Histoire d`un tableau: La persistance de la mémoire

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Histoire d`un tableau: La persistance de la mémoire
 CONFERENCE LA PERSISTANCE DE LA MEMOIRE HISTOIRE D’UN TABLEAU La persistance de la mémoire, 1931 Huile sur toile. 24,1 x 33 cm. The Museum of Modern Art, New York L’œuvre La persistance de la mémoire est devenue l’une des œuvres les plus représentatives et les plus mystérieuses de Salvador Dalí peinte à l’âge de 27 ans seulement. Bien qu’on ne sache pas de façon sûre où fut réalisée la toile, nous savons que durant les premiers mois de 1931, date à laquelle est peinte la Persistance de la mémoire, Dalí et Gala se trouvent à Portlligat. Peu de temps auparavant, concrètement en mars 1930, ils avaient acheté une baraque de pêcheurs qu’ils retapent. Pendant cette période, Dalí vit un processus de transition très important aussi bien sur le plan personnel que sur le plan créatif. En 1929, Dalí entre pleinement en contact avec le mouvement surréaliste, il rompt avec sa famille et par voie de conséquence avec le Cadaqués de son enfance et de sa jeunesse. C’est aussi l’époque où son père le bannit pour avoir blasphémé contre sa Histoire d’un tableau : la Persistance de la mémoire – Anna Otero – Centre d’Estudis Dalinians mère morte en 1921; et où il entame une relation avec une femme mariée, Gala, d’origine russe, de dix ans son aînée et mère de Cécile, fille issue de son union avec le poète Paul Eluard. Malgré cette expulsion du cercle familial, Dalí ne veut pas s’éloigner de Cadaqués et il s’installe à Portlligat, situé plus au nord en direction du Cap de Creus, où quatre baraques de pêcheurs constituent un petit hameau. Pendant la période 1929‐1932, au moment où Dalí peint La persistance de la mémoire, les séjours à Portlligat alternent avec des périodes dans leur appartement de Paris et des séjours chez des amis et des connaissances aussi bien à Paris qu’en Espagne. C’est donc dans ce contexte de grande tension et de branle‐bas que Dalí peint l’une des œuvres les plus emblématiques de sa production: La persistance de la mémoire. On peut contextualiser la vie et l’œuvre de Dalí de cette époque en rappelant que 1930 correspond à la fin de la dictature de Primo de Rivera instaurée en 1923 et que le 14 avril 1931 est proclamée la IIème République en Espagne. Sur le plan artistique, les années de la République (1931‐1936) peuvent être définies comme des années de grande effervescence, de bouleversements et d’enthousiasme mais finalement un moment trop court pour que les initiatives mises en place donnent leurs fruits et que de nouveaux projets puissent se développer. Barcelone devient la capitale des manifestations artistiques d’avant‐garde; apparaissent des groupes qui révolutionnent le panorama culturel : GATCPAC (Groupe d’Architectes et de Techniciens Catalans pour le Progrès de l’Architecture Contemporaine) se constitue comme association en 1930 ; ses membres se définissent comme des architectes rationalistes ayant pour objectif de contribuer au progrès de la nouvelle architecture afin qu’elle s’adapte au temps nouveau; c’est‐à‐
dire qu’ils défendent une modernisation de l’architecture. Il y a aussi ADLAN (Amis de l’Art Nouveau), association constituée en 1932 de caractère spirituel et de soutien à l’art le plus à l’avant‐garde. Le groupe se dissout au début de la Guerre Civile. Histoire d’un tableau : la Persistance de la mémoire – Anna Otero – Centre d’Estudis Dalinians 2 Salvador Dalí devant sa maison de Portlligat, c. 1931 C’est dans ce contexte artistique, social, politique et culturel que Salvador Dalí crée La persistance de la mémoire. Au sujet de l’œuvre, nous pouvons dire presque en toute certitude que le paysage qui apparaît est celui de Portlligat et par extension celui du Cap de Creus. La grande relation et l’attachement de Dalí à cet environnement est une constante dans son œuvre, présente tout au long de sa trajectoire artistique et l’un des dénominateurs daliniens. L’artiste sent une admiration et un respect inconditionnels pour Portlligat qu’il exprime aussi bien picturalement qu’à travers ses propres mots : « Je me suis construit sur ces grèves, j’y ai créé mon personnage, découvert mon amour, peint mon œuvre, édifié ma maison. Je suis inséparable de ce ciel, de cette mer, de ces rochers : lié à jamais à ce Portlligat – qui veut dire port lié‐ où j’ai défini toutes mes vérités crues et mes racines. Je ne suis chez moi qu’en ce lieu; ailleurs je campe. Il ne s’agit pas seulement de sentiment mais de réalité psychique, biologique – surréaliste. Je me sens relié par un véritable cordon ombilical à la totalité vivante de cette terre. 1» 1
Dalí, S. ; Parinaud, A. (1973) Comment on devient Dalí. Paris : Opera Mundi, p. 159 Histoire d’un tableau : la Persistance de la mémoire – Anna Otero – Centre d’Estudis Dalinians En 1931, quand Dalí peint La persistance de la mémoire, le paysage constitue déjà un élément primordial dans son œuvre. Les toiles réalisées entre les années 30 et 31 incorporent au fur et à mesure des horizons élevés, les rochers du Cap de Creus et cette lumière si particulière de l’Empordà. La persistance de la mémoire se caractérise donc par un paysage à l’horizon en hauteur, couronné par la mer, avec un ciel crépusculaire et des falaises escarpées sur le côté droit. Dalí offre une vision simple et austère de la nature, un paysage plutôt statique qui transmet une certaine idée de stérilité. La et par une impression de congélation de l’instant. 4 La persistance de la mémoire, 1931 Huile sur toile. 24,1 x 33 cm. The Museum of Modern Art, New York Ce paysage se voit interrompu par trois montres molles et une quatrième de rigide qui donnent de nombreuses significations à l’œuvre. L’une des montres molles pend d’une branche d’olivier; une autre, tout aussi déformée, repose sur la forme amorphe, apparemment endormie, qui occupe le centre de l’œuvre. Le visage pourrait bien être un autoportrait de Dalí, car il présente de nombreuses similitudes avec d’autres visages de la même époque, comme par exemple celui qui apparaît dans l’œuvre Le grand masturbateur (1929), où Dalí s’auto représente et s’identifie aux traits des rochers du Cap de Creus. La dernière montre molle s’appuie sur le meuble situé sur le côté gauche. Dessus il y a de plus une mouche posée, qui nous invite à faire un jeu de mot du genre “le temps s’envole”. Chacune de ces trois montres marque une heure différente (il semble être entre 18 et 19h heures, heure crépusculaire), ce qui Histoire d’un tableau : la Persistance de la mémoire – Anna Otero – Centre d’Estudis Dalinians insinue la relativité du concept de temps. En contraste avec les montres molles, il y a une quatrième montre rigide, qui, au lieu d’indiquer l’heure, est couverte de fourmis et placée sur l’envers. Il est évident que Dalí évoque ici l’une des préoccupations les plus artificielles et abstraites inventées par l’homme : l’obsession de contrôler le temps par les heures que marque la montre. Le temps qui passe, sa relativité et son écoulement sont des concepts envisagés et largement développés par les auteurs qui ont étudié cette peinture. Dalí déforme les instruments même qui doivent nous informer sur le temps et il en annule la fonction. Toutes les montres marquent une heure différente et la seule qui maintient sa rigidité initiale est peinte retournée sur l’envers et infestée de fourmis. Le grand masturbateur, 1929 Huile sur toile, 110 x 150 cm. Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, Madrid. Legs Dalí L’inutilité du temps devient évidente à partir du moment où son symbole (la montre) a été détruit. Il est plus intéressant de conserver la mémoire et de demeurer dans le passé que d’avancer vers un présent et un futur. Dalí revendique l’absence de temps, par laquelle nous goûtons bien davantage à sa présence éternelle. Il juxtapose avec élégance l’infini d’une scène comme le paysage, avec des objets qui nous rappellent à chaque instant la fugacité des instants et des choses; tout est éphémère et fuyant. C’est cette volonté de demeurer dans l’hier et de se souvenir d’un passé sans contrôle du temps qui finit par donner son titre au tableau: La persistance de la mémoire. Histoire d’un tableau : la Persistance de la mémoire – Anna Otero – Centre d’Estudis Dalinians A La Vie Secrète de Salvador Dalí, l’artiste lui‐même nous explique le moment de création du tableau: Manuscrit original de La vie secrète de Salvador Dalí où le peintre explique le moment d’inspiration de la création du tableau. « Cela se passa un soir de fatigue. J’avais une migraine, malaise extrêmement rare chez moi. Nous devions aller au cinéma avec des amis et au dernier moment je décidai de rester à la maison. Gala sortirait avec eux et moi je me coucherais tôt. Nous avions terminé notre dîner avec un excellent camembert et lorsque je fus seul, je restai un moment accoudé à la table, réfléchissant aux problèmes posés par le « super mou » de ce fromage coulant. Je me levai et me rendis dans mon atelier pour donner, selon mon habitude un dernier coup d’œil à mon travail. Le tableau que j’étais en train de peindre représentait un paysage des environs de Portlligat dont les rochers semblaient éclairés par une lumière transparente de fin de jour. Au premier plan, j’avais esquissé un olivier coupé et sans feuilles. Ce paysage devait servir de toile de fond à quelque idée, mais laquelle ? Il me fallait une image surprenante et je ne la trouvais pas. J’allais éteindre la lumière et sortir, lorsque je « vis » littéralement la solution : deux montres molles dont l’une pendrait lamentablement à la branche de l’olivier. Malgré ma migraine, je préparai ma palette et me mis à l’œuvre. Deux heures après, quand Gala revint du cinéma, le tableau qui devait être un de mes plus célèbres, était achevé. Je la fis asseoir devant et fermer les yeux. ‐ Un, deux, trois. Regarde maintenant, tu peux… Je l’observai à mon tour tandis qu’elle fixait le tableau et que son visage reflétait son étonnement émerveillé. Je fus donc Histoire d’un tableau : la Persistance de la mémoire – Anna Otero – Centre d’Estudis Dalinians 6 convaincu de l’efficacité de mon image, car Gala ne se trompe jamais. ‐ Penses‐tu que dans trois ans tu auras oublié ce tableau ? lui demandai‐je. ‐
Personne ne peut l’oublier après l’avoir vu2. » Les dimensions de La persistance de la mémoire sont de 24 x 33 cm; ces dimensions si réduites témoignent du soin et de la minutie utilisés par Dalí. Nous pouvons dire que la technique picturale est excellente et qu’on y trouve la volonté d’imiter l’art des peintres classiques si admirés par Dalí. Dans les œuvres des années 30‐32, on retrouve de façon réitérative les éléments de la mer, les rochers du Cap de Creus, la petite pierre blanche à l’ombre allongée, le ciel de l’Empordà, le paysage aride et l’usage des couleurs terreuses. Tout autant d’éléments présents également à La persistance de la mémoire. Durant cette époque, Dalí utilise principalement des toiles de petit format déjà préparées industriellement; c’est‐à‐dire qu’il les achète montées sur un châssis de bois avec une couche d’apprêt sur laquelle il applique la peinture. Le processus créateur de Dalí à l’heure de peindre La persistance de la mémoire pourrait se résumer de la façon suivante: il commence par faire une ébauche au crayon en vue de délimiter les formes et la composition. Il étend dessus la première couche de peinture du fond, de façon fluide et uniforme : la mer, la terre, la table, etc. Ensuite il continue en peignant les différents objets et éléments, à base de délicats petits coups de pinceau, et détermine ainsi les volumes et les ombres. Finalement les derniers coups de pinceau sont destinés aux détails les plus petits comme la mouche, les fourmis et les cils de la tête molle. Il réalise la signature à la peinture noire à l’aide d’un pinceau extrêmement fin. Il faut remarquer que c’est l’une des premières fois que Dalí écrit le mot “Olive” au lieu de Gala avant son nom à lui. “Olive” est un surnom affectueux qu’il utilise pour nommer sa muse en référence évidente à son teint olivâtre. 2
DALÍ, S. (1952), La Vie Secrète de Salvador Dalí, Paris : La Table Ronde, p. 246. Histoire d’un tableau : la Persistance de la mémoire – Anna Otero – Centre d’Estudis Dalinians La composition de La persistance de la mémoire peut se définir comme “ascendante en diagonale de gauche à droite”. Cette organisation offre un équilibre parfait entre la zone des montres molles et le foyer de lumière dorée des rochers. Le poids des éléments représentés au premier plan de la scène: montres molles, tête molle, meuble, olivier est compensé par la lumière dorée des rochers à droite dans le fond. De plus, les diagonales ascendantes formées par la perspective de la table contribuent à conduire le regard vers ce point lointain illuminé par le soleil déclinant. Le tableau conserve probablement son cadre original, formé par une vitrine de bois avec un fond de d’autres œuvres de Dalí de l’époque. 8 Composition de La persistance de la mémoire, 1931 En ce qui concerne l’histoire du tableau, La persistance de la mémoire est présentée pour la première fois en public à Paris, dans le cadre de l’exposition individuelle organisée à la Galerie Pierre Colle en juin 1931. Le tableau réussit à éveiller l’intérêt non seulement du public mais aussi de personnalités du monde de l’art. L’une des personnes en relation avec le monde de l’art, et qui reconnaît immédiatement l’importance de La persistance de la mémoire, est le galeriste new‐yorkais Julien Levy. Il est en visite à Paris l’été 1931 au moment de l’exposition à la Galerie Pierre Colle, à la recherche d’artistes pour la nouvelle galerie d’art contemporain qu’il veut inaugurer en janvier 1932 à New York. L’amitié entre Pierre Colle et Julien Levy favorise l’accord suivant : Levy aura la responsabilité d’introduire Dalí Histoire d’un tableau : la Persistance de la mémoire – Anna Otero – Centre d’Estudis Dalinians et d’organiser une exposition aux Etats‐Unis. Avec ce pacte et de façon non officielle, Colle et Levy deviennent associés transatlantiques. Alors qu’il avait déjà vendu deux Dalí à deux collectionneurs américains, Colle vend La persistance de la mémoire à Levy pour la quantité de 250 dollars, prix de grossiste jamais payé par le galeriste américain jusqu’alors. Dans ses mémoires, le nouveau propriétaire des montres molles relate la réaction familiale devant le tableau et explique de quelle façon il pressent le succès que cette œuvre obtiendra aux Etats‐Unis : “[...] mon père a été content quand je lui ai dit que si le tableau lui plaisait, il plairait “aussi à l’Amérique”. Il insista sans succès pour que je change le titre de La persistance de la mémoire pour celui des Montres molles. Mon père a certainement été le premier, mais pas le dernier, à tomber dans cette banalité”3 Levy fait le voyage de retour aux Etats‐Unis avec «10 x 14 pouces de dynamite» dalinienne sous le bras. Dalí lui‐même rappelle dans La vie secrète de Salvador Dalí le moment où Julien Levy fait l’achat du tableau : Julien Levy, galeriste et marchant d’art nord‐américain. «Quelques jours plus tard, un oiseau venu d’Amérique acheta mes montres molles que j’avais baptisées Persistance de la Mémoire. Cet oiseau arborait de grandes ailes noires comme celles des anges du Greco. Si l’on ne voyait pas ses ailes noires, 3
LEVY, J. (1977). Memoir of an Art Gallery. G. P. Putman’s Sons, New York. p. 71. Histoire d’un tableau : la Persistance de la mémoire – Anna Otero – Centre d’Estudis Dalinians en revanche on ne pouvait manquer de remarquer son complet de toile blanche et son large chapeau de Panama. Il s’appelait Julien Levy et c’était l’homme qui allait faire connaître mon art aux États‐Unis. Julien Levy m’avoua qu’il considérait mon œuvre comme très extraordinaire, mais anti publique et invendable. Il accrocherait mon tableau dans sa maison pour son plaisir personnel. Persistance de la Mémoire ne justifia pas ces mauvais pronostics et fut vendue et revendue, pour finalement aboutir au musée d’Art moderne dont c’est, sans doute, le tableau le plus public. Je le vis souvent recopié en province par des peintres amateurs qui n’en avaient vu qu’une photo en blanc et noir, et inventaient donc les couleurs. Il servit aussi à attirer l’attention du public dans les épiceries et boutiques d’ameublement!4» Il faut mentionner que l’arrivée de La persistance de la mémoire aux Etats‐Unis a lieu dans le contexte suivant : Le 24 octobre 1929 se produit la spectaculaire chute de la bourse due à l’augmentation de la dette et à un marché des valeurs surcapitalisé. Cette période des années 30 est connue comme la Grande Dépression et la crise économique qui en découle dure jusqu’au début de la Deuxième Guerre Mondiale. En novembre de cette même année 1929 est inauguré le Museum of Modern Art de New York (MoMA). Dans le domaine artistique, les années 30 sont des années d’activisme social et de peinture de caractère “réaliste”. C’est le moment culminant du mouvement appelé Mouvement Régionaliste représenté par Grant Wood (1892–1942), John Steuart Curry (1897–1946) et Thomas Hart Benton (1889–1975). Leurs peintures reflètent une certaine nostalgie du monde rural et un amour envers leur terroir. De fait, le régionalisme fut une révolte contre le phénomène de centralisation apporté par la Révolution Industrielle : des usines qui centralisaient la production à bas prix tout en provoquant la consommation des masses et en réduisant le rôle de l’individu dans le processus de production. Dans une société encore fortement marquée par l’agriculture, avec de petits centres industriels comme Chicago et New York, le Régionalisme revendique une image 4
DALÍ, S. (1952), La Vie Secrète de Salvador Dalí, Paris : La Table Ronde p. 247. Histoire d’un tableau : la Persistance de la mémoire – Anna Otero – Centre d’Estudis Dalinians 10 autochtone et réaliste de l’Amérique. Ce régionalisme définit une Amérique conservatrice face à la Modernité européenne qui est en train d’arriver. Grant Wood, American Gothic, 1930 Huile sur toile 74.3 x 62.4 cm. The Art Institute of Chicago Dans ce contexte si éloigné de l’avant‐garde et de la “modernité”, le galeriste Julien Levy (1906 – 1981) introduit aux Etats‐Unis à la fois La persistance de la mémoire et l’artiste Salvador Dalí. Levy est considéré comme l’un des collectionneurs les plus intrépides et pionniers, introducteur de l’art moderne aux Etats‐Unis, précisément à un moment où le marché artistique est encore dominé par Paris et que l’Amérique demeure ancrée dans le passé. Ses initiatives sont jugées osées et innovatrices. Si l’arrivée de La persistance de la mémoire aux Etats‐Unis est due à Julien Levy, c’est en fait A. Everett (Chick) Austin, Jr., directeur du Wadsworth Atheneum Museum of Art de Hartford, Connecticut, qui expose le tableau pour la première fois en Amérique. L’amitié entre Levy et Austin permet que le galeriste new‐yorkais prête La persistance de la mémoire pour l’exposition qu’organise le Wadsworth Atheneum en novembre de cette même année 1931. C’est précisément avec cette exposition que le surréalisme et Salvador Dalí sont présentés aux Etats Unis. Histoire d’un tableau : la Persistance de la mémoire – Anna Otero – Centre d’Estudis Dalinians Avec la présentation publique de l’œuvre, La persistance de la mémoire commence à soulever toute sorte de commentaires passionnés dans la presse de par son thème polémique. Les journaux de l’époque se demandent: «[…] Pourquoi des montres molles? [...] Quand l’une de ces montres, comme s’il s’agissait d’une selle installée sur ce qui pourrait être un cheval, l’objectif est que le spectateur expérimente une sensation de pouvoir et cesse de se sentir contraint par la rigidité des choses matérielles. Voilà un univers des plus séducteurs, dans lequel une montre peut faire office de selle à cheval ! Et ensuite le spectateur, fort de ces nouvelles normes et de ce nouveau pouvoir, peut divaguer à sa guise à travers la vaste plaine et explorer les falaises qui s’élèvent dans le fond. Il y en a une qui est en or. Chacun a pleine liberté pour satisfaire ses désirs occultes”5 12 Article d’un journal de Norwich, 23.04.1932 Avec l’exposition au Wadsworth Atheneum, La persistance de la mémoire inaugure son périple à travers différentes villes américaines. Levy, toujours propriétaire de l’œuvre, permet qu’elle parcourt pendant quelques années New York (1932), Cambridge (1932), Norwich (1932), Hartford (1933), à nouveau New York (1933) et finalement Chicago (1934), ville où elle 5
“Il y a de la méthode dans la folie des super réalistes français dont les œuvres surprenantes s’exposent chez nous en ce moment”, The Hartford Courant, 22 novembre 1931. Histoire d’un tableau : la Persistance de la mémoire – Anna Otero – Centre d’Estudis Dalinians apparaît encore dans le catalogue comme une œuvre “en vente”. En 1934, Alfred H. Barr, Jr., historien de l’art et premier directeur du Musée d’Art Moderne de New York (inauguré en 1929), offre 250 dollars à Levy pour La persistance de la mémoire. Levy, lui, en demande 400. Barr, dont le budget à l’époque est de 1000 dollars pour acheter des œuvres durant les six premières années d’existence du musée, assure à Levy qu’il trouvera quelqu’un disposé à acheter le tableau et a en faire don au musée. Et il en fut ainsi: en août 1934, Barr convainc Helen Resor, magnat de la publicité et future patronne du MoMA, qui assume l’achat de La persistance de la mémoire et la donne au Musée d’Art Moderne. Bien qu’il s’agisse d’une cession anonyme, en novembre 1943 le nom de Madame de Stanley Resor apparaît déjà dans la presse de l’époque comme acquéreuse du tableau. Installation de l’exposition Literature and Poetry in painting since 1850, au Wadsworth Atheneum de Hartford (1933), Connecticut. DIGITAL IMAGE ©2009, The Museum of Modern Art/Scala, Florence “[…] La persistance de la mémoire, une œuvre donnée récemment au Musée d’Art Moderne par Mme Stanley Resor et qui a déconcerté nombre des intrépides ayant gravi deux étages de l’escalier du musée pour l’examiner”6. La présentation de La persistance de la mémoire en tant que récente 6
“L’art surréaliste n’est plus un casse‐tête”, New York Times, 10 janvier 1935. Histoire d’un tableau : la Persistance de la mémoire – Anna Otero – Centre d’Estudis Dalinians acquisition a lieu lors de l’exposition organisée pour la célébration du cinquième anniversaire du musée. Ce moment précis est d’une grande importance dans l’histoire du tableau puisque c’est celui où il passe des mains d’un collectionneur particulier à la collection d’un musée pionnier comme le Musée d’Art Moderne de New York. La persistance de la mémoire est accueillie avec grand intérêt, provoquant débats et caricatures sur la notion de temps et sa flexibilité. La presse de l’époque salue également l’arrivée de la peinture aux Etats Unis et les montres molles font la une des journaux. Elles sont même interprétées psychologiquement: « La Persistance de la mémoire a suscité un grand intérêt entre les psychanalystes newyorkais bien qu’il n’y ait pas unanimité sur les conclusions. Pour l’un d’entre eux la texture molle des montres exprimait l’impuissance. Un autre a jugé que c’était une excellente représentation de puissance, puisque le temps, symbolisé par les montres, désignait un pouvoir capable de se transformer en toute chose, même en selles sur lesquelles on peut monter pour chevaucher vers la victoire en direction des lointaines montagnes.»7 Caricature de Collin Allen dans Click, 1942 7
“La psychologie freudienne fait son apparition dans la première exposition surréaliste en Amérique”, The Art Digest, 15 janvier 1932. Histoire d’un tableau : la Persistance de la mémoire – Anna Otero – Centre d’Estudis Dalinians 14 Caricature de John Art Sibley dans Collier’s, 1946 Liste des voyages de La persistance de la mémoire: 1931 PARIS, France Galerie Pierre Colle 1931 HARTFORD, USA Wadsworth Atheneum Museum of Art 1932 NEW YORK, USA Julien Levy Gallery 1932 CAMBRIDGE, USA Harvard Society for Contemporary Art
1932 NORWICH, USA Converse Art Gallery at the Slater Memorial Museum 1933 HARTFORD, USA Wadsworth Atheneum Museum of Art NOVA YORK, USA 1933 Julien Levy Gallery CHICAGO, USA 1934 Art Institute of Chicago 1934 NOVA YORK, USA Museum of Modern Art A partir de ce moment, le tableau devient partie intégrante de la collection permanente du MoMA 1939 BUFFALO, USA Albright Art Gallery 1955 POUGHKEEPSIE, USA Vassar College 1963‐1964 WASHINGTON, D.C., USA Histoire d’un tableau : la Persistance de la mémoire – Anna Otero – Centre d’Estudis Dalinians 1977 1980 1994 2001‐2002 2002 2003‐2004 2004 2007‐2008 2008 2008 2009 National Gallery of Art PARIS, France Musée National d’Art Moderne LONDRES, Royaume Uni
Tate Gallery NEW YORK, USA The Metropolitan Museum of Art TOKYO, Japon Ueno Royal Museum ST. PETERSBURG, USA The Salvador Dalí Museum
HOUSTON, USA The Museum of Fine Arts
BERLIN, Allemagne Neue Nationalgalerie
LONDRES, Royaume Uni Tate Modern
LOS ANGELES, USA Los Angeles County Museum of Art
ST. PETERSBURG, USA
The Salvador Dalí Museum
FIGUERES, Catalogne Teatre‐Museu Dalí
16 Vingt‐et‐un ans après avoir peint La persistance de la mémoire, Dalí crée une autre œuvre qui s’en inspire: La désintégration de la persistance de la mémoire (1952‐1954), qui appartient actuellement au Salvador Dalí Museum de Florida. Le peintre mystico‐nucléaire de sa trajectoire et on remarque dans la nouvelle œuvre la nature corpusculaire de la matière et les aspects métaphysiques. Désintégration de la persistance de la mémoire, 1952‐1954 Histoire d’un tableau : la Persistance de la mémoire – Anna Otero – Centre d’Estudis Dalinians Huile sur toile, 25,4 x 33 cm. The Salvador Dalí Museum. Dalí lui‐même explique: « Ici, c’est un tableau des « Montres Molles » qui ont été beaucoup discutées (sic) parce que toujours on me demande pourquoi elles sont molles, et je réponds toujours que : « Une montre, qu’elle soit molle ou dure, ça n’a aucune importance, l’important est qu’elle signale l’heure exacte. Dans ce tableau il commence à y avoir des symptômes de cornes de rhinocéros qui se détachent et font une allusion exacte à la dématérialisation constante de cet élément se transformant de plus en plus chez moi en un élément nettement mystique »8. Bien que La persistance de la mémoire ait visité à plusieurs reprises le continent européen, elle n’a jamais fait acte de présence en Espagne. La visite de l’œuvre au Teatre‐Museu Dalí en cette année 2009 est une expérience et une opportunité uniques de voir l’un des tableaux les plus célèbres d’un artiste admiré et reconnu mondialement. J’espère qu’après ce bref voyage à travers l’histoire de la Persistance, un voyage physique qui a eu lieu de fait entre New York et Figueres, des Etats Unis à la Catalogne, du MoMA au Teatre‐Museu Dalí, j’espère donc que vous jouissiez du tableau en direct et en personne et que vous profitiez de son séjour chez nous, puisque voilà 78 ans qu’il en est parti et qu’il est maintenant momentanément parmi nous. Anna Otero Centre d’Estudis Dalinians 8
DALÍ, S. (1956), Aspects phénoménologiques de la méthode paranoïaque critique (conférence en Sorbonne). Paris : La Vie Médicale, p.81 Histoire d’un tableau : la Persistance de la mémoire – Anna Otero – Centre d’Estudis Dalinians Des oeuvres de Salvador Dalí: © Salvador Dalí, Fundació Gala‐
Salvador Dalí, Figueres, 2009 De l’oeuvre de Salvador Dalí de la collection du Salvador Dalí Museum: © Salvador Dalí, Fundació Gala‐Salvador Dalí, Figueres, 2009. Als USA: © Salvador Dalí Museum inc., St. Petersburg, Fl, 2009. Des textes de Salvador Dalí: © Salvador Dalí, Fundació Gala‐
Salvador Dalí, Figueres, 2009 Droits d’image de Salvador Dalí réservés. Fundació Gala‐Salvador Dalí, 2009 18 Histoire d’un tableau : la Persistance de la mémoire – Anna Otero – Centre d’Estudis Dalinians