Loin d`être «fasciste», mon film est un travail de pédagogie politique

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Loin d`être «fasciste», mon film est un travail de pédagogie politique
LeTemps.ch | Loin d’être «fasciste», mon film est un travail de pédagogie politique
19.09.11 16:21
opinions Mercredi24 août 2011
Loin d’être «fasciste», mon film est un travail
de pédagogie politique
Par Fernand Melgar
Le cinéaste Fernand Melgar réplique à son détracteur Paolo Branco,
qui avait qualifié «Vol Spécial» de fasciste au festival de Locarno
Ainsi, je suis «fasciste», le film Vol spécial est «obscène» et les malheureux spectateurs sont des
collabos. L’énormité de l’accusation, venant de Paulo Branco, un homme qui a fui la dictature de
Salazar, laisse tout d’abord pantois. Il est vrai que selon le même Paulo Branco, président du jury
international, Olivier Père, directeur du Festival de Locarno, s’est déshonoré en sélectionnant ce film,
Edouard Waintrop est un lâche, Frédéric Maire, directeur de la Cinémathèque suisse, ne sait pas de
quoi il parle, etc.: tous ceux qui ne partagent pas la hargne du maître se voient disqualifiés par lui.
Une arrogance hallucinante qui renvoie aux mots de Freddy Buache dénonçant en son temps
«l’arrogance fasciste» de la Nouvelle Vague et de Godard en particulier. Mais le temps a passé et nous
ne sommes plus dans les années 60. Cinquante ans plus tard, il y a belle lurette que le cher Freddy a
changé d’époque et de manière.
Il est difficile de discuter sérieusement avec quelqu’un qui accumule à ce point, outre l’insulte, les
erreurs, les approximations et les contre-vérités: «Ce documentaire témoigne de la mort d’un immigré
durant un vol spécial sans que le réalisateur ne censure a posteriori les images tournées avant son
décès.» (Lire 24 heures du 17 août). Une affirmation absurde: le Nigérian décédé à l’aéroport de
Zurich lors de la préparation d’un vol spécial n’apparaît à aucun moment dans le film, pour la simple
raison qu’il n’a jamais séjourné au centre de rétention de Frambois et que j’ignorais avant le drame
jusqu’à son existence. Dans mon film, sa mort est commentée le lendemain par les détenus et le
directeur. Sur plus de 3000 spectateurs qui ont ovationné le film à Locarno, Branco semble être le seul
à nager dans cette confusion totale.
Allons pourtant à l’essentiel: «Le réalisateur filme les réunions (des surveillants) et prend connaissance
d’informations vitales qui ont pour conséquence la mort de plusieurs hommes» (d’où tient-il cette
histoire invraisemblable de plusieurs morts?). Le réalisateur «ne transmettra pas ces informations aux
détenus pour mieux «saisir» leurs réactions, filmées dans leur plus profonde et abjecte intimité». Je
suis donc complice des «bourreaux» et coresponsable de la mort d’un homme.
Il est parfaitement exact que nous assistions aux réunions de travail des surveillants, et que nous
savions donc qui allait être expulsé et quand. Mais j’avais clairement expliqué aux détenus que je
connaîtrais avant eux le moment de leur expulsion. Réponse unanime: «De toute façon, c’est foutu
pour nous. Ce qui compte, c’est qu’on ne nous oublie pas, qu’on sache ce qui se passe.» Et ils nous
ont demandé d’être là, jusqu’au bout, si possible jusqu’à l’entravement, parce qu’ils avaient peur et
que nous étions les seuls témoins.
M. Branco est outré parce que j’ai fait monter sur scène le directeur de Frambois, au même titre qu’un
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ancien détenu, sans que ce premier ait été amené à se justifier. Après la projection du film, il y a eu
une rencontre d’une heure avec le public. La première question d’un spectateur a été pour le directeur
de Frambois: «Comment pouvez-vous vous regarder dans la glace le matin?» Il a répondu: «Je fais
juste le sale boulot que vous m’avez demandé de faire. Et j’essaie de le faire le mieux possible.» Le
directeur faisait allusion à la Loi fédérale sur les mesures de contrainte, qui permet d’incarcérer
jusqu’à dix-huit mois toute personne dès l’âge de 16 ans résidant illégalement sur le territoire suisse.
Cette loi a été acceptée en votation populaire en 1994 à une majorité de 72,9% des votants.
Malgré la solidité de ce consensus national anti-immigrés, la présidente de la Confédération,
Micheline Calmy-Rey, faisait partie du public de Locarno. Bouleversée par le film, la première
citoyenne du pays a fait une déclaration le lendemain au journal télévisé pour dénoncer l’horreur des
vols spéciaux. Pas mal pour un film exaltant le travail des bourreaux ordinaires! Ajoutons tout de
même, pour faire bonne mesure, qu’aucun pays européen n’a jamais ouvert les portes d’un centre de
rétention à un documentariste. La Suisse a cette étonnante franchise. C’est pourquoi je peux y faire
mes films. C’est un des aspects étonnants de ce pays: on peut remettre en cause les institutions et les
soumettre à la critique démocratique.
Vol spécial sera également, au printemps 2012, un web documentaire coproduit avec les trois chaînes
nationales suisses et Arte GEIE, qui va permettre de ne pas perdre la trace des expulsés et de suivre
leurs destinées. Il permet de faire savoir par exemple que Geordry a été arrêté à Yaoundé, incarcéré et
sauvagement torturé durant cinq mois pour le seul fait d’avoir demandé l’asile en Suisse. Un requérant
d’asile qui n’avait pas menti en se disant menacé de mort par les autorités de son pays, mais qui n’a
pas pu présenter devant les commissions suisses les «preuves crédibles» des menaces planant sur lui.
Afin de protéger tant bien que mal les expulsés, ce travail de suivi est essentiel; difficile et onéreux, il
doit absolument être poursuivi et élargi au niveau européen.
Je vis dans un pays dont les murs sont couverts d’affiches racistes et xénophobes fleurant bon les
années 30, dans un pays où l’extrême droite séduit le tiers du corps électoral et où la droite, toutes
tendances confondues, rafle depuis toujours entre 65% et 70% des voix. Dans un tel pays, les débats
qui ont suivi la diffusion de mon précédent film, La Forteresse, succès documentaire de l’année tant
en salles qu’en diffusion prime time sur la première chaîne nationale avec en bonus le meilleur taux
d’écoute, ont permis de faire naître des discussions aussi passionnantes que révélatrices des peurs et
des ignorances du grand public concernant «les étrangers». Des sentiments souvent extrêmes qui se
ressemblent hélas d’un bout à l’autre de l’Europe.
Nous espérons bien poursuivre ce travail de discussion, de réflexion et de pédagogie politique avec
Vol spécial. C’est pour moi la seule chose qui compte et c’est le sens de mon travail.
© 2011 Le Temps SA
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