique »
parce qu’il est « Le Caméléon en personne ». Il promet de vaincre les mondes par
les armes de guerre tout comme il a déjà triomphé grâce à sa plume. La nature
protéiforme du poète se révèle être sa qualité majeure : « J’ai été Charles le Téméraire, j’ai été Dante / Napoléon et moi-même ». Le Moi du Poète dépasse finalement tous les héros, et l’essence héroïque elle-même car de ses deux instruments,
l’épée et la plume, persiste la plume et le poète devient « ailé », à quoi Sévérianine
ajoute, avec toute son ironie, qui atténue souvent la banalité de ses propos, l’exclamation – « ah quelle horreur » (« Et je serai, oh quelle horreur, plumé ! »).
La guerre de 1914 convertit l’esthète Sévérianine en patriote, ce qui est valable surtout au début de la guerre. Maintenant, dans ses poèmes Napoléon fait
partie des jeux politiques entre la Russie, la France et l’Allemagne. D’une part, la
nouvelle guerre a été vite proclamée « grande guerre nationale » à l’instar de celle
de 1812 ; mais dans cette nouvelle guerre la France a été l’alliée de la Russie.
Ainsi l’image de Napoléon constitue une belle coïncidence – le héros romantique
cher aux poètes et la conformité avec la conjoncture où il devient presque le symbole de la France alliée !
Juste après la déclaration de la guerre Sévérianine s’est mis à écrire des
poèmes patriotiques où parfois il mentionne Napoléon. Ainsi déjà en juillet 1914
il invente « Poéza à l’Europe » et en août « Poéza de l’Indignation » où il trace des
comparaisons entre Guillaume II et Napoléon. Il décrit l’invasion de Guillaume II
18 Pour Sévérianine la rime est une question très importante, il y a consacré plusieurs traités. Citons un des exemples de la rime interdite, selon lui : « Il ne faut pas rimer des noms
propres ... exemples Napoléon-Babilon » // Igor Sévérianine. Les roses classiques. Moscou,
Naouka, 2004. p. 576.
– 361 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
comme une sorte d’assaut facile, dirigé par un petit « geste » de l’empereur allemand. Le ton du poème est assez léger, comme si cette guerre, pourtant, fratricide, selon le poète, ne représente rien de sérieux. À la fin, Sévérianine produit
une sorte d’incantation, en proclamant que Guillaume II doit tomber. Ce caractère
superficiel, dû bien sûr aussi à la spécificité de l’époque du commencement de la
guerre où il était difficile de voir toute la profondeur de la catastrophe, est pourtant bien fondée par la comparaison centrale :
« C’est un sacrilège que de jouer au Napoléon –
Il faut l’être, c’est là la source de tous les péchés »19.
La mention de Napoléon signifie ici une chose capitale : la guerre de 1914
est perçue par Sévérianine comme une guerre sans héros, et le souverain allemand n’est qu’un pitre minable, comme le dit Sévérianine dans son autre poème,
« Poéza de l’Indignation », en s’adressant à Guillaume II « Tu es un barbare ! Tu
es un tyran ! Tu es le bouffon de Napoléon ! »20
Dans cette résurrection du nom de Napoléon, on pourrait voir au moins deux
raisons capitales. La première est d’ordre politique et témoigne d’un certain
conformisme de Sévérianine. Ainsi, il adapte l’idée de la guerre nationale et
patriotique, et l’écho de la grande et victorieuse guerre de 1812 ne fait que la renforcer. Paradoxalement, la figure de Napoléon se transforme en « figure-amie »,
grâce à l’alliance franco-russe dans la nouvelle guerre. Tout en suivant les clichés
patriotiques de l’époque, Sévérianine les exploite avec une certaine élégance,
jouant sur l’ambigüité de la figure de Napoléon.
Sévérianine construit dans son « Poéza de l’Indignation » deux lignes thématiques liés à Guillaume II : le plan guerrier, où l’empereur allemand est présenté comme un aventurier barbare, et le plan culturel où le poète rappelle que
Guillaume II a été célèbre par ses ambitions culturelles, mais qu’il les a toutes
trahies. L’énumération de ces valeurs trahies, incarnées par Beethoven, Kant,
Goethe, Schiller, rejoint l’opposition déjà mentionnée entre les deux empereurs ;
ainsi, Sévérianine exprime sa vision de Napoléon comme d’une valeur culturelle
sûre.
Curieuse dissonance entre la position de Khlébnikov et Sévérianine. Sévérianine est engagé dans des armées, mais il ne participe pas vraiment aux combats
et continue de composer des poèmes patriotiques. Khlébnikov, lui, rêve d’une vie
19 « Кощунственно играть в Наполеона,Им надо быть ! – вот в том-то и грехи ».
Igor Sévérianine. Oeuvres en 5 volumes. Saint-Pétersbourg, Logos, 1995. Vol. 1. p. 545.
20 « Ты – варвар ! Ты – тиран ! Ты – шут Наполеона ! »
Igor Sévérianine. Oeuvres en 5 volumes. Saint-Pétersbourg, Logos, 1995. Vol. 1. p. 544
– 362 –
– imageS de naPoléon chez leS futuriSteS ruSSeS –
en paix, il en parle dans sa lettre à Nikolaï Koulbine (1916) : « Si vous pouvez,
Nikolaï Ivanovitch, faites tout ce qu’il faut faire pour ne pas changer le poète et
le penseur en soldat. Surprenant ! En Allemagne Goethe et Kant sont restés très
loin des tempêtes napoléoniennes et les lois de la société leur ont permis d’être
tout simplement des poètes »21.
Maïakovski : le génie et la folie
Vladimir Maïakovski (1893-1930), qui a participé à plusieurs groupements
futuristes, surtout aux côtés de Khlébnikov, commence son oeuvre poétique dans
un esprit très provocateur en exprimant son violent refus du monde où il vit et
en exhibant une forte affirmation du moi souverain, très solitaire et narcissique,
arrogant, réfutant complètement le monde et en même temps en prenant sur soi
toutes les souffrances de tous les gens. En 1913, il écrit et joue le spectacle « Vladimir Maïakovski. La Tragédie », quintessence de son égocentrisme exacerbé.
Certains spécialistes22 de son œuvre ont souligné son côté nietzschéen qui est, en
même temps, plein d’un certain esprit chrétien très profond (même si Maïakovski
se déclare toujours athée).
Une des premières mentions de Napoléon surgit dans ce contexte profondément nietzschéen. Dans le poème d’avant la guerre « Le nuage en pantalon »
(1914), le poète souffrant pour toute l’humanité s’identifie tout d’abord avec
Jésus-Christ, mais ensuite il sort le couteau pour tuer le Dieu qui permet tant
d’injustice dans ce monde. Le poète-surhomme se manifeste au monde entier, et
dans cette marche orgueilleuse il est accompagné par Napoléon. Ou plutôt il le
suit, comme le maître va derrière son chien.
« Paré de façon incroyable,
Je m’en irai par la terre
Pour plaire et me brûler,
Et devant moi
Je tiendrai Napoléon en laisse comme un caniche »23.
21 Velimir Khlebnikov. Oeuvres complètes. En 6 vol. Moscou, IMLI, 2006. Vol. 6-II. p.
180.
22 Luigi Magarotto. Nietzsche et la poésie de Maïakovski (en russe) // Revue des études
slaves. 1995. N 67 (4). Voir aussi des études générales Rosenthal B. Glatzer. A New World
for a New Myth : Nietzsche and Russian Futurism // p. I. Barta (editor). Nietzsche and Soviet
Culture. Ally and Adversary. Cambridge, 1994.
23 Traduction de Claude Frioux. Vladimir Maïakovski. Poèmes. P., Harmattan, 2000. Vol.1.
p. 95.
– 363 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Le poète exprime ainsi sa supériorité absolue : il part à la conquête du monde
tout en lançant un défi à toutes les représentations du pouvoir, de la gloire et de
l’héroïsme. Mais on pourrait voir dans cette métaphore les traits d’une certaine
familiarité. Tout d’abord, la race du chien qui a été traduite d’une manière inexacte
par le traducteur Claude Frioux – il s’agit bien du carlin (et pas du caniche), chien
préféré de Joséphine de Beauharnais (son carlin Fortuné). Consciemment ou non,
Maïakovski joue sur cette référence historique assez fameuse. D’autre part, il y
a ici un côté tout à fait personnel et très touchant, Maïakovski a beaucoup aimé
les chiens, il s’identifiait lui-même à un petit chien en écrivant, par exemple, ses
lettres d’amour à Lili Brik, et dans les dessins schématiques de ces petits chiens
on pourrait percevoir des traits du carlin.
L’expression employée par Claude Frioux, « Napoléon en laisse », traduit le
sens général, mais il y échappe une nuance : Maïakovski n’a pas dit « laisse », il
a dit « une petite chaîne ». Bien sûr, c’est avant tout le signe du dandysme, mais
c’est également une référence à la captivité, d’une part, et aussi, à l’idée du lien
entre le poète et Napoléon qui sont liés d’une même chaîne. La métaphore de
Maïakovski se révèle finalement beaucoup plus riche qu’une simple affirmation
de la supériorité du poète. Grâce à l’évocation du carlin, l’image de Napoléon
cesse d’être un simple cliché, en se rapprochant d’une part des épisodes de sa
propre vie, et d’autre part en touchant à l’imaginaire intime de Maïakovski.
L’image de Napoléon ne cesse pas de hanter Maïakovski durant toute sa vie.
Après le commencement de la guerre de 1914, elle acquiert de nouvelles significations : elle n’est plus simplement « intime », mais finit par s’identifier au poète
lui-même.
Ainsi le poète évoque la duplicité du destin napoléonien pour projeter ses propres perspectives dans son poème « La Flute des vertèbres », 1915 :
« Que je finisse couronné
Ou à Sainte-Hélène,
Chevauchant les flots d’une vie tempestueuse,
Je suis également candidat
À l’empire de l’univers
Et
Aux fers »24
Ici on voit clairement la différence dans la manière de s’auto-identifier avec
Napoléon, par rapport à celle de Sévérianine. Chez Sévérianine règne le narcissisme et l’aplomb qui servent à souligner le caractère super-héroïque, et en
24 Traduction de Claude Frioux. Vladimir Maïakovski. Poèmes. P., Harmattan, 2000. Vol.1.
p. 129.
– 364 –
– imageS de naPoléon chez leS futuriSteS ruSSeS –
même temps cette démesure est chargée de légère et superficielle ironie. Chez
Maïakovski, l’ambigüité du destin du poète est tout à fait sérieuse, l’évocation de
Napoléon sert à la dramatiser.
L’identification du poète avec Napoléon se prolonge dans le poème de la
même époque « Moi et Napoléon » (1915), où Maïakovski approfondit deux
plans – politique et psychiatrique. Le poème commence par le discours autobiographique du poète :
« J’habite Grande Presnaïa,
36/24
Un endroit bien tranquille.
Bien calme.
Alors ?
Est-ce, au fond, mon affaire
Si quelque part
Dans l’univers-tempête
On s’est mêlé d’imaginer la guerre ? »25
Ainsi se laisse introduire le thème de la guerre – Moscou saigne littéralement,
envahie d’angoisse. Et le poète prend la défense de la ville, il s’insurge contre le
Dieu de la guerre qui n’est autre que le Dieu tout court, celui qui détient le ciel.
Le poète promet de tuer le soleil. Le soleil est une image-charnière pour Maïakovski. Premièrement, elle fait référence aux activités d’un des groupes des futuristes (Sojouz molodeji, 1913), et son spectacle révolutionnaire et contestataire
« La Victoire sur le Soleil » (1913, Alexeï Kroutchenykh, Mikhaïl Matiouchine,
Kazimir Malévitch), et le défi du poète doit être interprété comme un défi global,
social et poétique en même temps. Mais Maïakovski développe son image en la
faisant glisser du côté de la légende napoléonienne : il appelle les victimes de la
guerre, « les dévorés d’insomnie, la tête dans les flammes », au dernier sacrifice
en rappelant que ce soleil est un dernier « soleil d’Austerlitz », fameuse expression prononcée par Napoléon avant la bataille de Borodino. D’une manière indirecte on pourrait aussi y voir un clin d’œil chez Léon Tolstoï (les réflexions du
prince Andreï Bolkonski blessé qui regarde le ciel d’Austerlitz), dont Maïakovski
emprunte le titre pour son autre poème de l’époque « Guerre et Paix » (1915).
Mais en pensant à Napoléon avec Tolstoï ou non, Maïakovski renverse le sens du
soleil qui passe de l’image du souverain qu’il faut tuer à l’image nostalgique du
soleil de la gloire qui se révèle être le soleil de la mort.
25 Nous citons ce poème dans la traduction d’Elsa Triolet. Vladimir Maïakovski. Vers et
Proses. P., Les éditeurs français réunis, 1957. p. 108-111.
– 365 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
C’est après l’évocation du soleil d’Austerlitz que le poète s’identifie à Napoléon – il joue son rôle d’une manière très sérieuse, car son cadre n’est ni le théâtre
ni le cinéma, mais le monde entier devenu fou à cause de la guerre.
« Avancez, vous, les déments de Russie, de Pologne :
Aujourd’hui Napoléon, c’est moi !
Je suis chef d’armée et davantage.
Comparez –
Moi et - lui ! »
L’image de la folie est cruciale ici. Elle comporte incontestablement un jugement de valeur sur la guerre. D’autre part, c’est un rappel des activités tumultueuses de Maïakovski en tant que membre des groupes futuristes dont la « folie » a été
l’un des signes marquants. La folie pour les futuristes a été une forme de protestation contre le sens commun stabilisateur de la vie de la société et aussi une forme
de retour à l’état primitif où la conscience n’est pas très pertinente. Au moins
deux critiques russes ont écrit des livres sur ce sujet en 1914 : il s’agit de Evgueni
Radine, auteur du livre Le Futurisme et la folie : les parallèles de la création et
les analogies du langage nouveau chez les cubo-futuristes, et d’Alexandre Zakrjevski, auteur du livre Les chevaliers de la folie. Les futuristes. Dans ce contexte,
la mention de Napoléon est une sorte de sur-évidence, car c’est un des rôles les
plus répandus parmi les habitants des asiles pour les aliénés. Et dans l’auto-présentation en Napoléon, le poète épate son public d’une manière très directe.
La thématique de la folie permet aussi de prouver le statut ambigu du moi poétique dans le poème, par une sorte de scission schizophrène. Ce moi est Napoléon
et en même temps il reste le moi du poète. Si Maïakovski énumère plusieurs épisodes de la vie de Napoléon (les pestiférés de Jaffa, le pont d’Arcole, la campagne d’Egypte), c’est pour dire que ses propres souffrances et son propre courage
sont encore plus grands que ceux du héros français.
« Lui n’a rapproché qu’une fois son trône de la peste,
D’audace vainquant la mort,
Moi, tous les jours je visite les pestiférés
Dans des milliers de Jaffa russes !
Lui, pour une fois, sans flancher qu’il affronta les balles,
Va s’en glorifier une centaine de siècles,
Et moi, rien qu’en un seul juillet j’ai passé
Un millier de ponts d’Arcole.
Mon cri est taillé dans le granit des temps,
– 366 –
– imageS de naPoléon chez leS futuriSteS ruSSeS –
Il tonnera et il tonne,
Parce que
Dans un cœur dévasté comme l’Egypte,
Il y a mille fois mille Pyramides ! »
Et tout en prouvant sa « supériorité » sur Napoléon, il revient à l’auto-identification en saluant le « dernier soleil de ma vie, mon soleil d’Austerlitz ! » Pourtant, dans cette compétition avec Napoléon, il n’y a pas d’ambition vaine. Au
contraire, elle tend à prouver que le héros de la guerre n’a été que victime, et si le
poète veut être canonisé dans la mémoire de ses descendants, ce sera en tant que
poète que la guerre a tué.
L’image de Napoléon dans ce poème écrit en pleine guerre possède des sens
qui sont loin d’être banals. Nous avons déjà mentionné des poèmes patriotiques
de Sévérianine qui révèlent le caractère anti-héroïque et anti-culturel de la guerre.
Maïakovski va beaucoup plus loin, il est contre la guerre comme telle, mais sa
position n’est pas du tout celle d’un pacifiste. Au contraire, il veut « tuer » la
guerre, c’est-à-dire qu’ à une violence il voudrait en opposer une autre, celle de la
violence poétique non moins efficace. Ici la folie joue en même temps pour la dramatisation et dédramatisation des thématiques, tout en renforçant le thème de la
guerre et en atténuant la manie de grandeur du poète qui se révèle pleine d’ironie.
La folie sert aussi de structure au développement du sujet lyrique du poème en lui
permettant être lui-même et autre en même temps. Tout en gardant son lien avec
le héros romantique et les images communes, le Napoléon de Maïakovski présente un développement des sens tout à fait original et riche en contenu humain.
Ici on pourrait voir aussi une très grande différence par rapport à la position
de Marinetti. Même si Maïakovski appelle dans ses manifestes à détrôner tous
les classiques et à les jeter du bateau de la modernité ( Manifeste de 1912, « Une
claque contre le goût de la société »), il se permet des exceptions, dont une, des
plus marquantes, est le grand héros – Napoléon. Dans sa protestation solitaire
contre les valeurs de son temps et en cultivant son moi contestataire, le poète
va jusqu’à s’identifier à Napoléon, en voyant dans le héros français une sorte de
point de fuite lui permettant d’exprimer tout le caractère tragique de la condition
du poète dans ce monde inacceptable.
À l’époque soviétique Maïakovski n’abandonne pas tout à fait les références
à Napoléon, mais les perspectives ont beaucoup changé : le culte du moi typique
pour sa première manière d’avant la révolution a cédé aux recherches du renouvellement révolutionnaire de l’art ; et les références à Napoléon ont un caractère
plutôt fortuit. Mentionnons-les quand même pour démontrer une certaine persistance de l’image qui est très imprégnée par les références aux poètes classiques
– 367 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
russes. Dans son cours « L’Analyse des êtres infiniment minuscules » (1924) il
parodie les lignes du poème d’Alexandre Pouchkine « Bonaparte et les Monténégriens » (1835) :
« Monténégriens ? Qu’est-ce que c’est ?
A demandé Bonaparte »
Maïakovski les utilise dans sa réponse aux attaques contre sa revue LEF et le
poème de Vassili Kamenski « Le Jongleur », riche de paroles en « zaoum », qui y
a été publié.
« Zgaraamba – qu’est-ce que c’est ?
A demandé Bonaparte ».
Et en 1928 il reprend de nouveau une partie de cette formule pour le titre de son
poème sur les automates américains : « Les Télévoxes ? Qu’est-ce que c’est ? »
Dans son poème « Ca va bien ! » (1927) Maïakovski parodie le poème de
Lermontov « Le bateau fantôme » (1840) pour décrire le chef du gouvernement
provisoire au printemps-automne 1917 qui a été renversé par la Révolution
d’Octobre :
« Il a
Les yeux
D’un Bonaparte
27 et veste militaire
Couleur
De camouflage.
Des mots et des mots.
Une lave de paroles enflammées.
Il bavarde
Comme une pie joyeuse.
Il est lui-même
Enivré
De sa gloire »26.
Ce changement de perspective dans le poème soviétique de Maïakovski est
bien sûr une marque du temps où le nouveau régime tend à définir ce que doit être
son nouveau héros. Une chose ne change pas, c’est le caractère référentiel des
26 Traduction de Claude Frioux. Vladimir Maïakovski. Poèmes. P., L’Harmattan, 2000. Vol.
5. p. 25-27.
– 368 –
– imageS de naPoléon chez leS futuriSteS ruSSeS –
notions de Napoléon qui sont souvent chargées de citations ou de parodies de la
littérature russe du xixe siècle. On pourrait y voir aussi une allusion un peu floue
à l’article de V.I. Lénine « Le commencement du bonapartisme » comportant la
comparaison du gouvernement de Kerenski avec celui de Napoléon III. Dans ce
cas il serait bien difficile à dire de quel Bonaparte il s’agit chez Maïakovski, de
Napoléon I ou de Napoléon III.
En guise de conclusion, je proposerais une hypothèse : malgré leur rareté,
les images de Napoléon traduisent les recherches du renouvellement anthropologique incarné dans la recherche de l’homme du futur. Nous avons analysé les
cas de références à Napoléon chez trois écrivains futuristes très différents. Pour
Khlebnikov, poète représentant les recherches des racines de la culture russe,
Napoléon n’est qu’un des cas historiques, parmi tant d’autres. Mais cette vision
change dans ses mystérieuses Tables du Destin où Napoléon, avec son code,
se révèle être le détenteur des Lois de la société, et l’ancienneté de ces lois est
pour Khlebnikov, qui rêvait des changements culturels et sociaux en Russie,
une sorte de garantie de leur nécessité dans le présent ou le futur de ce pays.
La valeur de Napoléon est pour lui dans son rapport avec la sagesse du passé,
mais ce passé est, aux yeux du poète, quelque chose d’important dans l’actualité russe de son époque. Sévérianine et Maïakovski manifestent tous les deux
un vif intérêt pour Napoléon et le poussent jusqu’à l’auto-identification avec
l’empereur. Dans le « Poéza du Châtiment », Sévérianine propose une relecture
du mythe de Napoléon en le déplaçant du plan du passé dans le plan d’avenir :
il est « ressuscité » dans le poète Igor Sévérianine, et maintenant il échappera
à son exil et son destin ne sera fait que de triomphes. L’image de Napoléon
s’associe à l’homme parfait qu’est le poète Igor Sévérianine, ce rapport étant
sérieux et bouffon à la fois. Il est sérieux car fondé dans le tissu du vers, tout
en étant soutenu par la musique exquise des vers, surtout par la rime riche en
sens – « caméléon ». Il est bouffon, car il est associé au thème de la gloire dont
l’excès même le rend ambigu et ironique : on pourrait dire que Napoléon-héros
est pour Sévérianine une sorte de double et l’auto-ironie du poète le touche
aussi par contagion. L’identification du poète avec Napoléon dans le poème
« Moi et Napoléon » exprime chez Maïakovski l’approfondissement du thème
douloureux de la guerre et son désir de lutter contre la guerre comme telle.
Le sens du mythe napoléonien se trouve renversé – il sert ici aux thématiques
anti-militaristes. Maïakovski exhibe dans son poème le mécanisme du glissement thématique en introduisant le motif de la folie, tout à fait dans l’esprit
provocateur du futurisme. Le thème de la scission de la personnalité, introduit
grâce au motif de la folie, traduit une tendance à incarner le côté inconscient de
– 369 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
la personnalité et de la foule. La totalité de la personnalité du poète acquise en
fin de poème est une sorte de résultat de la synthèse du conscient et de l’inconscient. Napoléon est ici l’incarnation de l’inconscient, en même temps qu’il sert
l’utopie de l’homme nouveau, avec tous les côtés de sa personnalité, conscients
et inconscients.
– 370 –
indiceS et SenS de La préSence du mythe
napoLéonien danS La Littérature françaiSe
contemporaine : image, deScendance et
modernite danS L’œuvre de
cLaude Simon
Christophe LUZI
Ingénieur de recherche CNRS
UMR 6240 LISA, Université de Corse
Docteur ès Lettres de l’Université d’Aix-Marseille I
« Ainsi ont fait les dieux ; ainsi font les hommes »1.
À mi-chemin entre l’histoire et la fiction, il existe dans les romans de l’écrivain
Claude Simon, en particulier dans La Route des Flandres, L’Acacia et Les Géorgiques les traces d’une tradition guerrière très vive, d’une geste ancestrale qui
acquiert son sens dans la perpétuation d’un combat, d’un parcours ou d’un acte
fondateurs. C’est en particulier dans le dernier des trois romans que s’impose dès
les lignes inaugurales de l’incipit2, la figure fondatrice d’un lignage de personnages guerriers, dont le lecteur ne découvre l’histoire que par fragments décousus,
1
Adage indien cité par Mircea Eliade, se reporter à l’ouvrage Le Mythe de l’éternel retour.
Archétypes et répétition, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1988, p. 34.
2
Quarante-quatre phrases assez brèves et ponctuées, où s’entremêle la diégèse de personnages romanesques dont le Régicide général d’Empire L.S.M., un capitaine de 1914 et un
cavalier du Régiment de Dragons décimé lors de la débâcle de mai 1940, sans que soit toutefois livrée pour aucun d’identification référentielle claire.
– 371 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
et livrés sans aucune chronologie. Le Régicide général d’Empire L.S.M.3 est élu à
l’Assemblée nationale à trente-huit ans. Il joue un rôle à la Convention et pendant
la Terreur en 1792. Pris dans la Révolution de 1793, il fait partie du Comité de
Salut Public en 1794, du Directoire et du Conseil des Anciens en 1795.
Le Régicide général d’Empire L.S.M. réalise « l’exploit titanesque d’accoucher un monde et de tuer un roi »4. L’éloquence de la formule placée au cœur du
roman témoigne chez le narrateur des Géorgiques du passé sublime et monumental qu’a laissé inscrit dans les mémoires ce fidèle de « l’Ogre mangeur d’hommes »5. Une correspondance épistolaire profuse, notamment celle qu’il tient avec
son intendante Batti, témoigne sa vie durant d’une discipline autoritaire, de campagnes incessantes à travers l’Europe ainsi que d’une habileté militaire remarquable. Le personnage romanesque s’inscrit dans le sillage d’une gloire napoléonienne. Partagé entre son domaine de Saint-M. et l’Europe, il incarne aussi
un modèle de personnage guerrier qui tient constamment entre les mains, l’araire
avec les faisceaux du pouvoir6.
Une figure napoléonienne : le géorgique et le conquérant
L’image romanesque du général L.S.M. se forge dans une succession victorieuse de campagnes militaires lointaines, scandées par des retours pacifiques
aux travaux de la vie agreste. Son parcours ne suit pas les errements du hasard,
mais il est le fruit d’une stratégie contre laquelle les coups de roue imprimés par
Fortune ne semblent pas avoir de prise. Ces lendemains sans certitude qu’instaure
la « terreur de l’histoire »7, la répétition stratégique des tâches guerrières et agri3
Jean-Pierre Lacombe Saint-Michel, député du Tarn et Général sous la Révolution et
l’Empire, n’est pas clairement désigné dans la narration.
4
Claude Simon, Les Géorgiques, Paris, Minuit, 1981, p. 149. L’allusion renvoie à la
conception marxiste de la violence révolutionnaire comme grande accoucheuse de l’Histoire.
« La violence, affirme Marx, est l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs ». La nuance chez Claude Simon est que le monde fait, pour continuer la
métaphore, une fausse couche. Il n’est ni vieille ni nouvelle société car « le monde ne signifie
rien sauf qu’il est » (Discours de Stockholm, Minuit, 1986, p. 24). Les conflits existent, mais
ils ne servent pas pour autant de fanal au destin, non plus collectif qu’individuel. Tout au plus
correspondent-ils à une nécessité héraclitéenne, indissociables de l’Homme et permanents
dans l’Histoire. Voir à ce sujet C. Luzi, La Guerre au miroir de la littérature. Essai sur Claude
Simon, Orthez, Colonna édition, 2009, p. 5 et sq.
5
Claude Simon, L’Acacia, Paris, Minuit, 1989, p. 127. La périphrase désigne Napoléon. Elle fait écho au surnom donné par les Britanniques et resté ancré dans les mémoires
collectives.
6
Un modèle incarné de Cincinnatus, fort du symbole hérité de l’Antiquité et repris sous
l’Empire.
7
Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour. Archétypes et répétition, Paris, Gallimard,
« Idées », 1988, p. 158.
– 372 –
– la PréSence du mythe naPoléonien danS la littérature françaiSe contemPoraine –
coles semble parvenir chez ce personnage, à les maîtriser. Fort des assurances que
procure l’expérience martiale, et sur la tonalité injonctive, le général L.S.M. fait
usage dans ses lettres de la fonction déontique par bravade contre cette « terreur ».
Tous les travaux qu’il enjoint à son intendante Batti d’accomplir, ce sont les tactiques militaires, « [les tables de tirs] et [les] interminables états de matériel »8 qu’il
dresse inlassablement. La redondance du futur sert à exprimer cette volonté.
« [Le général L.S.M. dicte] aux successifs et indifférents secrétaires qui les
recopiaient dans les successifs registres aux plats d’un bleu passé aussi bien des
plans de bataille que des instructions sur les semailles, des lettres aux ministres,
des directives sur la culture de la pomme de terre, des propositions d’avancement
ou de décoration, des rapports de mission : je pense que ce qui restait du rastoul
dans la division des pruniers est labouré depuis longtemps à la grande charrue,
dans le cas où cela n’a pas encore été fait vous le ferez faire de suite afin que
les froids puissent cuire la terre et que passé le mois de mai il n’y en ait aucune
qui se repose et que toutes portent », « il serait nécessaire, citoyens, d’envoyer à
Flessingen des boulets format de gros calibre. Vous pourrez vérifier qu’il n’en
a pas été envoyé à Dunkerque lorsque j’étais chargé de l’expédition de cette
île. Des raisons politiques exigent que vous ayez toujours une force imposant à
l’île de Vanheren pour tenir cette bouche de l’Escaut sur laquelle est Flessingen,
vous devez sentir que les Anglais feront les plus grands efforts pour s’en emparer et tant que nous ne serons pas maîtres d’un fleuve qui peut rivaliser avec la
Tamise… », « vous devez couper et enfagotter la portion du grand bois que j’ai
fait abattre il y a deux ans et que j’ai voulu laisser en place pour garantir les
taillis : j’ai pensé qu’au moyen des branches les bestiaux auraient plus de peine à
y rentrer ; toutes les pièces qui auront six pieds de longueur et plus, et qui seront
droites et susceptibles d’être équarries, vous les ferez mettre de côté, le reste sera
mis en corde, vous m’en direz la quantité », « tous mes soins pour maintenir la
paix ayant été inutiles j’attendais journellement que la guerre entre la France et
Naples fût déclarée par l’une des deux puissances [...] »9.
Parmi les fragments de correspondance intriqués dont on lit un extrait, l’injonction revient au fil des lignes comme un leitmotiv. Les travaux d’entretien de
la propriété de Saint-M. où séjournent en l’absence de son propriétaire l’intendante Batti, le jardinier, Louis Fabre et des paysans s’entremêlent avec les stratégies de défense militaire sur les places fortes de l’île de Vanheren, à Belisle ou
sur l’Adige, mises en péril par les Anglais, les Autrichiens, les Italiens. Ainsi le
8
Claude Simon, Les Géorgiques, Paris, Minuit, 1981, p. 447.
9
Ibid., 1981, p. 464 et sq. On relève successivement au fil des pages : « Vous le ferez
faire [...], vous devez sentir [...], vous ferez couper [...], vous les ferez mettre [...], vous m’en
direz [...], vous ferez semer [...] vous ferez mettre [...], vous direz [...], vous ne laisserez
plus [...], vous les ferez [...], vous leur ferez [...], vous y ferez [...] ».
– 373 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Régicide général d’Empire L.S.M. commande les terres de son domaine comme
les positions françaises en Europe. Le rapprochement narratif met en avant des
convergences profondes entre deux fonctions sociales traditionnellement distinctes, le paysan et le guerrier, l’un vecteur de l’anonymat d’une communauté
populaire qui garantit à la société sa mamelle nourricière, l’autre porteur d’une
légitimité charismatique et glorieuse, ancrée dans la croyance au caractère exceptionnel de la personne qui ordonne, prévoit, domine.
La suite et la liaison insistante des rapports se continuent dans les dernières pages
des Géorgiques. Tout comme les défenses militaires sont en mesure de « tenir » la
bouche de l’Escaut de telle sorte que « les Anglais feront les plus grands efforts pour
s’en emparer », les fagots de bois entassés peuvent également « garantir » les taillis
de façon à ce que les « bestiaux aient plus de peine à y rentrer, »10. De même que les
munitions et boulets « de format gros calibre » ne doivent jamais manquer dans l’arsenal afin que les hommes de l’île de Vanheren bénéficient « toujours d’une force
imposante »11, de même les liliacées et les herbacées que porte la terre domaniale
ne doivent jamais faire défaut dans les caves du château. Dans sa dernière lettre
adressée à Batti, L.S.M. exige que soient conservés pour son retour
« beaucoup d’oignons, de pois, beaucoup d’ail, des laitues, des chicorées, des
choux de toutes espèces, des poireaux, des raves, beaucoup d’oseille, des épinards, des artichauts [...] »12.
Plus loin, le texte simonien poursuit. L’effort de positionnement des « fortes
garnisons » à Belisle dans le but d’empêcher que les Anglais n’inquiètent les côtes
ressemble familièrement à celui que doit mettre en œuvre le jardinier du domaine,
chargé par son propriétaire de « bien regarnir les rivages »13. Aussi vrai que l’ennemi Autrichien ne doit pas non plus battre en brèche les positions sur l’Adige,
une « bonne double haie » doit être plantée pour que l’eau et « les broussailles
qu’elles entraînent »14 n’y fassent aucune ouverture.
Aucune des deux campagnes menées par le général L.S.M. n’est gardée en
jachère, selon l’acception première mais aussi dans un sens martial. Les divisions
de « canonniers non employés, »15 pendant les mouvements de troupe sur l’Adige
passent sous le commandement de L.S.M. tandis que mutatis mutandis, les divisions de pruniers sont cultivées de telle manière « que passé le mois de mai il n’y
en ait aucune qui se repose et que toutes portent »16. La terre à leur pied doit être
10
11
12
13
14
15
16
Claude Simon, Les Géorgiques, Paris, Minuit, 1981, p. 464-5.
Ibid., p. 465.
Ibid., p. 474.
Ibid., p. 467.
Ibid., p. 468.
Ibid., p. 467.
Ibid., p. 464.
– 374 –
– la PréSence du mythe naPoléonien danS la littérature françaiSe contemPoraine –
retournée « à la grande charrue » comme une bataille labourerait un champ, ce qui
rappelle la métaphore martiale de « la herse gigantesque et cahotante »17 dévastant
tout sur son passage, dans la première section de L’Acacia. Un autre courrier du
général fait mention des « hayes et [des] petits arbres morts »18 devenus infructueux, qui doivent être arrachés comme sont reconstruites les fortifications peu
solides. Tandis qu’au creux de « l’ancien lit du ruisseau et attenant au chemin
[L.S.M. fait] planter dans l’endroit où il ne vient point d’herbe une grande quantité de saules à un pan l’un de l’autre »19, il désigne de même le long du rivage de
l’Adriatique « l’emplacement de huit batteries [de canons] »20.
Le fil de l’analogie entre la Terre et la Guerre s’établit donc non seulement à la
faveur des thèmes abordés par la voie épistolaire, parmi lesquels se trouvent les
provisions agricoles et les réserves militaires, la consolidation des haies et la fortification des places d’armes, le boisement du rivage et la militarisation des côtes,
l’exploitation des ressources domaniales et l’utilisation du contingent, le labour
champêtre et celui de la bataille, la plantation des arbres et le positionnement de
l’artillerie. Mais il se consolide encore à la faveur d’un lexique sélectionné pour
son ambiguïté. Les « divisions »21 du régiment font songer à celles du domaine,
les « pièces, » d’artillerie aux pièces de terre, la « brèche » faite par l’ennemi au
vide où les eaux s’engouffrent, l’acte de « planter » des arbres et des plantes à
celui de dresser des murailles.
Le texte des Géorgiques établit un réseau de correspondances étroites entre
d’une part la planification des travaux bucoliques et d’autre part les consignes
belliqueuses dictées par le général L.S.M. D’un fragment épistolaire à l’autre se
créent ainsi des attaches lexicales. Sans avancer de certitudes sur les aléas de la
guerre, qui renverraient une image inexacte chez Claude Simon, d’une science
polémologique22, elle semble être soumise aux mêmes mécanismes de fonction17 Claude Simon, L’Acacia, Paris, Minuit, 1989, p. 19.
18 Claude Simon, Les Géorgiques, Paris, Minuit, 1981, p. 475.
19 Ibid., p. 469.
20 Ibid., p. 469.
21 Cf Lucien Dällenbach, Claude Simon, Paris, Seuil, « Les contemporains », 1988, p. 134
et sq.
22 La violence des conflits « erre imbécile désœuvrée et sans but » (La Route des Flandres,
Paris, Minuit, 1960, p. 265), sans tracer à l’avance sa voie au devenir historique. Dans son
Discours de Stockholm (Minuit, 1986, p. 24), Claude Simon déclare aux membres de l’Académie royale suédoise : « Je suis maintenant un vieil homme, et comme beaucoup d’habitants
de notre vieille Europe, la première partie de ma vie a été assez mouvementée : j’ai été témoin
d’une révolution, j’ai fait la guerre dans des conditions particulièrement meurtrières [...], j’ai
été fait prisonnier, j’ai connu la faim, le travail physique jusqu’à l’épuisement, je me suis
évadé, j’ai été gravement malade, plusieurs fois au bord de la mort, violente ou naturelle, [...]
et cependant je n’ai jamais encore à soixante-douze ans, découvert de sens à tout cela, si ce
– 375 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
nement que le fruit d’une récolte agricole. Elle s’apparente en raison de ses régularités et de ses corrélations aux travaux de la vie agreste. Et elle procure in fine
au général d’Empire L.S.M. cette « jouissance particulière » de « boire ou manger
ce qui [lui] appartient »23 à laquelle Hésiode fait allusion dans Les Travaux et les
Jours.
« De fréquents dépôts, même petits, font vite les grandes réserves. Qui entretient son patrimoine écarte la faim ardente. As-tu fait des réserves ? C’est autant
de souci en moins : mieux vaut avoir chez soi ce qu’il en coûte d’aller chercher au
dehors. Quelle bonne chose que de puiser dans son propre bien ! »24.
Cette analogie entre la Terre et la Guerre, un autre personnage des Géorgiques l’établit aussi. L’un des descendants du général d’Empire, l’oncle Charles,
évoque avec son neveu le souvenir de son illustre ancêtre en ces mots :
« Toutes ces lettres pendant toutes ses années… un véritable précis d’agriculture. Quelque chose d’aussi cyclique, d’aussi régulier que le retour des aiguilles
d’une montre sur les mêmes chiffres d’un cadran, mois après mois, saison après
saison, pendant qu’il courait en tous sens d’un bout à l’autre de l’Europe avec
ses canons, ses tables de tirs et ses interminables états de matériel. Quoique si
l’on y réfléchit les deux choses ne soient pas tellement contradictoires. Je veux
dire en ce qui concerne les qualités requises. Je veux parler de cet éternel recommencement, cette inlassable patience ou sans doute passion qui rend capable de
revenir périodiquement aux mêmes endroits pour accomplir les mêmes travaux :
les mêmes prés, les mêmes champs, les mêmes vignes, les mêmes haies à regarnir, les mêmes clôtures à vérifier, les mêmes villes à assiéger, les mêmes rivières
à traverser ou à défendre, les mêmes tranchées périodiquement ouvertes sous les
mêmes remparts : Coblence, Pavie, Namur, la Meuse, Mantoue, l’Yssel, Anvers,
l’Adige, Vérone, Peschiera, Mayence… prises, franchises, perdues, reprises,
reperdues, reconquises de nouveau, reperdues encore, reperdues encore, sans fin
ni espoir de fin, avec pour seules variantes les prévisibles imprévus des successives coalitions de la pluie, du gel, de la sécheresse… »25.
Le monde rural vit en accord avec le rythme des saisons. Il en est de même
du theatrum mundi de la Guerre. Prise sous l’effet d’une cyclicité immuable,
l’endurance paysanne supplée à la vigueur militaire. Les mêmes pièces de terre
sont à défricher puis à labourer toujours aux mêmes époques, les mêmes terrains
fertiles à ensemencer, les mêmes vignes à greffer, les mêmes viaducs à conduire
n’est comme l’a dit, je crois, Barthes après Shakespeare, que « si le monde signifie quelque
chose, c’est qu’il ne signifie rien sauf qu’il est ».
23 Claude Simon, Les Géorgiques, Paris, Minuit, 1981, p. 475.
24 Hésiode, Les Travaux et les Jours, trad. Claude Terreaux, Paris, Arléa, 1998, p. 103.
25 Claude Simon, Les Géorgiques, Paris, Minuit, 1981, p. 447.
– 376 –
– la PréSence du mythe naPoléonien danS la littérature françaiSe contemPoraine –
et les mêmes haies à reboiser « sans fin ni espoir de fin »8. Le laborator aménage
une activité qui semble échue au dessein des hommes.
« Tous les ans, il [faut] abandonner d’anciens champs que la culture [a] épuisés et en ouvrir de neufs aux dépens des étendues incultes. La lente rotation des
terres labourées au sein d’un terroir dont une très large portion était temporairement abandonnée à la végétation naturelle fait en permanence d’un paysan un
pionnier »26.
En harmonie avec le cycle saisonnier de ceux qui travaillent la terre correspond chez le pugnator, des avancées vers les zones frontalières, lieux éternellement en proie à la convoitise politique ou économique, « [...] les mêmes villes
à assiéger, les mêmes rivières à traverser ou à défendre, les mêmes tranchées
périodiquement ouvertes sous les mêmes remparts, »27.
D’après les témoignages qu’en livrent ses correspondances, l’histoire du
général d’Empire L.S.M. est façonnée par la main paysanne, robuste et ravinée,
comme par la main conquérante, stratégique et belliqueuse. La patience et la
passion s’accordent dans un combat où le personnage se dessaisit encore et toujours de son objet de désir, où il œuvre à dessein de s’approprier ce qu’il ne fait
jamais que perdre, dépenser ou détruire. Le rocher est poussé jusqu’au sommet
de la butte pour qu’ensuite il retombe. D’ailleurs, L.S.M. n’est-il pas qualifié de
« sisyphéen »28 ?
En résumé, l’image qui transparaît à travers les lettres du général d’Empire
dans Les Géorgiques rapproche les dimensions constitutives de la vie sociale du
rustique et du conquérant. Dans le corps du texte, l’ambiguïté est constamment
maintenue. Des analogies s’établissent. Des directives et des thèmes constants
s’égrènent au fil des fragments d’une correspondance nourrie. Symboliquement,
26 Georges Duby, Guerriers et paysans. viie-xiie siècle premier essor de l’économie européenne, Paris, Gallimard, « Tel », 1973, p. 225. Cette remarque de Georges Duby sur la vie
des paysans médiévaux dans le haut Moyen Âge est encore valable plusieurs siècles après
puisque l’évolution des us et coutumes paysans est diachroniquement très progressive. Il n’est
donc pas étonnant que les fragments de lettres de L.S.M. insérés dans la cinquième section
des Géorgiques, et dont Claude Simon rappelle l’attestation historique, fassent une référence
implicite à des pratiques agricoles encore en vigueur au xixe siècle, par exemple « labour[er
avant l’hiver] afin que les froids puissent cuire la terre » (Les Géorgiques, op. cit., p. 464).
27 Claude Simon, Les Géorgiques, Paris, Minuit, 1981, p. 447.
28 Ibid., p. 244. Témoin d’un effondrement familial, le procès survenu à la mort du général
entre son fils et sa veuve est brièvement évoqué à travers un extrait de mémoire d’avocat :
« Précis pour Madame Adélaïde Micoux, veuve de M. Jean-Pierre L. St M., Général de Division ; Inspecteur général d’Artillerie ; Grand officier de la Légion d’honneur ; Chevalier de la
Couronne de Fer ; demeurante à Paris, défenderesse Contre M. Eugène L. St-M., Propriétaire,
demeurant à St-M. […] ».
– 377 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
le général L.S.M. remplace l’assiduité des travaux agricoles par la rédaction régulière de ses consignes dont le rapport avec les premiers a été mentionné.
Néanmoins il faut remarquer que dans l’œuvre de Claude Simon, en particulier dans les trois romans cités plus haut, L’Acacia, La Route des Flandres et le
« roman somme », Les Géorgiques, l’image narrative du « monumental » L.S.M.
est aussi construite à partir des récits faits par d’autres personnages, situés dans
son lignage direct, et principalement du narrateur qui livre au fil des pages de
L’Acacia et de La Route des Flandres des éléments d’investigation sur « l’ancêtre
général d’Empire ».
Sous la tutelle ancestrale
Dans le sillage du général d’Empire, la lignée maternelle du cavalier du régiment de Dragons de 1940 ainsi que la lignée guerrière des Reixach reconduisent
au fil des générations la tradition d’une geste en conformité avec l’action modèle
accomplie à son commencement, sans que cela puisse s’expliquer par l’entremise d’une perspective causale et rationnelle. Dans La Route des Flandres, Les
Géorgiques et L’Acacia, pas un seul descendant mâle n’est étranger à la guerre,
à la révolution ou à l’exode. Le lignage s’établit depuis les racines du glorieux
général napoléonien jusqu’à l’oncle Charles et au cavalier de 1940, mais aussi
depuis l’aïeul Reixach jusqu’à son neveu29 le colonel. Seul l’arrière-grand-oncle
royaliste et fidèle partisan de Louis XVIII, parvient à se défaire momentanément
des griffes de l’Histoire « mangeuse d’hommes », en refusant la « compromission » avec cet « ogre » parti mener de front les campagnes de Russie.
« [Il] reste caché cinq ans dans les bois pour échapper aux gendarmes écumant
la campagne à la recherche d’un jeune paysan qu’un ogre dévor[e] par bataillons
entiers ou env[oie] mourir au fond des steppes glacées »30.
De gré ou de force, sans fin ni espoir de fin, la descendance est rattachée au
souvenir des témoins des grandes épopées napoléoniennes, le Régicide général
d’Empire et cet arrière grand-oncle qui voue une aversion à l’Empire. Quant au
frère de L.S.M., la lumière est faite par l’oncle Charles sur un secret familial
jalousement gardé. C’est pour sa fidélité aux idées royalistes qu’il est condamné
à mort en tant qu’émigré pris les armes à la main, en vertu d’une loi qu’avait fait
voter le Général. La décision d’exécution est signée de la plume de celui-ci.
« Ce fut l’oncle Charles qui trouva la lettre : à la mort de la vieille dame, dans
le fond de son coffret à bijoux en métal noir, aux arêtes garnies de cuivre et au
couvercle muni d’une petite poignée de métal, naïvement dissimulée sous une
29
30
Au sens classique.
Claude Simon, L’Acacia, Paris, Minuit, 1989, p. 70.
– 378 –
– la PréSence du mythe naPoléonien danS la littérature françaiSe contemPoraine –
Langlois Jean-Charles (1789-1870), le Colonel (dit),
Combat de Krasnoe, 17 novembre 1812 (Distr. RMN-GP, Château de Versailles)
pile de ces sous-vêtements que portent les vieilles dames, imprégnées malgré les
lessives et les sachets de lavande, d’un parfum de vieilles chairs usées (quelque
chose qui est à la chair ce que l’entêtement est à la volonté), et qu’elle ne retirait
(le coffret) de son linceul de jupons et de cache-corsets, n’ouvrait que dans les
occasions exceptionnelles [...] »31.
Depuis cette époque fondatrice, l’acte quasi-rituel du combat ou de la mort
violente est reconduit au travers des générations. « Tous les vingt ans »32 il se
retrempe dans du sang neuf, afin que l’archétype du guerrier se pérennise par des
filiations successives.
Ainsi le lignage maternel du cavalier de 1940 se place-t-il sous la tutelle glorificatrice et sous l’autorité de ce « dieu païen » qui lui a donné jour, à la gloire
duquel est érigé dans l’Hôtel avunculaire un formidable buste en paros, imposante sculpture à son effigie. La présence au cœur du salon, du vestige d’un passé
glorieux atteste symboliquement, mais aussi hic et nunc, de hauts faits guerriers
31
32
Claude Simon, Les Géorgiques, Paris, Minuit, 1981, p. 429.
Ibid., p. 121-122.
– 379 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
qui servent de fanal aux destinées de la descendance. D’un seul tenant se dresse
une mémoire pérenne et durable,
« [un] buste monumental drapé de marbre, avec sa léonine chevelure de marbre,
ses broussailleux sourcils de marbre, [...] formidable, ironique et sévère »33.
L’archétype figuré par la statue paraît se revivifier de la mort des rejetons qui
déposent leur vie aux pieds du monument commémoratif. Ailleurs dans L’Acacia,
c’est aussi aux pieds d’un gigantesque tableau de l’ancêtre Reixach, que d’autres
personnages comme le colonel scellent leur destinée. La Guerre et l’acte de mort
qui lui supplée, ressortent ici d’un commerce avec la postérité familiale34.
La volonté de mimer l’épreuve violente d’un combat immémorial sert à pallier
une déficience, une carence de l’Histoire face au mythe d’un Âge d’or perdu, qui
rend impossible l’accession à son empyrée militaire. Elle revêt une signification
qui échappe à l’activité coutumière et profane.
« [Un] objet ou un acte ne devient réel que dans la mesure où il imite ou répète
un archétype. Ainsi, la réalité s’acquiert exclusivement par répétition ou participation. Tout ce qui n’est pas un modèle exemplaire est « dénué de sens », c’est-àdire manque de réalité »35.
La mort glorieuse n’est pas un châtiment pour Reixach, mais une « participation sacrée ». Elle complète et totalise l’existence. Non seulement participe-t-elle
de la postérité, à défaut de laquelle le guerrier serait mésestimé, mais elle y prend
aussi part en vertu d’une éthique militaire. On songe au mot36 de Cambronne à la
bataille de Waterloo : « Merde ! La Garde meurt mais ne se rend pas ! ». La mort
n’est pas ici ramenée à un jugement de fait mais bien à une appréciation, un jugement de valeur fondé sur un système normatif à l’aune duquel s’évaluent, les unes
après les autres, des générations d’hommes.
Le texte de La Route des Flandres livre un exemple frappant de mise en application du procédé. Après l’embuscade, le colonel Reixach demande au cavalier de
l’accompagner plus avant sur « cet abattoir de route, », ce dernier monte à cheval
33 Claude Simon, L’Acacia, Paris, Minuit, 1989, p. 127. Il s’agit du même buste de général
légué à une autre branche de la famille, que le narrateur retrouve avec peine chez un collectionneur d’antiquités.
34 Autre objet véhiculant une tradition militaire, les jumelles du capitaine de trente ans dans
L’Acacia servent à donner un recul stratégique sur la bataille du vingt-sept août mille neuf
cent quatorze au cours d’une scène qui rappelle un tableau de Verestchaguine montrant Napoléon sur les éminences de Borodino pendant la défaite de la campagne russe, l’air soucieux et
méditatif, avec derrière lui les généraux d’Empire munis de jumelles. Le capitaine est victime
de ce heurt entre l’application certaine des théories du jeune Saint-Cyrien et les aléas de l’expérience martiale qui font des plans tracés à l’avance un acquis périlleux.
35 Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour. Archétypes et répétition, Paris, Gallimard,
« Idées », 1988, p. 48.
36 Apocryphe ?
– 380 –
– la PréSence du mythe naPoléonien danS la littérature françaiSe contemPoraine –
et le suit37. En choisissant la chevauchée suicidaire, le descendant de Reixach ne
se condamne pas. Car la Guerre donne « l’occasion de perpétrer, »38 le suicide de
l’ancêtre commun, de s’exhausser jusqu’à celui qui « deux cents ans plus tôt, au
soir d’une bataille perdue, [s’est fait] sauter la cervelle, »39 et de s’inscrire en effet
dans le glorieux lignage.
Swebach Bernard Edouard (1800-1870), La retraite de Russie
(Distr. RMN-GP / Philipp Bernard).
Le conflit et ses hostilités sont les médiateurs. Ils tiennent un rôle rituel qui
permet au colonel de reconduire le parcours déjà tracé par son aïeul. Et l’acte
quasi rituel possède ceci de significatif que le temps diachronique ne l’affecte
pas. Il lui permet en revanche, et à la manière du buste en paros, de recouvrer la
force synchronique du moment primordial. À l’instant fatidique où De Reixach
brandit son sabre pour arrêter les balles de l’ennemi, dans une posture qui rap37 Bien que la situation du cavalier de Claude Simon soit totalement différente, on songe
cette fois-ci au poème de Victor Hugo dans La Légende des siècles : « Mon père, ce héros au
sourire si doux,/ Suivi d’un seul housard qu’il aimait entre tous/Pour sa grande bravoure et
pour sa haute taille,/Parcourait à cheval, le soir d’une bataille,/Le champ couvert de morts
sur qui tombait la nuit. […] ».
38 Claude Simon, La Route des Flandres, Paris, Minuit, 1960, p. 13.
39 Claude Simon, L’Acacia, Paris, Minuit, 1989, p. 208.
– 381 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
pelle la bravoure du jeune Bonaparte au Pont d’Arcole, son ancêtre et lui ne font
plus qu’un.
« Tout sacrifice répète le sacrifice initial et coïncide avec lui. Tous les sacrifices sont accomplis au même instant mythique du commencement ; par le paradoxe du rite, le temps profane et la durée sont suspendus. Et il en est de même
pour toutes les répétitions, c’est-à-dire toutes les imitations des archétypes ; par
cette imitation, l’homme est projeté dans l’époque mythique où les archétypes
ont été pour la première fois révélés [...] »40.
Avant d’appartenir à un temps mythique, l’archétype du guerrier est ainsi produit par l’histoire qui en fournit les actants. Dès lors, le personnage historique est
seulement capable de pérenniser cet archétype. Il se trouve destitué de ses droits
individuels. Les accidents du singulier historique servent d’étais aux anciennes
figures de la gloire.
La mythologie illustre d’ailleurs, selon des mécanismes très proches de la
construction narrative des personnages simoniens, la manière dont s’acquiert la
qualité absolue du guerrier par le glissement de l’Histoire vers la « réalité » du
mythe.
« Lutte, conflits, guerres, ont la plupart du temps une cause et une fonction
rituelles [...]. Chaque fois qu’[un] conflit se répète, il y a imitation d’un modèle
archétypal. Dans la tradition nordique, le premier duel a lieu lorsque Thôr, provoqué par le géant Hrungnir, le rencontra à la frontière et le vainquit en combat
singulier [...]. Le jeune guerrier devait reproduire le combat de Thôrr et de
Hrungnir, »41.
L’Histoire anime un modèle archétypal. Le paradoxe veut aussi qu’elle le
menace. La progression impassible du colonel Reixach qu’accompagne l’apothéose finale, ce lever de sabre « dans un geste héréditaire de statue équestre que
lui avaient transmis des générations de sabreurs »42, revêt une signification à ses
yeux, quoiqu’elle soit dénuée de sens pour un guerrier novice comme le rescapé
du régiment de Dragons. Que De Reixach se dérobe à la tradition et voici l’archétype familial victime de cette Histoire à laquelle il doit le jour. Une contrainte
demeure malgré la labilité des époques, des périodes et des actants qui y prennent
part : être à la hauteur du mythe implique d’illuminer l’existence par un acte de
mépris à son égard.
40 Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour. Archétypes et répétition, Paris, Gallimard,
« Idées », 1988, p. 49-50.
41 Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour. Archétypes et répétition, Paris, Gallimard,
« Idées », 1988, p. 43.
42 Claude Simon, La Route des Flandres, Paris, Minuit, 1960, p. 12.
– 382 –
– la PréSence du mythe naPoléonien danS la littérature françaiSe contemPoraine –
« L’étalon exemplaire »43 ne doit son immortalité qu’à la mortalité de ceux qui
s’y mesurent. Sa pérennité transhistorique dépend d’une bravade toujours recommencée. Sans ce préalable, l’archétype s’effondre. Car le « rituel » tragique lui
donne toute sa vigueur. Le guerrier doit être à la hauteur de ses ascendants et leur
faire honneur. Derrière De Reixach pèse une fatalité. Il se presse cette « cohorte
d’ancêtres, de fantômes entourés de légendes, de racontars d’alcôves, de coups de
pistolets, d’actes notariés et de cliquetis d’épée [...] »44. Toute la renommée de ses
ancêtres gronde depuis les profondeurs de l’Histoire. De Reixach redore le blason
familial de son sang : il pourra dignement porter outre-tombe ces deux syllabes
barbares si pénibles à prononcer pour Blum.
« Georges : « Reichac : x comme ch, ch comme k. Bon Dieu, depuis le temps
tu... », et Blum : « Bon, bon, : de Reichac. [...] »45.
L’investiture du guerrier s’obtient en même temps que le nom patronymique. Ce dernier n’est pas acquis ab initio. Il est une gratification. En s’avançant
imperturbablement sur la route des Flandres, en tirant son sabre du fourreau pour
se défendre contre les balles, De Reixach se fait un nom. Il ne suffit pas d’être
un neveu de sang pour s’octroyer la gloire militaire des Reixach. Encore faut-il
mourir « comme un De Reixach »46, comme « tous ces Reixach »47.
La naissance du combattant De Reixach coïncide donc avec sa mort. Et cette
mort signifie la renaissance du nom de ses ancêtres défunts qui lui donne tant de
superbe. En route, De Reixach ne daigne même pas répondre à un rescapé de son
régiment,
« ne l’entendant, ne le voyant sans doute même plus, retourné, emmuré dans
ce silence hautain, où lui parl[ent] peut-être maintenant d’égal à égal tous ses
barons d’ancêtres morts [...] »48.
L’événement guerrier n’est ainsi pas une fin pour l’Histoire mais bien un
moyen de la surpasser, de s’exhausser au-dessus de sa condition de mortel, par
l’entremise de la tradition familiale, la perpétuation d’un patronyme, l’idéal de
courage, l’honneur militaire, la gloire dynastique. Tout comme dans les tableaux
de Bonaparte à la bataille d’Arcole ou du Premier Consul sur les pentes du GrandSaint-Bernard, le sabre étincelant aux rayons du soleil et la fougue d’un cheval
cabré lancent, imperceptiblement, leur salut à l’immortalité.
43 Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour. Archétypes et répétition, Paris, Gallimard,
« Idées », 1988, p. 58.
44 Claude Simon, La Route des Flandres, Paris, Minuit, 1960, p. 54.
45 Ibid., p. 170-171.
46 Claude Simon, La Route des Flandres, Paris, Minuit, 1960, p. 14.
47 Ibid., p. 209.
48 Ibid., p. 209.
– 383 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
« La lignée, la race, la dynastie des De Reixach [apparaissent à Georges
comme nimbées] d’une sorte de prestige surnaturel, d’inaccessibilité d’autant
plus intangible, qu’elle ne [tient] pas seulement à la possession de quelque chose
(comme la simple richesse) qui se puisse acquérir [...] »49.
À travers cette illustration et les précédentes, à la faveur desquelles on saisit
combien importe la mémoire des ancêtres fondateurs et comment plane obstinément leur ombre tutélaire, il se tisse une interdisciplinarité féconde dans le
roman. Sans jamais que la littérature verse totalement dans cette « science du
malheur des hommes » qu’est l’histoire ou bien dans l’écriture mythographique,
des approches différentes et complémentaires se proposent.
Faber du Faur Otto von (1828-1901), Passage de la Bérézina
(Distr. RMN-GP , Musée d’Orsay).
Des allées et venues incessantes se rythment entre l’histoire, le roman et le
mythe, de Bazeilles à Sedan, de Valmy à Wattignies, de la Meuse aux Ardennes.
La durée historique semble suspendue dans l’éternel retour d’une mémoire narrative qui renvoie à la diversité des domaines susceptibles de briguer un savoir sur
le passé, de comprendre « comment était-ce » pour reprendre l’interrogation que
psalmodie Les Géorgiques.
49
Ibid., p. 49.
– 384 –
– la PréSence du mythe naPoléonien danS la litterature françaiSe contemPoraine –
Appréhendée dans un contexte de réactualisation d’une gloire parvenue depuis
l’époque napoléonienne, aux échos encore très vivaces, de nombreux passages
des ouvrages de Claude Simon proposés ici à l’étude, offrent une lecture singulière des événements passés, pour peu que l’on procède à une participation active
dans la reconstruction diégétique. Soutenus par la souplesse et la ductilité du
genre romanesque, on retiendra avant tout qu’ils composent avec les forces vives
de la mémoire napoléonienne, dont ils offrent à lire une présence très moderne,
tantôt explicite, tantôt en filigrane, mais sans en faire le lieu habituel d’oppositions ou de paradoxes.
– 385 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Bibliographie
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– 387 –
« austerLitz et campo santo
de w. g. SebaLd : une viSion poStmoderne
du mythe de napoLéon »
Régine BATTISTON
Professeur de Littérature allemande
Université de Haute Alsace
Institut de recherches en langues et littératures européennes (ILLE, EA 4363)
L’œuvre de l’écrivain de langue allemande Winfried Georg Sebald (19432001) est émaillée de traces et d’allusions à Napoléon, soit par rapport aux hauts
lieux de ses faits militaires et de leur signification (Austerlitz), soit à travers les
lieux de l’Empereur (essentiellement les paysages corses dans Campo Santo), en
résonnance avec la Deuxième Guerre mondiale qui a laissé des États divisés sur
le continent européen. Sa position d’écrivain de langue allemande, vivant et travaillant dans le Northfolk (Université de Norwich), ses prises de position envers
la figure de l’Empereur, sa gloire posthume et les paysages qui lui sont attachés,
et son écriture à la narration très sophistiquée, font de lui un auteur atypique dans
le monde littéraire allemand de la fin du xxe siècle. Sa position sublime l’exaltation, l’admiration ou la violence, aspects qui accompagnent certaines manifestations envers ou contre la figure de Napoléon. Sur le mode de la contemplation et
dans une vision postmoderne très centrée sur les paysages en tant que lieux de
Mémoire qui transcendent le temps, les époques et la mémoire des hommes, sa
fresque napoléonienne filée à travers son œuvre (des années 1980 à 2003, date de
– 389 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
parution posthume de Campo Santo) donne une image nouvelle, dépassionnée,
feutrée et contemplative, mais non pas dénuée de critique, du grand personnage
historique de l’Empereur aux traits mythiques. Nous nous proposons de montrer
comment évolue la figure de l’Empereur à travers l’œuvre de Sebald, ce qu’elle
signifie pour l’écrivain et l’homme que fut ce grand admirateur de la France (il
parlait et écrivait le français qu’il a étudié et pratiqué à l’université) et comment
elle s’inscrit de manière atypique, mais comme un monument faisant date, dans
la littérature allemande de son temps.
Si la littérature allemande a produit différentes visions et perspectives sur le
mythe de Napoléon, celle qui traverse l’œuvre de l’écrivain W. G. Sebald est
assez singulière, non seulement de par son ambiguïté, mais aussi de par sa consistance. En effet, admirateur de l’Empereur de tous les Français, il a tout à la fois
une attirance pour le personnage et le grand homme d’État, ainsi qu’une méfiance
viscérale pour l’homme de guerre et le conquérant, ceci pour au moins deux raisons. Le père de Sebald ayant été militaire dans la Wehrmacht durant et après la
Seconde Guerre mondiale, le fils se trouve traumatisé par cette lourde paternité1 ;
et d’autre part, il est très marqué, comme toute sa génération, par la culpabilité allemande envers la Shoah et les massacres perpétrés par l’armée allemande
sur le continent européen, qu’il voit aussi comme la suite de combats entre les
peuples européens depuis des siècles. Ce trait caractérise l’œuvre de l’écrivain,
dans laquelle est opéré un phénoménal travail de mémoire, qui est sa thématique
principale. L’interrogation de cette thématique et la recherche de la « Heimat »2,
à travers le sujet de l’exil, sont un leitmotiv permanent. Le rappel de Napoléon
dans ce contexte littéraire tiendrait de l’obsession et de l’incongru, si ce rappel
n’était pas très feutré et mené tel un fil conducteur léger à travers son œuvre.
Dans celle-ci deux livres se détachent pour rappeler la marque de l’Empereur sur
le territoire et l’histoire de l’Europe, il s’agit du roman Austerlitz (2001)3 et de la
publication posthume de fragments de petits récits de promenades en Corse ayant
comme titre Campo Santo4 (2003).
1
Voir à cet effet son interview très éloquente dans : « Qui est W.G. Sebald ? Entretien avec
Carole Angier, in Lynne Sharon Schwartz et al. : L’archéologie de la mémoire. Conversations
avec W.G. Sebald. Traduit de l’anglais par Delphine Chartier et Patrick Charbonneau, Arles,
Actes Sud, 2009, p. 65-79, ici p. 69-70.
2 Nous préférons ce terme allemand à la sémantique très large, qui ne signifie pas seulement la « patrie », mais aussi là où l’on vit, où se trouve notre foyer. Ce mot établit une relation
entre l’homme et son espace de vie.
3
Winfried Georg Sebald : Austerlitz, traduit par Patrick Charbonneau, Arles, Actes Sud,
2002.
4
Winfried Georg Sebald : Campo Santo, traduit par Patrick Charbonneau et Sibylle Muller,
Arles, Actes Sud, 2009, pour la traduction française.
– 390 –
– « auSterlitz » et « camPo Santo » : une viSion PoStmoderne –
Si Sebald fait partie de la génération d’après-guerre qui se débat avec son
complexe de culpabilité envers la génération des pères et du nazisme, il se démarque de ses pairs de par ses réminiscences napoléoniennes, peu en vogue dans la
littérature allemande contemporaine.
Sa prose particulière, son style aux longues phrases coulées et son regard
décalé, font de sa littérature postmoderne un rappel du baroque et de ses thèmes
favoris, la mort, le memento mori, l’absurdité de l’existence, l’interrogation du
destin humain entre autres.
De par son interrogation permanente de l’histoire du xxe siècle en Europe, il
fait date dans l’historiographie littéraire. Son travail très sélectif de documentation, sa recherche et mise en valeur de témoignages de l’histoire et sa manière
de présenter la mémoire du passé à travers des objets et des témoignages de vies
détruites, accordent aux ruines et à la mort une place de premier choix. Si Napoléon reste un fil rouge, ce sujet n’est jamais véritablement développé, mais il est
évoqué à travers des procédés d’une littérature de la restitution d’un passé révolu
et disparu, à travers la mélancolie des lieux du souvenir de son passage. Sebald
souligne dans ces endroits choisis, le vide des lieux et la voix des morts. Le fonctionnement de son travail de mémoire et la poétique de la description par le biais
d’une intertextualité dense, font de ses fragments de chroniques corses un bel
essai critique de promenades en Corse. Son but affiché à travers le statut de ses
textes, est de re-écrire ou pour le moins de re-évoquer l’histoire et la mémoire de
Napoléon par des moyens rarement utilisés, dont les ingrédients sont la mélancolie de la mémoire, celle des lieux et de leur choix, celle de la perspective du
regard posé, le procédé d’écriture, l’art de la digression à travers des descriptions
de détails et un choix d’anecdotes, l’art du détail aussi et de l’allégorie qui rappellent le baroque. Descriptions et intrigues, suspense et attente, recoupements et
associations, le texte de Sebald fonctionne comme un puzzle, dont la reconstitution demande un lecteur très actif et imaginatif ; Sebald opère une reconstruction
parcellaire du passé par des fragments restitués, fragments qu’il choisit et qu’il
agence de manière suggestive.
Napoléon, un concept linguistique et sémantique
Il s’agit d’un roman où le narrateur est un voyageur qui se déplace en Europe
de l’ouest, Belgique, France, Angleterre, République Tchèque, à la recherche de
son enfance et de son origine. L’histoire du personnage principal Jacques Austerlitz est inspirée des nombreuses biographies réelles d’enfants juifs émigrants
ayant quitté Prague dans un convoi vers l’Angleterre en 1939-40, pour échapper
aux persécutions nazies. La recherche de son passé et sa restitution, sont l’objet
du roman. En filigrane flotte le nom d’Austerlitz, celui du personnage qui a vécu
toute son enfance au pays de Galles dans sa famille adoptive sous un faux nom,
– 391 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
et qui rappelle de manière magistrale la célèbre bataille du même nom en Moravie5. Ce signal dans l’intertexte, ramène inlassablement le lecteur au personnage de l’Empereur, si bien que le personnage incarne à lui tout seul ce passé,
la bataille et la restructuration politique et géopolitique qu’elle a mise en route
au niveau de l’Europe (dont notamment la disparition du Saint-Empire romain
germanique).
La quête de son identité par Jacques Austerlitz débute par la découverte de
son nom qui est en fait celui de sa mère disparue à Bergen-Belsen (p. 84-85 –
ceci lui révèle ainsi sa filiation juive). La bataille de 1805 du même nom qui est
évoquée par son professeur d’histoire très enthousiaste sur ce sujet, lui ouvre la
voie vers la polysémie de son patronyme qui déroute le lecteur et le mène sur
des chemins de traverse. Plusieurs niveaux d’interprétations conduisent depuis
la lecture sous la loi judaïque du nom de sa mère, par l’origine géographique du
personnage par rapport à cette localité de Moravie, au renvoi en arrière-plan à
l’Empereur et aussi à la gare parisienne du même nom, d’où son père de nationalité française, a pris un train pour le camp de Gurs, où il a disparu.
Cette allusion en creux se niche derrière la vie du personnage devenu adulte,
qui découvre sa biographie d’enfance dans une quête compliquée de ses racines
disparues6. Elle passe sous silence l’horreur des champs de batailles passées, qui
ont préparé les turpitudes de l’Histoire de l’Europe du xxe siècle et la catastrophe
de la Shoah, elle dévoile aussi la nostalgie de l’auteur pour ce sujet brûlant. Le
texte qui fonctionne comme un palimpseste, est fait de différentes strates, que le
lecteur découvre au gré des circonvolutions du style et qu’il décode peu à peu. La
couche la plus profonde et la plus ténue est celle de la bataille d’Austerlitz, donc
le renvoi à Napoléon. Le roman dévoile et relate peu à peu la biographie d’un
enfant, qui est elle aussi composée de strates qui se mélangent, en affleurant de
temps en temps dans un mélange composite semblant au premier abord relever
5
Irene Heidelberger-Leonard dit ceci à propos du nom d’Austerlitz et de l’allusion historique qui y est attachée : « Austerlitz‘ Name steht im Zeichen einer Schlacht. Angespornt von
der Napoleonbegeisterung seines Lehrers lernt der Heranwachsende seinen Namen « mit der
ruhmreichen Vergangenheit des französischen Volks » zu verbinden. « Auserwählt » habe er
sich gefühlt. Auserwählt, wie man weiß, zum Schlachtvieh. Bei Sebald ist es keine Schlacht,
die glanzvoll wäre. Austerlitz verkörpert sozusagen in seiner eigenen Person das Schlachtfeld
Austerlitz, von wo aus die Katastrophe ihren Anfang genommen hat. » Irene HeidelbergerLeonard : « Zwischen Aneignung und Restitution. Die Beschreibung des Unglücks von W.G.
Sebald. Versuch einer Annäherung », in Irene Heidelberger-Leonard, Mireille Tabah (Hg.) :
W.G. Sebald. Intertextualität und Topographie, Berlin, Lit Verlag, 2008, p. 9-23, ici p. 18-19.
6
Il souffre notamment d’une rupture de filiation, voir notre étude à ce sujet dans le chapitre « Le monde d’hier de Winfried Georg Sebald », in Régine Battiston : Lectures de l’identité
narrative. Max Frisch, Ingeborg Bachmann, Marlen Haushofer, W.G. Sebald, Paris, Editions
Orizons, 2009, p. 159-213, ici p. 180-185.
– 392 –
– « auSterlitz » et « camPo Santo » : une viSion PoStmoderne –
du chaos et du hasard. Une de ces strates est le renvoi à l’histoire de l’Empereur
et à ses conquêtes en Europe centrale.
L’allusion au destin de Napoléon est nette (sinon pourquoi avoir choisi ce
patronyme ?), mais au-delà de l’admiration pour ce grand homme français (Sebald
parlait bien notre langue) qui est indéniable et qui trouve un écho dans ce stratagème de composition ampoulée et d’allusions en creux, elle renvoie aussi au côté
mortel et catastrophique des batailles menées pour la gloire d’un empire qui dura
somme toute peu de temps. À travers ces échos de l’histoire de l’Europe, se fait
jour une interrogation de l’humanité à propos de son destin et de ses limites. Les
différents niveaux du texte sont à la fois solidaires et complémentaires.
Chez Sebald, le promeneur est toujours en quête de traces, par angoisse de la
perte du sens. La poétique rétrospective qu’il met en œuvre relève du tourisme de
la mémoire, qu’Anne Fuchs appelle le « tourisme sombre »7. Les lieux anthropologiques sont une évocation nostalgique du passé comme lieu de sens qui a disparu, comme lieu de plénitude sémantique8, le passé fonctionne ainsi comme lieu
de l’expérience (Anne Fuchs, 62). L’œuvre de Sebald incarne une peur devant la
perte de mémoire des contemporains, la perte de sens de l’époque actuelle. Cette
manière d’évoquer le passé a besoin, pour mettre en avant le sens des traces du
passé disparu, d’un vidage du présent et de ses objets fétiches. De ce fait, ses
œuvres sont toujours déconnectées du réel et de la chronologie contemporaine.
Les paysages corses ou les lieux de mémoire rattachés à l’Empereur
Dans Campo Santo, nous avons affaire à des fragments de notes pris par l’auteur
lors de séjours en Corse et que Sven Meyer a publiés de manière posthume en 2003.
Dans les « Petites Proses » de l’œuvre Campo Santo, c’est-à-dire dans les quatre
premiers récits qui ont tous comme objet la Corse et des souvenirs de promenades en solitaire sur différents lieux de l’île, le texte d’ouverture parle d’une Petite
excursion à Ajaccio. Il s’agit d’extraits de carnets de notes de l’écrivain, grand promeneur devant l’Éternel. À la recherche des paysages du pays natal de l’Empereur,
il se promène sous les palmiers de la Place du Maréchal Foch, flâne de par les rues
et entre sous les porches des maisons, avec en tête une idée : « j’essayais de m’imaginer habitant l’une de ces forteresses de pierre, sans autre occupation jusqu’à la fin
de mes jours que l’étude du temps passé et du temps qui passe » (11)9. Cette attitude
est le point de départ d’une recomposition du passé. Le refoulement de ce fantasme
irréalisable de dilettante le mène directement, mais apparemment sans volonté pré7
Voir l’article d’Anne Fuchs : « Von Orten und Nicht-Orten. Fremderfahrung und dunkler
Tourismus in Sebalds Prosa », in Irene Heidelberger-Leonard, Mireille Tabah (Hg.) : W.G.
Sebald. Intertextualität und Topographie, op. cit., p. 56-71, ici p. 56.
8
Anne Fuchs, ibid., p. 61, se reposant sur l’anthropologie de Marc Augé.
9
W.G. Sebald : Campo Santo, op. cit.
– 393 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
cise, dans l’entrée du Musée Fesch, un carnet à la main. Prendre des notes est déjà
pour lui la prémisse de l’acte d’écrire un livre. En quelques lignes il restitue en
bref le lien de parenté (« faux grand oncle ») avec Napoléon et explique comment
Fesch est devenu collectionneur d’œuvres d’art. Très versé dans la peinture, Sebald
s’arrête devant un tableau de Pietro Paolini qui montre la douleur d’une mère en
robe noire, il décrit avec délicatesse la présence suggérée de la robe noire qui se
confond avec le fond noir du tableau. L’évocation de la poupée à la robe rouge que
l’enfant dans le tableau tient dans sa main, lui rappelle l’uniforme des grognards de
la bataille de Waterloo. Il décrit aussi les objets se rapportant à l’Empereur et qu’il
voit exposés dans le sous-sol du musée, dont un uniforme de colonel des chasseurs
de la Garde et une collection de figurines miniatures représentant l’Empereur dans
différentes situations, collection qui donne une impression de fouillis et aussi de
rassemblement kitsch d’objets d’un culte personnel. Ce bazar de Napoléon souligne aussi que l’Histoire passe sur ses héros, la présentation de ce bazar ne permet
pas une remémoration de la biographie de l’Empereur, mais elle permet une rupture
de perspective (Anne Fuchs, 65). La mise en abyme des figurines de plus en plus
petites présentées dans une ligne de fuite permet une réflexion de type plus métaphysique et plus centrée sur les sentiments de l’Empereur en fin de vie.
Il fait aussi allusion aux circonstances controversées de sa mort, dont un article récent de Corse matin, qui reprend une étude du FBI ayant prouvé « sans
le moindre doute » (14) que Napoléon a été empoisonné lentement à l’arsenic
« entre 1817 et 1821, par l’un de ses compagnons d’exil, le comte de Montholon,
sur l’instigation de sa femme Albine qui était devenue la maîtresse de l’Empereur
et s’est trouvée enceinte de lui » (14). Ne sachant quel crédit accorder à cette
anecdote et ne voulant pas la colporter, il ajoute : « Je ne sais pas trop ce qu’il
faut penser de telles histoires. Le mythe de Napoléon a engendré en effet les
fables les plus étonnantes, toujours fondées sur des faits indiscutables » (14)10. En
matière d’anecdote, il rapporte aussi celle qui se trouve dans le Journal de Kafka,
10 La thèse de l’empoisonnement est très controversée par les historiens français. Dans un
dossier bien illustré scientifiquement et très précis, Jean-Claude Damamme, représentant pour
la France de la Société Napoléonienne Internationale, démontre la thèse de l’empoisonnement
à l’arsenic (voir son ouvrage Empoisonnement de Napoléon. La dernière preuve). Si l’on
s’en tient à son enquête minutieuse, dont les preuves semblent nettes, force est de croire que
l’Empereur a été empoisonné progressivement, reste à savoir par qui et pourquoi. Pour s’en
convaincre, voir : http ://www.napoleonicsociety.com/french/dossierdepresse.htm
Mais notre confrère Jean Tulard, historien spécialiste de Napoléon, dans les actualités du
magazine Valeurs actuelles du 15 juillet 2010, démonte la thèse de l’empoisonnement pour
montrer que celle du cancer de l’estomac est plus probable, même si on ne dispose pas de
preuves irréfutables de la part des médecins qui ont autopsié le corps de l’Empereur (et dont
cette pratique n’était pas leur spécialité) – voir la mise au point très intéressante de Jean Tulard
dans :
– 394 –
– « auSterlitz » et « camPo Santo » : une viSion PoStmoderne –
à propos d’un dénommé Richepin, qui dans des conférences, racontait qu’autrefois on ouvrait chaque année le tombeau de l’Empereur, pour défiler devant lui en
contemplant l’Empereur embaumé. Le lecteur que nous sommes se dit avec bon
sens que cette pratique va abimer le corps du défunt, ce que le narrateur souligne
également.
La suite de la promenade amène le narrateur sur la place Laetitia (15) et à la
Casa Bonaparte, à l’assaut de laquelle vont des flots de touristes. Sebald qui procède dans ses œuvres par la notation et le collage et montage d’anecdotes personnelles liées à des faits culturels, donne son impression au moment d’entrer dans
la maison natale de Bonaparte, tout en se laissant surprendre par le fantôme dudit
Bonaparte. L’aspect de la caissière d’alors ressemblait, selon lui, au faciès de
l’Empereur, même visage rond, yeux proéminents, cheveux fauves retombant sur
le front en franges triangulaires (16). Fort empreint de l’ambiance de l’Empereur
et proche de l’hallucination, le narrateur croit reconnaître, au début de la visite et
au deuxième étage de la maison, une dame, descendante de Masséna ou Mack,
qui en plus portait une jupe tricolore, point sur le « i » de l’ambiance. Troublé par
cette apparition, il erre d’abord un peu déboussolé à travers la maison, de pièce
en pièce et d’étage en étage – pour comprendre peu après avoir repris ses esprits,
le « sens cohérent » (17) du mobilier et des objets exposés. Cette description et
ses allusions soulignent que l’auteur tout comme son narrateur est soumis à une
fantasmagorie napoléonienne, dont des hallucinations ne sont possibles que si
on se laisse imprégner par l’ambiance d’un lieu et si on laisse libre court à sa
mémoire soumise au mythe et permettant de le rendre figuratif. Sebald fait appel
à son imaginaire qui est marqué par le mythe de l’Empereur, la présence dans les
lieux où il a vécu relevant presque d’un acte de pèlerinage11. Il se laisse guider à
travers la maison par le Journal de voyage corse de Flaubert12 (voyage effectué
en 1840) qu’il prend à son compte. Flaubert décrivait déjà les
salles plutôt modestes, aménagées dans le goût de la République,
quelques lustres et miroirs en verre de Venise, qui entre temps
s’étaient piquetés et étaient devenus aveugles ; et une douce pénombre, car, comme à l’époque où Flaubert était venu ici, les hautes
http ://www.valeursactuelles.com/histoire/actualit%C3%A9s/1-napol%C3%A9empoisonn%C3%A920100715.html
11 Il savait sans doute, comme tout visiteur, que le mobilier ne date pas de l’enfance de
Napoléon – puisque c’est du mobilier de style empire – et que la maison a également subi des
transformations à travers le temps – si bien que les lieux sur lesquels il a posé ses yeux, ne
ressemblent que peu à ceux qu’a connus l’Empereur étant enfant.
12 Voir Gustave Flaubert : Voyage dans les Pyrénées et en Corse, Paris, Gallimard, Folio,
2001.
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– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
fenêtres étaient grandes ouvertes, mais on avait descendu les jalousies vert foncé. La lumière du soleil projetait sur le parquet de chêne
des ombres en forme d’échelle. On aurait dit qu’il ne s’était pas
écoulé une heure depuis cette époque.13
Flaubert mentionne la cape de l’Empereur que Sebald dit ne plus être là, en
revanche les documents de famille (il souligne la belle écriture à boucles) et les
armes de Charles Bonaparte sont toujours visibles.
Dans ce pèlerinage sur les traces de l’Empereur, il décrit avec minutie les
miniatures exposées au mur, les gravures rappelant les batailles nombreuses,
l’arbre généalogique de la famille et les titres honorifiques de chacun (le roi de
Rome, de Naples, de Westphalie, etc.). Il rappelle aussi, en se promenant au premier étage, des circonstances qui ont amené le père de Bonaparte, Charles Napoléon, à choisir de s’installer à Ajaccio (19). Il souligne notamment, qu’il avait été
secrétaire de Pascal Paoli et qu’il avait quitté Corté suite à la défaite des patriotes
contre les troupes françaises. Laetitia, enceinte de Bonaparte, a dû, dans son état,
entreprendre ce voyage dans le paysage accidenté que nous connaissons. Fidèle à
sa méthode d’investigation, Sebald se projette dans l’imagination de la scène d’un
tel voyage, il suggère alors deux petits personnages perchés sur une mule, en train
de traverser avec difficulté le paysage impressionnant, ou assis devant un feu de
camp pour se réchauffer, image mythique du Saint Couple de Joseph et de Marie
lors de leur fuite en Egypte. Il spécule aussi dans le domaine de la psychologie
pour livrer ses réflexions non vérifiables : « En tout cas, s’il y a quelque chose
de vrai dans la théorie de l’expérience prénatale, ce voyage dramatique explique
bien des aspects du caractère du futur Empereur, et en particulier le fait qu’il ait
toujours tout mené à bien avec une certaine précipitation, par exemple l’affaire
de sa propre naissance, où il se poussa tellement en avant que Laétitia n’eut pas le
temps d’atteindre son lit d’accouchée et dut le mettre au monde sur un sofa dans
ladite chambre jaune » (19). Il souligne aussi que ses parents n’imaginaient pas
un instant que leur petit trublion le plus chamailleur deviendrait Empereur et que
leurs autres enfants seraient des têtes couronnées. La morale de l’Histoire selon
Sebald est simple :
Mais que savons-nous d’avance du cours de l’histoire, qui se déroule
selon quelque loi qu’aucune logique ne peut décrypter, mû et souvent détourné de son orientation au moment décisif par des impondérables minuscules, par un courant d’air à peine perceptible, par
une feuille qui tombe à terre ou par un regard qui va d’un œil à
l’autre dans une assemblée. Même après coup, nous ne pouvons pas
13
W.G. Sebald : Campo Santo, op. cit., p. 17.
– 396 –
– « auSterlitz » et « camPo Santo » : une viSion PoStmoderne –
reconnaître ce qui s’est réellement passé alors, et comment on en est
arrivé à tel ou tel événement mondial.14
La terre de l’Empereur qu’il visite devient aussi le prétexte de promenades
variées à différents endroits de l’île.
Ainsi le deuxième récit de Campo Santo et qui a donné son nom à l’œuvre, se
rapporte à la ville de Piana sur la côte ouest de la Corse. Sebald décrit le paysage
accidenté, les escarpements, les ravins, le paysage propice à la rêverie dans lequel
le narrateur-auteur s’est allongé pour réfléchir et se reposer. Il y décrit surtout
une atmosphère à travers la présence des oiseaux, les couleurs et les odeurs du
paysage, la présence de la mer et ses opportunités de baignade pas dénuées de
danger, ses impressions sont, qu’un tel paysage se mérite (24-25). Il s’y engage
notamment par la marche, pour faire corps avec lui, et au hasard de son errance, il
se retrouve dans le cimetière ancien aux tombes centenaires, usées par le temps et
les intempéries. Il se focalise sur les herbes qui poussent naturellement entre les
tombes, ornements intrinsèques à ce paysage, sur les portraits sépia des disparus
qui vous regardent (26), renouant avec sa méthode de la remémoration des disparus à travers de simples objets et des spéculations légères à leur endroit. Il mêle à
ces descriptions de type anecdotiques des commentaires philosophiques. Il commente notamment les mentions portées sur les petits ex-voto de marbre posés sur
les tombes, tels des messages des vivants destinés à s’attirer les bonnes grâces
des disparus, il joue avec les sonorités des noms qu’il lit sur les tombes ; il décrit
aussi et commente l’architecture du cimetière, sa morphologie en fonction de
l’appartenance sociale des défunts. Il explique la coutume ancienne révolue, qui
consistait jusqu’au début du xxe siècle, à enterrer les morts sur leur bien familial,
ce qui justifie que les tombes des cimetières ne soient pas très anciennes ; il rappelle des rites funéraires (30-31), le déroulement de veillées funèbres, les repas
funèbres, la durée du deuil (de cinq ans et plus s’il s’agissait d’un époux), les
rites de la Toussaint devant les maisons corses (34), les hallucinations des vivants
parfois avant la disparition d’un proche (35), les légendes populaires qu’on
raconte sur les armées de revenants (35-36), anecdotes sinistres sur le « royaume
des ombres » (37), indices d’une superstition pas encore disparue. Sebald s’est
exprimé dans une interview sur l’importance des morts en Corse :
Maintenant bien sûr les choses ont changé, mais il n’y a pas si longtemps que cela, il y a encore une vingtaine d’années, la présence des
morts parmi les vivants était incontestable dans la culture corse. On
ne pouvait pas les ignorer, on les voyait toujours là au coin de la rue,
on les voyait arriver dans une maison les soirs de fête pour deman14
Ibid., p. 20.
– 397 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
der un quignon de pain ou on les voyait descendre la grand-rue en
défilant au son des fifres et des tambourins. Dans des cultures plus
ataviques dont il y a eu quelques poches en Europe jusque, disons,
dans les années 1960, il y a toujours des traces de la présence de ces
disparus. Et dans les années qui ont suivi la guerre, il y avait, à n’en
pas douter, des contrées alpines où c’était aussi le cas. Aujourd’hui
tout cela a disparu, naturellement. Mais d’une manière ou d’une
autre cela est resté gravé dans mon esprit et je pense que c’est peutêtre de là que vient cette préoccupation [i.e. pour les morts].15
S’il s’inquiète du sort et de la place qu’on accorde dans notre société moderne
aux défunts, alors que par le passé ils étaient inhumés parmi les vivants sur leur
terre familiale, Sebald est ici sur son terrain de prédilection, le culte de la mémoire
des disparus. La plupart des personnages de ses récits empruntent la biographie
d’un être disparu, cette technique lui permet de faire revivre le mort à travers la
fiction littéraire, de donner du poids à la mort dans la réalité du quotidien ; mais
ses personnages vivent aussi tels des anachronismes dans l’époque de la fin du
xxe siècle, qu’ils traversent sans en être affectés, sans profiter du quotidien, en
témoins d’un passé révolu qu’ils sont et qu’ils représentent. Si bien que la limite
entre le présent et le passé, entre la vie et la mort, entre une réalité perçue par les
yeux ou fantasmée, est très floue. Le territoire corse, outre la mémoire de Bonaparte qu’il retrouve ici, lui fournit un terreau de choix dans le domaine du culte
des disparus ; il se trouve en totale adéquation avec le respect du culte des morts
de la culture corse.
Le poids du deuil et des fantômes se fait sentir, la description des lieux, par
Sebald, montre l’île comme une île des morts, elle se termine par l’évocation d’un
cimetière virtuel sur internet, dans lequel, comme dans la réalité corse, la limite
entre vivants et morts est floue. Sebald parvient à marquer la place des morts
physiquement et aussi dans la mémoire des vivants. La vision distopique finale,
en comparant les morts de grandes mégalopoles, permet l’évaluation négative de
son époque où un individu n’a plus de valeur qu’économique : dès qu’il a disparu
(par crémation de son corps, par exemple), il disparaît de toutes les mémoires à
jamais, sans laisser de traces de son passage. Ceci explique le topos mélancolique que Sebald reconstruit et le regard mélancolique qu’il pose sur l’héritage
culturel. Les paysages corses et la culture de l’île proposent une matière de choix
pour un auteur de la mémoire.
15 « Chasseur de fantômes », entretien avec Eleanor Wachtel, in Lynne Sharon Schwartz et
al. : L’archéologie de la mémoire. Conversations avec W.G. Sebald. Traduit de l’anglais par
Delphine Chartier et Patrick Charbonneau, op. cit., p. 39-64, ici p. 42. Entretien enregistré le
16 octobre 1997.
– 398 –
– « auSterlitz » et « camPo Santo » : une viSion PoStmoderne –
Le troisième récit intitulé Les Alpes dans la mer16 est assez court (à peine 11
pages), Sebald évoque l’époque où la Corse était recouverte par la forêt et aborde
le thème de la déforestation. Pour cela il fait appel à des chroniques anciennes
datant du Second Empire – Sebald était un assidu des bibliothèques, il lisait ces
chroniques et sa méthode d’investigation part de la mémoire d’un temps révolu
(xviiie et xixe siècles) qu’il compare à son époque (la fin du xxe siècle). Ici il fait
appel notamment aux récits de botanistes anglais retraçant les différents types
de végétations des forêts corses (42-43). Il termine son récit par des considérations sur la chasse en Corse, sujet délicat pour un sport dangereux, en montrant
notamment les rituels de la chasse et de ses conséquences. Dans l’évocation de La
légende de Saint Julien l’Hospitalier de Flaubert culmine la pointe de l’absurde.
L’image du grand yacht à cinq mâts qui aborde la baie, tout illuminé mais sans
âme qui vive en vue, qui ne laisse aucune trace de son passage sur l’eau, et qui
disparaît dans le silence de la nuit, rappelle le Vaisseau fantôme (et aussi le bateau
de croisière blanc page 21 de la fin de Petite Excursion à Ajaccio). Cette touche
d’irréel clôt le récit en lui donnant une dimension fantastique et mythique (51).
Le dernier récit qui constitue le quatrième et dernier volet corse fait à peine
deux pages et se présente vraiment comme un petit fragment. Il est illustré par une
photo de l’ancienne cour d’école de Porto-Vecchio (52). L’illustration ramène à
une des caractéristiques principales des textes de Sebald, le complément du texte
par des illustrations17. Par les nombreuses photographies en noir et blanc qui parsèment ses récits, l’œuvre de Sebald se démarque aussi de la littérature de son
temps :
Il utilise l’art de la photographie comme moyen de figuration de la
mémoire. L’absence de couleur donne une coloration particulière à
ses illustrations, le noir et blanc se justifie pour les photos d’archives
des années 1930-1940 ; mais toutes les autres prises de vue sont dans
le même ton et la dichotomie de ces deux extrêmes donne un sens
de scission à la dialectique sebaldienne. Cette dialectique appelle
une contemplation du type souvenirs du passé, donc une contemplation de « déjà vu », qui appelle nécessairement la nostalgie. Ces
16 Il s’agit du discours que Sebald a tenu en janvier 2001 à Düsseldorf lors de la remise du
prix Heinrich Heine.
17 Il s’est lui-même exprimé sur ce fait, voir « Chasseur de fantômes », entretien avec Eleanor Wachtel, in Lynne Sharon Schwartz et al. : L’archéologie de la mémoire. Conversations
avec W.G. Sebald. Traduit de l’anglais par Delphine Chartier et Patrick Charbonneau, op. cit.,
p. 39-64, ici p. 43. Entretien enregistré le 16 octobre 1997.
– 399 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
photos agissent comme une mémoire figurative du passé, elles sont
des points d’ancrage visuel au milieu des souvenirs écrits.18
La photo de la cour d’école sert de moment de souvenir, comme base de départ
du questionnement à propos du rapport entre la mémoire et l’imagination19. Une
allusion à Napoléon est glissée au détour du texte, par le rappel du programme
d’histoire des écoliers (54). Il y est à nouveau question d’anecdotes, matériau
favori de l’intertextualité de l’écrivain, celles évoquées ici lui viennent d’une
correspondante corse, Mme Acquaviva, qui ramène le narrateur vers une figure
appréciée, celle de Napoléon : « Comme les autres enfants vivant dans des régions
plus heureuses, nous apprenions le calcul, l’écriture, et telle ou telle anecdote sur
l’ascension et la chute de l’empereur Napoléon »20.
Même s’il aime ce pays, Sebald n’est pas dupe et ne mâche pas ses mots en
ce qui concerne certains travers dangereux qu’il a constatés dans ce pays (notamment les actions de plastiquage), mais globalement sa recherche de traces du
passé est ici particulièrement couronnée de succès. Sa mort accidentelle en 2001
sur une route de campagne près de son village dans le Northfolk a interrompu
ses promenades et son travail sur la Corse. Les fragments dont nous disposons,
publiés de manière posthume, ne permettent pas de développer davantage la mise
en synergie qu’il avait commencée entre le mythe de Napoléon en Europe et en
Corse, et d’autres aspects de paysages corses traversés.
Son intérêt pour la figure mythique de Napoléon ne date pourtant pas de son
œuvre tardive, car déjà dans Vertiges (199021), il retrace la campagne transalpine
de Napoléon en 1800, vue à travers les yeux de Stendhal, qui y a pris part, alors
qu’il n’avait que 17 ans. Sebald sélectionne dans les mémoires de Beyle, ses
descriptions de la vision de chevaux morts lors du passage du col du Grand-SaintBernard ou sur les champs de bataille, images qui ont marqué profondément et
traumatisé durablement la mémoire du jeune Beyle :
Beyle, qui affirme avoir eu à l’époque, en raison d’une éducation aberrante et visant uniquement à développer les habitudes bourgeoises, la
18 « Le monde d’hier de Winfried Georg Sebald », in Régine Battiston : Lectures de l’identité narrative. Max Frisch, Ingeborg Bachmann, Marlen Haushofer, W.G. Sebald, op. cit., p.
159-213, ici p. 201-202.
19 Question posée par Rüdiger Görner dans « Leere Reisekoffer und gedächtnislose Gegenwart. W.G. Sebalds Topographien im Korsika-Projekt », in Irene Heidelberger-Leonard,
Mireille Tabah (Hg.) : W.G. Sebald. Intertextualität und Topographie, op. cit., p. 112-123.
20 W.G. Sebald : Campo Santo, op. cit., p. 54.
21 Winfried Georg Sebald : Vertiges, traduction Patrick Charbonneau, Arles, Actes Sud,
2001.
– 400 –
– « auSterlitz » et « camPo Santo » : une viSion PoStmoderne –
constitution d’une fillette de quatorze ans, relate aussi l’impression que
lui avaient laissée la quantité de chevaux morts sur le bord de la route
et la présence de maints autres impedimenta abandonnés derrière elle
par l’armée dans sa lente progression, une impression si forte qu’entretemps il n’avait plus aucune idée précise de l’effroi qui l’avait envahi
sur le moment. La violence de l’émotion, lui semblait-il, avait conduit
à anéantir celle-ci. C’est pourquoi le dessin qu’on verra ci-dessous ne
saurait être qu’un procédé par lequel Beyle tente de retrouver la réalité
de l’instant où, à proximité du village et du fort de Bard, la colonne
avec laquelle il marchait fut prise sous le feu de l’ennemi. Par ailleurs,
Beyle écrit que même là où le souvenir dispose d’images plus proches
de la vie, on ne peut guère faire fond sur elles.22
Stendhal, dont les faits sont rapportés à la troisième personne, décrit les exactions de l’armée d’occupation, notamment les pillages. Ici aussi Sebald exhume
et traque les traces, il les reconstruit à travers la fiction et l’iconographie, dans ce
récit il s’agit entre autres de croquis de la main de Stendhal (page 10). Il retient les
souvenirs d’une mémoire condamnée à l’engloutissement dans la fosse destructrice de l’Histoire. Sebald a trouvé en Stendhal un autre admirateur de Napoléon.
Par son attachement et sa fascination pour la figure de l’Empereur, il se démarque
pourtant beaucoup de la littérature allemande de la fin du xxe siècle.
Sebald à contretemps de la littérature allemande contemporaine
Au xixe siècle, Heinrich Heine, esprit libre et combatif, fit de nombreuses allusions à l’héritier de la Révolution qu’il vit en Napoléon. Il sut reconnaître le grand
homme d’État et « admirait le génie de celui qui permit à l’Allemagne d’entrer
dans la modernité »23. Heine en quête de renouveau politique, reconnaît dans la
France de Napoléon un état jeune et dynamique, face à une Europe vieille et sclérosée. Il met déjà l’accent sur l’ambivalence du personnage, entre le génie et le
monstre, le dictateur et l’homme des Lumières, qui tenta de libérer l’humanité par
son idéal d’émancipation. Un autre homme du xixe siècle, Heinrich von Kleist,
est aussi fasciné par cette figure de vainqueur et d’esprit progressiste, tout en
critiquant son besoin de puissance et de dictature. Jacqueline Bel insiste sur l’ambiguïté du personnage qui inspire des sentiments ambivalents : « Plus encore que
chez Heine, les affinités mystérieuses qui unissent Kleist avec Napoléon relèvent
22 Ibid., p. 11-12.
23 Voir Jacqueline Bel dans l’avant-propos du volume consacré à L’image de Napoléon
dans les littératures européennes, Jacqueline Bel (Ed.), Les cahiers du Littoral, 1/juin 2000,
p. 8.
– 401 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
de l’affectivité, de l’exemplarité et de l’identification »24. Dans la littérature allemande, il est devenu avec le temps un libérateur aimé ou un oppresseur haï (on
le comprend aisément), un destructeur et dictateur critiqué, diabolisé ou déifié,
encensé, en tout cas un personnage mythique. Sebald est un héritier de ce mythe
ambivalent.
Plusieurs écrivains de langue allemande du xxe siècle ont replacé le personnage dans un roman historique (ce que Sebald évite de faire), citons Joseph Roth
dans Le Roman des Cent-Jours (1936), le critique Friedrich Durrenmatt dans
Achterloo (1983), plus près de nous Christoph Hein dans Le Jeu de Napoléon
(1993)25. Tous font de lui un héros mégalomane qui se moque du peuple (perspective marxiste) et ils soulignent « le décalage entre les espoirs politiques et les
décisions des politiques »26.
L’intérêt pour ce personnage de l’Histoire européenne est moindre depuis
vingt ans dans la littérature allemande, le travail de recomposition du mythe par
petites touches et allusions par anecdotes de la part de Sebald est nouveau et ne
laisse pas indifférent. Lui aussi partage la vision de Joseph Roth, d’un grand
homme d’état dont certains travers de sa personnalité comme l’hyperactivité,
l’impatience, le goût des femmes, une soif du pouvoir, rivalisaient avec un côté
surdoué et brillant, un flair politique, une vision stratégique et un culot très prononcés. Sebald passe sur le manipulateur des masses, sa réminiscence porte sur
les massacres et les champs de bataille, les milliers de soldats morts, sur ce que
le quotidien aujourd’hui sait encore de ce grand homme, ce qu’il en fait : entre
autres un bazar de pacotille (c’est peut-être de cette manière que le mythe entre
dans la vie quotidienne des gens simples, par des objets kitsch qu’on expose et/
ou on utilise chez soi). Replacé dans le panorama de l’œuvre de Sebald, Napoléon a sa place en toile de fond des grandes guerres qui ont ravagé le xxe siècle
en Europe, à ce titre, d’après Sebald, l’humanité n’a rien appris et elle continue
à se complaire dans une compulsion de répétition. Il a une vision cyclique de
l’histoire et son œuvre montre qu’il partage la positon de Baudelaire, qui est une
vision de l’histoire qui nie la notion de progrès.
Une composition très ciselée
Ce n’est pas tant la matière napoléonienne utilisée qui fait date dans cette
œuvre, mais son agencement. Le vecteur principal du travail de Sebald est sa
composition textuelle et la technicité de la langue, de son style aux longues phrases coulées. Si la mise en scène de l’histoire et du personnage de Napoléon est
24 Ibid., p. 9.
25 Dans ce roman il n’est presque pas question de Napoléon, son œuvre et sa personnalité
servent à expliquer le scénario du héros du roman dans la RDA des années 1970.
26 Jacqueline Bel (Ed.), L’image de Napoléon dans les littératures européennes, op. cit., p. 10.
– 402 –
– « auSterlitz » et « camPo Santo » : une viSion PoStmoderne –
toujours amenée en filigrane et en arrière-plan, les montages successifs de type
emboitements de poupées russes rendent la structuration des éléments des récits
très complexe. Le récit sebaldien part de considérations simples de type réflexions
retenues lors d’une promenade, l’errance de type vagabondage pédestre accompagné de pensées philosophiques étant une activité qu’il pratiqua beaucoup. Une
part de ces éléments sont des anecdotes et des citations, Sebald travaille beaucoup selon ce qu’Antoine Compagnon appelle La seconde main ou le travail de
citation. Son choix de composition repose sur une très riche intertextualité (choix
des matériaux tirés du réel souvent passé – appel notamment au xixe siècle – mais
aussi présent, ou à de très nombreuses références littéraires), le mode référentiel
est son axe de travail principal. Il se base sur des expériences et des événements
historiques et développe une poétique du souvenir, ce qu’Anne Fuchs appelle
« la post-mémoire » : il met l’histoire en perspective par des anecdotes. Par le
type de montage qu’il choisit pour les éléments textuels et intertextuels de ses
textes, il fait appel à la faculté interprétative du lecteur, qui est sans cesse sollicité
par cette gymnastique des emboitements permanents d’idées qui se succèdent à
haute vitesse, ce qui induit une grande dimension interprétative de la lecture de
ses textes. Le montage labyrinthique de ses idées et l’appel à de longues phrases
fleuves (parfois plus d’une page), font de son œuvre un monument à part dans
la littérature allemande de la fin du xxe siècle. L’ampleur de la rhétorique et la
dimension éthique inhérente à ses textes (concepts de mémoire, de migration
et d’exil, le pays natal et ses racines, la mélancolie aussi) font de ses œuvres
des récits anthropo-philosophiques, qui ont une grande profondeur historique et
culturelle.
Sebald se présente dans les deux œuvres retenues pour notre étude comme le
grand érudit et fréquentateur de bibliothèques qu’il était, nous avons affaire ici à
des récits de voyage, dans lesquels la fascination pour la mort, les destins brisés,
les cimetières et les ruines est particulièrement marquée. Les souvenirs du récit
fictionnel d’Austerlitz, rempli de références historiques sur la Shoah et Napoléon
et de Campo Santo, fragments de textes de prose, publiés de manière posthume
en 2003, ont une orientation réflexive. La composition formelle brouille le repérage d’une forme fixée et traditionnelle du texte. Ce choix de la forme fait ressortir partiellement la biographie de Bonaparte, par des fragments très courts,
vus à travers des éléments exposés dans sa maison natale et agrémentés par des
anecdotes dont certaines sont d’un goût à la limite de la valeur scientifique et du
douteux. Cette procédure montre ce qui reste du mythe de l’Empereur pour le
commun des mortels (des objets kitsch qu’on peut ramener chez soi et exposer
dans une vitrine), elle a pour but de souligner comment la Mémoire Collective et
l’Histoire traitent un personnage, même s’il est hors normes et hors du commun
comme celui-ci le fut. Il ne s’agit pas de fictionalisation du récit dans cette œuvre,
– 403 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
contrairement au roman Austerlitz, les petites chroniques de voyage27 rendent des
souvenirs de promenades corses autour de l’Empereur, effectuées par l’auteur. À
partir des données fragmentaires, choisies et restituées comme telles, livrées au
lecteur dont il sollicite la faculté de déduction, il opte pour la méthode de la résolution d’énigme. Ces textes autoréférencés, entre la biographie et l’autofiction,
montrent un narrateur sans nom, évoluant dans un texte toujours à la première
personne du singulier. Ce voyageur en solitaire rend ce qu’il voit et fait appel
constamment à la digression, sous la forme d’anecdotes diverses, entendues et
notées par lui, mais aussi à des références littéraires. Son intérêt pour la ruine est
à nouveau illustré ici, elle représente un fragment du passé et permet au lecteur
à travers elle, telle une relique, de reconstituer un pan du passé disparu, elle fait
office de trace et sert de révélateur du passé (au sens photographique du terme),
de témoignage, de gage pour le devenir de l’humanité. Le caractère fantastique,
voire fantasmagorique de certaines allusions qui attisent l’imagination déjà mise
en mouvement par les commentaires du narrateur, souligne ces ombres et leur
fonction : retenir des traces en train de s’effacer. Sebald se place toujours dans la
position du voyageur, lorsqu’il voit et il écrit. Pour lui, le voyage est le moyen
d’accéder au passé, sa méthode de reconstruction du passé s’appuie sur le processus littéraire. Toute son œuvre est un essai de restitution du passé par le biais de la
littérature. Il observe les traces collectives ou privées du passé en tant qu’écrivain
de la mémoire, il illustre le passé à travers des détails, de brefs épisodes à travers
des perspectives éclatées28, mais il fait aussi ressentir à son lecteur le rôle central
de la mémoire dans la vie, le caractère unique des souvenirs de chaque individu
et les obligations morales du processus de réminiscence, dans un temps où la
mémoire commence à faire défaut et où le passé n’a plus de valeur, au détriment
de l’instant présent. La nécessité de faire appel au récit comme mode indispensable et constructeur de la cohérence du Moi, est devenue un sujet de la philosophie
et de la théorie littéraire contemporaines.
Sebald, de par son œuvre, fait parfois appel au mythe de l’Empereur de tous
les Français, en grand admirateur de cette figure mythique qu’il est. Il tente un
pèlerinage au pays de Bonaparte dans Campo Santo et glisse des allusions à des
fragments de la biographie de l’Empereur en filigrane dans Austerlitz. Le côté
baroque très prononcé de ses écrits est aussi perceptible ici, le fort penchant pour
le passé à travers des traces choisies est sa marque de fabrique. Dans un univers
Un autre récit de voyage du même auteur, qui se passe dans le Northfolk, s’intitule
Les Anneaux de Saturne (1995).
27
28 Voir à cet effet notre étude sur l’identité et l’écriture de la mémoire, Régine Battiston :
Lectures de l’identité narrative. Max Frisch, Ingeborg Bachmann, Marlen Haushofer,
W.G. Sebald, chapitre 1 « Identité et narration », op. cit., p. 11-35.
– 404 –
– « auSterlitz » et « camPo Santo » : une viSion PoStmoderne –
stratifié, le recours permanent au savoir est de mise, la dynamique créée par la
relation entre le récit – ou le texte – et son intertexte provoque une lecture référentielle de très haut niveau. Le montage, qui permet de passer dans la lecture,
sans indication de marge, entre le réel et le fictif, où souvent le réel est fictionalisé comme dans Austerlitz, souligne une recherche intertextuelle importante.
Par petites touches anecdotiques et descriptives, il habille la mémoire en structurant les expériences qui la tapissent d’images de morts et de disparus, dans une
anthropologie de la mémoire, parfois faite de visions, dans un monde quasiment
déserté par les humains, au détour de rares rencontres. Ce promeneur invétéré ne
fait pas de discours impérialiste ou républicain, ni d’apologie de la mémoire du
grand homme d’État, il laisse sa pensée vagabonder au gré de ses inspirations
alimentées par la très grande culture et le savoir d’un écrivain très érudit. Sa disposition à l’errance gomme la limite entre lui et son œuvre, ménage une certaine
confusion entre le narrateur et l’auteur. S’il choisit d’ériger le lecteur comme
témoin et porteur de la mémoire, dans un délicat passage de témoin entre le texte
et le lecteur, ses écrits transcendent l’espace et le temps, à travers un réseau très
dense de références intertextuelles qui constituent la toile de fond culturelle de
son monde littéraire, qui accorde une grande importance aux objets du passé. Sa
manière décalée et postmoderne de regarder l’Histoire, en mettant l’accent sur les
détails plutôt que sur l’ensemble, engendre chez le lecteur un « plaisir du texte »
(Barthes) rarement atteint. La dette envers les morts qu’il souligne et son obsession des traces et de la mémoire dans un temps réputé sans mythes29, choisissent
ici une perspective mémorielle débarrassée du point de vue de l’histoire.
29 Sebald se place dans la perspective post-existentialiste d’un temps sans Dieu et sans
mythes, où l’imagination et la culture sont les deux tenants de la Mémoire. Si les mythes ont
du mal à survivre et à se placer dans le domaine purement littéraire dans notre période dite
postmoderne, ils survivent de manière magistrale grâce à des supports de média contemporains par lesquels ils touchent un public plus vaste que celui strictement littéraire, où ils sont
accessibles à travers le monde entier ; nous nous référons ici à la contribution de Candice
Obron dans ce même volume.
– 405 –
Jeu de L’oie de La révoLution
et de L’empire
recueiL inedit 1
témoignage de L’auteur
Daniel ARANJO
Professeur de Littérature comparée,
Université du Sud (Toulon-Var)
Laboratoire Babel EA 2649
Les trois derniers textes
Le recueil, inédit, dont je vais vous parler est en cours d’achèvement ; il a été
pour une grande part inspiré et impulsé par ce colloque, au moins pour la seconde
moitié (Empire), comme il peut exister des œuvres suscitées par une commande.
Je suis en train de finir « Retraite de Russie », texte en prose rythmique au
départ conçu comme un monologue furieux de théâtre, aux enchaînements rudes
et évasifs, qui permettent de balayer tout un monde en zigzags spontanés, en
partie inspiré par le monologue La Mort de Néron de Félicien Marceau qu’il
m’a été donné d’entendre en août 2009 au Théâtre du Nord-Ouest (Paris 9ème)
par un ami comédien et metteur en scène, Eliezer Mellul, et surtout par un autre
1
L’ouvrage, illustré par Janine Laval et achevé peu après la tenue du colloque, est disponible sur le site de l’illustratrice http ://ninjamanu.free.fr
– 407 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
monologue, tiré de La Nuit juste avant les forêts, de Bernard-Marie Koltès, par
le comédien David Mallet, dans le même théâtre et à la même époque. J’aime
bien, du moins quand il s’agit de théâtre, écrire en pensant à un comédien donné,
même si l’expérience prouve que ce n’est jamais celui-là qui créera le rôle. Je
comprends que Vivaldi ait écrit en pensant à la cantatrice à qui il destinait sa
mélodie. Il existera deux versions de cette « Retraite de Russie » : la version scénique, d’un seul tenant, à défaut d’une seule coulée, à travers ses cinq numéros,
et la version poétique pour ce recueil en cinq pièces successives toutes intitulées
« Retraite de Russie », comme une case de jeu de l’oie où l’on revient toujours
et s’enlise, à l’image même du « colosse russe » (Napoléon), le vrai tournant de
ce destin – que l’Empereur aurait pu du reste mieux négocier, ne serait-ce qu’en
abolissant le servage dans les régions qu’il contrôlait. C’est évidemment la pièce
la plus référentielle (et pour cause) du recueil, conçu pour le rythme physique de
l’acteur – et son dynamisme propre – ce dynamisme qu’ailleurs le vers apporte
plus naturellement à un moins pédestre contenu – la part de l’expression poétique
dans cette « Retraite » se limitant à certain sens du rythme et quand il le faut à
certaine concision.
Mon dernier poème ? L’idée m’en est venue avant-hier alors même que je
décollais de l’aéroport de Toulouse-Blagnac à destination de Bastia (et il y a un
rapport, physique, entre les deux choses) et que, partant pour la Corse, je me
rappelai soudain que Napoléon n’y était, lui, jamais revenu depuis son retour
d’Égypte et qu’en conséquence il ne serait sans doute jamais non plus retourné
à l’île d’Elbe après l’avoir quittée (comme si ce diable de grand homme pouvait
être à ce point rancunier à la face du monde qu’il s’imposât de rentrer par la
grande porte en repassant sous une petite !), contrairement au dernier vers de
mon poème « Départ de l’île d’Elbe » : « ah pauvre île, ton fidèle empereur bientôt
te reviendra en Empereur du Monde, une fois enfin vainqueur à Waterloo. » Ce
texte-contrepied conçu en plein décollage devait faire au départ un vers, et je
sentais que le ou les mots les plus importants en seraient le premier ou les premiers, sans doute quelque chose comme un connecteur logique. Finalement, il en
fit quatre, prononcés par la Nourrice corse de Napoléon (l’un de ces nombreux
personnages, parfois modestes, que le fidèle Empereur de Sainte-Hélène n’oublie
pas de mentionner dans son émouvant Testament) ; puis cinq, quand la statue –
découverte hier ici même – de ce cousin de Corte, Arrighi de Casanova, dont
Napoléon fit un duc de Padoue, m’en fit rajouter un de plus :
– 408 –
– jeu de l’oie de la révolution et de l’emPire –
Nourrice corse
Pas plus, pauvre île, pas plus qu’il n’est revenu en Corse
après son retour d’Égypte et tous les Brumaires de sa vie !
N’y comblant guère que moi, d’un grand sort,
ou d’un duché à Padoue son cousin de l’osseuse Corte,
depuis Sainte-Hélène et Moscou quand il faut.
J’ai pensé aussi durant une quinzaine de jours à un poème-catalogue (ces
poèmes-catalogues un peu prosaïques et dont c’est le charme inattendu comme
on en trouve parfois dans quelques littératures, par exemple en France avec le
fameux « Inventaire » de Prévert) qui énumérerait les différentes affectations,
parfois exotiques (jusqu’en Louisiane française, temporairement récupérée sur
les Espagnols 2), des différents préfets de l’un de ces départements français de
l’époque extérieurs à l’Hexagone, pas toujours éphémères d’ailleurs, par exemple celui des Deux-Nèthes (chef-lieu Anvers), qui dura dix-neuf ans, et se trouve
être celui par lequel le jeune Schopenhauer est entré en France le 18 novembre
1803 3. Ce poème aurait eu pour titre : « Dix-neuf ans avec la réalité » – réalité
dans mon esprit toute administrative, qui eût opéré une coupe concrète à travers
un certain espace-temps (d’autant que presque tous ces préfets ont été fidèles à
l’Empereur durant les Cent Jours), et avec la brièveté du poème eût effleuré sans
en avoir l’air quelques vastes questions : ces préfets ont-ils eu pour ces affectations la même tendresse rétrospective que nous ? s’y sont-ils ennuyés, jusqu’en
Louisiane ? que n’y ont-ils tenu journal ! ou n’ont-ils eu pour ces destinations que
le rapport professionnel et abstrait, à base de chiffres, d’un astrophysicien pour
tel aérolithe inconnu et pourtant réel de notre système ? Je n’ai pas réussi à faire
ce poème, dont pourtant je détenais la matière et la forme, si déterminante parfois
à elle seule. Et pourtant j’y tenais, tant l’histoire, ce peut être la petite histoire,
l’intra-histoire, un mot anodin, une expression d’époque disparue et dont c’est la
force, une somme de détails où se concentre le temps comme on en trouve tant
dans le Journal de voyage du jeune Schopenhauer, à l’époque âgé de quinze ans,
aux derniers jours du Consulat et aux tout premiers de l’Empire (3 mai 1803-25
août 1804, l’Empire étant établi le 18 mai de cette dernière année) et à qui j’ai
tenu à rendre hommage en ces termes (en gommant l’année originelle, 1804, dans
une perspective peut-être un peu mythique) :
2
Le dernier préfet de la Louisiane française (bien plus étendue que l’actuel état de Louisiane) fut, en 1802, avant son abandon par Napoléon Bonaparte l’année suivante, Pierre-Clément de Laussat, ci-devant Député des Basses-Pyrénées au Conseil des Anciens, et futur préfet
des Deux-Nèthes en 1812-1813.
3
Journal de voyage, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », tr. fr. Didier Raymond,
989, p. 79.
– 409 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Quatre jours d’hiver sous le consulat
Dimanche 15 janvier
Le Premier Consul a passé en revue 6000 hommes de troupe italienne dans la
Cour des Tuileries (je n’ai pas très bien vu son visage) et magnifiquement distribué des drapeaux à chaque régiment.
Lundi 16 janvier
Théâtre Feydeau. Le Premier Consul est présent. J’ai bien vu ce visage décidé,
mi-obscur, déjà un peu massif, dans sa loge d’ombre. On joua La Maison isolée et
La Jeune Prude, nouvelle pièce uniquement jouée par des femmes.
Mardi 17 janvier
Au Vaudeville. On donnait L’Intendant, L’Embarras du choix et une nouvelle
pièce La Tapisserie de la reine Mathilde, qui se passe sous Guillaume le Conquérant mais fait allusion au projet actuel de débarquement en Angleterre.
Jeudi 19 janvier
Leçon publique, très claire, de l’abbé Sicard à l’Institut des Sourds-Muets.
Demain, sera deux mois que nous sommes en France (de Bréda en Hollande
jusqu’à Anvers, département français des Deux-Nèthes, créé il y a neuf ans ; nom
charmant, à grelots et douane indulgente, nonobstant la tristesse des derniers
mètres, indigents ; le Coche des Deux-Nèthes).
(Journal de voyage d’un jeune philosophe allemand)
Et je me demande même, toujours en hommage à ces petits faits anodins et
perdus qui ont baigné dans le tiède flux de conscience, même distrait, de l’histoire, dans mon poème quasi final « Sainte-Hélène », inspiré à la fois par ce journal de Schopenhauer, dont je rétablis cette fois la date (1804), et le testament de
Napoléon, je me demande même :
Sainte-Hélène
Mais toi maintenant, sur ton île, à jamais célèbre, dont tu (et tous) ignorions
jusqu’au nom et au gris hémisphère, jusqu’à hier seulement, que te reste-t-il de La
Jeune Prude, ou les femmes entre elles, comédie en un acte avec chants, musique
de Dalayrac, uniquement jouée par des actrices, du 16 janvier 1804, théâtre Feydeau, à Paris – où tu ne reviens déjà plus et voudrais tant reposer ?
(Et oh, loin de toute Égypte et tout Paris et tout Dalayrac, ce buste d’enfant,
né prince français, qu’il s’en souvienne, qui a dix ans déjà, dix de son enfance et
sept de ta solitude que malade, fiévreux, tête… armée, tu fixes, fixeras jusqu’au
bout, tant est vaste la mort, sans armes, jusqu’au bout de cette île !)
– 410 –
– jeu de l’oie de la révolution et de l’emPire –
Statuette d’enfant, image de mon fils loin de toute image : qu’on te remette aussi
quelques portraits des plus ressemblants de ton père, et ne crois rien de ce qu’on
t’en dira à Vienne loin de moi mais redresse seul le vrai à la clarté du vrai.
Ô fils, que je n’aurai presque pas vu, jamais depuis sept ans, ah loin des triumvirs qui surveillent pour l’heure ah combien petitement l’Europe, ah l’un à
l’autre enfin à jamais être enfin réunis, même cent ans après ma mort ! 4
La réalité. Plus forte que la fiction, et elle-même poëme, où ne rien changer.
En veut-on un dernier exemple ? On le trouvera dans l’une des illustrations au
présent article : « Le Roi de Siam au tombeau de Napoléon Ier ». M’en souviendrai-je un jour, pour tel nouveau passage de ma « Retraite de Russie » ? Ce n’est
pas impossible. Pour l’heure, c’est mon incapacité, quasi physique, à y rajouter
quoi que ce soit qui m’empêche d’en faire un poème. Alors citons. Citons :
« Sa visite aux Invalides l’a également beaucoup frappé. Longuement il est
resté en méditation devant le tombeau de Napoléon. Était-il sincère, ou par courtoisie imitait-il les souverains qui y vinrent avant lui ? Il eût été bien curieux de
connaître les pensées qu’il eut à ce moment. »
« Les Siamois sont fort petits, mais robustes. Ils ont la face large, les joues proéminentes, les yeux obliques, la bouche grande, les lèvres épaisses, le teint olivâtre et cuivré. Ils sont vains, artificieux, obséquieux et avares. Ils fument beaucoup
et ils jouent quelquefois jusqu’à leurs femmes et leurs enfants. Comme religion,
ils adorent l’éléphant blanc, qu’on trouve en grand nombre dans les forêts du
Sud. […]
Citons enfin le nom du roi ; c’est un nom compliqué : Somdetch-PhraParamindr-Maha-Koulanlonkorn-Phra-Khoula-Khom-Klao.
Somdetch-Phra, etc., est né le 21 septembre 1853. Il a succédé à son père le
er
1 octobre 1868. »
(Le Petit Journal Supplément Illustré, 26 septembre 1897 ; Le Petit Journal,
15 juillet 1893)
4
On aura peut-être reconnu ici une allusion au transfert des cendres de « Napoléon II
Roi de Rome » (on sait qu’il fut Empereur vingt jours en 1814 à la fin des Cent Jours), aux
Invalides le 15 décembre 1940, « cent ans », jour pour jour, après le transfert de celles de son
père aux Invalides, à l’initiative d’Hitler, sur une idée, au départ, de Benoist-Méchin et malgré
l’hostilité italienne de l’allié Mussolini. J’ai gommé toute référence à Hitler, même s’il peut
exister des finesses de tyrans (Hitler en eut beaucoup avec sa chienne), voire des délicatesses
d’artiste chez un Néron. Et Parisiens alors de réclamer : « Du charbon, pas des cendres ! ».
– 411 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Article « Le roi de Siam au tombeau de Napoléon 1er »
Origine et composition du recueil
L’amorce lointaine du recueil doit remonter à 1988 et aux préparatifs du
bicentenaire de la Révolution. Le Conseil Général de mon département (les Pyrénées Atlantiques) avait créé un concours de poésie à la gloire de la Révolution.
L’idée, je crois, m’avait un peu surpris et poussé à écrire sans conviction quelques poèmes – dont j’ai hélas perdu le manuscrit. Je me souviens que l’un de ces
poèmes, que l’on retrouvera dans mon recueil, concernait Louis XVI :
– 412 –
– jeu de l’oie de la révolution et de l’emPire –
« Madame Veto,
Monsieur Veto… »
Monsieur Veto sans veto…
ci-devant roi et même vice-Dieu,
voilà qu’on fait de toi
un citoyen à boucles et bottines,
à cocarde et chapeau,
et désormais Capet…
Moins qu’un représentant aux Armées,
ou qu’à Versailles un serrurier… […]
peut-être aussi le poème initial 5 de mon recueil sur Louis XVII :
Enfant, tout t’échappe :
ta place dans le drame ;
l’hostie que tu seras…
Mais ta tête morte encore rit…
Qu’a-t-elle retenu
de ce jour d’échafaud ? […]
Dans ce cas, le premier poème du recueil serait l’un des premiers poèmes à
avoir été écrit, ce qui arrive parfois chez moi mais est loin d’être la règle dans le
domaine de l’art et de l’esprit (le premier poème d’Alcools, « Zone », a été le dernier à être composé, les introductions, ouvertures d’opéra, premiers mouvements
de symphonie sont souvent écrits en dernier, selon le principe que l’antériorité
logique ou ontologique et de droit n’est pas l’antériorité chronologique et de fait
et que là aussi « les derniers seront les premiers »). Inutile de dire que je n’ai pas
concouru devant le Conseil Général de mon département. En général, on est mal
classé ou pas classé du tout par ce genre de jury présidé par un ancien instituteur ou membre pérenne d’une académie locale, ou battu par l’un de ses propres
étudiants qui y concourt en même temps. (L’un des chefs-d’œuvre de Pessoa,
Message, remporta certes un jour un prix de poésie à Lisbonne, mais ce fut ex
5
Après l’amorce, que l’on retrouvera à la fin, une fois la boucle bouclée et le jeu de
l’oie refermée : « napoléons, sesterces, / louis busqués, // charlottes et marats, / antoinettesmaries […] »
– 413 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
æquo et du fait de l’indulgence du jury pour le nombre de pages qu’avait réussi à
noircir l’auteur inconnu.)
Le titre du recueil, Jeu de l’oie de la Révolution et de l’Empire, est assez
ancien. Sans doute lié lui aussi à la période du Bicentenaire, puisque le double
Almanach de la Révolution et de l’Empire par Jean Massin (Encyclopædia Universalis, 1988, 2 tomes), que j’ai dû acheter à l’époque, comportait comme cadeau
la reproduction d’un Jeu de l’oie – dans mon souvenir, un Jeu de l’oie de la Révolution et de l’Empire. En fait, je me contentai comme souvent à mon habitude du
souvenir de plus en plus abstrait de la chose. Je me suis occupé de le retrouver
dernièrement, à sa place, pour cette communication et me suis alors aperçu qu’il
n’avait plus rien à voir avec le souvenir que j’en gardais, à supposer d’ailleurs que
j’en gardasse un souvenir quelconque, et que ce Jeu de l’oie était un Jeu de l’oie
de la seule Révolution à hautes cases pas trop stylisées (mon erreur provenant
peut-être du second tome de Jean Massin, bel et bien consacré, lui, à l’Empire).
Idem pour ce disque Philips contenant la Messe du Sacre de Paisiello, acheté en
supermarché pour fêter mon admissibilité à l’agrégation de Lettres Classiques en
1973, que je n’avais plus regardé ni écouté depuis une trentaine d’années et qui
dans mon esprit était devenu un coffret au luxe tout impérial. Inutile de dire que
j’ai mis du temps à le retrouver, puisqu’il n’était pas rangé avec mes coffrets, et
que son audition m’a particulièrement déçu, du fait en particulier de la qualité
technique de l’enregistrement, plus guère stéréophonique. Il n’en reste pas moins
que c’est à ce souvenir abstrait et idéal que je dois les deux ou trois allusions à
Paisiello qui figurent avec ou sans le nom dans mon recueil, y compris pour le
baptême du Roi de Rome, alors que j’ignore s’il y eut même un compositeur de
mis à contribution ce jour-là par le culte impérial :
messe lente de Paisiello, mais c’est notre messe
et le cuivre de mon sacre en illumine encore le sacre
et ton baptême, enfant d’enfance né d’enfance
hier parmi d’ivres violons d’enfance enfance, si tu nais
d’entre les corolles de cuivre d’un sacre et le cri des hautbois
et je dis enfance de l’enfance de l’enfance
et l’outre-empire de nos sens
– 414 –
– jeu de l’oie de la révolution et de l’emPire –
et je dis roi de Rome princesse de Venise 6
roi de Rome enfance roi de Rome […]
Où j’utilise des répétitions rapprochées, comme en arabe (langue paronomastique naturellement liturgique), dont j’ignore l’effet, peut-être étrange et exotique,
à le supposer chez nous toujours de bon goût, qu’elles pourront avoir sur un lecteur français peu familier de la chose et à qui je n’aurais sans doute pas dû révéler
l’origine de ce procédé circulaire pour le laisser agir à plein sur son oreille.
Quant à la composition de l’ensemble du recueil, elle est à la fois claire et
libre : constituée de deux moitiés données dans l’ordre chronologique (Révolution
puis Empire), à la fois égales par leur nombre de pages respectif, mais inégales
pour le reste : si la seconde moitié est la plus fournie en nombre de signes (du fait
en particulier de la série en prose rythmique « Retraite de Russie »), c’est la moins
riche pour le nombre de poèmes (21) – il est vrai que nombre des 30 poèmes de la
partie Révolution sont bien courts (parfois de un à trois vers) – le texte « La Face
du monde », consacré à Drouet, l’homme de Varennes qui sera sous-préfet sous
l’Empire, étant commun aux deux périodes. Donc un équilibre dynamique dans le
déséquilibre, avec quelque parti de désordre surtout sensible dans la partie Révolution (la variabilité du coup de dés à travers les cases, étroites ou non, rapides
ou pas, du jeu de l’oie ; c’est le Baudelaire des Petits Poèmes en prose qui proclamait ce droit à cette « fantaisie » et absence de composition, qui au reste n’est
pas absolue dans son recueil) – mais qui n’empêche pas l’ensemble de se diriger
clairement vers le glorieux Dôme des Invalides final, en espérant qu’il ne sera pas
trop mauvais (on sait tout le risque qu’il y a à faire de la mauvaise littérature avec
de trop bons sentiments).
L’iconographie
Quelle a été la part de l’iconographie dans la conception et l’élaboration de
ce recueil ?
Par certains aspects, très restreinte, puisque je cherche souvent à réduire le
matériel (thématique, sonore) de base, sans trop me documenter, même si je lis
beaucoup, pour ne pas alourdir le poème, qui doit être autonome et cohérent – fûtce, sur de tels sujets, dans son indispensable référence historique – parfois faite de
presque rien, même quand il prend plus d’une page comme le poème sur le Baptême du Roi de Rome, qui tient de la pure variation, circonscrite dans une courbe
6
Si l’enfant eût été une fille, elle eût hérité du titre de « Princesse de Venise » – belle
chose.
– 415 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
donnée ; pour ne rien perdre de deux fragments entendus en rêve, encore moins
chargés de matière 7. Mon poème un peu calligramme « Canova », en disposition
fuselée et centrée, qui s’intitula d’abord « Fût » et évoque par certains aspects
Pauline Borghese et même anacréontique de l’Empire, a été composé sans référence à quelque statue précise que ce soit mais plutôt à certaine idée, certain poli,
très fin, certains mots et décors de l’Empire (Salle des Saisons du Louvre), l’abstraction du point de vue étant ici censée styliser le mince profil d’ensemble. De
même pour ma série de poèmes sur la Mort de Marat, dont je ne me rappelle plus
du tout la date, mais ce qui est sûr, c’est que je les ai écrits sans avoir le tableau de
David sous les yeux, évitant même d’y revenir pour mieux m’en tenir à la technique minimaliste de la décharge et donc peut-être de l’amplification elliptique,
parce que je n’avais besoin que de l’idée dynamique du tableau (si tableau il y
avait encore dans mon esprit), générant parfois dans mon esprit quelque chose
comme le coup de sabre du vers :
Marat
La main pendante,
et l’encre fraîche du stylet
sur la baignoire (comme un linge)
à l’écritoire encor pendante.
Ô tribun :
mais la fille de Corneille
(Esther Colère Ange !)
seule obéit à Dieu.
C’est que je me méfie du descriptif en poésie, beaucoup moins au théâtre
(par exemple dans ma « Retraite de Russie »), et de la précision référentielle à
7
Les vers ou bouts de vers entendus en rêve et qu’on a tant de mal à enregistrer avant
réveil sont souvent décevants au saut du lit. C’est à un rêve que je dois ce poème-monostique
à la gloire de la République : « dans le papier des grands jours sans deuil que nourrit la République » ; certainement pas le meilleur (je viens de dire qu’on ne fait pas toujours de la bonne
littérature avec de bons sentiments) mais à quoi je tiens, parce que je le tiens d’un rêve. Plus
fort et plus récent : « debout comme un vol de puces », que j’ai intégré tel quel à un spectacle
de kremlin particulièrement miteux croisé par mon grognard de « Retraite de Russie », en y
adjoignant un souvenir de Gogol (Les Âmes mortes), l’allusion à ce dernier étant encore plus
nette, me semble-t-il, un peu plus loin : « Dehors, un coin de placette bancale et pourrie, de
guingois, un hameau d’âmes mortes, connues d’aucun rôle fiscal, devant notre âme morte. »
– 416 –
– jeu de l’oie de la révolution et de l’emPire –
quoi ce descriptif nous contraint, avec son corollaire : la prose 8. La poésie, pour
fonctionner, doit être, par nature, davantage « courte et obscure » 9. Debussy s’est
expliqué dans sa correspondance sur l’avantage qu’il a trouvé à écrire presque
toute son esquisse symphonique et essentielle de La Mer en pleine terre ferme,
dans l’Yonne, loin du poids incommode du motif. Le poète doit voir ce qu’il voit
comme le verra aussitôt son distrait lecteur, qui n’a pas l’original sous les yeux.
Je n’ai d’ailleurs revu le tableau de David qu’après avoir écrit presque toute ma
série rythmique et discontinue, et avoir vu la série de tableaux qu’en avait tirés
Janine Laval (qui a travaillé, elle, par décomposition et recomposition à partir de
l’œuvre de David) – l’un de ces tableaux de mon illustratrice ou du moins l’idée
de ce tableau m’inspirant, je crois bien, ce poème de deux vers :
8
J’ai cependant eu la faiblesse de faire quelques longs poèmes descriptifs, peut-être
plus convaincants que je ne le pensais d’abord, puisque l’un d’entre eux, « Col bacio ultimo
MCMIX » – sur le gisant voluptueux d’une tombe (la tombe Delmas) du cimetière Staglieno à
Gênes – composé en état second dans la fatigue de l’excitation et du voyage à travers un pays
pris de deuil – a même été traduit en italien et publié à 100.000 exemplaires en pleine page
sous une photo de ce gisant nu dans le grand journal ligure Il Secolo XIX pour la Toussaint
2005 (on a les rites et les Toussaints que l’on peut !), signe pour moi rassurant que certains
Génois ont pu se retrouver dans mon propre paysage génois. Ce poème « Col bacio ultimo
MCMIX » (version française et traduction italienne par Carlo Romano) est disponible sur deux
sites italiens, en faisant « Aranjo Staglieno ».
9
J’extrapole ici une expression napoléonienne. Bonaparte, ce poète du possible et du réel,
avait compris tout le parti qu’il y avait à tirer d’une constitution « courte et obscure », celle
qu’il demanda pour le Consulat en l’an VIII – les constitutions trop longues et trop précises,
mécaniques trop complexes, intéressantes du reste à étudier, souvent dues à trop de monde à
la fois (une assemblée constituante, par exemple), arrivant trop souvent à trop de blocages, un
peu à l’exemple de celle du Directoire qui obligeait à débloquer la situation par le coup d’état
presque permanent (tantôt à gauche tantôt à droite), dont le dernier ne fut autre, du reste, que
celui de Brumaire.
– 417 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Illustration 1 (Janine Laval)
(écritoire-billot de bois à brute tablette bossuée de plomb,
où noircit le sang d’une dernière liste cunéiforme de proscrits)
On a ici la chaîne : (tableau absent)-poème-tableau de l’illustratrice-poème ;
schéma inhabituel chez moi, mais qui a déjà opéré dans un autre recueil 10 et s’est
retrouvé une autre fois dans celui-ci à propos du Sacre de Napoléon. Janine Laval
avait composé à ma demande quelque chose d’après Le Sacre version David,
qu’elle a vidé de tous ses figurants pour faire bien voir que Napoléon est le seul
10 Dans De l’Éternité et de l’Immortalité selon Sapphô, de Mytilène (éditions Poiêtês, Mondercange, Luxembourg, 2007), l’un des poèmes, « Mytilène », est le commentaire fidèle d’un
tableau de Janine Laval précédemment paru dans un recueil de Laurent Fels, et inspiré par l’un
des poèmes de ce dernier. On a donc ici le schéma : poème 1-tableau-poème 2, ou plutôt poète
1-tableau-poète 2.
– 418 –
– jeu de l’oie de la révolution et de l’emPire –
artisan de la chose ; qui me donna même à moi la curieuse impression que tout ce
monde y avait été rangé sous une housse, d’où ce poème (l’un des rares pièces
impressionnistes et mélodieuses du recueil, alors que cette écriture m’est ailleurs
familière dès que le sujet s’y prête 11) :
Illustration 2, « le Sacre » (Janine Laval)
Sacre
Range-les. Comme des meubles sous une housse, dans les coins, pour un
déménagement avant qu’on ne ferme la pièce, sur sa pénombre. Au centre, ne
reste que la flamme rouge du sacre, bibliothèque en feu. Range-les, les Papes
aussi, même s’il te faut le monde entier et ce que l’on nomma Dieu, des dignitaires à mitre et à mozette, de grands chambellans (faut de ces choses-là, mêmes), un
Te Deum laïc de commande, des femmes à turban sinon lotus, voire (pour attester
du sable même des siècles) le sabre égyptiaque et la hampe-caducée isiaque de
quelques Mameluk dans l’or final du tableau pour assister au sacre universel de
toi-même et de l’impératrice, par tes mains.
11 Mais c’est aussi que Charlotte Corday n’est point Sapphô. On pourra consulter un choix
de mes poèmes saphiques sur le site très érudit « Saphisme.com » consacré à la poétesse Sapphô
ou dans mon recueil De l’Éternité et de l’Immortalité selon Sapphô, de Mytilène cité plus haut.
J’aime à dire, sur le ton de la boutade, que j’ai sans doute été lesbienne dans une vie antérieure.
Ce qui voudrait dire aussi que j’ai fait dans une vie également antérieure la Retraite de Russie du
mauvais côté de la rivière Bérésina, celui où nous sommes restés coincés par la destruction de nos
deux ponts par nos propres troupes. La poésie, et non la prose, disait Pessoa, permet de feindre et
de simuler (ce qui est sans doute contestable car le roman ou le théâtre en prose, en démultipliant
et incarnant diversement les virtualités du créateur, le permettent au moins aussi bien).
– 419 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
Housse que j’avais donc entrevue dans le premier tableau de l’illustratrice, qui
ne l’y avait pourtant pas mise, mais qu’elle dégagera à plein à ma lecture dans une
autre version où sacre, housse, bibliothèque ne font plus guère qu’un, sans faire
de différence entre image visuelle, image mentale, image poétique, métaphore,
contrairement à moi, qui opère volontiers cette distinction y compris dans mon
travail organique de création en dehors même de mon enseignement ou de mon
travail critique (une image mentale n’est pas forcément visuelle ni très visualisable, l’image poétique est encore plus insaisissable qu’une image mentale et ne se
réduit pas toujours à la métaphore, c’est-à-dire à un contact ou à une intersection
toujours possibles entre comparé et comparant).
Illustration 3 (Janine Laval)
Même si l’image poétique est ici sans doute métaphore et superpose peut-être et
même unifie sous le signe du feu sacre (comparé) et bibliothèque (comparant) :
« Au centre, ne reste que la flamme rouge du sacre, bibliothèque en feu », ce qui
a peut-être conduit l’illustratrice à inclure le sacre dans une bibliothèque (en passant d’une certaine façon de la métaphore à la synecdoque) et donc à les confondre par voie au moins métonymique. C’est qu’au départ, j’avais suggéré à Janine
Laval de regarder le tableau Bibliothèque en feu (1974) de Vieira da Silva ; et que
du reste, ma première version soulignait encore plus clairement d’un « comme »
la comparaison entre sacre (comparé) et bibliothèque (comparant explicite) :
– 420 –
– jeu de l’oie de la révolution et de l’emPire –
Illustration 4 (Janine Laval)
« Au centre, ne reste que la flamme rouge du sacre, comme une bibliothèque en
feu. » Autre métaphore (ou comparaison par la suite un peu gommée) que Janine
Laval réalisera, incarnera d’ailleurs dans un autre tableau où elle met plus ou
moins le feu à la bibliothèque-sacre de Napoléon (inspirée de la bibliothèque du
Palais des Mulini à l’île d’Elbe). Puisque le miracle de l’illustration, c’est justement d’incarner physiquement, visuellement des images pas toujours visuelles et
même des métaphores – Janine Laval recopiant volontiers le bout de vers qu’il
illustre dans le tableau même qui l’illustre – en les interprétant sur un espace à
deux dimensions 12, comme un comédien le fait à sa façon sur scène d’un texte
donné dans ses trois dimensions à lui. Avec les surprises qui jaillissent de là. Ainsi
du registre sombre, sanglant et « rougeoyant » de mes pièces sur la mort de Marat
qui, incarné en formes et couleurs par Janine, devenait visuellement insupportable et fut donc à ma demande écarté, alors même que la chose se trouvait dans
12 Robert Petit-Lorraine, intime et illustrateur privilégié de Saint-John Perse, disait à propos
de son travail avec ce dernier que « le cas présent est celui d’un conditionnement d’ordre
pictural, exclusivement » et que donc « il faut ramener l’art de peindre à sa primordiale et
essentielle fonction, qui est de tracer des signes plastiques sur un plan à deux dimensions. »
(intervention de Robert Petit-Lorraine à l’occasion du colloque « Saint-John Perse face aux
créateurs contemporains », Aix-en-Provence, 1981)
– 421 –
– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
le texte, sous forme d’idée et de son (le passage physique et brutal d’un roman
à l’écran, d’un espace intérieur et polysémique à la netteté contraignante d’un
espace extérieur, peut occasionner le même type de malaise). Ainsi de la direction
et de l’incarnation données par un acteur ou un metteur en scène au texte, même
très physique, mais au départ davantage polysémique du dramaturge13.
Si, pour les poèmes, la place du motif iconographique de départ reste en général limitée, en revanche pour ma prose « Retraite de Russie », forcément référentielle puisqu’il s’agit de prose théâtrale et de se faire comprendre du spectateur,
que donc la distance du signe au référent y est plus courte que dans le poème – la
part de la documentation est plus importante. J’ai intégralement relu à cette occasion, bibliographie comprise, Le Directoire et le Consulat d’Albert Soboul (vieux
« Que sais-je ? » de khâgne) et lu de près avec une ferveur toute millimétrique La
France napoléonienne du même admirable historien (troisième tome de sa série sur
La Civilisation et la Révolution française, Arthaud, « Les Grandes Civilisations »,
1983), sachant bien que j’y trouverai quantité de petites choses et de grandes tendances sur la profonde vie des campagnes, ou le peuple des villes, et même des
courbes de prix, et d’abord une admirable iconographie, un peu comme le dramaturge, pour nourrir de mille petits détails son drame antique préfère souvent l’honnête et rigoureux biographe Suétone au puissant artiste Tacite. J’ai aussi utilisé une
vieille connaissance, le Napoléon de Maximilien Vox, racé et nerveux s’il en est,
et un tout petit peu Jean Massin. Je me suis aussi explicitement souvenu de telles
aquarelles assez britanniques d’Auguste Garneray sur la Malmaison de Joséphine,
de la Distribution des aigles par David (1810), du Pont de Landshut (peinture par
L. Hersent sur tel épisode de la campagne de 1809 contre l’Autriche).
13 « Le texte de théâtre, plus que tout autre, doit échapper à son auteur – à qui il est d’ailleurs
si peu donné de voir sa pièce représentée, cette vaste entreprise, complexe, collective, physique, destinée à le tirer passagèrement du silence – parce que c’est au metteur en scène, à ses
comédiens, sans oublier l’éclairagiste – souvent lui-même metteur en scène ou acteur dans
d’autres pièces –, à son sonorisateur, à son ingénieur du son ou metteur en ondes – s’il l’on
écrit pour la radio – de se le réapproprier, de se l’assimiler – au sens étymologique –, de l’incarner – pour le ravissement et la surprise de l’auteur – qui ne se savait pas aussi bon – ou que
tel de ses personnages, comme mon Spectre d’Agamemnon dans Les Choéphores, pût être si
ironique, comme il le fut lors de sa création dans la bouche de Jean-Pierre Muller.
On apprend de ses acteurs ! On peut réécrire ici et là son texte à la suite d’une représentation :
tel passage trop tors pour la scène, à rendre plus direct, tel ralentissement du texte à rendre plus
saillant et à mieux accuser, telle disposition spatiale à réutiliser dans de futures pièces, etc. Un
acteur vous fait vivre. Un acteur incarne pour vous et devant vous le silence de quelques signes
jusque-là solitaires et moribonds, leur donne corps, vie, relief vitaux, en trois dimensions. Un
miracle à quoi Ionesco lui-même, qui ne croyait pas à grand-chose sur cette terre – peut-être au
bonheur d’un petit déjeuner, le matin –, fut sensible. Un acteur vous tire de votre propre néant,
de votre vivant et au-delà de votre propre vivant, si vous avez cette chance. » (Daniel Aranjo,
in « Découvrez Aranjo », La Gazette du Nord-Ouest, site du Théâtre du Nord-Ouest, 2008)
– 422 –
– jeu de l’oie de la révolution et de l’emPire –
Ou de tel tableau anonyme sur « Le Passage de la Bérésina » admirablement
évoqué en ces termes par Jean Massin : « Il est très intéressant de comparer avec
Faber du Faur, surtout attentif aux individualités humaines, ce fourmillement collectif, aussi anonyme que son peintre, avec son curieux effet de pointillisme ;
c’est aussi un document assez terrible ; on notera les inscriptions sur les fourgons
abandonnés au premier plan : « Garde impériale Bagages… Cantinière… Maison
de l’empereur… Ambulance Gle… » ; opposés à cette cohue, les pontonniers et
leurs voitures sont rangés en bon ordre sur l’autre rive. Et, barrée de ses deux
ponts, la diagonale de la rivière couverte de nageurs aux prises avec les glaçons. »
(Jean Massin, Almanach du Premier Empire, Encyclopaedia Universalis, 1988,
p. 298). Et puisque la peinture est poésie muette comme la poésie est peinture
parlante (vieil aphorisme de Simonide de Kéos, qui remonte au vie siècle avant
Jésus-Christ), j’ai fait en sorte d’en faire parler ce silence au-delà de sa « poésie
muette », et d’en retrouver le « terrible » contenu existentiel, sinon anecdotique,
en m’en tenant aux termes mêmes de ce tableau, pour plus de fidélité au réel (ce
réel souvent plus imaginatif et imprévisible que nous), alors que, dans une première version, j’avais remplacé ces noms de fourgons par une seule et unique et
plus allégorique « Ambulance de la Grande Armée » :
Si on te dit : « Demain un séisme à Bordeaux ; allez-y » – tu n’iras pas ; sauf
peut-être sauver des vies. Nous, on nous dit : « Après-demain un séisme à Moscou ;
allez-y. » Et nous y fûmes, dûment enregistrés par l’administration, sans pouvoir
lui échapper, en passant par de miséreux trous à nom imprononçable par gossier
humain et inhumain (je préfère ne pas m’y essayer, crainte de m’esclaffer devant
toi comme un idiot ! même le Napoléon qui confondait Smolensk et Salamanque
ou fut toujours incapable, même en battant des ailes, d’articuler ce nom d’amiral
russe sur la Bérésina : Tchitchagoff !)
Alors, tu penses, entre séisme, poursuite de ce Tchi..tcha etc., froid, marais,
nos deux ponts à nous incendiés par les nôtres sous nos yeux de traînards exténués : vivre jusqu’au lendemain, quand l’hiver même est continent, on n’y pensait
même pas ; au milieu de tant de bras, mains arrachés, et les langues les plus idiotes du monde (hollandais, polonais…)… passant et allant là (si c’est bien moi qui
passe) entre mortes et morts et entre choses mortes comme un atome mort sans
même savoir que je suis mort ni que tout cela est mort (les autres, me disais-je
quand j’étais vivant, le sauront bien pour moi un jour)…
Des lueurs sous ce qui me reste d’yeux… des formes et des lettres, oui ça s’appelle des lettres : Garde Impériale Bagages ; Ambulance Générale… écrit sous
mes yeux et ce qui me reste de conscience des lettres sur deux fourgons aban-
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– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
donnés avec d’autres fourgons abandonnés (Cantinière… Maison de l’Empereur)
dans un fourmillement absolu sur cette rive où nous voilà bloqués, prêts à tous
être égorgés, par l’incendie de nos deux ponts sur ce fleuve-iceberg en dérive à
travers ses nageurs. Pour un peu, et c’est la dernière vision que je ramenai de cette
mienne, et chienne, de vie. Le dernier vers d’une vie de poète épique sur le front !
Quatorze syllabes : Garde Impériale Bagages ; Ambulance Générale.
C’est à Maximilien Vox que je dois les anecdotes sur Smolensk et Salamanque
ou la difficulté qu’avait Napoléon à prononcer certains mots, y compris du français, c’est à Jean Massin que je dois le décor final et à tel témoignage de vétéran
américain du Débarquement de 44 ces quelques mots : « vivre jusqu’au lendemain, on n’y pensait même pas », dont j’ai gardé exactement toutes les syllabes,
par fidélité à la terrible expérience du réel le plus existentiel et le plus général à
la fois, en les implantant dans un autre décor : « vivre jusqu’au lendemain, quand
l’hiver même est continent, on n’y pensait même pas ».
Je n’ai pas changé non plus certaines expressions en provenance de tel document de préfet d’époque (« soupe épaisse aux herbes, au lait de beurre ou à la
viande salée ») ou de Napoléon lui-même, celui par exemple, entre tous fidèle à
ses fidèles, jusqu’au bout et au détail et au chiffre près, du Testament de SainteHélène, par exemple quand je mentionne dans un ensemble divers en provenance
d’un récent voyage à l’île d’Elbe « une petite métairie appelée Saint-Martin, estimée 200 000 francs, avec meubles, voitures, etc., achetée des deniers de la princesse Pauline » en provenance, elle, à la virgule près, de ce Testament-là :
Départ de l’île d’Elbe
Ah pauvre île trop proche et moins vaste que tout et qui le fus pourtant beaucoup plus qu’on ne crut à mesure qu’on t’abordait puis en foula certaine aridité
te reste ici une bibliothèque Napoléon (ses Montaigne et Diderot), la carte
sans lyrisme de tes minerais au mur, une vasque de séjour à papyrus avec de vrais
papyrus qui y poussent encore, de clairs motifs égyptiens à liseré d’ombre, sans
perspective, au plafond et de roides et fins hermès à bandeaux arabes soutenant
(tête brune sur pieds bruns) des tables de salon – le nœud d’un ruban resserré du
bec (tel l’amour par la distance) par deux pigeons qui s’en éloignent – une petite
métairie appelée Saint-Martin, estimée 200 000 francs, avec meubles, voitures,
etc., achetée des deniers de la princesse Pauline (qu’on la lui remette, j’en serai
satisfait) – sinon l’étain quelconque des casseroles dans l’ombre fidèle des cuisines, les friandises rouges du cru, le miel de ses terres à granit – tout cela de déjà
un peu usé dont pourtant la pensée de l’Empereur illimite déjà tout
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– jeu de l’oie de la révolution et de l’emPire –
(tant il est vrai que même les 16 km2 de l’étroite Délos – à peine plus que Porquerolles – ont toujours suffi, sans que l’on s’y rende, à abriter nos mythes, l’axe
du monde et l’hymne pré-homérique de nos dieux) :
ah pauvre île, ton fidèle empereur bientôt te reviendra en Empereur du Monde,
une fois enfin vainqueur à Waterloo.
Napoléon et la poésie
Importance, donc, de la documentation et de l’iconographie. Avec ses avantages et ses inconvénients, puisque c’est peut-être cette présence, chez moi, du
référent due à la proximité d’un sujet historique qui explique que la mélodie
en soit plus limitée que dans d’autres recueils que j’ai pu commettre sur des
sujets moins contraignants. Georges Saint-Clair, le Grand Prix de Poésie de
l’Académie française 1993, qui se dit « napoléonâtre » et que sa connaissance
encyclopédique du sujet n’empêche pas d’y rêver constamment a la chance,
lui, de toujours le traiter sur le mode musical – sans doute aussi parce que, pour
lui, Napoléon se confond avec le velours de l’enfance même et les soldats de
plomb de l’Empire 14 qu’il y reçut, avec des lectures de jeunesse (ErckmannChatrian), avec le tableau 1813 de Meissonnier accroché dans le bureau de
son père industriel, avec la chanson de Béranger « Parlez-nous de lui GrandMère » découverte à l’âge de douze pendant trois semaines de clinique Larrieu
à Pau pour une péritonite, avec la lecture du récit de Goguelat dans Le Médecin de campagne de Balzac que, surveillant d’étude, il donna plus d’une fois
à ses élèves du Collège Saint-Joseph de Nay (Pyrénées-Atlantiques), ou, non
loin de là, avec la statue du général Barbanègre sur la place de son village de
Pontacq, au pied de laquelle figure toute une liste de hauts faits et de hauts
lieux. Dont un, bien mystérieux, du nom franco-grec de « Borysthène » (un
nom propre que l’on trouve chez des auteurs aussi classiques que Démosthène
ou Aristote, et point seulement, comme l’on eût pu le croire, chez quelque
géographe antique perdu), qui n’est autre, en français de cette époque-là, que
celui du fleuve depuis longtemps plus connu sous le nom de Dniepr. D’où la
rêverie suivante :
Le Borysthène
Fallait-il croire à ces feux d’astre
Que racontait le vieux grognard
14 Est-ce à un souvenir du même type que Nathalie Kosiuzsko-Morizet doit d’avoir voulu,
enfant, être « général d’Empire ou fleuriste » ? Il serait facile de répondre qu’heureusement
pour l’Empire, elle est devenue fleuriste.
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– Attentes et sens Autour du mythe de nApoléon Aujourd’hui –
À ces palais de verre noir
Où des ours blancs montent la garde
Sous des pelisses de renard
Amalgame du souvenir !
Quand il disait : « Le Borysthène »
On voyait sa voix parcourir
Des albâtres de nuit lointaine
L’errance opaque des forêts
Le s