gr- Le drame de Diego Armando Maradona, c`est que

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gr- Le drame de Diego Armando Maradona, c`est que
gr Le drame de Diego Armando Maradona, c'est pression d'être la risée de la péninsule. Lorsqu'ils
que, fils d'un menuisier, il a été un enfant-dieu. suivent leur équipe dans le nord, ils sont accueillis
Les évangiles du ballon rond affirment qu'à 3 ans par des banderoles où ils lisent : « Bienvenue en
il joue déjà dans une équipe junior et qu'il étonne Italie ». Naples a besoin d'un dieu.
Le seul dieu disponible sur le marché, c'est
les docteurs du foot. A 15 ans, il est présenté au
temple, c'est-à-dire à la Bombonera, le stade de Diego Maradona. Le montant du transfert est
Buenos Aires, où il déconcerte les pharisiens, cette fois, comment dire, spatial, interstellaire: 13
c'est-à-dire les joueurs de la première division milliards de lires, 60 millions de francs. Une folie
argentine. En 1981, il entre au Boca Juniors, un pour le club d'une ville du tiers-monde. Le SSC
club fétiche, presque une secte. Les rois mages, de Napoli renâcle, malgré ses ambitions démesuc'est-à-dire les envoyés spéciaux du monde entier rées. Mais les tifosi exigent Maradona. fisse font
se déplacent pour le voir. Contrairement aux rois enchaîner aux portails du Soccavo, le terrain
mages de l'autre Evangile, ils arrivent les mains d'entraînement de Naples. L'émeute menace, et
vides. La myrrhe et l'encens, ce sera pour plus tout le monde sent qu'elle risque d'être plus grave
tard. On lui pose des questions perfides et indis- qu'une émeute de la faim. Le président Ferlaino
crètes. Il répond avec la fraîcheur et l'inexpé- est obligé de céder. Le club doit s'endetter auprès
rience de la jeunesse. Sa famille, soudée autour de de la Banco d'Italia. Un dieu, ça se paye. En juillet
la maman, Tota pleine de grâce s'emploie à le _ 1984, Diego Armando Maradona entre en triomsoustraire à la ferveur de ses fidèles. C'est déjà la phateur au stade San Paolo, devant 60 000 tifosi
sainte famille. Plus tard, la sainte famille devien- en état de transe mystique. Ce sont ses noces avec
la ville. C'est son entrée à Jérusalem, son dimandra le clan Maradona.
Dieguito aurait dû rester un dieu local. Iln' était
pas fait pour fonder une religion universelle
comme Pelé. C'est un dieu qui manque de sérieux,
ce qui ne pardonne pas dans le job. En s'expatriant, il va perdre son pays, et il ne réussira pas à
conquérir le monde. lia 22 ans, en 1982, lorsque
les marchands du temple— et Dieu sait s'il y'a des
marchands dans le temple du foot — le vendent à
Barcelone pour une somme astronomique (c'est
l'adjectif qu'on est bien obligé d'employer lorsqu'on parle des transferts de Maradona, parce que
c'est le seul qui donne une idée de l'infini).
Dieguito ne les chasse pas. Il se laisse faire. C'est
à Barcelone, où il passera deux saisons, que
Maradona tombe pour la première fois. Il se
heurte à un tacle meurtrier du stoppeur, de l'Atletico Bilbao, Andoni Goicoechea. Il se retrouve
avec une jambe brisée. Angoisse pour l'avenir.
Rééducation. Solitude. Diego recoMmence à
jouer, mais le courant ne passe plus entre Diego et
les Catalans, qui le trouvent trop paysan, trop
m'as-tu-vu. Et puis la sainte famille est devenue Le mariage de Maradonna le 7 novembre 1989
envahissante. Le clan Maradona s'appelle main- che des Rameaux. Il ne sera plus jamais aimé
tenant la Maradona Production, qui rapporte comme ce jour-là.
100 000 dollars par an. Les bureaux sont situés
Naples n'a pas été volée par le dieu qu'elle a
calle Carlos-III. Une véritable agence de pub, adopté et qui fait miracle sur miracle Premier
avec une dizaine d'hôtesses, où trône Jorge miracle, la multiplication des spectateurs. Par sa
Cyterszpiler, un ami d'enfance de Diego, qui vend seule présence, Maradona attire à San Paolo
tout ce qui est susceptible d'être vendu sous le 20 000 inconditionnels, auxquels s'ajoutent les
label Maradona. Un racket trop voyant pour une 60 000 supporters abonnés. Second miracle, le
ville aussi raffinée que Barcelone. Diego ne se sent scudetto. In 1987, grâce à Maradona, Naples
pas chez lui. Il regrette l'Argentine: C'est la remporte enfin l'écusson du championnat, plus la
traversée du désert Mais dans le désert, il y a Coupe d'Italie. Troisième miracle la consécraSatan.
tion européenne pour Naples, en 1989, avec la
Satan, c'est Naples. Une ville offerte, passion- victoire en Coupe de l'UEFA. La gloire. Maranée. La ville de toutes les tentations. Une ville dona a remplacé san Gennaro. C'est un dieu en or
pour Maradona s'il avait eu la tête froide. S'il massif. Il a chassé Cyterszpiler de l'église maran'avait pas été Maradona. Le tremblement de donienne. C'était un mauvais disciple, un Judas
terre a ébranlé les vieilles maisons des quartieri qui le trahissait et travaillait pour son propre
spagneri où le petit peuple attend la fin du monde compte. Un renvoi profitable.
en priant san Gennaro, mais a renforcé la Ca- Pour la seule année 1989, Diego encaisse
morra, qui a détourné l'aide publique. Il y a 20 millions de francs, entre son salaire et l'exploitoujours des flaques de sang sur les trottoirs, les tation de son nom. Il s'est installé sur la colline du
camorristes continuent à s'entre-tuer; mais ils Posilipo, qui domine la mer tyrrhénienne et où a
n'ont jamais été si riches, surtout que la coke et habité Cicéron. Il a loué un petit palaccio éclatant
l'héro, ça tourne à pleins labos. Ils sont avides de de blancheur, où il réunit souvent le clan au grand
respectabilité et de gloire. Ils aiment le foot, et ils complet, ses sœurs Anna, Kitty, Lilli„ Maria, ses
veulent une grande équipe. Les tifosi aussi. Les deux frères Lalo et Hugo, qui sont aussi footbalmalheureux vivent une humiliation permanente. leurs, Guillermo Coppola, son procurateur et
Pas à cause de leur misère, mais parce qu'ils n'ont grand prêtre, son médecin, ses courtisans et
jamais décroché le scudetto, l'écusscin que rem- parasites. La pièce principale, c'est le garage, où
porte l'équipe championne d'Italie. Ils ont l'im- Diego entasse des monstres, dont une Testarossa
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94 LE NOUVEL OBSERVATEUR /NOTRE ÉPOQUE'
noire, cadeau d'Enzo Ferrari, et un Rolls Phantom qui a appartenu à Goebbels. Les tifosi sont
ravis de tout ce luxe. Entre Naples et lui, c'est
d'abord l'amour fou. Alors il mange napolitain. Il
se dope à la pasta asciutta. Il grossit. « Il ressemblait plus au concierge du stade qu'a un champion
de foot », dit un journaliste napolitain.
Et puis brusquement, en juin 1989, c'est la
fêlure. Pour rien, ou presque rien. A l'occasion
d'un match sans importance contre Pise. Maradona, qui souffre d'une élongation, regagne, pieds
nus, les vestiaires. Et, pour la première fois de sa
vie, il est sifflé et hué. Les tifosi sont des mangeurs
de dieux. Maradona ne pardonnera jamais ce
sacrilège à Naples. Il prend de longues vacances
en Argentine. Si longues qu'on croit bien qu'on ne
le reverra plus sur la pelouse de San Paolo. Peu
après, il se marie avec Claudia Rosana, une
Argentine dont le père est chauffeur de taxi, et qui
est aussi pauvre qu'il l'avait été lui-même. Diego
va dépenser 3 millions de francs pour épouser une
fille sans argent. Il a la folie des grandeurs, mais
il est toujours resté fidèle à ses origines. C'est dans
une fête grandiose, dont le mauvais goût heurte les
délicats, qu'il enterre sa vie de garçon. Et aussi sa
vie de joueur. Parce qu'on parle d'une orgie de
coke, et que la police argentine en prend bonne
note.
Diego Maradona avait beau s'être retiré sur le
Posilipo, il n'était pas à l'abri des mauvaises
fréquentations. Le Posilipo, ce n'est pas seulement un quartier résidentiel, c'est aussi un secteur
de la Camorra qui appartient à Nunzio Giuliano.
« Giuliano, c'est le boss de la famille de Forcella,
dit le chef de la squadra mobile de Naples . Un boss
nouvelle manière qui a su donner une justification
idéologique aux activités de la Camorra. Il a
persuadé ses hommes que les trafics en tout genre,
les extorsions de fonds sont des actions de redistribution et de justice sociale. » Giuliano surveille
les habitants du Posilipo. Il les approche, il les
fréquente, il leur rend volontiers service. Et on ne
repousse pas l'amitié d'un boss de la Camorra,
même si on s'appelle Maradona.
Diego, qui ne sait peut-être même pas que la
Camorra existe, sort souvent en boîte en compagnie de Nunzio et de son frère Carmine. Ils vont
lever des filles à la Cachassa, une discothèque
branchée de Naples. « Nous allions faire l'amour,
et Diego m'offrait de la cocaïne », dira à la police
une de ces demi-putes qui hantent les nuits de
Naples et que la Camorra charge de ferrer les gros
poissons. C'est sans doute pour le tenir que
Nunzio Giuliano procure de la coke à Maradona.
Pour rôder autour de sa gloire et de son fric. Ou
tout simplement histoire de le détruire, parce qu'il
n'est pas napolitain. Nunzio répète souvent que
vendre de la drogue aux riches et à l'establishment, c'est une espèce de revanche.
Quant à Diego Maradona, s'il prend de la coke,
ce n'est pas pour se doper, ni pour améliorer ses
performances. « La coke, ça marche peut-être
dans une soirée, ou dans un lit, mais pas sur un
terrain de foot », dit Ottavio Bianchi, qui fut
l'entraîneur de Naples de 1985 à 1989. Maradona
voulait simplement s'éclater, comme beaucoup de
jeunes. II a toujours été persuadé que la vraie vie
était ailleurs que dans le foot. » Contrairement à
Pelé, Diego Maradona n'a jamais cherché à être
un exemple pour la jeunesse. C'est un vieil enfant
grisé par les milliards qu'il a gagnés trop tôt. Tout
ce qu'il a demandé à l'existence, c'est de la poudre
et des ballons.
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-FRANÇOIS CAVIGLIOLI
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