Flexibilité du temps de travail chez les cadres français. Paradoxes et

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Flexibilité du temps de travail chez les cadres français. Paradoxes et
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1er semestre 2012/HesaMag #05
Dossier spécial 25/28
Flexibilité du temps de travail
chez les cadres français.
Paradoxes et dérives du forfait-jour
Particularité française, née dans le giron des 35 heures, le système de décompte
du temps de travail dit du "forfait-jour" déborde très largement sa cible initiale
des "cadres autonomes" et n’évite pas les dérives. Cette forme de régulation
individuelle du temps "professionnel" n’est jamais simple, surtout quand la charge
de travail s’alourdit. Mais les salariés y sont globalement attachés.
Isabelle Mahiou
Journaliste
Les grandes entreprises
françaises ont trouvé la
parade aux 35 heures.
Le système du forfaitjour concerne plus de
10 % des salariés. Le
quartier de la Défense,
la "city" parisienne.
Image : © ImageGlobe
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Chez LFoundry, fabricant de circuits intégrés (650 salariés, dont 140 cadres) à Rousset (Bouches-du-Rhône), effectivement, "les
salariés concernés ont surtout vu les 18 jours
2. Confédération française
disponibles (RTT et jours fériés) pour 218 trade l'encadrement –
vaillés, rappelle Patrick Chini, délégué syndiConfédération générale des
cal des cadres CFDT. Mais en même temps,
cadres.
alors qu’on était déjà passé aux 35 heures, la
3. Enquête "Activités et
question des heures excédentaires des cadres
conditions d’emploi de la
était devenue critique, le forfait-jour a offert
main-d’œuvre", Dares, juin
une porte de sortie". Même scénario chez
2011.
Thales systèmes aéroportés à Brest dans le
Finistère (450 cadres concernés) : "La direc4. "Votre travail, comment
tion était pressée de mettre en place un autre
le voulez-vous ?", enquête
système car elle était épinglée par l’inspecréalisée par l’Ugict-CGT
auprès de 2210 salariés
tion du travail pour dépassements horaires
de l’encadrement du 15
non payés. Les RTT et la liberté de s’organiser
septembre au 15 novembre
ont séduit, seules 27 personnes sur 450 ont
2008.
refusé et sont restées au forfait horaire annuel", raconte Roland Mainpin, délégué syn5. Expression maison
dical CGT.
qui désigne des points
Dans d’autres contextes, des entrequotidiens d'information
prises ont pro¿té des possibilités offertes
sur les chiffres réalisés
en magasin. Parmi les
par ce régime, en particulier le non-paiemoments de présence
ment des heures supplémentaires (puisqu’il
obligatoires, il y a aussi
n’y a pas obligation de dé¿nir un plafond
le "money time", entre
à partir duquel celles-ci sont déclenchées),
17 et 20 heures, où le
pour
l’appliquer à des salariés non concerresponsable de rayon
nés a priori, promotion à la clé. Ainsi, en
doit être là pour animer
2002, l’enseigne d’articles de sport Décathson équipe et garantir
un service optimal à la
lon a fait signer à ses responsables de rayon,
clientèle, ou encore les
alors agents de maîtrise, un avenant les faipauses repas de l'équipe
sant passer cadres autonomes au forfait-jour
entre 12 et 14 heures.
(accord signé par deux syndicats). "Il y a eu
une courte période d’euphorie, se rappelle
Fabien Gautier, délégué syndical CFE-CGC 2,
Système de décompte annuel du temps de tra- en poste à Toulouse. On gagnait soi-disant en
vail en jours destiné à l’origine à des cadres autonomie et responsabilité, c’était présenté
autonomes dans leur organisation (voir enca- comme un passage obligé pour une évolution
dré), le forfait-jour apparu en France en 2000
est indissociable de la réduction du temps
de travail instaurée par les lois Aubry 1 : les
fameuses 35 heures. "Pour nous, c’était un
moyen de sortir de l’hypocrisie : les cadres
ne comptant généralement pas leurs heures, Institué pour permettre à des cadres, dont le
il fallait trouver un système qui ne s’appuie temps de travail est difficile à décompter, de bépas sur une telle comptabilité et qui offre une néficier eux aussi d’une réduction du temps de
compensation en journées de réduction du travail, le forfait-jour s’exonère de la référence
temps de travail (RTT). Et les salariés-cadres aux 35 heures légales, et aux valeurs maximales
ont plutôt plébiscité cette mesure", explique de 10 heures par jour et 48 heures par semaine.
Jean-Paul Bouchet, secrétaire général de la
CFDT Cadres. Comme le rappelle Philippe Sa mise en place nécessite à la fois un accord
Masson, du collectif Droits et libertés de collectif d’entreprise ou, à défaut, de branche,
l’Union générale des ingénieurs, cadres et et l’accord du salarié concerné. D’abord conçu
techniciens de la CGT (Ugict-CGT), "cette pour des cadres autonomes dans l’organisation
modalité de réduction du temps de travail de leur emploi du temps et dont les fonctions ne
(…) s’appuyait sur la conviction de nombreux les attachent pas à un horaire collectif, il a été
cadres que la prise de congés supplémentaires étendu à des non-cadres dont le temps de travail
était la seule façon d’échapper à une durée et ne peut être prédéterminé.
à un rythme de travail de plus en plus envahissants ; et sur leur espoir d’une plus grande Le forfait prévoit un nombre de jours travaillés
liberté dans l’organisation de leur travail et dans l’année : 218 jours au maximum (ce qui
de leurs loisirs".
1. Du nom de la ministre
de l’Emploi de l’époque, la
socialiste Martine Aubry.
Un régime dérogatoire
professionnelle…" Autre exemple, dans un
établissement ¿nancier : "Lors du passage
aux 35 heures, on a connu beaucoup de promotions, les trois quarts des salariés se sont
retrouvés au forfait-jour ! Un régime qui est
surtout un moyen de ne pas payer des heures
supplémentaires", témoigne Ida Magneron,
déléguée syndicale CFE-CGC.
"On travaille jusqu'à ce qu'on ait fini"
Aujourd’hui, 12 % des salariés à temps plein
sont au forfait-jour.3 Selon une enquête de
l’Ugict-CGT sur le rapport qu'entretiennent
les cadres avec leur travail 4, ceux-ci restent
très attachés aux JRTT (69 %), même s’ils ont
du mal à en disposer (25 %) et maîtrisent dif¿cilement le rythme de travail et l’amplitude
des journées (54 %). "Cette 'avancée' a ouvert
la porte à tous les abus. Faute d’encadrement,
on peut faire jusqu’à 13 heures par jour et
on ne peut rien dire, alors qu’auparavant il y
avait une barrière psychologique et les heures
supplémentaires pouvaient être un objet de
négociation", estime Bernard Salengro, secrétaire national de la CFE-CGC.
Un piège donc que ce forfait-jour ? "La
direction est régulièrement alertée sur les
dérives liées à la charge de travail des responsables de rayon. Depuis 2002, leurs journées
n’ont fait que s’allonger, note Fabien Gautier. Selon les "règles du jeu" de Décathlon, il
leur est conseillé d’être présents à l’ouverture et à la fermeture, aux moments forts de
la journée (livraisons, "points chiffres"5, etc.)
et aux différents événements : déménagements, inventaires, préparations d’opérations
commerciales, etc. avant ou après les heures
laisse environ 11 jours de repos supplémentaires,
en sus des jours fériés, samedis, dimanches et
congés payés), étendu de fait à 235 depuis 2008,
via la possibilité de renoncer à des jours de repos
(contre rémunération). Ainsi qu’un entretien
annuel avec chaque salarié pour suivre la charge
de travail. Seules contraintes : 11 heures de repos
quotidien entre deux périodes de travail, 35
heures de repos consécutif hebdomadaire et pas
plus de six jours travaillés par semaine. D’où la
possibilité théorique d’effectuer 78 heures par
semaine dénoncée par le Comité européen des
droits sociaux. Pour la Cour de cassation, au nom
de la protection de la santé des salariés, la durée
du travail doit rester "raisonnable" et l’entreprise
avoir les moyens de s’en assurer. À défaut, le
forfait-jour peut être privé d’effet, et des heures
supplémentaires réclamées.
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d’ouverture. Faire 8 heures-minuit n’est pas
exceptionnel. Comme il n’y a pas d’horaires, on
travaille jusqu’à ce qu’on ait ¿ni. Et il est dif¿cile de faire une journée de quatre heures pour
compenser. À plus de 50 heures en moyenne,
on est payé en dessous du SMIC horaire." En
cause, la charge de travail : la surface de vente
de l’enseigne augmente, mais les effectifs se
réduisent. "Les bilans sociaux montrent une
baisse de près de 900 emplois en trois ans" ,
dénonce le représentant syndical.
Le temps de travail est indissociable de
la charge de travail et de son intensi¿cation.
"Vous faites 10 à 12 heures par jour quand vous
êtes en direction, près de 10 comme chef de
service, sans compter le travail à la maison…
Les 15 jours de RTT et la souplesse du forfait
sont une soupape de sécurité nécessaire, pour
soufÀer, régler des affaires personnelles, ou
travailler chez soi au calme…", explique ce
cadre dans un service des impôts. Il met surtout en avant les contraintes liées à la réalisation des missions, la culture du résultat et de
la responsabilité pour des fonctionnaires qui
sont au service du public, le tout sur fond de
réduction des effectifs.
"Au quotidien on est perpétuellement en
contradiction : on a une marge de manœuvre,
une autonomie, mais une charge de travail
imposée qui augmente depuis dix ans et de
nombreuses contraintes", constate Martine
Flacher, secrétaire nationale de la CFDT
Cadres, en charge de la fonction publique. Il
est dif¿cile de réduire sa journée de travail
ponctuellement – de plus, "ça ne se fait pas"
– et de consommer toutes ses RTT. Le gonÀement des comptes épargne temps utilisés par
certains pour anticiper leur départ à la retraite est d’ailleurs problématique en termes
de gestion des effectifs.
Pas simple de jouir vraiment de son autonomie, même quand les débordements sont
moins importants. "Les projets sont de plus en
plus contraints en termes de temps et de coûts.
On est constamment dans l’urgence. Il est
devenu rarissime de pouvoir compenser par
une petite journée", constate Roland Mainpin,
qui estime être à environ 45 heures par semaine, avec 15 RTT. Chez LFoundry aussi les
contraintes et la charge de travail imposent
leurs limites. Les contacts avec les clients,
ceux avec la production, les réunions matin ou
soir également. "Les gens se débrouillent pour
faire leur travail dans le temps qu’ils ont", note
Patrick Chini. Le forfait-jour y est très encadré
en termes de durée du travail, avec compensation pour les heures de nuit et de week-end,
ainsi qu’un système de pointage et un rapport
annuel sur le temps de travail des cadres – en
2010-2011, la moyenne s’établit à 42 heures 30,
13 % dépassent les 46 heures.
Il est également des métiers et des entreprises où le forfait-jour semble apporter entière
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"Il y a une sorte de compétition
malsaine : c’est à celui qui
montrera la plus grande capacité
de travail."
satisfaction. Chez des salariés de société de
services en informatique, par exemple. "Je ne
ressens que les effets positifs de ce régime, explique ce consultant. J’alterne journées de
grosse activité à l’extérieur et journées allégées.
Et j’ai 10 jours de RTT pour me ressourcer. Il y a
un équilibre satisfaisant, mais c’est aussi parce
que le travail est intéressant et que ça fonctionne intelligemment dans l’entreprise", nous
con¿e un consultant qui souhaite rester anonyme. André Bryssine, consultant aujourd’hui
indépendant, considère lui aussi que le forfaitjour est bien adapté à son métier. Toutefois, il
est entré en conÀit avec son précédent employeur notamment sur la gestion de son temps.
"Sans horaire prédéterminé, avec des missions
en autonomie complète, je déclarais le temps
véritablement passé et compensais mes dépassements, mais l’employeur accepte que l’on
travaille plus, pas moins." Parmi les motifs de
licenciement de ce représentant du personnel:
des retards dans ses déclarations, des imputations opaques, des absences injusti¿ées.
Le management joue sur la
concurrence
La régulation repose sur un fragile équilibre.
Dans un autre contexte, chez Schneider Automation à Sophia Antipolis (800 salariés à
60 % ingénieurs et cadres, la moitié en R&D),
avant sa récente installation à Carros (AlpesMaritimes), "il y avait une vraie souplesse,
souligne Antoine Marchese, délégué central
CGT. Les gens s’organisaient en fonction
de leur travail et de leurs obligations personnelles et arrivaient à avoir une activité à
l’heure du déjeuner, quitte à ¿nir un rapport
à la maison. Le temps lui-même n’est pas
problématique. Il est corrélé à d’autres paramètres : les conditions de travail, la sensation
de liberté. Depuis qu’on a déménagé dans
un site isolé, que les trajets se sont allongés,
qu’une partie des gens doit emprunter une
navette, les comportements ont changé : les
salariés sont davantage attachés à leur poste,
l’organisation est moins souple, les échanges
se réduisent".
Environnement, charge de travail,
pression… Pas facile, individuellement, de
réguler son temps de travail de manière autonome. Tout repose sur sa propre organisation : à soi de dé¿nir ses priorités, avec sa
conscience professionnelle, en jonglant avec
de multiples contraintes. "On a la sensation
d’être toujours en retard, toujours en mode
pompier. Et on culpabilise. En même temps,
on tient à garder l’intérêt de son travail, on a
envie que ça marche dans le temps et le budget alloué, et d’être reconnu. Les directions
jouent sur notre conscience professionnelle",
note Roland Mainpin. Sans compter que, derrière, il y a aussi la pression de l’évaluation
individuelle. "Il est dif¿cile de faire admettre
qu’on dépasse le temps prévu : c’est considéré
comme le signe d’une mauvaise organisation
ou d’une compétence insuf¿sante", souligne
Ida Magneron. Soit un mauvais point, mais
aussi le risque de se voir attribuer par la suite
des projets moins intéressants, notamment
chez des ingénieurs plutôt individualistes,
voire concurrents. Et quand le management joue sur cette concurrence, les dérives
sont patentes : "Il n’y a plus de garde-fou,
au contraire il y a une sorte de compétition
malsaine : c’est à celui qui montrera la plus
grande capacité de travail. On trouve dans
les procès-verbaux de réunions du comité
d’entreprise des exemples de responsables de
rayon qui ont travaillé vingt heures dans une
journée ou quatre-vingts dans une semaine",
décrit Fabien Gautier.
Évidemment, de telles conditions ne
sont pas sans conséquence en matière d’organisation personnelle et de santé. "La direction est régulièrement alertée sur les mauvais
indicateurs d’absentéisme et de turnover",
poursuit le délégué syndical de Décathlon.
"On est en tension permanente, cela crée
beaucoup d’inconfort : du stress et des dif¿cultés d’équilibre avec sa vie privée. Le travail
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6. Le Comité européen
des droits sociaux est une
institution du Conseil de
l'Europe, chargée de la
mise en œuvre par les États
membres de la Charte
sociale européenne.
à la maison empiète, les congés se calent par
rapport à nos missions, les repas familiaux se
limitent au week-end. Il y a des périodes très
denses qui demandent une surénergie pour
faire face, il faut parfois se faire aider par la
médecine", explique Martine Flacher. "Pour le
moment, les cadres tiennent le coup, mais ils
sont tous stressés, voire angoissés. Il y a des
points de fragilité", souligne cet autre fonctionnaire des impôts. "Des coups de gueule
dans les équipes-projet, des gens qui n’en
peuvent plus, qui sont en arrêt maladie, qui
prennent des anxiolytiques, il y en a davantage. Mais c’est dif¿cile à cerner car c’est délicat d’avouer individuellement qu’on n’y arrive
plus. Chacun est convaincu que s’il se dévoile
il sera pointé du doigt et considéré comme
pas ¿able", remarque Roland Mainpin.
La justice s’en mêle
Impression de perte de maîtrise, stress : sans
limites, on peut toujours en faire plus. Et chercher à combler par le travail à la maison, surtout à des postes où il faut étudier des dossiers
ou faire des rapports. Le phénomène n’est pas
nouveau, mais il est indéniablement facilité
par les outils informatiques et les technologies mobiles, qui le banalisent et rendent la
frontière entre temps de vie, professionnelle
et privée, très tenue. "Il y a un risque de fuite
en avant, et quand on essaie de compenser du
stress par du surtravail, ça renforce le stress,
note Stéphane Lovisa, secrétaire général de
l’Union fédérale des ingénieurs, cadres et techniciens de la métallurgie CGT. Avec un autre
système de comptage du temps que le forfaitjour, la hiérarchie se montrerait plus vigilante."
L’incapacité des managers à évaluer la
charge de travail de leurs subordonnés a précisément été pointée par les juges statuant
sur des affaires de suicide (voir encadré). La
justice s’est également prononcée sur les abus
liés au système du forfait-jour. Le 29 juin
2011, la Cour de cassation a fait référence à la
nécessité pour l’employeur de s’assurer que la
durée du travail soit "raisonnable", au regard
de la protection de la santé des salariés. Dans
son arrêt, elle y donne raison à un cadre qui
réclamait le paiement d’heures supplémentaires, considérant que son employeur avait
été défaillant dans le contrôle du nombre
de jours travaillés et le suivi de la charge de
travail tels que prévus par l’accord de branche
(métallurgie). Concrètement, l’encadrement
du forfait-jour varie selon les accords, des
plus rigoureux qui ¿xent des plafonds de 10
heures par jour et 48 heures par semaine,
qui ont une visibilité sur le temps de travail
et qui ¿xent les compensations pour les dépassements d’horaires (LFoundry) aux plus
laxistes qui se contentent de faire référence
aux 11 heures de repos quotidien du Code
du travail. L’entretien individuel qui doit
permettre de faire le point sur la charge et
l’organisation du travail est, dans la plupart
des cas, inclus dans l’entretien annuel d’évaluation. Autant dire qu’à côté du rappel des
objectifs et de l’évaluation de la performance
du salarié, la question a peu de poids. "C’est
abordé très marginalement : le temps de travail n’est pas un sujet de débat", note le cadre
des impôts. Pas non plus évident de faire part
de dif¿cultés à faire face à sa charge de travail
au moment de son évaluation.
Dans certaines entreprises, le choix
est laissé au salarié de revenir au régime
horaire antérieur, mais les velléités individuelles sont vite découragées par "la crainte
de s’exposer et de perdre une activité intéressante", explique Roland Mainpin. "Poste
L’évaluation de la
charge de travail en
question
Dans son jugement du 19 mai 2011 concernant
le suicide d’Antonio B., un ingénieur de 39 ans
qui s’était jeté du troisième étage du bâtiment
principal du Technocentre de Renault à Guyancourt (Yvelines), la cour de Versailles a estimé
que la société avait nécessairement conscience
du danger auquel était exposé ce salarié au
regard de sa charge de travail et n’avait pris
aucune mesure pour l’en préserver.
Devant la cour, sa femme, pour qui "les signes
d’une grande détresse sont apparus de manière
très visible" plusieurs mois avant son geste,
occupé, rémunération, temps de travail, liberté, conditions de travail : l’équation est
globale. Mais quand les gens sont isolés et
mis en concurrence, c’est une autre histoire.
Dans mon entreprise, si on touche au forfaitjour, on déclenche une révolution", souligne
Antoine Marchese. Là où celui-ci est contesté,
en revanche, les recours vont pouvoir s’appuyer sur l’arrêt de la Cour de cassation –
ainsi, plusieurs procédures individuelles ont
été lancées depuis chez Décathlon.
Le forfait-jour n’est pas remis en question dans son principe par les principales organisations syndicales mais elles dénoncent
les abus qu'il engendre. Certaines ont interpellé le Comité européen des droits sociaux 6
qui, dans sa dernière décision du 10 juin
2010, a conclu à une violation de la charte européenne des droits sociaux. Sans effet. Les
syndicats plaident, avec des variantes, pour
un encadrement plus rigoureux du forfaitjour passant, entre autres, par un contrôle de
la durée horaire du travail, une référence à
une durée moyenne hebdomadaire, la garantie du temps de repos, une redé¿nition des
catégories de salariés éligibles. Avec, en perspective, la renégociation d’accords collectifs
que la jurisprudence devrait encourager.
•
a fait mention d’un "rythme de travail trop
soutenu" et de "temps de repos non respectés
sur une longue période" : douze heures d’activité par jour complétées d’un travail intensif
à la maison, le soir et le week-end. La cour
stigmatise "l’incapacité totale [des supérieurs
hiérarchiques] de pouvoir préciser quel était le
volume précis de travail fourni par ce salarié au
titre de l’ensemble de ses missions", "l’absence
de tout dispositif dans l’entreprise pour évaluer
la charge de travail", "l’absence de visibilité
des managers sur la charge de travail de leurs
collaborateurs".
Pour en savoir plus
"Comment réglementer le temps de travail des
cadres ?", Revue de droit du travail¸ n° 9, septembre
2011.