TRAVAILLER EN MUSIQUE, OUI MAIS

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TRAVAILLER EN MUSIQUE, OUI MAIS
société neurosciences
TRAVAILLER EN MUSIQUE, OUI MAIS...
Il n’est pas rare de voir dans une bibliothèque un étudiant penché sur son syllabus,
un casque vissé sur les oreilles. La musique adoucit les mœurs mais aide-t-elle
vraiment à se concentrer ? A certaines conditions, nous disent les études.
Explications.
PA R SAS KI A DE VILLE
D
ans son ouvrage Pourquoi Mozart ? paru en 1991, le psychologue
et médecin ORL Alfred Tomatis
faisait état d’une séduisante théorie. Son nom ? L’« effet Mozart ».
Selon le clinicien, la musique du
célèbre compositeur aurait un impact
positif sur des sujets touchés par des
troubles du développement, produisant
un état émotionnel les rendant temporairement plus réceptifs. Deux ans plus
tard, Frances Rauscher, musicien et
psychologue à l’université de Whoshoa,
et Gordon Shaw, physicien à l’université
d’Irvin, publient à leur tour un article
dans lequel ils démontrent l’augmentation temporaire des performances de
quelque 36 étudiants ayant écouté la Sonate en ré majeur pour deux pianos K.
448 de Mozart.
La musique, bénéfique au travail? Les
neurosciences se sont penchées sur la
question. Robert Zatorre, professeur à
l’université McGill de Montréal, le
confirme: « L’écoute d’une musique que
l’on affectionnedéclenche une sécrétion
de dopamine dans le cerveau, à l’instar
de la cocaïne et des amphétamines ». Or,
comme l’explique Hervé Platel, neuropsychologue et professeur à l’université
de Caen, « la dopamine, neurotransmetteur responsable du sentiment de bienêtre, vous “dope”, ce qui est notamment
bénéfique lorsqu’on cherche à se concentrer davantage ou à garder une vigilance
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élevée ». Teresa Lesiuk, professeure
assistante à l’université de Miami en
charge d’un programme de musicothérapie, va même plus loin. « La musi que vous empêche de vous limiter à une
seule façon de penser. Quand vous êtes
stressé, vous êtes susceptible de prendre
une décision trop rapidement, vous avez
une attention très restreinte. Alors que
quand vous êtes de bonne humeur, vous
envisagez plusieurs options », déclare
la chercheuse au New York Times.
« La musique nous met dans un état
d’éveil, c’est vrai. Mais elle peut aussi
produire dans certains cas l’effet inverse.
Elle peut en effet provoquer une baisse
de l’attention que nous devrions a priori
accorder à notre travail », souligne quant
à elle Régine Kolinsky, directrice de recherche au FNRS et professeure à l’ULB
en neurosciences cognitives. Pour la
chercheuse, le moment de l’écoute a son
importance. « Dans l’expérience dite de
l’“effet Mozart”, l’état d’éveil a certes subi
une modification positive, mais la grosse
nuance, c’est que la musique a été écoutée avant que la tâche ne soit réalisée. »
N’importe quelle tâche
ne s’accorde pas
avec la musique
En effet, si, dans ce cas, la musique stimule la sécrétion de dopamine et prépare
favorablement le cerveau à faire face à
toutes les éventualités, une musique en
fond sonore en cours de travail peut monopoliser certaines de nos ressources
cognitives.
N’importe quelle tâche ne s’accorde pas
non plus avec la musique. Pour Régine
Kolinsky, il convient de distinguer deux
types d’emplois, ceux qui reposent sur
des actions répétitives, et ceux qui exigent créativité et concentration. Dans
une étude intitulée Music. An Aid to Productivity remontant à 1972, les chercheurs J. G. Fox et E. D. Embrey expliquent que, dans le cas de tâches
renouvelées ou monotones, la diffusion
de quelques morceaux permet aux ouvriers d’être plus efficaces. « Mais la situation idéale, c’est que la musique ne
soit pas constante, au risque de s’y habituer. Il vaut mieux introduire la musique
à intervalles plus ou moins réguliers,
quand l’attention de la personne commence à décliner », signale Régine Kolinsky. Dans son ouvrage This is Your
Brain in Music, Daniel Levitin, musicien
et chercheur en psychologie cognitive,
met en garde contre l’usage abusif de
décibels pour booster une activité intellectuelle. « Lorsqu’on est appelé à mobiliser les fonctions cognitives de notre
cerveau – lire, écrire, communiquer avec
les autres –, la musique parasite les
LE VIF • NUMÉRO 19 • 13.05.2016
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Ecouter de la musique en étudiant a, en général, un effet négatif.
circuits actifs. Même si nous avons l’impression d’être productif, nous ne
sommes pas en mesure de consacrer
toute l’attention nécessaire à notre tâche
principale. »
Effet de parasitage
« Dans la pratique, c’est beaucoup plus
complexe », nuance encore Régine Kolinsky. « Prenons le cas d’un étudiant en
blocus. On a constaté que l’écoute de la
musique pendant l’étude a un effet négatif, mais si cet étudiant n’a pas d’espace
pour étudier chez lui et qu’il doit travailler à la bibliothèque où il y a beaucoup
d’agitation, des étudiants qui se lèvent,
qui s’assoient, des portes qui claquent
etc., il vaut peut-être mieux qu’il s’isole
dans une bulle musicale, même si celleci est potentiellement distrayante, plutôt
que d’être distrait par des événements
beaucoup moins prévisibles. »
Certains travers sont cependant à éviter
pour ceux qui ne pourraient se passer
de sons lorsqu’ils travaillent. Il est tout
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d’abord déconseillé d’écouter ses disques
trop fort « car l’effet perturbateur risque
de prendre le dessus », prévient Régine
Kolinsky. Hervé Platel conseille, lui,
d’éviter les chansons dont on comprend
les paroles. « Si vous avez à rédiger un
texte, il va y avoir un effet de parasitage
et vous allez être distraits par le contenu
textuel. Il vaut mieux à ce moment-là
écouter de la musique instrumentale. »
Il précise encore qu’une musique trop
énergique peut fatiguer à la longue. « Elle
peut être utilisée de façon très temporaire pour se donner un coup de fouet,
mais sur le long terme elle a davantage
tendance à épuiser, avec des effets négatifs sur la concentration et l’humeur. On
perd l’effet intéressant à trop prolonger
l’exposition. » Quant à Nick Perham,
chercheur au département de psychologie appliquée de la Cardiff Metropolitan University, il constate que les performances sont particulièrement
dégradées quand la musique écoutée est
une musique aimée. Nous y sommes en
effet plus sensibles que dans le cas d’une
mélodie inconnue.
Les scientifiques s’intéressent depuis
quelques années à un autre aspect de
cette relation entre musique et travail.
On parle de « musique active », une musique à laquelle on prendrait soi-même
part. On se souviendra de l’expérience
de ce professeur de physique à l’université de Liverpool qui, aux débuts des années 2000, avait invité ses étudiants à
une séance de karaoké sur le Hey Jude
des Beatles. Les paroles de la chanson y
avaient été changées au profit des... principes de la thermodynamique, histoire
de faciliter l’apprentissage de textes particulièrement rébarbatifs. La musique
active permettrait-elle d’améliorer les
performances de mémorisation pure ?
Des expériences sont en cours. « C’est
en tout cas une excellente manière pour
diminuer le stress et renforcer la cohésion d’un groupe », se réjouit Régine Kolinsky. « Sans musique, la vie serait une
erreur », aurait conclu Nietzsche. ◆
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