Elisabeth Badinter : "Nous n`agressons personne : nous résistons"

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Elisabeth Badinter : "Nous n`agressons personne : nous résistons"
22/1/2015
Charlie Hebdo , Elisabeth Badinter : "Nous n'agressons personne : nous résistons" ­ leJDD.fr
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Elisabeth Badinter : "Nous n'agressons personne : nous résistons"
Pour Élisabeth Badinter, la philosophe, auteure des Passions intellectuelles, la raison est "KO debout" en France.
Peut­on dire que les victimes de Charlie Hebdo sont mortes au nom de la liberté?
Non seulement on peut le dire, mais on doit s'en souvenir. Les caricaturistes n'étaient pas des enfants naïfs. Ils avaient perpétuellement, à leurs trousses, la menace de
la mort. Nous disons tous, actuellement : "Je suis Charlie." On a gommé l'immense solitude de Charlie Hebdo. Car en 2011, quand leurs bureaux ont sauté, on pouvait
lire entre les lignes des commentateurs : "ils l'ont bien cherché". Aujourd'hui, on sait qu'ils incarnaient la liberté mais, avant­hier, on la défendait bien mal cette même
liberté. On les traitait de provocateurs. Dirait­on de Voltaire qu'il était un provocateur, quand il se battait contre tous les fanatismes religieux? On doit une partie de notre
histoire de la liberté d'expression à Voltaire et, deux cent cinquante ans plus tard, aux journalistes de Charlie Hebdo, aussi. Les intellectuels doivent ainsi s'interroger, un
instant, sur le passé récent : les a­t­on suffisamment soutenus?
La liberté d'expression est­elle en danger en France?
Nous avons accepté l'autocensure. Nous avons accepté bien facilement le "religieusement correct" car la polémique vire toujours, à présent, à la condamnation morale. Certains ont dit, lors du
procès des caricatures de Mahomet en 2007, que les journalistes de Charlie Hebdo flirtaient avec l'islamophobie et qu'ils abusaient de la liberté d'expression. Or, il faut le rappeler, la liberté
d'expression ne connaît aucune limite lorsqu'il s'agit des idées. On n'a pas le droit de s'en prendre à des individus en chair et en os, mais on doit se battre idées contre idées. Les dessinateurs de
Charlie Hebdo n'ont jamais reculé. Il existe, au­delà du sentiment collectif d'horreur, une mauvaise conscience des intellectuels et des journalistes. On a reculé plus facilement qu'eux.
Comment désigner les terroristes?
Des barbares. Il y a, derrière les actes des terroristes, un point de vue sur le monde et une déshumanisation glaçants. Ils tuent au nom d'une "religion", et n'en sont que des escrocs puisqu'ils la
desservent au lieu de la servir. L'humanité a un objectif commun qui est de vivre avec les autres en paix. Eux, non.
Les terroristes se sont attaqués, avec Charlie Hebdo, à une certaine France, celle des Lumières.
Qu'est­ce que la France des Lumières? C'est le long travail intellectuel pour qu'on utilise le mieux possible sa raison. C'est le moment où l'on essaie de se dégager des préjugés, du fanatisme, par
l'exercice de sa raison individuelle. La France des Lumières est donc l'ennemi même des fanatiques. Je crains que la raison ne puisse plus grand­chose contre les fanatismes. Elle n'atteint pas
l'intellect du fanatique. Si dans certaines écoles, on ne peut plus remettre en question croyances et préjugés, alors le combat est perdu. Il faut que les parents acceptent que leurs enfants entrent
dans une école en laissant de côté toutes les croyances acquises auparavant afin d'exercer leur raison. Aujourd'hui, le credo a remplacé le cogito. "Je pense donc je suis" est devenu secondaire
par rapport à "Je crois donc j'existe". On laisse l'immense monde des croyances s'imposer à la raison. On recule, on recule. La raison est aujourd'hui, dans bien des lieux, KO debout.
Philippe Val souligne que, par crainte de stigmatiser les musulmans, nous n'avons pas pris la mesure de l'ampleur du danger de l'islam radical.
C'est un fait et on peut le reprocher à la gauche. Plusieurs facteurs ont joué. Le déni sur l'air de "vous exagérez!", ensuite, le sentiment de culpabilité, que je comprends, à l'égard de populations
que nous avons colonisées dans notre histoire et, enfin, la peur de faire le jeu de l'extrême droite. Il faut ajouter à tout cela l'adhésion d'une partie de la gauche à une société communautariste
contraire à une philosophie universaliste.
La grande question, aujourd'hui, est : avons­nous perdu la partie?
Le piège tendu par les barbares est, non seulement à long terme d'imposer le califat partout mais, à court terme, de scinder la société en deux. Ceux qui stigmatisent les musulmans, qui sont des
Français comme les autres, répondent exactement au désir des barbares. Une seule possibilité face à eux : la cohésion nationale. On ne ​
demande la religion de personne. Il faut que tout le monde
soit présent à la manifestation de dimanche et ce sera alors l'échec de ce projet monstrueux.
A­t­on, en tant que femme, un rôle particulier à jouer?
Il suffit de penser aux combats des Tunisiennes pour savoir que les femmes ont un rôle important à jouer dans tous ces débats. Les Tunisiennes se sont battues pour leurs libertés. Elles sont dans
un itinéraire de libération alors que nous assistons, nous, en France, à un chemin inverse de soumission volontaire des femmes. Nous sommes en France, de manière générale, dans un
processus de repli et de séparatisme. Repliement sur les communautés et les religions et séparation des sexes.
On entend beaucoup : "Nous sommes en guerre."
Je ne suis pas en guerre, mais en état de résistance. Je comprends les réactions vives des proches des victimes. Mais nous ne devons pas employer un tel slogan dans les manifestations de
dimanche. La guerre est une agression réciproque. Nous n'agressons personne : nous résistons.
Voltaire reste l'une des grandes figures de la résistance.
Il est un grand philosophe et un grand militant. Il se battait contre les trois religions et leur fanatisme avec un immense courage. J'ai lu tous les matins sa correspondance, durant le procès des
caricatures de Mahomet. Je me retrouvais devant la présidente du tribunal pour défendre le droit au "sacrilège", comme si l'on était deux cent cinquante ans en arrière. Je pensais, pourtant, ces
combats­là gagnés depuis longtemps.
Les jours, les semaines, les mois qui viennent vont être cruciaux.>
Nous sommes tous aujourd'hui dans l'indignation et le chagrin, mais cela durera peu de temps. Je redoute que l'extrême droite fasse monter la mayonnaise, je redoute que la colère de certains
s'exprime n'importe comment. L'opinion publique est tête de linotte. Un autre fait divers surgit et elle passe à autre chose. Ceux qui ne vont pas oublier ne sont pas tous les mieux intentionnés.
Toute société connaît des crises. Il faut faire baisser les tensions, d'une part, et affronter les dangers, d'autre part. Il n'existe pas de vie sans menace.
Les polémiques sont violentes autour d'un roman, Soumission, de Michel Houellebecq. Des journalistes ont même parlé, dans l'exercice de leur métier, de "gerbe" et de "nausée".
Le romancier a tous les droits. Il faut maintenir un distinguo entre Éric Zemmour, qui a rédigé un essai et Michel Houellebecq, qui a écrit un roman. Je n'ai pas lu l'essai d'Éric Zemmour, mais je lirai
le roman de Michel Houellebecq. Je trouve que c'est un immense romancier. Il fait œuvre de sociologue, en sentant la société française comme personne. Michel Houellebecq n'a rien à voir avec
la tragédie de Charlie Hebdo. Il n'est pas question de le censurer. Mais, comme on ne peut pas censurer, on censure d'une autre façon : on exécute. C'est le doigt tendu : "Vous êtes un ignoble
bonhomme." On n'est plus alors dans la critique littéraire, mais dans l'attaque ad hominem.
La France vit­elle un moment historique?
Notre pays vit un moment historique. Les héritiers de Voltaire sont morts, non dans leur lit, comme lui, mais exécutés sur leur lieu de travail. Leur mort fera date car ils sont dorénavant notre
référence en matière de liberté d'expression.
François Hollande est­il à la hauteur de la situation?
Je tiens à remercier le président de la République, le premier à qualifier de crime antisémite la prise d'otages de Vincennes. Je suis inquiète de l'absence de manifestation d'indignation qui
entoure ce crime, comme si l'exécution de juifs ne comptait déjà plus dans notre pays. Peut­on manifester dimanche pour la liberté d'expression, tout en faisant silence sur ce crime­là?
Marie­Laure Delorme ­ Le Journal du Dimanche
dimanche 11 janvier 2015
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