et de droit penar compare

Janvier / Mars
2010
c .1
Law
KA3.R3434
. . I
Revue de science criminelle et de droIt pena
1
(2010: January-March
~~b#:780882 Copy:124250 Rec'd :06/01/10
ue ~LlellCe
et de droit
n° I
criminelle
penar compare
,
~.
---~
~~~-~-
,
.
~~
CHRONIQUES
DOCTRINE
• Droit penal general
Les politiques securitaires
a la lumiere de la doctrine
penale du XIXt'
au XXIl' siecle
p..)
Recidive
p.125
I
,)
VARIETES
Pratiques commerciales
trompeuses et operateurs
telephoniques
p. 146
• Infractions boursieres
L'ard~t de la Cour
constitutionnelle allemande
du 30 juin 2009
p. III
Manipulation des cours
et responsabilite penale
de la personne morale
p. 165
• Procedure penale
POLITIQUE
CRIMINELLE
Les desordres
de la garde a vue
• Droit penal de la consommation
Garde a vue : vagues du fond
avant la reforme
p. 183
p. 275
INFORMATIONS
L'Association de recherches
penales europeennes (ARPE) :
p. 289
vingt ans de recherches
• Execution des peines
La loi penitentiaire
p. 190
• Droit penal constitutionnel
La question prioritaire
de constitutionnalite
p. 201
• Oroits de I'homme
L'affaire M. c/ Allemagne
p. 228
Revue
de science criminelle
et de droit penal compare
publiee sous les auspices du Centre fran<;ais de droit compare
avec Ie concours du Centre de droit penal compare de I'UMR
de droit compare de Paris (CNRS et Universite Pantheon-Sorbonne-Paris 1).
et la collaboration de I'lnstitut de droit compare (Section de science criminelle)
et de I'lnstitut de criminologie de l'Universite Pantheon-Assas (Paris 2).
•
2010
Revue beneticiant de la reconnaissance
scientifique du CNRS
DIRECTEUR
Mireille DELMAs-MARTY, Professeur au College de France. Vice-Presidente de l'Association intemationale de droit
penal, President-Fondateur de l'Association de recherches penales europeennes (ARPE).
RtDACTEUR EN CHEF
Genevieve GIUDICELLI-DELAGE, Professeur II l'Universite Pantheon-Sorbonne (Paris 1). Directeur du Centre de
droit penal compare, Presidente de l'Association de recherches penales europeennes (ARPE).
SECRtTAIRES GtNtRAUX
Daniele MAYER, Professeur 11 I'Universite Pantheon-Sorbonne (Paris 1). - Andre GIUDICELLI, Professeur des universites, Doyen de la Faculte de Droit, de Science politique et de Gestion 11 l'Universite de La Rochelle.
COMITt DE RtDACTION
Herve ASCENSIO, Professeur 11 I'Universite Pantheon-Sorbonne (Paris 1). - Bernard BOULOC, Professeur emerite
de l'Universite Pantheon-Sorbonne (Paris 1). - Marie-Elisabeth CARTIER, Professeur emerite de I'Universite
Pantheon-Assas (Paris 2). - Mireille DELMAS-MARTY. - Bertrand DE LAMY, Professeur 11 I'Universite de Toulouse 1.
- Andre GIUDICELLI. - Genevieve GIUDICELLI-DELAGE. - Stefano MAHACORDA, Professeur 11 I'Universlte de
Naples 2. - Michel MASSE, Professeur 11 I'Universite de Poitiers. - Haritini MATSOPOULOU, Professeur 11 la Faculte
Jean Monnet de l'Universite de Paris-Sud XI. - Daniele MAYER. - Jean-Franc;ois SEUVIC, Professeur 11 I'Universite
Nancy 2.
COMITt DE PATRONAGE ET DE DIRECTION
P. ARPAILLAHGE, Ancien garde des Sceaux, Premier president honoraire de la Cour des comptes, President honoraire
du Centre de recherches de politique criminelle. - P. DRAI, Premier president honoraire de la Cour de cassation,
President de la Commission pour I'indemnisation des victimes de spoliations sous l'Occupation. - M. EZRATTY, Premier
president honoraire de la Cour d'appel de Paris. - R. GASSIN, Professeur emerite 11 la faculte de droit et de Science
politique d 'Aix-Marseille, Directeur honoraire de l'lnstitut de sciences penales et de criminologie d 'Aix-en-Provence. C. JAUFFRET-SPINOSI, Professeur II l'Universite Pantheon-Assas (Paris 2). - R. LEGEAIS, Professeur emente 11 la Faculte
de droit et des sciences sociales de Poitiers, Ancien President de I'Universite de Poitiers. - C. LEGUNEHEC, President
de chambre honoraire 11 la Cour de cassation. - R. MERLE, Professeur emerite 11 la faculte de droit de l'Universite des
sciences sociales de Toulouse, Ancien BIltonnier de l'Ordre des avocats 11 la Cour d'appel de Toulouse. - p, MONGIN,
President de Chambre honoraire 11 la Cour de cassation. - J, ROBERT, Professeur emente de I'Universite Pantheon-Assas
(Paris 2), President honoraire de l'Universite Pantheon-Assas (Paris II), President du centre fran<;ais de droit compare,
Ancien membre du Conseil constitutionnel. - S. ROZES, Premier President honoraire de la Cour de cassation, President
honoraire de la Societe internationale de defense sociale. - D, TALLON, Professeur ernerite al'Universite Pantheon-Assas
(Paris 2). - p, TRUCHE, President de la Commission nationale consultative des droits de I'homme, President de la
Commission nationale de deontologie et de securite, Premier president honoraire de la Cour de cassation, VicePresident de I'Association de recherches penales europeennes (ARPE). - A. VITU, Professeur emerite de la Faculte de
droit, sciences economiques et gestion de Nancy.
COM ITt SCiENTIFIQUE INTERNATIONAL
Helene DUMONT, Professeur II l'Universite de Montreal. - Francesco PALAZZO, Professeur de droit penal II
I'Universite de Florence. - Robert ROTH, Professeur 11 I'Universite de Geneve, Juge II la Cour de cassation du canton de Geneve. - Ulrich SIEBER, Directeur de I'lnstitut Max Planck pour Ie droit penal etranger et intemational,
Fribourg (Allemagne), Professeur 11 l'Universite de Freibourg·im-Brisgau. - J R SPENCER, Professor of Law, Fellow of
Selwyn College, University of Cambridge. - FranC;oise TULKENS, Juge II ia Cour europeenne des droits de I'homme,
Presidente de la Deuxieme Section. - Luis Arroyo ZAPATERO, President de la Societe internationale de defense
socia ie, Directeur de I'lnstitut de droit international et europeen de I'Universite Castilla-La Mancha.
DION
e GUY, ingenieurs d'etudes CNRS, avec la collaboration de Oona AH-THION, Caroline
EANNE, Iryna GR~B~NYUK, doctorants II l'Universite Pantheon-Sorbonne (Paris 1).
DIRECTEUR
Mireille DELMAS-MARTY, Professeur au College de France, Vice-Presidente de I'Association internationale de droit penal. Presidente-Fondatrice de I'Association de recherches penales europeennes (ARPE)
REDACTEUR EN CHEF
Genevieve GIUDICELLI-DEIAGE, Professeur aI'Universite Pantheon-Sorbonne (PariS I), Directeur du
Centre de droit penal compare, Presidente de I'Association de recherches penales europeennes (ARPE)
SECRETAIRES GENERAUX
Daniele MAYER, Professeur a I'Universite Pantheon-Sorbonne (Paris I)
Andre GIUDICELLLI, Professeur des universites, Doyen de la Faculte de Droit, de science politiQue et
de Gestion, Universite de La Rochelle
lES POLITIQUES SECURITAIRES A LA lUMIERE
e
e
DE LA DOCTRINE PENAlE DU XIX AU XXl SIEClE
Une genealogie de la rationalite
"
actuarielle aux Etats-Unis
aux XIXe et xxe siecles 1
par Bernard E. HARCOURT
julius Kreeger Proressor or l aw and proressor or Political Science. University or Chicago
La justice actuarielle -
la logique, la rationalite, les instruments actuariels - domine Ie
champ penal aux Etats-Unis aujourd'hui. L'utilisation d 'algorithmes pour predire I'evasion
fiscale, I'utilisation de profils pour determiner qui fouiller aux aeroports et dans nos rues, I'utilisation d 'instruments d'evaluation du risque pour determiner la retention de surete, mais
aussi pour determiner la longueur des peines, Ie type d'incarceration, ainsi que la remise en
liberte - ces methodes actuarielles colonisent de plus en plus Ie domaine juridique.
L'ascension d 'une logique actuarielle aux Etats-Unis est un sujet riche avec une genealogie
complexe. L'objectif de cet article n 'est certainement pas d'instrumentaliser cette histoire
pour en tirer des lec;:ons pour la France, ni d' en proposer un compte-rendu trop schematique.
Mais plutot d 'attirer I'attention sur certains episodes qui ont motive ce glissement aux EtatsUnis. D'identifier les forces - Ies disciplines, les discours, les professions, les desirs, ainsi que
les fictions et les resistances - qui ont conduit a la dominance d 'une telle rationaIite.
Ce qu'il faudrait souligner, c'est que les germes de ce tournant actuariel ont ete plantes dans
un terreau distinctement americain a un moment tres precis, a I'epoque d 'un mouvement
de theorie du droit et de pensee juridique qu'on appelle aux Etats-Unis American Legal Realism et qui, en faisant naitre un doute au sein me me de la discipline, a par la suite mine I'autonomie du domaine juridique. n s'agit d'un mouvement qui a essentiellement remis en
cause Ie formalisme de la pensee dite « classique », donc de la pensee representee, par
exemple, par Christopher Columbus Langdell, doyen de la faculte de droit a Harvard dans
les annees 1870 2• Ce mouvement dit « realiste » s'efforc;:ait de montrer que les concepts juridiques abstraits - par exemple, la notion juridique de consentement, de consent - ne pouvaient pas dicter de maniere neutre ou de maniere necessaire Ie resultat d 'affaires portees
devant la justice, mais que Ie domaine du droit etait caracterise par un degre important
d 'indetermination qui permettait donc a d'autres facteurs - politiques, sociaux, economiques, ou meme psychologiques - d 'influencer la prise de decisionjudiciaire.
En cessant de croire que Ie formaIisme pouvait assurer la neutralite du droit, en mettant fin
a une conception plus classique d 'une « science» proprement dite «juridique », et en montrant comment Ie droit est, en son sein, mine par l'indetermination, ce realisme americain
a donne naissance a une atmosphere d'incertitude qui, pour beaucoup d e penseurs, pour
beaucoup de juristes, etait simplement insupportable, intolerable. Cette tendance au rea-
0)
(2)
L'auteur remercie infiniment Ie Professeur Mireille Delmas-Marty pour son invitation a presenter ce travai l
France; ainsi que Fabienne Brion , J ean-Louis Halperin, Christine Lazerges,
Julien Cantegreil, et Laurent Mucchielli pour leur accueil chaleureux et leurs commentaires sur cet article ;
et Emmanuelle Bonnafoux pour son aide avec cette version en fran'Vais .
V. American Legal Realism, eds. W. W. Fisher, M. J. Horwitz et T. A. Reed (Oxford University Press 1993).
a son seminaire au College de
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Une genealogie de Ia rationalite actuarielle aux Etats-Unis aux XIX· et XX· siecles - Bernard E. HARcOURT
Une geneatogie de Ia rationalire actuarielle aux Etats-Unis aux XIX· et XX· siecles - Bernard E. HARCOURT
lisme a nouni un nouveau desir de certitude et a incite la discipline a integrer, a incorporer, a s'assimiler a d'autres sciences - d'autres sciences plus « dures " - et en particulier
aux sciences sociales, ala criminologie et la sociologie. C'est ce rapprochement qui a veritablement marque Ie paysage juridique americain du XXe siecle - et qui a donne naissance
non seulement a cette rationalite actuarielle dans Ie domaine penal, mais aussi aux mouvements Law and Economics et Law and Society, ainsi que, plus tard, a la fin du siecle, aux mouvements Behaviaral Law and Economics et Empirical Legal Studies.
La genealogie de la justice actuarielle provient donc de cette vol~nte de savoi~ dans un
domaine juridique deconstruit ou ~ragilise, par I~ ~e~us du formallsme, ou plutot par un
desenchantement devant ce formallsme. C est preClsemen~ c~ r.efus - ce refus du formalisme, de l'autonomie, d'une conception du droit ~omme dl_SClph?e.a~tonome et d~ champ
juridique comme champ. clos sur lui-me me - qUl a pousse la dlsclplme dans Ie gIron des
economistes et des actualres.
Cet article propose deux axes d'analyse. Dans un premier temp~, celui de ~etr~~er ce p~r­
cours depuis la fin du XIXe, en s'arretant sur quatre moments qUl ont contnbue a prodmre
lajustice actuarielle. Le premier moment, au tout debut, ce fut Ie fameux c?lloque de .1?09
a Chicago - donc un moment-de pour les juristes et professeurs de drOlt. Le deUXleme
moment se situe pendant les annees 1920, une periode d'innovation et d'exploration, particulierement chez les sociologues, encore une fois a Chicago. Ici, la presence du professeur
Ernest Burgess de l'universite de Chicago est capitale. Le troisieme momen~ cor~espond ~
une periode de professionnalisation, encore une fois dans Ie champ de ~a sOClologIe. ~e qm
pe~et Ie mieux de rendre raison de l'histoire du devel?p~ement d~ dls~ours actuanel ~st,
aux Etats-Unis, une sociologie des professions et en paruculier, la sOClologIe de la profeSSIOn
sociologique. Le quatrieme moment, qui commence a partir des annees 1960, correspond
ala periode de la domination actuarielle. La pratique actuarielle s'envole a cette epoque et
colonise Ie terrain penal.
Au tournant du XXe siecle, il y avait un sentiment palpable d'insecurite et d'inferiorite dans
Ie do maine juridique americain. On peut pratiquement percevoir un complexe d'inferiorite chez les principaux jUlistes americains. Leurs ecrits s' en ressentent : on avait l'impression que la discipline juridique n'avait pas fait autant de progres que les autres disciplines
plus scientifiques; I'impression que I'Amerique etait a la traine de I'Europe et que I'Amerique devait rattraper son retard. On peut en entendre un clair echo dans la declaration
d'ouverture du colloque, un colloque tres important, la National Conference on Criminal Law
and Criminology qui s'est tenue a Chicago en 1909 - un colloque qui marqua Ie debut du
mouvement vers l'integration des sciences sociales dans Ie droit penal.
Ce colloque a ete organise par de grands universitaires specialistes du penal, en particulier
les professeurs Ernst Freund et Roscoe Pound de I'Universite de Chicago, et c'est a ce colloque qu'ils ont annonce une nouvelle ere pour Ie droit penal, celle d'un traitement individualise de la peine, qui aborderait les causes particulieres de la delinquance pour chaque
individu sur une base scientifique 3. Et on entend bien ace colloque ce sentiment d'etre « a
la traine » - ce sentiment d'un echec americain, Ie besoin de rattraper les autres. D'apres
Freund et Pound, la nouvelle science de la criminologie avait de profondes implications
pour Ie droit penal americain, et ils se lamentaient du retard que lajurisprudence americaine avait pris pour adopter Ie paradigme statistique :
•
Telles etaient les affirmations d 'impuissance, d'inferiorite. Et il etait absolument necessaire,
d'apres ces grands universitaires, de de passer ces insuffisances.
(4)
idem.
R. Pound, The Scope and Purpose of Sociological Jurisprudence, (en trois parties) , Harvard Law Review 24:
591 (1911) et Harvard Law Review 25: 140 and 25 : 489 (1911-1912) ; V. aussi A. Hunt, The Sociological Movement in Law, Pal grave Macmi llan , 1978.
(5)
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Ilanvier I Mars 2010
o
La premiere decennie du XXe siecle
Commen~ons donc a la fin du XIXe et au tout debut du xxe. n est important de reconnaitre
- et c'est ici un paradoxe - qu'a cette epoque, Ie desir de predire Ie comportement humain
dans Ie contexte penal decoulait d'une nouvelle aspiration a individualiser la peine. L'appel au:'"
statistiques en fut en realite une consequence, ou il fut du moins associe a cette nouvelle phllosophie de la peine; il representait donc non pas simplement une transition vers une pensee
generalisante, raisonnant en termes de larges groupes, de categories, de generalites comme Ie
fameux concept d' « individus dangereux ", mais aussi une transition vers l'individualisation.
Sur Ie Vieux Continent, Raymond Saleilles publie son celebre ouvrage en 1898, un texte qui
pronait, comme son titre l'indique, L'Individualisation de la peine, donc une nouvelle orientation
des institutions et des pratiques judiciaires et penales centree sur I'individu. Et on constate un
developpement analogue dans la penalite britannique du debut du xxe siecle 6. L'ceuvre de
H. Wigmore et aI. , General Introduction to the Modern Criminal Science Series, vii , in R. Salei lles, The
individualization oJPunis/mumt (Rachel SzoldJastrow trans. ), Boston, Little Brown, 1911; V. aussi, T. A. Gree n,
Freedom and Criminal Responsibility in Ihe Age of Pound: An Essay on Criminal Justice, 93 Michigan Law
Review 1915, 1949-1964 (1995).
I
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UNE GENEALOGIE EN QUATRE PARTIES
~
Mais la - et c'est ce qui importe -Ie sentiment d'insuffisance etait lie a l'instabilite creee
par Ie mouvement realiste. Roscoe Pound etait lui-meme fondateur de ce qu'on appelait a
l'epoque la jurisprudence sociologique (en anglais, Sociological Jurisprudence) ; un mouvement
concurrent au American Legal Realism - tout aussi « realiste » s. Tous deux etaient nes en
reaction a la theorie « classique » du droit du XIxe siecle. Tous deux mettaient en exergue
ce decalage entre la pensee forme lie et les resultats concrets, ainsi que les insuffisances de
la pensee formelle pour traiter de maniere satisfaisante les cas portes devant les tribunaux.
Tous deux cherchaient ailleurs une solution pour resoudre l'indetermination du droit.
J.
~
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Dans un deuxieme temps, cet article propose de reflechir sur trois themes. A travers ces
periodes differentes, ce qui a motive la quete pour cette certitude actuarielle, c'etait certains
desirs communs aux differentes disciplines : Ie desir de connaitre Ie criminel, Ie besoin de
categoriser, l'envie d'assurer. Ces trois themes pourraient se regrouper sous Ie concept du
desir de certitude et de scientificite face a un manque de confiance chez les juristes et specialistes du droit. Apres avoir donc esquisse les quatre moments historiques principaux, nous
reviendrons sur ces trois themes.
Tout cela s'est produit en Europe au cours de ces quarante dernieres annees ... Toutes
les branches des sciences auxiliaires ont fait des progres -l'anthropologie, la medecine, la psychologie, l'economie, la sociologie, la philanthropie, la penologie. Seul Ie
droit s'est abstenu. La science du droit est celle qui doit beneficier de tout cela 4.
(3)
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(6)
1
V. D. Garland, Punishment and Welfare, Gower, Alclershot, 1985.
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Une genealogie de Ia rationalire actuarielle aux Etats-Unis aux XIX· et XX· siecles - Bernard E. HARCOURT
Une geneaIogie de Ia rationalite actuarielle aux Etats-Unis aux XIX· et XX· siecles - Bernard E. HARCOURT
Saleilles est traduite en anglais quelques annees plus tard, et c'est Roscoe Pound lui-meme qui
ecrit l'introduction a la traduction ameri~e qui parait en 1911 . Pound, lui aussi, plaidait pour
cette individualisation de la peine aux Etats-Unis. Selon ses propres mots, « ce a quoi nous
devons parvenir donc dans Ie droit penal moderne est un systeme d'individualisation » 7.
king 15. « A la fin du XIXe siecle, il fut remplace par quelque chose de different: les gens
normaux » 16. Al'aube du xxe siecle, les lois du hasard etaient devenues autonomes dans de
nombreux milieux politiques et sociaux, au sens ou on pouvait les employer pour prevoir et
expliquer des phenomenes donnes.
C'etait precisement cet objectif que s'etait donne Ie fameux colloque National Conference on
Criminal Law and Criminology qui s'est tenu a Chicago en 1909. Dans leurs rapports, dans
leurs discours, ces grands universitaires annon<;:aient une nouvelle ere du traitement individualise, traitement qui aborderait les causes particulieres du crime pour tout contrevenant
ala loi 8. D'apres Freund et Pound, la nouvelle science de la criminologie avait de profondes
implications pour Ie droit penal : « La science moderne reconnait que Ie penal ne peut operer a la maniere d'une machine, mais qu 'il doit s'adapter aux causes, et a l'homme affecte
par ces causes », affirment-ils 9. D'apres Freund et Pound, la nouvelle science du crime avait
de profondes implications pour Ie droit penal, mais Ie droit se laissait distancer : « Ainsi la
grande verite pour Ie present et l'avenir, pour la science criminelle, est I'individualisation
du traitement penal - pour cet homme, et pour la cause du crime de cet homme » 10. Ils
insisterent egalement sur Ie besoin de recherches suivies :
La plupart de ces lois furent d 'abo~d observe~s: consignees .et rendues p~bl~ques dans Ie
domaine de la delinquance - du cnme, du SUICIde, de la fohe, de la prosutuuon. Adolphe
Quetelet, Ie statisticien beige, decrivait les regularites statistiques concernant Ie crime des
183217. Il decrivit Ie phenomene com me une « espece de budget pour l'echafaud, pour les
bagnes et les prisons [... J acquitte par la nation fran<;:aise avec une regularite plus grande
sans doute que ne l'est Ie budget financier » 18. Les premieres incursions dans Ie hasard ont
ete faites dans Ie domaine du penal. Et ce, precisement au sens ou Ie developpement et Ie
perfectionnement de la criminologie au XIXe siecle nourrissent non seulement Ie mouvement en faveur de la peine individualisee, mais aussi cet elan actuariel dans la justice penale .
Cette verite (c'est-a-<iire qu'il existe une regularite statistique dans la criminalite)
ouvre un champ immense a reexaminer. Cela veut dire que nous devons etudier
toutes les donnees possibles qui peuvent etre des causes du crime - I'heredite de
l'homme, sa nature physique et morale, son temperament affectif, Ie cadre de sa jeunesse, sa residence actuelle et d'autres conditions - toutes les circonstances exen;:ant
une influence ... C'est seulement de cette fa<;:on que des connaissances precises pourront etre acquises, et que de nouvelles mesures efficaces pourront etre adoptees II.
Second moment: les annees 1920. Dans Ie domaine juridique, Ie « realisme » etait a son apogee.
Mais dans Ie domaine sociologique americain, c'etait Ie tout debut de la prediction rigoureuse
et scientifique. Les sociologues, les scientifiques avaient a I'epoque soif de predire, de confier
l'etude du comportement humain a la science. On l'entend chez les chercheurs et les doctorants. En voici un, George Vold,jeune doctorant en sociologie a l'Universite de Chicago: « Le
principe de prevoir Ie comportement humain est intelligent et valable. Les compagnies d 'assurance ont edifie d 'irnportants commerces sur ce principe meme. La presente these [...J etablit
la validite de ce principe de prediction pour tout autre comportement humain » 19.
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Et au travers de toutes ces declarations, Freund, Pound et leurs coUegues se lamentaient du
retard que la jurisprudence americaine avait pris pour adopter Ie paradigme statistique.
Ce tournant vers l'individualisation reposait, bien entendu, sur Ie progres des statistiques, et
la croyance croissante en la possibilite de predire Ie comportement humain. Comme Ian Hacking Ie demontre dans The Taming of Chance (1991), les lois de la probabilite avaient largement supplante les lois de la nature dans Ie discours occidental a la fin du XIXe siecle, surtout dans les domaines du crime et de la peine 12 . Et - encore une fois, paradoxalementI'ascension du raisonnement de probabilite permit d 'exercer plus de contrale sur l'individu
et d e discipliner l'incertitude, ou comme Ie dit Nikolas Rose, de maitriser « l'incertitude, en
la rendant disciplinee et docile » 13 . Rose s'explique ainsi : « Penser en termes de risque apprivoise de maniere paradoxale Ie hasard, Ie destin et l'incertitude. En reconnaissant l'irnpossibilite d'une certitude quant a l'avenir, il rend ce manque de certitude quantifiable en termes
de probabilite. Et une fois la probabilite de l'occurrence d'un evenement futur quantifiee,
on peut prendre etjustifier des decisions sur ce qu'il y a lieu de faire dans Ie present en toute
connaissance de cause, meme s'il ne s'agit que de probabilite » 14. Les lois du hasard perrnirent une meilleure maitrise du comportement individuel. « Le concept cardinal de la psychologie des Lumieres avait ete, tout sirnplement, la nature humaine » nous explique Hac-
(7)
(8)
(9)
(10)
(11 )
(12)
(13)
(14)
34
R. Pound, Introduction to the English Version , xvii , in Saleill es 1911.
Wigmore 1911.
Wigmore 1911 : vii .
Idem.
Idem.
I. Hacking, The Taming of Chance, 1-8, New York: Cam bridge University Press, 1990.
N. Rose, At Risk of Madness, 214, in T. Baker et J. Simon, eds., Embracing Risk: The Changing Culture of
Insurance and Responsibility, Chicago, IL : The University of Chicago Press, 2002.
Idem.
I ucr I lanvier / Mars 2010l
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~ Le debut des annees 1920 : Burgess et la prediction
Ernest Burgess, sociologue renomme a I'universite de Chicago, fut un des principaux
moteurs de ce passage a la prediction, et exprima la sensibilite et les aspirations de la generation suivante lorsqu'il declara : « Il ne peut y avoir aucun doute sur la faisabilite d e determiner des facteurs a l'origine du succes ou de l'echec d'un homme en liberte conditionnelle » 20. A l'epoque, Burgess emergeait toutjuste de l'ombre de son eminent collegue et
collaborateur, Robert Park, et du paradigme ecologique de l'ecole dite de Chicago. S'appuyant sur la nouvelle rigueur statistique de la sociologie, Burgess contribua a recentrer l' etude de la sociologie sur l'individu, et il fut une figure majeure dans la transformation stfUcturelle qui eut lieu dans la discipline pendant les annees 1930 et 1940. Comme Andrew
Abbott etJames Sparrow Ie suggerent, des les annees 1920, « de larges pans des ecrits sociologiques n 'etaient plus sociologiques du tout au sens ancien du terme. Il ne s'agissait pas
d 'etudes de groupes sociaux, de conflits ou de relations de groupe. Il s'agissait plutat d 'etudes sur des individus isoles caracterises par des proprietes variables et situes dans un champ
plus etendu et indefini » 21. La recherche de Burgess sur la prediction - non seulement
(I5)
(16)
(17)
(18)
(19)
(20)
Hacking 1990 : 1.
Idem; V. aussi M. Foucault, Les Anormaux. COUTS au Collige de France, 1974-1975, Gallimard, 1999.
Hacking 1990 : 105.
Idem.
G. B. VoId, Prediction Methods and Parole, Hanover, NH : Sociological Press, 1931, p. 103.
A. A. Bruce, E. W. Burgess, et A. M. Harno, A Study of the Inde tenninate Sentence and Parole in the Slate
of Illinois, Journal of the American Institute of Criminal Law and Cri minology, 19(1) Part II : 1-306 (May
1928), p. 271.
(21) A. Abbott et J. T. Sparrow, Hot War, Cold War: The Structures of Sociological Action, 1940-1955, manuscrit
non publie reproduit avec permission de I'auteur, 6 juill. 2005, p. 6. V. generalement, A. Abbott, Of Time
and Space: The Contemporary Relevance of the Chicago School, Social Forces 75(4) : 1149-11 82 (1997) ;
A. Abbott, Department & Discipline: Chicago Sociology at On e Hundred , Chicago, IL : The University of
Chicago Press, 1999.
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Une geneaIogie de Ia rationalire actuarielle aux Etats-Unis aux XIX· et XX· siecles - Bernard E. HARcOURT
Une genealogie de Ia rationaIite actuarielle aux Etats-Unis aux XIX" et XX, siecles - Bernard E. HARCOURT
dans Ie contexte penal mais aussi plus tard la prediction du succ(:s dans Ie mariage et Ie
succ(:s au travail- contribua a lancer la sociologie dans cette nouvelle direction.
tions chez les immigres plus recents comme les Italiens, les Polonais et les Lithuaniens », et
« les plus forts taux de violations chez les immigres plus anciens comme les Irlandais, les Britanniques et les Allemands» 29. Burgess observa que « Ie deuxieme groupe [de violations] Ie
plus important en taille etait celui des Noirs avec 152 a Pontiac, 216 a Chester et 201 a
Uoliet] » 30. Burgess s'appuya aussi sur un certain nombre d'autres variables uniques, prenant en compte par exemple Ie profil social et Ie type de personnalite.
Burgess n'etait pas Ie premier, bien entendu. D'autres s'etaient deja essayes au domaine de
la prevision. En 1923, Sam B. Warner, directeur du Committee on Criminal Records de I'Institute of Criminal Law and Criminology a Eugene dans I'Oregon, entreprit I'identification
des facteurs de groupe capables de prevoir Ie succes ou I'echec de tel individu en liberte
cond.iti~n?e~le 22. La ~eme annee, un chercheur peu connu du nom de Hornell Hart qui
travaIlIa!.t a I Iowa ChIld Welfare Research Station fit la meme chose. Hart insista sur Ie fait
que son precurseur, Sam Warner, avait neglige de mettre en application des « tests statistiqu~s pre~is » 23. Hart affirma qu'avec les nouveaux outils et techniques des statistiques, il
sefaJt possIble de mieux faire, de creer un veritable instrument de prevision afin de produire
« un pronostic pour toute consideration de liberte conditionnelle » 24.
Ernest Burgess en prit note et montra la voie 25. En 1927, Ernest Burgess et deux professeurs de droit conduisirent des recherches approfondies sur les procedures de mise en
liberte conditionnelle a la demande du president du comite de probation and parole de l'IIIinois. Le projet de recherche impliqua de nombreux entretiens, une etude des archives de
probation, un passage en revue des dossiers crimi nels et penaux, ainsi que des visites en person.ne dans les institutions penitentiaires. II en resulta un rapport de 306 pages publie en
ma!. 1928 dans Ie Journal of the American Institute of Criminal Law and Criminology 26.
C'est dans ce contexte que Burgess fit une etude sur 3000 detenus remis en liberte dans les
quatre a cinq ans precedant Ie 31 decembre 1924 27 • Ce qu'il cherchait a savoir, c'etait precisement s'il y avait une quelconque relation statistique entre une remise en liberte reussie
(etroitement de£inie par I'absence de violation des conditions de la liberation conditionnelle) et une vingtaine de variables independantes. L'idee de depart etait de voir quels facteurs etaient associes a la probabilite d 'une mise en Iiberte reussie.
Les vingt et unes variables comprenaient des informations telles que la race et la nationalite du pere du detenu, Ie profil social, I'age mental, Ie type de personnalite et Ie pronostic
psychiatrique, en plus des circonstances du crime et d'un casier judiciaire prealable 28. En
ce qui concerne I'origine ethnique, Burgess remarqua « la plus petite proportion de viola-
(22) V. S. B. Warner, Factors detennining parole from the Massachusetts refonnatory, 14Journal of Criminal Law
and Criminology 172 n.b. (1923).
(23) H. Hart, Predicting Parole Success, 41 Journal of the American Institute of Criminal Law and Criminology
405 (2003).
(24) Hart 1923 : 41l.
(25) En presentanL sa premiere etude, Burgess nota: « Although Professor Sam Warner had made a similar
attempt with negative results, a review of his work by Professor Hornell Hart indicated possibilities of success m a new venture ". E. Burgess, Is Prediction Feasible in Social Work? An Inq uiry Based Upon a SociolOgIcal Study of Parole Records, 7 Social Forces 534 (1928).
(26) Bruce, Burgess et Harno 1928.
(27) Bruce, Burgess et Harno 1928 : 6.
(28) La liste complete des facteurs est la suivante : « (1) nature of offense; (2) number of associated in committing offense for which convicted ; (3) nationality of the in,;,ate's father; (4) parental status, including broken homes; (5) mantal status of the mmate; (6) type of cnmmal, as first offender, occasional offender habitual offender, pro!,essional criminal; (7) social type, as ne'er-do-well , gangster, hobo; (8) county from ~hich
committed; (9) sIze of commulllty;. (10) type of neighbodlOod ; (11) resident or transient in commun ity
when arrested; (12) statement of tnal Judge and prosecutmg attorney with reference to recommendation
for or against leniency; (13) whether or not commitment was upon acceptance of lesser plea; (14) nature
and length of sentence Imposed; (15) momhs of semence actually served before parole; (16) previous crimmal record ofthe prisoner; (17) h,s prevlOus work record ; (18) hiS pUlllshmem record in the institution;
(19) h,s age at tIme of parole; (20) his mental age according t? psychiatric examination; (21) his personality type accordmg to psychiatric exammatIon; (22) and psych,atric prognosis ". Bruce Burgess et Harno
1928 : 257-258.
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Burgess soumit ce test a son echantillon de 3000 cas et attribua des points pour chaque facteur auquel un detenu aurait eu au-dessus de la moyenne (et donc de plus grandes chances
de succes), puis il fit une analyse pour determiner Ie pourcentage de contrevenants. Ceux
qui avaient largement au-dessus de la moyenne (16 a 21) avaient Ie taux de violation Ie plus
bas (1,5 %) et ceux qui avaient largement en dessous de la moyenne (2 a 4) avaient Ie taux
de recidive Ie plus eleve (76 %) . Burgess conclut d'apres cette etude que des facteurs identifiables pouvaient etre employes afin de donner de meilleures previsions au comite de probation. « II n'y a aucun doute quant a la faisabilite de la determination des facteurs a I'origine du succes ou de I'echec d'un homme en liberte conditionnelle » ecrivit Burgess. « Le
comportement humain semble etre sujet a un certain degre de previsibilite » 31.
Dans son rapport, Burgess recommanda que la decision de remise en Iiberte repose sur une
analyse multifactorielle employant ces variables et utilisant ses tableaux actuariels.
~
Les annees 1930 : une sociologie de la profession sociologiQue
Dans les quelques decennies qui ont suivi, avec Burgess a la barre, la plupart des grands
sociologues americains se sont faits les dents sur les instruments de prediction. La plupart
d'entre eux ont commence en tant que doctorants a I'Universite de Chicago, travaillant bien
sur sous la direction de Burgess en personne. En passant donc au troisieme moment - les
annees 1930 et 1940 - ce qui est apparu n'etait pas tant une pratique actuarielle dans Ie
domaine penal concret, mais plutat toute une serie de recherches. II faut en effet comprendre ce troisieme moment a travers une sociologie des professions, ou plus exactement
une sociologie de la sociologie.
Le grand sociologue heritier de Burgess, Albert]. ReissJr., ecrivit sa these sur la « methode
Burgess» de prediction> encore une fois dans Ie contexte de la Iiberte conditionnelle 32. La
these de Reiss, intitulee The Accurary, Efficienry and Validity of a Prediction Instrument, etait une
analyse statistique des instruments de prediction (achevee en 1949 sous la direction de Burgess). Lloyd Ohlin, sociologue repute et, plus tard, professeur a la Harvard Law School, lui
aussi mit a jour la methode Burgess et publia Ie premier manuel de prevision pour la liberte
conditionnelle 33. Daniel Glaser, eminent sociologue qui finira a I'Universite de Southern
California, ecrivit aussi sa these quelques annees plus tard sous la direction a la fois de Burgess et de Reiss; Ie titre: A Refarmulation and Testing of Parole Prediction Factors 34.
(29)
(30)
(31)
(32)
Bruce, Burgess et Harno 1928 : 259.
Bruce, Burgess et Harno 1928: 259.
Bruce, Burgess et Harno 1928 : 271.
A. J. Reiss, Jr., The Accuracy, Efficiency and Validity of a Prediction Instrument, Ph.D. dissertation , Department of Sociology, University of Chicago, Chicago, IL September 1949.
(33) Lloyd E. Ohlin, Selection for Parole: A Manual of Parole Prediction, New York, Russell Sage Foundation, 1951.
(34) D. Glaser, A Reformulation and Testing of Parole Prediction Factors, Ph.D. Dissertation, Department of
SOCiology, University of Chicago, Chicago, IL, 1954.
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Une geneaIogie de Ia rationalire actuarielle aux Etats-Unis aux XIX' et XX' siecles - Bernard E. HARCOURT
Une geneaIogie de Ia rationalire actuarielle aux Etats-Unis aux XIX' et XX· siecles - Bernard E. HARCOURT
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et par consequent, ils pronaient une approche interdisciplinai,r:, ~e qui a:ai~ tendance a l~s
mettre en conflit avec de nombreux sOCiologues, surtout avec I errunent cnrmnologue EdWin
H. Sutherland. En tant qu' outsiders du domaine, ou plutot du club des sociologues, les
Glueck et leur methode devinrent Ie repoussoir contre lequel une grande partie de la theorisation sociologique s' erigea.
Et beaucoup d'autres ecrivirent leur these sur ce sujet en 1931 . La these de George B. VoId
intitulee Prediction Methods and Parole, lui acquit un poste a I'Universite du Minnesota 35:
Courtlandt Churchill Van Vechten Jr. redigea en 1935 sa these, A Study of Success and Failure
of One Thousand Delinquents Committed to a Bays' Republic, sous la direction de Burgess et d 'Edwin Sutherland 36. Egalement en 1935, Ferris Laune, qui deviendra Ie premier actuaire
penal, ecrivit sa these sur A Technique for Developing Criteria of Parolability et la dedia « aux professeurs Ernest W. Burgess, Edwin H. Sutherland et Arthur J. Todd en reconnaissance de
leur aide et de leurs encouragements » 37. Toujours en 1935 - decidement une annee fertile pour ces traites - Charlotte Ruth Klein a l'Universite de Chicago ecrivit Success and Failure on Parole: A Study of 160 Girls Paroled from the State Training School at Geneva, illinois 38, et,
en 1949, George A. Lunday produisit A Study of Parole Prediction, sous la direction, encore,
d'Ernest Burgess, avec les conseils d'Albert Reiss, de Clifford Shaw et de Henry McKay 39.
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En ce qui concerne leurs methodes, les Glueck menerent une enquete approfondie sur la
vie de 510 detenus dont les peines criminelles prenaient fin en 1921 et 1922. lis se concentrerent sur les cinq premieres annees passees par les detenus remis en liberte conditionnelle
a compter de leur liberation. Les Glueck passe rent en revue les donnees sur leur vie domesrique avant la prison, eurent des entretiens avec les anciens prisonniers et recueiIlirent des
informations aupres des comites de probation. II s'agissait la d 'un enorme travail de collecte
de donnees 46. Et, en fonction de ces donnees, les Glueck realiserent quatre tableaux de prevision qui s'appuyaient sur un ensemble de statistiques avant et apres incarceration - un
tableau de prevision pour Ie juge prononc;;ant la premiere condamnarion, un pour la remise
en Iiberte conditionnelle, un pour Ie controle du bon deroulement de la probation, et un
pour Ia condamnation des recidivistes.
Bref, la prediction (particulierement dans Ie contexte de la liberte conditionnelle) devint
un moteur de production scientifique - sujet de theses, de conferences, d 'articles savants
et de monographies. Le departement de sociologie de I'Universite de Chicago et l'administration penitentiaire de l'lllinois etaient au cceur de la recherche; I' etat de I'Illinois etait
au premier rang dans la pratique, mettant en ceuvre Ie tout premier instrument actuariel
d e prevision pour la liberte conditionnelle dans les annees 1930 et appliquant des methodes
d'avant-garde au cours des trente annees suivantes.
(35) G. B. Void, Prediction Methods and Parole, Hanover, NH : Sociological Press, 1931.
(36) Courtlandt Ch~rch ill Va,:, Vetchen..Jr. , A Study of Success and Fai.lure of One Thousand Delinquents Committed to a Boy s Repubhc, Ph.D. dlssertaoon, Deparonent of SOCIOlogy, University of Chicago Chicago IL
1935.
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(37) Ferris F. Laune, Predicti ng Criminality: Forecasting Behavior on Parole, Evanston, IL : Northwestern University, 1936, page de dCdicace.
(38) C. R. Kle in , Success and failure on parole: A study of 160 girls paroled from the state training school at
Geneva, Illinois, M.S. thesis, University of Chicago, Chicago, IL, 1935.
(39) G.A. Lunday, A study of parole prediction, Ph.D. dissertation, Chicago: Un iversity of Chicago, Chicago, 1949.
(40) ReiSS 1951 : 561.
(41) Ohlin 1951.
(42) Glaser 1954.
(43) S. Glueck et E. Glueck, Five Hundred Cri minal Careers, 1939 [1930].
(44) V. J. H. Laub et Robert J. Sampson, The Sutherland-Glueck Debate: On the Sociology of Criminological
Knowledge, 96(6) The American J ournal of Sociology 1402-1440, May, 1991.
(45) Laub et Sampson 1991 :1405.
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Leur instrument de prevision sur la liberte conditionnelle comportait sept facteurs 47.
Comme Burgess, les Glueck croyaient dur comme fer en Ia science du comportement
humain et a la possibilite de Ie prevoir. La valeur d 'un instrument de prediction, insistaientils, « ne peut etre suffisarnment soulignee » 48. TIs etaient aussi fermement convaincus par
leur propre approche, et la rivalite qui a suivi entre les methodes Burgess et Glueck ont
genere une enorme quantite de travaux de recherche de puis les annees 1930 jusque dans
les annees 1950, dont la plupart se
:'\:ombn' ell' I.u'leurs dans Ips modd('s ell' pre dictions
concentraient sur la reduction du
nombre de facteurs pour chaque
modele et sur leur ponderation 49 .
Dans les recherches qui ont suivi, il ya eu tendance a vouloir se concentrer sur un modele actuariel plus etroit fonctionnant avec un ensemble de variables previsionnelles plus limite - afin
de rendre Ie modele actuariel plus economique. L'heritier de Burgess, Albert Reiss, prona energiquement la limitation du nombre de facteurs dans les instruments de prediction. TI affirrna
que « des previsions valables se font a partir d'un instrument de prevision lorsqu'un petit
nombre d'eIements stables de facteurs efficaces ayant un degre d'association relativement eIeve
avec Ie critere sont utilises comme variables independantes » 40. Uoyd Ohlin produisit un
modele Burgess modifie avec un nombre reduit de variables qui fut mis en pratique dans cet
etablissement penitentiaire 41. Daniel Glaser travailla sur les tableaux de prevision et ne se
concentra que sur sept facteurs de prevision, dont deux prenant en compte Ie easier judiciaire 42 .
L'essentiel du debat qui s'ensuivit tournait precisement autour de cette question de la reduction des instruments actuariels. II fut declenche en grande partie par un modele concurrent
developpe et publie en 193~ par Sheldon et Eleanor Glueck dans leur ouvrage intitule Five
Hundred Criminal Careers 43. A l'epoque, Sheldon Glueck etait chercheur en criminologie, et
Eleanor Glueck etait assistante de recherche a Harvard Law School 44. Leur formation, leur
enseignement et leurs recherches etaient a la croisee de plusieurs disciplines - parmi elles
l'education, Ie droit, la criminologie, la sociologie, I'assistance sociale et la psychologie 45_
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On peut visualiser la reduction des instruments de prevision en reportant Ie
nombre de facteurs utilises dans les
modeles de prevision pour la liberte
conditionnelle dans Ie temps et tracer
une ligne descendante sur Ie graphique. Ce graphique illustre bien la
reduction des modeles de prevision.
Cela dit, ces modeles sont pour la plupart restes theoriques.
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(46) V. Laub et Sampson 1991 : 1408-1410.
(47) Glueck and Glueck 1939 [1930]. Les facteurs sont les suivants :
1. industrial habits
2. seriousness and frequency of prereformatory crime
3. arrests for crimes preceding
4. penal experience preceding
5. economic responsibility preceding
6. mental abnormality on entrance
7. frequency of offences in the reformatory
(48) Glueck et Glueck 1939 [1930] : 280.
(49) V. E. D. Monachesi, A Comparison of Predicted with Actual Results of Probation, 10(1) : 26-31, fevr. 1945;
M. Hakeem, The Validity of the Burgess Method of Parole Prediction, 53(5) American Journal of Sociology
376-86, mars 1948; A. J. Reiss, The Accuracy, Efficiency, and Validity of a Prediction Instrument, 56(6) Ame·
ricanJournal of Sociology 552B561, mai 1951 ; D. Glaser, The Efficacy of Alternative Approaches to Parole
Prediction, 20(3) American Sociological Review 283B87, juin 1955.
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Une geneaIogie de la rationalire actuarielle aux Etats-Unis aux XIX' et XX· siecles - Bernard
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la liberte conditionnelle ont nourri de nombreux autres domaines touchant a la condamnation et a la reglementation, creant ainsi un large champ de methodes actuarielles dans Ie
domaine de la police, de la sentence, et du carceral. II y a eu certainement conjugaison entre
Ie discours actuariel et Ie discours law and order- avec de nombreux etats qui ont renonce
i la liberation conditionnelle et qui se sont fies a ce que l'on appelle fixed sentencing guidelines et les peines planchers - mais Ii aussi, sur une base actuarielle. D'autres bien sur ont
maintenu la liberation conditionnelle en se dotant d'instruments actuariels. Comme nous
verrons, dans les deux cas il y avait de grands enjeux d' accountability ainsi qu'une « logique
immunitaire » comme dirait Fabienne Brion -Ie besoin de proteger les decideurs, d'assurer contre les risques, de deresponsabiliser les responsables.
La fin du XXe siecle : la pratiQue actuarielle
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La mise en pratique des methodes actuarielles fut un processus beaucoup plus lent. II y eut
une premiere mise en reuvre dans l'Illinois dans les annees 1930, fruit du hasard. Un des
deux assistants de recherche du professeur Burgess fut nomme membre du Board of
Parole 50 et, avec son appui, I'assemblee de l'Illinois vota une loi en 1933 stipulant l'embauche de sociologues et d'actuaires pour faire des previsions dans Ie cas de tous les hommes
en attente de liberte conditionnelle 51. Ferris Laune, ancien doctorant de Burgess, fut
embauche en tant que « sociologue et actuaire » a la prison d'etat de l'IIlinois (Illinois State
Penitentiary) de Joliet en 1933 52. Ferris Laune fut Ie premier i officiellement mettre en
reuvre la « methode de prediction Burgess » et a fournir Ie premier prognasio, un rapport
base sur les taux de delits propres a un groupe evaluant la probabilite de recidiver d'un
detenu particulier. Des 1935, donc, la methode Burgess est utilisee sur Ie terrain. Cela dit,
c'etait Ie seul outil de prevision employe a l'epoque dans tout Ie pays - et cela pendant plusieurs dizaines d'annees 53.
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Une geneaIogie de la rationalire actuarielle aux Etats-Unis aux XIX' et XX· siecles - Bernard E. HARcOURT
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TROIS THEMES
n a Wlu attendre les annees 1960 - environ trente ans plus tard - pour qu'un deuxieme
etat prit la decision de recourir a aux instruments de prediction. Au debut des annees 1970,
les autorites federales de probation developperent et mirent en application Ie « Salient Factor
Score », un outil de prevision allege, aiguisant l'interet quant a l'utilisation d'instruments de
prevision. La methode federale employait sept facteurs de prevision, et la m;;yorite de ces facteurs etaient lies au casier judiciaire. La Californie adopta un modele actuariel qui se focalisait plus sur Ie casier. Le premier « Base/ Expectancy Score » de Califomie Ie reduisit a quatre
facteurs 54. Le gouvernement federal et la Californie entrainerent dans leur sillage un raz.aemaree d'adoption d'outils actuariels a la fin des annees 1980 et pendant les annees 1990.
Revenons donc aux trois themes evoques en introduction, en commen<;ant avec ce facteur
qui a peut-etre Ie plus contribue au tournant actuariel, ce qu'on pourrait appeler la volonte
de connaitre Ie criminel. II s'agit du desir de prevoir la criminalite. II s'agit du besoin de
rnettre en usage et de modeler un comportement futur de la maniere la plus economique
qui soit, il s'agit de la quete d'instruments toujours plus efficaces pour anticiper Ie crime. C'est
ce me me besoin qui inspira Ie developpement des statistiques aux XVIIle et XIXe siecles.
En 2004, 28 Etats utilisaient un outil d'evaluation du risque dans leur prise de decision quant
aux mises en liberte conditionnelle. Ce qui est particulierement remarquable, c'est que cette
tendance exponentielle a coincide avec la disparition relative de la liberte conditionnelle.
Le nombre d'etats dans lesquels la liberte conditionnelle existe a chute de maniere reguliere de 44 en 1979 a plus ou moins 32 en 2003. Malgre ce declin, Ie nombre d'etats ou la
liberte conditionnelle est appliquee et qui utilisent une methode actuarielle est passe
de 1 en 1979 a 23 en 2004.
En premier lieu, ce desir de compter, de prevoir, de savoir - ce desir, selon les termes de
Hacking, d'apprivoiser Ie hasard (to tame chance), de maitriser l'avenir. C'est precisement ce
desir qui a inspire Ie tournant vers l'individualisation de la peine, mais c'est aussi ce qui a
motive Ernest Freund, Roscoe Pound et leurs collegues i l'Universite de Chicago a exiger
une nouvelle vision du penal fondee sur la science. Et c'est ce qui a fait passer la discipline
juridique dans les mains des sociologues, des statisticiens, des scientifiques. C' est ce desir de
certitude a une epoque ou dans un climat de « realisme » et donc d'indetermination, qui
a fini par deplacer Ie formalisme juridique.
L'intervention du gouvernement federal dans Ie domaine de la liberation conditionnelJe
dans les annees 1970 a lourdement influence la recherche et la pratique dans les domaines
de la condamnation au niveau federal, ainsi que plus generalement dans la condamnation
au niveau de l'etat, les lois anti-recidive, et les alourdissements de peine. Tous ces developpements apparemment disparates - de la prise de decision de remettre en liberte conditionnelle aux directives de condamnation en passant par Ie profilage du crime urbain tous ont en commun une methode semblable avec les memes antecedents. Les recherches
sur la prevision pour la liberte conditionnelle dans les annees 1930 ont certes agi comme
precurseur, mais elles ont aussi donne naissance a toute une serie de techniques de prevision et souleve un interet croissant dans Ie domaine des previsions pour Ie groupe et pour
I'individu. Les methodes et les approches qui ontjete les fondements des previsions pour
Les travaux d 'lan Hacking revelent la relation etroite entre la naissance et Ie developpement
des methodes statistiques d'un cote, et la fascination pour la delinquance, Ie crime et Ie suicide de l'autre. Mais ce qui est Ie plus important, c'est qu'ils reveIent comment l'impulsion
actuarielle a conduit a une augmentation de la reglementation. L'effritement au XIXe siecle
des premieres conceptions deterministes - des conceptions des lois de la nature, de la loi
naturelle, ou dans Ie domaine legal, de la science juridique - n'a pas cede la place au chaos
ou a l'indeterminisme, mais aux lois de la probabilite et i une nouvelle forme de certitude.
II a donne naissance a la courbe « normale » (en forme de cloche) et avec elle, une maitrise encore plus importante de l'environnement physique et social.
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Le desir de connaitre Ie criminel
On retrouve bien cette volonte de savoir dans les ecrits des sociologues. Voici Burgess, encore
une fois : « Predire est Ie but des sciences sociales tout comme celui des sciences physiques » 55. Predire est non seulement « faisable » , Laune ajouterait-il, mais c'est necessaire.
(50) Laune 1936: 5.
(51) Laune 1936.
(52) v. la couverture de Laune 1936.
(53) Burgess's methodology is still the fundamental one in the field ; it is also the basis for the work of th e ill inois sociologist-actuaries, the only official workers in the ·field to date. Van Vechten 1935 : 20.
(54) v. J. Simon, Poor Discipline ,' Parole and the Social Control of the Underclass, 1890-1990, University of Chicago Press,
1993, p. 173.
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(55) E. Burgess, Is Prediction Feasible in Social Work ? An Inquiry Based Upon a Sociological Study of Parole
Records, Social Forces 7 : 533, 1928.
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Uoe geoealogie de Ia rationalite actuarielle aux Etats-Unis aux XIX" et XX· siecles - Bernard E. HARCOURT
Une genealogie de la rationalite actuarielle aux Etats-Unis aux XIX" et XX, siecles - Bernard E. HARCOURT
Laune declara en 1936 que « predire la probabilite du sucd:s d'une mise en liberte conditionnelle est une necessite qui va de soi » 56.
~ Le
desir de categoriser
Le desir de connaitre Ie criminel allait de pair avec I'appetit de categoriser, de faire rentrer
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Et cette domination et maitrise de la nature s'est produite precisement a force de regularite statistique. Comme l'explique Hacking.
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Plus il y a d'indeterrninisme, plus il y a de controle. C'est evident dans les sciences physiques.
La physique quantique considere pour etabli que la nature est au fond irreductiblement stochastique. C'est precisement cette decouverte qui a ameliore de maniere incommensurable
notre capacite a entraver et a modifier Ie cours de la nature. II suffit de reflechir un instant
pour montrer qU'une affirmation semblable puisse etre appliquee aux personnes. II ya longtemps qu'on a fait Ie rapprochement. Wilhelm Wundt, un des peres fondateurs de la psychologie quantitative, ecrivait des 1862 : « ce sont les statistiques qui ont en premier demontre que l'amour suivait les lois de la psychologie » 57.
Le developpement de la prevision renvoyait dans ce sens ce que Ie progres scientifique avait
de meilleur. En 1951, Burgess annon<;a qu' « au cours des deux dernieres decennies, les chercheurs en sciences sociales ont fait un progres considerable en cherchant a decouvrir que Is
detenus faisaient de leur liberte conditionnelle une reussite et lesquels echouaient ... A partir de leurs recherches s'est developpee la conviction que, malgre les difficultes, il est possible de prevoir jusqu'a un certain point comment des detenus se comporteront une fois
remis en liberte conditionnelle » 58.
Les Glueck, Burgess, Laune - tous ces chercheurs se consideraient comme faisant partie
d 'un mouvement progressif tendant vers la verite scientifique, vers la science exacte. lIs elevaient la liberte conditionnelle a un niveau scientifique. Ils apprenaient a connaitre Ie criminel, Ie contrevenant, Ie delinquant. Et ils debordaient tout simplement d'enthousiasme a
l'idee de prevoir Ie succes ou l'echec d'une mise en liberte conditionnelle.
Malgre I'introspection et une critique acharnee du caractere subjectif de ces categories,
Ohlin et les autres chercheurs deployerent les memes termes dans leurs propres travaux.
Dan Glaser, dans son etude de 1954, voulait redefinir les « types sociaux » en distinguant
« sept modes de vie generaux vers lesquels les sujets semblaient s'orienter avant leur infraction » , mais finit par conserver toutefois la categorie du « bon a rien », ainsi que celie de
\' « indecis » comme celie du « dissipe » 61. Le desir de categoriser, l'attrait de ces termes
etaient simplement trop forts.
II existe une tendance generalisante dans la recherche sur les previsions, une impulsion
imperialiste qui reflete l'instant grisant de la decouverte, l'enthousiasme de la maitrise, et Ie
profond desir de non seulement controler un comportement futur, mais aussi celui de coloniser d'autres disciplines.
Troisieme element troisieme theme: l'envie d'assurer. C'est Fran<;ois Ewald, dans son livre
L'Etat Providence, q~i a discerne ce deplacement subtil de nos manieres de penser - de notre
rationalite - du XIXe siecle marque par la responsabilite individuelle au xxe siecle et l'emergence de la gestion des risques 62. Ainsi les accidents de travail, reflechis auparavant sur
Ie mode de la responsabilite civile et de la faute , furent reconceptualises a travers Ie prisme
du risque et de la probabilite de la blessure. Le patron n 'etant plus considere comme responsable des accidents du travail et des dommages causes, les accidents devinrent des elements a part entiere du processus de production, et nous avons regularise la protection en
I RSC I 'anvier I Mars 2010 ]
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Une maniere categorique d'interpreter la realite s'est developpee dans la litterature sur la
prediction, une sensibilite qui l'~~optait tout en e~t I~gerement ~ce~tique ., II, y avait to~­
jours, au me me moment, une cntIque de nature subjectIve des c~teg~ne~ precedente.s,. SUlvie d'une adoption irre£lechie d'autres categorisations tout aUSSl subJectIves. VoId cntIqua
abondarnment ces problemes de subjectivite qu'il voyait dans la these de Burgess, avant de
finalement adopter les memes pour sa propre recherche. Le « bon a rien » fit sa reapparition, cette fois a cote du «jeune irresponsable », du « faible » et du « caid de village ». Void
proposa ses propres categories, definies avec soin. Mais elles etaient finalement peu differentes : Ie « vagabond », Ie « marginal », Ie « dur a cuire ». Remarquez combien les categories de VoId sont organisees autour de criteres moraux :
9. Le citoyen responsable et honnete
8. L'ouvrier respecte
7. Le jeune irresponsable
6. L'immigre fraichement arrive
5. Le faible de caractere
4. Le bon a rien
3. Le travailleur de passage
2. Le crud du village ou de la petite ville
1. Le dur a cuire urbain 60
« Une methode plus scientifique » ; « con<;u et execute scientifiquement » ; un « guide scientifique pour la condamnation ». L'appel de la science etait presque irresistible, et genera un
elan d'enthousiasme contagieux. La methode scientifique pouvait et devait s'appliquer a la
liberte conditionnelle et a tout Ie reste dans Ie domaine penal. Citons encore Ernest Burgess, vingt ans plus tard, en 1951, recommandant l'elargissement des instruments de prevision a « plusieurs autres champs de la delinquance et de la criminalite », y compris pour
« l'identification des enfants predelinquants », pour lajusticejuvenile, pour les centres d'education surveillee, et la selection des adultes en vue d'une probation ... La prevision est
peut..etre aussi importante sinon plus importante que Ie controle de la liberte conditionnelle 59.
(56) Laun e 1936 :2.
(57) Hacking 1990 : 2.
(58) E. W. Burgess et T. Sellin, Introduction , in Ohlin, Lloyd E. Selection for Parole: A Manual of Parole Prediction,
New York : Russe ll Sage Foundation, 1951, p. 11.
(59) Burgess et Sellin 1951 : 12-1 3.
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les individus dans leurs bonnes boites, de les placer sous leurs bonnes rubriques. II est souvent surprenant de jeter un reil aux categories qui furent developpees. Burgess, par exemple,
utilisait Ie « bon a rien », Ie « gar<;on de ferme », Ie gangster, l'alcoolique. Ces categories-Ia
ont ete recyclees dans les decennies qui suivirent - toujours critiquees parce que trop
vagues ou subjectives, mais redeployees a l'envi par la suite.
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Le desir d'assurer
(60) Void 1931 : 70.
(61) Glaser 1954 : 268.
(62) F. Ewald, Litat Providence, Grasset 1986.
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Une genealogie de Ia rationalite actuarielle aux Etats-Unis aux XIX" et XX· siecles - Bernard E. HARcOURT
Une genealogie de la rationalire actuarielle aux Etats-Unis aux XIX" et xx" siecles - Bernard E. HARCOURT
creant des grilles d'invalidite et de compensation correspondantes. Pour Ewald, la loi de
1898 fut a I'origine de tout un systeme d'indemnites automatiques pour les accidentes du
travail dans Ie secteur industriel et justifie par Ie terme fraichement cree de « risque du
metier» - une notion qui renversait completement les conceptions traditionnelles de responsabilite. Une telle approche absolvait les employeurs de leur responsabilite legale lors
d'un accident de travail, au motif que Ie travail industriel presente un risque de maniere
inherente. Devant Ie droit, personne n'etait responsable des accidents du travail. La loi de
1898 initia, selon Ewald, une « philosophie du risque » .
tion du risque quand on statue sur une demande de liberation conditionnelle, c'est elairement refuser de faire un choix dans les meilleures conditions 66. »
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Omnipresente, I'analogie avec Ie monde de I'assurance etait destinee a apaiser nos angoisses.
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n [aut noter, bien sur, d'importants changements en ce qui concerne ce concept de risque
au cours du XXe sieele - et, parallelement, des changements structurels relatifs a I'usage
des instruments actuariels - a savoir I'attention portee au passe crirninel, considere comme
etant Ie meilleur estimateur du danger futuro Ces changements refletent des transformations
structurelles encore plus vastes, relatives aux questions de risque et de responsabilite dans
Ie contexte de I'assurance. Pour Tom Baker etJonathan Simon, ils s'inscrivent dans la serie
de transformations comportementales qu'ils qualifient d '« adoption du risque » [embracing
risk]; ikolas Rose y voit lui un signe de libera!isme avance [advanced liberalism]. 67 Et ce
qu'ils observent, c'est un changement de paradigme, qui fait qu'on est passe d'un usage de
I'assurance destine a « repartir Ie risque » au debut du XXc sieele - que ce soit a travers
les lois instituant des compensations pour les salaries, les programmes de securite sociale,
Medicare ou Medicaid - a un recours aux methodes d'assurance pour « assigner une responsabilite » au tournant du XXIc sieele. Assigner une responsabilite correspond aux « differents efforts destines a rendre les individus plus directement responsables des risques qu'ils
encourent » 68 a utiliser les methodes de I'assurance « pour inciter les individus a reduire
leur usage pe~onnel des ressources collectives » 69. A la difference de la periode precedente,
qui visait a deployer les methodes de I'assurance pour repartir Ie risque sur des segments
toujours plus larges de la population, Ie nouveau paradigme cherche a « faire peser Ie risque
de maniere accrue sur les individus, et a demanteler les larges pools de risques crees precedemment lors de la socialisation du risque » 70.
Le risque est devenu aujourd'hui, bien entendu, une categorie centrale pour toute reflexion
sur la justice actuarielle. Meme avant Ewald, Robert Castel publia son celebre ouvrage en
1981 sur La Gestion des risques - de l'anti-psychiatrie a l'apres-psychanalyse, et encore avant,
Michel Foucault pronon~a au College de France toute une serie de cours sur Ie risque et la
gouvernementalite en 1978 et 1979.
Cette categorie de « risque » a tres certainementjoue un role majeur au debut du XXc sieele.
II y avait alors un fort desir d'imiter Ie mode dominant de I'actuariat porte par Ie monde
de I'assurance. Dans sa toute premiere etude en 1928, Ernest Burgess avait souligne que « la
valeur pratique des taux d'esperance devrait etre aussi utile pour les comites de probation
qU'elle ne I'est dans d'autres champs ou la prevision de I'avenir est necessaire » 63. Toute la
litterature qui a suivi a, a de rares exceptions pres, repris ce leitmotiv. Voici ce que dit Van
Vechten en 1935: « L'idee d 'evaluer la probabilite d'un evenementsur la base du passe n'est
pas nouvelle. L'assurance, qui s'appuie sur Ie calcul actuariel et dont la precision est plus ou
moins grande existe au moins depuis l'Empire romain ... » 64. Selon Walter Argow, ecrivant
aussi en 1935 : « Cette idee n'est ni completement nouvelle, ni specifique a notre champ,
puisque les compagnies d'assurance ont utilise des mecanismes similaires pour calculer
"I'esperance de vie" d 'un individu a partir de donnees collectees sur d 'autres places dans
des conditions semblables » 65.
Sans doute, cet appetit, ce desir d'assurer a lui-me me connu d ' importants changements au
cours du XXe sieele. II a servi - et commence aujourd 'hui a servir - differents maitres. Et
comme on peut s'y attendre, il a rencontre de nombreuses resistances. Mais une fois de plus,
la resistance semble avoir nourri, bien plus que limite, I'attrait de ce modele de I'assurance,
au moins au sein de la communaute scientifique etjuridique.
La comparaison avec Ie monde de I'assurance servait, en partie, a normaliser la recherche
et a rendre ses applications concretes. Et en · meme temps, a deresponsabiliser les responsables. En bonne partie, I'objectif de I'analogie etait d'apaiser, de rassurer ceux qui devaient
liberer conditionnellemen t. C' est ce que I' on voit dans Ie Handbook for New Parole Board Members, un manuel a destination de ces responsables, publie par I'association internationale des
autorites de probation (Association of Paroling Authorities International) :
• CONCLUSION
« Chaque membre du comite de liberation conditionnelle a pour objectif la securite.
La peur qui les empeche de dormir la nuit est de relacher quelqu'un qui, par la suite,
commettra un crime grave. Les outils eprouves de gestion du risque issus de I'actuariat
peuvent augmenter votre capacite a evaIuer les risques avec precision. L'evaIuation efficace du risque a une longue histoire. Cette technologie provient en effet des memes
techniques qui sont utilisees avec grand succes dans Ie monde de I'assurance depuis
des annees, ainsi que dans de nombreux autres secteurs qui, de plus en plus, mettent
I'accent sur une estimation empirique des risques. Quand vous achetez une police d'assurance, vos taux sont determines par des facteurs empiriquement verifiables _ age,
etat de sante present et passe, consommation de tabac, etc. - pour chacun desquels
une cnquete a ete menee, et non pas en fonction de ce que votre assureur pense de
vous lorsqu'i! vous interroge ... De nos jours, se priver d 'un bon instrument d'evalua-
La question ne se limite pas, bien entendu, aux simples techniques de connaissance. Ce
savoir devait etre seme dans Ie bon terreau, et c'est pour cela qu'il ne suffit pas seulement
de s'interesser aux progres techniques, mais aussi de prendre en compte les sensibilites politiques et sociales qui ont marque I'epoque : Ie contexte de l' American Legal Realism et ce desir
de resister au formalisme juridique. Le mouvement de Roscoe Pound, Sociological jurisprudence, triompha, par la suite, sous un autre nom - ce que nous pourrions appeler la justice
actuarielle. De la meme maniere du reste, Ie Law & Economics triomphe aujourd'hui aux
Etats-Unis, tous les deux en reaction a I'instabilite, a I'indetermination de la pensee realiste.
(66) Handbook for New Parole Board Members, Chapter 4 : Parole Decisionmaking, at 35.
(67) T. Baker etJ. Simon, Embracing Risk, I , in T. Baker etJ. Simon, ed ., Emilracing Risk: The Changing Culture
of Insurance and Responsibility, Chicago, IL : The University of Chicago Press, 2002; N. Rose, Powers and Freedom, Cambridge : Cambridge University Press 1999; Rose 2002 :209.
(63) Burgess 1928.
(64) Vechten 1935 : 19.
(65) Argow 1935 : 562.
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(68) Baker et Simon 2002 : I.
(69) Bake r et Simon 2002 : 3-4.
(70) Baker et Simo n 2002 : 17.
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lany;er / Mars 2010
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Une genealogie de Ia rationalire actuarielle aux "flats-Urns aux XIX' et XX· siecles - Bemard E. HARCOURT
Une genealogie de Ia rationalire actuarielle aux "flats-Urns aux XIX' et XX· siecles - Bemard E. HARCOURT
Tous deux parce qu'il est si difficile de vivre l'incertitude. Ni l'American Legal Realism, ni les
Critical Legal Studies n'ont triomphe de la me me maniere, parce qu'ils ant eli trop plastiquespas assez scientifiques. Mous, en contraste avec les sciences dures.
mens rea ne jouerait-eUe pas un plus grand role dans Ie verdict, ou dans notre conception
meme d'une juste peine?
En ce qui conceme les statistiques, la proliferation de nombres imprimes n'a pas suffi en
soit a assurer la maitrise du risque 7]. De meme dans Ie domaine actuariel, les nombres, les
correlations, les methodes actuarielles elles-memes ne suffisent pas a eux seuls. C'est ce
qu'ont fait avec ces nombres qui est beaucoup plus revelateur. Et ce qu'on en a fait, c'est
autoriser Ie toumant actuariel a rede£inir nos conceptions de lajuste peine. Le recours aux
instruments de prevision a fac;onne notre sens de lajustice sans que l'on s'en apen;:oive, sans
deIib~ration, presque inconsciemment ou de maniere subliminale. Nous avons aujourd'hui,
aux Etats-Unis, l'idee intuitive mais profondement ancree qu'il estjuste de determiner une
peine essentiellement sur la base d'un calcul actuariel de risque. Nous en sommes venus a
associer les previsions de recidive avec une juste peine. Pour nous, c'est devenu seconde
nature, evidente intuitivement, voire necessaire.
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Le fait est toutefois que nous avons choisi cette conception de la juste peine, et que nous
Mais non. A la place, ce qui a ete developpe, c'est un test pour predire la dangerosite future.
Et sans surprise, les previsions de dangerosite future sont devenues centrales dans notre
conception de la juste peine. La transformation sociale de notre conception de la juste
peine, passee de la rehabilitation dans les annees 1950 et 1960 a la mise hors d'etat de nuire
dans les annees 1980 et 1990 s'ancre particulierement dans la diffusion croissante des
methodes actuarieUes et leur mise en ceuvre. Assurement, bien d'autres facteurs ont participe a ces evolutions. Mais l'un des plus importants est Ie developpement de ce savoir technique, et la force qui l'a pousse, la volonte de connaitre Ie crimine!.
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En fin de compte, la justice actuarielle, c' est bel et bien la colonisation du champ juridique
par les sciences sociales, Ie doublage du droit par la science. Le droit americain, destabilise
en tant que discipline par une critique realiste, s'est toume vers la prediction pour dompter l'indetermination. Et c'est ainsi qu'a l'heure actuelle, nous sommes aujourd'hui, aux
Etats-Unis, esciaves des probabilites.
l'avons choisie parmi un nombre important d'autres theories de la peine. Cela n'avait rien
ni de naturel, ni d'evident, ni de necessaire. Nous l'avons adoptee parmi une palette de
conceptions de la justice tout aussi attractives. Nous l'avons preforee a un modele destine a
rehabiliter, et choisie cantre un ideal au caractere de retribution au sens plus strict. Ou plutot,
ce serait plus juste de dire il nous a choisis. Ce qui a decienche cette conception actuarielle
de la juste peine au XXe siecie - et qui nous a fait passer des notions de rehabilitation aux
notions d' evaluation de risques, qui nous a vu passer de la « correction » a l'« incapacitation » - c'est precisement la production d'un savoir technique. Nos avancees techniques en
termes de prevision de la criminalite ont nourri Ie toumantjurisprudenLiei en I'orientant
sur la « dangerosite future » .
La transformation structurelle de notre conception de la juste peine a la fin du XXe siecie
represente donc un parfait exemple de l'adaptation de lajustice au deve\oppement du savoir
technique - un exemple de la theorie du droit qui suit Ie progres technique. Et ce qui est
assez remarquable, c'est que l'impulsion de depart, Ie deciencheur, l'element stimulant se
trouvait hOTS du systeme juridique. II est venu de la sociologie, et du desir positiviste visant a
etudier Ie comportement humain de maniere plus scientifique, du desir de controler
l'homme comme on controle la nature, du desir de connaitre scientifiquement Ie crimine!.
Imaginez un instant que les experts biomedicaux aient eu pour projet de developper un
thermometre qui pourrait nous dire quelles sont - ou furent - les intentions d'un individu, et qu'ils aient, par Ie fait du hasard, reussi. Ou plutot qu'ils aient developpe un test
biochimique qui, a partir d'un echantillon de cheveux, puisse determiner Ie degre d'intentionnalite d'un individu dans Ie passe - de la meme maniere que les echantillons de cheveux peuvent reveler la consommation passee de drogues. QueUe serait notre conception
de la juste peine aujourd'hui, et en quoi serait-eUe diHhente de celle qui est la notre? La
(71) Le tournant probabiliste a connu un deve10ppement bien plus net en Europe occidentale (en France et en
Angleterre) qu'en Europe de l'Est (en Prusse) du fait de sensibi lites politiques differentes - en gros, on
peut dire que l'Ouest etait plus individualiste, plus atomiste et plus libertaire, l'Est plus collectiviste et ten·
dam a valoriser la communaute. Ces sensibilites om perm is aux lois du hasard de s'epanouir en Occident
mais ont freine leur developpement a l'Est. Hacking esquisse un tableau de ces differences culturelles : dans
un monde aux sensibilites collectivistes, la regularite des comportements avait plus de chance d'etre associee a la culture qu 'au comportement individuel. Inversement, un monde plus atomiste guide par la physique newtonienne avail plus de chances de faire bon accueil aux mathematiques sociales. Hacking ]990;
V. aussi D. R. Coen, A Scie ntific Dynasty: Probability, Liberalism , and the Exner Family in Imperial Austria,
Ann Arbor, MI : UMI Dissertation Services, 2004.
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