Le Guide rouge Michelin

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Le Guide rouge Michelin
Sociologie du travail (2000) 42, 369−389
© 2000 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés
S0038029600010864/FLA
Le Guide rouge Michelin
Lucien Karpik*
Résumé — Le guide est un dispositif spécifique du marché de la qualité. Au travers de ses
modalités, il instaure la rencontre de l’offre et de la demande et, dans le même temps, il redéfinit
les producteurs et les consommateurs. Dans cette perspective, l’examen de l’évolution du Guide
rouge Michelin a permis de mettre en évidence trois formes historiques du guide qui se distinguent
par leurs objets d’échange et par la manière dont elle régule le marché. Le guide technique
(1900–1908) s’organise autour de biens techniques interchangeables et façonne un marché
néoclassique ; il n’est pas un guide. Le guide touristique (1909–1933) et le guide gastronomique
(1934–1998), au-delà des différences d’objets d’échange, instaurent tous deux, un marché de la
qualité même s’ils se distinguent entre eux par la méthode employée. Sans ces deux guides (ou
leurs équivalents) les deux variantes du marché de la qualité n’auraient pu ni se former ni durer.
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coordination / dispositif de confiance / économie de la qualité / guide
Abstract — Michelin’s red guidebook. A guidebook serves the economics of quality in markets
where what is traded is quite singular, and where goods and services cannot be fully compared. It
provides a meeting-place for supply and demand and also, redefines consumers and producers. The
red guidebook, which has served as the bible for travelers and gastronomes –and which is now
celebrating its hundredth birthday – has assumed three forms over time. These forms differ owing
to both the object of transactions and the way they ‘regulate’ the market. Focused on
interchangeable technical goods, the ‘technical’ one (1900–1908) was intended for a neoclassical
market; it was not a guidebook. The ‘tourist’ one (1909–1933), which concentrated on ‘cultural
objects’, and the ‘gastronomic’ one (1934–1998), which focuses on restaurants and on cultural
products, both establish a quality market, despite their differing methods. Without these two
guidebooks (or their equivalents), these two variants of the quality market would not have been
able to take shape or last. © 2000 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS
co-ordination / trust-building tool / the economics of quality / guidebook
Tous les guides sont des dispositifs de connaissance, tous revendiquent une
forme d’autorité sans laquelle ils seraient dépourvus de la moindre influence – ce qui
suppose qu’ils bénéficient de la confiance – et, puisqu’ils orientent l’action de leurs
lecteurs, tous participent, plus ou moins activement, à la formation et à la continuité
d’une forme spécifique de régulation économique. Mais puisque ces constructions
symboliques se distinguent entre elles aussi bien par leurs contenus que par leurs
présentations, leurs effets peuvent être fort variés : l’étude porte donc sur les
relations spécifiques entre les diverses modalités des guides et les diverses modalités
de l’échange.
Mais pourquoi le guide serait-il associé à des formes particulières de l’échange ?
Et la diversité des marchés ne se trouve-t-elle pas surmontée par une théorie
* Correspondance et tirés à part.
Centre de sociologie de l’innovation, École des mines, 62, bd Saint-Michel, 75006 Paris, France.
Je remercie Jean Gadrey, professeur à la faculté des sciences économiques et sociales, université de Lille-1,
pour ses critiques et ses suggestions.
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économique unitaire qui fixe le sens des différences et rend compte de la multiplicité
des équilibres ? Ces questions renvoient à deux interrogations plus vastes : l’économie actuelle contient-elle une ou plusieurs formes de marché ? Faut-il rabattre toutes
les interprétations du réel sur la seule économie néoclassique ou d’autres théories
peuvent-elles être construites ? Lorsque Karl Polanyi conçoit l’évolution du capitalisme sur le registre du marché, il opère la partition entre un Occident qui, pendant
un siècle, depuis la « loi sur les pauvres » de 1834 jusqu’à l’arrivée de Hitler, s’est
caractérisé par un marché autorégulateur, gouverné par les prix et émancipé de la
société, et les autres sociétés dont les marchés seraient, socialement et culturellement, encastrés (embedded) [11]. Depuis les années 1970, après la « grande
transformation » et après la période de l’État-Providence, le concept de marché
autorégulateur est redevenu central pour qualifier le libéralisme économique considéré à nouveau comme la réalité et l’idéologie dominantes. Le même partage se
trouve, à nouveau instauré et, en reproduisant l’association de l’économie avancée,
du marché autorégulateur et de la théorie néoclassique, il interdit à nouveau
logiquement, d’identifier différentes formes d’échange au sein du capitalisme
moderne et, corrélativement, de diversifier la théorie du marché.
Pour lever l’obstacle, il faut poser que tous les marchés sont encastrés (y compris
le soi-disant marché autorégulateur) mais qu’ils le sont différemment. On peut dès
lors distinguer, à côté de l’économie conventionnelle, une économie de la qualité. Le
terme désigne toutes les formes de marché dont les objets d’échange sont des
singularités c’est-à-dire des biens et services partiellement incommensurables. Pour
autant que les consommateurs accordent de l’importance à la recherche de la qualité
et que l’incertitude sur la qualité domine, le prix ne peut plus assurer l’ajustement de
l’offre et de la demande, la théorie néoclassique perd sa validité et l’analyse doit
emprunter d’autres voies [5].
Ce marché de la qualité rencontre une difficulté centrale qui menace sa formation
et sa continuité : les caractéristiques des singularités, en particulier parce qu’elles
sont multiples, ne peuvent que très difficilement accéder à la visibilité publique et la
rencontre de l’offre et de la demande se révèle donc le plus souvent impossible. Livré
à lui-même, ce marché est menacé par l’opacité, l’incertitude sur la qualité et
l’auto-destruction [1]. Il ne peut donc exister et durer que par la présence agissante
de dispositifs qui, loin de représenter des entraves à la concurrence, instaurent au
contraire le fonctionnement durable du marché [6]. Pour produire les effets attendus,
ces dispositifs doivent manifester deux caractéristiques majeures : ils doivent
mobiliser une connaissance des singularités ce qui autorise dès lors un choix
individuel qui relève, puisque par définition le prix n’est plus la seule mesure de
toute chose, du jugement et non du calcul [8] ; ils doivent aussi garantir que le
« monde » proposé trouve son correspondant dans la réalité et que les outils de
description et d’évaluation canalisent avec efficacité les préférences individuelles.
Ainsi, les dispositifs de la qualité doivent simultanément créer les conditions du
jugement et les garanties de la promesse.
Il existe une riche tradition de travaux consacrés à l’influence des institutions sur
le marché, mais à l’exception de l’économie des conventions [3, 4, 13], elle ignore
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la diversité des formes d’échanges. Dans le cas du marché de la qualité, les
dispositifs englobent aussi bien le réseau que des mécanismes fondés sur la relation
impersonnelle comme les « appellations » (labels, AOC), les classements (diplômes,
palmarès, réputation) et les guides [7]. Si les travaux sur les effets économiques du
réseau sont nombreux, l’étude des mécanismes impersonnels est restée lacunaire.
L’examen des guides devrait permettre d’explorer cette voie peu fréquentée.
Nul ouvrage ne manifeste plus clairement les propriétés générales des guides que
le Michelin. Il porte indubitablement sur des singularités et il se définit explicitement
par l’aide à la décision. Avantage supplémentaire : son ancienneté. Elle permet de
repérer des situations de quasi-monopole et, par là, de lui imputer, avec une certaine
sûreté, des effets spécifiques, elle représente aussi la condition la plus favorable pour
identifier des formes historiques du guide et, corrélativement, des formes particulières de régulation économique. En fait, par sa durée, ses innovations, son prestige,
l’influence exercée, le Michelin incarne la quintessence du guide même si, en
particulier depuis les années 1970, d’autres formules ont été inventées et ont pu le
concurrencer.
L’analyse du guide porte sur l’évolution des types de connaissance qu’il
mobilise, le degré de confiance impersonnelle qu’il reçoit, les effets économiques
qu’il exerce en s’appuyant sur la comparaison des guides publiés depuis 1900
jusqu’en 19981. Elle permet de mettre en évidence trois configurations générales ou
formes historiques – le guide technique, le guide touristique et le guide
gastronomique –, qui sont examinées successivement. Pour éviter les répétitions, on
traitera plus particulièrement de la production de la connaissance à propos du guide
touristique et de la construction des outils de description et d’évaluation qui
canalisent les choix individuels avec le guide gastronomique.
1. Le guide technique (1900–1908)
En 1900, alors que seulement quelques milliers d’automobiles circulent, le
premier petit livre rouge est publié : la distribution du Guide Michelin pour les
chauffeurs et les vélocipédistes est gratuite. Le guide entend accompagner et
favoriser le développement de l’automobile et, pour y parvenir, il opère la rupture
avec la « société ferroviaire ». Bien qu’il soit encore incomplet, il présente déjà
l’invariant qui fonde son originalité : le classement des villes par ordre alphabétique.
C’en est fini de la succession nécessaire inscrite dans les tracés du rail ; désormais
non seulement la composition de la liste des localités peut être modifiée à volonté,
mais l’ordre prédéterminé s’efface : l’itinéraire se plie à la volonté du voyageur. Par
1
Le dépouillement a porté sur : a) les guides publiés toutes les cinq années pour la période 1900–1990 (avec
l’addition des guides intermédiaires contenant une innovation de présentation) et b) tous les guides pour la
période 1990–1998. On a retenu quatre-vingt-six critères – signes et abréviations – auxquels il faut ajouter les
critères utilisés pour le seul Paris. L’étude empirique intègre les catégories d’information retenues, les langages
employés, les formes de classement utilisées, les moyens qui ont permis d’acquérir et de maintenir la
crédibilité, les modes de justification avancés, les types de lecteurs définis par les conditions d’usage du guide
et enfin, les modalités particulières de coordination qui se trouvent instaurées.
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cette seule présentation, le guide associe l’automobile à l’infini des possibilités de
déplacement, intègre une France qui était restée hors d’atteinte du chemin de fer et
restitue au voyageur une capacité d’individualisation que le rail lui avait partiellement enlevée. Mais pour que cette liberté puisse s’exercer, il fallait neutraliser les
préjugés, écarter les dangers, dissiper l’ignorance, susciter le désir : ce sont les tâches
qu’affrontent les guides Michelin de la période 1900–1907.
1.1. Connaissances
Le guide est alors un livre hétérogène ce qu’il revendique d’ailleurs explicitement : « Il contient, groupé dans un tout petit volume, ce qu’on ne peut avoir en
général qu’en achetant trois ou quatre ouvrages différents et encore ! » (guide, 1900).
C’est qu’en effet, le développement du voyage automobile (et donc du pneumatique)
est entravé par de multiples causes et le guide doit aussi bien rendre visible la
logistique sans laquelle l’automobile reste clouée sur place que les ressources de
l’hébergement, les règles de circulation que les buts des déplacements. Bref, il lui
revient de façonner et/ou de canaliser les compétences techniques et les compétences
esthétiques des « chauffeurs ». C’est une ambition générale qui se réalise par la
primauté assignée au savoir technique, par une information sur l’hébergement et par
la présentation des finalités du voyage.
1.1.1. Les ressources nécessaires à l’automobile
Un quart de l’ouvrage (entre 22 et 29 % selon les années) est consacré à des
textes techniques. Ainsi en 1906, sur les quatre parties du guide, l’une porte sur les
« pneumatiques Michelin » et l’autre sur les renseignements pratiques de tout ordre,
utiles à un chauffeur : la réglementation de la circulation des automobiles, la liste des
constructeurs, les règles des douanes, le droit pratique du chauffeur, etc. De plus,
sous le nom de chaque ville, se trouvent recensées les ressources nécessaires au
déplacement de l’automobile qu’il s’agisse des garages et des fosses à réparation
dans les hôtels ou des mécaniciens compétents, des dépôts d’essence et des stations
de recharge électrique dans les localités sans compter (depuis 1902) la liste des
médecins-chirurgiens classés par départements et villes.
Il faut bien que les corps se restaurent et se reposent. L’hébergement prend la
forme de listes d’hôtels rangés selon trois fourchettes de prix (et donc associés à une,
deux ou trois étoiles) dans la plupart des villes et localités. Le prix, dans chacune des
catégories, englobe la chambre, la bougie et l’ensemble des repas. Certes des
éléments de différenciation supplémentaires existent, d’ailleurs peu nombreux,
comme la reproduction éventuelle de la recommandation par l’Automobile club de
France (bonne chambre, bonne table), la présence d’appareils sanitaires (la salle de
bain et les w.c. « bien tenus avec appareils de chasse à effet d’eau ») et d’une
chambre noire pour la photographie, cette activité si fortement associée à l’automobile et à la découverte des terres nouvelles : ils ne mettent pas en cause la position
centrale assignée au prix. En principe, la prévisibilité de la dépense fonde la
prévisibilité du confort.
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1.1.2. Le désir du déplacement
Encore faut-il rendre désirable un déplacement que le sens commun de l’époque
comme un certain nombre d’expériences bien réelles, s’agissant en particulier de la
France rurale, associent à une entreprise pleine de mauvaises surprises. En ce début
du siècle, en dehors de l’espace que recherchent les mordus de la technique qu’est-ce
qui pourrait justifier de s’engager sur des routes inconnues ? Bien auparavant, les
compagnies de chemin du fer avaient dû affronter la même interrogation pour
multiplier le nombre de voyageurs transportés et, pour y parvenir, elles avaient
activement favorisé les diverses actions qui étaient parvenues au XIXe siècle à
susciter la passion des monuments historiques et l’amour du paysage2 [2]. Lorsque
le Baedeker (le guide associé au chemin de fer) de la fin du siècle écrit (pour le Midi
de la France mais la portée du propos est générale) – « Ces contrées ne sont pas
seulement très variées, elles offrent encore le plus grand intérêt par leurs beautés
naturelles, leurs monuments anciens et modernes et leurs collections artistiques »
(1892, XIV) –, il s’appuie sur une curiosité largement façonnée pendant le siècle et
que l’automobile va, à son tour, mobiliser.
Mais le Guide Michelin ne peut se limiter à cet héritage : il lui faut produire le
système de différences qui instaure la supériorité de l’automobile sur le chemin de
fer. Deux moyens sont principalement employés pour y parvenir. D’une part, la
distinction, à laquelle une attention centrale est accordée, entre les routes pittoresques et les routes ennuyeuses3 ; c’est le point de départ d’une tâche gigantesque : la
qualification de toutes les routes françaises4. D’autre part, la promotion, au travers
des deux abréviations – Exc. et Voir – qui accompagnent un nombre croissant de
localités, des excursions et des curiosités dont l’intérêt est quelquefois mesuré par
des étoiles. Là encore, le guide, bien qu’il s’appuie sur ce qui relève d’une tradition
culturelle, ne cesse de marquer sa différence et sa supériorité : « [...] nous voulons
surtout signaler [...] les curiosités ou buts d’excursion qui sont dans des localités peu
connues ou en dehors des grands itinéraires, et auprès desquels les chauffeurs
risqueraient de passer sans s’arrêter » (guide, 1906).
La logique des choix devient encore plus claire lorsqu’on constate la triple
absence de Paris – le guide est une exploration de la France à partir de son centre,
une découverte de l’inconnu à partir du connu –, de la qualification des stations, alors
que la villégiature représente déjà la pratique dominante des vacances, et des réalités
contemporaines qu’il s’agisse des grandes réalisations techniques, de l’industrie ou
des mœurs. Voué au voyage, le guide consacre une esthétique qui associe le désirable
aux paysages dépouillés de présence humaine et aux monuments et œuvres d’art qui
tirent leur valeur du passé.
2
Ce sera entre autres, la mobilisation des historiens, des amateurs, des esthètes et des éditeurs qui se traduit
par tout un travail de repérage, de recensement et de catalogage des curiosités et des monuments historiques,
la célébration picturale et littéraire du paysage, l’action des agences de voyages et la promotion active des sites,
etc.
3
« Nous espérons que cette rubrique deviendra une des parties les plus intéressantes du Guide Michelin [...]
On ne trouve ce renseignement dans aucun guide [...] » (guide, 1901).
4
Elle porte sur les routes « très pittoresques », « pittoresques » ou « ennuyeuses », « roulantes », « droites »
ou « sinueuses », « plates » ou « ondulées », « dures », « très dures » ou « exceptionnellement dures ».
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1.2. Confiance
Le Guide Michelin est d’emblée un succès. À une époque où roulent seulement
quelques milliers, bientôt quelques dizaines de milliers de véhicules [12], le tirage
qui se situe régulièrement autour de 60 000 exemplaires, est, chaque année,
rapidement épuisé. Certes, la mesure est ambiguë car le guide est gratuit, mais cette
caractéristique ne suffit pas à expliquer une demande aussi forte qui dépasse
largement le monde des chauffeurs pour, probablement, intéresser la société alors
nombreuse des cyclistes.
Le guide n’a suscité que peu de discussions, de réclamations et de critiques
publiques : sa crédibilité n’a guère été mise en doute. On invoque, pour l’expliquer,
la gratuité de l’ouvrage mais à vrai dire, et étant donné l’importance des « réclames »
dans les premières années, cette raison, à elle seule, n’emporte pas la conviction. Il
semble bien plutôt que cette confiance s’enracine, outre l’austérité de la présentation,
dans la combinaison de trois pratiques : la double opération d’inscription et de
radiation5, le recours à la caution des « personnes autorisées » et la mobilisation du
jugement des lecteurs voyageurs au moyen de questionnaires plus ou moins
formalisés. Constamment sollicités, ces clients deviennent des « collaborateurs »,
participent d’une vaste entreprise de proposition et de surveillance et sont actifs dans
le développement d’une coopération fidèle entre ceux qui produisent et ceux qui
utilisent le guide.
1.3. Régulation
À quoi sert le guide ? À dissiper une ignorance qui interdit le développement de
l’usage de l’automobile. Comment, en effet, sans prendre les précautions d’un
véritable explorateur, pourrait-on se lancer sur les routes de France alors que les
localisations des dépôts d’essence, des stations d’électricité ou des mécaniciens
compétents restent inconnues ? L’itinéraire lui-même est problématique car, sauf à
ne jamais sortir des routes principales (et donc à ne pas utiliser la promesse de liberté
qu’apporte l’automobile) on ne connaît, par avance, ni les routes défoncées ou
coupées, ni les directions à prendre, ni les villages à traverser. Sans information
publique, la rencontre de l’offre et de la demande est impossible ; avec elle, le
marché peut exister. Mais cette constatation générale méconnaît la diversité des
opérations mises en œuvre par le guide et, par là, la diversité éventuelle des modes
de régulation.
Dans sa forme première, le guide représente une réalité hybride. D’une part, il
concentre le savoir technique, administratif et juridique dont la connaissance est
nécessaire à tous ceux qui s’engagent sur les routes : c’est une mini-encyclopédie de
l’automobile. D’autre part, il présente, par localités, le recensement le plus exhaustif
possible des ressources techniques nécessaires aux déplacements de l’automobile et
5
« [...] Nous leur promettons (aux chauffeurs) de rayer impitoyablement de nos listes tous les hôtels dont ils
nous signaleront comme défectueux la table, la chambre, les WC, le service ; les dépôts d’essence mal
approvisionnés ; les dépositaires du stock Michelin dont ils auraient eu sérieusement à se plaindre. Nous
ajouterons au contraire, hôtels et dépositaires dont ils auraient eu à se louer et qui ne seraient pas portés » !
(guide, 1900).
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une liste d’hôtels classés par catégories de prix. En somme, après avoir pratiqué
l’exclusion de tous ceux qui ne respectent pas une qualité minimale (cette lutte
contre l’incompétence et contre l’opportunisme étant plus marquée pour les hôtels
que pour les établissements techniques), le guide contient une somme d’informations
objectives : il représente en fait un annuaire, un catalogue géographique et, plus
précisément, étant donné la multiplication des cartes, une représentation visuelle des
ressources techniques du voyage.
Mais le guide présente aussi les routes pittoresques, les excursions et les
curiosités. Il combine donc (si l’on met à part la mini-encyclopédie) une connaissance objective de la répartition géographique des ressources techniques et une
information sélective sur la localisation des objets culturels. Et du même coup, il
campe une figure très particulière du lecteur. Celui-ci doit être capable de construire
des itinéraires en tenant compte des contraintes imposées par la voiture (une
exigence qu’il n’était pas si simple de satisfaire) et il doit aussi pouvoir, en
s’appuyant sur les listes de curiosités – ce strict recensement de noms associés aux
villes et localités –, choisir les buts qui justifient les risques et les dépenses du
voyage. Le « chauffeur » doit être à la fois un passionné de la mécanique et un
esthète.
Cependant, les deux registres ne se situent pas sur le même plan. Alors que
l’information sur les ressources techniques, qui reproduit fidèlement la réalité sous
la contrainte de la qualité minimale, représente pour tous l’instrument indispensable
du voyage – c’est la grande nouveauté du guide –, la référence culturelle, une réalité
arbitraire, ne devient agissante, tout au moins sur le court terme, que lorsqu’elle
rencontre des préférences préexistantes. Pour la plupart de ceux qui l’utilisent, le
guide ne façonne pas les buts du déplacement, au mieux, il réactive des compétences
culturelles déjà acquises.
L’usage du guide est donc inséparable de l’existence d’une aristocratie et d’une
haute bourgeoisie qui non seulement sont les seules à pouvoir se payer ces machines
coûteuses, mais qui de plus, et au moins pour une large partie d’entre elles, maîtrisent
le savoir faire mécanique et détiennent le code qui fonde la validité de l’arbitraire
culturel. Il est le guide de l’élite, parce qu’elle seule combine la fortune qui permet
de s’offrir une automobile, bien souvent la compétence technique qui autorise des
déplacements menacés par les pannes et la culture qui permet de donner du sens à
l’exploration d’une France encore largement inconnue.
Pendant cette première période, l’automobile forme l’objet premier du guide.
Cette priorité est d’ailleurs non seulement reconnue mais revendiquée6. Sous cette
condition, et une fois satisfaites les exigences de la qualité minimale, les principaux
objets d’échange – essence, recharge électrique, réparations, chambres d’hôtels de la
6
« Du moment où il existe dans une ville ou un village un vendeur d’essence, un mécanicien susceptible de
faire intelligemment une réparation, ce village ou cette ville se trouve inscrit dans la présente liste » (guide,
1900). L’interprétation proposée recoupe celle qui est présentée, 50 ans plus tard, lors d’un bref retour sur le
passé : « 1900 [...] les hardis conducteurs, peu nombreux en vérité, sont aux prises avec les problèmes
essentiels : où faire étape ? Où se ravitailler en essence ? Où faire réparer la mécanique et les pneus défaillants ?
[...] ce petit livre rouge ne parle pas encore de tourisme mais avec un sens pratique étonnant, il fournit aux
automobilistes, tous les renseignements qui peuvent faciliter leurs déplacements [...] » (guide, 1950).
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même catégorie de prix – sont considérés comme relativement homogènes et donc
largement interchangeables sous la réserve des localisations géographiques. L’ajustement mutuel d’une offre devenue visible et de la demande se fait par des décisions
qui s’appuient sur les prix et les distances, et qui relèvent donc du calcul.
Le guide technique favorise la formation du marché néoclassique sous la
condition d’une qualité minimale. Ses effets généraux trouvent leur expression
concrète dans l’inscription territoriale des flux de voyageurs. Qu’ils soient anciens ou
nouveaux, les itinéraires les plus empruntés et les curiosités les plus visitées
provoquent les variations de prix sur la même aire géographique et le déplacement
des ressources par exemple la densité croissante des établissements techniques et
hôteliers sur la route entre Paris et la Côte d’Azur.
2. Le guide touristique (1908–1933)
Le guide technique était ajusté aux besoins d’une automobile naissante et à
l’existence d’un groupe restreint d’usagers. Les changements qui interviennent à
partir de 1908 et surtout à partir de la fin de la guerre de 1914–1918, relèguent
progressivement cette réalité à l’arrière-plan : une modalité nouvelle du guide
s’affirme qui se concentre sur les humains plus que sur les machines, qui vise un
public de plus en plus large et qui participe activement à la construction d’une
France touristique dont nous sommes encore les héritiers7.
Le guide se propose de lever la crainte de l’inconnu qui représente une
remarquable force d’inhibition au déplacement. Cette peur, plus ou moins justifiée,
qui invoque les routes chaotiques, les hôtels pleins de vermine, les commodités de
jardin, les « spécialités » locales qui n’ont pas encore subi les transformations qui les
rendront désirables, l’honnêteté relative de certains hôteliers, est d’autant plus
présente qu’au fur et à mesure du développement de l’automobile, des couches
sociales nouvelles peuvent, en principe, accéder au voyage. André Michelin ne
sous-estime pas le danger et, dans ses chroniques, il en joue pour évoquer la fonction
du guide : « [...] C’est une joie d’arriver dans une ville inconnue, mais cette joie peut
se transformer en supplice si le voyageur se trouve livré à lui-même, s’il ne sait pas
garer sa machine, où la faire réparer, s’il ignore où se trouve le meilleur hôtel, à quel
prix lui reviendra son séjour [...] »8. De même, dans une parabole dont la légèreté
n’est pas le trait principal, il retrace les malheurs qui s’abattent sur des jeunes mariés
partis à l’aventure en voyage de noces : panne de la voiture, choix d’un hôtel dans
un village inconnu, cuisine abominable, nuit passée à livrer combat contre les
7
Le développement du tourisme ne peut être, évidemment, associé au seul Guide Michelin ! C’est un milieu
diversifié qui intervient, composé d’associations de tourisme et d’automobile, de revues spécialisées et d’autres
guides, d’acteurs publics, d’organisations professionnelles, etc. La complexité et la diversité de ces interactions
ne doit cependant pas interdire de tenter d’identifier l’action particulière du Michelin. Et cela d’autant plus que
par son antériorité, sa célébrité et son tirage, qu’il faut rapporter à une population de touristes qui reste encore
limitée, le guide détient une autorité qui favorise son influence sur les autres acteurs du tourisme.
8
Le lundi de Michelin, Le Journal, 20 avril 1908.
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punaises, etc.9 L’insistance se fait encore plus grande sur les préjugés qui s’opposent
aux voyages à l’étranger. Ainsi, l’Espagne serait « l’enfer des chauffeurs » puisque
« [...] pas de routes carrossables, des sentiers de chèvres côtoyant des ravins, des
chemins défoncés coupés de perfides ornières [...]. Et puis pas de confortable, des
auberges infectes ; une cuisine incendiaire, rien à l’œil et tout pour l’ail ! Enfin de
quoi démolir en 15 j, et sa voiture et son estomac, etc. »10.
L’objectif général du guide est donc de fonder la prévisibilité de l’action sur
l’information : « Le Guide Michelin, c’est l’expérience en poche. C’est sous, une
forme commode, le budget du voyage établi avant le départ, la route prévue, le bon
gîte assuré ; c’est la certitude [...]. On partirait rien que pour l’emporter. Il supprime
l’imprévu ». Ou encore, à propos de la publication du guide d’Espagne, « désormais,
grâce au Guide Michelin, nos compatriotes ne devront plus considérer le fait de
franchir la frontière comme une action d’éclat qui impose de devoir faire son
testament avant de partir ». Telle est donc cette tâche paradoxale : supprimer
l’imprévu dans la découverte de l’inconnu.
2.1. Connaissances
À partir de 1908, trois évolutions modifient les contenus et l’équilibre interne de
l’ouvrage : le reflux de l’information sur les ressources nécessaires à l’automobile, le
changement des déplacements et la mise en œuvre d’une nouvelle classification des
hôtels. Au bout de quelques années, le guide, avec le même titre, la même
couverture11 et la même présentation n’est plus le même.
La restriction de l’information technique prend trois formes principales : les
textes spécialisés ne représentent plus qu’environ 15 % de l’ensemble de l’ouvrage
dans les années 1920 et 8–9 % au début des années 1930, la longueur des listes
d’établissements techniques dans chaque localité tend à diminuer de plus en plus ;
enfin, des signes disparaissent : la station d’essence et la station électrique en 1923,
la fosse à réparations à l’hôtel en 1929. En fait, et probablement avec quelques
années de retard, cette évolution traduit la diffusion de la culture et de la logistique
automobiles en France : le guide perd sa fonction d’annuaire technique spécialisé.
Les principales transformations du guide englobent la consécration de la
villégiature, la hiérarchisation de plus en plus marquée des buts du déplacement et
la multiplication des « schémas d’excursion ». Tout d’abord, le volontarisme initial,
largement favorisé par le désir de se distinguer de la « société ferroviaire », qui avait
conduit à organiser l’ouvrage autour de la découverte des régions « inconnues » ou
« ignorées », cède partiellement devant les pratiques réelles, tout particulièrement
devant les formes de villégiature, qui dominent les vacances de la bourgeoisie
française depuis la seconde moitié du XIXe siècle. Ainsi, se trouvent successivement
indiquées les stations thermales (1908), les stations balnéaires (1910), les stations
d’altitude (1912) et les stations de sport d’hiver (1932), des qualifications accompagnées, selon les années, par des cartes spécialisées ou par des listes de stations
9
10
11
Le lundi de Michelin, Le Journal, 6 juillet 1908.
Le lundi de Michelin, Le Journal, 13 mars 1913.
Le guide a pris son format allongé en 1907.
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avec les caractéristiques comparatives12 et, symboliquement, par la référence
mondaine, depuis 1912, au terrain de golf dans la localité.
Ensuite, le signalement des buts des déplacements va obéir à une évolution
précise. Les curiosités, les sites et les monuments les plus « importants » sont
associés à une étoile entre 1906 et 1919, à une ou deux étoiles jusqu’en 1929 et, à
partir de 1930, à une, deux ou trois étoiles. Bien que cette transformation, comme
c’est pratiquement toujours le cas dans le guide, ne soit ni commentée ni justifiée, il
faut la comprendre comme la construction de l’outil qui permet à un public, de plus
en plus nombreux et, socialement et culturellement, de plus en plus différencié13, de
s’orienter au milieu de la richesse croissante des sollicitations et elle participe, par
là, sur le long terme, de l’apprentissage culturel des voyageurs.
Enfin, à partir de 1907, l’élément le plus novateur prend la forme du « schéma
d’excursion » : des visites de plusieurs journées qui permettent une découverte
systématique des régions de la France. Que ces « schémas » se trouvent rassemblés
dans des sections distinctes ou associés à des villes de départ importe peu : l’essentiel
se situe dans ces tracés qui englobent les routes pittoresques, les villes d’étape, les
curiosités et qui garantissent (ou paraissent garantir) le choix le plus rationnel (en
maximisant le nombre d’étoiles) tout en levant largement l’incertitude14. Ils offrent
ainsi la solution concrète aux paradoxes qui dominent le guide : comment choisir les
curiosités avec un faible investissement culturel préalable ? Comment concilier la
prévisibilité et la découverte ? Que cette solution ait rencontré le succès et libéré les
énergies, on en trouve la preuve dans l’évolution du Bureau du tourisme du guide
créé pour élaborer des itinéraires individuels à la demande. En 1908, le Bureau
n’emploie qu’une personne, en 1925, cent vingt personnes ont répondu à 155 000 demandes. En fait, le succès de la formule est si grand que les « schémas » vont être
détachés du Guide rouge pour former l’ossature des guides régionaux (qui
deviendront les guides verts après la Seconde Guerre mondiale) dont la publication,
commencée en 1926, s’émancipe complètement en 1935.
Une nouvelle classification des hôtels est instaurée en 1908 qui accompagne
l’augmentation du nombre de localités (1 410 en 1900, 2 200 en 1911 et 3 600 en
1931), l’intégration en 1922 de Paris dans le régime commun et l’accroissement du
nombre d’hôtels que suscite la pratique croissante du voyage par la bourgeoisie. Elle
rompt avec le classement fondé sur les prix qui avait suscité les critiques des
chauffeurs se plaignant que les prix n’étaient souvent pas respectés et surtout que le
prix élevé ne garantissait pas contre les mauvaises surprises, pour instaurer,
indépendamment de toute référence au prix, le rangement des hôtels dans cinq
12
Ainsi, en 1934, les plages sont comparées selon les critères suivants : a) mondaine–fréquentée–simple ; b)
pour enfants ; c) sable ou gravier–galets ; d) vaste ; e) abritée ; f) bois à proximité ; g) port de pêche ; h) degré
d’intérêt du site ou des curiosités de la station ; i) médecin dans la localité ; j) casino–golf–tennis ; k) meilleur
hôtel ; l) meilleure table.
13
Le changement de public trouve une expression particulière dans le guide avec la signalisation, dans la
section consacrée aux prix, des « arrangements pour le chauffeur » qui apparaît en 1908 et disparaît en 1930.
14
Dans une longue liste de propositions, on trouve par exemple en 1926, un voyage de 7 j autour de
Contrexeville-Vittel, en 1929, l’excursion au Mont Pilat dans le Velay et le Vivarais (7 j et 413 km) ou en 1932
les Alpes de Savoie et Dauphiné (27 j d’excursion).
Le Guide rouge Michelin
379
catégories de confort (bientôt six pour intégrer les auberges les plus simples)
indiquées par le nombre de pignons d’une maison15 et dont les dénominations, après
quelques variations, vont devenir stables sur la longue période16.
Le guide touristique s’occupe de moins en moins de l’automobile et de plus en
plus des humains. S’il présente une information objective par exemple sur les
installations et les prix des chambres d’hôtel, pour l’essentiel, et c’est la différence
fondamentale avec le guide technique, il extrait du vaste univers, un ensemble limité
de routes, d’itinéraires, de sites et de curiosités, de stations de villégiatures et
d’hôtels, qu’il ordonne selon des critères esthétiques ou des critères de confort : il
construit, par là, une réalité sociale et culturelle arbitraire.
2.2. Confiance
Le guide ne prolonge pas la formule initiale, il invente une nouvelle convention.
Encore fallait-il que sa validité soit reconnue. Pour au moins deux raisons, cette
réussite n’allait pas de soi. Certes l’ancienneté et le prestige favorisent la continuité,
mais, l’information mobilisée, parce qu’arbitraire, est ouverte à la critique de tous
ceux qui ne partagent pas les mêmes critères de jugement (un problème ignoré du
guide technique) et cette menace se trouve en partie renforcée par la multiplication
des publications sur le tourisme et l’apparition du Guide Hachette en 1910.
Or la confiance, pour le maintien de laquelle le guide n’hésite pas à adopter des
règles drastiques et à faire des sacrifices financiers17, non seulement se maintient,
mais se trouve renforcée : bien que le guide soit payant depuis 1920, le tirage se situe
désormais autour des 100 000 exemplaires.
Dès lors qu’il continue à bénéficier de la confiance et donc d’une autorité
d’autant plus forte qu’elle rencontre la bonne volonté de ceux qui ne disposent pas
de leurs propres critères de jugement (c’est le couple de l’autorité douce et de la
soumission volontaire), le guide peut servir de support aux jugements des lecteurs.
2.3. Régulation
Avec la durée, le nombre et la répétition, l’usage typique du guide a exercé deux
conséquences majeures : la construction simultanée de l’offre et de la demande et le
surgissement de la France touristique. Les avantages de la citation dans le guide, de
plus en plus reconnus, favorisent la concurrence et transforment l’offre par le
15
Le classement repose largement, mais pas mécaniquement, sur des éléments de confort qui qualifient
inégalement les hôtels : au sommet, l’ascenseur, le chauffage central et l’éclairage électrique viennent s’ajouter
en 1908 à la salle de bain et aux WC. À la base, le choix de localités nouvelles situées dans le monde rural
conduit à l’apparition d’indications comme « eau courante froide » (1926) ou « pas d’éclairage électrique »
(1930).
16
« Hôtel-palais, avec grand luxe et confort princier » ; « hôtel de belle apparence, avec luxe et grand confort
moderne » ; « hôtel confortable, avec agencement moderne ou modernisé » ; « hôtel en partie modernisé ou
hôtel récent d’un bon confort moyen » ; « hôtel simple mais bien tenu ».
17
En 1908, une prohibition est adoptée qui sera maintenue jusqu’aujourd’hui : le refus de publier « toute
annonce payable des hôtels ». Et, cet impératif, sous des formes différentes, ne cessera d’être rappelé : « La
sélection des hôtels est faite en toute loyauté et aucun hôtelier ne doit son inscription à un paiement ou à une
faveur » ou encore « Pour être inscrit au Guide Michelin pas de piston, pas de pot-de-vin. Les insertions sont
entièrement gratuites ».
380
L. Karpik
renforcement de l’aménagement des curiosités et des monuments, l’équipement
croissant des routes et la course (lente) aux installations entre les hôtels tandis que
la demande se définit de plus en plus par la recherche de l’étroite association de la
route pittoresque, du site, du monument historique et du confort de l’hôtel ce qui
signifie, avec le temps et la pratique, la formation d’une compétence qui associe la
connaissance culturelle et la maîtrise de la visualisation cartographique pour inscrire
l’action dans une représentation abstraite du monde.
L’inscription territoriale de la rencontre de l’offre et de la demande provoque le
surgissement d’une « France vue » car « à voir » et, corrélativement, d’une France
ignorée, délaissée, devenue invisible. Et, au sein même de la France touristique,
l’instauration d’une inégalité territoriale en fonction des valeurs relatives assignées
aux buts de déplacements et aux itinéraires. C’est pendant cette période, et surtout
pendant l’entre-deux-guerres, alors que la bourgeoisie supérieure et moyenne voyage
de plus en plus, que la France touristique est bâtie.
Au terme d’une opération à la fois arbitraire et évidente, elle sera ce répertoire
choisi de routes, de curiosités, de sites, de monuments, d’œuvres d’art, une
expression parmi d’autres de la France réelle, une expression qui va rapidement
devenir indiscutable d’autant plus qu’elle est prolongée par les guides régionaux et
qu’elle relève de plus en plus du désirable à mesure que les écrits qui la prennent
pour cible sont plus nombreux à la célébrer. L’association de l’autorité cognitive du
guide et de l’autorité sociale de la bourgeoisie a largement contribué à façonner la
forme de jugement qui s’est progressivement incarnée dans la formation de la « belle
France ».
3. Le guide gastronomique (1933–1998)
Alors que les visites de la France touristique se développent en s’appuyant
désormais sur les guides régionaux, le Guide rouge connaît une nouvelle mutation
qui prend place dans les années qui précèdent la Seconde Guerre mondiale et se
développe à une échelle jusqu’alors inconnue après la Seconde Guerre mondiale. En
effet, la place de l’information technique continue à diminuer (4 % à partir du début
des années 1980), le guide ignore complètement les schémas d’excursion depuis
1935 et la liste des excursions (Exc.), qui accompagnait chacune des villes, va
diminuer pour disparaître complètement en 1969. Les localités ne sont plus alors
qualifiées que par les curiosités (Voir) et par la découverte des environs (Env.). Si les
stations de villégiature subsistent, avec cependant la disparition des stations
d’altitude en 1951 et, à l’inverse, des détails plus nombreux associés aux stations de
sports d’hiver, en revanche, l’espace consacré aux buts du déplacement diminue
fortement. En somme, les fonctions traditionnelles n’occupent plus qu’une position
modeste sous la forme d’un bref aide-mémoire situé en tête des localités.
Dans un guide qui devient de plus en plus volumineux (1 006 pages en 1934 et,
malgré une refonte en 1949, 1 220 en 1990 et 1 457 en 1998), ce reflux libère un
vaste espace qui sera occupé très partiellement par l’information sur les nouvelles
localités dont le nombre n’augmente plus que lentement (3 600 en 1931, 4 000 en
Le Guide rouge Michelin
381
1964 et 4371 en 1999) et, plus largement, par les renseignements sur l’hébergement
et la restauration. Conséquence inattendue d’une innovation au démarrage laborieux
avant de devenir une réussite majeure, la mutation se concentre sur les restaurants
qui vont, de ce fait, exprimer la nouvelle logique générale et devenir le principe
central de réorganisation du guide ; c’est la raison pour laquelle cette étude leur est
consacrée.
3.1. Connaissances
Comment surmonter l’incertitude sur la qualité et apporter une aide à la décision
aux clients-lecteurs ? Dès lors que le choix d’un « bon » restaurant n’est pas
considéré comme une opération triviale qui pourrait sans dommage relever du seul
hasard et dès lors que le terme de « bon » englobe une multiplicité de qualités qui,
par leur composition et leur importance relative, diversifient non seulement la réalité,
mais aussi les préférences individuelles en général, et les préférences du même
individu selon les circonstances, le consommateur rencontre une difficulté fondamentale : comment faire un choix raisonné entre des établissements nombreux, très
variés, qui s’inscrivent dans des univers partiellement incommensurables ? Certes
des mécanismes existent pour dissiper cette ignorance, tout particulièrement les
réseaux de relations interpersonnelles (la famille, les amis, les connaissances), mais
la solution est locale18. En fait, sans guide, l’information publique disponible (la
classification administrative, l’annuaire, la publicité) est à la fois pauvre, peu
pertinente et peu fiable : ou bien on l’écarte, et l’offre devient invisible, ou bien on
la retient, et l’incertitude sur la qualité domine. Dans un cas, le marché ne peut se
former ; dans l’autre, il ne peut durer. Il faudra du temps pour que le guide découvre
et mette en œuvre les outils d’analyse qui vont permettre de surmonter cette
difficulté.
Avec les grands cuisiniers, les nombreux gastronomes, les multiples restaurants,
l’art de la cuisine, depuis le début du XIXe siècle, occupe une position éminente dans
l’art de vivre. Or, si l’on excepte la mention, pendant les premières années, de la
recommandation par l’Automobile club de France, la référence à la table est
totalement absente dans le guide jusqu’en 1923. Les raisons n’en sont pas évidentes
et l’on peut avancer l’hypothèse qu’avec la concentration gastronomique dans
quelques grandes villes et une cuisine paysanne qui rebutait le goût bourgeois,
géographiquement, les ressources de la bonne restauration n’étaient pas suffisamment diversifiées pour figurer dans le guide. Cette interprétation concorde bien avec
la formulation modeste qui se trouve associée, les premières années, au signalement
de la cuisine dans le guide : « Dans un certain nombre de villes importantes, dans
lesquelles le touriste peut avoir à s’arrêter, simplement pour prendre un repas, nous
avons indiqué des restaurants qui nous ont été signalés comme faisant de la bonne
cuisine » (guide, 1923). La timidité de l’écriture fixe les limites de l’ambition et
donne un point de référence aux changements qui vont intervenir en une dizaine
d’années.
18
Quelles que soient les autres sources d’information, le réseau, quand les conditions de son usage sont
réunies, continue d’exercer une influence majeure.
382
L. Karpik
Rien de plus évident, semble-t-il, que la solution actuelle : d’un côté, la
classification selon le confort (six catégories avec les fourchettes et cuillères)
subdivisée selon le degré d’agrément (couleurs noire ou rouge) et de l’autre, le
classement de la qualité de la cuisine par le nombre d’étoiles :*, ** et ***. Or, une
dizaine d’années seront nécessaires pour inventer cet outil de comparaison. La
classification de 1923, qui distingue trois catégories (restaurants de premier ordre ;
restaurants moyens ; restaurants modestes), comporte deux difficultés : elle instaure
une dissymétrie entre l’hôtel et le restaurant (avec cinq catégories dans un cas et trois
dans l’autre), elle interdit de séparer ce qui relève du confort et ce qui appartient à
la cuisine. Celle de 1925 tente de résoudre ces deux problèmes : la classification
devient parallèle à celle des hôtels, soit cinq catégories et les deux critères du confort
et de la qualité de la cuisine sont explicitement associés : « de tout premier ordre et
grand luxe » ou encore « de très belle apparence et cuisine recherchée ». Sans nul
doute, bien que rien ne soit dit, une telle classification a dû créer quelque embarras
car elle ne correspondait que fort partiellement à la réalité.
La solution est indirectement trouvée lorsque le guide, en 1931, entend aussi
qualifier la cuisine des hôtels et, du coup, peut adopter, puisqu’une classification
existe déjà pour le confort, une formulation plus ajustée à son objet spécifique :
« cuisine fine et justement renommée », « cuisine d’excellente qualité », « cuisine de
très bonne qualité ». En 1932, le principe général d’analyse est inventé et mis en
œuvre pour les restaurants : il passe par la création de deux dimensions analytiques
distinctes qui désignent deux réalités incommensurables entre elles : la « classe » et
la « cuisine ». En 1933, une classification en cinq catégories de la classe du
restaurant est adoptée tandis que l’évaluation de la qualité de la cuisine (et donc le
nombre d’étoiles) trouve la forme particulière ajustée au guide avec « vaut le
voyage », « mérite un détour », « une bonne table dans la localité ».
Cette véritable trouvaille sémantique (qui sera d’ailleurs généralisée aux autres
centres d’intérêt) convertit la longueur du déplacement en mesure de la valeur ! Elle
possède quatre avantages : elle a d’emblée du sens pour tout voyageur, elle est
indépendante du prix, elle est compatible avec les spécialités gastronomiques les
plus diverses, elle introduit explicitement la grande cuisine comme nouveau but de
déplacement ce qui était alors une pratique exceptionnelle. Désormais, la carte de la
« France gastronomique », qui va devenir la « carte des bonnes tables », dessine
chaque année une nouvelle forme d’invitation au voyage.
Là commence la formule nouvelle du Guide Michelin. Elle prend sa forme
générale en jouant de la triple opération de sélection, de comparaison et de
hiérarchisation pour rendre plus aisée la décision individuelle. Tout d’abord, la
relégation : le guide ne retient qu’un dixième de l’ensemble des restaurants de
France et cette rude sélection change partiellement chaque année. Cet acte fondateur
trouve sa justification dans la fixation d’une qualité minimale : sans le guide, le choix
aléatoire peut conduire aux pires déconvenues, avec le guide, la « catastrophe » est
en principe exclue19.
19
« Recommander un établissement [...] c’est [...] se porter garant de son professionnalisme » ou encore
Le Guide rouge Michelin
383
Même ainsi restreint, cet univers, par son hétérogénéité, n’autorise aucun choix
raisonné. Aussi, convient-il de rendre, autant que faire se peut, comparable
l’incomparable. Ce qui impose d’appliquer des critères communs à l’ensemble des
éléments20. L’emploi d’une même grille d’analyse permet de situer tous les
restaurants dans une pluralité d’univers de qualification et, pour autant qu’existent
des techniques de hiérarchisation – le nombre d’étoiles, le nombre de fourchettes/
cuillères, les couleurs rouge et noire – de les classer sur chacune des variables
pertinentes. Dès lors, l’univers des singularités est soit très simple si l’on retient
chacun des classements, soit très complexe si l’on confronte les multiples profils que
dessinent les diverses positions occupées par chacun des restaurants sur l’ensemble
des dimensions pertinentes. Sous la condition qu’il partage, au moins partiellement,
les critères mis en œuvre (sinon, pour lui, le guide est inutilisable), l’usager peut
choisir entre ces deux pratiques opposées ainsi qu’entre les multiples solutions
intermédiaires. En ce sens minimal, le guide crée le cadre commun qui est nécessaire
à la confrontation de l’offre et de la demande.
3.2. Confiance
Avec le classement des restaurants et, à moindre titre des hôtels (pour lesquels
on peut toujours invoquer le recensement objectif des éléments de confort), la
question de la confiance devient en principe plus problématique. On aurait pu penser
que le jugement sur la qualité de la cuisine, dans la mesure où il n’était pas dominé
par des orthodoxies aussi fortes que celles qui régissaient les monuments ou les
œuvres artistiques, aurait pu susciter plus de controverses : en fait, très tôt, le guide
a été reconnu comme une autorité voire comme l’autorité gastronomique et aucun
véritable amateur français ou étranger de l’avant ou de l’après-guerre ne pouvait
ignorer ses jugements d’autant plus qu’il était le seul à dépasser les limites du
provincialisme21.
À partir de la fin des années 1960, la confiance devient plus incertaine.
L’incorruptibilité du guide n’est pas en cause, mais en revanche, les nouveaux guides
gastronomiques – le Kléber-Colombes et surtout le Gault-Millau à partir de 1970,
d’autres plus tard – vont, par leur seule existence, menacer ses critères de jugement.
Ainsi, la controverse sur la « nouvelle cuisine », qui, pendant une décennie, oppose
le Gault-Millau au Michelin et agite si fortement les massmedia et les amateurs,
conduit à la mise en cause, au moins partielle, d’une autorité gastronomique
jusque-là incontestée. Si cependant le guide a réussi à conserver son rang, c’est qu’il
parvient, dans un domaine mouvant, à maintenir sa réputation de fiabilité et le lien
concret de coopération et de fidélité avec ses lecteurs ; c’est aussi que son usage s’est
« Descendez en confiance dans l’un des dix mille hôtels et restaurants du Guide 1999 : un inspecteur Michelin
vous y a précédé ! » (dossier de presse, 1999).
20
La liste actuelle de ces dimensions, produit d’une longue histoire, comprend la localisation, la qualité de la
cuisine, le cadre, le décor intérieur, la vue, le repas servi au jardin ou en terrasse, les plats, le prix, le repas
soigné à prix modéré.
21
En 1938, le critique du New Yorker après avoir évoqué cette « monumentale merveille » pouvait conclure
que « La France, avec le Michelin, a atteint un sommet de l’art du guide ». Et de même en 1954 : « [...] il a
acquis une réputation de minutie, de discernement et d’incorruptibilité qui est unique ».
384
L. Karpik
élargi bien au-delà des vacances et, de plus, qu’il n’a cessé d’occuper une position
stratégique dans l’ascension de la gastronomie au sein de la société française.
Aussi, malgré (ou à cause de) la concentration du guide sur la restauration et
l’hébergement, malgré (ou à cause de) la position symbolique et matérielle occupée
par les étoiles de la qualité de la cuisine et, au travers d’elle, par les couches sociales
qui peuvent fréquenter ces restaurants, malgré (ou à cause de) la position orthodoxe
que lui assigne le conflit autour de la nouvelle cuisine, malgré (ou à cause de)
l’extension d’une standardisation dont Mac Donald est devenu l’exemple emblématique et qui joue de la concurrence par le prix et non de la concurrence par la qualité,
le succès n’a cessé de grandir : le tirage se situe aujourd’hui autour des
600 000 exemplaires22. La portée de cette évolution n’est cependant pas aisée à fixer
dans la mesure où elle s’inscrit dans une réalité dont les traits sont contradictoires
puisque d’un côté, l’intensification de la concurrence entre les guides aurait dû
logiquement affaiblir la position relative du Guide Michelin tandis qu’à l’inverse, le
développement du tourisme et de la gastronomie devait favoriser l’accroissement du
nombre de lecteurs. À tout le moins, on peut souligner que le guide est resté un
best-seller annuel.
3.3. Régulation
Le Michelin gastronomique représente donc un dispositif de jugement qui
soumet l’ensemble des restaurants qui satisfont l’exigence de qualité minimale, à un
ensemble diversifié de qualifications publiques : il canalise par là, les préférences
individuelles et dissipe l’opacité du marché. Les effets généraux de cette rencontre
de l’offre et de la demande, ne sont cependant pas aisés à tracer car ils dépendent
d’un changement d’usage.
Dans la pratique traditionnelle, le Guide Michelin assure la continuité d’une
définition du tourisme, largement associée aux vacances, qui ne sépare pas la qualité
de la cuisine, des routes pittoresques, des curiosités esthétiques et du confort de
l’hôtel. Il n’a que fort partiellement provoqué la modification des flux de circulation,
en particulier parce que les trois étoiles (à quelques exceptions près) se sont très tôt
largement distribuées le long des parcours touristiques consacrés : Paris, la Bourgogne, les nationale 6 et 7 vers le Sud et la Côte d’Azur [10]. Une vue plus fine
permettrait cependant de montrer que les restaurants à une étoile ordonnent des
déplacements de circulation et de visites qui sans eux n’existeraient pas.
L’usage nouveau du guide tient à l’extension, pour les affaires et pour le plaisir,
de la fréquentation des restaurants tout au long de l’année. Les transformations du
tourisme depuis une vingtaine d’années semblent indiquer le déclin relatif de l’usage
du guide comme élément du voyage touristique [2] tandis que les grandes villes (qui
concentrent les hommes d’affaires et une large partie de la clientèle aisée) occupent
désormais une place croissante : le guide technique et, pendant une certaine période,
le guide touristique ignoraient Paris pour découvrir la France inconnue, le mouve22
Le tirage qui était de 100 000 exemplaires avant-guerre, s’élève à 200 000 en 1952, à 300 000 vers la fin des
années 1950, à 450 000 en 1966 ; il atteint son maximum lors du bi-centenaire de la révolution française (autour
de 650 000–700 000 exemplaires) pour revenir vers les 600 000 après.
Le Guide rouge Michelin
385
ment est désormais inverse : la position relative de Paris dans l’ensemble du guide
qui se situait à 2–3 % de l’espace imprimé entre 1931 et 1949, passe à 4 % entre
1950 et 1970, 4–5 % entre 1975 et 1989, 7 % en 1990 et 9 % en 1998. Moins
prononcée, la même évolution se retrouve pour d’autres villes. Le guide touristique
accompagnait la découverte de la France inconnue, le guide gastronomique participe
toujours de cette pratique, mais il devient aussi l’outil d’exploration de la France
urbaine et, plus généralement, de la France sédentaire.
Plus sûrement que pour le guide touristique, il est possible d’imputer des
conséquences spécifiques au guide gastronomique parce qu’il n’a connu un début de
concurrence qu’à partir des années 1970 ce qui ne l’a pas empêché de continuer à
occuper une position d’éminence. Les effets du Michelin ne sont pas réductibles aux
variations des flux territoriaux, ils ont surtout pris la forme d’une double transformation des producteurs et des consommateurs.
Très tôt, le guide se définit par une stratégie de promotion culturelle et
économique de la gastronomie qui s’est affirmée par une écriture superlative, par une
consécration de la rareté – les grands chefs (et donc le nombre des trois étoiles)
comme les autres talents artistiques sont « naturellement » rares – et par la rupture
assumée voire revendiquée avec une finalité pratique jusqu’alors poursuivie avec
ténacité à savoir la connaissance des prix : la haute gastronomie participe de
l’univers des biens sans prix23. Pendant les Trente Glorieuses, cette stratégie se
renforce et, depuis la fin des années 1980, la dynamique du « marché de la gloire »
devient encore plus intense et trouve ses expressions majeures dans la starisation
accélérée de certains grands chefs, dans la formation d’une clientèle fortunée
internationale et dans une pratique qui ne se satisfait plus de la qualité de la cuisine
mais joue aussi de la construction de palais de la gastronomie : Loiseau à Saulieu,
Robuchon à Paris, Gagnaire à Saint-Étienne, Veyrat à Annecy, etc., témoignent que
désormais, les investissements dans le cadre deviennent massifs et conduisent à
nouer des liens avec des groupes financiers : l’artisanat ou « l’art » culinaire, pour
certains, cèdent devant l’industrie du luxe24.
Parce qu’il occupe une position stratégique, qu’il continue de fixer avec autorité
le classement des restaurants, que pour les deux et trois étoiles, périodiquement, se
jouent la gloire et le déclassement, la prospérité et la faillite, et cela d’autant plus que
la presse française et internationale, à l’occasion de la distribution des étoiles,
exaspère les passions qui entourent l’événement, que les avantages symboliques et
matériels associés au classement, pour les autres restaurants, sans être aussi grands
ne sont jamais négligeables25 [9, 14], le guide instaure les enjeux d’une concurrence
qui explique la généralisation progressive des transformations du cadre, de l’accueil,
de la cuisine, etc. L’évolution de la restauration, au travers du guide, est au fond
23
*** : « une des meilleures tables, vaut le voyage. Table merveilleuse, grands vins, service impeccable, cadre
élégant. Prix en conséquence » ; ** : « table excellente, mérite un détour. Spécialité et vins de choix.
Attendez-vous à une dépense en rapport ».
24
Non sans susciter de vigoureuses controverses. Voir par exemple, pendant la dernière décennie, les prises
de position de La Reynière, de Jean-Pierre Quélin et de Jean-Claude Ribaut dans le journal Le Monde.
25
Les connaisseurs considèrent que dès la première année, le chiffre d’affaires du restaurant, qui a obtenu une
étoile, augmente grosso modo de 50 % sans compter la gloire locale et régionale.
386
L. Karpik
parallèle à celle de l’hôtellerie : le palais de la gastronomie est au restaurant
traditionnel ce que le centre de séjour de luxe est à l’hôtel traditionnel. Si la
différenciation des qualités et des prix maintient un usage socialement diversifié du
guide, cette différenciation est d’autant plus fine, plus subtile, qu’elle se situe vers le
haut et qu’elle vise, par voie de conséquence, la clientèle aisée26.
Comment le guide est-il employé et quels sont les effets de cet usage répété sur
la demande ? En attendant d’en avoir une connaissance systématique directe, le
guide lui-même, donne des éléments pour identifier les modes d’usage efficaces.
C’est en ce sens que l’on peut comprendre l’évolution des classifications particulières pour Paris, très probablement proposées parce que le rassemblement sur un
même territoire d’un grand nombre de restaurants relevant de multiples configurations différentes faisait peser sur le lecteur une tâche de jugement trop lourde que le
guide a voulu alléger en ajoutant des regroupements autour de critères pouvant être
considérés comme plus saillants ou plus décisifs que les autres.
Le guide est parti d’une nomenclature détaillée en 1949–1950 pour aboutir,
aujourd’hui, à un rangement largement simplifié. Pourquoi ? La première classification comportait nombre de critères nouveaux – « grande classe », « élégance
parisienne », « confort cossu », « classique », « choisis et variés », « atmosphère
originale », « grands cafés élégants », etc. – dont la relation aux dimensions
comparatives générales n’était rien moins qu’évidente ce qui rendait, paradoxalement, la décision encore plus compliquée en surajoutant d’autres critères à ceux qui
existaient déjà. En revanche, la dernière classification s’appuie, pour l’essentiel, sur
des dimensions déjà employées dont le guide considère qu’elles sont centrales pour
les acteurs, et dont les combinaisons permettent d’identifier des listes restreintes de
restaurants dont les qualités, pour ces critères, sont identiques : « les bonnes tables...
à étoiles » (combinaison des étoiles, du cadre et de l’agrément), « pour souper après
le spectacle » (combiné au cadre), « dans la tradition : bistrots et brasseries »
(combiné à l’arrondissement), « menus à moins de... » (combiné au cadre et à
l’arrondissement), etc.
L’observation limitée des usages du guide comme les pratiques recommandées
pour Paris se rejoignent dans la constatation que, pour prendre une décision, les
personnes, selon leurs préférences à un moment donné, s’appuient sur la combinaison de deux ou trois dimensions initiales auxquelles elles accordent une valeur
centrale quitte à particulariser en ajoutant des dimensions supplémentaires et/ou en
hiérarchisant une dimension par rapport aux autres. C’est tout le sens du mode de
construction que d’admettre la multiplicité des points de vue et la diversité des
26
L’aventure de la gastronomie ne pouvait que favoriser la clôture sociale du guide : on comprend que très
tôt, il ait tenté d’y faire contrepoids par l’opération du « repas soignés à prix modérés » (une formulation qui
n’est rien moins qu’excitante). Mais les changements successifs de typographie pour rendre cette désignation
plus visible – prix en gras en 1954, Repas (souligné de rouge) et prix en 1960, R (en rouge) en 1970, repas (en
rouge) en 1993 semblent indiquer que l’objectif n’est à chaque fois que partiellement atteint. La création du
« Bib. Gourmand » en 1996 est nettement plus ambitieuse : elle prolonge cette pratique, mais le signe et son
appellation visent à indiquer, non seulement un bon « rapport qualité-prix » mais aussi une gastronomie bien
réelle quoique plus modeste et qui, du coup, participe de la valeur centrale de l’ouvrage et intègre dans l’univers
gastronomique ceux-là qui n’entendent pas ou ne peuvent pas fréquenter les restaurants à étoiles.
Le Guide rouge Michelin
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degrés d’élaboration de la décision. Il n’y a pas de one best way et pas de solution
optimale : les modalités d’ajustement de l’offre et de la demande dépendent des
types de préférences et des formes de mobilisation du lecteur27.
L’usage répété du guide représente un apprentissage qui explique le surgissement
de plusieurs figures du consommateur. Celle de l’amateur gastronome probablement
domine : elle associe l’adhésion dévote au monde de la gastronomie, la capacité à
utiliser des combinatoires de plus en plus diversifiées et, pour le choix final, la
faculté de surmonter ce qui reste d’irréductiblement singulier. Gastronomie, rationalité et jugement définissent une forme d’action savante que l’expérience convertit
en compétence spécifique.
L’ajustement de l’offre et de la demande ne dépend pas seulement de la
construction d’une connaissance qui se plie aux exigences du choix individuel par la
mise en œuvre généralisée d’une procédure de qualification fondée sur une pluralité
de dimensions générales significatives, indépendantes les unes des autres et qui
peuvent se combiner entre elles, il est aussi le produit des transformations conjointes
des producteurs et des consommateurs.
4. Conclusion
Aux trois formes historiques du Guide Michelin correspondent autant d’objets
d’échange – des biens techniques interchangeables, des objets culturels, des produits
hôteliers et culinaires – et autant de modalités de régulation économique. Le guide
technique, d’une part, le guide touristique et le guide gastronomique, d’autre part,
ordonnent respectivement deux formes de marché radicalement différentes : le
marché néoclassique et le marché de la qualité.
Le guide touristique et le guide gastronomique représentent deux variantes de la
même forme de coordination qui se distinguent entre elles par l’importance relative
assignée à la démarche synthétique – usage du classement global pour chacun des
registres du réel (curiosités, monuments, routes, hôtels) – et à la démarche analytique
qui joue de la décomposition du réel en dimensions et des combinatoires pour
multiplier les configurations qualitatives. Par conséquent, le guide gastronomique se
distingue du guide touristique par des modes d’ajustement de l’offre et de la
demande qui peuvent devenir infiniment plus précis. Et par une vision différenciée
du réel qui appelle la quête active et autonome de l’acteur social et qui s’oppose à
la vision relativement globale du guide touristique avec ce qu’elle implique de
dogmatisme et de dépendance. Par les modalités de leur construction, les deux
guides ont non seulement instauré deux variantes du marché de la qualité, ils ont
aussi participé à la redéfinition progressive de l’offre et de la demande.
Le Guide Michelin, que tout semblait orienter vers une signification unitaire,
montre que la désignation ne permet pas de faire l’économie d’une analyse des
27
On comprend la difficulté que rencontrent, bien souvent, les groupes d’amis à s’accorder sur un tel choix
dès lors que les uns et les autres ne partagent pas le même univers de critères d’évaluation.
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L. Karpik
caractéristiques des biens et services. Parce qu’ils sont les seuls à se définir par des
singularités et, corrélativement, parce qu’ils sont les seuls à obéir à la logique du
jugement, le guide touristique et le guide gastronomique nous semblent être les seuls
vrais guides. C’est dire que l’équipement du marché conventionnel et l’équipement
du marché de la qualité ne doivent pas être confondus. Alors que dans le premier cas,
l’information autorise le calcul et justifie donc la pertinence de la théorie néoclassique, dans le second cas, la construction méthodique des qualités et la canalisation
organisée des préférences impliquent le jugement individuel ce qui fonde la
pertinence de la théorie de l’économie de la qualité.
Lorsqu’on identifie leurs fonctions et leurs effets, on peut se demander pourquoi
le guide touristique comme le guide gastronomique, et avec eux tous les guides (et
leurs équivalents), ont été si méconnus dans l’analyse des marchés. En effet, au-delà
de leurs différences, dans les deux cas, ils sont des délégués28, non au sens ou ils
entendent exprimer les préférences de ceux qui les lisent mais au sens où la
construction des connaissances qu’ils proposent ne trouve sa justification que dans le
bien du public. Dans les deux cas, ils instaurent, ce que mesure partiellement la
confiance, la protection contre l’opportunisme. Dans les deux cas, ils représentent
des constructions symboliques qui dissipent l’opacité, réduisent l’incertitude sur la
qualité et créent donc les conditions de la formation et de la continuité du marché de
la qualité. Dans les deux cas, ils façonnent les figures du producteur et du
consommateur. Dans les deux cas, même s’ils ne sont ni omnipotents (ils sont
éventuellement soumis à la concurrence d’autres dispositifs de jugement) ni
omniprésents (le marché de la qualité trouve ses limites), par leur échelle d’action,
ils orientent activement la formation et la transformation de la régulation économique et, avec elle, de la société française, et, dans les deux cas, ils nous invitent à
partager, délicieusement, un monde façonné pour le plaisir.
Références
[1] Akerlof G.A., The Market for Lemons: Qualitative Uncertainty and the Market Mechanism,
Quarterly Journal of Economics 84 (1970) 488–500.
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[3] Eymard-Duvernay F., Conventions de qualité et formes de coordination, Revue économique
(2) (1989) 329–359.
[4] Gadrey J., Relations, contrats et conventions de service, in : Bandt J. (de), Gadrey J. (éds.),
Relations de service, marchés de services, CNRS éditions, Paris, 1994, pp. 123–151.
[5] Karpik L., L’économie de la qualité, Revue française de sociologie 2 (1989) 187–210.
[6] Karpik L., Les avocats. Entre l’État, le public et le marché. XIIIe-XXe siècle, Bibliothèque des
sciences humaines, Gallimard, Paris, 1995, pp. 262–263.
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Parfois tout à fait explicites : « [...] c’est pour le lecteur-voyageur que le guide existe, c’est en son nom que
les décisions sont prises [...] » (dossier de presse, 1999).
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[7] Karpik L., Dispositifs de confiance et engagements crédibles, Sociologie du travail 4 (1996)
527–550.
[8] Karpik L., La confiance : réalité ou illusion. Examen critique d’une analyse de Williamson,
Revue économique 1 (1997) 1043–1056.
[9] Lottman H., Michelin, 100 ans d’aventures, Flammarion, Paris, 1998, pp. 415–418.
[10] Mesplede, Trois étoiles au Michelin, Gründ, Paris, 1998.
[11] Polanyi K., La grande transformation, Gallimard, Paris, 1983.
[12] Ribeill G., Du pneumatique à la logique routière, Culture technique (mars) (1989) 191–204.
[13] Salais R., Incertitude et interactions de travail : des produits aux conventions, in : Orléan A.
(éd.), Analyse économique des conventions, Puf, Paris, 1994, pp. 371–403.
[14] Terence I., Le monde de la grande restauration en France, L’Harmattan, Paris, 1996, p. 122.