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Édito I hommes &migrations n° 1280
Diaspora turque
et enjeux européens
Par Marie Poinsot, rédactrice en chef
Voilà plus dix ans, la revue Hommes et Migrations consacrait un dossier à l’immigration
turque en France en mettant l’accent sur les origines rurales et les stratégies migratoires, la
pluralité de l’islam, la question kurde, les mobilisations familiales et la place des femmes, les
médias turcs. À l’occasion de la Saison de la Turquie en France, Gaye Petek, la directrice de
l’association ELELE, propose de compléter cette première approche. C’est pourquoi le
dossier s’attache aux particularités de cette immigration à travers des points d’entrée
thématiques tels que le mouvement associatif turc, l’identité des jeunes d’origine turque, les
stratégies familiales et commerciales, l’implantation en milieu rural, l'islam transplanté et la
vie de quartier etc.
Alors que cette immigration reste perçue dans l’opinion française comme discrète et
silencieuse, elle fait l'objet de travaux universitaires encore limités, même si une nouvelle
génération de chercheurs s’affirme en renouvelant les questionnements.
La dimension rurale de l’immigration turque en France, qui aurait pu s’illustrer également par
des monographies sur l’Alsace où la visibilité des Turcs est forte, apparaît comme une des
caractéristiques originales d’une population qui a su saisir les opportunités du tissu
économique local et mettre à profit les possibilités de recrutement à travers les réseaux
migratoires.
La lecture des articles montre que le cadre national n’est plus vraiment pertinent aujourd’hui
pour appréhender la dynamique migratoire des Turcs en France et qu’il faut la replacer dans
une perspective européenne, largement abordée dans ce dossier.
Un colloque rassemblait en mai dernier, à Ankara, 135 chercheurs venus de 15 pays pour
confronter leurs travaux sur les cinquante années de l’immigration turque en Europe. Il
mettait d’ailleurs l’accent sur le poids démographique d’une diaspora forte de plus de 5
millions de personnes, installées dans les pays membres de l’Union, et sur les modalités de
leur intégration dans les sociétés d’accueil qui s’articule avec des réseaux européens
organisés autour d’appartenances religieuses ou politiques diverses.
Pour preuve, la moitié de cette population a acquis les nationalités des pays où ils résident
et représente une force politique émergente dans certains pays. Elle pourrait compter dans
le débat actuel sur l’entrée de la Turquie dans l’union européenne. Cette situation montre
combien les enjeux sur l’avenir de l’Europe, de son élargissement et de ses identités,
passent par la prise en compte des migrations passées et futures, notamment lorsque ces
migrations relèvent d’une dynamique diasporique.■
1
Cité nationale de l’immigration
Palais de la Porte Dorée
293, avenue Daumesnil - 75012 Paris
Tél. 01 53 59 58 60 - Fax : 01 53 59 58 66
www.histoire-immigration.fr
[email protected]
www.hommes-et-migrations.fr
Comité d’orientation et de rédaction
Mogniss H. Abdallah, Augustin Barbara,
Jacques Barou, Hanifa Cherifi, Christophe Daum,
Alain Somia, Abdelhafid Hammouche,
Mustapha Harzoune, Le Huu Khoa, Marie Lazaridis,
Khelifa Messamah, Juliette Minces, Gaye Petek,
Marie Poinsot, Catherine Quiminal, Edwige RudeAntoine, Alain Seksig, Anne de Tinguy,
André Videau, Catherine Wihtol de Wenden
Directrice de la publication
Patricia Sitruk
Rédactrice en chef
Marie Poinsot
Secrétariat de rédaction
Nicolas Treiber
Révision
Isabelle Niot
Retranscription
Francesca Fattori
Traduction
Angie Cotte
Un demi-siècle
d’immigration en France
En 1950, Jacques Ghys (1914-1991)
fondait Les Cahiers nord-africains,
première revue de réflexion et d’action
sur la présence de l’immigration maghrébine
en France, éditée par l’association
d’alphabétisation Amana.
En 1965, les Cahiers prenaient acte
de la diversification des flux migratoires en
France et devenaient Hommes & Migrations.
La revue, pionnière et unique en son genre,
publiait dès cette époque des dossiers
de fond et des articles de réflexion faisant
autorité sur les sujets les plus divers,
mélangeant volontairement les regards
et laissant la parole aussi bien aux praticiens
de terrain qu’aux spécialistes universitaires
ou aux décideurs politiques.
En couverture :
© Camille Millerand
De 1999 à 2004, H&M a été éditée
dans le cadre du groupement d’intérêt public
Adri (Agence pour le développement
des relations interculturelles).
À partir du 1er janvier 2005, elle a été éditée
par le Gip Cité nationale de l’histoire de
l’immigration (CNHI) qui a repris les activités
de l’Adri. La plus ancienne des revues
traitant des phénomènes liés ou consécutifs
à la mobilité humaine aborde le siècle
nouveau avec la même volonté que par
le passé de comprendre, d’expliquer et
d’accompagner ces questions. Le décès
de Philippe Dewitte, son rédacteur en chef,
intervenu en mai 2005, a privé l’équipe
du pilote intellectuel de la revue qui, pendant
plus de 10 ans, avait su faire d’Hommes
et Migrations une véritable revue ayant
sa place et sa particularité dans le champ
des revues en France.
En ouverture, p. 4 :
Espace Groslay, à Sarcelles. Ce lieu est très fréquenté
par la communauté franco-turque vivant en Île-de-France
afin d’y célébrer des mariages © Camille Millerand
C’est cet héritage que Hommes et
Migrations entend conserver et développer
dans la Cité nationale de l’histoire de
l’immigration devenue établissement public
au 1er janvier 2007.
Iconographe
Marie Poinsot
Maquettiste
Sandy Chamaillard
Site internet
Renaud Sagot
Anne Volery
Promotion, diffusion, partenariat
Karima Dekiouk
Vente au numéro
Nejib Lakhram
Conception graphique
Olivier Brunot
Sommaire I hommes &migrations n° 1280
6 Dossier
Les Turcs en France :
quels ancrages ?
Un dossier coordonné par Gaye Petek,
directrice de l'association ELELE - Migrations et cultures de Turquie
À l’occasion de la saison de la Turquie en France,
la revue présente les particularités de l’immigration
turque en France : permanence et mutations récentes,
le mouvement associatif turc, l’identité des jeunes
Turcs, les commerces et les stratégies commerciales,
l'islam transplanté et la vie de quartier. Immigration
silencieuse, faisant l'objet de peu de travaux
universitaires, la présence des populations turques,
marquée par une forte implantation en milieu rural,
doit être appréhendée dans un contexte européen.
126 Collections
■ Les métamorphoses de la machine à coudre
de la famille Pezzoni, par Fabrice Grognet
132 Repérages
■ Le “sens du problème” chez Sayad, par Amin Pérez
■ La valeur scientifique du fonds Sayad,
entretien avec Rémi Lenoir réalisé par Marie Poinsot
■ La question de l’émigration et de l’immigration.
Quel débat aujourd’hui ?
entretien avec Yves Jammet réalisé par Marie Poinsot
148 Kiosque
■ Sous pression ! par Mustapha Harzoune
158 Musiques
■ Mercan Dede, par François Bensignor
167 Cinéma
■ Par André Videau
172 Livres
■ Par Mustapha Harzoune
3
4
Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Les Turcs en France :
quels ancrages ?
Un dossier coordonné par Gaye Petek,
directrice de l'association ELELE - Migrations et cultures de Turquie
I hommes &migrations n° 1280
6 Introduction
Par Gaye Petek
8 Permanences et mutations de l’immigration turque
en France
Par Stéphane de Tapia
22 Le mouvement associatif turc en France
Par Gaye Petek
34 Appartenances et altérités chez les originaires de Turquie
en France. Le rôle de la religion
Par Samim Akgönül
50 Jeunes générations turques de France et d’Allemagne.
Des expériences plurielles
Par Maïtena Armagnague
62 Des individus aux institutions. L’islam au sein des diasporas
turques en Europe
Par Ayhan Kaya
78 Les Turcs en milieu rural. Le cas du Limousin
Par Gülsen Yildirim
88 Migrations, situations familiales et relations intergénérationnelles
Entretien avec Pinar Seymen-Hüküm, Zeliha Alkis,
Zeynep Acikel et Nur Gürsel
100 Turquie, France : le voyage des mots
Par Georges Bertrand
106 Le Faubourg Saint-Denis. Un terrain marchand à l’épreuve
de la diversité culturelle
Par Bernard Dinh
118 La Saison de la Turquie en France.
Quel rôle peuvent jouer les associations ?
Par Gaye Petek
5
6
Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Introduction
Par Gaye Petek,
directrice de l'association ELELE - Migrations et cultures de Turquie
Voici dix ans Hommes et Migrations consacrait déjà un numéro spécial à l’immigration turque. Il s’agissait alors de braquer le projecteur sur une immigration très mal
connue, faire le tour des problématiques les plus aiguës et spécifiques à cette population. Aujourd’hui, l’opportunité de la Saison de la Turquie en France et de la
carte blanche offerte par la CNHI à ELELE pour y organiser une série de manifestations culturelles nous donne l’occasion de proposer à nos lecteurs un nouveau
dossier sur le sujet.
La permanence de certains thèmes mais aussi l’apparition de nouvelles donnes
nous ont incités à imaginer et construire un numéro bilan et à élargir notre spectre en direction des régions et de l’Europe. Il s’agit de fournir une analyse contrastée et comparative dans le but d’affiner le regard sur l’immigration turque en
France et de favoriser une projection vers l’avenir.
Impossible évidemment de ne pas commencer par un état des lieux de ce qui perdure et de ce qui a pu changer au fil des ans. Nous avons donc demandé à Stéphane
de Tapia, fin observateur de cette migration depuis ses débuts, de réaliser cette
mise en perspective. Il devait également en être ainsi pour au moins deux sujets
abordés dans le premier dossier : l’analyse du champ religieux et associatif (Samim
Akgönül et Gaye Petek), ainsi que celle des postures des jeunes issus de l’immigration turque (Maïténa Armagnague).
La question féminine reste par ailleurs toujours d’actualité. Les femmes et les jeunes
filles subissent davantage de pressions, puisque, dans l’intervalle, la véritable
deuxième génération, celle des filles nées françaises en France, a atteint la majorité, exacerbant les inquiétudes familiales. Tout particulièrement celles qui prennent leur source dans les archaïsmes moraux et sociétaux tels que l’honneur, la
virginité, la pureté, etc. Nous souhaitions ici, face à une problématique largement
décrite depuis, donner la parole aux acteurs de terrain. Nous avons donc préféré
relayer les constats réels et documentés des professionnelles de l’association
ELELE en charge de ces situations, pour en proposer ainsi une vision très
concrète et argumentée (interview réalisée par Marie Poinsot). Sur ce sujet, il est
I hommes & migrations n° 1280
en effet fréquent de lire des analyses plutôt réductrices quant aux chiffres mais
aussi et surtout au degré de violence qui s’exerce sur ces jeunes filles.
D’aucuns penseront que le paysage dessiné par les acteurs sociaux n’a rien de scientifique, certes, mais la permanence et le maintien de pratiques traditionnelles aussi
datées, puisqu’elles ont tendance à régresser dans le pays d’origine, ne méritent-elles
pas que l’on s’y penche encore ? De surcroît, si la réalité de ces pratiques coutumières
s’impose à nous, il est de notre devoir de les dénoncer, et cela même si elles n’étaient
que minoritaires, or elles ne le sont malheureusement pas.
Une constante de l’immigration turque a toujours été son dynamisme entrepreneurial. Cette tendance n’a fait que s’élargir et se diversifier avec le temps. Nous avons
donc voulu l’aborder à travers un quartier de Paris assez emblématique pour être
dénommé “Petite Turquie”, tant la visibilité de la population turque y est importante. Cette présence se remarque précisément à cause de la densité et la diversité des
commerces ethniques, mais pas uniquement (Bernard Dinh).
Nous souhaitions également proposer un “focus” sur un secteur professionnel peu
commun à toutes les migrations, qui est celui du bûcheronnage et de la filière
bois. Aussi avons-nous été glaner des informations dans la région limousine
(Gülsen Yildirim) où s’est d’ailleurs tenu tout récemment un colloque sur le sujet
organisé par l’ACSÉ Limousin et ELELE.
Enfin, il nous a paru intéressant de donner à lire l’analyse d’un chercheur étranger
qui a travaillé avec un autre sociologue turc d’Istanbul sur une approche comparative
entre plusieurs pays européens (Ayhan Kaya). La vision de cet auteur est davantage
critique sur les politiques des pays d’accueil et introduit la notion de discrimination
que subiraient les populations turques, une thématique encore peu présente dans les
travaux des chercheurs de France lorsqu’ils traitent de ce groupe migratoire.
Comme nous le disions au tout début de notre propos, une Saison de la Turquie se
tient dans toute la France. Lancée en juillet 2009, elle s’étendra sur neuf mois. Elle
méritait bien sûr que l’on s’y penchât en suivant l’axe des acteurs et des relais de la
population turque, afin de voir si, au delà des programmes nationaux et locaux, les
immigrés de Turquie et leurs descendants s’impliquent dans une manifestation de
grande ampleur qui nécessairement ne pouvait pas ne pas les concerner (Gaye Petek).
Puisse ce numéro donner à connaître ou à approfondir davantage la connaissance
sur cette immigration jeune, dynamique et qui, tout à la fois, campe sur certaines
postures frileuses et paradoxales.
■
7
8
Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Permanences et mutations
de l’immigration turque
en France
Par Stéphane de Tapia,
géographe, directeur de recherche au CNRS, chargé de cours au Département d’Études
turques de l’Université de Strasbourg, chercheur associé à MIGRINTER (Poitiers),
chargé de mission auprès de l’Inspection générale de l’Éducation nationale pour le turc
Pour réunir des dons lors de sa kermesse, l’association Le Pont a fait venir à Epinay-sur-Seine
les acteurs principaux de la série Tek Turkiye diffusée sur Samanyolü TV.
© Camille Millerand
En France, les immigrés originaires de Turquie et leurs descendants font
le double pari de l’insertion économique et du maintien d’une forte cohésion
communautaire. Française par le sol, cette population veut rester turque par
le cœur. Cet entre-deux est-il viable ? Pour répondre, il faut replonger dans
les racines de l’identité turque. Se souvenir que la République d’Atatürk a
conservé de l’Empire ottoman sa diversité ethnique, confessionnelle,
linguistique et culturelle. Si dans l’Hexagone la transmission de la langue
turque reste l’élément le plus évident de l’identité collective, il n’en demeure
pas moins le plus fragile. De quoi démasquer bon nombre d’idées reçues.
I hommes & migrations n° 1280
Il est souvent affirmé, y compris dans des appels d’offre émis par des instances
publiques finançant la recherche, que l’on sait peu de choses sur l’immigration
turque en France, “dernière arrivée”, “encore mal connue”, et de reprendre l’expression, plutôt malheureuse avec le recul, d’“exception turque”, qui serait difficile, sinon impossible à assimiler, pardon (vrai-faux lapsus) à intégrer. C’est, d’une
part, faire bien peu de cas des recherches effectuées en France sur ce sujet depuis
le début des années quatre-vingt (les tout premiers textes datant des années
soixante), d’autre part, faire l’impasse sur une présence turque ayant aujourd’hui
plus de quatre décennies de développement. Mais de qui parle-t-on ?
Les Turcs dont il est ici question sont en réalité bien souvent des Français par
naturalisation, naissance ou autre mode d’acquisition de nationalité. Beaucoup
préfèrent donc de ce fait parler non des “Turcs” mais des “originaires de Turquie”
en France. Cette expression bien française reprend en la traduisant une idée
turque consistant à opposer dans le discours, d’une part, Türk – ethnonyme
apparu dans les montagnes aujourd’hui mongoles des Khenteï et transcrit dans les
annales chinoises du Ve siècle par T’ou-Kiue (Tujue, en transcription pinyin) et,
de ce fait, mal approprié lorsque l’on met en avant la diversité ethnique (kurde,
arabe, arménienne, caucasienne, balkanique…) – et, d’autre part, Türkiye’li – précisément “originaire de Turquie”, pour justement marquer son respect de la diversité ethnique, confessionnelle, linguistique, culturelle… qui caractérise la Turquie
historique comme contemporaine. Un peu comme si l’on opposait Franc à
Français…
Alors que la Turquie est candidate à l’adhésion à l’Union européenne, au-delà des
polémiques sur ce dossier (que nous préférons ne pas développer ici pour ne pas
devenir rapidement désagréable), il est piquant de constater dans nombre de
nomenclatures officielles françaises (mais pas toutes !) que la Turquie est située
dans la catégorie statistique “Autre Asie”, alors que ce pays fait partie de la totalité des instances européennes, y compris les plus anecdotiques, des coupes de football et du concours Eurovision de la chanson aux élections des Miss Europe,
Monde et Univers !
Les immigrés turcs et leurs descendants auraient-ils un coupable penchant à la
clandestinité ? Que nenni ! Ils ont au contraire souvent milité pour la reconnaissance de leurs droits sociaux et civiques, ont à l’occasion des dernières élections
municipales réussi à se placer à des postes d’élus, surtout dans le Grand Est de la
France, et sont souvent désignés pour leur visibilité (création d’entreprise, associations, lieux de culte en particulier), ce qui peut selon le cas leur être reproché
ou, au contraire, leur être accolé pour montrer leur capacité à s’intégrer dans la vie
sociale et économique.
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10
Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Tableau 1 : répartition géographique des immigrés turcs
et des autres étrangers en France
RÉGION
Alsace
IMMIGRÉS TURCS
AUTRES ÉTRANGERS
23 077
106 370
Aquitaine
3 367
89 454
Auvergne
3 361
35 676
Basse-Normandie
2 658
19 967
Bourgogne
4 416
50 663
Bretagne
4 343
39 086
Centre
9 209
83 285
Champagne-Ardenne
3 509
42 679
9
19 614
Corse
Franche-Comté
7 740
45 087
Haute-Normandie
3 324
45 814
48 840
1 291 831
3 417
119 910
Île-de-France
Languedoc-Roussillon
Limousin
2 217
18 217
Lorraine
12 215
103 465
Midi-Pyrénées
2 259
97 144
Nord-Pas-de-Calais
2 626
114 135
Pays de la Loire
3 394
47 513
Picardie
4 098
54 598
779
25 554
Poitou-Charentes
Provence-Alpes-Côte-d’Azur
6 503
301 197
33 629
330 599
Guadeloupe
5
19 506
Martinique
4
5 587
Guyane
1
27 120
Réunion
8
7 147
St Pierre & Miquelon /
Mayotte
--
14
185 008
3 142 232
Rhône-Alpes
Total France
Source : DIYIH 2005-2006 (2007) : 1.4.1.2. (p. 120), selon le ministère français de l’Intérieur.
Situation au 31 décembre 2006. Il s’agit des détenteurs de titres de séjour de plus de 18 ans
(16-18 ans travaillant et ressortissants français exclus).
I hommes & migrations n° 1280
Des flux inégalement reconnus et un bilan
pas toujours facile à établir
Combien de Turcs vivent en France ? La question, apparemment anodine, ne l’est pas
tant que cela. Le Recensement général de la population a été abandonné au profit
d’une enquête par sondage permanent dont l’inconvénient majeur est d’écraser les
faibles effectifs. Or les immigrés turcs ne sont que 206 000 en 1999 et 222 000 en
2004-2006(2), représentant 6,3 % des étrangers, mais avec un taux de croissance intercensitaire de 7,8 %. C’est l’un des rares taux croissants, avec les Africains subsahariens
et les ressortissants de l’UE autres que portugais, espagnols et italiens. Pour la même
période, 423 271 Turcs sont comptabilisés en France par le ministère turc du Travail
et de la Sécurité sociale. Ses données reposent sur les statistiques françaises (ici les titres
de séjour et les recensements) et les mouvements enregistrés dans les consulats(3). Si,
logiquement, les autorités françaises appliquent sur leur territoire leurs définitions,
très logiquement aussi, les autorités turques appliquent les leurs et les différences sont
surtout le fait de l’appréhension de la catégorie “double nationalité”.
Contrairement à ce que l’on prétend souvent, l’Alsace n’arrive qu’en troisième
position, derrière l’Île-de-France et la région Rhône-Alpes. Mais, parce qu’elle est
une petite région densément peuplée tout en gardant un caractère rural affirmé
(dans les paysages, pas dans les statistiques), l’Alsace est sans doute la région où
l’immigration turque reste la plus visible.
Entrées et sorties du territoire
8 à 10 000 ressortissants turcs entrent chaque année en France à titre permanent (8
sur 10) ou temporaire (2 sur 10), indépendamment des flux touristiques. Les naissances d’enfants türkiye’li par leurs parents dépassent encore chaque année le chiffre
de 7 000 (7 246 en 2006)(4). Ces enfants, turcs par définition si leurs parents les ont
inscrits à la naissance au consulat, sont dans leur très grande majorité de nationalité
française, car nés en France. La présence turque s’affirme donc chaque année, mais
ce constat n’a rien de si évident. La binationalité de facto est très courante, à défaut
d’être systématique, et pose souvent des problèmes cocasses aux garçons en raison du
service militaire en Turquie même lorsqu’ils sont de nationalité française.
Au tableau 2 doit être accolé celui de l’immigration temporaire, car si les “bénéficiaires” ne sont pas censés rester, certains ne repartiront pas, comme dans le cas des
demandeurs d’asile ayant acquis un statut de réfugié, ou celui d’étudiants qui au
terme de leurs études se marient et/ou trouvent un emploi en France.
11
12
Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Tableau 2 : immigration à caractère permanent en 2006. Ressortissants de
pays tiers (Turquie)
TYPE D’ENTRÉE
Travail (salariés)
Travail (non-salariés)
Refuge (statutaire)
AUTRE ASIE
TURQUIE
ENSEMBLE
998
431
9 997
28
18
351
593
498
6 800
Refuge (subsidiaire)
51
6
554
Famille (regroupée)
2 360
1 991
18 140
Famille de Français
4 553
3 269
57 995
Famille de réfugiésapatrides
395
371
1534
1 509
1 105
22 041
505
306
6134
1
1
29
198
148
5 854
3
2
323
1
0
50
Lien
personnel/familial
Autres VPF (vie privée
et familiale)
Rente
Étrangers malades
Anciens combattants
Autres
Visiteurs (y compris actifs)
Total repérages
550
114
5 320
11 745
8 260
135 122
Source : Corinne Régnard, 2007, tableau A12, p. 266-270. D’après ANAEM, OFPRA, Justice, Intérieur.
Tableau 3 : Immigration à caractère temporaire en 2006. Ressortissants de
pays tiers (Turquie)
TYPE D’ENTRÉE
APT (Autorisation
temporaire de travail)
Stagiaires
AUTRE ASIE
TURQUIE
ENSEMBLE
529
96
10 677
12
2
491
Étudiants
3 194
499
47 286
Demandeurs d’asile
2 830
2 570
26 269*
Total repérages
6 565
3 167
84 723
Source : Corinne Régnard , tableau A1, p. 253.
* : auxquels s’ajoutent 4 479 mineurs accompagnant.
I hommes & migrations n° 1280
À l’inverse, les “sorties” physiques (retour volontaire ou non, “aidé” ou non, décès
suivi d’un rapatriement de corps) et juridiques (acquisition de la nationalité française) sont plutôt mal appréhendées. Les naturalisations sont connues, mais les
différences d’interprétation entre la France et la Turquie induisent des chiffrages
contradictoires. Ainsi la France ne publie-t-elle que les retours “aidés” (50 personnes et 20 membres de famille, soient 70 individus en 2006(5)). La Turquie
déclare 493 décès la même année, probablement rapatriés pour la grande majorité
d’entre eux. Les retours volontaires non déclarés sont par définition inconnus.
Les mutations d’une population immigrée
en voie d’intégration
Quarante à cinquante années après les débuts de l’immigration turque en France,
il est indéniable que les conditions de vie, d’emploi, d’insertion et d’intégration
ont changé. Avant même le déclenchement de la présente crise, nombre d’industries de main-d’œuvre ont massivement licencié les ouvriers non qualifiés (automobile, textile et confection, filière bois, métallurgie et sidérurgie), poussant souvent les chômeurs à créer leur propre emploi (petite restauration, atelier de
confection, bûcheronnage, bâtiment…). Il ne fau0t pourtant pas réduire la création d’entreprise à cette seule dimension : beaucoup avaient un objectif d’indépendance et certains étaient au préalable qualifiés, le salariat étant alors un passage obligé pour accumuler un capital suffisant. Les enfants ont parfois été poussés
à acquérir un diplôme moyen mais adapté
(droit, commerce, informatique), afin de
La création d’entreprise
prendre la suite (import-export, distribution,
par les “originaires
mécanique auto).
de Turquie” est active,
La grande enquête INSEE-INED des années
diffuse, facilement
repérable sur le terrain
quatre-vingt-dix commence à dater ; une
(devantures,
raisons
nouvelle enquête, en cours à l’INED, sous la
sociales).
direction de Patrick Simon, l’un des principaux protagonistes de la précédente, devrait
permettre d’y voir plus clair quant à certains paramètres, tels que l’usage de la langue, le choix du conjoint, la religiosité et la pratique religieuse… On peut néanmoins se reposer sur d’assez nombreuses thèses récentes (Tietze, Amiraux, Rigoni,
Autant-Dorier, Aksaz, Öztürk, Irtiş-Dabbagh, Ak, Fliche, Massicard, KaragürYalçın…), malheureusement pas toujours publiées, ainsi que sur des enquêtes
importantes(6) pour avoir une idée des évolutions en cours.
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14
Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Immigration turque,
travail, emploi, chômage
Alors qu’on comptait 34 756 demandeurs d’emploi turcs en 1999, ils ne sont plus
que 21 824 en 2006, soit des taux respectivement de 7,7 % et 5,8 %. On constate
une baisse significative de 37,2 % pour la période. Les prévisions du FMI et de la
Banque mondiale quant à l’évolution de la crise actuelle, ou les données du nouveau Pôle emploi, incitent à la prudence. De fait, le taux moyen d’activité pour la
période 2003-2005 était de 55,9 % – soit de 81,1 % pour les hommes et seulement
de 27,8 % pour les femmes – contre un taux de chômage de 29,5 % – respectivement de 22,9 % et 49,8 % – et un taux d’emploi de 39,4 % – respectivement de
62,5 % et 13,9 %. Il en ressort que la population immigrée turque est potentiellement largement active parce que jeune, environ trois fois plus touchée par le chômage que les Français – les naturalisés se trouvant bien plus près des moyennes
nationales – et passablement déséquilibrée par un chômage féminin dû, selon les
commentateurs, aux structures familiales turques qui privilégient l’image de la
femme au foyer, épouse et mère(7).
La création d’entreprise par les “originaires de Turquie” est active, diffuse, facilement repérable sur le terrain (devantures, raisons sociales). Elle permet d’insérer de nombreux enfants de migrants (parfois au détriment de la scolarité et
de la formation) et des primo-arrivants (parfois au prix des droits sociaux élémentaires). Là encore, si les statistiques existent, elles sont souvent difficiles à
commenter. En raison de l’interdiction de la statistique dite “ethnique”, la
variable “nationalité” reste dans l’immédiat partielle et ne permet guère une
réflexion sur les “originaires de… ”. Le Recensement général de 1999 décompte
8 154 ACE (Artisans, commerçants et entrepreneurs de sociétés de plus de 10
salariés) immigrés turcs ou originaires de Turquie contre 5 524 en 1990. Cela
représente une croissance rapide de 47,6 % pour la période intercensitaire (de 25 %
pour le nombre d’artisans à 109 % pour le nombre de commerçants). Le dynamisme est donc grand, comparable à celui des autres pays européens, mais les
entreprises turques de France restent généralement de petite taille. Les entreprises de plus de 10 salariés ne représentent en 1999 que 0,4 % de l’ensemble de
la population active turque considérée ; la majorité des indépendants est donc
formée d’artisans (5 %, chiffre stable) ou de commerçants (3,8 % contre 2,1 % en
1990). Si l’on raisonne par rapport à la “population ACE globale immigrée
turque”, les parts respectives de l’artisanat, du commerce et des entrepreneurs
de sociétés de plus de 10 salariés sont de 60 %, 35,5 % et 4,5 % en 1999, contre
70,7 %, 25 % et 4,3 % en 1990.
I hommes & migrations n° 1280
Résistances à l’intégration
“L’exception turque” mise en avant par Michelle Tribalat et son équipe(8) ne l’est
qu’au regard d’une logique française qui peut être relativisée face aux autres pratiques que connaissent les émigrés turcs. S’agit-il pour autant d’une résistance irréductible à l’intégration “à la française (alafranga)(9)” ? Rien n’est moins sûr. Les
jeunes générations, massivement de nationalité française, sont francophones bien
plus que turcophones, quand bien même les enfants turcs se distinguent par une
plus forte propension à user du turc dans de nombreuses circonstances, ou par une
plus grande fréquentation des cours ELCO (Enseignement des langues et cultures
d’origine). La création d’entreprise va dans le sens d’une meilleure insertion économique. Même si certains secteurs sont très “autonomes” dans leur recrutement,
ils n’en sont pas moins intégrés dans le jeu complexe de l’économie locale et nationale. C’est sans doute plus dans les domaines religieux et culturels que les résistances peuvent apparaître : dans la mise en place d’un réseau complexe d’appartenances religieuses, dans l’importation de courants idéologiques turcs en France (ce
qui n’est pas nouveau, mais la coloration islamiste de certains groupes semble progresser sans qu’il soit possible de le traduire en chiffres). La puissance du paysage
audiovisuel turc est sans conteste à étudier davantage : on connaît l’offre, ses origines, ses discours, aucunement son impact réel.
La défense de la turcité passe
par la langue
Datant des années cinquante, le slogan nationaliste “Vatandaşş ! Türkçe konuşş !”
(“Citoyen/Compatriote ! Parle turc !”) fut appliqué aux minoritaires (ici les
quelques Grecs de Turquie ayant échappé à “l’échange” du traité de Lausanne en
1923) accusés d’être de faux compatriotes et de défendre les puissances étrangères
en Turquie. Slogan facile mais révélateur d’une inquiétude sournoise et générale :
la crainte de la dissolution dans un monde hostile aux Turcs. “Türk’ün Türk’ten
başka dostu yok” (“Le Turc n’a pas d’autre ami que le Turc”) proclame le quotidien
Hürriyet comme devise sur sa première page, mais il n’est pas seul à le penser. La
langue, paradoxalement plus que la religion, est le fondement de l’identité turque
(divers travaux de Louis Bazin, François Georgeon, Altan Gökalp…) ou, pourraiton dire, des identités turques. Les nationalismes tatar, kazakh, azerbaïdjanais,
ouzbek ou ouïgour, pour ne citer que ceux-là, ont dès le départ mis en exergue la
défense de la langue en tant que véhicule, fondement de l’identité turque. “Dilde,
15
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
fikirde, işte birlik” (“Unité dans la langue, la pensée, le travail”), dixit un mot d’ordre tatar lancé par le journaliste et pédagogue Ismail Gasprinski, fut repris par les
nationalismes turc et tatar de la période 1890-1920(10). Ce n’est donc ni nouveau
ni propre à la Turquie. Cela s’explique très certainement par le fait que tous les
peuples turcophones, après de brillantes apogées, ont connu entre le XVIIIe siècle
et aujourd’hui une longue période de repli, de revers politiques et militaires,
d’exodes, qui ont certes amené la naissance des États actuels, mais aussi le sentiment diffus d’être détesté, trahi, abandonné, incompris, par le monde entier(11).
L’élément le plus évident de l’identité collective, mais aussi le plus fragile, est sans
doute l’usage d’une langue propre, originale, capable de rivaliser culturellement avec
les autres, surtout lorsqu’elles ont un caractère international ou impérial (anglais,
français, espagnol, russe, chinois…). Le turc est passé du statut de langue impériale
dominante sur un immense espace à celui de langue nationale sur un espace bien plus
réduit, puis, pour ce qui nous concerne ici, à celui de langue immigrée “en ghetto(12)”,
vouée à s’étioler puis à disparaître. D’où peut-être cette résistance linguistique en émigration d’une langue qui a manqué d’être réduite à un minuscule territoire (la
Turquie du traité de Sèvres, 1920). Résistance renforcée sciemment par une collusion
entre l’État et une société civile pour le moins sur la défensive, avec des moyens non
négligeables : ELCO (Enseignement des langues et cultures d’origine) – le cible qualifie le dispositif comme le personnel enseignant –, presse écrite, radio et télédiffusion
satellitaire, sites Internet… Mais, comme le
démontrent amplement les nombreux travaux de notre collègue Mehmet Ali Akıncı
L’élément le plus évident de
l’identité collective, mais
(2001), la situation est tout sauf simple, et il
aussi le plus fragile, est sans
est primordial de ne pas la simplifier jusdoute l’usage d’une langue
qu’à la caricature.
propre, originale, capable
Autre élément devant être pris en compte
de rivaliser culturellement
(et découlant partiellement du précédent) :
avec les autres, surtout
le
multiculturalisme vécu depuis des sièlorsqu’elles ont un caractère
cles à Istanbul, dans les Balkans, au
international ou impérial
Moyen-Orient et en Anatolie. Connu
(anglais, français, espagnol,
russe, chinois…).
sous le terme de “millet”, le système de
gouvernement ottoman laissait de grandes plages d’autonomie culturelle et confessionnelle aux non-musulmans, faisant
de la vie en société une juxtaposition de langues, de confessions et de genres de vie.
Les minorités diverses et variées vivaient en (assez) bonne intelligence, en dehors
des moments de crise politique. La tolérance était réelle, mais avait des limites que
chacun connaissait. Le millet, ou nation au sens ethnico-religieux, préparait sans
I hommes & migrations n° 1280
doute au multiculturalisme postmoderne plus qu’à la construction de l’État-nation
moderne. Il est symptomatique qu’un certain parti politique turc ait dénommé son
programme “Millî Görüs”ş, titre repris par des associations turques d’Europe, ou
qu’un groupe religieux mette en avant la tolérance (hoşgörü) et le dialogue interreligieux comme l’union des civilisations (medeniyetler ittifakı) face au “clash des civilisations” de Huntington. En tous cas, l’étude des conditions de la vie associative,
du mariage en émigration, montre que la vision ethnico-religieuse du millet ottoman reste bien prégnante et continue à s’imposer en émigration (peut-être plus facilement que dans le pays d’origine), que la Turquie n’est pas encore un véritable
État-nation moderne, unitaire et démocratique, bien que les aspirations démocratiques d’une grande partie de la population soient réelles et sérieuses.
L’islam turc, toujours aussi insaisissable ?
Tous les observateurs de la vie religieuse se sont rendus compte que l’islam n’est
pas monolithique et que l’islam turc en particulier échappe souvent aux connaissances acquises auprès de l’islam du Maghreb. De plus, pays officiellement laïc
(principe inscrit dans la Constitution), la Turquie a instauré une sorte de clergé
centralisé sous le contrôle d’une présidence des Affaires religieuses placée sous la
tutelle du premier ministre. De ce fait, les ministres du culte sont fonctionnaires
d’État, en émigration comme en Turquie. Échappent à cette définition les militants de groupes islamistes oppositionnels, en partie rentrés dans le rang du fait
des victoires électorales de l’AKP (Parti de la justice et du développement). En
émigration, lié aux services de l’ambassade ou non, l’islam turc reste à la fois discret (hors incidents spécifiques comme le port têtu du voile par des collégiennes)
et incomparablement efficace. Une grande part des mouvements répertoriés en
Turquie a fait souche dans une Europe parfois sanctuarisée. Les activités les plus
notables, au-delà du culte, des fêtes religieuses et de la gestion des lieux (plus souvent friches industrielles rénovées que véritables mosquées), touchent le dialogue
interreligieux, les femmes et l’éducation des enfants (du cours coranique à l’aide
au devoir), avec un véritable investissement à long terme sur l’éducation, porté en
particulier par le mouvement nurcu de Fethullah Gülen – mouvement d’une
grande souplesse et adaptabilité face aux États d’immigration (des États-Unis à
l’Australie, en passant par les Républiques turcophones d’Asie centrale(13)) –, mais
pas seulement. Les Süleymancı décrits par Caymaz(14) investissent également ce
champ (camps de vacances, internats, cours du soir). Loin d’être seuls, ces mouvements s’allient ou s’opposent à d’autres selon les cas, le point commun étant celui
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
d’une autonomie presque totale face aux autorités françaises. Parmi les confessions
et mouvements importés figurent également des groupes minoritaires comme les
Assyro-Chaldéens chrétiens, bien connus dans la région parisienne, ou les alévis,
plus engagés généralement dans la vie politique des pays d’immigration(15), au
moins jusqu’à ces derniers temps : les récentes élections municipales ont été largement investies par de nombreux candidats d’origine turque.
Le mariage turc, dernier rempart
contre l’intégration ?
Au-delà de polémiques parfois révélatrices d’enjeux bien éloignés du sujet premier, rappelons tout d’abord que les diverses formes du mariage traditionnel
turc relèvent surtout (mais pas uniquement) du mariage arrangé, forme d’alliance la plus courante dans le monde rural autour de la planète. Mariage arrangé
ne signifie pas automatiquement mariage forcé, mais la limite entre ce qui relève
de la tradition et ce qui renvoie à un acte délictuel ou criminel (viol en l’occurrence !) n’est pas toujours facile à tracer. Or la société turque, encore massivement rurale au plus fort de l’émigration durant la période 1960-1980, si elle est
aujourd’hui majoritairement urbaine, est encore dans une période de transition.
C’est ici l’individuation (au sens sociologique) et l’individualisation de la personne, fille ou femme, mais aussi garçon et homme, qui est en cause, et au-delà
l’adhésion à un modèle démocratique occidental de type européen. Le constat est
celui, statistique, de la permanence du mariage arrangé, parfois même plus souvent qu’en Turquie, entre cousins germains (avec deux tendances opposées) :
d’une part, le mariage entre cousins issus de frères, jugé incestueux selon la
logique catholique, appelé “mariage arabe”, mais relevant en fait plus d’un
modèle méditerranéen qu’arabe, et, d’autre part, le mariage entre cousins issus
de sœurs, appelé “mariage asiatique”, parce que pratiqué en Chine, en Mongolie,
au Vietnam…, et relevant pour les Turcs de la tradition altaïque ccommune aux
peuples turcophones et mongolophones. Le constat social est le suivant : multiplication des divorces, cas (rares, mais toujours trop nombreux) de crimes dits
“d’honneur”, lorsque la jeune fille ou la jeune épouse a “fauté”, c’est-à-dire lorsqu’elle ne s’est pas soumise à ladite “tradition”. Sujet délicat s’il en est, parce qu’il
touche au plus intime et au plus sacré, dès lors que l’on mêle anthropologie et
valeurs religieuses, le mariage met en jeu le système de reproduction des normes
sociales, au propre comme au figuré, à travers la naissance des enfants et la
défense des valeurs de la société d’origine.
I hommes & migrations n° 1280
La population turque de France qui, rappelons-le une fois encore, est de plus en
plus massivement de nationalité française, est-elle intégrable dans la société française ? Voilà une question qui nous renvoie à une autre question du même type :
l’islam est-il soluble dans la République ? Les réponses ne sont ni faciles, ni tranchées ; elles sont très proches d’une autre question tout aussi polémique, peutêtre en France plus qu’ailleurs en Europe : la Turquie a-t-elle sa place dans
l’Union européenne ? En réalité, ces questions apparaissent, aujourd’hui bien
plus qu’autrefois, liées malgré le fait qu’elles soient pourtant, socialement, politiquement, juridiquement, dissociées. Turquie et Turcs semblent faire partie
d’un inconscient collectif profond, souvent viscéral plus que logique. Ils sont
aussi les objets d’enjeux électoraux et idéologiques qui les dépassent. Il serait
extrêmement préjudiciable, tant pour les Français originaires de Turquie que
pour l’ensemble de la population, que toutes ces questions, quelle qu’en soit l’importance réelle, restent indissociées dans l’opinion alors que de si nombreux indi■
vidus et familles ont fait tant d’efforts pour s’adapter à leur nouvelle vie.
Références bibliographiques
• Samim Akgönül, Muharrem Koç, Michel Maffessoli, Stéphane de Tapia (eds), Quarante ans de présence turque
en Alsace, Strasbourg, Néothèque, 2009.
• Mehmet-Ali Akıncı, Développement des compétences narratives des enfants bilingues turc-français en France âgés
de 5 à 10 ans, Munich, LINCOM Studies in Language Acquisition, 2001.
• Benoît Fliche, Odyssées turques. Les migrations d’un village anatolien, Paris, CNRS Éditions, 2007.
• Anne-Yvonne Guillou, Stéphane de Tapia, Martine Wadbled (eds), Migrations turques dans un monde globalisé.
Le poids du local, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.
• Ahmet İçduygu, Stéphane de Tapia (eds), “Turquie 2006 : aux portes de l’Union européenne”, Revue européenne
des migrations internationales, vol. 22, n° 3, 2006.
• Verda İrtiş-Dabbagh, Les jeunes issus de l’immigration de Turquie en France, Paris, L’Harmattan, 2003.
• Gaye Petek-Şalom, Les femmes immigrées originaires de Turquie en France : nouvelles problématiques, nouveaux
conflits, in Mohammed Charef (coord.), Les migrations au féminin, Agadir, Sud Contact, 2002.
• Isabelle Rigoni, Mobilisations et enjeux des migrations de Turquie en Europe de l’Ouest, Paris, L’Harmattan, 2001.
• Françoise Rollan, Benoît Sourou, Les migrants turcs de France. Entre repli et ouverture, Bordeaux, Maison des Sciences
de l’homme d’Aquitaine, 2006.
• Stéphane de Tapia, Migrations et diasporas turques. Circulation migratoire et continuité territoriale, Paris-Istanbul,
Maisonneuve & Larose/IFEA, 2005.
• Emmanuel Todd, Le destin des immigrés. Assimilation et ségrégation dans les démocraties occidentales,
Paris, Seuil, 1994.
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Notes
1. Débat aujourd’hui très vif, surtout depuis l’intervention du chef de l’état-major des Armées critiquant la notion
de “Türkiye’li” : “Türkiye’li mi, Türk halkı mı ?”
2. Corinne Régnard, Immigration et présence étrangère en France en 2003, rapport annuel de la DPM, Paris, ministère
de l’Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement, Paris, DPM, 2005, p. 171.
3. DİYİH- Dış İlişkiler ve Yurtdışı İşçiler Hizmetleri Genel Müdürlüğü, 2005-2006 Yılı Raporu. Yurtdışındaki
Vatandaşlarımıza İlişkin Gelismeler ve Sayısal Bilgiler, TC Çalışma ve Sosyal Güvenlik Bakanlığı, Ankara, 2007.
4. Ibidem, p.121.
5. Corinne Régnard, Immigration et présence étrangère en France en 2005, rapport annuel de la DPM, Paris, ministère
de l’Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement, Paris, DPM, 2007, p. 150-151.
6. Ayhan Kaya, Ferhat Kentel, Euro-Turks. A Bridge or a Breach between Turkey and the European Union.
A Comparative Study of German-Turks and French-Turks, Bruxelles, Centre for European Policy Studies, 2005.
En version turque : Euro-Türkler. Türkiye ile Avrupa Birligi Arasinda Köprü mü, Engel mi?, Istanbul, Istanbul Bilgi
Üniversitesi, 2005.
7. Corinne Régnard, Immigration et présence étrangère en France en 2005, op.cit., p. 194-207
8. Voir Michèle Tribalat, Faire France : une enquête sur les immigrés et leurs enfants, Paris, La Découverte, 1995 ;
Michèle Tribalat, Patrick Simon, De l’immigration à l’assimilation. Enquête sur les populations d’origine étrangère en France,
Paris, La Découverte/INED, 1996.
9. En turc, alafranga (“à la franque”), opposé à alaturka (“à la turque”), signifie efficacité, organisation, avec une
autocritique parfois féroce : tout ce qui est alaturka laisse à désirer. L’étymologie des deux termes n’étant évidemment
pas turque, voilà bien un cas de représentation importée !
10. Ismail de Gaspra (d’où en russe, Gasprinski), intellectuel tatar criméen, fondateur du journal Tercüman
(L’Interprète – un titre repris en Turquie), a surtout insisté sur l’enseignement et la pédagogie de la langue, en réaction
à la russification dans l’empire des Romanov. Des écoles dites “nouvelles” (djadid) ont été fondées dans tous les pays
de langue turque, de l’Ukraine au Turkestan et à la Sibérie, en opposition à l’enseignement traditionnel ou
ancien (qadym) pratiqué dans les medersas (écoles coraniques). L’influence de cet intellectuel, somme toute de rang
très modeste, a été immense dans tout l’Empire russe, mais elle a été aussi importée en Turquie ottomane par
des intellectuels tatar, azerbaïdjanais et turkestanais réfugiés en Turquie. Certains d’entre eux ont même été députés
de la première Assemblée nationale turque, à l’époque d’Atatürk. Défense et promotion de la langue sont l’un
des fondements du nationalisme turc, comme elle l’ont été pour tous les nationalismes turciques et panturquistes.
11. Il suffit de suivre les débats passionnés et houleux qui ont suivi la tournée triomphale du président Obama
en Turquie. Ce voyage, qui s’est déroulé dans d’excellentes conditions, a déclenché une polémique dans les deux jours
qui ont suivi, du fait d’une petite phrase demandant l’ouverture d’un poste frontière avec l’Arménie.
Second épisode le 24 avril, lorsque le président Obama, sans prononcer le mot “génocide”, a reconnu celui-ci en
le qualifiant, en arménien, de “grande catastrophe”. Depuis, il n’y pas une soirée sans que plusieurs chaînes
n’organisent en parallèle un débat sur la “réalité ou non du génocide de 1915”.
12. Gaye Petek-ŞSalom, “Le turc : une langue en ghetto”, in Geneviève Vermes, Vingt-cinq communautés linguistiques
de la France, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 301-316.
13. Bayram Balci, Missionnaires de l’islam en Asie centrale. Les écoles turques de Fethullah Gülen, Paris-Istanbul,
Maisonneuve & Larose/IFEA, 2003.
14. Birol Caymaz, Les mouvements islamiques turcs à Paris, Paris, L’Harmattan, 2002.
15. Elise Massicard, L’Autre Turquie. Le mouvement aléviste et ses territoires, PUF (Proche-Orient), Paris, 2005.
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Le mouvement associatif
turc en France
Par Gaye Petek,
directrice de l'association ELELE - Migrations et cultures de Turquie
Des membres de l’association ELELE © Camille Millerand
En France, les Turcs témoignent du souci de préserver leur spécificité.
Craindraient-ils sa dilution dans le creuset républicain ?
Hormis la famille qui demeure leur premier repère culturel, le nombre
et la puissance de leurs associations montrent une communauté
soudée autour d’un système de valeurs qui prend sa source en Turquie.
Laïcité, islam et politique ne sont pas forcément antinomiques pour
ces migrants qui se vivent avant tout comme Turcs.
L’étude de leur organisation associative permet d’entrer dans la fabrique
de ces identités.
I hommes & migrations n° 1280
Le fameux “repli” turc est devenu un incontournable marqueur d’identification des
populations originaires de Turquie en France. Tantôt décrits comme en “auto-mise en
marge(1)” ou comme des personnes “repliées sur elles-mêmes” par les intervenants et les
acteurs sociaux en France, les Turcs interrogent et sont décrits comme “secrets”. “On
ne les connaît pas vraiment”, disent d’une même voix travailleurs sociaux ou responsables du secteur éducatif pourtant en contact avec eux. Il est vrai que, vu du côté des
interfaces françaises, les immigrés de la première génération mais aussi leurs enfants,
La première génération,
notamment ceux qui sont arrivés adolestotalement
non francophone,
cents durant la décennie soixante-dix
venue dans l’espoir
(aujourd’hui des quadras mariés et parents
d’un retour rapide au pays,
d’enfants français), paraissent assez impéa vu son projet s’étioler au
nétrables. Ils tissent peu de liens avec leur
gré des soubresauts
voisinage, les institutions et les structures
économiques du pays
d’accueil et des événements
locales ; ils sont nombreux à acquérir leur
politiques
vécus par le pays
propriété (paramètre d’intégration parfaited’origine.
ment discutable, selon nous) et à s’entourer
de commerces “ethniques”. Ils se réunissent dans des cafés turcs ou investissent un café qui est alors désigné comme le “café des
Turcs”. Les femmes sont peu nombreuses à être actives. Ils développent donc une
sociabilité intra-ethnique via des réseaux essentiellement turcs. Ces éléments favorisent le repli identitaire et conduisent à l’enfermement communautaire.
La première génération, totalement non francophone, venue dans l’espoir d’un retour
rapide au pays, a vu son projet s’étioler au gré des soubresauts économiques du pays
d’accueil et des événements politiques vécus par le pays d’origine. Le coup d’État de
septembre 1980 en Turquie a eu pour effet de faire partir des personnes dans toute
l’Europe dans le but de demander l’asile. Il a finalement eu raison des derniers espoirs
de retour des immigrés, des travailleurs venus sous contrat à la fin des Trente
Glorieuses. La prise de conscience de cette nouvelle réalité, autrement dit de la nécessité de devoir rester en France bien plus longtemps que prévu, s’est accompagnée d’une
peur panique de perdre son âme, de voir ses enfants devenir des Français qui ne ressemblent plus à leurs parents, de mourir sur la terre d’exil. En somme, devoir rester
devenait une forme de déni de soi et de ses ancêtres. Il fallait donc résister et contourner la fatale acculturation. Les femmes et les enfants arrivés par le regroupement familial devaient être “protégés” de cette intégration qui, dans leur esprit, ne pouvait que
conduire à l’assimilation, à cette non-existence propre. On peut ici s’interroger sur les
erreurs politiques de toutes ces années : absence d’accueil, d’apprentissage systématique
du français, absence aussi de clarté dans le vocabulaire républicain.
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Une intégration manquée ?
Leur a-t-on vraiment expliqué les valeurs de cette nation, leur a-t-on parlé de son
histoire et surtout a-t-on clarifié ce que l’on entendait par “intégration” ? Au lieu
de cela, ils ont été, comme tous les immigrés, installés dans ces nouvelles cités qui
allaient devenir les “quartiers sensibles” d’aujourd’hui, où ils se retrouvaient
étrangers, entre étrangers. Les employeurs n’ont nullement été encouragés à mettre en place des cours de français pris sur le temps de travail, les femmes n’ont
bénéficié que de l’accompagnement d’une poignée de bénévoles disposant de peu
de moyens. En tout cas, l’ambition politique était inexistante et, de ce fait, l’intégration de ces ouvriers fut manquée. Bien sûr, il y a eu des parcours atypiques, des
réussites économiques, sociales, professionnelles, mais le plus souvent dues à des
capacités et volontés individuelles et au hasard des rencontres personnelles.
D’une manière plus générale, les familles turques se sont organisées autour d’îlots
communautaires, où tout besoin pouvait trouver solution dans le groupe, comme si
l’on devait se préserver de toute intrusion culturelle française. Au point de refuser
aux enfants, hors les murs de l’école, la fréquentation de leurs camarades français.
Cette autarcie, Riva Kastoryano la décrit comme un “traditionalisme de défense”
dont la seule volonté est de marquer un territoire, une différence avec la société d’accueil, mais aussi avec les autres immigrés, y compris d’origine musulmane.
Autrement dit, la césure n’est pas uniquement religieuse et la volonté de marquer sa
différence culturelle est une tentative bien plus complexe. Ceci nous conduit
d’ailleurs à nous poser la question de savoir si l’on peut parler de l’existence d’une
vraie identité collective, tant il y a d’hétérogénéité entre les générations, les raisons de
la migration et les positionnements à l’égard de la société d’accueil et de son modèle
de référence.
L’organisation associative, c’est-à-dire celle de la collectivité, est en cela un formidable champ d’investigation et la vitrine privilégiée de cette diversité à l’intérieur
d’une même migration. Nous tenterons donc de proposer ici un portrait de l’éventail associatif turc en France, fer de lance de l’organisation communautaire
après la cellule familiale, et cela dix ans après nos premiers constats(2). Les Turcs
s’organisent à travers le secteur associatif, parce qu’il s’agit du seul socle légal qui
fournisse en même temps une entité juridique et une visibilité qui permette d’affirmer une identité de groupe. Rares seront les associations qui, d’emblée, dans
leur titre, ne comporteront pas le mot “turc”. Si ce qualificatif définit, il peut aussi
servir à se soustraire aux autres ou à les repousser. Même si certains précisent que
leur structure est ouverte à tout le monde, force est de constater que ni les associations dites “culturelles”, mais qui sont le plus souvent cultuelles, ni les clubs
I hommes & migrations n° 1280
Troupe de danse traditionnelle de la mer Egée avant la célébration de la fête de la jeunesse et du sport
à l’ambassade de Turquie à Paris, 17 mai 2009 © Camille Millerand
sportifs ne sont des espaces qui invitent d’emblée “l’étranger”, c’est-à-dire celui
qui n’est pas Turc. Il en est de même pour les alévis, pourtant peu enclins à la pratique religieuse, qui prônent, par tradition philosophique, l’ouverture à l’autre,
tout en ne se réunissant qu’au travers d’intérêts et de manifestations accessibles et
compréhensibles par leur seul groupe.
Quand le culte remplace la culture
La première génération des immigrés de Turquie créa quelques amicales de travailleurs, structures d’entraide et “d’entre-soi” qui répondaient aux premiers besoins,
ceux d’hommes seuls qui voulaient rompre l’isolement et partager la nostalgie de la
terre quittée. Très vite, et surtout après l’élargissement de la loi de 1901 aux étrangers,
ces premières amicales se transformèrent en associations cultuelles et devinrent de plus
en plus, et de mieux en mieux, organisées. Là encore, il faudrait interroger le manque
de vigilance et de clairvoyance des pouvoirs publics qui n’ont pas cru nécessaire d’évaluer l’impact de l’extension de cette loi. N’aurait-on pas pu, par exemple, au vu d’une
forte tendance à la création d’espaces cultuels sans rapport aucun avec la notion d’as-
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
sociation culturelle de société civile, diriger les fondateurs vers la loi de 1905 ? Peutêtre qu’alors on aurait évité la prolifération de ces grandes organisations fédératives
musulmanes dont toutes les immigrations se sont dotées et qui, de fait, ne demandant
pas de subsides à l’État, échappent à tout contrôle de leur budget par ce dernier.
La possibilité de faire venir un imam suivant un contingent autorisé par le ministère
de l’Intérieur français et l’organisation de ce service par le Diyanet Isleri (direction des
Affaires religieuses de l’État turc) via le DITIB (Diyanet Isleri Türk Isçi Birlikleri,
Unions des travailleurs turcs du secrétariat
d’État du Culte) et l’ambassade permit à
De leur côté, les Nurcu, et
cette première génération de lancer les bases
leur dérivés charismatiques
d’un réseau associatif organisé mais toujours
qui se réclament des thèses
sur le même type : un espace de culte, une
de Fetullah Gülen,
salle
pour les cours coraniques proposés aux
les Fethullahçi, sont
enfants, un espace de rencontre, sorte de café
de plus en plus organisés et
travaillent à la façon de vrais
social destiné uniquement aux hommes. Un
missionnaires religieux.
rapport édité par la Turquie(3) répertorie un
peu moins de 320 associations, dont 5 fédérations inscrites sur les registres des 4 consulats de Turquie en France. On peut en
déduire que le nombre d’associations turques est bien plus important puisque toutes
ne se “déclarent” pas auprès des postes consulaires (les ultrareligieux ou les associations politiques opposées à l’État turc notamment n’émargent pas sur ces listes).
Au fil du temps, certaines associations liées au DITIB sont devenues de très grands
espaces avec des salles de culte de plus en plus grandes, décorées de céramiques
venues de Turquie. Elles peuvent réunir plusieurs centaines de fidèles pendant les
prières du vendredi, comme à Vannes ou Dôle par exemple où la mosquée a été
dessinée par un architecte turc de la région. Les plus spacieuses se sont dotées de
salles annexes, voire de mezzanines dédiées aux femmes, comme c’est le cas à
Narbonne. Presque toutes, en faisant visiter leurs locaux, désignent un espace
potentiellement réservé à des manifestations culturelles, mais quelques années
plus tard on observe que ledit espace n’a jamais eu de vie.
Les tentations communautaires
des croyants turcs
En bref, il s’agit de lieux de sociabilité où, tout en même temps, on tisse du lien
social et solidaire, mais où l’on jette aussi les bases d’autres formes d’engagement et
de transmission aux plus jeunes et où s’exerce un réel contrôle communautaire nor-
I hommes & migrations n° 1280
matif dont les principales cibles sont les femmes et les enfants. Le rôle du président
et du bureau est très important, or ces derniers changent le plus souvent annuellement, rendant donc ces structures difficilement palpables quant à leur ligne de
conduite et aux projets qui les animent. En outre, la notion de démocratie associative étant très nouvelle pour ces dirigeants, la plupart font de la rétention d’informations et ne transmettent que les informations liées au culte.
On a pu voir certaines associations changer de mains lors d’une assemblée générale
et s’associer à des courants plus ou moins idéologiques ou encore à des organisations
occultes de missionnaires religieux. De manière tangible, ces tentations peuvent
conduire à des dérives marquées tantôt par des discours ultranationalistes, tantôt par
ceux de mouvements confrériques religieux et sectaires, tels que celui des
Naqshibendi, les théories des disciples de Fetullah Gülen ou encore des Süleymanci.(4)
On remarquera néanmoins que ces associations ne sont pas vraiment tentées par les
organisations de musulmans dits “de France” ou les conseils plus officiels de
musulmans tels que les antennes régionales du CFCM, excepté quelques organisations fondamentalistes qui ont fait élire leurs membres sur des listes de structures
musulmanes arabes comme l’UOIF ou la FNMF. Mais, là encore, plus que l’envie
de partager une ligne commune, il s’agit plutôt d’une stratégie de contournement
de l’islam “officiel” turc en la personne du DITIB, bien que l’on puisse s’interroger
dorénavant sur les évolutions de cette entité placée aujourd’hui sous la tutelle du
gouvernement de l’AKP (Parti de la justice et du développement).
Cela revient à dire que, là encore, les Turcs tiennent à marquer leur spécificité et
leur particularisme identitaire : on est musulmans et on se réunit entre coreligionnaires, mais on est avant tout Turcs, et on ne partage donc pas le même lieu de
culte que les Arabes ou les musulmans d’Afrique noire. Il faut noter ici que le facteur linguistique a son importance, parce que si les Turcs pratiquants peuvent
réciter le Coran en arabe, ils ne peuvent le commenter ou prêcher qu’en turc, une
langue ouralo-altaïque qui n’a rien de commun avec les langues sémitiques.
La concurrence des idéologies
“L’islam politique” offre également une palette large et diversifiée. Le mouvement le
plus important est celui du Millî Görüs (Vision nationale). Transeuropéen, il a connu
les soubresauts politiques turco-turcs et les divisions du mouvement religieux dont il
est issu. Il s’est divisé lors de la création de l’AKP, qui dirige le pays depuis 2002. La
majeure partie des associations liées à cette mouvance partage aujourd’hui les thèses
du parti au pouvoir. Une minorité reste liée aux anciens du Parti de la Vertu (Fazilet
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Partisi) et aux thèses du vieux leader Necmettin Erbakan, fondateur du premier parti
religieux en Turquie, le Parti du salut national (Millî Selamet paratisi). Organisation
puissante, le Millî Görüs fédère de nombreuses associations dans tous les pays
d’Europe et milite dans le respect du système parlementaire pour imposer une
“démocratie musulmane” conservatrice en Turquie.
De leur côté, les Nurcu, et leur dérivés charismatiques qui se réclament des thèses de
Fetullah Gülen, les Fethullahçi, sont de plus en plus organisés et travaillent à la façon
de vrais missionnaires religieux. Leurs méthodes : entrer dans les familles, distribuer
leur presse dans les domiciles, organiser des activités périscolaires, fonder des écoles.
Ils prônent le dialogue interreligieux, organisent des rencontres avec des chrétiens
dans des salles paroissiales, etc. Ils forment une élite intellectuelle à travers leurs unités appelées “Plate-forme de Paris” ou “Plate-forme d’Abant” capables d’organiser
des colloques internationaux réunissant des penseurs de tous horizons et non des
moindres, ou des manifestations culturelles telles que des concerts, avec des artistes
reconnus et populaires. Les Süleymanci, pour leur part, affectionnent aussi les activités autour de la jeunesse et de l’enfance et implantent des centres recevant les enfants
en internat pendant les congés scolaires avec le plus souvent l’agrément des délégations du ministère de la Jeunesse et des Sports français. Enfin, la mouvance kaplanci,
ultrafondamentaliste, qui prône le retour de la charia en Turquie, est un mouvement sunnite mais pro-iranien qui travaille de manière beaucoup plus occulte. Elle
est visible cependant dans certaines régions de France à travers des associations très
fermées qui, le plus souvent, élisent domicile dans des logements privés.
Dans toutes ces mouvances et organisations, on observe des divisions générationnelles, idéologiques, des différences d’obédiences, des rivalités segmentaires et,
parfois, de fortes oppositions pouvant se transformer en conflits, qui marquent
une altérité et des positionnements politiques contrastés. La majorité des croyants
turcs sont des sunnites affiliés à la doctrine juridique hanéfite et, c’est certainement là, avec la spécificité linguistique, une des différences marquantes de leur
imperméabilité au monde musulman maghrébin.
Ajoutons à cela une forte représentativité des musulmans alévis(5), ces “protestants
de l’islam”, comme les décrit Altan Gökalp(6), qui présentent, à travers cet islam
syncrétique propre à la Turquie, le visage d’un groupe très différent, plus tolérant,
moins rigoriste avec les principes de la doctrine et les obligations religieuses. S‘ils
prônent la mixité et l’égalité entre hommes et femmes, ils restent néanmoins aussi
le plus souvent circonscrits dans leurs propres organisations très communautaires. En outre, parmi eux, le lien de l’alévisme avec le spirituel continue d’être
débattu, car certains voient plutôt dans cette identité une appartenance politique,
le plus souvent liée aux mouvances de l’opposition de gauche.
I hommes & migrations n° 1280
© Camille Millerand
La notion d’“islam français” ou “islam de France” n‘apparaît que chez les militants de COJEP France, association réunissant plutôt des jeunes descendants d’immigrés mais clairement issue du Millî Görüs. Là, le discours rejoint celui de certaines organisations maghrébines où l’on tente de se positionner dans le débat
français sur l’islam, tout en proposant une définition de l’altérité plus séduisante
et plus moderne, qui mêle les fondements nationaux turcs avec le patrimoine
culturel ottoman et les valeurs républicaines. C’est là un “mixe” qui peut séduire
davantage des jeunes en quête d’une identité de métissage. Car ces derniers désirent prendre leurs distances avec le positionnement des aînés, que Akgönül désigne très justement comme une “stratégie de première génération perpétuelle”.
Les enjeux politiques des associations
La scission avec les associations issues des premières générations se retrouve dans
le paysage associatif politique et culturel. Les associations politiques ont suivi
l’émergence d’une deuxième vague migratoire, celle des réfugiés politiques venus
après le coup d’État militaire de septembre 1980. De nombreuses fractions de la
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
gauche turque et kurde vont exporter leurs thèses et les abriter dans des
microassociations prônant des idéologies plus ou moins marxistes, maoïstes, proches des thèses d’Enver Hoca, c‘est-à-dire pro-albanaises, etc.
Chez les militants kurdes, les segmentations sont aussi idéologiques et concernent
notamment des divergences liées au règlement de la question kurde et de la reconnaissance culturelle ou territoriale des minorités(7). Toutes ces associations sont
plutôt implantées dans les grandes villes et fonctionnent de manière autarcique
comme des comités ou des cellules militantes très fermées. Elles rompent parfois
avec cette discrétion par des campagnes d’affichage qui commémorent les héros
du mouvement morts pour la cause, ou encore à travers les défilés. Il est intéressant de noter qu’à Paris, lors du grand défilé traditionnel du 1er mai, les groupes
militants turcs et kurdes portent des revendications essentiellement tournées
contre l’État turc, qui dénotent donc totalement avec les slogans liés aux droits des
travailleurs brandis par les syndicats français.
L’extrême droite nationaliste turque s’organise pour sa part au sein de la Türk
Federasyonu (Fédération turque), émanation transplantée du Parti de l’action nationale et de ses mouvances de jeunesse appelées les “Loups gris”. La tête de loup que
l’on forme avec les cinq doigts de la main ou les bijoux à tête de loup ont d’ailleurs
vocation d’identification. Ultranationalistes et panturquistes, ces organisations se
présentent sous un aspect plus moderniste, où la référence à la religion est en retrait
dans leur mode d’identification, mais où l’appartenance citoyenne nationale turque
ne supporte aucune référence aux cultures minoritaires. Ils organisent des fêtes et
des rassemblements faisant cohabiter drapeaux turcs et français, sortes de kermesses
qui viennent rappeler aux Turcs leur allégeance obligatoire à la nation turque, à ses
valeurs et ses symboles, mais aussi à son passé asiatique. Ils peuvent aussi organiser
des manifestations de protestation virulentes lorsqu’ils estiment que la Turquie est
dénigrée en France ou à l’occasion de commémorations autour de la question arménienne organisées par des collectivités territoriales françaises. Ceci n’empêche pas
cela, car aux dernières élections locales de 2008, certains militants de ce mouvement
ont pu être élus et ont rejoint des équipes municipales.
Minorité visible : comment en sortir ?
Les associations socioculturelles laïques sont, quant à elles, représentées par les associations “historiques” comme ELELE et ACORT à Paris, ASTTU à Strasbourg,
ATATURQUIE à Nancy et une poignée d’autres plus modestes en terme d’espace et
de palette d’actions. On peut citer des associations telles que TURQUOISE à La
I hommes & migrations n° 1280
Rochelle, l’Association culturelle turque de Canteleu, UCUFRATEL en Limousin,
etc. Pour la plupart, ces associations sont les seules à recevoir des aides publiques
émanant de la France puisqu’elles travaillent autour de l’intégration, du périscolaire, de la culture, et n’ont pas d’attaches religieuses ou politiques.
C’est également le cas des associations de jeunes plus récemment créées par des descendants de parents turcs. Certains tentent d’intégrer les anciennes amicales de la
première génération ou même les structures du DITIB, en essayant de leur apporter un second souffle. Pour ce faire, ils tissent du lien avec les élus et les acteurs
sociaux, tentent de proposer aux plus anciens des idées de manifestations pouvant
attirer d’autres publics. Cette démarche est
encore balbutiante mais devrait être renPour la plupart,
forcée par la présence, depuis les dernières
ces associations sont
élections de 2008, d’une cinquantaine d’éles seules à recevoir
lus d’origine turque(8) dans les municipalides aides publiques émanant
tés de droite comme de gauche. Il est vrai
de la France puisqu’elles
toutefois que les propos de certains d’entre
travaillent autour de
l’intégration, du périscolaire,
eux peuvent nous interroger lorsqu’ils se
de
la culture et n’ont
revendiquent d’une communauté ou d’une
pas
d’attaches religieuses
mouvance communautaire. Mais ils ne
ou politiques.
sont pas les seuls à devoir être blâmés, car
il est arrivé que des candidats aux mairies
s’enorgueillissent de la présence de ces “minorités visibles” sur leurs listes, voire
qu’ils fassent campagne en visitant tel lieu de culte flanqués de leur futur adjoint
“d’origine turque”. Cette “communautarisation” des élections n’est donc pas le fait
des seuls candidats français nés de parents turcs.
D’autres jeunes créent des associations autour de thèmes variés, ainsi Kebab Show
qui fait du théâtre dans le Lyonnais et veut ouvrir un café-théâtre aux Minguettes,
l’Association des jeunes de Bron qui privilégie le sport, l’Association des jeunes
Turcs de Rouen qui réunit des étudiants, tout comme l’Association des étudiants
turcs de France qui a son siège en Seine-Saint-Denis et développe des actions d’accompagnement scolaire pour les cadets (ateliers Grands Frères-Grandes Sœurs”). Ces
nouvelles associations proposent des espaces et des occasions de rassemblement aux
jeunes adultes encore étudiants ou récemment entrés dans la vie professionnelle,
mais leur projet n’a pas encore de contours bien définis. À l’inverse, Bleu Blanc
Turcs, née il y a bien plus longtemps à Mâcon, s’est concentrée sur l’animation d’un
site Internet et fait vivre un espace de dialogue. Parmi les “atypiques”, on peut citer
ATHETÜRK : comme son nom le laisse entendre, cette association s’est vouée à un
militantisme pour les valeurs laïques, là encore à partir du net.
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Une laïcité à préciser
Justement, qu’en est-il de la laïcité ? Car on parle ici d’une population venue d’un
pays qui s’est redéfini après la chute de l’Empire ottoman comme une république
(29 octobre 1923), calquée sur le modèle français et fortement influencée par les
idées des révolutionnaires de 1789 ; à tel point que la laïcité s’y inspire bien plutôt des positions d’Émile Combes que de celles d’Aristide Briand. C’est bien un
peu de cela qu’il y a dans ce modèle laïc turc. L’État n’y est pas si séparé que cela
du culte, puisque la direction des Affaires religieuses, entité politique du gouvernement, donne les permis de construire des mosquées et fonctionnarise les imams.
En Turquie, la pénétration des idées laïques date même d’avant la République.
Dès l’époque des Tanzimat dans les années dix-huit cent soixante-dix et pendant
la révolution Jeune Turque de 1908, les dirigeants ottomans se réfèrent à ces idées
héritières du positivisme et jettent les premières pierres du nationalisme turc, qui
est indissociable d’un idéal de modernisme et d’occidentalisme. Pour ce faire, on
va quitter la notion de communauté des croyants pour celle de communauté
sociale citoyenne. La religion devient spiritualité, chacun devant reléguer sa foi
dans l’espace du privé, pour se réunir autour d’idéaux sociétaux laïques.
Mais il faut s’interroger sur la capacité de transmission des fondateurs de la
République. Les lois, si elles ne s’accompagnent pas de pédagogie, ont vocation à
être contredites ou dénaturées. Et puis la proclamation par en haut d’un idéal laïc,
en espérant une sécularisation de la société, présente des risques. La France a mis
un siècle à asseoir les idées des premiers révolutionnaires avant d’asseoir la séparation de l’Église et de l’État, ainsi que la sécularisation.
Tout cela m’amène à dire que si la population, au moment où les réformes sont entreprises, est majoritairement analphabète ou de bas niveau d’éducation, si plus tard les
inégalités sociales privent certains de l’accès au savoir et si tout à la fois le pouvoir et
les réseaux occultes d’opposition insufflent davantage de religieux, on ne peut s’attendre à une bonne compréhension de l’idéal laïc par la majorité de la population.
La population rurale et les immigrés de la première génération qui en sont issus
ont une vague connaissance de la laïcité, ce qui leur fait dire d’ailleurs : “Allaha
Sükür Laikiz” (“Dieu merci, nous sommes laïques”). Le plus souvent, ils pensent
que la laïcité est un déni de la religion et un prêche de l’athéisme. Plus important
encore, ils ne savent absolument pas que dans la définition de la laïcité, au-delà de
la séparation des pouvoirs, il y a aussi et surtout la liberté de croire ou de ne pas
croire, donc la liberté tout court et l’égalité tout court.
L’impact de ces méconnaissances est déterminant sur le concept de communauté,
sur le respect de l’individu et de sa liberté de penser, sur l’égalité des femmes et des
I hommes & migrations n° 1280
hommes. Ce sont ceux qui monopolisent l’espace et la parole qui auront le dernier
mot et, plus qu’en Turquie encore, les populations immigrées en Europe sont
approchées par des intervenants culturels et des individus opposés aux valeurs
républicaines. Les pays d’accueil ont souvent laissé le champ libre aux prédicateurs et aux missionnaires, davantage encore que certains pays d’origine. Au lieu
de cela, il aurait fallut occuper ces espaces et aider davantage encore l’émergence
d’associations de la société civile, laïques, car on a abandonné les familles aux plus
offrants, qui possèdent outils et moyens pour séduire et qui, de surcroît, rassurent
en promettant l’improbable paradis. Nous devons par-dessus tout nous soucier de
la formation de l’esprit des jeunes. Nous savons que si la construction de l’identité
d’un jeune citoyen est plus le fruit du hasard de ses rencontres que celui de l’école
et de la société, la prise de risques est certaine. C’est la raison pour laquelle l’analyse fine de l’organisation communautaire d’une population est indispensable. Il
faut la décrypter pour la comprendre, puis préciser et organiser les contours intan■
gibles du vivre-ensemble.
Notes
1. Michèle Tribalat, Faire France, Paris, La Découverte, 1995.
2. Gaye Petek, “L’organisation communautaire, du commerce aux associations”, Hommes et Migrations, n° 1212, mars-
avril 1998.
3. Rapport 2005 du ministère du Travail et des Affaires sociales de Turquie (direction générale des Relations
extérieures et de la Main-d’œuvre) sur les populations immigrées en Europe, Ankara, 2007.
4. Pour les associations cultuelles et les détails de leurs appartenances, nous renvoyons ici le lecteur vers l’article de
Samim Akgönül contenu dans ce même numéro.
5. Thierry Fayt, Les Alévis, Paris, L’Harmathan, 2003.
6. Altan Gökalp dit d’ailleurs, dans son article de l’Encyclopaedia Universalis sur les religions, que les Turcs ont
“trois religions : l’islam sunnite, l’alevisme et la laïcité”.
7. On peut sur ce sujet consulter les travaux d’Isabelle Rigoni.
8. Il y avait 145 Français d’origine turque candidats aux élections municipales de mars 2008 ( UMP, PS, Verts,
MoDem). 41 ont été élus dès le premier tour.
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Appartenances et altérités
chez les originaires
de Turquie en France
Le rôle de la religion
Par Samim Akgönül,
maître de conférences, université de Strasbourg
© Camille Millerand
Loin de leur pays d'origine, les populations turques en France
se retrouvent au sein d'organisations religieuses, motivées moins
par la recherche d'un lieu de culte que par la volonté
de circonscrire un espace communautaire. L'enjeu est double.
En tant que minorité, les Turcs de France resserrent leurs rangs face à
une culture et un groupe dominants. En tant qu'héritiers d'un peuple
jamais colonisé, ils se définissent aussi en s'opposant aux Arabes,
ces autres musulmans assujettis par l'Occident. Entre revendication
et résistance, une analyse de la construction de l'identité turque.
I hommes & migrations n° 1280
L’analyse des comportements religieux des originaires de Turquie en France nécessite l’appréhension du croisement de deux systèmes sociétaux et étatiques spécifiques, ceux de France et de Turquie. À ce croisement original s’ajoutent les données
propres à la sociologie des religions et à la sociologie des minorités. Le résultat est un
paysage complexe, tant au niveau des stratégies d’appartenance qu’au niveau des
comportements, voire au niveau de la croyance. Il est aisé de constater désormais que
sous la catégorie “musulmans de France” des disparités fortes coexistent. Ces dernières sont avant tout fonction du degré de religiosité. Ainsi peut-on distinguer
entre croyants, pratiquants et militants (ce que Nadine Weibel appelle l’“islamaction”(1)) plusieurs strates : les croyants, pratiquant seulement les aspects festifs, les
croyants non ou peu pratiquants, les personnes relevant d’une appartenance mais
sans croyance ni pratiques, les non-croyants et les non-croyants militants.
Néanmoins, au-delà de ces strates interactionnelles, malgré un discours uniformisant sur les “musulmans de France”, voire “les musulmans français”, un fort sentiment d’altérité demeure s’agissant des affiliations ethnico-nationales. Cette situation d’autodistinction existe certes entre plusieurs appartenances d’origine africaine
(Afrique noire, Maghreb, voire même entre les trois pays maghrébins), mais elle est
encore plus marquée chez les originaires de Turquie. L’altérité entre les originaires
du Maghreb et ceux de Turquie a des explications à la fois historiques et sociologiques. Historique, parce qu’un des éléments constitutifs de la nation turque, construite à partir de la première moitié du XIXe siècle, est l’idée d’être les héritiers d’un
empire, au même titre que les puissances occidentales de la même période, et donc
surtout de n’avoir jamais été colonisés. Cette perception d’être plus colonisateurs
(force) que colonisés (faiblesse) engendre un sentiment de supériorité chez les Turcs
à l’égard des populations musulmanes originaires d’Afrique du Nord. Par conséquent, analyser la religiosité des originaires de Turquie dans une catégorie à part
reste pertinente, même si les interactions fortes, du moins discursives, se développent entre l’islam originaire de Turquie et celui originaire d’autres régions. Cet article tentera de dégager ces spécificités et similitudes dans le cadre du processus de
construction d’un “islam de France”, voire d’un “islam français”.
Les Turcs sont-ils religieux ?
La réponse à cette question passe bien entendu par le sens que l’observateur donne
au concept “religion” et, au-delà, à l’adjectif “religieux”. Ici, ce dont on parle est
bien entendu plus la religiosité. Selon la définition de Glock(2), la religiosité possède
cinq dimensions différentes : la croyance, la pratique, la connaissance, l’expérience,
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Chaque samedi soir, des membres de l’association Le Pont se retrouvent autour de M. Aydogan,
président de l’association, pour parler de religion et prier ensemble © Camille Millerand
l’appartenance. Ces dimensions sont relativement indépendantes les unes des
autres. Or les critiques récentes de cette analyse avancent, avec raison, que ces cinq
dimensions n’épuisent pas le champ de la religiosité(3). Cela dit, Fukuyama(4) partage
en quelque sorte l’analyse scindée de Glock en démontrant clairement que l’appartenance religieuse n’est pas un élément constitutif de la religiosité. On peut appartenir sans forcément pratiquer ni même croire.
Pourtant, l’ensemble des enquêtes menées sur les Turcs de France montre un taux
de croyance supérieur aux autres composantes de la société(5). Ce taux de croyance
est bien évidemment difficile à évaluer, dans la mesure où ce que l’on entend par
“croyance” contient l’ensemble des attitudes qu’ont les individus en relation avec
un être supérieur ou avec une puissance perçue comme transcendante ou mystérieuse. Donc, “la croyance religieuse est avant tout une relation qui indique la reconnaissance d’une soumission, d’une limitation et d’une impuissance de l’être humain(6)”.
Selon Deconchy(7), “du moment que la croyance renvoie à l’expérience religieuse, on
comprend que les individus tendent habituellement à en fonder l’authenticité de deux
façons : en la rationalisant et en la faisant devenir une partie vitale de l’agir quotidien ;
en donnant vie ou en adhérant à des institutions plus ou moins stables qui en garantissent
dans le temps et dans l’espace la continuité et une présence significative”.
I hommes & migrations n° 1280
Ainsi, s’agissant des Turcs en minorité, non seulement cette religiosité est une partie vitale de la vie quotidienne, mais elle devient quasiment banale, dans la mesure
où lorsque l’individu se considère en situation minoritaire, présence significative
et continuité deviennent des enjeux vitaux. Pour les originaires de Turquie, rattachés à leur identité d’une manière quasi religieuse, si l’on ose dire, cette même
identité turque est en danger face à une identité aussi forte, française. Par conséquent, l’adhésion à une structure, de préférence religieuse, a ainsi trois fonctions :
se rassurer soi-même en constatant quotidiennement qu’on n’est pas seul et que le
groupe continue son existence ; agir collectivement envers les autres individus qui
menaceraient cette continuité ; donner un message de force et de légitimité à l’égard de la majorité censée menacer l’existence du groupe et la légitimité de la religion minoritaire. D’autant plus que la structure religieuse en question n’est jamais
une structure exclusivement religieuse.
Une analyse approfondie du fonctionnement des associations religieuses turques
en France(8) montre que les activités purement religieuses de ces associations restent
secondaires. Il s’agit avant tout de lieux de sociabilité où s’établissent et s’entretiennent des réseaux de solidarité, mais aussi des lieux de transmission identitaire
(pas seulement religieuse) à l’égard des nouvelles générations. Ces organisations
peuvent être définies comme des ensembles de personnes ayant une hiérarchie
interne fonctionnelle et plus ou moins ordonnée, afin d’atteindre des objectifs
communs intégrant une autorité (symbolique ou réelle), des règles (plus ou moins
codifiées), des normes internes (plus ou moins strictes), des mécanismes de légitimation (légitimation à l’égard de la Turquie, à l’égard des autorités françaises et à
l’égard de la minorité) et une sorte de consensus, autrement dit la non-remise en
cause de cette légitimité par les membres fréquentant l’organisation.
Le rôle des associations : préserver l’identité
Dans les groupes qui se sentent en majorité, les organisations jouent un rôle plus
idéologique et l’adhésion se fait sur une base plus volontaire (mais pas totalement),
comme l’explique l’analyse sociologique des phénomènes sectaires(9). Dans de tels
groupes, malgré la force des organisations en question, les individus s’efforcent de
préserver une autonomie, du moins l’impression d’avoir cette autonomie. Or,
dans le cas des minorités, la question de l’autonomie individuelle, et donc de la
sortie du groupe, est autrement plus difficile. Comme la sortie de la religion est
considérée comme équivalente à la sortie du groupe, les minorités sont d’une
manière générale “plus religieuses” que les mêmes groupes en majorité.
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Cela dit, dans les sociétés où la liberté de conscience est assurée, plus la religion est
institutionnalisée, plus augmente la volonté d’indépendance des acteurs. En ce qui
concerne les minorités religieuses, plus la minorité obtient sa légitimité d’existence au sein de la majorité, plus l’organisation devient structurée et plus les membres de la minorité peuvent aspirer à une autonomie vis-à-vis du groupe et l’obtenir. Par conséquent, et paradoxalement, l’hésitation des originaires de Turquie à
intégrer des structures officielles comme le CFCM et les CRCM peut être vue
comme une résistance à l’individualisation religieuse.
La force des organisations religieuses originaires de Turquie en France est principalement due à leur position en Turquie, mais aussi, de plus en plus, à leur
positionnement en France. Si une organisation comme Millî Görüs(10) respectait
durant les années soixante-dix, quatre-vingt et même quatre-vingt-dix ce que
Weber appelait un “modèle charismatique”, elle est devenue, implantation européenne oblige, une organisation de “modèle traditionnel”, structurée selon des
normes établies en Europe. Bien que qualifiée de purement religieuse, cette organisation n’a jamais été un “modèle théocratique” au même titre que les sectes
issues de la chrétienté, ni même une confrérie. De la même manière, le réseau
DITIB qui représenterait l’islam officiel possède une structuration similaire, traditionnelle donc – elle n’a jamais été charismatique –, avec l’idéologie en moins.
En revanche, la nébuleuse néo-nurcu appelée “Fethullahçi”, qui se renforce de
jour en jour en Europe occidentale, notamment en France, préserve encore son
modèle charismatique.
Quoi qu’il en soit, l’appartenance à une organisation religieuse, du moins la fréquentation régulière d’un lieu appartenant à un réseau “religieux” (Millî Görüs,
DITIB, Fethullahçi, Süleymanci…) est un acte de résistance et de préservation.
Cette résistance peut être politique. Par exemple, il est bien connu que le catholicisme a été un refuge dans la Pologne autoritaire(11), tout comme le chiisme a été
le seul discours politique possible face au Pahlavi en Iran. L’appartenance religieuse chez les originaires de Turquie en France peut être également vue comme
une résistance face à la peur de la perte de l’identité religieuse certes, mais surtout
de l’identité nationale. En conservant ou en préservant la conscience nationale,
la religion devient un facteur de résistance visant à protéger le groupe de toutes
formes de changement(12). Dans le contexte français, nous sommes témoins d’un
changement de sens pour le concept de sécularisation, celle-ci étant considérée
comme un mouvement d’acculturation, voire d’assimilation. Pour Weber, réfléchissant au concept de sécularisation à travers Entzauberung der Welt (Le désenchantement du monde), celle-ci n’est possible qu’à la condition d’une séparation des
sphères économique et religieuse. Ainsi ne peut-on pas affirmer que l’engouement
I hommes & migrations n° 1280
des originaires de Turquie pour ce qu’on appelle l’“hallal business” (qui n’est autre
en fait que l’ethnic business) remette en cause la sécularisation avec une confusion
entre la religion et l’économie, et le sentiment d’une possibilité d’autonomie.
Appartenance religieuse
et microappartenance sociale
La confusion de la vie sociale et économique, de l’appartenance religieuse et nationale, crée d’abord les conditions d’appréhension de la perception de l’altérité
qu’ont les originaires de Turquie par rapport aux autres musulmans de France,
surtout par rapport aux originaires du Maghreb. Ensuite, cette même confusion
dissimule le fait qu’à l’intérieur du groupe, ce qui importe est beaucoup plus la
microappartenance (villageoise, régionale, familiale, clanique, confrérique…) que
la macroappartenance (religieuse et/ou nationale). Autrement dit, à l’intérieur de
la minorité, les réseaux de solidarité se font beaucoup plus sur une appartenance
limitée que sur une communauté nationale, alors qu’à l’extérieur, au sein des
autres groupes musulmans et chez les non-musulmans, l’altérité projetée demeure
nationale. En effet, les originaires de Turquie demeurent très attachés à la Turquie
(toutes sortes d’attachement, y compris conflictuel) et acceptent mal la confusion
avec les autres(13).
Il est assez frappant de constater que pour des raisons historiques et sociologiques,
les originaires de Turquie en Europe ont créé les conditions d’une sorte d’autosuffisance. Cet apparent “repli communautaire” ne doit pas cependant être surestimé. Les interactions avec la société environnante sont multiples et souvent fructueuses. Cela dit, la volonté d’un développement autocentré rend parfois difficile,
voire impossible, une parfaite assimilation, décriée et surtout crainte par les membres de la première génération.
Mais au-delà des divisions générationnelles communes à toutes les sociétés, il est
important de préciser les divisions, les rivalités segmentaires, et même parfois les
conflits menant aux ruptures entre différents groupes. Il faut tout de même insister sur le fort sentiment d’altérité qui anime les Turcs à l’égard des Arabes, et, dans
une moindre mesure, les Maghrébins à l’égard des Turcs. En aucun cas, sauf dans
des cas marginaux(14), les Turcs et les Arabes ne semblent être animés par le sentiment d’une communauté de destin ni en France ni même d’ailleurs dans les pays
d’origine, indépendamment du fait qu’ils sont majoritairement musulmans.
On peut avancer plusieurs types d’explication à ce sentiment d’altérité. Une première raison évidente est linguistique. Les Turcs dans leur très grande majorité
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
ne connaissent pas l’arabe et bien entendu les Arabes ne connaissement pas le
turc. Depuis la révolution kémaliste des années vingt, la langue arabe n’est plus
enseignée en Turquie, mis à part dans les écoles coraniques où elle est exclusivement réservée à la psalmodie du Coran. La réticence des Turcs à l’égard des
“grandes mosquées” dans les villes de France (comme à Strasbourg) doit être vue
également sous cet angle linguistique : les Turcs ne comprennent pas les prêches
des imams arabes.
Une autre raison qui peut être avancée serait d’ordre religieux. Il faut en effet
préciser que, malgré une unicité apparente et revendiquée (souvent sur un mode
symbolique et déclamatoire), les musulmans se divisent en plusieurs obédiences
qui, elles-mêmes, se subdivisent en courants de pensée, confréries, traditions
juridiques(15)...
Les musulmans de France, dans leur très grande majorité, sont sunnites, qu’ils
soient originaires de Turquie ou des pays du Maghreb. Les sunnites sont euxmêmes regroupés en quatre traditions juridiques : le hanéfisme, doctrine réputée
la plus libérale, surtout implantée en Turquie ainsi que dans les régions ayant fait
partie de l’Empire ottoman comme les Balkans, et en Afghanistan ; le malikisme,
doctrine très rigoriste en ce qui concerne la pratique religieuse, suivie notamment
dans les pays du Maghreb ; le shâf’isme, doctrine moins stricte que le malikisme,
se trouvant surtout en Égypte, en Syrie, en Irak et en Afrique ; le hanbalisme, doctrine la plus rigoriste, surtout présente en Arabie Saoudite.
Ainsi donc, les Turcs et les Maghrébins appartiennent à deux traditions distinctes qui,
selon certains de nos interlocuteurs, ne peuvent être réunies sous une même mosquée.
Ce point de vue, s’il doit être pris en considération, ne doit pas être surévalué,
notamment au regard de la relève des générations et du fait que nombre de musulmans ont perdu l’habitude de se référer à une école juridique particulière, souvent
par méconnaissance, mais aussi par choix, voulant prendre dans chaque école les
réponses les plus adaptées à leur situation.
Turcs et Arabes : les racines historiques
d’une opposition
La dernière raison du sentiment d’altérité entre Turcs et Arabes est historique. Il
faut le dire : l’opinion publique turque, dans l’absolu, méprise les “Arabes”, qui
ont été jadis sujets de l’Empire ottoman, donc des Turcs, qui ont par la suite trahi
ces derniers pendant la Première Guerre mondiale en s’associant avec les Anglais
(Lawrence d’Arabie et la révolte arabe…). Dans cette optique, aucune différence
I hommes & migrations n° 1280
n’est faite entre les Arabes de Syrie et ceux du Maghreb, par exemple. Pour l’opinion publique turque, “Arabe” est un mot péjoratif(16). La population turque comportant très peu d’Arabes, sauf dans les régions du Sud-Est anatolien où se
côtoient Turques et Kurdes, dans leur grande majorité, les Turcs de France ne
rencontrent des Arabes pour la première fois de leur vie que dans le pays d’accueil. Ils les connaissent mal voire pas du tout, ou croient les connaître à travers
le prisme du discours ambiant en Turquie.
Les Turcs sont, de plus, fiers d’un passé gloDans leur grande majorité,
rieux, d’être issus d’un peuple “qui n’a
les Turcs de France
jamais été soumis”. Le passé colonisé des
ne rencontrent
pays du Maghreb est une source supplémendes Arabes pour
taire de sentiment de supériorité chez les
la première fois de
leur vie que dans le pays
Turcs. De l’autre côté, les Maghrébins
d’accueil.
connaissent également mal les Turcs, assimilés souvent à la domination ottomane du
début de siècle dernier (Algérie, Tunisie,
Machreq). À ce constat, il faut faire une exception avec les Tunisiens, pour lesquels les réformes kémalistes ont formé un modèle dans les années cinquante et
qui sont animés de sentiments positifs à l’égard des Turcs. Autres nuances à
apporter : le royaume du Maroc, à la différence de ses deux voisins algérien et
tunisien, n’a jamais été sous domination turque et le nationalisme des Marocains
n’a parfois rien à envier au nationalisme sourcilleux des Turcs.
Quoi qu’il en soit, le sentiment d’altérité (notamment linguistique et culturel,
mais aussi religieux) entre les Turcs et les Maghrébins, et les manifestations qui en
découlent, limite fortement la formation de l’idée d’une communauté de destin et
par conséquent toute action commune, sans compter les rivalités internes entre
Algériens et Marocains, mais aussi entre différentes fractions de la population
turque. Ce sont ces rivalités et ces différends multiples qui ont d’ailleurs amené les
musulmans de France à s’organiser d’une manière dispersée.
Il existe tout de même deux manières d’intégrer le discours de l’“islam français”.
D’une part, une organisation comme la COJEP, issue du Millî Görüs mais ayant
adopté le discours du multiculturalisme, tente de renouveler le positionnement
des originaires de Turquie face à la société française. Il faut tout de même avouer
que cette tentative reste au niveau discursif et les activités de l’organisation sont
quasiment exclusivement tournées vers la Turquie et/ou vers les originaires de
Turquie en Europe. D’autre part, les mouvements islamistes radicaux turcs se rallient également au discours d’unité au nom de l’idée de l’existence d’un oumma,
une communauté de croyants, face à des non-musulmans.
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Un islam turc plus politique que mystique
Les différentes expressions de l’islam politique originaire de Turquie, comme
d’ailleurs les modalités d’appartenance aux groupements politiques et idéologiques à connotation religieuse, sont réputées “modérées”, sans radicalisation
appelant à la violence physique et sans volonté de conversion massive. Or deux
types de débat sont en cours en Turquie, comme chez les originaires de Turquie
en diaspora.
D’une part, malgré cette tendance à la “modération”, des groupes marginaux
radicaux ont toujours existé et continuent d’exister à la fois sur le sol turc et en
émigration. Ces groupes ont le point commun d’être plus politiques que mystiques. Les membres du groupe radical turc le plus connu, présent surtout en
Europe mais connu également largement en Turquie, sont appelés communément les “Kaplancı”. Le nom officiel de ce groupe basé à Cologne en Allemagne
est “Anadolu Islam Federe Devleti”, autrement dit “État islamique fédéral anatolien”. Un deuxième groupe, plutôt une nébuleuse, qui défraie la chronique
depuis une quinzaine d’années en Turquie, est le Hizbullah turc. Signalons dès le
départ que cette organisation n’a pas de rapport avec le Hezbollah chiite libanais.
© Camille Millerand
I hommes & migrations n° 1280
Étymologiquement, “Hizb” désigne un groupe de personnes partageant les
mêmes pensées ; la signification moderne est “parti”. “Hizbullah” signifie ainsi le
“Parti d’Allah”.
D’autre part, et c’est peut-être là la perspective la plus préoccupante, on observe
une transformation lente vers une société turque beaucoup plus perméable aux
comportements religieux, du fait du poids de plus en plus fort des confréries qui
se comportent désormais comme des réseaux politiques, idéologiques, voire économiques et médiatiques. L’exemple le plus connu est le mouvement fethullahçi,
dont le chef spirituel Fethullah Gülen se trouve aux États-Unis. Pour les défenseurs de ce mouvement, il s’agit là de l’incarnation d’un islam moderne, ouvert,
modéré. Pour ses opposants, Fethullah Gülen et ses militants dissimulent leurs
véritables objectifs en donnant d’eux-mêmes cette image d’ouverture. Le fait est
que dans de nombreux pays, notamment en Asie centrale, dans les Balkans, en
Afrique et même en Europe occidentale, le groupe possède des écoles. Ainsi, en
France, les associations dépendant de ce groupe, qui possèdent souvent des noms
contenant des termes tels que “dialogue” ou “tolérance”, font surtout du soutien
scolaire, assurent des cours privés... et ne gèrent pas de salles de prière.
Cela dit, il faut sans cesse prévenir des amalgames rapides entre l’islam radical,
l’islam domestique et privé, et les groupes subversifs. Il s’agit également de clarifier un certain nombre de confusions faites dans l’opinion publique européenne
concernant des organisations musulmanes turques solidement implantées en
Europe dont les activités sont très loin d’être subversives.
Stratégie de “première génération perpétuelle” :
le poids des imams
La stratégie de “première génération perpétuelle” consiste à faire en sorte que les
enfants nés sur le sol français ressentent les mêmes choses à l’égard de la Turquie
que leurs parents, épousent le même type de comportements conformes à l’identité turque. Cette stratégie impliquant l’idée d’une transmission, les agents de cette
transmission doivent être fraîchement débarqués de Turquie, autrement dit, ils
doivent être “authentiques”.
Il est vrai que d’une manière générale il existe une controverse sur l’utilisation du
concept de “seconde génération” pour les enfants d’immigrés. Aparicio et Tornos(17)
affirment que l’utilisation du terme de “deuxième génération” a des avantages, car
ce concept peut intégrer les nouveaux défis que les jeunes nés dans le pays d’accueil
affrontent. Dans un certain nombre d’études, le terme se réfère à des enfants d’im-
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
migrés qui sont nés dans le pays d’accueil et qui y ont suivi la totalité de leur enseignement. Cela dit, de nombreuses critiques ont été formulées contre l’utilisation
du terme de “deuxième génération”. Bolzman, Fibi et Vial(18) pointent l’utilisation
arbitraire de l’expression qui désigne en fait les enfants de la classe ouvrière, des
immigrés qui se trouvent dans le bas de la société d’accueil. Selon ces auteurs, le
terme représente un label qui différencie ce groupe social d’autres enfants d’immigrés des classes aisées. Le terme ainsi utilisé pose un problème de stigmatisation et
sous-entend un faible espoir de capacité de promotion sociale.
Au-delà de ce débat sur la signification du concept, force est de constater qu’en ce
qui concerne les originaires de Turquie, les générations nées en France continuent
de se comporter comme leurs parents, du moins elles ont l’impression de faire
comme tel. La transmission des marqueurs identitaires passe principalement par
trois catégories d’agents, sans hiérarchisation : imams, enseignants et mères.
La stratégie déployée se concentre sur ces trois groupes afin qu’ils viennent
directement de Turquie.
Lors de deux études menées en Alsace et en Lorraine(19), il a été aisé de constater
que l’ensemble des imams officiant dans les mosquées turques étaient venus
récemment de Turquie. Pour les imams dépendant du DITIB, la situation est simple : il s’agit d’imams qui continuent leur carrière. Dans d’autres cas, il peut s’agir
d’hommes déjà à la retraite d’une autre profession en Turquie. Jusqu’à récemment, les Turcs partaient très jeunes à la retraite, dans la mesure où vingt années
de cotisation suffisaient. Ainsi, il n’est pas rare de voir des imams entre quarantecinq et cinquante ans déjà à la retraite, ayant profité de leur réseau pour être recrutés par les associations.
Inutile de préciser que les imams officiant dans les mosquées turques sont exclusivement des Turcs – et, plus précisément, des ressortissants turcs. D’une manière
générale, les imams rencontrés ne projettent pas leur avenir en France. Pour les
fonctionnaires de l’État turc, il ne s’agit que d’une étape dans leur carrière ; pour les
autres, un autre pays en Europe reste toujours en vue. Les imams turcs sont généralement en France depuis peu de temps, de quelques mois à plusieurs années, et,
semble-t-il, prévoient d’y rester peu de temps, y compris les imams hors du circuit
du DITIB. Rares sont ceux qui ont eu d’autres fonctions à l’étranger avant de venir
dans leurs mosquées actuelles. Quelques-uns ont officié pour de courtes durées
durant la période du ramadan (pendant un mois ou un peu plus) dans des pays
européens comme l’Allemagne, la Belgique ou la Hollande, ou dans des pays non
européens comme la Libye ou le nord de Chypre. Les imams du DITIB ont en
général une carrière d’imam en Turquie. Pour les autres, il peut s’agir de leur premier “imamat” ou, s’ils sont liés à des organisations musulmanes établies en France,
I hommes & migrations n° 1280
ils ont déjà pu officier dans d’autres mosquées françaises avant de venir en Alsace.
Mais, de même qu’il n’y a pas chez les Turcs de salles de prière non affiliées à un
réseau, il n’y a pas d’imam “indépendant”. Tous les imams font partie d’un réseau
officiel ou officieux. En revanche, tous ces réseaux sont nationaux. Le DITIB, le
Millî Görüs, les Süleymancı, les Kaplancı, les Ülkücü ou les Nakşibendi sont des groupes étroitement liés aux mouvements politico-religieux turcs.
Les imams turcs voient leur fonction comme un métier à part entière, et, par
conséquent, n’ont pas d’autres occupations. Au sens propre du terme, aucun imam
n’a un métier, une occupation ou une fonction autre que son “imamat”. Cela dit,
comme le vocable turc “hoca” l’indique, ils assument tous également une fonction
d’instituteur. En effet, il s’agit là de la fonction peut-être principale de ces imams,
qui sont davantage en rapport avec les enfants qu’avec les adultes. Les deux fonctions principales des imams turcs en France sont donc la prière et l’instruction
religieuse. L’ensemble des imams rencontrés, sans aucune exception, prêchent en
turc. Non seulement c’est une donnée constante, mais, en plus, la grande majorité
des imams, notamment ceux affiliés au DITIB, sont non francophones.
L’apprentissage de la langue turque passe ainsi moins par les jeunes Turcs nés en
France ayant étudié le turc dans les universités françaises (principalement à Paris
et à Strasbourg) que par des enseignants envoyés par la Turquie (les ELCO), par
des enseignants venant directement de Turquie engagés par les associations et…
par les imams. Par conséquent, il est important de souligner le rôle de l’imam dans
la préservation de cette “première génération perpétuelle”. En refusant de recruter les imams dans la communauté, les associations misent sur une transmission
religieuse (et comportementale) conforme au modèle original, à celui qui prévaut
en Turquie, en sous-estimant peut-être les évolutions générationnelles en France,
mais également les évolutions en cours en Turquie même.
Le choix du conjoint
Les efforts consentis pour cette “première génération perpétuelle” se voient surtout dans le choix des conjoints. Statistiquement parlant, non seulement les originaires de Turquie ne se marient pas avec les “Français de souche”, mais le marché
matrimonial interne aux Turcs de France, pourtant suffisant, est également
boudé. En réalité, les mariages se contractent au sein de la microappartenance
(village, ville, famille élargie, confrérie…). L’un des deux conjoints, souvent la
jeune fille, vient directement de Turquie, ce qui assure une pérennité de transmission des comportements et des acquis culturels jugés “originaux”.
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Ainsi, comme plusieurs études le démontrent sans ambiguïté, les originaires de
Turquie, qu’ils soient Turcs ou Kurdes, sunnites ou alévis, restent largement microendogames. Autrement dit, le marché matrimonial est condensé au niveau de la
famille élargie ou de la région de provenance, et accessoirement du milieu : Bozon
et Héran parlent d’“homogamie sociale”(20).
Non seulement l’immigration
Ainsi, les pratiques traditionnelles ou reliturque en France
gieuses avant, pendant et après l’acte de
est devenue très vite une
immigration familiale,
mariage varient fortement selon les appartecontrairement aux autres
nances géographiques, ethniques et familiagroupes musulmans, mais,
les. Cela dit, mis à part chez les alévis, la légide plus, actuellement
timation de l’union par un imam semble
le regroupement familial est
être
fréquente parmi les Turcs. Surtout dans
une des sources principales
l’immigration, la symbolique de l’imam
des flux migratoires
nikahı
comme seule légitimation de l’union
originaires de Turquie.
est devenue telle que même chez les alévis on
observe une contamination traditionnelle :
pour certains mariages, la présence d’un dede, un sage bektachi, dont le rôle n’a strictement rien à voir avec l’imam, est exigée. Ce développement est en soi intéressant
dans la mesure où il montre la force d’une pratique religieuse dans la préservation de
l’identité, sa restructuration, voire sa construction.
Bien qu’il y ait ces différences(21), on peut néanmoins établir une sorte de chronologie type concernant le mariage turc en France. Tout d’abord, il faut insister sur la
signification du mariage en immigration, prépondérante dans la structuration du
groupe. Non seulement l’immigration turque en France est devenue très vite une
immigration familiale, contrairement aux autres groupes musulmans, mais, de
plus, actuellement le regroupement familial est une des sources principales des flux
migratoires originaires de Turquie. Hamit Bozarslan estime même que la proportion des mariages en immigration est nettement plus importante qu’en Turquie(22).
Il y a plus d’une dizaine d’années, Nadine Weibel constatait que dans son échantillon de vingt-quatre femmes entre vingt et cinquante ans toutes étaient mariées(23).
L’engouement pour le mariage des originaires de Turquie peut être expliqué autrement. Pour la première génération, la crainte constante étant la perte de l’identité
turque de ses enfants, le meilleur moyen de les empêcher d’épouser une Française,
mais surtout un Français de culture, est de les marier dès que possible, surtout les
filles, avec un Turc, de Turquie de préférence(24). Il est difficile de qualifier ce genre
de mariage de “mariage forcé”, dans la mesure où ces règles sociales semblent être
largement intériorisées par la jeune génération.
I hommes & migrations n° 1280
Cette même jeune génération considère le mariage religieux comme un tournant
dans la vie individuelle et communautaire. Un tournant chargé de messages adressés à la fois au groupe, donc en interne, au sein du pays de résidence, mais aussi vers
la société turque en Turquie dans une démarche de gage de fidélité à la culture
turque et à la religion musulmane (les deux étant extrêmement mêlées). Par conséquent, la perpétuation des rites du mariage religieux chez les Turcs immigrés se présente comme un moyen d’endo-identification comme d’exo-identification. Dans
cette appartenance triangulaire (minorité/société d’“accueil”/société d’“origine”), le
mariage religieux tend à devenir un rempart contre ce qui est craint : l’acculturation,
voire l’assimilation.
Mais l’accentuation des normes religieuses chez les Turcs en situation minoritaire,
notamment avec le mariage confessionnel, apparaît comme un défi pour les deux
États laïques, la France et la Turquie, qui ne considèrent légitime que l’union civile.
Cette incompatibilité entre pratique sociale courante et norme étatique présente
non seulement des problèmes juridiques (en Turquie comme en France), mais également un décalage entre une structuration sociale codifiée par le groupe et la structuration séculaire réclamée par la société française, surtout pour les musulmans.
Conclusion
La religion n’est pas qu’identité, mais elle tend à le devenir lorsqu’un groupe, à
tort ou à raison, craint la disparition ou l’altération de ses différences. Par exemple, en ce qui concerne les immigrés, Albert Bastenier considère la religion comme
une “patrie portative”(25). Selon Bastenier, la religion est “à ce point mêlée aux racines de la culture que l’obédience religieuse se révèle même capable de perdurer loin audelà de toute démarche explicite d’affiliation confessionnelle des individus”. De son côté,
Charles Taylor considère que la construction identitaire ne peut se passer d’appartenances “culturelle”, “sociologique”, religieuse(26). Par conséquent, l’appartenance religieuse permet aux originaires de Turquie de préserver l’appartenance
nationale, voire géographique. Car la résistance religieuse, la transmission non pas
de croyances mais de comportements à la turque, est un outil pour rappeler aux
générations nées en France d’où vient la famille. Pas seulement de Turquie, mais
de telle région de Turquie, de tel village, de telle famille, de tel clan, de telle
confrérie, de tel groupe socioprofessionnel. Même si celui qui exprime cette origine n’y a jamais mis les pieds, même si ses propres parents sont nés en France, il
n’est pas de Strasbourg, de Mulhouse, de Lille, de Paris, mais de Yozgat, de
Kayseri, de Trabzon, rarement d’Istanbul. C’est bien le lieu d’origine des parents,
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
voire celui des grands-parents, qui est exprimé fièrement, car il s’agit là d’un gage
d’authenticité à l’égard de la minorité, mais aussi d’une revendication d’altérité
face à la majorité. C’est Stéphane de Tapia qui exprime le mieux cette importance
de la provenance géographique, non pas en tant que lieu physique, mais comme
lieu symbolique(27). Ainsi, ce qu’Altan Gokalp observait il y a vingt ans reste
encore vrai de nos jours(28), justement grâce à cette stratégie de “première génération perpétuelle”, dans laquelle la religion tient une place particulière. Les originaires de Turquie ne craignent pas tant la sécularisation de la religiosité pour ellemême que les risques qu’elle comporte : une sortie du groupe, et donc une perte
■
relative de l’identité turque.
Notes
1. Nadine Weibel, Par-delà le voile : femmes d’islam en Europe, Paris, Éditions Complexe, 2000, p. 14 et passim.
2. Charles Y. Glock, Toward a Typology of Religious Orientation, New York, Columbia University Press, 1964.
3. Sabino Acquaviva, Enzo Pace, La sociologie des religions, Paris, Cerf, 1994.
4. Thomas Campbell, Yosho Fukuyama, The Fragmented Layman. An Empirical Study of Lay Attitudes, Philadelphia
(Penn.) et Boston (Mass.), United Church Press and Pilgrim Press, 1970.
5. Voir par exemple : “Les premiers résultats d’une enquête comparative européenne sur les trajectoires sociales des
descendants des immigrants turcs : la situation française”, projet TIES, conférence à l’INED, 25 mars 2009.
6. Sabino Acquaviva, Enzo Pace, La sociologie des religions, Paris, Cerf, 1994, p. 82.
7. Jean-Pierre Deconchy, Orthodoxie religieuse et sciences sociales, Paris, Mouton, 1980.
8. Samim Akgönül, “Solidarités et rivalités : associations cultuelles turques en Alsace-Moselle”, in Anne-Yvonne
Guillou, Stéphane de Tapia, Pôleth Wadbled, Migrations turques dans un monde globalisé. Le poids du local, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 39-56.
9. Voir par exemple, Bryan Wilson, The Social Dimensions of Sectariansim, Oxford, Oxford University Press, 1990.
10. Je ne vais pas renouveler ici l’analyse des différents réseaux religieux originaires de Turquie implantés en France.
Pour plus de détails sur ces réseaux, voir mes précédents travaux notamment : Samim Akgönül, Religion de Turquie,
religions des Turcs : nouveaux acteurs dans l’Europe élargie, Paris, L’Harmattan, Collection compétences interculturelles,
2006 ; Samim Akgönül, “ L’État turc et les Turcs européens : une tentative permanente d’encadrement paternaliste”,
in Paul Dumont, Jean-François Pérouse, Stéphane de Tapia, Samim Akgönül, Migrations et mobilités internationales :
la plate-forme turque, Istanbul, Les Dossiers de l’IFEA, 13, décembre 2002, p. 79-99 ; Samim Akgönül, “Millî Görüs :
institution religieuse minoritaire et mouvement politique transnational”, in Samir Amghar (dir.) Recompositions
contemporaines de l’islamisme en situation de diaspora, Paris, Lignes de repères, 2006, p. 63-86.
11. Patrick Michel La société retrouvée, Paris, Fayard, 1988.
12. Sabino Acquaviva, Enzo Pace, op.cit., p. 144.
13. Murat Erpuyan, “Immigration turque en France : quelques repères pour la connaissance de la communauté
immigrée de Turquie”, in La main, le vent et la lumière, Metz, CEFISEM de Nancy-Metz, 1994, p. 125-134.
14. Les fondamentalistes musulmans comme les Kaplancı qui prônent une oumma musulmane sans distinction de
nationalité et, à l’autre extrémité, les mouvements progressistes qui prônent l’égalité de tous les citoyens.
15. Michel Reeber, L’islam, Les Essentiels, Milan, Paris, 1995.
16. Voir à ce propos Samim Akgönül, “Les mots et les hommes : les mots d’altérité en turc actuel”, in CEMOTI ,
n° 31, 2001, p. 223-256.
I hommes & migrations n° 1280
17. Rosa Aparicio, Andrés Tornos, Hijos de inmigrantes que se hacen adultos: marroquíes, dominicanos y peruanos, Madrid,
Ministerio de Trabajo y Asuntos Sociales, 2006.
18. Claudio Bolzman, Rosita Fibbi, Marie Vial, Secondas – Secondos. Le processus d’intégration des jeunes adultes issus de
l’immigration espagnole et italienne en Suisse, Zurich, Seismo, 2003.
19. Franck Frégosi, “Les conditions d’exercice du culte musulman en France”, rapport FASID, 2004 ; Samim
Akgönül, Franck Frégosi, “État des lieux relatif à l’exercice du culte musulman à Metz”, contrat ville de Metz, 2005.
20. Michel Bozon, François Héran, “Naissance du lien amoureux : les lieux et les rites“, in Brigitte Ouvry-Vial (dir.),
Mariage, Mariages : le scénario change, le mystère demeure, Paris, Autrement, 1989, p. 62-78.
21. Selon Altan Gökalp, on peut schématiquement catégoriser l’appartenance idéologique et religieuse des Turcs
en trois groupes en interaction : les sunnites ; les alévis ; et les kémalistes/ laïcistes. Altan Gökalp, “Les trois religions
de la Turquie”, in Migrants-Formation, n°76, 1989, p. 183-187. Il faut ajouter peut-être à ces groupes ceux qui
se désintéressent totalement et ne politisent pas leurs opinions ou bien n’en ont pas du tout et se conforment aux
comportements environnementaux.
22. Hamit Bozarslan, Les femmes originaires de Turquie, Paris, ELELE, 1992.
23. Nadine Weibel, Femmes, immigration et formation, Strasbourg, FAS, 1992.
24. Il est utile de préciser que le célibat, en Turquie ou en émigration, est de toute façon mal vu. Un homme accompli
est un homme qui a fait son service militaire et qui s’est marié ; une femme accomplie est une mère. Ainsi, impossible
de ne pas voir des similitudes avec la vision médiévale des “ordres” de la société décrite à maintes reprises par Georges
Duby – des ordines – où le célibat n’existe que comme un état provisoire, inscrit sur l’horizon d’attente du mariage.
25. Albert Bastenier, Qu’est-ce qu’une société ethnique ?, Paris, PUF, 2004, p. 233-247.
26. Charles Taylor, La diversité de l’expérience religieuse aujourd’hui, Québec, Bellarmin, 2003.
27. Sthépane de Tapia, “Les origines géographiques des immigrés turcs en Europe”, in Regards sur l’Est, juillet 2007,
http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=745
28. Altan Gokalp, L’immigration turque en Europe occidentale: repères et tendances, travaux de l’Institut de géographie
de Reims, 1986, n° 65/66.
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Jeunes générations
turques de France et
d’Allemagne
Des expériences plurielles
Par Maïtena Armagnague,
doctorante, ATER en sociologie, université de Bordeaux 2
Défilé du MLKP, parti communiste marxiste-léniniste de Turquie lors du 1er mai 2009 à Paris
© Camille Millerand
En France comme en Allemagne, l’identité des jeunes d’ascendance turque
n’est pas homogène. Elle est le fruit d’un jeu, à chaque fois recommencé,
entre la communauté d’origine et la société majoritaire. Suivant le résultat
de ces rapports de force, ce sont la communauté ethnique, l’assimilation
culturelle ou l’intégration économique qui priment. De Bordeaux à
Hambourg, les jeunes d’origine turque tentent de façonner leurs repères à la
croisée d’univers de valeurs parfois contradictoires.
I hommes & migrations n° 1280
En France et en Allemagne, les jeunes issus de l’immigration sont souvent au cœur
des questions urbaines, identitaires et d’insertion professionnelle(1), car ils matérialisent l’efficacité des dispositifs d’intégration et de résolution de la question
sociale. Les générations nées dans les sociétés majoritaires ont été socialisées par les
institutions nationales, mais leur évocation en tant que “problème” révèle la partialité de leur inscription sociale. En Allemagne, les jeunes d’ascendance turque
ont été pionniers dans l’appréhension de l’immigration contemporaine comme
une question problématique (die türkische Frage). En France, les jeunes issus des
migrations postcoloniales ont préalablement occupé cette place et sont encore victimes de discriminations. Cela étant, en France aussi, l’immigration turque pose
question(2). Trop souvent, les sociétés majoritaires essentialisent les difficultés d’intégration subies par les populations turques et renvoient sur ces dernières la
responsabilité de leur condition sociale : les Turcs seraient communautaristes, formeraient des sociétés parallèles (Parallelgesellschaft). Il s’agit d’une manière subtile
d’ignorer les formes actuelles de la question sociale, l’ethnicité et le paupérisme
juvénile urbain. Néanmoins, il existe des réseaux turcs structurés organisant
l’espace ethnique(3). Ces réseaux associatifs, religieux, économiques transnationaux(4), valent à l’immigration turque la dénomination d’immigration diasporique et communautaire(5). L’expérience sociale des jeunes d’ascendance turque est
donc le fruit de la rencontre entre une société nationale, un contexte urbain local
et une population immigrée, réputée communautaire.
La complexité de l’expérience migratoire
Aux États-Unis puis en France, les théories de l’assimilation segmentée(6) ont
démontré l’hétérogénéité des vagues migratoires. L’observation des expériences
concrètes des jeunes issus de l’immigration confirme qu’il est nécessaire de sortir
d’une vision linéaire de l’intégration sociale menant à l’assimilation. L’inscription
des individus dans la société (et les productions subjectives en découlant) est toujours fonction des modalités d’acculturation et d’intégration économique à la
société dominante, aux standards de la classe moyenne. L’approche de François
Dubet séparant le processus d’intégration, soulignant les strictes dimensions économiques du fait migratoire, de l’assimilation, en désignant les aspects exclusivement culturels, offre l’avantage de postuler la dissonance entre ces deux notions(7).
La pluralité des expériences des jeunes d’origine turque nécessite une telle grille
d’analyse. Plusieurs configurations résultent de la nature des relations que les jeunes
entretiennent avec la communauté ethnique, la société et ses institutions, et la
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
culture juvénile urbaine de leurs quartiers de résidence. Les conditions sociales
quotidiennes de ces derniers produisent des identités et des subjectivités particulières. Trois types différents de rapport à soi sont observables à Hambourg et à
Bordeaux : une figure libérale de placement, légitimiste et conformiste ; une
figure minoritaire réactive, complexe et ambivalente dans ses injonctions de justice sociale ; et enfin une posture identitaire ethnique plus revendicative. Ces
constructions sociales sont présentes dans les deux pays, mais s’y déclinent différemment du fait des inflexions dues aux contextes locaux et institutionnels.
Un positionnement libéral et conformiste
En France et en Allemagne s’observe une dynamique migratoire classique
(conforme au processus linéaire d’assimilation), individuelle et libérale. Certains
jeunes s’intègrent et s’assimilent en effet dans les espaces français et allemand et se
rapprochent du standard de réussite des sociétés d’implantation. Ils partagent les
normes et les valeurs de mobilité sociale, de consommation, utilisent la langue
légitimée par la société environnante et s’éloignent souvent de la communauté
ethnique d’origine. Leur positionnement à l’égard des institutions est volontariste, ce qui est rétribué par un encouragement et une valorisation émanant de ces
dernières (école, espace politique, médias). En France et en Allemagne, les jeunes
inscrits dans cette dynamique ont souvent de très bons résultats scolaires.
Studieux et confiants dans l’école, ils ont souvent des parents qui les accompagnent dans leur parcours scolaire.
“L’école a toujours été très importante pour moi et je me souviens que certains profs ont
vraiment beaucoup fait pour moi […]. Je me rappelle une maîtresse en primaire, elle était
super, elle prenait du temps pour me parler comme j’étais Turque, elle rencontrait mes
parents, elle était très gentille […]. Elle téléphonait même chez mes parents le soir pour les
conseiller…” (Yasmin,18 ans, étudiante, Bordeaux)
Dans ces parcours, la possession de ressources scolaires autorise le détachement de
la communauté d’origine, notamment pour l’accès à l’emploi. Le registre méritocratique et la foi en son propre exemple de self-made man sont souvent mis en
avant et s’appuient parfois sur une sévérité à l’égard des modes de vie moins
conformes à la norme dominante de réussite.
Ces jeunes ne se distinguent plus formellement des jeunesses française et allemande.
Leurs relations et leurs pratiques sociales s’inscrivent dans des espaces non turcs et
se caractérisent par leur caractère libéral et individualiste. Garçons et filles expliquent qu’ils sortent et sont totalement intégrés dans les espaces juvéniles non turcs
I hommes & migrations n° 1280
Rustem (président de l’Association étudiante franco-turque laïque), Ramazan et Yusif (étudiants
en littérature et science politique à Strasbourg) en séjour à Paris à l’occasion de la célébration de la fête
de la jeunesse et du sport à l’ambassade de Turquie à Paris, 17 mai 2009 © Camille Millerand
de socialisation (soirées étudiantes, par exemple). Leurs flirts amoureux sont spontanés et laissent place à l’imprévu. Certains vivent seuls en appartement ou en colocation et le justifient comme voie d’accès à leur liberté, calquée sur la norme ambiante.
“J’ai pris un appartement seule ; au début, c’était difficile de le faire accepter à mes parents, mais
comme je faisais des études, ils m’ont laissé faire et ils ont vu qu’ils pouvaient me faire confiance,
alors maintenant, ça ne pose plus de problème.” (Cennet, 26 ans, étudiante, Hambourg)
Souvent, les parents encouragent leur enfant, car une telle réussite signe l’aboutissement de leur propre projet migratoire. Mais, parfois, le rapport au reste de la
population turque est tendu, notamment pour les jeunes filles. Ces dernières peuvent
être l’objet de jalousie, d’invectives et de jugements moraux.
Une autonomie parfois difficile
La situation d’Ipek à Bordeaux illustre la difficulté que peuvent ressentir certaines filles turques dans leur conquête d’une telle autonomie. Ipek est étudiante
dans une filière scolaire sélective et durant sa scolarité, au collège et au lycée, la
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
jeune femme a eu des résultats scolaires brillants. Pourtant, certains membres de
sa famille la découragent dans ses études, en lui expliquant que ces dernières ne
servent à rien puisqu’elle est une femme et que, pour cette raison, elle se mariera
(supposant par là qu’Ipek n’aura d’autre choix que d’accepter le changement de
cap que peut induire le mariage dans la vie d’une jeune femme turque). Au final,
la jeune femme ne veut pas se marier, ou uniquement avec un Français, et ne souhaite pas avoir d’enfants. Elle expose très douloureusement son amertume et sa
peine, expliquant qu’elle trouve injuste d’être mise au banc de la communauté
alors qu’elle est reconnue pour son mérite par tous ses enseignants.
“Ils [les membres de son réseau familial] sont vraiment arriérés et débiles ; logique vu
qu’ils sont du Millî Görüs(8) ; tout passe par la religion ; ils veulent que les femmes, que
nous, on accepte gentiment de nous laisser faire.”
Globalement, les positions de ces jeunes quant à la place de la religion dans l’existence, le féminisme, l’antisémitisme ou les questions politiques épineuses (kurde,
arménienne) ne diffèrent plus de celles de leurs semblables non turcs. Elles reflètent la pensée dominante des sociétés occidentales, véhiculée par les médias. Ces
adaptations sociales marquent une conformité revendiquée aux standards sociaux
ambiants. Elles expriment l’effectivité d’une dynamique migratoire classique alors
que les premières générations turques étaient réputées communautaires. Ces
modalités d’intégration sociale ne sont pourtant pas légion, elles coexistent aux
côtés de formes plus communautaires d’intégration et de parcours marqués par le
paupérisme juvénile urbain.
La revendication communautaire
En France comme en Allemagne, l’expérience des jeunes issus de l’immigration
turque peut aussi se caractériser par la centralité de l’identité ethnique. Cette identité se définit par une assimilation assez faible à la société environnante et par une
intégration relativement réussie. Ces jeunes placent leurs pratiques et leurs relations
sociales, leurs loisirs et leur engagement associatif, culturel, politique, dans le cadre
des normes et des espaces communautaires turcs. Ils se considèrent Turcs et voient
la société majoritaire comme étrangère sans qu’il n’existe de tensions à son égard.
Le groupe ethnique est ici un vecteur essentiel de socialisation, d’insertion et de
construction identitaire. Les jeunes placés dans ce schéma affirment leur volonté
de perpétuer le modèle de la communauté ethnique construit par leurs aînés.
Pourtant, l’expression de ces identités ne se fait pas de la même manière en France
et en Allemagne, parce que l’état et la forme des communautés turques diffèrent
I hommes & migrations n° 1280
dans ces deux espaces. À Bordeaux, les jeunes générations adaptent à leur contexte
juvénile ambiant le dynamisme communautaire des Turcs. À Hambourg, au
contraire, les jeunes assistent malgré eux davantage à la décomposition de l’espace
ethnique. Dans les deux cas, ces identités marquent la revendication du désir de
rester membre d’une Turquie de l’extérieur(9).
Hambourg : identité nationale contre dilution
des repères culturels
À Hambourg, certains piliers économiques et associatifs turcs se décomposent
dans le tissu urbain. Ils deviennent donc de moins en moins visibles et opératoires pour les jeunes. Un facteur démographique participe à cette dilution. La force
numérique des Turcs à Hambourg (près de 60 000 individus) produit une diminution de l’interconnaissance interne à la communauté. Cela rend les différentes
organisations turques moins repérables donc moins investies, ce qui les affaiblit.
Un autre facteur est endogène à l’immigration turque : à Hambourg, les ressortissants turcs présentent une origine socio-économique et spatiale plus variée qu’à
Bordeaux. Il existe donc une plus grande diversité de l’offre politique, culturelle
et religieuse sur le “marché” organisationnel turc. Cette concurrence des repères
identitaires contribue ainsi à détendre l’univers ethnique et encourage l’affirmation individualiste.
Par ailleurs, l’entretien d’une solidarité collective est fonction du contexte interethnique. À Hambourg, la minorité turque, en situation de minorité majoritaire, est
le premier réceptacle de la stigmatisation. Elle ne peut donc pas construire des
stratégies de distinction (et d’invisibilisation) à l’égard d’une autre minorité, stratégie utilisée par les Turcs à Bordeaux à l’égard des personnes issues des migrations
postcoloniales.
Les premiers Turcs s’installent à Hambourg dès le début des années soixante
(accords économiques bilatéraux) et sont employés individuellement dans l’économie locale (industries, activités portuaires, chemin de fer). Le besoin de
réseaux ethniques collectifs ne se faisait alors pas sentir. Ces réseaux n’ont donc
pas été construits et ne peuvent pas servir d’alternatives à l’exclusion des jeunes
générations. De facto, les jeunes souhaitant s’intégrer de manière communautaire
ne peuvent le faire. Ces jeunes sont donc en passe d’acculturation : ils perdent la
maîtrise de la langue turque, sont moins présents dans les espaces turcs de socialisation et se tournent moins vers des registres ethniques de mobilité sociale. Ils
vivent donc une situation de dissonance entre leur souhait de se définir comme
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Turc de l’extérieur et la trop faible opérationnalité de l’espace ethnique pour la
construction de cette identité. Cette position génère un tâtonnement identitaire.
L’absence d’éléments concrets permettant de perpétuer l’identité turque exilée
semble régulée par le développement d’une idéologie nationale abstraite et militante. Par exemple, leurs propos font mention d’épisodes glorieux de l’histoire nationale
(kémalisme, période ottomane). Ils
Ces jeunes sont donc
évoquent le mythe d’une Grande Turquie,
en passe d’acculturation :
le
Turan(10), comme paradis perdu, alors que
ils perdent la maîtrise de
la langue turque, sont moins
cette notion semble totalement désuète et
présents dans les espaces
devrait a priori peu mobiliser des jeunes
turcs de socialisation
ayant grandi en Europe occidentale.
et se tournent moins vers
Certains affichent d’ailleurs leur sympades registres ethniques de
thie pour l’extrême droite turque (Loups
mobilité sociale.
gris, MHP). Il semble donc que l’effritement de la communauté en tant qu’espace
social concret produise, chez certains jeunes, un surinvestissement dans le registre
idéologique abstrait. À Bordeaux, la situation est différente : la communauté se
maintient et les jeunes participent à son adaptation. Cela renforce une identité
communautaire et villageoise positive.
Bordeaux : l’adaptation ethnique
À Bordeaux, les ressources communautaires (entrepreneuriat turc, réseaux social
et associatif) apparaissent plus opératoires et plus visibles, ce qui alimente un
entre-soi et le noyau dur(11) de l’identité turque (l’islam turc, hanéfite, et le nationalisme turc, la turcité). Ces jeunes maintiennent le lien avec la culture villageoise
d’origine et s’investissent dans des associations culturelles ou dans les mosquées
du DITIB(12). Cela entretient une maîtrise relativement bonne de la langue turque.
Idéologiquement, ces jeunes se tiennent éloignés des valeurs turques les plus radicales ; l’existence concrète d’une communauté semble rendre superflu l’investissement dans les thèses ultranationalistes. “Nous sommes Turcs et […] solidaires […] on
est comme une famille […] nous, on n’est pas des racistes ou des très religieux, on a notre
famille, notre tradition, ça suffit bien.” (Hulya, lycéenne, 17 ans)
Dans le domaine économique, l’entrepreneuriat turc du bâtiment offre des débouchés professionnels. Nombre de jeunes garçons travaillent au moins occasionnellement dans la construction. Certains d’entre eux ont créé leur entreprise et
I hommes & migrations n° 1280
connaissent de vrais succès(13). Umit a par exemple fondé une entreprise dans le
bâtiment alors que ses résultats scolaires ne l’autorisaient pas à accéder aux filières générales. Bénéficiant des dispositifs d’allègement de charges sociales, son
entreprise est aujourd’hui en expansion et emploie plus d’une dizaine de jeunes
compatriotes. Sa réussite professionnelle sert d’exemple au sein de la communauté
dans laquelle il est très bien intégré.
L’expansion du secteur de la construction a permis de proposer des emplois plus
qualifiés (conduite de travaux, architecture) et féminisés (comptabilité, gestion,
secrétariat). En conséquence, nombre de jeunes, comme Umit, ne pouvant pas accéder aux filières scolaires d’excellence, orientent leur scolarité vers le marché turc
du travail, celui-ci étant protégé. Ils ont ainsi une place dans la division du travail.
À Bordeaux, l’existence de ressources solides permet à l’identité ethnique de se
construire positivement et paisiblement, à l’abri des idéologies radicales. Cette
appartenance est entretenue et revendiquée pour se prémunir de la relégation
urbaine subie par nombre de jeunes issus des migrations postcoloniales. La catégorie des jeunes de banlieue exerce une fonction symbolique importante dans les quartiers défavorisés. Si pour ces jeunes intégrés dans la communauté turque, elle est un
repoussoir, elle suscite aussi le mimétisme pour d’autres jeunes d’ascendance
turque, pourtant jusqu’ici réputés “sans histoire”.
Les impasses de la condition minoritaire
En France et en Allemagne, certains jeunes ont été embarqués dans la “galère”
caractérisant les quartiers d’exil(14). Une telle attraction s’explique par l’éloignement de l’espace familial et communautaire traditionnel, conjugué à l’insuffisance de ressources légitimes (scolaires notamment) pour la production de parcours autonomes et choisis. Dans de telles conditions, ces parcours valident la
constitution de secondes générations déclinantes(15), caractérisées par leur pénétration dans l’underclass urbaine. Généralement, l’éloignement de la communauté
est réciproque : la communauté villageoise se désolidarise de ces jeunes, par honte
ou délégitimation. Cette distance signe une certaine forme d’assimilation ; pourtant, celle-ci ne se fait pas au niveau du standard dominant de la classe moyenne,
mais à l’égard de l’univers directement environnant, relégué et paupérisé. La
condition minoritaire(16) s’illustre donc par une assimilation assez forte (langue,
modes de consommation, relations amoureuses, souhaits de réussite sociale) et
par une absence d’intégration économique. Alors que les ambitions sociales de
ces jeunes les rapprochent de leurs homologues non turcs et que les référents
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
culturels turcs se perdent, tout porterait à croire qu’un processus d’assimilation
légitime soit à l’œuvre. Mais cette dynamique n’opère pas, car elle reste soumise
au manque d’intégration économique. Pour combler la dissonance assimilation/absence d’intégration – qui brise la promesse républicaine : assimilation
contre égalité –, ces jeunes utilisent les codes sociaux et culturels qui leur sont
quotidiennement proposés, ceux de la rue, comme modes de réaction à leur
domination sociale(17).
Ici, l’identité intermédiaire construite par ces jeunes est donc réactive : elle
répond à l’injustice dont ils expliquent être victimes. Cette identité se base sur
une ethnicité, mais celle-ci n’est plus spécifiquement turque ; elle affirme plus
généralement une altérité à l’égard de la société qui n’intègre pas. Elle est associée
à l’islam, qui n’est plus non plus strictement turc (sunnite, hanéfite), mais globalisé pour servir de symbole de la condition minoritaire(18). Enfin, cette identité
s’appuie sur l’appartenance ambivalente au quartier de résidence. Le cas de
Burak illustre cette dynamique. Le jeune homme a été exclu de son lycée professionnel en raison de son absentéisme et de son insolence. Il est vêtu de survêtements et de baskets et arbore fièrement un pendentif représentant le drapeau turc.
Burak passe le plus clair de son temps libre dans les cages d’escalier des tours de son
quartier. Ses parents et le reste de la communauté désapprouvent son évolution
et le rejettent. Burak ne se rend plus dans les fêtes et les lieux communautaires,
juge “bidons” les emplois proposés par les entreprises turques et se plaît à évoquer ostensiblement son attrait pour le rap, la Turquie, l’islam et sa cité.
Ici, les critères d’altérité (religion, ethnicité, quartier) perdent la référence à la communauté d’origine (villageoise). Ils sont élargis pour concerner le plus grand nombre de jeunes vivant dans les grands ensembles. Le but est de construire un dénominateur commun à une “ethnicité de la misère”, se définissant par sa domination
à la société majoritaire. Ce faisant, ces jeunes s’approprient la différence que la
société leur renvoie et qui alimente leur absence d’intégration. Il s’agit d’un retournement du stigmate, par lequel un cercle vicieux de mise à l’écart se maintient.
Un ressentiment plus violent
en France
Dans les deux scènes nationales, cette identité réactive s’exprime contre les institutions, dont les pratiques sont décrites comme discriminatoires, particulièrement celles
de la police et de l’école. Cela étant, cette identité se décline différemment en France
et en Allemagne. L’amertume et les sentiments d’injustice s’expriment plus forte-
I hommes & migrations n° 1280
ment en France et les rapports sociaux y semblent plus violents. En Allemagne, les
rapports police/jeunes minoritaires ne sont pas aussi tendus qu’en France. Il n’y a pas
non plus d’émeutes, bien que les quartiers marginalisés aient conjoncturellement
leur lot d’objets et d’engins incendiés. Aucun jeune Allemand n’a mentionné avoir
été victime de violences policières, verbale ou physique. En Allemagne, l’école est
sévèrement critiquée par ces jeunes : pour eux, elle a été ce qui a légitimé la fracture
ethnique entre eux et les Allemands. Mais ces reproches restent limités par rapport
au cas français, alors que la situation des jeunes issus de l’immigration est bien plus
préoccupante en Allemagne qu’elle ne l’est en France.
C’est donc dans le pays réputé universaliste que l’on se trouve le plus, lorsque l’on
est minoritaire, en situation de rapport de force violent et douloureux avec les
institutions. Ce paradoxe surprend. L’Allemagne s’illustre davantage par des pratiques juridiques et scolaires différentialistes(19). Elle a aussi connu des actes de
racisme sans équivalent en France (Solingen, Mölln). Pourtant, ce pays matérialise
des rapports sociaux plus apaisés qu’ils ne le sont en France.
Conclusion
Les constructions identitaires des jeunes issus de l’immigration dépendent de
figures d’intégration, elles-mêmes fonctions des rapports entre l’intégration et l’assimilation à la société majoritaire et de la configuration des relations entretenues
avec la communauté, la cité et la société environnante. Les tendances fortes de ces
parcours d’intégration (communes aux deux pays) ne dépendent ni directement de
la population turque elle-même ni des dispositifs institutionnels, mais de l’évolution de l’immigration dans les grandes villes d’Europe occidentale. Les inflexions
de ces tendances semblent témoigner des relations plus spécifiques que les deux
États entretiennent avec leurs minorités. Ces inflexions marquent les différences
entre les jeunes d’ascendance turque en France et en Allemagne. En France, le
maintien plus fort d’une communauté dans un contexte marqué par l’universalisme républicain et la présence de rapports sociaux plus durs entre minoritaires et
institutions censées être égalisatrices en sont des exemples. Il existe donc une dissonance entre les philosophies des États et les conditions objectives des acteurs, de
même qu’il existe un écart entre ces conditions objectives et les subjectivités qui
en découlent. In fine, les acteurs croient ce que les modèles leur promettent. Plus l’écart entre la norme philosophique et la réalité sociale est grand, plus les amertumes et les frustrations accentuent leur expression.
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Notes
1. Le sujet de la jeunesse issue de l’immigration, associé à celui de l’insécurité urbaine et du chômage, s’impose
souvent dans le débat politique et médiatique. La campagne présidentielle française de 2002 et la campagne de Roland
Koch de 2008 en Hesse en sont deux exemples manifestes.
2. En France, selon l’INED, le “cas turc” serait le plus communautaire, le moins assimilé ; il serait une exception
au modèle républicain d’intégration.
3. Stéphane de Tapia, “Le champ migratoire turc et l’Europe”, Enjeux de l’immigration turque en Europe, Paris,
L’Harmattan-CIEMI, 1995.
4. Isabelle Rigoni, Mobilisations, actions et recompositions. Migrants de Turquie et réseaux associatifs en France, en Allemagne
et en Belgique, thèse de doctorat, 2000.
5. Michèle Tribalat, De l’immigration à l’assimilation, Paris, La Découverte, 1996 ; Michèle Tribalat, Une enquête sur
les immigrés et leurs enfants, Paris, La Découverte, 1995 ; Roger Establet, Comment peut-on être Français ?, Paris, Fayard,
1997 ; Françoise Rollan et Benoît Sourou, Les migrants turcs de France. Entre repli et ouverture, Pessac, MSHA, 2006.
6. Alejandro Portes, Min Zhou, “The New Second Generation : Segmented Assimilation and Its Variants”, Political
and Social Science, vol. 530, nov. 1993 ; Roxane Silberman et Irène Fournier, “Les secondes générations sur le marché
du travail en France : une pénalité ethnique ancrée dans le temps. Contribution à la théorie de l’assimilation
segmentée”, Revue française de sociologie, vol. 47, n°2, 2006.
7. François Dubet, Immigration, qu’en savons-nous ? Notes et études documentaires, La documentation française,
n° 4887, 1989.
8. Satellite dans les pays d’immigration du Parti islamiste dur (actuellement Saadet Partisi) d’Erbakan Millî Görüs.
À Bordeaux, il est investi au départ par des ressortissants des régions de la mer Noire, mais, depuis peu, l’organisation
gagne en popularité, notamment chez les jeunes générations.
9. La “Turquie de l’extérieur” fait référence aux communautés transnationales turques dans les pays d’immigration.
Ces espaces sont structurés culturellement, politiquement et économiquement, et fonctionnent de manière autonome
par rapport aux sociétés d’implantation et à la Turquie.
10. Le terme “Turan” est d’origine iranienne. Il a d’abord désigné les régions perses du nord et de l’est, puis le “foyer
primitif” supposé en Asie centrale des peuples de “race touranienne”, amalgame des peuples ouralo-altaïques et finnoougriens. Le touranisme, expression idéologique et politique de l’unité des peuples, s’est diffusé chez les théoriciens
du nationalisme turc comme Ö. Seyfeddin, T. Alp, Z. Gökalp. Chez eux, Turan désigne l’État futur qui résultera
de l’union des peuples turcs et touraniens. Voir François Georgeon, Aux origines du nationalisme turc, Paris, ADPF,
1980, p. 29-30.
11. Riva Kastoryano, Être Turc en France. Réflexions sur familles et communauté, Paris, L’Harmattan, 1987 ; Riva
Kastoryano, “Être Turc en France et en Allemagne”, in Enjeux de l’immigration turque en Europe, Paris, L’HarmattanCIEMI, 1995 ; Dominique Schnapper, L’Europe des immigrés. Essai sur les politiques d’immigration, Paris, Bourin, 1992.
12. Diyanet İşleri Türk İslam Birliği, le ministère turc des Affaires religieuses, est notamment chargé d’organiser
le culte des ressortissants de Turquie en Europe. À Bordeaux, les adhérents du DITIB ont une lecture plus libérale
de l’islam que leurs homologues du Millî Görüs.
13. Nombre de “talents des cités” régionaux sont Turcs et un des récents “talents” nationaux est Turc, chef d’une
entreprise d’électricité prospère.
14. François Dubet, La galère. Jeunes en survie, Paris, Fayard, 1987 ; François Dubet et Didier Lapeyronnie,
Les quartiers d’exil, Paris, Seuil, 1999.
15. Herbert J. Gans, “Second Generation Decline: Scenarios for Economics and Ethnic Futures of the post 1965
American Immigrants”, Ethnic and Racial Studies, vol. 15, n°2, april 1992.
16. Didier Lapeyronnie, “Les deux figures de l’immigré”, in Michel Wieviorka, Une société fragmentée ?
Le multiculturalisme en débat, Paris, La Découverte, 1997.
17. Daniel Lepoutre, Cœur de banlieue. Codes, rites et langages, Paris, Odile Jacob, 2001.
18. Des garçons et des filles s’engagent par exemple dans des formes militantes de religiosité véhiculées par
des organisations et des confréries islamiques. Ces situations existent depuis peu et demeurent marginales par rapport
aux autres figures d’identité.
19. Rogers Brubaker, Citoyenneté et nationalité en France et en Allemagne, Paris, Belin, 1996 ; Pierre Weil,
Qu’est-ce qu’un Français ?, Paris, Grasset, 2002.
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Des individus
aux institutions
L’islam au sein des diasporas turques
en Europe
Par le professeur Dr. Ayhan Kaya,
Institut européen, université d’Istanbul Bilgi
© Camille Millerand
En Europe, les relations que les immigrés turcs entretiennent avec l’islam
suscitent de nombreuses interrogations. Repère culturel essentiel dans
la construction d’identités en migration ? Choix idéologique et politique en
réponse à la pression des institutions de pays laïques ?
La religion musulmane se présente également chez les jeunes générations
comme un levier paradoxal d’intégration. Pour apprécier la diversité
des rapports entre des individus, une religion et des institutions,
cette analyse compare la situation des Euro-Turcs en Allemagne, en France,
en Belgique et aux Pays-Bas.
I hommes & migrations n° 1280
Plus de 4,5 millions d’Euro-Turcs habitent dans les pays de l’Union européenne :
environ 3 millions en Allemagne, 400 000 en France, 400 000 aux Pays-Bas et
200 000 en Belgique. Les immigrés tendent généralement à se conformer aux structures légales, politiques, sociales et économiques du pays dans lequel ils habitent.
C’est pourquoi il n’est pas possible d’envisager que les immigrés venant d’un pays
d’origine spécifique, dispersés dans plusieurs pays de destination, génèrent des stratégies de participation politique similaires. Ce que je souhaite à travers l’analyse suivante(1), c’est examiner la façon dont les Euro-Turcs qui vivent en Allemagne, en
France, en Belgique et aux Pays-Bas répondent au changement de la perception de
l’immigration et de l’islam en Occident. Car il est possible de jouer de ses identités
multiples avec succès, comme en témoigne cette jeune Française turque voilée :
“Lorsque j’étais enfant, je me sentais plutôt Turque, bien que mon entourage soit français.
En grandissant, mon identité française est devenue plus visible en public. Plus récemment,
j’ai découvert une autre facette de mon identité,
soit l’islam. J’ai une triple identité maintenant.
En Belgique, si les Flamands
C’est bien, car je peux vivre avec les trois identiturcs tendent à adopter
(2)
tés ; je n’ai pas besoin de choisir. ”
une identité culturelle plus
Les communautés d’immigrés sont diffédistincte de la société
rentes les unes des autres dans leur façon de
d’accueil, les Wallons turcs
construire leurs identités. Alors que les
s’assimilent davantage à
Français turcs développent un discours
la culture wallonne.
identitaire universaliste, républicain et laïc,
les Allemands turcs génèrent un discours
politique plus déterminé, culturaliste et religieux. Les raisons de cette différence
s’expliquent par les contextes historique, politique et économique de chaque pays.
L’Allemagne et les Pays-Bas ont un régime d’intégration culturaliste et différentialiste. La France a mis en place un régime universaliste et assimilationniste,
nuancé d’un brin de multiculturalisme. En Belgique, si les Flamands turcs tendent à adopter une identité culturelle plus distincte de la société d’accueil, les
Wallons turcs s’assimilent davantage à la culture wallonne. En effet, la société flamande est plus encline à un discours multiculturaliste d’intégration comme aux
Pays-Bas, alors que les Wallons sont plus enclins au discours assimilationniste.
Cependant, tous ces pays sont maintenant très critiqués sur la manière dont l’élite
politique et les médias dominants cadrent les immigrés et les musulmans. Le communautarisme dans l’Allemagne actuelle et les Pays-Bas semble apporter aux
Allemands turcs et aux Néerlandais turcs un terrain plus libéral qui leur permet
de s’intégrer politiquement, socialement et économiquement dans la société
dominante. Les données récoltées lors des interviews, structurées et approfondies
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
dans le cadre de la recherche “Euro-Turcs”(3), indiquent qu’Allemands turcs,
Néerlandais turcs et Flamands turcs sont généralement plus communautaristes,
religieux et conservateurs que les Français turcs ou les Wallons turcs. En comparaison, les Allemands turcs, contrairement aux Français turcs ou aux Wallons
turcs, semblent être moins favorables à l’intégration culturelle et plutôt satisfaits
de leurs enclaves ethniques, archipels religieux et réseaux de solidarité traditionnels. Selon d’autres résultats de la recherche, les Français turcs et les Wallons turcs
semblent être plus engagés dans la vie moderne, s’orientant vers l’intégration, la
langue française et le sécularisme, tout en étant moins engagés dans la vie politique et culturelle française ou belge. Les Allemands turcs, les Néerlandais turcs
et les Flamands turcs semblent au contraire créer des identités plus cosmopolites,
hybrides, globales et réflexives qui redéfinissent l’européanisme, cet état continuellement changeant. Ainsi, ces expériences semblent indiquer que l’islam ne
contredit pas forcément l’européanisme, la modernité et la mondialisation.
La participation politique des communautés
d’immigrés
Lorsque les membres de groupes exclus ou marginalisés sont opprimés à cause de
leur adhésion et de leur différence ethnoculturelle, leur positionnement dans le
monde n’est pas individuel mais devient une affaire collective. Ils résistent ou
tombent ensemble. Cette condition collective pourrait indiquer la nécessité de
concevoir une politique de redistribution des ressources et des opportunités individuelles, afin de les libérer des identités ou, en tout cas, des conditions qu’ils
n’ont pas choisies(4). L’Allemagne, les Pays-Bas et certaines parties de la Belgique
sont devenus récemment des endroits propices pour l’engagement politique des
immigrés au niveau local, national et parfois européen. Il ne faut pas sous-estimer
la tendance des Euro-Turcs à devenir plus politiquement mobiles depuis la montée des tendances islamophobes en Occident. Les élections locales en Belgique et
aux Pays-Bas en 2006 ont vu une participation de plusieurs milliers d’Euro-Turcs
en tant que candidats et électeurs. Participer aux élections est devenu méritoire
aux yeux des immigrés d’origine turque et de leurs descendants, car cela leur
confère un statut plus solide dans la société.
Cependant, et contrairement à ce qui est communément admis, la recherche sur
les Euro-Turcs révèle une corrélation positive entre l’adhésion ethnoculturelle
des Euro-Turcs et leur participation dans la vie politique. Plus les réseaux associatifs sont denses, plus la confiance politique émerge et plus la participation dans
I hommes & migrations n° 1280
la vie politique est grande. Les associations de bénévoles en Allemagne, en
Belgique et aux Pays-Bas créent de la confiance sociale et une plus grande implication dans la vie politique(5). De surcroît, les médias ethniques contribuent aussi
aux activités politiques des communautés d’immigrés dans la société élargie.
Il est évident que les régimes libéraux ont la préférence des immigrés et de leurs
enfants. Mais les démocraties occidentales semblent échouer dans le traitement des
revendications minoritaires de quête de justice. Kymlicka et Norman suggèrent que
“les groupes d’immigrés qui se sentent aliénés de l’identité nationale et religieuse élargie
seront vraisemblablement aliénés de l’arène politique(6)”. La rhétorique traditionnelle
sur la citoyenneté tend à favoriser les intérêts du groupe national dominant au
détriment des immigrés. D’où l’impossibilité de la compréhension “classique” de
la citoyenneté à résoudre les problèmes de coexistence d’entités “culturellement
discrètes”. Afin d’éviter le conflit et l’aliénation potentiels, une tâche essentielle
doit être menée : les lois sur l’immigration ne doivent pas être basées sur des qualités culturelles, religieuses, linguistiques et ethniques prescrites.
Des lois relatives à la citoyenneté qui seraient modérées et démocratiques, en phase
avec la tâche citée ci-dessus, seraient à même de dissoudre l’importance donnée par
les groupes d’immigrés aux questions d’ethnicité, du religieux et de la nationalité. La
croissance forte du taux de naturalisation des Allemands turcs après l’introduction de
lois libérales en 2000 illustre sans équivoque ce phénomène, puisque les immigrés et
leurs descendants répondent positivement aux politiques d’inclusion citoyennes. Les
Turcs ayant acquis la citoyenneté allemande avant l’année 2000 étaient environ 350
000. Ils sont aujourd’hui 800 000. En d’autres termes, cela signifie que 60% des
Allemands turcs ont déjà la nationalité allemande ou ont le projet de l’obtenir rapidement. Ce pourcentage représente environ 2 millions de personnes sur un total de 3
millions d’Allemands turcs. La nouvelle réglementation sur la citoyenneté en
Allemagne, bien qu’ayant ses limites, démontre que les immigrés sont réceptifs vis-àvis des politiques démocratiques d’inclusion et des changements réglementaires.
La quête identitaire pose-t-elle
un défi sécuritaire ?
Il y a une forte tendance actuellement dans les milieux des immigrés d’origine
musulmane, ainsi que d’autres minorités ethnoculturelles en Occident, à raffiner ou
parfaire ses identités, ses relations à l’ethnicité ou à la religion. Les sociétés dominantes ont tendance à interpréter ces quêtes identitaires comme étant le résultat d’un
conservatisme et d’un essentialisme des musulmans en Europe, et des Euro-Turcs en
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
particulier. La critique habituelle consiste à souligner que cet essentialisme ethnoculturel est un défi pour la sécurité nationale, sociétale et culturelle de la société majoritaire. Cependant, la recherche entreprise parmi les populations immigrées d’origine
turque qui habitent dans les quatre pays étudiés (Allemagne, France, Belgique et PaysBas) démontre que cette renaissance ethnoculturelle parmi les Euro-Turcs peut être traduite comme une quête de justice et d’équité et non pas un défi sécuritaire.
Qu’en est-il de l’affirmation de plus en plus populaire consistant à proclamer que
l’Union européenne subira une “arrivée” de migrants turcs lors de l’adhésion de la
Turquie ? J’affirme que cette revendication est construite de toutes pièces, que cette
peur a été politiquement et socialement préfabriquée par une élite politique conservatrice qui n’a pas été capable de trouver les solutions aux problèmes structurels
d’insécurité, de désindustrialisation, de pauvreté, de violence, d’inégalité politique et
de gestion des étrangers. Il ne faut pas oublier que la même peur était dénoncée
lorsque l’Espagne, le Portugal et la Grèce ont rejoint l’Union. À cette occasion, une
migration inverse a eu lieu. 30 % des Euro-Turcs indiquent qu’ils pourraient retourner en Turquie en cas d’adhésion à l’UE. Un autre aspect à prendre en considération
© Camille Millerand
I hommes & migrations n° 1280
est l’augmentation du nombre de citoyens de l’Union européenne qui achètent des
propriétés en Turquie. En effet, la Turquie est devenue un choix de lieu de vie pour
certains citoyens de l’UE et le nombre d’Euro-Turcs qualifiés de la jeune génération
retournant en Turquie est en augmentation. Inanç Kutluer, directeur de l’Institut
hollandais de migration, qui est un Euro-Turc, indique que chaque année environ
1 000 jeunes Hollandais turcs, attirés par l’économie dynamique de la Turquie,
retournent dans leur pays pour être employés dans des compagnies internationales(7).
7,5 % des Allemands turcs, 10 % des Français turcs et 6,8 % des Belges turcs se définissent comme assez religieux, un pourcentage semblable aux Turcs en Turquie. On
nous indique que 89 % des Allemands turcs, 80 % des Français turcs et 84 % des Belges
turcs sont assez croyants. Cependant, 2, 4 % des Allemands turcs, 10 % des Français
turcs et 5,8 % des Belges turcs semblent être athées ou agnostiques. Ces chiffres
contredisent les perceptions stéréotypées de l’islam à l’Ouest, enfermant les musulmans
dans des représentations de fondamentalisme présumé. Récemment, des mouvements d’orientation islamique tels que Cojepiennes basé à Strasbourg, ou le Millî Görüs
qui développe plutôt une vision nationaliste, ont montré leur détermination à adapter les modes de vie occidentaux à leurs propres identités. De telles interprétations
modernes de l’islam prouvent que celui-ci ne constitue pas en réalité une menace
pour les valeurs occidentales. Les résultats de la recherche “Euro-Turcs” indiquent
que beaucoup d’Euro-Turcs s’identifient à de multiples identités, française, allemande, néerlandaise, tout en restant musulmans et Turcs. Ce qui est nouveau, c’est la
position de l’identité politique qui précède l’identité religieuse et ethnique.
L’individualisation de l’islam parmi
les jeunes générations
Les jeunes générations d’Euro-Turcs d’origine musulmane ont de plus en plus tendance à considérer la religion comme une quête spirituelle et intellectuelle qui leur
offre la possibilité d’une distanciation face aux pratiques culturelles transmises par
les communautés musulmanes. Nadia Fadil a mené une enquête auprès des jeunes
marocains belges(8) et a révélé que ces jeunes subissaient une forme d’émancipation
qui leur permettait de récupérer leur foi individuelle vis-à-vis de l’autorité de la
culture parentale. Les jeunes générations font la distinction entre islam et culture.
Mandaville a aussi observé une tendance similaire, particulièrement parmi les jeunes
femmes musulmanes en diaspora : “De plus en plus de femmes semblent prendre en
charge leur religion musulmane. Elles la questionnent, la critiquent et rejettent même
l’islam de leurs parents. Souvent ce processus entraîne une distinction entre la culture, qui
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
aurait des effets oppressants dérivés des origines ethno-sociales des parents, et la religion, un
vrai islam inaltéré par la culture ou la discrimination sexuelle(9).”
Les immigrées semblent percevoir l’islam comme une force progressiste qui les
émancipe de leurs racines traditionnelles, tout en les préservant d’une soumission aux cultures occidentales. Jorgen Nielsen(10) indique que les femmes musulmanes dans les diasporas ne se réfèrent plus aux codes vestimentaires, aux mariages arrangés et aux rôles homme/femme comme symboles de l’islam. L’intérêt
semble se déplacer vers des valeurs spirituelles et éthiques de l’islam. Dans son
étude sur les Norvégiens pakistanais, Mette Andersson révèle de la même
manière que les jeunes Pakistanais dans les diasporas critiquent ouvertement la
façon dont les parents utilisent “la religion comme un bouclier”, masquant les pratiques culturelles d’oppression de la femme. Leur critique est dirigée vers les
Pakistanais de la première génération qui pensent que le mariage forcé et les
conditions d’inégalité homme/femme sont des prescriptions religieuses. Les jeunes pensent que l’analphabétisation est la “source principale de l’indifférence et du
mélange des traditions religieuses et culturelles(11)”. Andersson attire aussi notre
attention sur le fait que ce sont les femmes, plus que les hommes, qui problématisent la relation entre culture et religion.
“Nous apprenions le contenu de l’islam de nos parents. Ils nous ont appris à prier, à jeûner, et à lire le Coran. Nous apprenions cela par habitude, sans connaître la signification
des versets et des rites. Nos parents ne les connaissaient pas non plus. Seuls les imams
connaissaient la signification des versets, car ils pouvaient comprendre l’arabe, la langue
du Livre saint. Maintenant nous n’avons plus besoin des parents pour apprendre la religion. Nous avons Internet, les associations religieuses et les écoles pour satisfaire notre
curiosité. Je ne souhaite que personne, qu’aucune institution comme la mosquée, m’impose
quoi que ce soit concernant ma foi. Je surfe souvent sur Internet, et j’envoie mes écrits aux
forums appropriés(12).” Ce sont les paroles d’une jeune Euro-Turque voilée qui perçoit l’islam comme une opportunité d’émancipation de la répression de sa culture
parentale et des institutions traditionnelles. C’est ainsi que les jeunes utilisent les
moyens de communication modernes fournis par le processus contemporain de
mondialisation. Les médias et les technologies de l’information ont certainement
joué un rôle important dans l’émergence d’une nouvelle vague d’intellectuels
musulmans dont les activités représentent une forme de “mondialisation par le
bas” contre-hégémonique et hybride. Brecher et al.(13) définissent “la mondialisation par le bas” comme un enchevêtrement constitutif qui est devenu caractéristique des réseaux modernes de diasporas. L’expansion des réseaux économique,
culturel et politique entre les Euro-Turcs et la Turquie est un exemple de cette
tendance.
I hommes & migrations n° 1280
Une religion numérique au sein des diasporas
virtuelles
Le circuit mondial des télécommunications modernes contribue également à la
formation d’une oumma numérique au sein de la diaspora musulmane ; l’idée d’une
sorte de communauté des sentiments homogène, qui prend forme à l’intérieur d’un
flux constant de signes et de messages identiques qui traversent le cyberespace.
Une oumma numérique (communauté musulmane) façonnée par la mondialisation
électronique a tendance à s’engager dans des formes variées de ijtihâd (mot arabe
qui signifie effort de réflexion pour interpréter les textes fondateurs de l’islam),
car chaque individu habite un contexte social, politique et culturel différent à
l’intérieur de la diaspora. Alors que les signes et les messages disséminés à travers
la diaspora sont plutôt homogènes, leur impact sur les vies individuelles est très
différent. Les signes et messages forment une oumma plus hétérogène et individuelle. Cette forme d’ijtihâd, qui est construit par le biais des médias, a la capacité
de transformer les récipiendaires en alim virtuels (mot arabe pour “intellectuels”)
qui peuvent défier l’autorité des savants religieux traditionnels(14). Comme l’indique avec justesse Arjun Appadurai, “de nouvelles formes de communication transmises électroniquement créent actuellement des voisinages virtuels qui ne sont plus contenus par des frontières territoriales(15)”. Ces nouvelles communautés de sentiments sont
construites dans le cyberespace, un espace qui est souvent occupé par les sujets
diasporiques modernes.
“Il est temps de reconnaître que les vrais enseignants de nos enfants ne sont pas des
professeurs d’école ou des universitaires mais des cinéastes, des publicitaires et des
fournisseurs de culture populaire. Disney fait plus que Duke, Spielberg impose plus que
Stanford, MTV gagne sur MIT(16)”, indique Benjamin R. Barber. Diana Crane a écrit,
il y a plus de trente ans(17), sur la manière dont la connaissance est produite par des
collèges invisibles. Les jeunes n’apprennent pas seulement à l’intérieur du cursus
scolaire, mais aussi par les cursus “non officiels” (c’est-à-dire, les films, la télé,
l’Internet, les journaux en ligne, l’enseignement à distance, les librairies, les
bibliothèques, les musées, les Compact Disc, les jeux vidéo et les bandes dessinées)
ou à travers ce que Mahiri appelle la “pédagogie de la culture pop(18)” et les ressources
d’apprentissage populaire (centres communautaires, églises, mosquées et groupes de
pairs). Cette pratique des jeunes contemporains à travers des collèges invisibles
semble modifier leur relation vis-à-vis de l’enseignement scolaire traditionnel. Il est
évident que les changements technologiques ont transformé les nouvelles
générations. Les jeunes ont la possibilité d’identités multiples par voie électronique.
Par exemple, les Belges musulmans turcs, ou kurdes, sont, en quelque sorte, des
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
identités fabriquées et entretenues dans le circuit de télécommunication moderne.
On pourrait aussi prétendre que les changements que traversent les jeunes générations de musulmans dans les médias affectent aussi les générations des aînés.
Comme le rappelle Margaret Mead, nous sommes passés d’une culture post-figurative, dans laquelle les jeunes apprennent des aînés, à une culture co-figurative(19), dans
laquelle les enfants et les adultes apprennent de leurs pairs. La culture dans laquelle
les jeunes se trouvent est tellement différente que les aînés ne peuvent pas les aider
dans leur cheminement. Les jeunes ne sont plus cadrés par les séquences linéaires
d’un médium écrit. Mead ajoute que, plus tard, nous vivrons probablement dans
une culture pré-figurative dans laquelle les aînés apprendront des jeunes. Nous
devons, indique Mead, découvrir les méthodes pré-figuratives d’enseignement et
d’apprentissage qui maintiendront l’avenir ouvert pour que les enfants apprennent
à apprendre et à découvrir la valeur de l’engagement, plutôt que de recevoir un
enseignement de toutes pièces, couplé d’un attachement obligatoire à telle ou telle
valeur. De plus, les aînés auront besoin de la connaissance expérimentale des jeunes.
Ces derniers devront pouvoir participer directement et poser des questions.
Cependant, il faudrait qu’il y ait assez de confiance entre les générations pour que
les aînés puissent travailler sur les réponses. Ainsi, il est primordial à notre époque
de ne pas sous-estimer la manière dont la culture est transmise des jeunes générations vers les aînés. Ce qui est en train de se produire dans les diasporas musulmanes est en fait une redéfinition par les jeunes générations de la signification même
de la foi dans une forme plutôt individualisée, qui défie les définitions antérieures
et tend à ignorer les différences entre religion et culture.
Euro-islam : la renaissance de “l’honneur”
Les Euro-Turcs et les Euro-musulmans en général, aliénés par le système et emportés vers une destinée dominée par l’Occident capitaliste, n’inventent plus leur avenir au niveau local. Ce qui les rend différents, c’est qu’ils restent attachés à leurs passés traditionnels, à leurs religions et leurs ethnicités. Re-fabriquer ou retrouver le
passé permet de se retrouver soi-même sans être dépendant de critères transmis par
d’autres(20). Ceux qui font partie des diasporas savent que le passé leur appartient,
d’où leur attachement à l’islam, à la culture, à l’authenticité, à l’ethnicité, au nationalisme et aux traditions. Ainsi, les Euro-Turcs peuvent former des réseaux de solidarité, barricades contre les agrégats les plus massifs du modernisme tels que le capitalisme, l’industrialisme, le racisme, la surveillance, l’égoïsme, l’isolement,
l’insécurité, la structuration de l’étranger et le militarisme. La renaissance islamique
I hommes & migrations n° 1280
émerge en tant que symptôme ou résultat d’un certain processus de structuration de
l’étranger.
L’islam est plus ou moins considéré et représenté comme une menace aux modes
de vie européens en Occident. Il est fréquemment souligné que le fondamentalisme islamique est la source des attitudes contemporaines de xénophobie, de
racisme et de violence. Cependant, une des prémisses du présent travail est que la
résurgence religieuse est un symptôme de maladies causées par des contraintes structurelles
Il est évident que
telles que le chômage, le racisme, la xénopholes
changements
bie, l’exclusion et parfois l’assimilation. Si
technologiques ont
mon hypothèse est exacte, alors, pour s’attatransformé les nouvelles
quer à ces contraintes, il est nécessaire de
générations. Les jeunes
recourir à un discours sur la culture, l’identité,
ont la possibilité
la religion, l’ethnicité, les traditions et le passé
d’identités multiples
par voie électronique.
auprès des minorités en général et des groupes
d’immigrés en particulier. Cet acte politique
est actuellement mis en place par des groupes
externes. Selon Alistair MacIntyre, il y a deux types de politique : la politique de
l’intérieur et la politique de ceux qui sont exclus(21). Ceux de l’intérieur ont tendance à
utiliser les institutions politiques légitimes (Parlement, partis politiques, média)
pour atteindre leur but et ceux qui sont exclus utilisent la culture, l’ethnicité, la
religion et la tradition pour poursuivre leurs objectifs.
Il faut souligner que MacIntyre ne positionne pas la culture dans l’espace privé ;
elle est plutôt constitutive de l’espace public. Ainsi, la quête de l’identité, de l’authenticité et de la religiosité ne doit pas être réduite à une tentative d’essentialiser
une soi-disant pureté. L’islam n’est plus une simple religion, mais aussi un mouvement politique contre l’hégémonie globale. À une époque d’insécurité, de pauvreté, d’exclusion, de discrimination et de violence, les miséreux de ce monde
s’engagent pour la protection de leur “honneur”, qui semble être la seule chose qui
leur reste. Pour comprendre la signification grandissante de l’honneur, Akbar S.
Ahmed attire notre attention sur l’effondrement de ce que Mohammad Ibn
Khaldun(22) a appelé “asabiyya”, mot arabe qui fait référence à la loyauté du groupe,
à la cohésion sociale ou à la solidarité. L’asabiyya lie les groupes entre eux à travers
un langage, une culture, un code de comportements communs. Ahmed établit une
corrélation négative directe entre l’asabiyya et la renaissance de l’honneur.
L’écroulement de l’asabiyya à l’échelle mondiale incite les musulmans à redonner
vie à l’honneur. Il avance l’idée que l’asabiyya s’écroule pour des raisons variées, à
savoir “l’urbanisation massive, les changements démographiques dramatiques, l’explo-
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
sion de la population, l’immigration massive vers l’Occident, la fracture entre riches et
pauvres, la corruption étendue et la mauvaise gestion des dirigeants, le matérialisme rampant accompagné d’un manque de reconnaissance de l’importance de l’éducation, la crise
identitaire et peut-être de manière plus
significative, de nouvelles et souvent étranDans les régimes politiques
ges idées et images, à la fois séductrices et
étatiques ou libéraux,
répugnantes, communiquées de manière
où l’individu est celui qui
instantanée à partir de l’Occident ; des idées
bénéficie de droits,
et
des images qui défient les valeurs et coula religion est perçue comme
tumes traditionnelles(23)”.
une orientation individuelle qui
L’effondrement de l’asabiyya implique
s’organise dans
le cadre d’associations
aussi pour les musulmans l’échec de
volontairement consenties.
l’adl (justice), et de l’ihsan (compassion et
équilibre). Le désordre mondial caractérisé par un manque d’asabiyya, d’adl et
d’ihsan semble déclencher l’essentialisation de l’honneur par les musulmans.
L’augmentation des crimes liés à l’honneur dans le contexte musulman illustre la
manière dont l’honneur devient instrumentalisé et essentialisé. La popularité des
crimes d’honneur parmi les Euro-musulmans permet à certaines élites politiques
conservatrices en Occident de l’identifier comme un élément indispensable de
l’islam. Or il faut souligner que les crimes d’honneur ne sont pas propres à la
culture islamique : ils sont également visibles dans le monde judéo-chrétien. Les
crimes d’honneur ont plutôt été structurellement contraints. Les traumatismes
liés à la migration, à l’exclusion et à la pauvreté vécues par des migrants non éduqués, occupant des fonctions subalternes ou sans emploi, ont préparé un terreau
propice aux actes de violence, aux crimes d’honneur et à la délinquance.
L’institutionalisation de l’islam en Europe
En opposition à l’individualisation de l’islam parmi les jeunes générations
d’Euro-musulmans, un processus antithétique se produit simultanément : l’institutionalisation de l’islam en Europe. Différentes initiatives ont été prises jusquelà pour institutionaliser l’islam dans les minorités : l’Exécutif des musulmans de
Belgique (1995), le Conseil de réflexion sur l’islam en France (CORIF, en 2003),
des organismes nationaux aux Pays-Bas qui supervisent la construction de mosquées, l’emploi d’imams et l’approvisionnement en viande halal(24), la tentative de
la chancellière allemande Angela Merkel de réunir les musulmans à travers un
I hommes & migrations n° 1280
sommet de l’Intégration qui s’est tenu en juillet 2006, ainsi que la conférence sur
l’islam qui a eu lieu en septembre 2006. Mais ces tentatives d’organiser l’islam
européen ont, jusqu’à présent, été inefficaces, à cause notamment des clivages
nationaux, ethniques et doctrinaux qui divisent les populations musulmanes.
Il faut également considérer les manières dont la construction de l’Union européenne pourrait influencer la forme et le contenu de l’expression islamique. La fortification des frontières européennes avec les pays voisins à travers le traité de Schengen
(1985) renforce les frontières politiques et culturelles qui séparent l’Europe de ses
voisins du Sud et de l’Est. La montée du discours sur le “choc des civilisations” a
aussi contribué à approfondir les frontières entre les vies et les mondes des
Européens et des non-Européens. En même temps, les questions sociales telles que la
controverse sur la guerre du Golfe, le Soudan, l’Afghanistan et l’Iran, la publication
des Versets sataniques en Grande-Bretagne, le meurtre du réalisateur néerlandais
Théo Van Gogh aux Pays-Bas, le débat sur les caricatures au Danemark et l’intervention provocatrice du pape Benoît XVI concernant la nature “brutale” du prophète Mahomet, ont contribué à rapprocher les musulmans européens protestataires,
provoquant des réactions hostiles de la part des Européens qui, pour la première fois,
voyaient les musulmans immigrés en Europe comme une entité réunie. Tous ces
événements ont fait naître un questionnement sur la signification de la présence collective musulmane en Europe et la radicalisation de l’identité islamique européenne. Il faut aussi noter que les récents débats dans les pays de l’UE démontrent que
la forme européenne du sécularisme n’est pas encore adaptée pour recevoir l’islam,
phénomène devenu très visible dans l’espace public récemment.
Dans son étude comparative de la Grande-Bretagne, de la France et de l’Allemagne
durant la période 1973-2001, Koenig(25) démontre que l’intégration publique des
immigrés musulmans suit des schémas spécifiques formés par la logique légalement institutionalisée des politiques traditionnelles religieuses, qui elles-mêmes
sont nées de la formation historique des États ou des nations. Dans ce cadre, un des
facteurs cruciaux est le degré de l’institutionalisation de l’idée de l’individu dans
chaque régime politique, puisque cela agit sur la définition même de “religion”.
Dans le régime politique corporatiste, où les droits sont attribués à des personnes
morales, la religion est considérée comme une organisation formelle d’adhérents,
ce qui lui confère une place dans le projet rationnel de l’État. Dans les régimes
politiques étatiques ou libéraux, où l’individu est celui qui bénéficie de droits, la
religion est perçue comme une orientation individuelle qui s’organise dans le cadre
d’associations volontairement consenties. Koenig souligne qu’il n’est pas étonnant que
les conflits nés de la quête de reconnaissance des musulmans en Allemagne se cristallisent autour de questions légales organisationnelles : pour preuve, le débat notoire sur la
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
reconnaissance d’organisations islamiques en tant que personnes morales d’ordre
public, un problème qui est secondaire en Grande-Bretagne par exemple.
Un autre facteur crucial est le degré d’étatisme. Dans les États-nations plutôt orientés vers l’étatisme ou le corporatisme, tels que la France ou l’Allemagne, l’intégration
des minorités musulmanes est coordonnée par l’État en tant que centre d’organisation, tandis que dans les régimes politiques libéraux, tels que la Grande-Bretagne,
cette intégration se déroule comme une négociation avec la société civile, au niveau
local. Un troisième facteur est la relation entre les symboles de l’identité nationale et
ceux de la sécularisation : puisque les symboles universalistes de l’identité nationale
sont connectés aux idéologies de sécularisme, comme par exemple la laïcité pour la
France, les demandes de reconnaissance religieuse sont conçues comme des trangressions du clivage symbolique entre religion et sécularisme. À l’inverse, des régimes politiques où l’État-nation a été soutenu par la mobilisation collective religieuse
ou confessionnelle, comme c’est le cas en Grande-Bretagne ou en Allemagne par
exemple, les symboles religieux sont mieux accueillis.
Ireland défend l’idée que les groupes d’immigrés s’organisent politiquement selon
des lignes ethnoculturelles et religieuses parce que les institutions de la société
accueillante, à travers leurs politiques et leurs pratiques, ont nourri l’ethnicité.
Ireland avance l’hypothèse selon laquelle les individus immigrés sont des sujets
actifs et réfléchis qui adoptent des stratégies de participation politique en réponse
aux réglementations des institutions de la société accueillante. Ireland explique ainsi
la renaissance islamique comme le résultat de la manière dont les institutions de la
société d’accueil traitent les communautés d’immigrés d’origine musulmane :
“Ainsi, ils reçoivent l’islam qu’ils méritent, comme ils récoltent ce qu’ils sèment en termes de
mobilisation politique des immigrés(26).” Rath et al. concluent dans leur étude(27) que
l’institutionalisation de l’islam est “davantage déterminée par les sociétés dans lesquelles les musulmans s’installent que par les musulmans eux-mêmes”. De la même manière,
Christophe Soper et Joel Fetzer ont révélé que les modèles de relation Église-État
représentent des facteurs déterminants dans les différences de réception des pratiques religieuses musulmanes en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne(28).
Les institutions ont tendance à avoir leur propre vie. Quand une religion est institutionalisée, elle a tendance à créer sa propre industrie, qui est composé de “courtiers religieux” qui agissent comme des tampons entre leur propre communauté religieuse et l’État. Les institutions ont besoin de leur propre clientèle pour survivre. La
survie des institutions islamiques, par exemple, dépend de l’existence de sujets fidèles
qui sont prêts à rester à l’intérieur des frontières de la communauté religieuse, sans
ressentir le besoin de s’incorporer dans le courant dominant de la société. Ce processus, nommé “reminorisation des minorités” par Ian Rath(29), fait que les immigrés ne
I hommes & migrations n° 1280
sont pas perçus comme des membres à part entière de la société d’accueil, et qu’ils
seront sans doute tolérés mais pas acceptés dans les positions-clés(30). Ainsi l’institutionalisation de l’islam semble-t-elle contredire les processus d’individualisation.
Conclusion
Les discussions sur les Euro-Turcs se sont embrasées à l’époque où la Turquie a obtenu
une perspective pour une pleine adhésion à l’Union européenne. Les termes de ces discussions prennent leur source dans les débats autour du 11 septembre, des bombes de
Londres en 2005, de l’islam, du meurtre de Pim Fortuyn et de Théo Van Gogh aux
Pays-Bas, de la crise des caricatures danoises, de la gaffe malheureuse du pape sur le
prophète Mahomet… Entre-temps, les Euro-musulmans en général, et les Euro-Turcs
en particulier, ont été largement visibles dans la sphère publique européenne, de
manière à alimenter un ressentiment islamophobe. Cependant, il semblerait que le
vrai choc ne soit pas entre les chrétiens et les musulmans, mais plutôt entre les “séculaires”, si l’on peut dire, et les musulmans qui deviennent plus visibles dans l’espace
public. Les démarches de la Turquie pour devenir un membre de l’UE nourrissent
aussi des sentiments islamophobes, et ceci démontre que le sécularisme européen
éclairé n’est pas encore prêt à recevoir les musulmans dans la sphère publique. Des personnalités politiques telles que Valérie Giscard d’Estaing et Helmut Schmitt ont
récemment souligné avec force les racines chrétiennes de la civilisation européenne au
risque d’endommager le dialogue entre l’UE et ses voisins immédiats au sud et au sudest. Les séculaires ont opté pour un discours religieux qui essaie d’utiliser la tendance
culturelle et religieuse défensive qui prévaut actuellement en Europe. L’accélération
de ce conflit entre les autochtones (locaux) et les allochtones (d’origine étrangère) a eu
pour résultat la politisation de nombreux Euro-Turcs dans des pays comme
l’Allemagne, la France, la Belgique et les Pays-Bas. Ils sont conduits à s’exprimer à travers les voies politiques légitimes plutôt qu’à travers la culture, l’ethnicité ou la religion. Il ne faudrait pas sous-estimer le défi actuel auquel devront faire face les pays
européens concernant les tentatives officielles conservatrices d’institutionnaliser l’islam, qui vont certainement créer la re-minorisation des minorités ethniques.
Remerciements
Je souhaite exprimer ma gratitude à l’Académie turque des sciences (TÜBA) et au
Fonds pour la Recherche de l’université Bilgi d’Istanbul pour leur soutien précieux
dans la conduite de ma recherche.
Texte traduit de l’anglais par Angie Cotte.
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http://www.opendemocracy.net/debates/article-10-96-1444.jsp#.
• Michael J. Shapiro, Violent Cartographies: Mapping Cultures of War, Minneapolis, Minn.; London: University of
Minnesota Press, 1997.
• William Walters, “Security, Territory, Metagovernance: Critical Notes on Antiillegal Immigration Programmes
in the European Union”, Paper presented at Istanbul Bilgi University, 7 December 2006.
• Slavoj Zizek, “For a Lleftist Appropriation of the European Legacy”, Journal of Political Ideologies, vol. 3, n°1
(February), 1998, p. 63-78.
• Aristide R. Zolberg, “The Democratic Management of Cultural Differences: Building Inclusive Societies in Western
Europe and North America”, Occasional Paper 17, United Nations Developent Office, Human Development Report
Office, 2004.
Notes
1. Pour des informations détaillées sur la recherche, se référer à Ayhan Kaya and Ferhat Kentel, Euro-Turks: A Bridge
or a Breach between Turkey and the European Union? A Comparative Study of French-Turks and German-Turks, CEPS
EU-Turkey Working Papers n°14 (January), 2005. Cette recherche contient des interviews approfondies et des discussions
en groupe autour de thématiques précises, ainsi que 1 065 interviews structurées de quatre-vingt dix questions en
allemand et 600 interviews en France. Ces entretiens, conduits par deux compagnies locales de sondage en Allemagne
et en France, ont eu lieu entre décembre 2003 et janvier 2004 et concernaient des étudiants universitaires de langue
turque qui parlaient couramment le français ou l’allemand. Les interviews étaient menées dans l’une des trois langues
(turc, allemand et français) en fonction du choix de l’interviewé(e). Nous pouvons souligner que 20% des interviews en
Allemagne se sont déroulées en allemand, et 30% ayant lieu eu en France en français. L’équipe de recherche a mis en
place un quota échantillon dans chaque pays ; une attention particulière a été prêtée à la densité de la population
d’origine turque, tant dans l’espace urbain que rural. Le quota échantillon couvrait les variables de l’âge, du sexe, de
l’occupation et de la région afin de dégager une image représentative des Euro-Turcs. Une recherche identique s’opère
actuellement en Belgique sur un échantillon de 400 interviews structurées ainsi que des interviews approfondies et
des discussions en groupe sur des thématiques précises. La recherche sur les Néerlandais turcs, qui a eu lieu durant
l’hiver 2007, n’est basée que sur des techniques d’analyse qualitative.
2. Şengül Kara, “Témoignages”, colloque ELELE, ACSE, Palais du Luxembourg, Paris, 27 janvier 2007.
3. Voir Ayhan Kaya and Ferhat Kentel, Belgian-Turks: A Bridge or a Breach between Turkey and the European Union?,
King Baudouin Foundation, Brussels, 2007 ; Ayhan Kaya, Islam, Migration and Integration: The Age of Securitization,
London, Palgrave, 2009.
4. Michael Walzer, “Equality and Civil Society”, in S. Chambers and W. Kymlicka (eds.), Alternative Conceptions
of Civil Society, Princeton, Princeton University Press, p. 40-41.
5. Dirk Jacobs et Jean Tillie, “Introduction: Social Capital and Political Integration of Migrants”, Journal of Ethnic
and Migration Studies, vol. 30, n°3, 2004, p. 421.
I hommes & migrations n° 1280
6. Will Kymlicka et Wayne Norman (eds.), Citizenship in Diverse Societies, Oxford, Oxford University Press,
2000, p. 39.
7. Interview personnelle, Utrecht, 28 mars 2007.
8. Nadia Fadil, “The Political Mobilization of Muslim Minorities in the West: a Gender (Un)friendly Project?”,
in Joseph Suad (ed.), Encyclopedia of Women and Islamic Cultures, vol. 2, Leiden, Brill, 2005, p. 293-295.
9. Peter Mandaville, Transnational Muslim Politics: Reimagining the Umma, London, Routledge, 2001, p. 141.
10. Jorgen Nielsen, “Muslims in Britain: Searching for an Identity?”, New Community, vol. 13, n°3, 1987, p. 392.
11. Mette Andersson, “Ethnic Entrepreneurs: Identity Politics among Pakistani Students”, in H. G. Sıcakkan and
Y. G. Lithman (eds.), What Happens When a Society is Diverse: Exploring Multidimensional Identities, Lewiston,
Edwin Mellen Press, 2006, p. 45.
12. Nous pouvons citer les forums suivants parmi les plus populaires : http://www.islamisohbet.net;
http://www.nurluyuz.com; http://www.islamiweb.net; http://toplist.ihya.org; http://www.islamilist.com,
http://www.islamisanat.net.
13. John Brecher, Brown Childs and Jill Cutler, Global Visions: Beyond the New World Order, Boston, South End Press,
1993.
14. Peter Mandaville, op. cit., p. 160.
15. Arjun Appadurai, Modernity at Large: Cultural Dimensions of Globalisation, Minneapolis, University of Minnesota
Press, 1996, p. 195.
16. Benjamin R. Barber, “More Democracy, More Revolution”, The Nation¸ 26 October 1998, p.126.
17. Diane Crane, Invisible colleges: Diffusion of Knowledge in Scientific Communities, Chicago, University of Chicago
Press, 1972.
18. Jabari Mahiri, “Pop Culture Pedagogy and the End(s) of School”, Journal of Adolescent & Adult Literacy 44/4
(December), 2000, p. 382-385.
19. Margaret Mead, Culture and Commitment: A Study of the Generation Gap, New York, Doubleday, 1970.
20. Keya Ganguly, “Migrant Identities: Personal Memory and the Construction of Selfhood,” Cultural Studies, vol. 6,
n°1 (January), 1992, p. 40.
21. Alistair MacIntyre, Against the Self-Images of the Age: Essays on Ideology, New York, Schoken Books, 1971.
22. Mohammad Ibn Khaldun, The Muqaddimah: An Introduction to History, N.J. Dawood (ed.), Franz Rosenthal
(trans.), Princeton, Princeton University Press, 1969.
23. Akbar S. Ahmed, Islam under Siege: Living Dangerously in a Post-Honor World, Cambridge, U.K., Polity Press, 2003,
p. 81.
24. Jocelyne Cesari, “Muslim Minorities in Europe: The Silent Revolution”, in John Esposito and François Burgat
(eds.), Modernizing Islam: Religion in the Public Sphere in the Middle East and in Europe, Rutgers University Press, 2003,
p. 251-269.
25. Matthias Koenig, “The Public Incorporation of Muslim Migrants in Western Europe. A Comparative
Perspective”, in Religion and Diversity in International Focus: Research and Policy Issues, chair Paul Bradamat, John Biles,
and Humera Ibrahim, 8th International Metropolis Confederence, Vienna, 2003. L’étude de Koenig rejoint trois
autres études conduites par Patrick R. Ireland (2000), Jan Rath et al. (2001) et Soper et Fetzer (2003).
26. Patrick R. Ireland, “Reaping What They Sow: Institutions and Immigrant Political Participation in Western
Europe”, in R. Koopmans and P. Statham (eds.), Challenging Immigration and Ethnic Relations Politics, Oxford, Oxford
University Press, 2000, p. 269.
27. Jan Rath et al, Western Europe and its Islam, Leiden, Brill, 2001.
28. Christopher Soper and Joel S. Fetzer, “Explaining the Accommodation of Muslim Religious Practices in France,
Britain, and Germany”, French Politics n°1, 2003, p. 39-59.
29. Jan Rath, “The Ideological Representation of Migrant Workers in Europe: A Matter of Racialisation?”,
J. SolomosveJ. Wrench (der.), Racism and Migration in Western Europe, Oxford, Berg Publishers, 2003, p. 215-232.
30. Pontus Odmalm, Migration Policies and Political Participation: Inclusion or Intrusion in Western Europe?, Hampshire,
Palgrave MacMillan, 2005, p. 47.
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Les Turcs en milieu rural
Le cas du Limousin
Par Gülsen Yildirim,
docteur en droit, maître de conférences à la Faculté de Droit
et des Sciences économiques de Limoges
Famille turque en Limousin, 2004 © Gilles Perrin
L’immigration turque présente la particularité de s’être constituée
au moment de l’arrêt des flux migratoires de main-d’œuvre en France.
Des spécificités locales expliquent souvent l’implantation
des Turcs dans certaines régions françaises. En Limousin, ils se sont
spécialisés en nombre dans la filière bois. Mais face aux crises
qui frappent le secteur depuis les années quatre-vingt-dix,
sans compter la tempête de 1999, les immigrés turcs ont dû assurer
leur reconversion. Portrait d’une immigration en région.
I hommes & migrations n° 1280
En s’implantant en Limousin et notamment à Bourganeuf dans la Creuse, les
immigrés turcs ont fait un clin d’œil à l’histoire. Contraint à l’exil avec une trentaine de compagnons, un de leurs illustres ancêtres, le prince Cem, fils cadet de
Mehmet II le Conquérant, se retrouva dans tous ses périples en Limousin de 1484
à 1488(1). La ville de Bourganeuf en Creuse a été marquée par cette épopée extraordinaire. La fameuse tour Zizim, nom attribué à Cem, se dresse encore en plein
centre-ville. Par ailleurs, les archives de Limoges prouvent que certains compagnons de Cem, convertis au christianisme, sont restés dans le Limousin(2).
Quelques siècles plus tard, les Turcs se retrouvent dans cette région. On constate
notamment une forte présence à Bourganeuf, où ils représentent près de 15 % de
la population. Si le choix des Turcs n’a pas été guidé par le passage du prince Cem
quelques siècles auparavant, la coïncidence est troublante.
Le développement de la filière bois
Les raisons de l’implantation de la population d’origine turque en Limousin sont
surtout locales. La forêt limousine a fait l’objet, dans les années soixante, d’un vaste
programme d’exploitation et de rentabilisation. Se posait la question de la maind’œuvre nécessaire au développement de ce secteur. Or les travailleurs forestiers se
recrutaient essentiellement dans le milieu agricole. Il était prévisible que les difficultés rencontrées pour trouver une main-d’œuvre stable iraient en s’accentuant.
L’appel à des travailleurs étrangers semblait inévitable. C’est ainsi que des pépiniéristes de la région de Bourganeuf et des scieries en Haute-Corrèze se sont tournés, dans la période 1968-1973, vers l’Office national d’immigration.
Le choix des Turcs
C’est dans ce contexte que les premiers Turcs arrivent en Limousin(3). On peut se
demander pourquoi le choix des employeurs de la région s’est porté sur cette
main-d’œuvre, alors que les immigrés arrivés depuis les années cinquante étaient
surtout des Espagnols ou des Portugais.
Le travail de bûcheron est par essence un travail pénible, dont la pénibilité est
accentuée, amplifiée par la nature des reliefs de la forêt limousine et par sa structure composée essentiellement de petites propriétés. Les coupes doivent s’effectuer
sur des terrains difficilement accessibles aux machines. Les bûcherons sont obligés de porter le bois jusqu’aux abords des routes. En somme, la main-d’œuvre
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
demandée par les employeurs de la région doit accepter des conditions de travail
très pénibles en contrepartie de salaires souvent dérisoires, ce que refusent les
bûcherons français. Les qualités associées à l’image du Turc fort et travailleur ont
certainement orienté le choix de cette population, sachant que la convention de
main-d’œuvre entre la Turquie et la France venait tout juste d’être signée(4).
Certes, y compris en Limousin, les permiers Turcs se retrouvent dans des secteurs
traditionnellement ouverts à la main-d’œuvre étrangère comme l’industrie ou le
bâtiment mais leur présence dans l’exploitation forestière est significative.
Progressivement, la chaîne migratoire s’organise en raison de la situation politique
et économique en Turquie, et surtout des perspectives d’emploi offertes par la forêt.
Le métier de bûcheron est accessible sans difficulté aux nouveaux arrivants, généralement issus de milieux ruraux, sans qu’ils aient besoin de maîtriser la langue et
sans qu’ils aient de formation professionnelle particulière. La simple maîtrise
d’une tronçonneuse suffira.
Parallèlement, les surfaces de peuplements forestiers destinées à la production s’accroissent. Le secteur s’industrialise avec la production de produits de transformation
(pâte à papier notamment) et attire de grandes entreprises internationales comme
Aussedat Rey, intégrée par la suite à International Paper, Pinault ou Lapeyre.
L’organisation de la chaîne migratoire
et les stratégies familiales
En réponse à ce besoin de main-d’œuvre, les bûcherons turcs suscitent des vocations
dans leur propre famille restée au pays. C’est pourquoi il y a une certaine homogénéité dans l’origine géographique de ces migrants : de nombreux Turcs proviennent
de la même région, reconstituant ainsi la tribu villageoise. Les originaires du district
de Yalvaç dans la province d’Isparta se sont par exemple concentrés en HauteVienne, ceux d’Akdagmadeni (province du Yozgat) en Haute-Corrèze.
Les migrants turcs arrivés dans les années quatre-vingt, soit par le biais du regroupement familial, soit par le biais des filières clandestines, vont directement travailler dans le secteur du bois. La plupart pensent alors que l’argent se gagne facilement, étant donné que l’on s’est bien gardé de leur décrire ce qui les attendait.
Le recrutement se fait dans la communauté villageoise surtout par l’intermédiaire
des mariages. Les stratégies matrimoniales sont orientées vers le village d’origine.
Les parents négocient des mariages pour leurs enfants dès leur plus jeune âge.
L’union se réalise souvent avec un cousin ou une cousine matrilinéaire ou patrilinéaire. Les perspectives d’emploi dans le secteur du bois facilitent les regroupe-
I hommes & migrations n° 1280
ments familiaux et préservent ainsi, grâce aux contrôles des alliances matrimoniales, la transmission de l’héritage culturel. L’emploi du fils ou du gendre dans
le secteur du bois permet de maintenir, même après le mariage, des relations de
dépendance avec les parents ou les beaux-parents.
Les potentialités d’emploi dans la forêt ont aussi attiré en Limousin des Turcs
vivant dans d’autres régions françaises. Des travailleurs turcs installés en France
depuis les années soixante-dix, récemment licenciés d’entreprises en restructuration ou en faillite, ou des demandeurs d’asile, s’implantent en Limousin, attirés
par ces possibilités d’emploi.
L’entrepreneuriat forestier comme moyen
d’ascension sociale
Le travail dans la forêt, pénible et peu gratifiant, renvoie à l’immigré turc une
image particulièrement négative, d’autant plus qu’il n’offre même pas les compensations financières espérées. Le travail forestier maintient l’immigré turc dans une
réalité socioprofessionnelle qu’il avait cherché à fuir. Le bûcheron turc demeure
un paysan, comme à l’origine, à la différence qu’il est désormais un paysan sans
terre, sans troupeau.
Certains vont s’adapter avec amertume à une réalité peu conforme à leurs
espérances. D’autres vont développer des stratégies différentes pour construire un
projet d’ascension sociale. Ainsi, tout en restant dans le secteur du bois, certains
immigrés ou leurs enfants vont acquérir le statut d’entrepreneur forestier. Le
phénomène de reproduction de la profession du père reste encore très présent(5). Les
enfants nés ou arrivés en France, qui n’ont pu obtenir de diplômes qualifiants,
prennent le relais de leurs pères, malgré une image dévalorisée du travail de
bûcheron. Même s’ils ne peuvent échapper au secteur du bois, ils veulent travailler
autrement. Devenir patron est généralement associé à une image de réussite sociale.
Ce besoin de réussite permet, comme pour tout migrant, de justifier la migration et
ainsi d’accepter plus facilement l’exil.
Ce phénomène s’amplifie dans les années quatre-vingt, car le travail salarié se fait
plus rare. Dans la région de Bourganeuf, les exploitations traditionnelles ont dans
un premier temps diminué le nombre de leurs salariés en raison du coût des charges sociales. Elles ont eu recours aux entrepreneurs de travaux forestiers. Se sont
ainsi développées des entreprises dont l’effectif se limitait souvent à une personne.
De plus, la fermeture de pépinières et d’entreprises de transformation a entraîné
la mise au chômage de nombreux travailleurs turcs. Les perspectives offertes par
81
82
Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
le travail dans la forêt les ont incités progressivement à devenir entrepreneurs.
Au départ, les administrations n’exigeaient aucune qualification ou formation
préalable pour l’obtention de ce statut. Il suffisait d’être plus habile que les autres.
Toutefois, la méconnaissance des règles administratives et comptables, l’irrégularité des paiements des tâches effectuées et l’appât d’un gain rapide associé à un projet de retour imminent ont conduit de nombreux exploitants forestiers turcs à la
liquidation. Ces difficultés de gestion ont entraîné une réforme du statut d’entrepreneur. Dès 1986, ne pouvaient devenir entrepreneurs que les personnes ayant
deux années de pratique justifiées par des fiches de paie ou des contrats de travail,
ou possédant un diplôme de formation professionnelle(6).
La solidarité, la dépendance et la compétition
entre bûcherons
Les donneurs d’ordre, les coopératives forestières, les exploitants ou les propriétaires ont profité du développement de l’entrepreneuriat turc. Les Turcs présentent de nombreux atouts comme des tarifs compétitifs dus au faible coût de maind’œuvre ainsi qu’une mobilité importante.
Les bûcherons turcs n’hésitent pas à impliquer femmes et enfants. Les hommes
valides abattent et débitent l’arbre avec leur tronçonneuse. Les autres membres
de la famille viennent le week-end ou pendant des périodes d’inactivité donner
un coup de main pour effectuer le ramassage et le transport du bois. La frontière
entre le coup de main et le travail dissimulé est parfois très mince. Beaucoup de
jeunes filles, grâce au contrat de travail ou aux fiches de paie ainsi obtenues, ont
pu faire venir leur conjoint au titre du regroupement familial.
Ces entrepreneurs n’hésitent pas à exploiter leurs propres compatriotes tâcherons. Des rapports de domination s’instaurent entre les primo et les nouveaux
arrivants, les seconds étant souvent représentés par les gendres arrivés par le biais
du regroupement familial ou par des membres de la famille en situation irrégulière. Ils deviennent dépendants de leurs patrons et vivent cette subordination
avec beaucoup de frustration et de rancœur. Certains dénonceront l’exploitation
de leurs employeurs, qui parfois refusent de les déclarer ou même de les payer.
L’attitude “individualiste” des travailleurs forestiers d’origine turque profite aux
donneurs d’ordre. Pendant plus de vingt ans, les Turcs ne sont pas parvenus à s’unir afin de constituer un groupement pour peser sur le prix du bois. Au contraire,
chacun a fait cavalier seul : ils n’ont pas hésité à baisser le prix de la coupe de
manière excessive pour faire concurrence aux autres exploitants forestiers d’ori-
I hommes & migrations n° 1280
gine turque. Chacun a accepté de travailler dans des conditions financières inférieures au marché au risque de “casser les prix”. Cette compétition a eu des répercutions sur les salaires versés aux tâcherons payés au stère. Ce travail ne leur permet plus d’investir dans le pays d’origine et repousse d’autant plus le projet de
retour. L’idée de créer un syndicat défendant leurs intérêts a longtemps été avancée
sans voir le jour, faute d’union.
Ainsi le développement de l’entrepreneuriat turc dans le bûcheronnage résulte de
la conjonction entre, d’un côté, le projet d’ascension sociale et la volonté de se
défaire du statut d’ouvrier en ce qui concerne les Turcs et, d’un autre côté, les
besoins d’un secteur en pleine expansion qui, pour diminuer ses coûts, a recours à
la sous-traitance. Les immigrés turcs de la première génération ont largement
contribué au développement et à la modernisation du secteur, souvent en payant
de leur santé ou même de leur vie.
La tentation du repli
L’image des Turcs vivant en Limousin renvoie systématiquement à celle parfois
négative des bûcherons turcs. Il est vrai que les chiffres sont significatifs. Ainsi, en
1999, la population d’origine turque représente près de 13, 94 % de la population
étrangère en Limousin, soit 2 800 habitants(7). Or avant 2000, 80 % des hommes
Pendant plus
vivant à Bourganeuf travaillent dans le secde vingt ans, les Turcs
teur du bois, comme à peu près 42 % des
ne sont pas parvenus
(8)
Turcs en Limousin .
à s’unir afin de constituer
La forte concentration de la population d’oriun groupement pour
gine turque dans les métiers du bois, et donc
peser sur le prix du bois.
dans des communes qui vivent de cette actiAu contraire, chacun a fait
vité, rend plus visible le fameux “repli comcavalier seul.
munautaire” des Turcs observé par certains
sociologues(9). La ruralité accentue même ce
sentiment. Comme ailleurs, les hommes et femmes de la première génération
reconnaissent que le retour tant souhaité au pays d’origine est de plus en plus illusoire. Parallèlement, la première génération rejette l’idée que l’installation en
Limousin se double d’une assimilation. Il est essentiel pour elle de protéger le
groupe dans sa différence à travers la préservation de l’identité familiale traditionnelle qui repose essentiellement sur l’importance de l’honneur, le respect des
aînés et le mariage.
83
84
Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Ce refermement des Turcs sur eux-mêmes est plus visible dans des communes rurales comme Bourganeuf ou Egletons : ils vivent dans les mêmes quartiers, créent des
commerces pour eux et surtout ne se mélangent pas avec les autres communautés
étrangères, mêmes musulmanes. En ce sens, cette “communauté” discrète qui, selon
les propos d’élus, ne pose pas de difficultés particulières, intrigue.
Les conséquences de la crise du bois
Cette forte concentration des Turcs dans le secteur du bois fragilise, dans le même
temps, le devenir professionnel de cette communauté. En effet, il était prévisible
qu’une crise du bois puisse avoir des conséquences relativement lourdes.
Au début des années quatre-vingt-dix déjà, la filière bois connaît des bouleversements internationaux. La concurrence accrue par l’entrée dans l’Union européenne de pays grands producteurs de bois, tels la Finlande ou la Suède, ainsi que
l’arrivée sur le marché de bois en provenance des pays de l’Est, ont fragilisé le secteur et ont contraint à des ajustements.
La tempête de décembre 1999 qui a dévasté les forêts limousines a aggravé cette
crise. La nécessité de nettoyer rapidement les forêts a poussé à la mécanisation du
secteur du bois. Désormais, le besoin de main-d’œuvre n’est plus aussi important,
d’autant plus qu’il y a moins d’arbres à abattre. Dans les faits, seuls les bûcherons
qui ont eu les moyens d’investir dans des machines ont pu résister à cette crise.
La question de la reconversion professionnelle de cette population s’est posée
avec beaucoup d’acuité. Les politiques locales ont été obligées de prendre en
compte ce fait. On a même pu observer un exode des communes forestières vers
des villes comme Limoges ou Brive. Cette migration de population pose bien sûr
des difficultés en terme d’infrastructures (nombre de classes dans les écoles) et de
logement.
C’est pourquoi la commune de Bourganeuf s’est intéressée au devenir des entreprises de travaux forestiers et à celui des bûcherons situés dans son bassin industriel. Elle a pu constater que les entreprises de travaux forestiers qui n’avaient pu
se mécaniser ou s’orienter sur des marchés à qualification élevée, avaient rencontré des difficultés économiques, accentuées par le contexte de l’après-tempête.
Bourganeuf est la seule ville du Limousin à s’être préoccupée du devenir des personnes travaillant dans le secteur du bois. Dans les autres villes, les personnes touchées par le chômage ont tenté par leur propre moyen, et avec les mêmes handicaps, de réaliser une reconversion professionnelle, majoritairement dans le
bâtiment.
I hommes & migrations n° 1280
De nouvelles espérances dans le secteur
du bâtiment
La crise du secteur du bois a obligé les personnes d’origine turque à réfléchir à
leur avenir professionnel. Cette crise a même été vécue par certains comme une
aubaine pour sortir de cette image négative du bûcheron turc. Le développement du secteur du bâtiment a été l’occasion de se débarrasser de cette image
encombrante. Depuis les années deux mille, les Turcs se sont rués vers la
maçonnerie, à tel point que le travailleur turc est désormais associé à l’image
du maçon turc.
Avec la crise que traverse ce secteur depuis quelques mois, on constate que ces
maçons ont adopté la même stratégie qu’auparavant : créations de petites entreprises du bâtiment, emploi massif de compatriotes, pratiques parfois douteuses,
concurrence au niveau des prix, erreurs de gestion, faillites successives… Les
entrepreneurs du bâtiment, souvent anciens entrepreneurs forestiers, n’ont encore
une fois pas su assurer la pérennité de leur entreprise. La crise bien sûr, mais aussi
leur faible niveau d’éducation et la méconnaissance des techniques pour une gestion saine et équilibrée de l’entreprise, et donc l’absence de prévision des difficultés futures, sont à l’origine actuellement de nombreuses liquidations d’entreprises
du bâtiment.
La question de la formation de ces travailleurs réapparaît. En son temps, la formation des bûcherons turcs avait été un moment la préoccupation des décideurs
locaux et des acteurs sociaux. Des actions de formation en vue de l’obtention du
CAPA (Certificat d’aptitude aux professions agricoles) avaient été menées dans
les années quatre-vingt-dix. Toutefois, un nombre important d’ouvriers bûcherons et surtout de tâcherons qui ne maîtrisaient pas la langue avaient échappé à
ces programmes.
Conclusion
Que ce soit dans le secteur du bois ou dans le secteur du bâtiment, l’entrepreneuriat est une réponse au besoin de réussite sociale des migrants turcs. Il permet d’accepter l’éloignement. Aux yeux de la famille restée au village, il symbolise l’ascension sociale, la fin de la dépendance à l’égard des siens et la possibilité de se
valoriser. Toutefois, la réalité a été (et est) peu conforme à leurs espérances. C’est
pourquoi les parents incitent désormais leurs enfants à rechercher la réussite
sociale par l’école, afin de ne pas subir à nouveau les mêmes désillusions.
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86
Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
La population d’origine turque, au-delà des difficultés qu’elle rencontre, est une
chance pour le Limousin frappé par la désertification et le déclin démographique.
Les particularités de la migration turque en Limousin confirment que l’heure est
désormais venue de se pencher sur les histoires, les parcours et les aspirations des
individus et des groupes qui constituent l’immigration turque en Europe. Il serait
nécessaire de quitter les sentiers battus des débats récurrents sur l’intégration des
immigrés, pour réfléchir davantage à ce qui constitue le moi profond de toutes ces
■
générations, en tenant compte du poids du local.
Notes
1. La succession au trône ottoman était ouverte à tous les fils du défunt sultan. Les différents prétendants se livraient
à une guerre fratricide qui aboutissait souvent à l’élimination des rivaux. Les deux fils de Mehmet II se livrèrent
donc bataille et Cem perdit. Il alla se réfugier tout d’abord au Caire avec sa famille. Revenant dans l’empire, il perdit
à nouveau face à Beyazit II et demanda l’hospitalité au souverain de Rhodes en 1482. À partir de cette fuite,
Cem devint l’enjeu de tractations et de négociations avec le sultan, qui paya même pour faire retenir cet hôte loin
de l’empire : Cem fut considéré comme un “instrument” politique non seulement par le sultan ottoman,
mais aussi par les autres souverains qui l’hébergèrent. Voir Didier Delhoume, Le Turc et le Chevalier, Culture &
Patrimoine en Limousin, coll. Patrimoine en poche, 2004, p. 110.
2. Voir Didier Delhoume, op. cit., p. 96.
3. Entre 1970 et 1974, 1 190 Turcs bénéficieront d’une autorisation de travailler en Limousin (Sources annuaires
statistiques de l’ONI, 1970-1974).
4. Convention de main-d’œuvre de 1965 signée entre la France et la Turquie, JO 1965, p. 4941.
5. Voir en ce sens “Communauté turque de Beaubreuil (Limoges) et insertion professionnelle”, travail de prérecherche
réalisé par les élèves assistants sociaux de Limoges, 2004, p. 15.
6. Voir le décret n° 86-948 du 6 août 1986 pris pour l’application de l’article 1147-1 du code rural et relatif à la levée
de la présomption de salariat concernant les personnes occupées dans les exploitations ou entreprises de travaux
forestiers (JO 7 août 1986, p. 9911).
7. La population totale du Limousin représente 710 792 personnes. Sur cette population : 20 090 personnes sont
étrangères, 13 783 sont françaises par acquisition.
Plus de 100 nationalités sont représentées dans le Limousin, avec une majorité de ressortissants de la CEE,
devant les personnes venues du Maroc et de Turquie. CEE : 8 721 ; Maroc : 2 814 ; Turquie : 2 800 ; Algérie : 2 122 ;
Tunisie : 350 ; Autres – Europe de l’est, Afrique Noire, Asie : 8131 (Source : Chantal Desbordes, I.N.S.E.E.
Limousin, recensement 1999).
8. Chiffres issus du recensement de la population d’origine turque en Limousin, réalisé de 2000 à 2002
par l’association UCUFRATEL (Union culturelle franco-turque en Limousin).
9. Michèle Tribalat, Faire France – Une enquête sur les immigrés et leurs enfants, Éditions La Découverte, 1995, p. 222.
L’auteur précise que “la population issue de l’immigration de Turquie est une ‘exception’ : aucun groupe d’immigrés ne comporte
les signes d’un repli identitaire aussi nets et répétés que celui de la Turquie” ; Gaye Petek-Salom, “Les ressortissants turcs
en France et l’évolution de leur projet migratoire”, Hommes et Migrations, n° 1212, mars-avril 1998, p. 18.
I hommes & migrations n° 1280
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Migrations,
situations familiales
et relations
intergénérationnelles
Entretien réalisé par Marie Poinsot, avec Pinar Seymen-Hüküm,
responsable actions sociales – prévention
Zeliha Alkis,
responsable des ateliers enfants et de la médiation scolaire
Zeynep Acikel et Nur Gürsel,
permanentes sociales
Association ELELE
© Camille Millerand
L’association ELELE – Migrations et Cultures de Turquie mène
depuis 1984 des actions favorisant l’intégration en France des personnes
originaires de Turquie. Créant des passerelles entre deux univers
culturels, les professionnelles d’ELELE dressent un portrait lucide de la
réalité sociale vécue par les immigrés turcs en France.
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Quel type de public accueillez-vous chez ELELE ?
Quel est son profil ?
Au tout début, l’association ELELE accueillait surtout un public masculin, puis,
petit à petit, les hommes ont pris confiance et ont laissé leurs femmes effectuer les
démarches. Cela a permis aux femmes de venir nous voir, de sortir de chez elles.
C’étaient dans les dix premières années d’ELELE. Maintenant, le public est surtout féminin, car nous menons des actions spécifiques dans sa direction.
Cependant, tout ce qui relève des pratiques administratives et juridiques reste du ressort des hommes. Notre public est donc mixte.
Les femmes ont commencé à venir pour traiter des questions qui les intéressent
tout particulièrement, des questions familiales, liées aux enfants, ou tout simplement parce qu’elles trouvent à ELELE des personnes avec qui elles peuvent communiquer plus facilement.
Une partie importante de notre public est constituée de personnes installées en
France depuis longtemps. Par ailleurs, des nouveaux arrivants ou bien des
conjoints sollicitent ELELE avant de faire venir leur famille, ou bien nous les
recontactons après la venue du conjoint pour proposer un suivi afin de faciliter
l’intégration. De fait, l’association est signalée depuis longtemps pour le traitement des questions liées à l’accueil des personnes.
Quelles sont les difficultés que rencontrent les populations
que vous recevez ?
Le public installé en France est confronté à des difficultés qui ne sont pas liées uniquement au problème de la langue, mais aussi aux situations sociales, au logement, à la réalité du monde actuel, au vieillissement, à l’isolement, à la précarisation de plus en plus évidente des personnes.
L’Île-de-France présente une grande concentration de population d’origine
turque, y compris dans des localités ou des quartiers qui ne sont pas conçus pour
accueillir des familles et dont les logements ne sont pas en adéquation avec la
taille de la famille. À leur arrivée, les primo-arrivants trouvent une France des
banlieues, où les bus arrivent au bout de 20 minutes, des petits appartements,
des quartiers dégradés et une vie sociale réduite à la sphère communautaire.
C’est un choc, qui prime sur le bonheur de rejoindre le conjoint. La France imaginée est mise à mal par la France réelle. Enfin, au choc de l’environnement ou
de l’accueil français se superpose la surprise face au type de communauté dans
laquelle ils arrivent.
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Ces personnes arrivent-elles dans le cadre du regroupement familial
ou pour rejoindre un conjoint d’origine française ?
La majorité des arrivées concerne les mariages ayant eu lieu avec un conjoint
venant de Turquie. Ces conjoints turcs ne viennent donc pas du même milieu
éducatif que les beaux-parents, ni de la même société. Leurs normes et leurs repères ne sont pas les mêmes. Ces conjoints venus de Turquie pour rejoindre un partenaire français pensent arriver dans une famille installée en France depuis longtemps, donc évoluée, émancipée, ouverte sur la société d’accueil, tolérante. Or le
premier choc est justement l’enclavement qu’ils constatent à leur arrivée.
Est-ce que cela relève toujours de la pratique des mariages arrangés ?
Ce n’est pas un phénomène radicalement nouveau, mais la nouveauté réside dans
la fréquence des mariages aujourd’hui. L’immigration turque commence à avoir
toute une génération d’enfants nés en France ou arrivés ici en bas âge et qui parviennent à l’âge du mariage. Ce type de mariage, avec un conjoint turc, n’était pas
si fréquemment pratiqué auparavant, faute de jeunes d’origine turque nés en
France en âge de se marier.
Un autre facteur a modifié la donne : pour une fille éduquée en France, ayant eu
son bac, on ne peut plus, comme on le faisait avant, aller lui chercher en Turquie
un mari qui n’a pas fait d’études, un simple paysan. Ainsi, si l’on fait référence au
niveau d’éducation des jeunes Français d’origine turque, on peut constater que
leurs conjoints primo-arrivants ont un niveau d’éducation beaucoup plus élevé
que celui de leurs parents arrivés de Turquie il y a longtemps. C’est donc cette différence de valeur qui joue, de même que l’image de la belle-famille dans lequel le
primo-arrivant s’est projeté avant même de venir en France.
On constate que les jeunes hommes venant de Turquie ont aujourd’hui un niveau
scolaire nettement supérieur à celui des conjoints vivant en France. Si, pour les
garçons, il ne faut pas que la femme soit plus éduquée que le mari, pour les jeunes
filles nées en France, les familles auront aujourd’hui tendance à rechercher un
mari ayant un niveau social, économique et/ou d’éducation élevé.
L’unique souci des familles en France est celui de préserver l’identité et les
valeurs d’origine par le mariage avec quelqu’un du pays. Les parents expliquent
souvent d’ailleurs qu’ils souhaitent ajouter du “sang frais”. Ils estiment que leurs
enfants nés en France perdent une bonne partie de leur culture turque et que l’arrivée d’un conjoint de Turquie leur permettra d’avoir des petits-enfants qui, eux,
seront “turcs”.
I hommes & migrations n° 1280
S’il y a une prise en compte de la “francisation” des enfants, l’action
des familles vise-t-elle à contrebalancer cette évolution ?
Effectivement. Mais cette évolution répond aussi à un autre enjeu familial.
Souvent les frères et sœurs se promettent mutuellement de marier ensemble leurs
enfants, afin que les enfants des proches restés au pays puissent venir en France.
C’est donc aussi parfois une stratégie familiale visant à faire immigrer quelqu’un
de la famille.
Rencontre-t-on la situation inverse, c’est-à-dire des personnes
envoyées en Turquie pour y être mariées, et qui vont rester ?
Ces cas sont très rares, souvent pratiqués en guise de “punition” pour les filles. En
même temps, la famille peut souhaiter marier son enfant à quelqu’un ayant une
très belle position économique et sociale. Dans ce cas, il s’agit plutôt d’un choix du
couple par rapport à l’avenir.
Quels sont les autres problèmes de transmission au sein des
familles turques ?
La première génération d’immigrés turcs ne parle pas le français, alors que la
deuxième génération le parle bien, mais s’exprime dans un turc médiocre, essentiellement parlé et appris auprès des parents, issus des villages et peu éduqués. Les
parents ne peuvent donc pas transmettre la grammaire ou la structure de la langue à leurs enfants, qui apprennent donc un turc très basique et avec un fort accent
dialectal.
Lorsque la deuxième génération fait venir son conjoint de Turquie, les nouveaux
couples ne laissent pas leurs enfants dans les crèches, mais les font garder par les
grand-mères. Comme souvent elles ne parlent pas le français, les enfants grandissent en entendant un turc médiocre et arrivent en primaire en ne parlant pas un
mot de français. Ce qui est incompréhensible pour les maîtres, qui rencontrent
pourtant des parents complètement francophones, ou au moins l’un des deux.
L’identité se transmet avec l’histoire de la famille ; celle de l’immigration aussi. Le
fait central est d’avoir posé ses bagages quelque part, ou bien de ne pas les poser.
Le discours qui caractérisait l’immigration turque au départ était le suivant : “Je
reste un peu et je repartirai.” Il n’y avait donc pas d’investissement dans le pays d’accueil, et cela a fini par faire naître quelque chose d’instable auprès de la deuxième
génération. Celle-ci a peut-être toujours entendu la même chose dans la famille :
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
“On ne va pas rester. Ici, ce n’est pas chez nous.” Qu’est-ce que les familles ont transmis pour que les générations suivantes puissent finalement se positionner dans la
société française ? C’est là une sacrée question !
N’y a-t-il pas de plus en plus de migrants turcs qui développent au
contraire une stratégie qui leur permette d’être à la fois ici et là-bas ?
Certains jeunes ont effectivement une identité double. Ils sont à l’aise dans les
deux sociétés, comme c’est le cas des enfants binationaux, à qui on ne demande
jamais : “Tu es qui ? Tu es Turc ou Français ?” Ces enfants vivent très bien dans les
deux pays, circulent de l’un à l’autre. Ce sont des transnationaux. Ils ont adopté le
principe suivant : “Je suis ici, mais je pourrais aussi bien être dans mon pays d’origine,
ou dans un autre pays ailleurs en Europe.”
Il n’y a pas eu d’études sur le sujet, qui permettraient d’avoir des chiffres précis,
mais d’après ce que nous avons pu constater, il y a de plus en plus de jeunes qui
ont des métiers un peu “passe-partout”, qui font des projets dans une perspective
liée au pays d’origine ou à d’autres pays en Europe. Dans ce sens-là, il y a aussi un
certain dynamisme.
Cela n’empêche pas ces jeunes de se considérer comme installés en France, mais ils
sont capables d’être mobiles. Même s’ils achètent une maison, il se peut qu’ils partent
dans un autre département où le secteur du travail est plus ouvert. Il est vrai que la
spécificité des Turcs a toujours été de ne pas jeter l’ancre définitivement quelque part.
L’achat d’une maison veut certes dire que l’on s’installe, mais c’est aussi un moyen
de s’éloigner des autres. De même, la création d’une entreprise répond à cette
même logique : les Turcs préfèrent créer leurs entreprises pour pouvoir embaucher des Turcs, car ils les connaissent mieux et peuvent mieux les gérer. Il y a une
situation de confiance, mais aussi des enjeux de pouvoir. Ce sont donc à la fois des
indicateurs de l’intégration, mais aussi des freins par une attitude qui consiste à se
démarquer.
Observez-vous des situations de cohabitation entre les familles turques
qui résident dans le même immeuble ou dans le même quartier ?
Oui, cela existe. À Plaisir dans les Yvelines, par exemple, un groupe de mamans s’est
créé et je n’ai jamais vu autant de mixité. Les familles se mélangent et cohabitent très
facilement. En effet, il n’y a pas d’association turque, parce que les Turcs ne sont pas
nombreux et qu’ils ne viennent pas du même coin de la Turquie. Ce vide communautaire permet aux personnes d’être plus ouvertes vers la société dans son ensemble.
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Comment les familles turques qui vivent depuis plusieurs décennies en France perçoivent-elles la société et les familles françaises ? Est-ce qu’il y a un discours mettant en avant des situations
de discrimination ?
Non, peut-être parce que les enfants ont grandi et n’hésitent pas à parler de discrimination, alors qu’au début les parents ne savaient pas que telle pratique à leur
égard était une discrimination, faute de ne pas connaître cette problématique. Les
Turcs n’ont généralement pas de difficultés avec les Français. Ils cohabitent cordialement, mais sans se connaître vraiment. Cependant, le “monde français” ne
doit pas rentrer dans leur famille. Ils accueillent volontiers occasionnellement les
voisins “français” à leur domicile, très heureux de leur faire découvrir d’où ils
viennent, mais ils visitent les familles françaises extrêmement rarement.
Comme les Turcs ne sont pas dans une relation intense avec la société et les
familles françaises, ils n’ont pas forcément rencontré de situations discriminatoires. Pour pouvoir dire “je suis discriminé”, il faut être continuellement en lien avec
la société, dans le dialogue, dans la relation. C’est cela qui est à la base de l’inclusion ou de l’exclusion.
Pensez-vous donc que cette situation provienne de la discrétion de
l’immigration turque, ou bien du fait que la société française ne s’intéresse pas à ces migrants ?
Lorsque nous rencontrons les associations turques, pour parler d’intégration par
exemple, leurs membres nous disent : “Quand nous sommes arrivés ici, on travaillait
bien, personne ne nous disait rien, personne ne nous a demandé si on connaissait la langue ou a fait l’effort de nous apprendre le français. Aujourd’hui, quarante ans après, on
nous demande pourquoi nous vivons comme cela, pourquoi nous ne sommes pas intégrés.
C’est un peu tard !” Il y a effectivement eu un écueil à un moment donné.
Vous parliez de la déception des jeunes mariés lors de leur arrivée
en France. Quelle est la situation des couples issus d’un mariage
arrangé ?
Il y a également un problème de communication au sein du couple. Quelqu’un
qui apprend bien sa langue maternelle n’aura pas de problèmes pour acquérir le
français : être bilingue n’a jamais été un problème. Pourtant, le fait qu’un jeune né
en France, qui maîtrise mal la langue turque, se trouve face à un conjoint turc, qui
maîtrise bien la langue turque et mal le français, constitue une réelle difficulté,
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
qui s’ajoute aux difficultés qui existent déjà dans le cadre d’un mariage arrangé.
Le conjoint qui vient de Turquie se trouve aussi dans un contexte nouveau, la
communication manque et la structure familiale est différente dans les familles
installées ici. Par exemple, les enfants, et notamment les garçons, restent attachés
aux parents plus longtemps.
Notre hypothèse est que cette nouvelle génération venant de Turquie va pouvoir
être le vecteur de l’évolution des familles installées ici, du moins pour ceux qui
ont le courage d’aller jusqu’au bout. Il y a autant d’hommes que de femmes qui
trouvent la situation en France dépassée et ont envie d’aller plus loin. Après, tout
dépend du lien avec la communauté dans laquelle ils se trouvent. Est-ce qu’elle va
les laisser faire ? Est-ce qu’ils vont être autonomes pour aller de l’avant vis-à-vis
de leurs familles et de leur communauté ?
Quelles contraintes peuvent exercer les familles sur les conjoints
ayant des velléités d’indépendance ?
Pendant au moins cinq ans, tous ces conjoints, y compris les hommes, sont soumis
à une sorte de chantage de la part de la famille. Si, par exemple, le conjoint souhaite exercer un métier différent de celui qui lui est proposé dans l’entreprise du
beau-père, ce dernier peut le menacer d’annuler sa carte de séjour. Il faut rappeler
que les jeunes travaillent souvent avec les beaux-parents, et, pour la plupart, sans
recevoir de salaire en échange.
Sur un plan plus personnel, les jeunes hommes se plaignent également de ne pas pouvoir manger en tête-à-tête avec leur conjointe, ou encore de ne pas pouvoir marcher
dans la rue main dans la main avec elle, car cela n’est pas toléré ici par les familles.
La situation de couple est donc compliquée à vivre dans ces familles ?
Prenons l’exemple d’un jeune couple qui a choisi de se marier. Ils sont mariés, c’est
vrai, ils ont signé le livret de famille, ils ont fait la fête, mais ils n’existent pas en
tant qu’entité “couple” : ils sont une entité “famille”. Or les conjoints pourraient
mieux se connaître et bien s’entendre si on leur laissait la possibilité de se retrouver
seuls. Mais, de part et d’autre, les familles élargies – parents, frères et sœurs, cousins, etc. – vont tellement s’immiscer dans leur vie qu’il ne s’agira plus de leur propre vie, mais d’une vie familiale, globale. Nous entendons fréquemment chez les
jeunes gens des propos du type : “Je ne peux pas me rendre au café seul avec ma femme,
car si je le fais, je vais avoir des problèmes.” En 2009, c’est assez dramatique d’avoir à
entendre cela.
I hommes & migrations n° 1280
Est-ce que ces mêmes problèmes se posent dans les villages d’origine ?
Non, ou plutôt oui, mais d’une autre manière. Dans les villes, la société a évolué,
certaines normes ou certains repères ont éclaté et d’autres se sont mis en place. On
peut bien sûr se promener en tant que couple. Les manifestations de tendresse en
public restent proscrites par la tradition, mais il y a d’autres moyens pour deux
amoureux de se retrouver, parfois avec la complicité des tantes.
La femme est-elle enfermée dans son rôle de femme au foyer ?
Lorsqu’un conflit intergénérationnel éclate, il arrive qu’on s’entende mieux avec
le père qu’avec la mère. En effet, les pères ont généralement un contact avec le
monde à l’extérieur de la famille, avec d’autres personnes. Ils ont pu intégrer un
certain nombre de normes et de valeurs. Au contraire, les femmes, qui restent le
plus souvent à l’intérieur de la maison, qui n’ont pas toujours quelque chose à
transmettre à leurs enfants, imposent des règles absurdes. Parfois, on se demande
où elles trouvent ces règles qui ne relèvent ni de la religion ni de la tradition.
La femme est gardienne de la tradition, et le fait qu’elle n’ait pas de contact avec
d’autres personnes extérieures à la communauté est problématique. Les femmes
ne se retrouvent qu’avec des femmes qui vivent la même situation, qui ont la
même vision des choses. Lorsque l’une d’entre elles se distingue par des propos qui
marquent une certaine ouverture, une certaine rupture, elle est de toute façon
exclue du groupe.
Apparemment, ce serait un souhait émanant de l’État turc, afin qu’il y ait dans
chaque association turque une branche féminine, mais nous craignons que cette
initiative soit davantage prise pour transmettre des valeurs traditionnelles que
pour autre chose.
Cela dit, l’équipe de notre association, majoritairement féminine, se présente tout
de même déjà comme un véritable rouage à l’intérieur d’un mécanisme de changement. Les hommes turcs ne semblent pas avoir de problèmes à être en contact
avec des travailleuses sociales.
Est-ce que la religion est un ferment familial ?
Est-ce qu’il y a un enseignement religieux dispensé en famille ?
Oui, et même les familles qui ne sont pas pratiquantes envoient leurs enfants assister aux cours sur le Coran. L’idée étant que, de toutes les façons, il faut que l’enfant
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
sache, afin qu’il puisse pratiquer ensuite sa religion. Il y a une incitation à savoir,
mais pas à comprendre. Dans le meilleur des cas, l’enfant sera envoyé pour participer à cet apprentissage religieux, même s’il n’est pas dispensé au sein des familles.
Ceci même chez les familles ouvertes.
Ce retour au religieux se fait aussi à l’échelle nationale. Dans certains quartiers ou
certaines villes, les femmes turques, maghrébines ou pakistanaises sortent voilées.
Les femmes turques, pour certaines d’entre elles, ne souhaitent pas porter le voile et
sont pourtant obligées de le faire. Il y a même des femmes dont le mari ne souhaite
pas qu’elles portent le voile, mais qui le font, soit parce qu’elles en avaient l’habitude
dans leur village en Turquie, soit parce qu’elles le voient porter autour d’elles.
On peut citer l’exemple de cette femme accueillie à l’aéroport en France par son
mari. En arrivant chez eux, celui-ci s’est arrêté pour lui donner un voile :
“Désormais, tu mettras cela, on est en France !” Nombre de filles qui n’ont jamais
porté de foulard de leur vie en Turquie le portent en France.
À propos des violences conjugales, comment s’en sortent ces femmes ? Arrivent-elles à rester dans la famille ? Faut-il envisager une
séparation ?
Le problème vient souvent du fait qu’elles n’arrivent pas à trouver les bons interlocuteurs. Les situations que nous rencontrons à ELELE ne représentent qu’une
minorité par rapport à la réalité. Lorsqu’elle s’est décidée, la femme qui veut partir de chez elle ne fera pas marche arrière, mais c’est une éventualité très rare. Le
problème de ces femmes est de trouver quelqu’un à qui confier sa détresse et de
pouvoir être accompagnées pour savoir quoi faire.
Pour beaucoup, entamer une procédure de divorce est une faute. Les femmes
voient la violence comme une normalité lorsqu’elles ont été élevées d’une certaine
manière. Une fille est éduquée pour être la future femme d’Untel. D’ailleurs, on
dit pour une fille : “El kapisina, gider”, c’est-à-dire “elle ira à la porte de quelqu’un
d’autre”, au service de la belle-famille.
De plus, la femme doit être garante de l’unité familiale, même si le mari est le fautif.
Les femmes qui arrivent à s’exprimer reçoivent des éléments d’informations pour
prendre leur décision de manière autonome. Le temps de maturation peut être long.
Des lieux comme ELELE manquent. Pour une femme qui ne parle pas bien le
français, la langue reste une barrière, et les services sociaux n’essayeront pas forcément de comprendre le cadre familial qui est à l’origine du sentiment de culpabilité qu’elle ressent de devoir quitter son monde. Les jeunes femmes portent
encore le lourd fardeau des normes traditionnelles.
I hommes & migrations n° 1280
Les violences sont-elles plus fréquentes dans les premières années ?
Les situations sont très variées. La violence vient aussi du fait que ces jeunes femmes résistent à la situation qui leur est imposée. Elles n’acceptent pas d’être des
“esclaves”. C’est vrai pour la violence physique, mais il y a toute une violence
psychologique, morale et financière qui est tout aussi difficile à gérer.
On peut rencontrer dans le même après-midi une jeune femme de vingt ans tout
juste arrivée de Turquie et victime de violences, tout comme une femme proche de
la cinquantaine, installée en France depuis plus de trente ans ! De plus, beaucoup de
femmes primo-arrivantes acceptent de subir, par peur de perdre leur carte de séjour,
étant données les règles légales actuelles. La situation est pire pour celles qui sont
arrivées clandestinement, ou avec des faux papiers d’identité. Cette pression de l’inégalité s’ajoute aux mensonges, aux non-dits et au déni de l’identité de l’individu.
Toute violence morale est de toute façon difficile à prouver, et un assistant social
peut très bien dire : “Écoutez madame, si vous le souhaitez, vous pouvez vous séparer, c’est
votre droit. Par contre, sachez que dans ce cas votre carte de séjour ne sera pas renouvelée.”
Malgré les preuves de violence fournies, dans certains départements, de nombreuses
femmes sont renvoyées en Turquie. Elles sont donc doublement punies.
C’est un chantage qui pèse également sur les hommes. Récemment, il y a eu le cas
d’un jeune homme qui est parti pour ne plus avoir à subir d’humiliations et qui, une
fois en Turquie, a entamé une procédure légale contre sa belle-famille en France,
l’accusant d’avoir organisé son mariage avec une femme qui n’était pas consentante.
Hommes et femmes réagissent bien sûr de manières différentes, mais les conséquences peuvent être beaucoup plus lourdes pour les femmes, qui sont souvent
reconnues “coupables” par leur propre famille.
Il faut informer ces femmes, leur expliquer que tous ces actes de harcèlement sont
des crimes. Il y a trois ans, nous avons discuté de cette problématique avec une
délégation du statut de la femme, l’équivalent du service des droits des femmes du
gouvernement turc, et cette année ils ont édité une plaquette que nous avons
rédigé ensemble, qui explique les différentes violences dont les femmes turques de
France sont les victimes, avec des adresses utiles en cas de problème.
Est-ce qu’il y a des comparaisons à faire entre les différents pays
d’installation des Turcs ? Quelle est par exemple la situation des Turcs
en Allemagne ? Est-elle plus enviable pour les immigrés turcs ?
La France n’est pas un pays forcément très raciste. Les Turcs d’Allemagne trouvent qu’il y a un sentiment discriminatoire plus prononcé outre-Rhin qu’en
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
France. Les Turcs d’Allemagne trouvent aussi que la société allemande est beaucoup plus organisée que la France, et que la société française ressemble davantage
à leur société. Ce qui fait qu’ils disent trouver un peu de leur pays en France.
En revanche, les Turcs de France trouvent que les Turcs d’Allemagne vivent
mieux, ont de meilleures chances de réussite socio-économique, malgré la politique allemande qui les a bousculés. En raison des discriminations, les Turcs ont
été beaucoup plus revendicatifs, ont voulu trouver leur place, montrer qu’ils pouvaient réussir.
De plus, les autorités allemandes ont choisi des Turcs ayant de bonnes qualifications, alors qu’on trouve ici en France beaucoup de personnes moins qualifiées,
issues des villages. Ce sont des Turcs qui envisageaient d’aller en Allemagne, mais
qui se sont finalement arrêtés en Savoie, ou en Alsace, car il y avait du travail, et
non parce qu’ils ont été refoulés à la frontière allemande. Pendant longtemps, on
a dit que la France avait “ramassé” les Turcs qui avaient été refusés en Allemagne.
Or des études ont prouvé que ce n’était pas vrai, mais, par contre, on sait que beaucoup d’immigrés turcs de France de première génération auraient préféré, au
■
départ, se retrouver en Allemagne.
I hommes & migrations n° 1280
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Turquie, France :
le voyage des mots
Par Georges Bertrand(1),
linguiste
© Camille Millerand
De “sofa” à “kefta”, de nombreux mots, issus ou passant
par le monde turc, sont entrés dans la langue française.
Petite histoire des emprunts lexicaux au carrefour des imaginaires
en provenance de l’Orient.
I hommes & migrations n° 1280
Le français s’est enrichi tout au long de son histoire d’un vocabulaire venu
d’Orient et, en particulier, des terres qui firent partie, dès les VIIe et VIIIe siècles
de l’ère chrétienne, des différents empires musulmans qui s’étendirent, plus ou
moins, du Maghreb à l’ouest de la Chine, englobant ainsi aussi bien le monde
arabe que le perse ou le turc. Au cours du Moyen-Âge, il s’était plutôt agi d’emprunts à la langue arabe, qui elle-même s’était abreuvée aux sources grecque, perse,
sanscrite et même extrême-asiatique. Et la
civilisation en devenir qui s’établissait peu à
Pendant plusieurs siècles
peu en Europe occidentale serait redevable à
d’ailleurs, les équipées
maints égards envers celle qui avait fleuri,
corsaires, qu’elles furent
avant elle, en Méditerranée.
musulmanes
ou chrétiennes
À partir du XVIe siècle, c’est plutôt un vocabunourriront une abondante
laire issu du monde turc qui commence à enrilittérature où les fantasmes
s’allieront aisément
chir la langue française en raison des relations
aux relations de batailles
qui s’établirent entre le royaume de France et
ou
aux souvenirs d’anciens
l’Empire ottoman. Ces liens furent tout d’abord
esclaves.
er
d’ordre militaire : le roi François I est capturé
en 1525 par les Habsbourg, dynastie germanique alors dirigée par Charles Quint, et la France demande l’aide de Soliman, le
sultan ottoman qui deviendra dans notre imaginaire “Soliman le Magnifique”. Ce
dernier répond favorablement, attaquant l’Empire germanique par l’est, envahissant la terre des Magyars, lui donnant au passage son nom actuel en Occident de
“Hongrie”, assiégeant Vienne aujourd’hui capitale de l’Autriche, ainsi que Nice
dans le sud de la France qui était aux mains des Espagnols, eux-mêmes placés sous
l’autorité de l’empereur germanique. Ce siège ottoman fut coordonné depuis
Marseille par un corsaire qui devint fameux, Khizr, frère d’un certain Aroudj, corsaire lui aussi et tué à Tlemcen, en terre berbère, en 1518. Khizr, devenu capitaine
de la flotte turque, se fit appeler Khayr ed-Din, “le bien de la religion”, et prit le surnom de Baba Aroudj, transformé en Occident en Barberousse, peut-être en raison de
la couleur de sa barbe, mais surtout parce qu’il était établi en Berbérie, la terre des
Barbares de l’ancien Empire romain. Les corsaires venus du nord de l’Afrique
devinrent des Barbaresques, le suffixe ajoutant au… pittoresque.
Pendant plusieurs siècles d’ailleurs, les équipées corsaires, qu’elles fussent musulmanes ou chrétiennes, nourriront une abondante littérature où les fantasmes s’allieront aisément aux relations de batailles ou aux souvenirs d’anciens esclaves.
Rabelais, lui, mettra en scène des Turcs cannibales dans Gargantua, les Mousaffizs,
substantif signifiant, mais en arabe “embrocheur”, et le nom “sultan” deviendra
peu à peu (et ce n’est pas un hasard) un nom propre pour désigner un chien…
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
L’Orient ou l’imaginaire du désir
En 1535, la France installe sa première ambassade à Istanbul. Et en 1544, ce sera
Barberousse lui-même qui accueillera à bord de son navire le nouvel ambassadeur de
France pour le conduire à Istanbul prendre ses fonctions. Le sultan accorde sur son
territoire des “privilèges” à la France dans trois domaines : juridique, commercial, et
surtout culturel et cultuel. Les catholiques français présents sur le territoire ottoman,
et surnommés “Levantins”, peuvent ainsi exercer leur religion, commercer librement
et parler leur langue. Un ambassadeur de France ira même jusqu’à déclarer que les
“Français vivent en Turquie comme s’ils étaient au milieu de la France”. Du fait de cette
alliance, l’économie des deux royaumes est prospère : Istanbul attire les marchands européens et une ville comme Marseille s’enrichit et se développe considérablement grâce au commerce avec l’Empire ottoman.
Alors que les apports arabes des siècles précédents furent principalement liés au développement de savoirs (mathématique, botanique, construction navale, etc.), les apports
turcs vont être placés sous le signe de l’exotisme, du “désir d’Orient”. Un Orient qui,
par le vocabulaire emprunté, confirmera les fantasmes nourris par l’Occident, et donc
par la France, sur ce monde, proche, mais semblant ô combien lointain.
Malgré quelques réticences, l’attraction sera générale et on aimera dans certains
milieux aristocratiques s’asseoir au choix sur un divan (mot à la longue et sinueuse
histoire) ou sur un sofa pour déguster à l’aise un café (pas nécessairement turc
d’ailleurs, même si c’est à l’ambassadeur de Turquie en France que l’on doit l’arrivée du premier pied de café à Versailles, offert fort opportunément au roi
Louis XIV en 1669), les pieds posés sur des kilims que l’on foulera de délicates
babouches… Même si ces mots sont eux-mêmes souvent empruntés soit au persan
soit à l’arabe, c’est grâce à l’intermédiaire du turc qu’ils pénètrent en France. On
rêve d’une existence de pacha, coiffé d’un turban, et entouré d’odalisques assises au
milieu d’une somptueuse chambre décorées de tulipes… Les fantasmes d’ordre érotique ne sont en effet pas absents, des eunuques du harem aux intrigues d’un sérail
qui n’est pas encore de Galata…
Sous Henri IV, Louis XIII et Louis XIV, les contacts se sont renforcés, donnant
naissance à une mode dans les milieux aisés, aristocrates ou bourgeois : les “turqueries”. Molière, dans son Bourgeois Gentilhomme, met en scène un grand
Mamamouchi, invention lexicale pour désigner un pseudo-haut dignitaire turc à
partir de l’arabe mamnuh chay, littéralement “chose interdite”, puis “propre à
rien”, ainsi qu’un ballet turc avec derviches et muftis. Racine, avec sa tragédie
Bazajet, inspirée d’un fait réel, relate le destin tragique d’un prince qui devra assumer son destin de demi-frère d’un sultan de la Sublime Porte.
I hommes & migrations n° 1280
Quand l’Empire ottoman nourrissait les arts
La mode s’étend à l’Europe entière et on crée partout des “turqueries”, aussi bien en littérature que dans les arts plastiques ou en musique. Mozart, né à 12 kilomètres seulement de la frontière avec l’Empire ottoman, d’un opéra, l’Enlèvement au Sérail (1782),
à un mouvement de sonate, appelé “Marche à la manière turque”, symbolisera cet
engouement orientalisant, précédé qu’il fût par Rameau et ses Indes Galantes ou par
Gluck avec ses Pèlerins à la Mecque. Il sera suivi de Beethoven, de Rossini, avec son
Ouverture du Turc en Italie, jusqu’au XIXe siècle même, avec Verdi et son Othello, d’après l’œuvre de Shakespeare, Othello ou le Maure de Venise. Les peintres de la
Renaissance italienne mettent en scène, dans une Terre sainte totalement imaginaire,
des Turcs fastueusement vêtus comme dans Les Noces de Cana de Véronèse, suivi là
encore par nombre d’artistes, de Watteau à Delacroix. En Espagne, c’est Miguel de
Cervantès qui, cinq années prisonnier des Turcs à Alger, profita de ce “séjour” involontaire pour étudier la société étrangère et étrange qui l’entourait et en tirer substance
pour créer personnages et situations autour de son héros à la “Triste Figure”, Don
Quichotte de la Manche. L’auteur “véritable” en serait un Maure, Cid Hamet Ben
Engeli, Cervantès nous présentant le manuscrit du Quichotte comme la traduction
d’un texte arabe trouvé par hasard à Tolède et traduit par un Morisque, un de ces
musulmans convertis de force au catholicisme…
Cette fascination pour les mondes turcs qui englobaient en fait de multiples cultures,
s’est prolongée pendant plusieurs siècles, jusqu’à ce que les projets d’expansion européenne ainsi que la révolution kémaliste ne commencent à changer la donne. La
conquête française de l’Algérie entraîne l’installation d’une nouvelle population en
contact certes avec le vocabulaire berbère, arabe maghrébin (et même un peu espagnol),
mais également avec le turc, langue de l’ancienne puissance occupante. Dès la conquête,
ce sont les mots “dey”, “bey” ou “janissaire” qui entrent dans notre vocabulaire. Comme
il n’y eut pas de volonté colonisatrice de la part des Ottomans, peu de mots turcs pénétrèrent le vocabulaire courant maghrébin, si ce n’est dans celui de l’administration au
sens large. De ces mots, les Français en retinrent un certain nombre, comme le chaouch,
huissier rattaché à divers bureaux, le spahi, soldat faisant partie d’un corps de cavalerie
constitué de Maghrébins, ou bien le bakchich promis à une renommée internationale.
Jusqu’au XIXe siècle donc, ce seront moins de soixante-dix mots que la langue française
empruntera au turc, l’ensemble de ce vocabulaire étant principalement ce qu’on peut
appeler un vocabulaire lié au désir, au plaisir, bref non essentiel à l’évolution d’une civilisation, avant qu’il ne soit la conséquence de la colonisation européenne en Afrique du
Nord, de la présence de ces gaouris arabisation populaire du turc gavur, “incroyant”, et
désignant encore aujourd’hui en Algérie les Français…
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Il faudra attendre la prise du pouvoir par Mustapha Kemal Atatürk, qui abolit le califat
en 1924 et installe la nouvelle capitale de la Turquie indépendante à Ankara, pour que
la langue turque subisse sa plus grande transformation depuis des siècles. Car non seulement l’alphabet arabe fut remplacé par un alphabet latin adapté, plus apte à “traduire”
les sons du turc, mais encore le vocabulaire fut plus ou moins autoritairement renouvelé.
Il y eut à la fois un retour à des formes plus spécifiquement “turques” et l’emprunt massif de mots étrangers, surtout français (pour des raisons essentiellement phonétiques, les
sons de cette langue étant plus proches du turc que ceux de l’anglais, mais également historiques, les élites de la Turquie ottomane encore en place, étant le plus souvent francophones), emprunts très rapidement transformés, “turcisés” pour désigner tous les nouveaux objets ou concepts de la “modernité occidentale” que recherchait Atatürk.
Des mots migrants
Avec l’immigration turque en Europe occidentale au XXe siècle, arrivent de nouveaux mots transcrits tels quels en français et concernant en général des préparations culinaires… Il y avait bien eu, auparavant, la découverte de la bergamote, du
loukoum ou du caviar, toutes choses délicieuses, mais réservées à une certaine élite.
Avec l’installation de Turcs venus bien souvent des plateaux pauvres anatoliens,
ce sont des préparations plus simples, plus consistantes, plus rapides qui vont s’imposer en Europe, et en France en particulier, où la vie sociale rend de plus en plus
difficile la préparation longue des repas traditionnels. Ainsi, on pourra facilement
et rapidement se restaurer chez “le Turc” de son quartier en commandant un chawarma, un döner-kebab, quelques kefta, avant de terminer par une pâtisserie au
miel comme la baklawa.
Nul doute que cette aventure n’est pas terminée, les hommes ne cessant jamais,
pour une raison ou une autre, par plaisir ou par nécessité, de voyager, mais également parce que les nouveaux moyens de communication virtuels amènent une
circulation toujours plus importante des mots à la surface du globe.
C’est à une fécondation mutuelle que l’on assiste, à laquelle on participe.
Contrairement à nombre d’idées reçues, l’enrichissement d’un vocabulaire est toujours le signe de découvertes croisées, d’une reconnaissance de l’existence de l’autre.
Et les milliers de mots français qui ont enrichi le lexique turc contemporain en
sont une des meilleures preuves.
■
Notes
1. Auteur du Dictionnaire étymologique des mots français venant de l’arabe, du turc et du persan, Paris, L’Harmattan, 2007.
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
Le Faubourg Saint-Denis
Un terrain marchand
à l’épreuve de la diversité
culturelle
Par Bernard Dinh,
doctorant à MIGRINTER (Migrations internationales, espaces et sociétés),
CNRS - université de Poitiers
Rue du Faubourg Saint-Denis à Paris © D.R.
Ancré dans le cœur de Paris, la rue du Faubourg Saint-Denis, véritable
colonne vertébrale du quartier de la Porte Saint-Denis, donne
à voir un paysage commercial inédit, principalement composé de petits
entrepreneurs originaires de Turquie, de Chine, des mondes indien
et africain. Longtemps considéré comme le quartier turc de la capitale,
il est aujourd’hui plus volontiers considéré comme un espace de
cohabitation marchande multi-ethnique, marquant la phase d’installation et
de développement de migrations installées sur notre territoire depuis deux
à trois décennies. Leur offre commerciale a évolué et s’est diversifiée dans
un contexte de consommation globalisée, où les marqueurs ethniques sont
recherchés par une population urbaine qui recherche de la différence culturelle.
I hommes & migrations n° 1280
L’espace marchand multiethnique du Faubourg Saint-Denis(1) n’a fait l’objet jusqu’à aujourd’hui que de rares travaux de recherche(2), à la différence d’autres quartiers marchands de la capitale à forte présence étrangère plus médiatisés, comme
par exemple le quartier chinois du 13e arrondissement(3). Pourtant, des chercheurs
ont tenté d’y voir plus clair mais en faisant l’économie du terrain, comme dans cet
article paru l’année dernière à la même époque dans Hommes et Migrations intitulé
“Turcs et Indiens dans le Faubourg Saint-Denis”. Ainsi peut-on lire, parmi
quelques affirmations improbables que “la fréquentation quotidienne du café turc par
les Pakistanais est un fait notable… [ils viennent] aussi pour jouer aux cartes(4)”. On peut
se demander, pour qui fait l’expérience in vivo de cette cohabitation ethnique, d’où
vient cette fiction.
Dans un précédent article(5), l’analyse des entrepreneurs étrangers en France révélait que deux groupes ont été essentiellement examinés : les Maghrébins et les
Asiatiques(6). Concernant le groupe turc, il n’existe que peu de travaux, à l’exception des travaux quantitatifs de Stéphane de Tapia sur sa diaspora, sa circulation
migratoire et les réseaux d’approvisionnement de ses commerces en France et en
Europe(7). Quant au monde indien (Inde, Pakistan, Bangladesh et Sri Lanka
notamment par la présence forte et organisée de la communauté tamoule), là
encore il existe une pénurie de travaux à l’exception de quelques rares études(8).
Dans ce contexte, l’analyse de l’espace immigré du Faubourg Saint-Denis permet
de rendre compte d’un tissu commercial spécialisé en partie dans les produits ethniques, dans lequel les originaires de Turquie(9), du monde indien et de Chine sont
les principaux entrepreneurs(10), bien que d’autres groupes de migrants plus
anciens originaires d’Europe centrale, du Sud et d’Afrique du Nord, ou de petits
entrepreneurs plus récents originaires d’Afrique subsaharienne, apparaissent dans
cet enchevêtrement ethnique. Il y a plusieurs raisons à cela.
Premièrement, leur offre commerciale est quantitativement la plus importante, la
plus diversifiée et s’adresse à une clientèle de toutes origines. Deuxièmement, ce
quartier est une centralité marchande pourvoyeuse d’emplois, autant qu’un lieu
de sociabilité pour ces populations. De plus, le réseau associatif turc est très actif(11),
et parmi les trois mosquées de la rue du Faubourg Saint-Denis, deux étaient dirigées et fréquentées par une population principalement originaire de Turquie(12). Ce
qui fait que ce quartier a été identifié et volontiers qualifié de “Petite Turquie” ou
plus simplement de “quartier turc” de Paris(13), notamment en raison de la présence
de Turcs dans l’industrie de l’habillement et de la confection, et du développement
commercial qui en a immédiatement résulté. Mais cette cohabitation a entraîné
une requalification du quartier et certains auteurs n’ont pas hésité à le qualifier également de “Little India(14)”. Enfin, leurs stratégies commerciales mettent en scène
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
des logiques territoriales et des capacités à saisir les opportunités économiques qui
leur permettent de trouver de nouvelles niches et d’asseoir leur ancrage dans la vie
sociale et économique du quartier.
Histoire du lieu et formation de la commercialité
ethnique
Situé dans le sud-ouest du 10e arrondissement de Paris, le Faubourg Saint-Denis a
hérité du caractère maraîcher des espaces hors murs du XVIIIe siècle. La rue du
Faubourg Saint-Denis, marquée par une tradition marchande séculaire, est la véritable épine dorsale du quartier. La Porte Saint-Denis, réminiscence des portes fortifiées
de la vieille enceinte de Charles V, avait
pour mission de marquer les nouvelles
limites de Paris, à l’exemple des bornes
La confection a tiré profit de
l’existence de ce parc industriel
frontières que les autorités avaient placées
inoccupé et d’un parc locatif
tout autour de la capitale au fur et à
vétuste, sans confort, délaissé
mesure de son extension. Elle marque et
par la population française et
matérialise la frontière avec la rue Saintqui présentait des loyers moins
Denis et les Grands Boulevards, marque
onéreux qu’ailleurs, entraînant
de
fabrique du chantier haussmannien.
l’implantation de migrants
La trame urbaine du quartier est faite de
dont beaucoup travaillaient
dans ce secteur dans leur
cours, de passages, de voies et de ruelles
pays d’origine.
sans issue. Elle donne à voir des ateliers et
des petites manufactures de la petite
industrie locale du XIXe siècle, propices à
l’installation d’activités économiques aux besoins modestes. Le déplacement des ateliers du Sentier du 2e arrondissement limitrophe, devenu trop exigu pour que toutes
les opérations de la couture s’y installent, s’est opéré progressivement vers le bas du
Faubourg Saint-Denis dès le milieu des années soixante-dix. La confection a tiré profit de l’existence de ce parc industriel inoccupé et d’un parc locatif vétuste, sans
confort, délaissé par la population française et qui présentait des loyers moins onéreux qu’ailleurs, entraînant l’implantation de migrants dont beaucoup travaillaient
dans ce secteur dans leur pays d’origine(15). Déjà, au XVIIIe siècle, la Compagnie des
Indes s’était installée près de la rue du Sentier. Importatrice de cotonnades d’Orient,
ses tissus étaient destinés à la réexportation et ne pouvaient être portés en France que
par les nobles. Ce secteur attira progressivement dans le quartier d’autres établissements, et sous la Monarchie de Juillet et surtout sous le Second Empire, le Sentier
I hommes & migrations n° 1280
avait déjà une solide réputation de centre “de mode et de luxe”. Tissus alsaciens et
draps normands s’exposaient et l’origine provinciale des premiers représentants de
tissus donna un certain caractère “immigré” au quartier. Le Sentier devenait déjà un
“exemple de type du quartier médiateur qui réalise l’intégration des nouveaux venus à la
ville(17)”. Quartier de l’industrie du prêt-à-porter depuis les années soixante, il a été
occupé dans sa totalité par des donneurs d’ordre d’origine juive séfarade(18) jusque dans
les années deux mille, rejoints aujourd’hui par des donneurs d’ordre chinois de la
province du Zhejiang qui, en moins d’une décennie, ont réussi à pénétrer un espace
que l’on pensait imprenable.
Une trilogie commerciale turque,
indo-pakistanaise et chinoise
À la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, les migrants originaires de Turquie(19) s’installent dans le Faubourg, rapidement rejoints par des
migrants indiens puis pakistanais originaires du Pendjab(20), et des Chinois originaires de la région de Wenzhou (province du Zhejiang) et de l’Asie du Sud-Est, venus
tenter leur chance dans une niche économique qui, jusqu’à très récemment, a constitué un des principaux secteurs d’emploi des immigrés(21). Dans le même temps, les
installations commerciales répondant à la demande communautaire immédiate se
réalisent dans le contexte général du déclin du petit commerce de quartier. L’étude
du tissu commercial originel des rues de l’Échiquier et d’Enghien montre la désaffection des commerces français, arméniens ou tunisiens au profit de commerces
turco-kurdes(22). Les activités commerciales initialement liées à la restauration et au
petit commerce de détail alimentaire se sont multipliées et diversifiées, faisant des
espaces commerciaux, dont les noms évoquent les régions, les villes ou les quartiers
d’origine (Istanbul, Mardin, Antep (Gaziantep), Batman, Candir Dagi, Beyoglu…),
une mosaïque de microterritoires recréant en partie un imaginaire national.
Si pendant longtemps les commerces turco-kurdes ont occupé l’espace commercial
local, ils ont très vite été rejoints par les commerces pakistanais qui ont fait de
l’“indianité” un argument commercial. Le passage Brady atteste depuis trente ans de
la présence indo-pakistanaise locale. Construit au XIXe siècle, à la même époque que
les passages couverts des Grands Boulevards voisins, des lieux de villégiature destinés
à la nouvelle bourgeoisie anoblie du XIXe siècle et aujourd’hui pompeusement restaurés, il témoigne pourtant d’une tout autre destinée. Ici, les restaurants et commerces de produits “indiens”(23) ont remplacé, au milieu des années quatre-vingt(24), les ateliers de confection et les lieux de stockage des grossistes de l’industrie du vêtement.
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
S’il existe une dissociation relative(25) entre l’espace commercial et l’espace résidentiel, ce quartier profite néanmoins de la présence des gares du Nord et de l’Est et du
réseau développé de transports urbains, facilitant ainsi la venue et la fréquentation
des populations originaires de Turquie et du Pakistan dans le quartier(26). Enfin, le
10e arrondissement bénéficie d’un réseau dense d’échanges économiques et de relations humaines qui s’étend et se connecte aux “centralités minoritaires”(27) que sont le
quartier multiethnique de Belleville, le quartier chinois des Arts-et-Métiers dans le
3e arrondissement, le quartier à forte présence maghrébine de La Goutte d’Or
(Barbès), africaine de Château-Rouge dans le 18e arrondissement, ou ceux à forte
origine immigrée dans les 19e et 20e arrondissements.
Stratégies entrepreneuriales
et ancrages territoriaux
La variété des commerces est en rapport étroit avec les phases d’installation et de
développement des groupes. Après avoir investi massivement le secteur artisanal
de la confection au début des années quatre-vingt, le groupe turco-kurde a élargi
ses activités au secteur commercial. Il propose aujourd’hui la plus grande variété
d’établissements, organisés sur la base de dispositifs monoethniques et confessionnels (financement, recrutement, achalandage, fréquentation…)(28). En comparaison, l’espace marchand du groupe indo-pakistanais apparaît embryonnaire
pour au moins deux raisons. Tout d’abord, leur stratégie commerciale de resserrement et de continuité spatiale concourt à engendrer des microlocalisations(29), à
l’inverse de la stratégie “expansionniste”, d’éparpillement et de déploiement commercial du groupe turco-kurde. Ensuite, leur forte présence dans la restauration,
dont l’exemple le plus significatif est le passage Brady, contribue à renforcer une
image de monoactivité. Pourtant, cette perception est démentie par la réalité des
chiffres(30) (voir carte en infra). Leur installation plus tardive dans la confection
s’est accompagnée d’un développement très rapide des activités commerciales, qui
va bien au-delà des limites du quartier, notamment dans les banlieues limitrophes
du nord de Paris, comme pour le groupe turc(31). Concernant le groupe d’origine
chinoise, trois catégories résument l’ensemble de leurs établissements commerciaux : la restauration, le commerce alimentaire et le commerce non alimentaire.
La cession récente de deux restaurants chinois à un commerçant kurde et à un
commerçant pakistanais semble invalider leur stratégie d’ancrage et de fixation.
La rude concurrence qui s’exerce sur ce territoire valorise et légitime la turcité et
l’indianité (la “cuisine indienne” est un argument commercial repris par l’ensem-
I hommes & migrations n° 1280
Source : Bernard Dinh, sondage 2007-2008
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
ble des établissements de restauration tenus en réalité par des Pakistanais). Cela se
fait au détriment de la sinité, qui pourtant fait montre de persuasion : d’une part,
par l’appropriation signifiante de l’espace à travers les caractères typographiques
et les symboles chinois des établissements, entendus comme “marquages de l’espace
par le biais de signes que l’on dispose(32)”, d’autre part, par leur présence en amont de
la chaîne artisanale comme fournisseurs de machines à coudre et de fils pour la
majorité des artisans locaux de la confection. Mais c’est par leur activité de reprise
de bars-tabacs-PMU, point d’orgue du retournement d’une situation de départ
défavorable, que le groupe chinois s’ancre de manière définitive, au vu et au su de
tout le monde, dans le paysage économique du quartier. Depuis moins d’une
décennie, des “collaborations” commerciales se sont développées entre les groupes
asiatique et africain sous la forme d’espaces commerciaux dédiés aux soins des
mains, tenus et occupés indifféremment par des hommes et des femmes d’origine
asiatique(33). Mis en place dans les salons de coiffure africains ou se présentant sous
la forme de boutiques insérées dans le réseau de la coiffure africaine, ils permettent d’attirer une nouvelle clientèle, de la diversifier, tout en initiant un dispositif commercial interethnique inédit.
Quel que soit le groupe considéré, la restauration et le commerce de détail alimentaire constituent les catégories les plus représentées. Les commerces dits
“communautaires”, encore majoritaires dans le quartier, contribuent à l’aménagement d’un environnement culturel proche de celui des pays d’origine. En vendant des produits spécifiques aux pays, ils préservent les usages sociaux propres
aux différents groupes : restaurants populaires de type cantine, supérettes et épice(34)
ries spécialisées , boucheries halal... C’est également le cas pour les commerces
communautaires non alimentaires(35) et les services aux minorités, qu’ils soient
d’ordre culturel (vente de journaux, CD, DVD, cassettes vidéo et audio, instruments de musique orientaux, librairies spécialisées et religieuses, salons de coiffure “ethniques”, salons de thé turcs (Cay Salonu)…), “virtuel” (Téléboutique,
cyberboutiques) ou pratique (agences de voyage)(36). En même temps, l’implantation de sociétés d’aide à la création d’entreprise, d’expertises comptables et de
bureaux de traduction concourt à leur intégration économique.
Une évolution de l’offre commerciale
Depuis trente ans, l’offre commerciale des populations immigrées dans le
Faubourg Saint-Denis a évolué et s’est diversifiée, profitant d’une évolution
récente des modes de consommation et de l’augmentation de la demande en pro-
I hommes & migrations n° 1280
duits exotiques, principalement en alimentation et en restauration, qui ont largement accompagné les mutations du commerce urbain.
À côté de la petite restauration ethnique en tout genre, qui s’adresse à une clientèle
diversifiée, avec des restaurants proposant des plats du jour à prix modique, des
restaurants de plats “à emporter”, des vendeurs de sandwichs, des “döner kebab”,
s’est développée une restauration proposant de la cuisine ethnique plus soignée
dans des cadres plus confortables et plus occidentalisés. Cette évolution tend à
répondre autant à la demande d’une population récemment installée dans le
quartier, jeune, urbaine, issue des classes moyennes et supérieures, favorable au
cosmopolitisme et désireuse de faire l’expérience d’une consommation globalisée,
qu’à une population de jeunes entrepreneurs, “issue de l’immigration” et désireuse
de profiter de conditions de vie plus favorables que celles de ses parents. Mais
l’expérience exotique et cosmopolite des consommateurs renvoie à une autre
expérience : celle où, pour les minorités de la seconde génération, l’ethnicité
devient une ressource, mobilisant une catégorie jusqu’alors construite de
l’extérieur(37). Une nouvelle génération de commerçants apparaît, qui cherche à
faire valoir une biculturalité longtemps considérée comme un handicap en raison
de l’idée supposée qu’être de deux cultures à la fois, c’est n’être ni assez de l’une, ni
assez de l’autre. Elle prend aujourd’hui avantage d’un monde où la diversité
culturelle constitue, dans toutes les grandes villes du monde occidentalisé, un
mode de vie recherché et un argument économique et politique. La cuisine, à
l’instar de la musique, de la fête ou de la religion, nous indique comment “les
marqueurs ethniques sont désormais recherchés dans les sociétés occidentales, par des
(38)
consommateurs urbains de la différence culturelle ”. La présence d’une nouvelle population appartenant aux catégories sociales moyennes et supérieures, ayant choisi
de résider dans le quartier non seulement par choix économique, mais aussi pour
des raisons d’affinités idéologiques, a eu pour effet de favoriser l’apparition d’une
offre commerciale générale, y compris ethnique, plus en adéquation avec leurs
codes et leurs normes. Leur attirance pour les mélanges culturels et sociaux profite
indéniablement à un commerce ethnique local tenu par une nouvelle génération
de commerçants qui ont grandi ou vivent en France depuis longtemps(39) et qui
s’adaptent aisément à cette nouvelle donne. Mais plus encore, ils agissent sur les
représentations collectives en requalifiant symboliquement un quartier qui
devient un centre cosmopolite et animé couru, d’une part, par leur utilisation
massive de l’espace public marchand (rue, cafés, bars, terrasses, restaurants,
associations...), d’autre part, par la perception positive qu’ils ont de leur quartier et
qu’ils communiquent, tendant à faire disparaître les représentations négatives qui
s’y attachaient(40).
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
“Continuité communautaire”
et survie économique
L’autre évolution plus discrète, mais néanmoins aussi tangible, est la création ou la
reprise de commerces traditionnels (bar, café ou commerce marchand de primeurs)
par des commerçants originaires de Turquie, qui s’apparentent à ce que l’on appelle
le “commerce banal”, c’est-à-dire à “la vente de produits courants, sans marque ethnique particulière à une clientèle indifférente, mais généralement à la population du pays
d’accueil(41)”. Ce commerce banal dissimule en partie une “continuité communautaire”, car si ces commerces s’adressent à une clientèle diversifiée, ils restent fréquentés par une clientèle souvent issue de la même origine ethnique, voire villageoise, que celle du propriétaire ou du gérant. Reste qu’ils s’éloignent
ostensiblement du commerce turc traditionnel comme le Cay Salonu, où le cadre
normatif apparaît plus prégnant.
Une autre différence majeure avec les décennies précédentes est l’émergence des
technologies de la communication et de l’information (TIC) dans l’offre commerciale en milieu migrant. Il existe aujourd’hui près d’une vingtaine de Téléboutique
et cyberboutiques dans le quartier, tenues majoritairement par les Pakistanais pour
les premières, par les Turco-Kurdes pour les secondes. Cette infrastructure entrepreneuriale permet d’aborder “la question du migrant sous l’angle de la multiterritorialité(42)” : celle d’abord de son immersion dans un territoire marchand multiethnique, marqué par la présence de nombreuses Téléboutique et cyberboutiques,
toutes tenues par des commerçants étrangers, celle ensuite de son pays d’origine
avec lequel il échange et communique par l’intermédiaire des TIC, celle enfin, de
la diaspora, comme “espace imaginaire, ‘fantasmé’, reconstruit à l’échelle internationale(43)”. En retour, un bon nombre de migrants ont pu s’approprier un créneau
commercial peu exigeant en superficie et requérant peu de capitaux.
Conclusion
La présence commerciale immigrée fait partie de la mémoire collective du quartier.
Si les originaires de Turquie, du monde indien et de Chine apparaissent majoritaires
depuis une trentaine d’années, Grecs, Juifs du Levantin, Tunisiens, Yougoslaves,
Espagnols, ont laissé des traces(44). La présence d’associations, de bazars et de commerces spécialisés dans la fourrure ou les produits alimentaires atteste encore de cette
existence ancienne. Aujourd’hui, la rue du Faubourg Saint-Denis continue d’être le
témoin d’un ballet incessant de va-et-vient ; le reste du monde (Roumains, Bulgares,
I hommes & migrations n° 1280
Kosovars, turcophones d’Asie centrale, Subsahariens…) s’y arrête, se pose, reprend des
forces, dans une altérité qui n’est pas montré du doigt. Terrain où l’expérience de la
solidité des liens, de l’usage du principe de réciprocité et de la force de la parole donnée continue de faire partie d’un mode de faire et de vivre, autant dans les relations
humaines qu’économiques, le quartier fait aujourd’hui l’épreuve de la gentrification.
Les familles immigrées et les classes populaires partent en banlieue à la recherche
d’appartements plus grands et moins onéreux à louer, laissant place à une population appartenant aux classes moyennes et supérieures. Les petits appartements de la
Porte Saint-Denis, soumis à la pression du marché, sont désormais rachetés pendant
que les appartements de grande surface continuent de trouver acquéreurs. Le
Faubourg Saint-Denis est dans l’expectative. Certains annoncent la disparition lente
mais certaine de ce petit coin populaire au goût d’Orient au profit d’un quartier totalement “boboïsé(45)”, d’autres prédisent une cohabitation réussie comme cela se passe
à Belleville. Difficile de prédire un avenir soumis aux forces du marché et du politique. Reste que c’est dans un contexte où le statut (ou le non-statut) d’immigré
domine et où des conditions précaires d’existence demeurent que les populations
restent davantage dépendantes de leur mode de vie et de leurs valeurs initiales, ou de
ce qu’elles ont pu en transposer. Cet attachement engendre une inévitable pulsion
grégaire, qui est à l’origine de la visibilité qui imprime durablement sa marque à certains quartiers comme celui de Belleville, de La Goutte d’Or, de Château-Rouge, de
La Chapelle ou du Faubourg Saint-Denis. Dans ce cas, une dynamique territoriale
peut se déployer si l’appropriation ethnique reste consolidée par un flux migratoire
soutenu, lui-même encouragé par cet espace. Or il semblerait que ce ne soit plus le
cas aujourd’hui, comme le montre la diminution du nombre des Parisiens nés à l’étranger. La diversité culturelle, grande marque de fabrique du discours ambiant et
bien-pensant, semble ne pas résister aux réalités du terrain.
■
Notes
1. Sur le plan juridique et administratif, le quartier étudié est le quartier de la Porte Saint-Denis, mais le Faubourg
Saint-Denis est plus qu’une simple limite administrative, il est une identité, un état d’esprit.
2. Catherine Barthon, La “Petite Turquie” à Strasbourg-Saint-Denis, portrait d’un microcosme turc à Paris, maîtrise de géographie,
université de Sciences humaines de Poitiers, département de Géographie, Poitiers, 1992, 99 p. ; Bernard Dinh, La Petite
Turquie, D.E.A de géographie, université de Paris X - Nanterre, 2002, 113 p. ; Bernard Dinh, “Le Faubourg Saint-Denis,
communauté ethnique marchande ? ”, in Cédric Audebert et Emmanuel Ma Mung (Éd.), Les nouveaux territoires migratoires :
entre logiques globales et dynamiques locales, Bilbao, université de Deusto, 2007, p. 127-140.
3. Michèle Guillon, Isabelle Taboada-Leonetti, Le Triangle de Choisy. Un quartier chinois à Paris, Paris, L’Harmattan,
1986, 210 p. ; Anne Raulin, “La Petite Asie de Paris : espaces marchands et concentrations urbaines minoritaires”,
Cahiers internationaux de sociologie, vol. LXXXV, 1988, p. 225-242.
4. Mustafa Poyraz, “Turcs et Indiens du Faubourg Saint-Denis. Un espace commun en construction”, Hommes et
Migrations, n°1268-1269, juillet-octobre 2007, p. 110-118.
5. Bernard Dinh, “L’entrepreneuriat ethnique en France”, Hommes et Migrations, n°1264, novembre-décembre 2006,
p. 114-128.
6. Emmanuel Ma Mung, Gildas Simon, Commerçants maghrébins et asiatiques en France. Masson, Paris, 1990, 138 p.
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7. Stéphane de Tapia, “L’émigration turque, circulation migratoire et diasporas”, L’Espace géographique,
vol. n°2, 1994, pp. 19-28 ; Stéphane de Tapia, “Les circuits d’approvisionnement des commerces turcs en Europe”,
in Un dynamisme venu d’ailleurs : esprit d’entreprise et immigration, Paris, L’Harmattan, 2004 ; Stéphane de Tapia,
Migrations et diasporas turques. Circulation migratoire et continuité territoriale (1957-2004), Paris, Istanbul, Maisonneuve
et Larose, Institut français d’études anatoliennes, 2005.
8. Un numéro spécial d’ Hommes et Migrations paru en 2007 sur les “Diasporas indiennes dans la ville” donne à lire
la production de jeunes chercheurs, ce qui permet d’espérer une meilleure compréhension de ces groupes de migrants
jusqu’alors négligés par les scientifiques. Reste que là encore, il est difficile d’estimer le nombre de ces groupes
originaires du monde indien, en raison, d’une part, de l’absence de statistiques ethniques, d’autre part,
de la multiplicité des statuts (passeports français, britanniques vrais ou faux, demandeurs d’asile, personnes vivant
en France grâce aux documents obtenus lors des régularisations massives en Italie, en Espagne ou au Portugal,
déboutés du droit d’asile et clandestins).
On pourra par ailleurs se reporter aux articles suivants : A. Etiemble, “Les ressorts de la diaspora tamoule.
Associations, médias et politique”, Cahiers de recherche, n°6, MIRe, juin 2001 ; G. Jones, “Le trésor caché du quartier
indien : esquisse ethnographique d’une centralité minoritaire parisienne”, Revue européenne des migrations
internationales, vol. 19 - n°1, 2003, p. 233 ; Vasoodeven Vuddamalay, “La Little India du Faubourg Saint-Denis :
une microgéographie indienne à Paris”, in Existe-t-il des métiers ethniques ?, Panoramiques, n° 65, 2003.
9. La minorité kurde originaire du Sud-Est anatolien est évaluée à plus de 50 % des résidents originaires de Turquie.
10. Cet article porte plus exactement sur la présence entrepreneuriale turco-kurde, indo-pakistanaise et chinoise.
Le réseau entrepreneurial d’origine africaine subsaharienne, bien que très présent dans le quartier, est principalement
installé en périphérie du quartier étudié, porte essentiellement sur une monoactivité, la coiffure, et s’adresse presque
exclusivement à une clientèle africaine.
11. Récemment, l’association ELELE, l’une des plus représentatives du tissu associatif turc, est venue grossir les rangs
des associations locales en s’installant rue Martel dans le 10e arrondissement.
12. La mosquée située au 64 rue du Faubourg Saint-Denis, gérée et financée par le Millî Görüs, a fermé ses portes en
2008. Concernant la genèse de ce mouvement, nous vous renvoyons à l’article d’Altan Gökalp sur l’islam des Turcs,
paru dans un nunéro spécial d‘Hommes et Migrations sur les immigrés de Turquie, en 1998.
13. Gaye Petek-Salom, La communauté immigrée turque en France, Paris, A.D.R.I, 1984 ; N. Green (dir.), “Les quartiers
parisiens de l’industrie de l’habillement et les relations pluriethniques”, G.T.T.Q.- MIRe, Project n° 1085, 1989,
p. 177 ; Riva Kastoryano, Présence turque en France, rapport au secrétariat général à l’Intégration, Paris, 1992.
14. Vuddamalay Vasoodeven, “Le Little India du faubourg Saint-Denis : une micro-géographie indienne”, Paris,
in Existe-t-il des métiers ethniques ?, Panoramiques, n° 65, 2003.
15. Gaye Petek-Salom, La communauté immigrée turque en France, Paris, A.D.R.I, 1984.
16. Nancy Green, Du Sentier à la 7e Avenue : la confection et les immigrés, Paris - New-York, 1880-1990, Paris,
Seuil, 1998.
17. Jeanne Gaillard, “Paris, la ville, 1850-1870”, thèse d’histoire, université Paris-X, 1975, p 199.
18. Solange Montagné-Villette, Le Sentier, un espace ambigu, Paris, Masson, 1990, 140 p.
19. Si au début des années quatre-vingt, l’origine régionale des migrants turcs était diversifiée, depuis les années
quatre-vingt-dix, les migrants turcs viennent essentiellement de villages du Sud-Est anatolien et font l’expérience
urbaine de villes comme Urfa, Gaziantep, Tunceli ou Mardin avant de quitter le pays d’origine, si toutefois
ils ne font pas également une expérience migratoire stambouliote.
20. Les Pakistanais installés près de la Porte Saint-Denis et le bas de la rue du Faubourg Saint-Denis sont dans
leur très grande majorité originaires du nord du Penjab, et plus particulièrement des villages des districts non irrigués
de Rawalpindi, Jhelum, Gujrat et Mandi Bahauddin. D’autres viennent des régions irriguées de Faisalabad, Sahiwal
et Sargodha, dans le centre et l’est du Penjab.
21. Mirjana Morokvasik, Annie Phizacklea, and Hedwig Rudolph, “Small Firms and Minority Groups:
Contradictory Trends in the French, German and British Clothing Industries”, International Sociology, 1, 1986,
pp. 397-419 ; N. Green (dir.), “Les quartiers parisiens de l’industrie de l’habillement et les relations pluriethniques”,
G.T.T.Q.- MIRe, Project n° 1085, 1989, p. 177 ; Solange Montagné-Villette, Le Sentier, un espace ambigu, Paris, Masson,
1990, 140 p. ; Rath J., Unravelling the Rag Trade. Immigrant Entrepreneurship in Seven World Cities, Oxford, New York,
Berg publishers, 2002.
22. Catherine Barthon, La “Petite Turquie” à Strasbourg-Saint-Denis, portrait d’un microcosme turc à Paris, maîtrise
de géographie, université de Sciences humaines de Poitiers, département de Géographie, Poitiers, 1992, 99 p.
23. Les propriétaires sont en réalité Pakistanais. L’indianité constitue un véritable argument commercial.
24. Il est très difficile de connaître précisément l’arrivée des migrants du monde indien dans le quartier. Marie Percot,
ethnologue, dont le DEA d’anthropologie sociale et d’ethnologie, malheureusement aujourd’hui égaré, a porté
sur le passage Brady, se souvient que les premiers migrants indiens s’y sont installés à la fin des années soixante-dix.
25. Rappelons que, selon les données de l’Atelier parisien d’urbanisme sur la population totale du 10e arrondissement,
les étrangers représentaient 21,2 % de la population en 1999. Une personne sur cinq est étrangère ou a conservé
une double nationalité. C’est plus que pour la moyenne parisienne qui est de 14,5%. APUR, données statistiques :
population, logement, emploi pour Paris et ses arrondissements, “Données à l’arrondissement et au quartier
administratif. 10e arrondissement”, Études et dossiers, Paris 1954-1999, 2005.
I hommes & migrations n° 1280
26. Selon Mariam Abou-Zahab, spécialiste de la migration pakistanaise, les trois-quarts de la migration pakistanaise
en Île-de-France vivent dans les départements du nord de Paris, principalement en Seine-Saint-Denis (93) et dans
le Val-d’Oise (95). Voir Mariam Abou-Zahab, “Migrants pakistanais en France”, Hommes et Migrations, n°1268-1269,
juillet-octobre 2007, p. 96-103.
On retrouve les mêmes localisations pour la migration turque francilienne : 4 036 Turcs en 1990 contre 14 930
en 1999 sont en Seine-Saint-Denis, et 4 343 Turcs en 1990 contre 11 275 en 1999 sont dans le Val-d’Oise, selon
les recensements de l’INSEE.
Rappelons que pour Paris, entre 1982 et 1990, la population asiatique a augmenté de 63 %, ce qui est la progression
la plus forte avec les Turcs (76 %). Ils représentent 4,5 % de la population immigrée. Voir Patrick Simon,
“La société partagée, relations interethniques et interclasses dans un quartier en rénovation : Belleville, Paris 20e”,
Cahiers internationaux de sociologie, vol. 98, 1995, p. 161-190.
Du recensement de 1990 à celui de 1999, le nombre de Parisiens nés à l’étranger a légèrement diminué (de 399 000
à 386 000). Toutefois, si le groupe maghrébin suit bien cette tendance, il n’en est pas de même du groupe africain
(+ 10 %), ni du groupe asiatique (+ 7 %) (INSEE-FASILD, Atlas des populations immigrées en Île-de-France, 2004).
Dans le 10e arrondissement, on comptait 880 Turcs en 1990 contre 888 en 1999.
27. Anne Raulin, L’ethnique est quotidien, diasporas, marchés et cultures métropolitaines, Paris, L’Harmattan, 2000.
28. Cela vaut pour les groupes indo-pakistanais et chinois.
29. Quatre microlocalisations : le passage du Prado, le passage Brady, la rue du Faubourg Saint-Denis comprise entre
les rues des Petites Écuries et de Paradis, l’angle de la rue du Faubourg Saint-Denis et de la rue Jarry.
30. Fin 2006, on comptait dans le quartier de la Porte Saint-Denis environ 80 établissements tenus par des
commerçants turco-kurdes, 77 tenus par des commerçants pakistanais mais aussi par des Mauriciens d’origine
indienne, plus d’une quinzaine tenus par des Asiatiques. Depuis ce chiffre a beaucoup évolué.
31. L’analyse de journaux gratuits d’annonces publicitaires bilingues (français-turc), comme Papagan ou Star Reklam,
confirme l’existence d’un réseau entrepreneurial translocal à l’échelle régionale principalement dans les départements
de la Seine-Saint-Denis (93) et du Val-d’Oise (95) : concessionnaires automobiles, garages, auto-écoles, cabinets
d’architecte, meubles de maison, meubles de cuisine pour collectivités, matériaux du BTP (carrelage, peinture, enduit,
etc.), installateurs de fenêtres et velux, chauffagistes, fournitures de TV, HI-FI, vidéo, et matériel pour l’installation
de paraboles satellites, cabinets d’expertises comptables, agences immobilières, locations de salle, studios photo,
organisations de mariage, etc.
32. Emmanuel Ma Mung, “Territorialisation marchande et négociations des identités : les Chinois à Paris”,
in Espaces et Sociétés, n° 96, 1998, p. 159.
33. Ils sont d’origine chinoise, vietnamienne, laotienne ou cambodgienne.
34. Aujourd’hui, les épiceries spécialisées fonctionnent comme des épiceries de quartier, complétant un système
de distribution traditionnel français de moyennes et grandes surfaces bien pourvu. À cet égard, elles attirent
une clientèle locale diversifiée.
35. Ne pas oublier leur caractère souvent polyfonctionnel : espace de jeux, d’échange, d’information, agence
d’intérim, etc.
36. On comptait une seule agence de voyage “turque” au milieu des années quatre-vingt contre plus d’une quinzaine
aujourd’hui.
37. Le nouvel an chinois constitue un parfait exemple de cette évolution. Rappelons qu’il y a vingt-cinq ans
il n’existait pas de nouvel an chinois, qui est traditionnellement une fête familiale. Initié par les associations
d’entrepreneurs chinois du Sud-Est asiatique, cet événement a eu pour objectif de donner à la communauté chinoise
de nombreux avantages : d’une part, elle est plus visible dans la société locale, d’autre part, elle est mieux perçue,
et, enfin, cela a permis de tisser des liens qui n’existaient pas forcément entre eux et la population locale dans un
13e arrondissement des années quatre-vingt qui avait très mauvaise presse à l’époque.
38. Elisabeth Cunin, “L’ethnicité revisitée par la globalisation”, in La globalisation de l’ethnicité ?, Autrepart, n° 38,
2006, p. 10.
39. La plupart sont Français ou possèdent la double nationalité. Certains ont repris des affaires familiales, d’autres
se sont lancés dans la création d’entreprise.
40. Se référer au travail de recherche mené par Patrick Simon sur ce sujet à Belleville. Patrick Simon,
“La société partagée, Relations interethniques et interclasses dans un quartier en rénovation : Belleville, Paris 20e”,
Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. 98, p. 161-190, 1995.
41. Emmanuel Ma Mung, Gildas Simon, Commerçants maghrébins et asiatiques en France. Masson, Paris, 1990, 138 p.
42. Claire Scopsi, “Représentations des TIC et multiterritorialité : le cas des télé et cyberboutiques de Château-Rouge,
à Paris”, in Annie Chéneau-Loquay (dir.), Technologies de la communication et mondialisation en Afrique, Paris, Karthala,
MSHA, 2004, p. 275-293.
43. Emmanuel Ma Mung, La diaspora chinoise : géographie d’une migration, Paris, Ophrys, 2000.
44. Le recensement de 1921 montre déjà une très grande diversité ethnique de la population dans tous les métiers.
L’industrie du vêtement accaparait déjà une bonne partie de la population immigrée.
45. D’après l’éponyme bourgeois-bohême. David Brooks, Bobos in Paradise: The New Upper Class and How They Got
There, New York, Simon and Schuster, 2000.
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
La Saison de la Turquie en France
Quel rôle peuvent jouer
les associations ?
Par Gaye Petek,
directrice de l'association ELELE - Migrations et cultures de Turquie
© Camille Millerand
Deux ans après le Printemps français organisé en Turquie, la Saison
de la Turquie est lancée en France. Du 1er juillet 2009 au 31 mars 2010,
de nombreuses manifestations culturelles dans tout le pays
offrent l’occasion de découvrir les visages de la Turquie contemporaine.
Rendez-vous est pris avec les Turcs de France.
La mobilisation de leurs associations est l’une des clés de la réussite
de l’événement, en termes d’échanges, de connaissance de soi
et des autres.
I hommes & migrations n° 1280
Le 30 juin dernier, au ministère de la Culture, Frédéric Mitterrand et son homologue turc Ertugrul Günay ont donné le coup d’envoi de la Saison de la Turquie
en France. Une foule très dense a ainsi pu recevoir le catalogue général(1).
L’événement a nécessité près de deux ans de préparation. Plus de 400 manifestations sont prévues dans toute la France, autour d’une quinzaine de disciplines artistiques, patrimoniales et culturelles(2). Lorsqu’une telle opportunité se présente, les
associations peuvent avoir au moins quatre rôles d’importance : organiser ellesmêmes des manifestations culturelles ; tisser des liens de partenariat avec les structures publiques nationales ou territoriales et faire de l’aide au montage de projets ;
informer le public et les réseaux avec lesquels elles sont en contact ; mobiliser le
public et organiser sa participation aux événements.
Des structures associatives turques
peu nombreuses
La partie turque est placée cette saison sous le sceau de la diversité et de la modernité, aspirant à montrer une Turquie dynamique et contemporaine. Nul doute
qu’en arrière-fond il y ait aussi l’envie de laisser une trace indélébile pour l’avenir
des négociations liées à l’entrée potentielle de la Turquie dans l’Europe, dans une
ou deux dizaines d’années. Mais un regard rapide sur le catalogue de la saison laisse
voir qu’il n’y a pas pléthore de structures associatives turques parmi les opérateurs.
Dans les régions, on peut noter une participation de l’Association de culture et
d’amitié de Belfort avec des expositions d’arts traditionnels, et cela en lien avec
une structure turque, l’Association des réalisateurs de projets dans l’Union européenne (Avrupa birligi proje yapimcilari dernegi)(3), qui proposera des expositions à
Paris, Lille, Strasbourg et Belfort. L’Association turque de Canteleu va collaborer avec la municipalité et l’université de Rouen, dont le président est d’origine
turque, à l’organisation d’un Mois de la Turquie avec des expositions, des conférences, des ateliers. L’Association turque de Bourganeuf dans la Creuse aidera la
ville à mettre à l’honneur le sultan Cem, frère de Bajazet. Cette petite commune
dont il fut l’hôte en a gardé un souvenir impérissable, grâce à la tour Zizim, où
vécut ce monarque ottoman, et qui s’élève au cœur de la ville. Les collectivités
organisent ainsi “les Bourga’turques” de septembre à janvier(4). Ucufratel, une
association limousine, mène également des projets, notamment une conférence
sur l’immigration turque en Limousin à la Bibliothèque francophone multimédia de Limoges, et ACORT à Paris organise une semaine de cinéma turc dans le
10e arrondissement(5).
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
À la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, ELELE a reçu carte blanche
pour organiser une série de manifestations : expositions d’art contemporain liées à
l’immigration, théâtre d’ombres, conférences, cinéma, concerts, causeries et lectures habiteront la CNHI, du 13 octobre au 22 novembre(6). Par ailleurs, ELELE
organise sa foire du livre annuelle en partenariat cette fois avec la mairie du
10e arrondissement de Paris, où se tiendra une exposition de photographies sur la
région(7) du grand écrivain Yachar Kemal et en sa présence, alors qu’une autre
constituée de ses portraits(8) sera accrochée à l’association. Une table ronde d’écrivains se tiendra à la mairie, et quinze jours plus tard le 10e arrondissement
accueillera deux grands bronzes du sculpteur Cem Sagbil en extérieur et ses sculptures de plus petite taille seront exposées dans le hall de la mairie et au siège
d’ELELE. L’association terminera la saison au Musée du Montparnasse, où elle présentera une exposition intitulée “L’École de Paris à Paris”, soit les œuvres de neuf
grands peintres turcs. D’autres associations (comme le Centre culturel Anatolie,
Ataturquie…) mettront leurs savoir-faire à la disposition des acteurs culturels
locaux, mais ils ne s’inscrivent pas en tant qu’opérateurs principaux, ou bien leurs
projets n’ont pas été labellisés.
Kermesse de la communauté turque organisée par l’association Le Pont à Epinay-sur-Seine.
© Camille Millerand
I hommes & migrations n° 1280
Les limites de la mobilisation
Revenons donc ici à la nature même des associations turques de France qui sont
rares à poursuivre des buts culturels, comme on le voit à cette occasion. Pourtant,
les responsables de la commission mixte, tout comme l’ambassade, avaient sensibilisé le monde associatif. Voici plus d’un an, ELELE avait offert ses services pour
aider les dirigeants des associations à monter des projets. Rares sont ceux qui nous
ont contactés pour un conseil ou une demande d’outils culturels(9). Ceci fait s’interroger évidemment sur leur conception du
rôle d’une association et surtout sur celle de
Il n’y a en effet rien
son ouverture au plus grand nombre, c’est-àde pire que de renvoyer
dire à tous les publics.
un adolescent en “quête
Autrement dit, la plupart des associations
de soi” vers sa culture
turques étant dédiées à l’organisation du culte
d’origine vue comme
une sous-culture chiche
et au rassemblement des coreligionnaires,
kebab ou couscous
elles ne comprennent pas vraiment le sens et
merguez.
la mission d’une structure de société civile.
En outre, la plupart des dirigeants de ces associations étant des immigrés de première génération, d’origine rurale, pour eux, la
notion de culture se résume le plus souvent au folklore et aux grandes fêtes nationales. À plusieurs reprises au fil des ans et de nos interventions auprès de ces structures, nous avons tenté d’expliquer le rôle qu’ils pourraient avoir, tenté de leur faire
comprendre que la commémoration des fêtes d’une nation – et surtout de manière
répétitive – ne pouvaient pas constituer du lien social. Mais nous nous sommes
heurtés le plus souvent à une incompréhension ou à un refus de comprendre.
Culture contre sous-culture
C’est ici que s’inscrit le vrai débat : celui du rapport à la culture et la maîtrise de
cette dernière en ce qu’elle peut avoir d’universel et de partageable. On ne peut pas
bien sûr jeter la pierre à ces immigrés venus de leur pays avec un bas niveau d’éducation, sauf lorsqu’ils empêchent leurs enfants scolarisés en France d’approcher
le savoir et la culture hors les murs de l’école. On peut, en revanche, s’interroger
sur les lacunes des politiques publiques, notamment éducatives, qui n’ont pas
voulu prendre en compte ces difficultés inhérentes aux populations immigrées,
afin de proposer aux jeunes descendants de familles immigrées une connaissance,
des pistes sur leur “culture d’origine”. Depuis plus de trente ans, on relègue cette
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Dossier I Les Turcs en France : quels ancrages ? I
notion de culture d’origine aux familles et aux ELCO(10), en considérant que l’école
française doit se circonscrire à sa mission d’intégration dans la culture française.
Mais ne sait-on pas qu’un jeune de deux cultures s’interroge forcément un jour sur
le rapport de ces deux cultures entre elles ? N’a-t-on pas compris qu’il est mis, par
sa famille et la communauté, devant un indéfectible lien d’allégeance à la culture
du pays quitté, et que cela suppose de sa part un choix manichéen et déchirant ?
C’est en tout cas ainsi qu’on le lui pose. Or on devrait savoir que deux cultures,
c’est une formidable richesse, à la seule condition qu’on les connaisse bien toutes
les deux et que celle des parents ne soit pas cette culture minorisée à laquelle la
patrie de naissance jette un coup d’œil condescendant. Il n’y a en effet rien de pire
que de renvoyer un adolescent en “quête de soi” vers sa culture d’origine vue
comme une sous-culture “chiche kebab” ou “couscous merguez”. L’aspiration de
ces jeunes au fond, même inconsciente, est celle du métissage. Mais le “mélange”
doit être équilibré, harmonieux, égalitaire.
La situation paradoxale des Turcs de France
Le rôle des associations, nous l’avons dit, est aussi celui d’être des “passeurs” de
culture. Pour cela, il faut posséder la culture. Nombre de jeunes descendants de
familles immigrées de Turquie ont aujourd’hui conscience de la nécessité de
“s’ouvrir” vers l’extérieur. Ils souhaitent devenir des interlocuteurs, voire des
ambassadeurs de la culture de leurs parents, auprès de la société dont ils sont les
citoyens. Mais bien souvent, ils souffrent d’un manque de savoir et, en premier
lieu, parce qu’ils maîtrisent mal le turc. C’est bien pourquoi les cours de turcologie de l’INALCO à Paris ou à Strasbourg sont suivis par une majorité de turcophones. Ces jeunes auraient besoin d’accéder à leur “culture d’origine” par le biais
du français. Qu’à cela ne tienne, la littérature est large et les occasions nombreuses…
On voit donc l’importance d’une Saison de la Turquie en France, mais encore
faut-il que ces jeunes soient informés et encouragés à suivre toutes ces manifestations. C’est là une opportunité qui ne se représentera pas de sitôt. Ce ne sont pas
forcément les parents qui feront le lien. Il est donc très important que les acteurs
sociaux et culturels français prennent aussi conscience du rôle qu’il peuvent jouer
et du précieux service qu’ils peuvent rendre par là à ces jeunes Français dont les
parents viennent d’ailleurs.
Les leaders associatifs turcs pour leur majorité ne comprennent pas leur mission
d’information. Ils informent peu leurs adhérents, alors pourquoi agiraient-ils
autrement avec un plus large public ? Ils feront bien entendu de la rétention
I hommes & migrations n° 1280
d’informations à l’égard des familles. Restent les médias turcs et français, à
condition qu’on les écoute, et bien sûr l’école, les centres culturels, les bibliothèques, les médiathèques. Cependant, il ne s’agit pas là de se contenter de donner l’information, il faudra également convaincre des parents, conduire des
enfants à la rencontre de la culture turque dans les manifestations qui se passent
à proximité ou non. Nous sommes au cœur même de nos responsabilités partagées : en premier lieu, les acteurs, les associations, le secteur éducatif, les collectivités. L’occasion est là, le challenge est évident, restent l’ambition et le désir de profiter et de mettre à profit cette Saison turque pour voir et connaître tous
■
ensemble. N’est-ce pas là le balbutiement du dialogue ?
Notes
1. Mis en ligne sur le site de Culturesfrance : www.saisondelaturquie.fr
2. Grands événements, valorisation du patrimoine, arts visuels, arts de la scène, arts de la rue, littérature, cinéma,
gastronomie, débats d’idées, projets éducatifs et universitaires, occuperont les espaces culturels des villes mais aussi
des petites communes dans toute la France.
3. www.abprojeyap.org.
4. www.ot-bourganeuf.com.
5. www.acort.org.
6. Voir les sites de la CNHI, www.histoire-immigration.fr, et d’ELELE, www.elele.info.
7. Photographies de Lütfü Özgünaydin sur la Cukurova de Yachar Kemal.
8. “50 ans de portraits de Yachar Kemal”, par Günes Karabuda.
9. ELELE possède un catalogue d’expositions itinérantes (à demander au 01-43-57-76-28).
10. ELCO : Enseignements des langues et cultures d’origine. Dispositif contractuel qui lie la France à divers
pays d’immigration qui envoient dans les écoles françaises des enseignants rémunérés par les États d’origine et qui
enseignent sur la base de programmes et d’ouvrages édités dans ces pays étrangers.
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