« Le Gardien » Théâtre du Pavé Apparence, appas rances... Publié

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« Le Gardien » Théâtre du Pavé Apparence, appas rances... Publié
« Le Gardien » Théâtre du Pavé
Apparence, appas rances...
Publié le 27 Février 2014
Ni désuet, ni à la mode – le caractère même des grands auteurs – le dramaturge britannique Harold Pinter
ressort de temps à autres au fil des envies de telle ou telle compagnie. Hasard du sort, celle qui s'empare
cette semaine du premier succès du futur Prix Nobel de littérature est née l'année même où ce dernier
mourait, en 2009. Un signe ? Qu'importe. Compagnie amateur au meilleur sens du terme, la troupe de
QuoiOù ? soigne ses choix (Lagarce, Levin), n'a pas pour habitude de plaindre travail et engagement, et
comporte dans ses rangs quelques acteurs qui ne dépareraient pas les scènes professionnelles. Aussi
son Gardien, proposé Sous le Pavé dans une mise en scène de Francis Azéma, tient-il joliment les planches.
Trois hommes dans une bicoque
Tout commence en pauvre banlieue londonienne lorsque Aston, brave type taciturne jusqu'à la limite du
hagard, tire d'une mauvaise bagarre une guenille humaine qu'il ramène chez lui, Jenkins. Ou alors est-ce
Davis ? Car le bonhomme, bavard, plus fort en gueule qu'en courage et un tantinet raciste, vit à la cloche
sous plusieurs noms et n'attend, sempiternellement, qu'une accalmie du mauvais temps pour aller
récupérer papiers et identité du côté de Sidcup.
Ce qui n'empêche pas Aston de lui proposer un toit (percé) et un lit (grinçant) dans sa propre chambre
avant de revenir à ses bricolages. Il est en effet censé remettre en état cette maison qui appartient à son
frère et dont il n'occupe qu'une minuscule partie, mais repousse sans cesse sa mission aux calendes
grecques faute d'avoir construit la cabane de jardin dans laquelle il pourrait travailler. En attendant, il court
derrière des outils qui lui échappent toujours, laisse filer le temps et évite avec autant de soin que de
placidité la compagnie des hommes.
Le frère, puisqu'on en parle. Mick. Le voici qui débarque peu après en l'absence d'Aston et tombe sur
Davis, à bras raccourcis. Violent donc, au premier abord, puis tortueux – menaçant, cauteleux, amical,
méprisant, exalté lorsqu'il évoque l'appartement de standing qu'il rêve de voir naître dans la bicoque
branlante – ne venant que lorsque Aston n'est pas là, fuyant sans un mot lorsque ce dernier arrive.
Les deux frères finissent pourtant par proposer au clochard le même poste de gardien. Une proposition
que l'intéressé s'empresse d'accepter, jouant de l'un contre l'autre pour mieux s'incruster, exiger plus et
mieux qu'un grabat dans une pièce fendue de courants d'air, évincer Aston peut-être. Avec ça toujours
bavassant, vitupérant et, plus que tout, fuyant. La fin de l'histoire ? Comme s'il y en avait une...
"Qu'est-ce que vous faites quand le seau est plein ? "
Car rien n'est jamais très clair avec Pinter et l'affaire, si elle se clôt sur l'apparente défaite de Davis,
n'aboutit pas pour autant au départ de ce dernier ou à une quelconque conclusion. Parlez donc de fin
ouverte...
La définition des personnages n'est pas plus nette. Le plus simple est sans nul doute Aston, qui finit par
dévoiler dans une belle lumière tombante les raisons de son laconisme et de son retrait du monde. Plus
tordu, pour ne pas dire noueux, Davis ne laisse jamais savoir quelle sont les parts de la vérité et de
l'affabulation dans le flot de ses racontars. Ne surnagent que la lâcheté et la bravade, l'égoïsme et l'avidité,
le racisme et l'hypocrisie. Mick, enfin, est le plus insaisissable des trois : moins miséreux – mais à quel
point, puisqu'on ne sait à peu près rien de sa vie ? – plus déterminé, mais pour le moins inconstant de
caractère, il semble aimer plus qu'il n'ose l'avouer ce frère qu'il fuit, le mépriser dans le même temps, le
protéger et le dédaigner. Pour quelles raisons, par quels ressorts ? Mystère.
Quant à la situation, elle relève de cet absurde sournois qui fait la patte de Pinter. A quoi rime, pour deux
frères à la ramasse, d'offrir à un clochard le poste de gardien d'une baraque en ruine ? De vouloir faire d'un
traîne-savate un décorateur d'intérieur ? De continuer à mêler la compassion à la domination alors même
que tout part en sucette ? Drôle de pelote, par laquelle se tisse un fil dramatique curieusement lâche,
pourtant tendu jusqu'à la limite de rupture par les rapports de pouvoir tortueux qu'entretiennent ces trois
figures aux caractères pas plus rectilignes.
"J'aime pas les pièces nues"
Ce clou-ci a presque failli regretter que Francis Azéma n'ait pas préféré l'épure au réalisme qu'il affectionne
– au sens, tout littéraire et pictural, d'une recomposition raisonnée du réel. Rien de plus pertinent que ce
réalisme-là, toutefois, puisque Pinter n'aime rien tant que favoriser l'égarement par la description
minutieuse de l'inutile. Aussi jugera-t-on juste le décor de bric et de broc où deux lits de fer, un siège crevé,
une gazinière bancale et un tapis élimé sont seuls à avoir un rôle au milieu d'un indescriptible fatras.
Mais le meilleur tient sans nul doute à l'interprétation des trois acteurs. On l'a dit, la Cie QuoiOù ? a déjà
démontré de quelle qualité elle est capable. Le seul à pécher un peu est Mick (Sébastien Vincent). Est-ce
d'être trop insaisissable ? Toujours est-il que ce personnage-ci, sans déparer vraiment, tient par une
technique maîtrisée et une gestuelle parfois répétitive plus que par le sentiment et la nuance. Dommage,
mais sans trop. Bruno Belon, lui, est un impeccable Aston : mutique, lunaire, implacable de placidité et
d'inertie, et ne laissant transparaître qu'avec une grande délicatesse les gouffres de solitude et de fragilité
au bord desquels il se tient en équilibre hasardeux. Juan Alvarez, enfin, ne rate l'ex-aequo que de quelques
accrocs au texte. Rien de bien grave et son Davis vaut bien Aston par la finesse de rendu des multiples
attitudes que lui vaut son hypocrisie fondamentale.
Au final ? Pinter : sa noirceur, sa férocité, sa bizarrerie, ses dévoiements cachés sous les dehors de la
banalité, et ce rire qui, monté franc et clair, retombe embarrassé lorsque se révèle ce qu'il masquait de
misère. Un plaisir.
Jacques-Olivier Badia