La quête de l`auteur sidéen: la maladie, le voyage, le moi et l`écriture

Transcription

La quête de l`auteur sidéen: la maladie, le voyage, le moi et l`écriture
Siemon De Temmerman
Master Taal-en Letterkunde Frans-Spaans
2010-2011
Proefschrift voorgelegd tot het behalen van de graad van Master in de
Taal- en Letterkunde: Frans-Spaans
Pascal de Duve et Hervé Guibert
La quête de l’auteur sidéen: la maladie, le voyage, le
moi et l’écriture
Promotor:
Prof. Dr. Jean Mainil
Death on a pale horse Joserph Mallord William Turner London 1830
Source: Tate Britain (http://www.tate.org.uk)
« VIH, un peu comme VIE »
- Pascal de Duve
« Si je n’écris pas, je meurs »
-Hervé Guibert
1
Mon mémoire traite d’un sujet qui est encore de nos jours d’une actualité énorme. Tous
les jours des milliers de personnes meurent à cause du sida. Même si dans les pays
occidentaux la maladie n’est plus la condamnation { mort qu’elle était il y a vingt ans,
dans le Tiers-Monde elle fait encore beaucoup de ravage. Tout d’abord, je consacre ce
travail à tous les sidéens qui affrontent chaque jour les symptômes et les préjugés, à
tous ceux qui ont perdu quelqu’un { cause de ce virus et à tous les gens qui font de la
prévention ou qui aident les sidéens. La combinaison du sida et de la littérature m’a
capté. Je veux souligner que Pascal de Duve et Hervé Guibert m’ont inspiré – pas
seulement pour ce travail – mais aussi pour la vie. Leurs écrits ont changé ma vision du
monde. Écrire un mémoire est une épreuve, pour cela je veux remercier tous ceux qui
m’ont aidé { réaliser ce travail. Tout d’abord, je tiens { remercier Jean Mainil pour l’idée,
la confiance et les conseils. Je veux également remercier Arnaud Genon pour ses
conseils, Johann Nonat pour les corrections, mes parents et mes amis Jamie, Emma, Julie,
Simon et Wim pour le support et les mots de courage et mes camarades d’étude Lore,
Déborah, Karen et Jolien pour ces quatre années inoubliables. Avant tout, je veux
remercier mon compagnon Michaël, sa patience énorme et son amour inconditionnel
font de chaque jour dur une belle histoire.
Siemon
2
Table de matières
I Introduction : le sida, l’écriture et la quête........................................................................................... 7
1.1 Un aperçu de la littérature de voyage : du découvreur du monde, de la mer et de l’autre au
découvreur de soi ................................................................................................................................ 8
1.2
Le journal ou le roman, l’autofiction et l’indicible ................................................................ 12
1.3
L’écriture du malade : la maladie, la société et la métaphore .............................................. 14
II Pascal de Duve et l’odyssée du sida: l’éducation du sidéen et la quête passionnelle d’une sur-vie
merveilleuse .......................................................................................................................................... 17
2.1 Pascal de Duve et l’écriture : une quête sentimentale ............................................................... 17
2.1.1 Un écrivain cosmopolite et malade.......................................................................................... 17
2.1.2 Le manifeste de l’écriture et l’indicible : le cosmos linguistique du sidéen et la tempête
merveilleuse du témoin-scripteur sensible ................................................................................... 18
2.1.3 Le glouton philosophique malade: l’intertextualité, l’hybridité générique, la fragmentation
corporelle et la quête d’une écriture unique ................................................................................ 21
2.1.4 L’Amour et la Mort : le lyrisme des paradoxes .................................................................... 23
2.2 Cargo Vie ou le voyage-témoignage de Pascal de Duve : de la quête du sens et du message à la
quête de la beauté intense ............................................................................................................... 24
2.2.1 Le journal de bord de la vie et du cosmos............................................................................ 24
2.2.2 Le périple en mer : rupture ou continuité? Cargo Vie ou la Passion du sidéen ................... 25
2.2.3 Le voyage-témoignage et le Manifeste du sidéen : l’espoir du chevalier du sida ............... 26
2.2.3.1 Le démiurge et le testament de l’écriture..................................................................... 27
2.2.3.2 L’activisme de la vie, l’intolérance et la boulimie de science........................................ 28
2.2.3.3 Entre émotion et politique : la leçon, la lettre testamentaire et le manifeste de
l’espoir ....................................................................................................................................... 28
2.2.4La résurrection intense du chevalier de la vie, la merveille de l’écriture et la lutte avec la
mort ............................................................................................................................................... 33
2.3 La quête de l’émerveillement et le voyage de la (nouvelle) Vie : l’Ascension-défi et la
crépuscule flamboyante du sida-passion .......................................................................................... 34
2.3.1 Le calvaire et l’amour de la maladie contradictoire: Thanatos artistique et la
Transcendance .............................................................................................................................. 35
2.3.2 VIH narrateur et l’individualisation du sidéen par le voyage unique ................................... 36
2.3.4 La Passion et l’expédition mystifiée : le Christ ou Colomb ? ................................................ 39
2.3.5 La quête d’un nouvel érotisme et de la beauté ; l’émerveillement du cosmos et la
courtoisie de la mort ..................................................................................................................... 40
2.3.6 Le langage et le nouveau chant de vision de l’(é)MERveille(ment) .................................... 42
2.4 Conclusion : Les quêtes du scripteur ; de l’éducation à la Merveille .......................................... 44
III Les quêtes d’Hervé Guibert : de la résurrection à la disparition....................................................... 46
3
3.1 Le projet de Guibert ou la quête autofictionnelle en évolution ................................................. 46
3.2 La quête corporelle du voyage dans le temps : la souffrance, la mort et la résurrection .......... 48
3.3 La quête d’une guérison-Graal du chevalier du sida: du monde scientifique au monde
merveilleux à travers le voyage ......................................................................................................... 49
3.3.1 Le texte-sauveur : À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie ........................................................ 49
3.3.1.2 Le documentaire du vaccin ; un Graal scientifique et romanesque introuvable .......... 49
3.3.1.2 Le corps malade et le corps textuel : une logique d’écriture pathologique qui ne mène
pas à la survie ............................................................................................................................ 50
3.3.2 Le voyage et la mystification du sida : la merveille et le chevalier élu............................... 52
3.4 La quête d’une nouvelle (sur-)vie : se réinventer ou échapper au sida par l’aventure et la
spatialité redécouverte ..................................................................................................................... 54
3.5 Le Protocole Compassionnel ou la quête de la beauté : de la souffrance corporelle à la beauté
spirituelle à travers le voyage ........................................................................................................... 56
3.5.1 La (re)naissance spirituelle du grand écrivain de l’île d’Elbe ............................................... 56
3.5.2 La résurrection et le symbolique religieux : la passion et la sur-vie.................................... 57
3.5.3 La lettre, le jeu des lieux et le Miracle au Maroc ; la nouvelle vie transcendante et la
nouvelle écriture ........................................................................................................................... 59
3.5.4 Les Lumières construites d’un sidéen, la contemplation de la transcendance naturelle et le
sens de la vie ................................................................................................................................. 60
3.5.5 L’art, la Mer et la Mort de la merveille construite et l’orientalisme moderne .................... 62
3.6 L’Homme au Chapeau Rouge ou la quête de la disparition : la révolte du voyage et de l’art .... 64
3.6.1 La quête de l’art entre la vie et la disparition..................................................................... 64
3.6.2 La nouvelle passion du sidéen : du suicide à une fausse nouvelle vie ................................. 65
3.6.3Le faux, l’énigme et la tromperie de l’art et du roman: la résurrection mène à la disparition
....................................................................................................................................................... 66
3.6.4 Les destinations : la révolution et l’intensité de la misère ou la disparition des civilisations?
....................................................................................................................................................... 67
3.6.5 L’Afrique: la disparition de la vie parallèle et l’inachèvement du roman ............................ 68
3.7 L’exotisme du Paradis : la folie de l’écrivain, les voyages confus et la quête échouée de
l’éternité. ........................................................................................................................................... 69
3.7.1 Eros, Thanatos et la Mer : l’identité du narrateur déconstruite et la disparition ................ 69
3.7.2 Un roman de la périphérie ................................................................................................... 71
3.7.3 Les îles : le Paradis introuvable et l’exotisme échoué .......................................................... 72
3.7.3 L’Afrique ou l’enfer amnésique du sens perdu: l’échec de l’exotisme et du roman ........... 72
3.7.4 Le cycle de l’écriture et l’indicible se clôture ....................................................................... 74
4.8 Conclusion : L’échec du voyage autour de l’indicible; Hervé-chevalier du sida et l’aventure du
corps voyageant et de l’éternité ....................................................................................................... 75
4
IV Conclusion : Les chevaliers du sida et le nouveau voyage à travers la quête, la mobilité et la
mystification de la maladie ................................................................................................................... 77
Bibliographie ......................................................................................................................................... 81
Bibliographie – Corpus....................................................................................................................... 81
Bibliographie critique ........................................................................................................................ 82
5
6
I Introduction : le sida, l’écriture et la quête
La mort a toujours fasciné l’homme, et la littérature est une des façons de traiter la mort.
Cependant, grâce aux progrès énormes de la médecine, la mort a peu à peu disparu de
l’imaginaire de l’homme occidental. Toutefois, { la fin du XXe siècle, la mort est réintroduite au
tout premier plan. La maladie redevient une énigme insoluble. Le Sida est notamment la
pandémie qui a changé la face du monde. Le VIH provoque un nouvel imaginaire : celui de la
mort liée à un comportement parfois jugé ou appelé «condamnable». La maladie conquiert vite
une place dans les arts.
Surtout { la fin des années ’80 et au début des années ’90, quand le grand public n’est pas encore
très familiarisé avec la maladie, se développe une vraie «littérature du Sida», également dans le
domaine francophone. Nous nous intéressons { ce type de littérature comme avatar de l’écriture
du moi et du voyage. Il s’agit notamment d’une littérature { tendance fortement
autobiographique, écrite par des intellectuels homosexuels. Ce sont souvent des écrivains peu
connus qui, par leur écriture, se transforment en «célébrités» grâce au scandale que causent
leurs écrits sur le sida.
Du scandale et du jeu littéraire sur le moi résultent que la littérature du sida est peu
conventionnelle et difficile { classer. C’est pourquoi nous nous concentrons sur deux écrivains
qui occupent une autre place dans le spectre de la littérature sidéenne. Tout d’abord, la lecture
d’Hervé Guibert et de Pascal de Duve nous a beaucoup ému. Pour cela, nous étudierons leurs
écrits sur le sida afin de situer la maladie dans la littérature française. Hervé Guibert est Parisien,
photographe et journaliste au Monde et l’auteur d’une vingtaine de livres. Pascal de Duve est
belge, professeur de philosophie, cosmopolite et écrivain d’une œuvre plus modeste. Les deux
meurent au début des années ’90 des suites du sida. Hervé Guibert et Pascal de Duve
renouvellent avec des critères d’écriture classiques. Nous analyserons cette nouvelle écriture
dans le cadre de leur maladie. L’écriture des deux auteurs est spécifique, originale et influencée
par la maladie.
Premièrement, leur condition particulière pousse chacun de ces deux auteurs à pratiquer une
nouvelle forme d’écriture de voyage. La maladie en soi est notamment un voyage ; elle est
énigmatique, elle ne se manifeste jamais de la même façon et en général elle attaque
progressivement
le
corps
par
des
cancers.
Deuxièmement,
l’auteur-voyageur
est
traditionnellement un découvreur qui entreprend un périple et qui en écrit un récit. Les voyages
de Guibert et de De Duve sont particulièrement différents. Toutefois, ils indiquent une nouvelle
vision sur la littérature et le monde. Nous traitons ces voyages au niveau psychologique et
physique du malade, mais également au niveau de la vie, de l’écriture, de la métaphore, et du
7
procédé romanesque. Comme la maladie et sa nature – c’est une maladie en évolution, elle ne se
manifeste jamais sous la même forme – invitent à penser le monde et la littérature, nous
questionnerons la littérature du sida à partir des notions de «quête» et de «mobilité». Par la
nature de la maladie et par le projet d’écriture, l’auteur sidéen est constamment en recherche.
L’écriture est fortement liée à la maladie, à la vie et à la mort. Cette recherche est donc multiple :
une quête de sens, une quête de l’écriture romanesque, une quête de «se dire» et une quête de
l’indicible ; l’éternité et la mort. La question centrale de notre travail est donc : «Qu’est-ce que la
quête et le voyage dans la littérature du sida ?»
Notre travail est subdivisé en deux grandes parties. Puisqu’elle s’associe intimement { la maladie
et { la vision de l’écriture, la quête est différente chez les deux auteurs. Nous essayerons de
montrer la nature de la quête de l’auteur sidéen. D’abord, afin de mieux situer la problématique,
nous traiterons de la littérature de voyage, l’écriture du moi et la maladie.
1.1 Un aperçu de la littérature de voyage : du découvreur du monde,
de la mer et de l’autre au découvreur de soi
Dans ce sous-chapitre nous étudierons dans quelle mesure la quête est centrale dans la
littérature de voyage en donnant un aperçu historique de ce genre. La nature du voyage est
intéressante. Tout d’abord, l’écriture du voyage évolue d’une fonctionnalité auprès des autorités
à un motif romanesque et philosophique. Une deuxième division est celle entre les voyages qui
sont décrits pendant le périple dans les journaux de bords et ceux qui sont décrits après le
retour. La mobilité a toujours été populaire dans la littérature. Dès L’Odyssée d’Homère, le
périple en mer est un motif d’écriture traditionnel. Le voyage en littérature classique correspond
donc { une quête de l’origine ou de conquêtes.
Il est important que les catégories essentielles du temps et de l’espace s’imposent fortement
dans ce type de littérature ; en outre le narrateur se soucie plus de son lecteur. Décrire son
voyage est notamment presque toujours un effort de conciliation, l’auteur doit concilier deux
mondes ; celui de la patrie et celui de l’extérieur.1 Le voyage est souvent une quête de la
nouveauté. L’exotique et l’Autre ont toujours fasciné l’homme. En outre, il y a une quête de
l’autorité narrative. le voyage donne une autorité au récit. «Au sens du XVIIIe siècle, le voyage
est aussi bien le déplacement que le récit qui en est fait. Si l’on s’en tient { une définition
minimale, la littérature de voyage propose, dans le cadre d’une écriture subjective, souvent
postérieure au retour, le compte rendu d’un voyage présenté en principe comme réel.2» Le
voyage peut être relaté de façon «objective» comme le journal de bord. Un récit de voyage donne
1
2
Odile Gannier, La litterature de voyage, Ellipses editions, Paris, 2001, pp. 6-8
Ibid. p. 5
8
donc un sens de vérité aux écrits. Pendant longtemps, les voyages ont été le seul contact
possible avec «l’autre» et par conséquent les seules sources de la réflexion sur l’homme.3 Le
voyage implique souvent une quête de sens. Les voyages littéraires occupent une place centrale
dans l’évolution des sciences et de la philosophie. Au siècle des Lumières par exemple, on a
voyagé pour illustrer une opinion, une idée ou une hypothèse. Le voyage est aussi un moyen de
critiquer la société, de créer une utopie soutenue par l’exotique.
Or, la fiabilité est d’emblée mise en doute.4 La littérature de voyage entraîne notamment une
hétérogénéité générique énorme. Dès le début de la littérature, il est un «genre fédérateur» ; il
entretient notamment des relations avec beaucoup d’autres genres5; il ne constitue pas une
entité littéraire isolée. Cependant, il est possible de classifier différents types de voyages
littéraires { travers l’histoire. On a coutume de considérer que le récit de voyage connaît ses
débuts avec les grands découvreurs comme Marco Polo et Christophe Colomb. Colomb par
exemple se fixe sur le nouveau, sa description fantastique du Nouveau Monde continue à
influencer la culture populaire et littéraire. Au début, le récit de voyage est donc un journal de
bord d’une expédition. C’est-à-dire que l’auteur couche par écrit ce qu’il voit, et toutes les
émotions et pensées que ce voyage suscite. L’imaginaire de ces récits est { associer avec le
roman de chevalerie qui est marqué par l’esprit de voyage parce que la chevalerie incarne la
quête.6 Un des plus grands récits de voyage est relaté d’une telle façon. Le vrai rédacteur du
Devisement du Monde de Marco Polo est Rusticello, un auteur de romans de chevalerie. Beaucoup
de scènes peuvent être liées avec les scènes emblématiques du roman de geste.7 Afin d’être
reconnu et valorisé, le héros doit notamment entreprendre un exploit, une mission, une quête.
Le voyage et la merveille se combinent souvent dans les premiers récits de voyage, surtout celui
en Amérique. Sur des terres inconnues, tout est possible, c’est le jardin d’Éden retrouvé, le
paradis terrestre. Le chevalier errant, personnage populaire du roman du XVe siècle reçoit une
autre dimension dans la conquête des Amériques. La littérature et l’esprit espagnol étaient
notamment marqués par le succès prodigieux de L’Amadis de Gaule. Les valeurs chevaleresques,
la prouesse et l’abnégation sont assumées par les conquistadores. Quand Colomb découvre les
Antilles, il les associe donc avec la merveille et le Paradis. Díaz del Castillo associe également ce
qu’il voit avec ce qu’il a lu dans L’Amadis, dans sa chronique L’Histoire véridique de la conquête de
la Nouvelle-Espagne.
Un autre genre littéraire qui apparait au XVIe en Espagne est le roman picaresque. Le voyage –
ou plus exactement les péripéties constantes de l’antihéros – est le nœud romanesque de ce
3
Ibid. p. 13
Ibid. p. 6
5
Ibid. p. 96
6
Ibid. p. 97
7
Ibid.
4
9
genre. Le picaro voyage par son destin. À partir de Lazarillo de Tormes ce genre a connu
beaucoup d’imitations comme le Don Quichotte dans la figure de Sancho Panza et Jacques le
Fataliste de Diderot à la fin du XVIIIe.8 Tout comme les romans de chevalerie, les récits sont
marqués par l’errance, mais il ne s’agit plus d’un chevalier valeureux mais de l’antihéros total ;
pauvre et rusé. Le merveilleux est loin, nous avons à faire au quotidien et à la misère du peuple.
Le narrateur raconte sa vie ; une vie de péripétie et d’errance, il commence par n’avoir rien et
petit à petit il se construit une vie plus respectable. Le voyage est donc toujours lié à une
initiation. Le parcours initiatique est aussi présent dans le Bildungsroman, ou roman de
formation. Prenons l’exemple de Candide de Voltaire. Candide se forme à travers le voyage ;
chassé de son château il cherche le sens de son errance en le trouvant dans l’Eldorado, un lieu
merveilleux. Voltaire combine alors le merveilleux, le mythique et la formation philosophique.
Le voyageur tire des leçons de son périple, un approfondissement de sa pensée.9 Le voyageur
devient un héros. En outre, il y a le roman d’aventures. Par sa nature le voyage est une aventure
exotique, comme dans Robinson Crusoé.
Plus tard, au XIXe siècle, la littérature de voyage prend un nouvel essor. Les écrivains-voyageurs
parcourent le monde (colonial) afin de trouver de quoi écrire. Il n’écrivent plus pour se justifier
auprès d’une autorité ou pour répandre un message, mais ils voyagent pour écrire. «Le voyage
est lié à un romantisme absolu, qui nous émeut et nous éprouve en même temps. Les écrivainsvoyageurs savent se perdre, s’égarer, mais se retrouver dans et par l’écriture […] car le voyage
est, bien sûr, une métaphore de l’écriture, et inversement.10» Il s’agit bien de littérature en sens
pur même si les auteurs font souvent l’éloge du colonialisme. Il y a une métamorphose de la
réalité exotique en fiction.11 Ce type d’écriture est en déplacement permanent, le «moi» de
l’auteur est transformé par le paysage exotique et par les autres.12 Par le voyage, l’écrivain se
cherche, se trouve et est confronté avec soi-même et ses propres insuffisances. Le voyage est
donc souvent en soi une quête ; l’écrivain se cherche une place dans le monde immense. La
nature et le monde jouent donc un rôle central, parfois presque plus central que le rôle de
l’homme. L’homme est en proie { l’immensité de le nature, il se laisse emmener 13. La vie devient
mobile et libre. En conquérant le monde, l’écrivain espère se conquérir lui-même. On peut alors
se demander dans quelle mesure le voyage n’est pas aussi un moyen de ne pas devenir fou ?
«Dans l’errance l’écriture peut être le point d’ancrage pour éviter de devenir fou.14»
8
Ibid.
Ibid.
10
Cédric Fabre Les écrivains voyageurs Institut français 2011 sur
http://www.institutfrancais.com/adpfpubli/folio/ecrivainsvoyageurs/ecrivain-voy01.html [consulté le 21 mars 2011] p. 1
11
Odile Gannier, op.cit., p. 96-97
12
Ibid.
13
Ibid.
14
Cédric Fabre op. cit., p. 6
9
10
En bref, le voyage crée un personnage-narrateur spécifique et il modifie également l’esthétique ;
le voyage multiplie les représentations, il juxtapose les impressions, il transforme les paysages
en poésie. La progression du texte s’effectue { partir du voyageur et de sa sensibilité qui sont le
centre du voyage.15 En conséquence, le moi et le voyage s’influencent mutuellement. En général,
le personnage du voyageur «est doué d’une certaine aura»16. Le voyage élève le narrateur en
héros ; et le voyageur ne peut pas se détacher des mythes de l’imaginaire collectif autour du
voyage et des destinations. Le voyage crée une mystification. Le voyage pousse { l’écriture parce
que le quotidien des autres est exotique et fugace, certains voyageurs sont fascinés donc par le
mouvement. Le voyage cause donc une ambiguïté de la lecture ; il donne une face de vérité à
l’écrit mais en même temps la réalité se rend suspecte et instable. En plus, selon certains
critiques le «travel writing», est une forme de fuite. Est-ce qu’il s’agit d’un besoin d’évasion ?
Est-ce que le voyage est une fuite de notre société en crise?17 Le voyageur sidéen s’éloignerait-il
donc pour échapper { l’intolérance, { la souffrance, et { sa maladie.
Il est remarquable que les romanciers-voyageurs se rejoignent souvent sur la mer. La mer est un
élément inéluctable pour l’aventure et le voyage. Par la surface menaçante de la mer, l’ordinaire
est transfiguré.18 La mer est, par excellence, le lieu de l’impossible, du fabuleux. Par son
immensité, l’océan est { la fois menaçant et réconfortant. Le mouvement constitue l’aventure. En
outre, l’acte de se déplacer est un repère romanesque intelligent parce qu’il crée toujours une
nouvelle réalité. Le déplacement réinvente ce qui existait déj{. En pleine mer l’horizon n’est pas
visible, loin du continent et de l’immobilisme, l’auteur solitaire se met { la contemplation. La mer
est le lieu de la pensée, le lieu de la découverte de soi. Le bateau est le symbole de la liberté et de
l’évasion, du nouveau. Toutefois, le bateau est une entité close sur une surface immense. Le
voyage en mer est donc paradoxalement aussi un enfermement.
Finalement, le voyageur cherche l’Autre et l’exotique. Les auteurs sidéens jouent sur l’exotisme
et les clichés. Ils transforment les caractéristiques classiques. De Duve voyage aux Antilles, une
destination qui entre dans la logique de l’écriture sur le paradis terrestre, l’espace de la
découverte du Nouveau Monde. Guibert-narrateur se dirige vers l’Orient, l’Afrique et les Antilles.
L’opposé moderne par excellence, ce n’est plus le sauvage ou le noir, mais l’Arabe, l’image
renversée de l’homme occidental. Edward Saïd affirme que dans les médias populaires
modernes l’Arabe est «associé soit à une débauché, soit à une malhonnêteté sanguinaire. Il
apparaît sous la forme d’un dégénéré hypersexué, assez intelligent […] mais essentiellement
sadique, traître, bas. […] Les bandes d’actualité et les photographies de presse montre toujours
15
Odile Gannier, op cit. pp.120-121
Ibid.
17
Bill Bufford, Toni Cortano Le « Travel Writing » de la Fiction Figurative in Pour une littérature voyageuse, Éditions
complexes, Bruxelles, 1999 p. 202
18
Michel Chaillou La mer, la route, la poussière in Pour une littérature voyageuse Éditions Complexes, Bruxelles, 1992,
p.57
16
11
les Arabes en grand nombre : rien d’individuel, pas de caractéristique personnelle.»19. Ce n’est
pas un hasard si Guibert-narrateur a visité le monde arabe et l’Union Soviétique. Guibert
s’associe aux grands ennemis du monde occidental, l’Islam et le communiste. Au Maghreb se
rejoignent donc l’exotisme moderne et traditionnel. Le Proche Orient, l’Afrique du Nord et les
Antilles ont toujours été des lieux formidables dans l’imaginaire occidental où tout ce qui était
impossible ailleurs devenait possible. En outre les Antilles de Guibert et de De Duve reçoivent –
grâce { l’expédition de Colomb – la connotation d’une nouvelle chance, d’un nouveau monde.
1.2
Le journal ou le roman, l’autofiction et l’indicible
Guibert et De Duve s’engagent tous les deux dans une écriture { partir du moi malade de
l’auteur. Hervé Guibert est un auteur { projet, celui d’écrire sa vie et vivre son écriture. De Duve,
de son côté, écrit un journal de bord au cours d’un voyage. Toutefois, il faut que nous nuancions
cette prise de position autobiographique. Selon Arnaud Genon il s’agit pour le cas de Guibert
d’une variante postmoderne de l’autobiographie20 ; « l’autofiction ». Les journaux sont la colonne
vertébrale de l’œuvre des deux auteurs. L’écriture se fonde essentiellement sur le journal. Il
s’agit des œuvres posthumement publiées ; Le Mausolée des Amants pour Guibert et L’Orage de
Vivre de De Duve. Dans un entretien Guibert déclara ; «mes livres sont des appendices et le
journal la colonne vertébrale, la chose essentielle.»21. Ces romans naissent de son journal qu’il a
tenu entre 1976 et sa mort en 1991.
Les écrits autobiographiques et autofictionnels ont provoqué un débat dans le domaine de la
critique littéraire française. En outre, le «témoignage» entraîne naturellement des ambiguïtés
parce que l’auteur est le sujet et l’objet d’écriture { la fois. Les œuvres que nous étudierons de
Guibert ne sont plus de vrais journaux – ils sont fortement réorganisés – mais elles continuent
cependant { être des témoignages. Vincent Colonna parle d’une fabulation de la réalité.22 Une
autofiction est une œuvre littéraire par laquelle un écrivain s’invente une personnalité et une
existence, tout en conservant son identité réelle.23 Le projet de Guibert est de jouer avec son
lecteur, le mensonge et le leurre sont centraux dans ses écrits. Guibert lui-même avoue que toute
son œuvre se trouve entre la fiction et la vérité: «J’aime dans le travail le moment où il décolle
imperceptiblement vers la fiction après avoir pris son élan sur la piste de la véracité.» 24. Il faut
donc que nous nous rendions compte que la frontière entre la vérité et la fiction est très floue
pour Guibert. Or, puisque Guibert effectue tout un travail de modifications, de changements et de
19
Edward Saîd. L’Orientalisme L’Orient créé par l’Occident, 1980, éditions du Seuil, Paris, p. 320-321
Arnaud Genon, Hervé Guibert, vers une esthétique postmoderne, L’Harmattan, Paris, 2007 p. 27
21
François Jonquet, Je disparaîtrai et je n’aurai rien à caché…, in Globe, avril 1992, p 108
22
Vincent Colonna, Autofictions & autres mythomanies littéraires, Éditions Tristram, Auch, 2004 p. 12-13
23
Jean-Pierre Boulé, Hervé Guibert création littéraire et roman faux in French Review, Vol . 74, No. 3, USA, 2001 p. 527
24
Hervé Guibert, Le Mausolée des Amants, Journal 1976-1991, Éditions Gallimard, Collection Folio, Paris, 2001, p. 500
20
12
transformations, tout n’est pas scrupuleusement exact et vérifié comme l’écrivait Serge
Doubrovsky, le «père» de l’autofiction.25 En plus, tandis que Cargo Vie de De Duve est dénommé
«récit», les livres de Guibert reçoivent le sous-titre générique de «roman». Guibert veut faire
disparaitre les frontières entre la vie et la fiction et il crée donc une écriture trompeuse. Guibert
manipule les règles du jeu. Il propose donc un nouveau Pacte : le pacte du Leurre qui s’étend au
titre et au genre. Guibert serait le fondateur d’un nouveau genre ; le roman faux qui se trouve à
mi-chemin entre autobiographie et autofiction. Guibert ne «cherche pas à dire la vérité, à vérifier
lieux et dates, mais bien à les maquiller»26. Il récrit sa vie, il l’organise en littérature, il ajoute et il
quitte. Le «roman faux» est «un roman où ‘je’ mens »27. Le narrateur est « un autre moimême textualisé»28.
Or, la «veritas» fictionnelle29 de Guibert est à la fin peut-être plus réelle que la vérité, parce qu’il
peut ainsi parler des choses «indicibles», la mort, son corps et la maladie. Les voyages littéraires
que nous étudierons entrent dans cette logique. En outre, l’écriture du journal entraîne une
fragmentation de la réalité. À travers la manipulation, { travers le voyage l’indicible - la mort et
la maladie du moi - devient dicible. Est-ce que l’attitude de De Duve est opposée à celle de
Guibert ? De Duve pense aussi la littérature et la maladie. Dans L’Orage de vivre il déclare : «Je
suis écrivain de ce livre pour écrire les choses que j’ai vécues.»30. Il n’y a donc pas de jeu sur une
fausse identité. Cargo Vie est aussi un voyage-récit et un témoignage { message. Il n’est pas,
comme l’est Guibert, un auteur-menteur, mais un auteur-messager. Toutefois, il s’agit également
d’un ouvrage travaillé et stylistique. Comme son récit paraît avoir un but clair, son témoignage
devient douteux. Quoiqu’il soit vrai, il est manipulé.
Guibert et De Duve s’associent { partir du nouveau personnage qu’ils introduisent, le
personnage du «sidéen». Un personnage qui est profondément différent des autres malades et
typiquement «postmoderne», puisqu’il est fragmenté par sa condition. En outre, le sujet sidéen
est par définition atomisé : à cause de la maladie, son corps ne lui appartient plus et il se divise
en différentes parties. Cette atomisation se prolonge dans le statut du narrateur, qui manque de
stabilité et de fixité. En bref, sous la menace de la mort, la littérature devient donc urgente31 afin
de représenter la maladie et la vie du sidéen.
25
Jean-Pierre Boulé, op.cit. p. 530
Ibid. p. 531
27
Ibid.
28
Arnaud Genon, Hervé Guibert, Vers une esthétique postmoderne, Paris, L’Harmattan, 2007 p. 211
29
Jean-Pierre Boulé, op.cit. p. 531
30
Pascal de Duve, L’Orage de Vivre, Éditions Jean-Claude Lattès, Paris, 1994 p. 11
31
Stéphane Spoiden, La littérature et le sida, Archéolgie des représentations d’une maladie, Presses Universitaires du Mirail,
Toulouse, 2001p. 71
26
13
1.3
L’écriture du malade : la maladie, la société et la métaphore
Afin de mieux comprendre les écrits et les différences présentes chez les deux écrivains, nous
nous penchons sur la maladie elle-même. La maladie en général n’était pas importante au XXe
siècle, toutes les grandes épidémies – comme la tuberculose et la syphilis (thèmes importants de
la littérature du XIXe siècle) – passaient au second plan, grâce au progrès de la médecine. Or, la
fin du XX siècle est donc marquée par une nouvelle épidémie. Une maladie sexuellement
transmissible et «postmoderne», qui surgit au début des années ’80.
Premièrement le VIH n’est comparable { aucune autre infection, { cause de sa nature même et à
cause de ses conséquences sociales. Le sida n’est pas du tout une maladie qu’on peut prédire
facilement, surtout dans les années 1980 et 1990. Le virus de l'immunodéficience humaine est
responsable du syndrome d'immunodéficience acquise, qui est un état affaibli du système
immunitaire qui cause de multiples infections opportunistes. Le corps est donc en évolution
constante, comme une sorte de voyage corporel. La recherche d’une thérapie efficace reste une
quête du Graal. Le Sida est généralement considéré comme une condition physique qui se
manifeste en symptômes associés avec l’épidémie.32 Les symptômes sont différents d’une
personne { l’autre.
Nous pouvons dire que le sida provoque beaucoup de métaphores. La mystification du sida est
logique. La métaphore que nous étudierons est principalement celle d’une quête. Or, qu’est-ce
qu’une métaphore ? Susan Sontag, spécialiste de la maladie comme métaphore mentionne la
définition d’Aristote : «donner { la chose un nom qui appartient { quelque chose d’autre». La
médecine occidentale a toujours été accompagnée de métaphores telles que l’harmonie du
corps et le corps en tant que temple. De plus, le corps est aussi souvent associé à la société ; la
maladie comme invasion ; la métaphore guerrière est une des plus populaires.33 Cette
métaphore contribue { la stigmatisation d’une maladie et de ceux qui en souffrent. La maladie
est souvent mythifiée par des idées fantastiques et honteuses, même par les patients euxmêmes.34 De plus, La «métaphorisation» du sida est particulièrement grande car il s’agit d’une
maladie qui est longtemps restée très mystérieuse. La métaphore de l’invasion est logique parce
que l’ennemi viral pénètre dans le corps et l’envahit peu { peu. Deux armées s’affrontent, celle
des cellules T et celle du virus. Or, le virus transforme les cellules de sorte que le corps s’attaque
lui-même.35 Cette ambiguïté entraine une forte conscience de soi. L’auteur est attaqué par son
propre corps. Le corps est donc { la fois la forteresse sous l’attaque et l’attaquant.
32
Piggford George, “In the time of the plague”: AIDS and Its significations in Hervé Guibert, Tony Kushner and Thom Gunn
in Cultural Critique, No. 44, Univerisity of Minnesota Press, 2000, p. 171
33
Susan Sontag; Illness as metaphor and Aids and its metaphors, Picador, New York, 1989 p. 93
34
Ibid. p. 101
35
Ibid. p. 106
14
De plus, George Piggford affirme que le Sida fait aussi référence à tout un système de
signification politique, c’est-à-dire il y a «an American, politically conservative conspiracy to
eliminate homosexuality»36. En outre, il y a une commercialisation de la maladie par l’industrie
pharmaceutique. Le sida est associé à la haine homophobe. Dans les pays dits développés, le VIH
est un virus des minorités historiquement stigmatisées, non seulement celle des homosexuels,
mais également des toxicomanes, des immigrés, etc. Or, ceux qui ont commencé la lutte, sont
principalement les homosexuels intellectuels. Premièrement parce qu’il s’agit d’une minorité
avec une voix. En outre, le problème du sida était au niveau politique un questionnement du
statut identitaire de l’homosexuel. En France, la communauté homosexuelle venait de remporter
beaucoup de triomphes, qui, dès lors, étaient éclipsés par l’épidémie. L’atmosphère victorieuse
de la dépénalisation de l’homosexualité par Mitterrand fut immédiatement remplacée par une
nouvelle : l’insécurité.37 Hervé Guibert faisait partie du monde intellectuel parisien. Il était
proche des premiers groupes de lutte contre le sida. Dès les toute premières rumeurs d’un
«cancer gay», son ami Michel Foucault (Muzil dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie) – qui
mourrait du virus –, l’informait. De plus, le secrétaire de Muzil a fondé un mouvement de lutte
contre le sida. En étant confronté avec l’intolérance, leurs écrits deviennent automatiquement
politiques.
En outre, une contamination par le VIH est accompagnée par une forte culpabilisation de soi. Le
patient n’a plus le droit de se demander «Pourquoi moi ?».38 Le fait que la maladie est une
maladie sexuellement transmissible associée à la pénétration anale homosexuelle fait du patient
un être débauché, honteux, bref un paria. Seulement celui qui appartient à un groupe à risque
serait contaminé. Le virus est associé au climat de perversion, de promiscuité et «d’unsafe sex».
De Duve et Guibert attaquent, les deux { leur façon, l’intolérance de la société. le Sida est si
facilement approprié par un discours conservateur. La «sidaphobie» est grande, la maladie serait
une menace pour la santé publique. Cette ambiance se reflète dans les livres que nous avons
étudiés. Guibert et De Duve confrontent l’autre. Les auteurs, même si ce n’est pas
intentionnellement,
écrivent
donc
afin
de
combattre
l’intolérance.
Guibert
craint
particulièrement la déshumanisation qui est associée avec une épidémie comme le Sida. Par le
voyage il peut se réapproprier sa propre image d’homme même s’il s’agit d’une image construite
et romanesque. Par la métaphore du voyage il se libère donc des aspects négatifs de la maladie.
En conclusion, le sida est donc une épidémie ;
le mot anglais «plague» signifie par son
étymologie à la fois calamité, fléau et la peste.39 Ce mot a une connotation très négative sur le
36
Ibid.
Patrice Pinell, Une épidémie politique La lutte contre le sida en France 1981-1996, Presses Universitaires de France, Paris,
2002 pp. 3-9
38
Ibid. p. 112
39
Ibid. p. 132
37
15
niveau de la société aussi. La Bible l’associe { une punition divine. L’homosexuel mérite de
tomber malade. Voyager et écrire suscitent donc une nouvelle vie, au lieu de la mort souhaitée.
Ils écrivent, non seulement parce qu’écrire devient urgent, mais également pour vivre. En outre,
vivre n’est pas seulement un choix personnel, mais aussi un choix politique. Ross Chambers
parle d’homophobie internalisée. De Duve écrit «Je meurs de mes mœurs»40. Guibert se rend
compte qu’il est un paria41 : «Je suis déjà un homme mort»42. Cependant l’auteur ne choisit pas la
mort. Le choix de survivre et de voyager au lieu de se suicider est un choix qui indique que
l’écrivain se déculpabilise. Pour cela, l’auteur sidéen embrasse souvent la maladie. Aussi grave
soit-elle, elle est préférable au jugement fatal de l’opinion publique homophobe. Pascal de Duve
se rapproche de la maladie de façon amoureuse. Écrire le sida serait donc un acte de se
décontaminer soi-même au lieu d’opter pour la destruction volontaire, une lutte contre la norme
patriarcale
et hétérosexuelle, qui est
rejetée publiquement, ainsi que le fort stigma qui
accompagne le Sida.43 La mort du sidéen peut donc être un message.
L’écriture est donc une force qui s’oppose { la mort. La mort est omniprésente. Par l’écriture et
le voyage littéraire les auteurs sidéens s’engager dans une quête afin de surmonter la mort.
Toutefois la mort n’est pas surmontable, elle entre dans l’écriture et elle devient l’écriture.
40
Pascal de Duve, Cargo Vie, Éditions Jean-Claude Lattès, Paris, 1993 p. 50
Piggford George, op.cit.p 182
42
Hervé Guibert À l’ami op.cit. p. 241
43
Ross Chambers Aidseroticism op.cit. p. 28-29
41
16
II Pascal de Duve et l’odyssée du sida: l’éducation du
sidéen et la quête passionnelle d’une sur-vie
merveilleuse
Le voyage hautement symbolique de Pascal de Duve sert à représenter la maladie ; c’est { la fois
un témoignage-testament et une philosophie de vie. Il est intéressant d’investiguer ce voyage {
partir de la notion de quête. La maladie est pour de Duve essentiellement constituée de
contradictions. Il s’agit d’un point de vue multiple sur le monde du sidéen. L’auteur dépasse la
vie normale, il se trouve entre la vie et la mort. La maladie intensifie la vie et de Duve s’engage
dans un lyrisme existentiel ; il réfléchit sur son existence, sur la mort et sur l’éternité. Son voyage
sert notamment { dépasser l’indicible ; la représentation du corporel mais aussi celle de
l’éternité. Toute son écriture se construit en interaction avec l’indicible. La beauté du monde,
l’écriture et la philosophie sont les point focaux des deux ouvrages que nous étudierons. C’est-àdire son odyssée du sida, Cargo Vie et son carnet de notes publié posthumément ; L’Orage de
vivre, qui est une sélection de fragments des manuscrits non publiés de Pascal de Duve. Les deux
ont la forme de journal. En plus, le périple est multiple et métaphorique. Or, ce voyage est plus
que la réalité du voyage, il sert à transmettre un message philosophique et politique.
Nous étudierons ce voyage { partir de différents angles. D’abord, nous nous penchons sur
l’écriture originale et spécifique de l’écrivain sidéen. Deuxièmement nous abordons le voyage. Le
voyage qu’entreprend de Duve est un périple en mer de vingt-six jours. Il part en bananier au
Havre pour les Antilles ; la Guadeloupe et la Martinique. Après la souffrance émotionnelle et
corporelle la plus intense, l’auteur se lance dans une quête de sens et de message, il devient un
chevalier du sida. Il s’agit donc d’une initiation au monde merveilleuse du sidéen. Il découvre sa
maladie d’une autre façon, il la chante et il l’assume totalement. Le voyage unit la maladie, le
cosmos et l’écriture. Nous avons { faire { l’éducation sentimentale d’un sidéen mais également {
l’éducation de son public.
2.1 Pascal de Duve et l’écriture : une quête sentimentale
2.1.1 Un écrivain cosmopolite et malade
Pascal de Duve est plus qu’un artiste sidéen, il est un écrivain cosmopolite.44 Le voyage et le
mondialisme sont des caractéristiques primordiales de sa vie et de son écriture. Il n’a écrit
qu’une œuvre modeste. Né { Anvers dans une famille aisée, Pascal de Duve parle français. C’est
44
Éric Van Der Schueren, Les Izotopies du Sida in Textyles No.14, 1997 p. 49
17
non seulement la marque d’une distinction sociale, mais également une marque de fidélité à sa
mère francophone. De Duve, en tant que bilingue de naissance, a donc une relation particulière
avec les langues. Il écrit en français, mais sa vision du monde est beaucoup plus ouverte qu’une
vision littéraire française, même s’il habite dans le centre de la culture francophone : Paris. La
mobilité est donc essentielle. De Duve s’intéresse au monde, il pratiquait plusieurs langues, des
langues peu communes aussi comme l’islandais et l’arabe coranique. Il a habité également en
Egypte. De plus, c’est un omnivore philosophique et religieux. Après avoir entré dans un
séminaire, il se convertit { l’Islam en Egypte, puis devient professeur de philosophie, pour enfin
aboutir à un agnosticisme bien étayé45. Le monde est donc central dans sa vie et son œuvre. Son
œuvre excède l’espace littéraire belge.
Il est donc impossible de limiter l’auteur { une seule étiquette. Il est mobile et flexible, il se
déplace
constamment
à
trois
niveaux ;
philosophique,
littéraire
et
géographique.
L’intertextualité est très importante dans son œuvre. Pascal de Duve est donc un auteur de la
mobilité. Il fait interagir Paris et le monde entier. Dans Cargo Vie il note tous les jours aussi
l’heure qu’il est { Paris. Or, la Belgique ne disparaît pas de ses écrits, il fait référence { Anvers et
en particulier au jardin de ses parents.
L’autre grand axe de littérature est logiquement le sida. De Duve entreprend son voyage dans
l’année de sa mort, en 1993. La mort imminente et la nature du virus influencent l’écriture. Son
œuvre est souvent qualifié d’être plus éthique que littéraire. Par conséquent, la critique littéraire
na pas vu en lui un écrivain majeur. Éric Van der Schueren en donne la explication suivante:
« Cet état de fait s’explique par la spécificité même d’une œuvre qui a tenté, dans le
renversement des conventions littéraires, de se tenir au plus près de la particularité du
mal donc l’auteur est atteint […] il y a inscrit la tentative de faire la chronique ‘réaliste’ de
son sida en utilisant au maximum les formes métaphoriques .46»
Les nombreux jeux de mots et métaphores ne sont donc pas gratuits, mais servent à transmettre
à la fois les sentiments et les symptômes. La littérature sert donc à transmettre ce que le lecteur
ne voit pas. Il écrit en collaboration avec la maladie. Il s’agit d’un «journal de corps»47. Son
écriture est saupoudré de lyrisme et de paronomasie. Pour cela, nous étudierons d’abord sa
vision particulière sur l’écriture.
2.1.2 Le manifeste de l’écriture et l’indicible : le cosmos linguistique du sidéen et
la tempête merveilleuse du témoin-scripteur sensible
L’auteur écrit une sorte de manifeste de l’écriture sensible dans l’Orage de Vivre. «Écrire c’est
solutionner de mille façons, toutes aussi correctes, le plus vieux problème du monde : celui de
45
Ibid.
Ibid. p. 52
47
Ibid. p. 58
46
18
son identité.48» La question difficile de l’identité est donc centrale dans les écrits de de Duve ;
l’écriture est une façon de se construire. Comme chez Guibert, elle est une nécessité et une façon
de vivre, même avant la maladie. De Duve écrit littéralement ce qu’il vit et ce qu’il pense. Or, c’est
l’acte d’écrire en soi qui compte. «L’important c’est que je me débarrasse de ce que j’ai { dire en
le couchant sur le papier.49» Il écrit donc pour se libérer.
De Duve déclare qu’il ne veut pas être écrivain. Il utilise le terme «scripteur», il ne veut pas être
«accusé» d’être écrivain parce qu’il n’invente pas mais il est «hanté par une histoire »50.
L’histoire de sa vie vient à lui et il la traduit en mots. Ces mots sont monstrueux et magiques.51
Le jeu de la littérature est notamment «se laisser ensorceler par les mots»52. Les mots font donc
partie de la merveille sensible et l’écriture doit combattre la force orageuse des mots.
«L’aventure de ce récit est une traversée en solitaire. Ce carnet de notes sera le frêle esquif sur
lequel je tenterai d’affronter la tempête de tout ce qui exige d’être dit, en fin écrit, apaisé.53»
Il est donc un scripteur sensible. «Écrire c’est prendre en flagrant délit de brillance le miroir de
sa sensibilité la plus profonde»54 De ce qu’il écrit dans son carnet il dit ; «Cet écrit n’est rien
d’autre que la matérialisation de mes émotions»55. De Duve écrit donc à partir de ses émotions,
«ma plume est le conserve-parole attiré de ma sensibilité»56 et écrire est «crucifier les
sentiments pour espérer leur résurrection par la littérature»57. Toutefois, il est notable que son
carnet de notes est pour lui un «roman»58 même s’il n’écrit pas une histoire qui forme une unité.
Son style dépend de ses sentiments et pas des motifs romanesques ; «mon style sera donc ingrat,
blessure à vif, écho de râle»59.
Il écrit l’immédiateté, tout ce qui a été écrit ne lui appartient plus. Il n’écrit donc pas une histoire
cohérente et organisée a postériori. «Je ne me sens solidaire que de cette phrase. Ou plutôt de
celle-ci, non encore refroidie par ce postulat trompeur et d’intersubjectivité sous-tendant
chaque écrit.60» La vie est notamment un mouvement constant et l’écriture en fait partie. Elle
entre donc dans cette logique de voyage sensible de la vie. C’est pourquoi que – contrairement à
Guibert – de Duve se concentre sur la mobilité lors de son voyage. La destination n’est pas très
élaborée dans le récit. C’est le périple initiateur qui compte. Toutefois, ce mouvement est double.
48
Pascal de Duve, L’Orage de Vivre, Éditions Jean-Claude Lattès, Paris, 1994 p. 57
Ibid. p. 50
50
Ibid.
51
Ibid. p. 44
52
Ibid. p. 87
53
Ibid. p. 87
54
Ibid. p. 58
55
Ibid. p. 58
56
Ibid. p. 88
57
Ibid.
58
Ibid. p. 45
59
Ibid. p. 50
60
Ibid.
49
19
Le mouvement littéral en mer se lie notamment { «l’é-motion »61. Par ce jeu de mot il montre
qu’une émotion implique donc un mouvement. L’écriture en soi est mobile. L’auteur entreprend
un voyage sensible.
Il est important pour l’analyse de son œuvre qu’il n’est pas un écrivain en sens pur, puisqu’il ne
se solidarise pas tout { fait avec ce qu’il écrit. Les pensées et les mots qu’il couche sur papier
seraient donc indépendants. Le scripteur n’est pas un romancier, il fait des «courses au grand
magasin de sa vie »62. Il ne se relit pas. Dans ce sens le scripteur se distingue du romancier, qui
organise, qui invente et qui ne se base pas forcément sur sa propre vie. Il «s’écrit», ses mots sont
des «expressions de sentiments nomades et anarchiques»63. Ses notes ne sont donc pas
organisés, elles surgissent de ses pensées et s’épandent sur le papier. Il s’imagine les «pages
imprimées, trop nettes, trop propres, rangées, numérotées, bronchées.»64. Toutefois, publier est
important puisqu’il veut un public afin de pouvoir diffuser son message. Pour de Duve la
littérature est un jeu ; un jeu de mots et de construction spontanée.
Il a un autre projet d’autodévoilement que Guibert ; de Duve ne mélange pas la fiction et la vie
écrite. «Je suis écrivain de ce livre pour écrire les choses que j’ai vécues. 65» Il (d)écrit donc
« simplement » sa vie. Le voyage aux Antilles entre dans cette description de sa vie, mais il a
plusieurs fonctions. Dans Cargo Vie de Duve contredit Marguerite Duras quand elle dit «écrire
c’est n’être personne». Loin du Nouveau Roman, le moi s’impose. Il affirme qu’«en écrivant on se
révèle à soi-même et aux autres»66. Toutefois, il déclare que son projet d’ auto-dévoilement est
ambigu parce que pour écrire «il faut beaucoup de mémoire et beaucoup d’imagination»67.
Autrement dit, la littérature est généreuse, elle nous offre plus que la vie ; elle confonde la vérité
et le non-réel en les «mystifiant», bien que son écrit ne prenne pas la forme du roman.68
Le langage est magique et transforme la réalité ; «on ne dit jamais ce qu’on veut dire» parce que
le langage «est un dérapage continu».69 En outre, par sa maladie, l’écrivain sidéen se dissocie de
la communauté, non seulement de la société et de communauté littéraire, mais également des
autres sidéens parce que aucun sida n’est le même. Même le langage est sujet { cette
dissociation70; pour cela de Duve se focalise beaucoup sur l’étymologie des mots. Il veut
s’attacher { leur sens et les donner un autre sens. Cette prise de position renforce la sensibilité
de son récit. Grâce à sa maladie, il communique à un autre niveau langagier. Ses mots sont
uniques et révolutionnaires. «Les mots de ce récit seront des enfants horribles au sein du
61
Ibid.
Ibid.
63
Ibid.
64
Ibid.
65
Ibid. p.11
66
Ibid. p.49
67
Ibid. pp. 55-56
68
Ibid.
69
Ibid. p.77
70
Éric Van der Schueren, op.cit.. p. 60
62
20
cosmos linguistique, baroudeurs marginaux pour l’expression de sentiments nomades et
anarchiques.71» De Duve est l’orateur des mots magiques, son message n’est pas seulement le
sien mais également celui des mots indépendants et rebelles.
En bref, la façon d’écrire de Pascal de Duve «sidéen» est donc très particulière et entre dans son
propre cosmos de sentiments et de la maladie. Il s’agit de «la communication spécifique d’une
individualité et de ses sentiments frappés au coin de la marginalisation sans exemple par suite
de son sida»72. En même temps, par l’urgence de l’écriture, de Duve n’a pas le temps de faire
œuvre d’écrivain. Premièrement, il est un scripteur, un «testamenteur», plutôt qu’un écrivain.
Deuxièmement, de Duve n’a pas peur de «la page blanche»73 et de l’indicible. Par sa condition il
se rapproche de la possibilité d’écrire l’impossible, c’est-à-dire à la fois le corporel et l’éternité. Il
finit son voyage par une citation de Nietzsche sur l’éternité que nous traitons plus loin dans
notre travail. Se savant tout près de la mort, la menace de l’espace blanc est omniprésente.
Toutefois, cette situation est essentielle pour son écriture, elle détermine son œuvre. Il s’oppose
aux « écrivaniteux »74 qui ont peur de la page blanche. «L’écri-vain» { peur de l’essentiel ; de la
mort. La mort redonne donc un sens aux mots. En outre, le cosmos linguistique-sidéen de de
Duve est influencé par «une ripaille philosophique».
2.1.3 Le glouton philosophique malade: l’intertextualité, l’hybridité générique, la
fragmentation corporelle et la quête d’une écriture unique
De Duve évolue du catholicisme, par l’islam et Kant { la raison agnostique. Son éducation de sens
s’accompagne de beaucoup de désillusions ; celle de Lourdes et celle de Caire. Ayant vu le conflit
entre les coptes et les musulmans, la religion devient la violence. Il suggère qu’il est condamné {
mort à cause de son apostasie.75
Par sa grande érudition et son éducation variée, de Duve rejoint beaucoup de différents
philosophes, écrivains et écrits religieux. Ses écrits sont truffés de l’intertextualité. Il est un
écrivain-témoin, mais il est aussi un orateur. Ses écrits peuvent contenir des contradictions dans
la suite logique. Pascal de Duve les justifient d’abord par les précautions oratoires.76 C’est
notamment la maladie qui interfère et qui cause ces contradictions.77 De Duve affirme qu’il ne
relit jamais ce qu’il écrit. En ceci son journal n’est donc pas une construction littéraire et peut
comporter des expressions contradictoire. En plus, l’auteur vacille entre la haine et l’amour pour
son virus.
71
Pascal de Duve, L’Orage de Vivre, op. Cit. , p. 87
Éric Van der Schueren, op.cit. p. 63
73
Pascal de Duve, Cargo Vie, Éditions Jean-Claude Lattès, Paris, 1993p. 94
74
Ibid. p.78
75
Ibid. p. 126
76
Éric Van der Schueren, op. cit. p. 58
77
Cargo Vie, op. cit. p. 129
72
21
Son journal de bord est également un journal de corps. Ce journal peut dire l’indicible dans
l’écriture ; l’évolution du corps. C’est ce que nous voyons aussi chez Guibert ; cette grande
volonté de l’écriture fragmentée qui correspond à la fragmentation du corps par la maladie. Son
affectation pour la maladie s’intègre facilement dans l’écriture fragmentée d’un journal. De Duve
s’inscrit dans une tradition littéraire, celle du journal et du voyage. Cette forme d’écriture est
donc d’une part la convention littéraire, mais de l’autre côté il s’agit d’une «quête d’une écriture
spécifique par l’hybridité générique, qui est la cause de la fragmentation du texte, et la
déconstruction d’une culture littéraire et philosophique, qui n’est pas toujours nommément
identifiée.»78. Par la maladie et par l’hybridité générique il y a un éclatement des conventions. Le
corporel et la philosophie s’entremêlent. Nous avons aussi { faire { un voyage intertextuel et
hybride. Lydia Lamontagne conclut sur le caractère «transgénérique» de l’œuvre ceci ;
«Cargo Vie présente le plus nettement un caractère transgénérique, tout en maintenant
une relation intime avec le sida qui devient un véritable compagnon de voyage. Les
fragments d’essais et de lettres insérés dans le journal intime montrent l’ouverture au
transgénérique qu’offre l’écriture fragmentée du genre diaristique et les possibilités
créatrices de ce que nous avons défini par le terme autobio(sida)fiction, en référence au
récit où le sujet se construit à partir de son sida.79»
Il combine le journal de bord, l’essai philosophique, la fable initiatrice et le testament. De Duve
réfère { Jésus dans la Bible, au coran, au grands philosophes, aux écrivains et { l’art plastique.
L’écriture de de Duve est donc en soi un voyage. Prenons l’exemple de la représentation des
sentiments doubles de la Mort et de la Résurrection. De Duve cite et juxtapose deux auteurs et la
Bible, sans en donner autre explication ; «‘Chacun porte sa mort en soi, comme le fruit son noyau.’
(Rilke) ‘Le besoin métaphysique n’est autre que le besoin de la Mort’ (Kafka) […]‘Dieu, ô mon Dieu,
pourquoi m’as-Tu abandonné ?’ Troublante parole.80» En outre, De Duve avoue que «souvent
mon cheminement vers la Mort m’angoisse au lieu de me passionner. Je suis alors comme le
Jockey Perdu de Magritte, affolé de ne pas maîtriser sa monture qui l’emporte au galop vers un
but inconnu en suivant une allée inquiétante bordée d’arbres sombres comme la solitude. Ce
cheval a la Mort aux dents, à mon cœur défendant.81» Il introduit les arts plastiques. Cette
fragmentation hybride est un signe de la sensibilité de de Duve. Il ne vit pas comme les autres.
«Vivre c’est vivre chaque seconde intensément, découvrir que tous les instants sont { double
fond et que la plupart des gens ne connaissent que le premier.82» La vie est une «intervie», entre
la vie et la mort, mais également entre la littérature, les arts et les sentiments.
78
Ibid. p. 59
Lydia Lamontagne L’écriture du SIDA et le transgénérique dans la littérature français in Voix Plurielles Volume 1, No.2,
Ottowa, 2005
80
Pascal de Duve, Cargo Vie op. cit. p. 148
81
Ibid. pp.79-80
82
Pascal de Duve, L’Orage de vivre op.cit. p.49
79
22
Tout comme Guibert, qui l’exploite de façon romanesque de Duve commence son voyage à
partir de la maxime «On n’est pas condamné à se laisser faire par la vie.»83 Le voyage est donc à
ce point-là une choix pour une nouvelle vie. Son voyage est à la fois un dialogue amoureux avec
la maladie, une assimilation de la maladie dans son corps et une attaque à la maladie. De Duve
aime sa maladie, elle le donne une nouvelle vie. Or, cette vie est également une protestation. En
choisissant pour la vie, il veut détruire sa maladie. «Abîmons la maladie.84» Sa relation avec la
maladie est également un voyage entre haine et amour. La quête de la maladie aboutit dans la
vie. En bref, il combine l’éthique est l’esthétique dans un lyrisme philosophique et corporel qu’il
appelle l’ «héroïsme de poche»85.
2.1.4 L’Amour et la Mort : le lyrisme des paradoxes
Le langage de de Duve est donc spécifique et original. La maladie le transforme. Ross Chambers
parle de «virally affected prose»86, le virus cause les contradictions. De Duve aime unir les
opposés. Le jeu de mots qui constitue le fil conducteur de l’œuvre de Duve est notamment
«l’amour, la mort, un seul phonème fait la différence»87. Ainsi, il démontre la proximité de
l’amour et de la mort. Il s’agit d’un motif littéraire grec et classique. Tous les écrits de de Duve se
développent autour du jeu entre les «dieux» Eros et Thanatos, même avant la découverte de sa
maladie ; «mourir rime avec soupir, amour rime avec toujours» 88. La sensibilité évolue. En tant
que chercheur de sens, de Duve cherche donc aussi les sens des mots. En outre, il donne une
autre dimension aux mots, une dimension philosophique existentielle. Les mots s’intègrent
aussi dans le grand logique de la vie. Comme de Duve est un auteur-messager, le lyrisme et la
paronomasie constituent un lien entre ses idées philosophiques, le virus et son écriture. De Duve
peut notamment grâce à sa maladie (ré)unir la paire Eros et Thanatos, dans les mots et dans la
vie. «Tout se touche, c’est maintenant une certitude.89» Le voyage de l’écrivain entre en cette
logique. «Le sida est la première expression invaincue, concrète, physiologique de l’association
d’Eros et de Thanatos.90» La flamboyance de sa mort cause tout d’abord un sentiment intense qui
remplace l’expérience érotique perdue.91 La contamination avec le VIH réside dans l’érotisme
mais maintenant l’érotisme reprend une dimension positive grâce au voyage. La mort élabore
donc le mythe littéraire de la vie passionnelle. Vivre sa mort est un privilège, de Duve se prépare
{ l’apocalypse passionnelle de sa petite vie qui devient grande grâce à la mort.
83
Ibid. p.50
Ibid. p.105
85
Pascal de Duve, Cargo Vie, op cit. p. 22
86
Ross Chambers, Aids Eroticism, op.cit .p.130
87
Pascal de Duve, Cargo Vie, op. cit. p. 50
88
Pascal de Duve, L’Orage de Vivre, op.cit. p.49
89
Ibid. p.97
90
Pascal de Duve, Cargo Vie op.cit. p. 157
91
Ross op. Aidseroticism, op.cit. p. 132
84
23
La mort du sidéen est unique. En conséquence, la vie et l’écriture sont déterminées par cette
unicité. Selon Ross Chambers, cette mort donne une autorité au sujet écrivant. La collaboration
entre l’artiste et la mort dans ce voyage élève l’auctorialité du moi.92 C’est-à-dire, grâce à la mort
et la maladie l’écriture autobiographique peut être ambigüe et contradictoire. En plus, en
choisissant pour la vie et le voyage, la mort donne des forces à de Duve. Il proteste
passionnellement contre l’intolérance de la société par entreprendre ce voyage qui est donc
doublement politique. Il sert à transmettre le message et il sert à montrer que la vie du sidéen
vaut encore la peine. Ross Chambers affirme que les auteurs sidéens donne la mort le temps de
vivre.93 En vivant la mort de façon intense l’auteur atteint son style d’écriture ; sa prose du
sidéen. En plus, le livre que de Duve écrit est «un journal infime»94 { cause de l’indicible, qui est
invisiblement présent dans les «espaces blancs »95. En effet, dans l’édition que nous avons
étudié, il y a une page blanche entre tous les chapitres, chaque chapitre correspond à une date.
2.2 Cargo Vie ou le voyage-témoignage de Pascal de Duve : de la quête
du sens et du message à la quête de la beauté intense
2.2.1 Le journal de bord de la vie et du cosmos
Cargo Vie n’est pas un roman. Sur la jaquette nous trouvons «récit». Cargo Vie est un voyagerécit de 26 jours. Le titre même renvoie au projet de l’auteur ; vivre la vie intensément sur le
cargo vers les Antilles. Le voyage et la vie s’entremêlent. La mobilité est extrêmement
importante. Il s’agit notamment d’un phénomène multiple. D’abord, l’auteur sidéen lutte avec sa
condition. De Duve lui-même dit sur son projet scripturaire ceci ; «Cargo vie ? un tigre, de papier
certes, mais qui dévore la gazelle VIH.» 96. Or, la vie devient miraculeuse. Cargo Vie est plus qu’un
simple récit de voyage, c’est un projet ; un projet de vie et de message. De plus, il s’agit d’une
reformulation du journal de bord classique. Le voyage est décrit dans un journal du corps et du
cosmos. Les procédés classiques sont transformés par l’hybridité cosmopolite et philosophique.
Il est important que – contrairement à un grand nombre des voyages littéraires de Guibert – le
voyage de Duve est un voyage vrai, unique et constitué de découvertes. Il entreprend un double
voyage de vie ; la voyage de la maladie et le périple en mer mais également celui de la vie en
générale. Pour de Duve, l’homme est un nomade «Notre existence individuelle est un non-lieu
dans le temps.97» et la vie est un «Grand Voyage»98. L’homme n’est jamais nulle part dans le
temps, il s’intègre dans la transformation perpétuelle du cosmos. De Duve cherche sa place dans
92
Ross Chambers, Facing it Aids Diaries and the Death of the Author, The University of Michigan Press, 1998, p. 16
Ibid. p. 47
94
Ibid.
95
Pascal de Duve, Cargo Vie, op.cit. p. 94
96
Ibid. p.106
97
Pascal de Duve, L’Orage de Vivre, op. cit. p. 86
98
Ibid.
93
24
le cosmos. La vie est donc une évolution permanente, qui sera accélérée et transformée par le
sida. Par la maladie, le cosmos se transforme, le jeune sidéen se fusionne peu à peu avec ses
alentours naturels. Or, pour de Duve ; «L’essentiel c’est le voyage »99. Écrire fait donc partie du
voyage qui est la vie. De Duve est un voyageur corporel et spirituel . Il cherche le sens de la vie.
Le voyage est donc également philosophique et métaphorique. Dans ce grand voyage, de Duve
entreprend un voyage dans le Grand Voyage. Cette odyssée est à la fois vraie et littéraire. Aux
crépuscules de sa vie, elle changera et affirmera tout.
2.2.2 Le périple en mer : rupture ou continuité? Cargo Vie ou la Passion du sidéen
Le premier jour de son voyage, le jour de l’ascension – jour de l’élévation aux cieux – , Pascal de
Duve explique dans son carnet le but de son livre : «Ceci sera un journal de bord ; ce sera aussi
un journal de corps et un journal de cœur. On pourra le sous-titrer : ‘Vingt-six jours du
crépuscule flamboyant d’un jeune homme passionné’.»100. Ces quelques phrases résument la
vision sur la vie de ce jeune auteur mourant : celle du cœur, du corps et de la passion. Il veut
vivre intensément sa mort.
En premier lieu, le voyage constitue donc une rupture. De Duve rompt clairement avec sa vie
antérieure.. Il y a notamment un constant jeu entre le cargo et le monde. Le cargo symbolise le
monde mais il est également le moyen de découvrir la beauté du monde. «Sur ce bateau,
m’extraire du monde pour découvrir le Monde.101» Le monde parisien-européen, celui de sa
famille, de sa maladie, des conventions littéraires et surtout de son ex-amant se substitue par le
Monde avec majuscule ; le Monde de la passion du sidéen. De Duve s’intègre totalement dans le
Cosmos. L’auteur évoque { plusieurs repris une certaine transcendance de la vie sidéenne. Pour
de Duve, ce dernier périple est symbole pour le grand voyage qui est la vie.102 Paradoxalement, il
commence le voyage comme un défi, une lutte, mais progressivement il accepte sa condition et il
se rend compte des privilèges. L’expédition est cruciale dans l’acceptation de sa condition
terminale. Le voyage est donc paradoxal, il constitue à la fois une découverte et une fuite.
L’autre grand aspect de son voyage est logiquement la mer. La mer détermine le voyage et la
vision du sidéen. Elle rompt à la fois avec le continent et avec la vie terrestre. Elle incarne la lutte
et la nouveauté de la vie. De Duve chante la mer. «Je me livre { la mer pour combattre l’amer. Ses
flots infinis rythmeront, de partout une nouvelle symphonie, mon nouveau chant de vision.103»
La vie est une symphonie. La mer est la muse de la nouvelle vie et de l’écriture. Elle est la
libératrice qui invite à vivre la maladie. Elle est le symbole de la fin flamboyante.
99
Ibid.
Pascal de Duve, Cargo Vie, op.cit.. p. 14
101
Ibid.
102
Stéphane Spoiden, La littérature et le sida, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 2001 p.85
103
Pascal de Duve, Cargo Vie, op.cit.p. 21
100
25
Toutefois, le voyage n’est pas seulement une rupture, mais il constitue également une continuité.
La vie est un voyage. Le cargo est notamment la vie, mais l’appréciation de la vie est devenu plus
grande. Ce périple intensifie la vie, «Ce qui me reste à faire désormais ? Vivre, tout simplement,
sur cet cargo rond, bleu et silencieux, qui m’émerveillera toujours plus, comme si VIH, { la fois
tendre et crue, voulait m’offrir cet éblouissement croissant, avant de me proposer la Mort.104» Le
cargo devient le monde, de Duve veut transmettre l’intensité de son voyage du corps au monde.
Comme nous le voyons par après, le sida et donc la cause de la souffrance et de la sur-vie ;
l’élévation de la vie. L’auteur a un message de vie pour les sidéens.
2.2.3 Le voyage-témoignage et le Manifeste du sidéen : l’espoir du chevalier du
sida
Le monde académique français n’a pas donné beaucoup d’attention au phénomène des auteurs
sidéens au niveau politique. Toutefois, le témoignage ne peut pas être plus direct que celui du
sidéen. Les représentations du sida au début des années ’90 sont caractérisées – pour le grand
public – par la sensation médiatisée et l’urgence d’écrire.105 C’est notamment la réintroduction
de la mort jeune. Par son récit, Pascal de Duve aide aussi à lutter contre le stigma. Toutefois,
cette conception de témoignage pur et simple problématise une approche esthétique des écrits
sur le sida. Il faut noter que Guibert et de Duve s’engagent clairement dans une littérature qui va
au-delà de la simple représentation testimoniale.
«C’est donc la maladie qui crée une communauté de témoins, en même temps que leurs
porte-parole autorisés – ici, les écrivains – inscrivent leur production dans la tradition
littéraire foudroyés en pleine jeunesse par la mort […] il s’agit de sauver le sens de sa vie,
l’essence d’un combat communautaire et, en dernière instance, la validité du destin
fondateur de la société tout entière.106»
L’importance sociale est donc énorme. Le voyage est surtout chez de Duve une forme de
témoignage, un documentaire de ses pensées. En voyageant il raconte son histoire, alors que
Guibert fuit également sa propre histoire. Ce n’est pas seulement une exploration géographique,
mais également corporelle et spirituelle. De Duve propose une sorte de manifeste de vie pour les
sidéens. De Duve veut témoigner, il veut être un modèle sidéen, il se convertit en chevalier du
sida.
«Moi, je ne suis qu’un petit écuyer, mais j’admire les nobles chevaliers de la vie. Ce n’est
pas des tribunes mais du haut du tout des étables que je regarde s’affronter ainsi la Vie et
la Mort. Toutefois, Gandhi l’a dit ; ‘On devient ce que l’on admire’. Le jour de mon
adoubement adviendra-t-il un beau matin ? Cette grâce serait le plus belle de celles dot je
104
Ibid. p.192
Éric Van der Schueren, op.cit. p. 54
106
Ibid. p. 55
105
26
peux rêver. Et je sais déjà quelles seraient mes armoiries ; celles du courage, de la
combativité et de la vie.107»
Il veut lutter passionnellement et courageusement, contrairement à la lâcheté de son amant. Il
est l’orateur du sida.
2.2.3.1 Le démiurge et le testament de l’écriture
Tout d’abord, l’acte d’écrire est toujours un acte de témoignage pour de Duve. Ses écrits sont un
testament. «Testament ; étymologiquement ‘témoignage’, ‘raconter son vécu’. J’ai l’impression
d’avoir fait comme témoin, tantôt { charge, tantôt { décharge, au procès de la Vie 108». Il est un
écrivain de la Vie. Les pages de son carnet sont un «musée mouvant d’un vécu toujours
vivant»109. Le vécu et l’écrit coïncident donc, mais comme le vécu évolue et l’écrit est immobile,
ils sont condamnés { s’écarter. Comme nous l’avons dit plus haut, son écriture est un témoignage
qui fixe l’immédiat furtif. L’écriture elle-même voyage. Écrire est également fuir et se protéger ;
«Je ne suis pas de ce monde. Aussi est ce normal que je cherche refuge aux confins de chaque
mot que je crée, camouflets infligés avec plaisir { l’orthodoxie verbale qui n’est que l’instrument
de l’embrigadement de l’humain dans l’impersonnel et la grisaille.110»
Les mots sont plus que la simple transmission des pensées, pour de Duve ils ont une certaine
autonomie. En écrivant il fuit du monde, mais il crée – par les mots – un autre monde ; «Créant
mes mots, les modelant sur mesure, je me sens comme un joyeux démiurge prenant les risques
de l’ontologie, rajoutant des entités d’être au langage.»111. L’écrivain est un démiurge qui fait
interagir les choses et la langue. En plus, la langue fait ressusciter. Même si de Duve ne se
construit pas une autre vie comme le fait Guibert, il veut vivre par l’écriture sensible. Il y a donc
un jeu de dialectique entre l’écrivain et le lecteur éventuel. De Duve s’adresse fréquemment à
son lecteur « hypothétique »112. Il n’écrit donc pas seulement pour soi-même. Par le fait qu’il est
publié, son témoignage est aussi une construction littéraire – «bribe par bribe se constitue ce
témoignage»113 – et politique. En dénonçant l’intolérance il devient un démiurge qui veut
changer – par la puissance des mots – la face du monde.
107
Pascal de Duve, L’Orage de vivre, op.cit.p. 116
p. 71
Ibid. p. 77
110
Ibid.
111
Ibid.
112
Pascal de Duve, Cargo Vie, op.cit. p. 192
113
Pascal de Duve, L’Orage de vivre, op.cit. p.85
108Ibid.
109
27
2.2.3.2 L’activisme de la vie, l’intolérance et la boulimie de science
Le voyage n’est pas seulement littéraire il est également un voyage-témoignage à fonction de
prise de conscience pour le public seronégatif et séropositif. À cause de la confusion étiologique
entre la maladie et les groupes à risques, le sida rend quelques discriminations sur base de
préférence sexuelles «naturelles».114 Dans ce sens le récit-voyage de Pascal de Duve est
également un récit révolutionnaire puisque il s’agit d’un récit qui dénonce l’intolérance et qui
témoigne de la condition du sidéen. De Duve veut briser la représentation classique et
stéréotypé du sida. Il s’arme contre l’intolérance avec la connaissance. «Ils parlent parfois du
sida. Mal, très mal, à qui pire pire, Ils ne remarquent pas (ne suis-je pas le nain secret ?) que
l’ignorance et le simplisme des uns m’écœurent, et que l’intolérance des autres me révolte.115»
Les passagers à bord parlent de «vengeance divine, sélection naturelle»116. Or, en étant confronté
avec l’autre, il ne peut pas dénoncer leur intolérance directement, parce que son statut sidéen
est secret à bord. Il le fait alors par son livre, qui devient un aveu politique. La religion et les
sciences sont associées { l’intolérance. Plus qu’il sait, plus qu’il peut assimiler la maladie. Il s’agit
de ce qu’il appelle une «boulimie de science» 117.
Par conséquent, le témoignage a aussi la fonction de dénoncer la peur, celle des autres
«sidérables» aussi. Son amant, qui est contaminé par le virus, le quitte parce qu’il a peur de voir
ce qui se passe dans un stade avancé. Ce livre est également une condamnation de la lâcheté d’E.,
qui fuyait de sa maladie et qui ne voulait que le meilleur118. De Duve prône donc un changement
de comportement double, il s’engage contre l’intolérance et la peur. Le fait qu’il reste en vie est
en soi une protestation.119
2.2.3.3 Entre émotion et politique : la leçon, la lettre testamentaire et le manifeste
de l’espoir
De Duve parle du «sidéen sidéral»120, un astre qui ne disparaîtra jamais. Le sida a donc un côté
positif. La radiation de l’auteur se propage dans le monde entier. Son voyage est une sorte de
pèlerinage pour la survie, mais également pour répandre son message. En outre, à travers la
littérature il ne disparaîtrait pas. Contrairement { Guibert, le moi de de Duve n’est pas
contaminé par la fiction, le voyage qu’il entreprend est un voyage unique et vrai. Or, son voyage
114
Éric Van der Schueren, op.cit. p. 60
Pascal de Duve, Cargo Vie,op.cit. p. 38-39
116
Ibid. p. 85
117
Ibid. p. 109
118
Ibid. p. 162
119
Ross Chambers, Facing it, op.cit. p. 29
120
Pascal de Duve, Cargo Vie op. cit. p. 30
115
28
littéraire est également une construction, un voyage lyrique qui reflète son attitude, mais qui
sert aussi à plaire au lecteur.
Son récit est donc également un fable à moralité. Il y a un vrai testament-message. De Duve est
donc loin d’être un auteur-messager neutre. Contrairement à Guibert, de Duve conçoit son récit
donc complètement comme un témoignage. La mer est un lieu testamentaire. Il occupe une
position exemplaire double; il témoigne pour la société et pour les autres sidéens. «Si ce qui
m’arrive présente un intérêt quelconque, je souhaiterais alors servir d’exemple. Les témoins
sont importants pour bien se rendre compte de ce dont il s’agit. Et pour mes frères d’infortune,
je veux être un ambassadeur de l’espoir du pays du désespoir.121» De Duve veut donc changer
l’image du sidéen et aider les autres sidéens. Son livre est un livre de l’espoir. Le sidéen est
notamment aussi un privilégié, il vit intensément. C’est notamment cette prise de position
exemplaire, une position que Guibert ne prendra jamais si explicitement, qui transforme le texte
en «récit authentique, absolument véridique; la leçon du livre, tout individuelle qu’elle soit,
devient universelle: elle parle de moi, mais à tous et pour tous. »122. Le moi est un
moi «éducateur». L’auto-dévoilement, contrairement { l’auto-dévoilement ambigu de Guibert,
s’intègre donc dans une volonté de témoignage. Cependant, ce dévoilement est aussi sujet {
l’ambigüité de la maladie. Comme «la maladie est le gage de la véracité du récit »123 ; les
imprécisions et lacunes sont bien moins importantes que la leçon doctrinale qui est à donner sur
le sida, en plus elles augmentent la véracité du récit.
Par conséquent, Cargo Vie est plus qu’une simple relation de voyage, le voyage est un message. Il
entre dans la logique du témoignage d’un sidéen afin de faire mieux comprendre au public la
condition du sidéen et afin de rendre les jeunes conscient. Il veut prévenir plus de
contaminations. De Duve fait l’éloge moral de la fidélité.
«Ceci est une supplique adressée aux jeunes de tous âges qui vivent la chamade de la
découverte du corps de l’autre. Frères et sœurs, resplendissants de fraîcheur, beaux en
tout simplicité, de cette beauté qui s’ignore, candide, innocente, ne vous laissez pas
piéger par la gent infâme qui vous propose de vous ‘initier’ de façon ‘naturelle’,
n’hésitants pas { compromettre votre virginité virale pour assouvir leur plaisir bestial.
Redevenez romantiques, pensez que la fidélité – le don total et réciproque de soi à un
compagnon de vie – bien loin d’être ridicule, est la clé de voûte de la plus belle aventure
amoureuse.124»
Dans Les Mots et les Maux ; le dernier carnet qui est inclus dans L’Orage de Vivre – écrit peu
avant sa mort – le langage s’associe clairement { la maladie. L’auteur introduit un manifeste
pour le sidéen. De nouveau, il prône la fidélité. «Vous préservez»125 est le plus bel hommage que
les jeunes qui ne sont pas contaminés peuvent faire aux sidéens. Il dénonce lui-même le
121
Ibid. p. 43
Éric Van der Schueren, op. cit. p. 58
123
Ibid.
124
Pascal de Duve, Cargo Vie, op.cit..pp. 34-35
125
Pascal de Duve, L’Orage de Vivre, op. cit p.118
122
29
comportement qui serait { base de la contamination; «Je meurs de mes mœurs»126. Toutefois, il
n’associe ces mœurs pas nécessairement { être homosexuel mais { un comportement sexuel
promiscu. Or, l’homophobie est donc en quelque sorte «internalisé»127. Néanmoins, le fait qu’il
ne choisit pas le suicide, mais la vie du mourant est un acte profondément politique. En
renonçant à la disparition rapide, il renonce également à la stigmatisation de la société. Cette
dimension politique du voyage est beaucoup plus présente que chez Guibert, qui choisit
progressivement la disparition. En écrivant son sida, de Duve se «décontamine»128 en quelque
sorte. Il déclare donc également son amour pour le sida afin de renoncer { l’homophobie. De
plus, il légitime la position de l’écrivain sidéen en s’opposant aux homophobes et en écrivant des
manifestes.
Il affirme également que «la vie est une exception»129, c’est donc un voyage que peu peuvent
faire. Le présent est le miracle constant, l’avenir est la victoire contre le sida. Comme le voyage
de la vie est également un voyage du corps, de Duve dit qu’il faut soigner son corps. De Duve
n’est plus sain de corps, mais il est devenu «un Saint du corps»130 qui est un martyre pour la vie
fidèle. Grâce à une mode de vie saine, il se sent - même tout près de la mort - mieux qu’avant.
Toutefois l’espoir est donc central: «Surtout ne vous désespérez pas […] l’essentiel, c’est le
moral.»131. Par conséquent, De Duve donne une valeur éthique à la maladie. Elle offre des
possibilités. Il veut bien plus être un exemple éthique qu’un exemple littéraire. L’esthétique et
l’éthique s’entremêlent dans son récit.
Dans sa lettre à Nicole – une passagère à bord qui quitte le navire aux Antilles – il s’avoue
comme un être atteint, seul, mais heureux. Dans cette lettre se concentrent l’aveu, le témoignage
et le testament. L’aveu privé devient par la publication un aveu public. La lettre est conçue
comme un testament, officiel – de Duve joue avec les clichés judiciaires – et personnel à la fois.132
La grande affection qu’il sente pour Nicole rend le testament politique plus acceptable et plus
accessible pour le lecteur. De Duve lui-même n’aura jamais de réponse de Nicole. Or, Nicole est
également une métaphore pour la fonction du livre, elle représente la société. De Duve se dévoile
à la seule passagère qui ne peut pas répondre, tandis que sa maladie reste un secret pour tous
les autres passagers { bord. De Duve l’informe aussi du côté positif; le livre de l’espoir et du
bonheur de vivre la mort se synthétise dans cette lettre.
« Je suis donc bel et bien heureux, d’un bonheur vif et lucide. Je jouis de ce qui m’offre la
maladie : un tout autre regard sur la Vie, et , tel un défi édifiant, l’occasion de se
développer et d’exercer mon courage. Mon esprit ne s’assombrit que lors des épisodes de
126
Pascal de Duve, Cargo Vie, op.cit. p. 50
Ross Chambers, Facing it, op.cit. p. 28
128
Ibid. p. 29
129
Pascal de Duve, L’Orage de Vivre, op. cit p. 103
130
Pascal de Duve, Cargo Vie, op.cit. p. 172
131
Ibid. pp. 101-102
132
Éric Van der Schueren, op.cit. p.. 67
127
30
souffrance physique et quand je pense { E., ce garçon que j’ai tant aimé et qui, depuis
qu’il me sait sidéen, a tout fait pour disparaître aussitôt de ma vie chancelante, comme
un rat quittant un navire en perdition. 133»
La maladie l’initie { la vie. Or la passion est également la souffrance. Comme nous l’avons dit, la
mort est très importante et présente pour les auteurs sidéens, le lyrisme de de Duve se fixe sur
la mort.
La moralité de ses écrits est totalement déterminée par la présence de la mort. La vie est un
fabuleux mystère et un don. Grâce à Thanatos, la vie scintille de toute sa splendeur. Le mourant
n’est pas seulement quelqu’un qui souffre mais également un privilégié. Ce statut ambigu
entraîne beaucoup de métaphores sur la transcendance et sur la nature. De Duve donne son
lecteur le message suivant; «Fais et vis toute chose comme si c’était la première et la dernière
fois.»134. La conscience de la mortalité, donne un sens à tout instant de la vie. Or, il doute que sa
mort personnelle soit importante. «Dilemme : mort ou Mort ? Nom commun, mais tellement hors
du commun. Avec la naissance, la seule chose qui arrive à tout le monde, une seule fois.135» Son
voyage est donc un voyage sous la menace de le mort. Toutefois, il est également un voyage qui
s’ouvre { la vie. De Duve le conçoit comme sa tâche de répandre l’espoir.
En bref, le manifeste est un manifeste sensible et sentimental ; l’émotion fusionne avec le
message politique.
2.2.3 Le voyageur philosophique et la quête de sens : du mystère de l’existence à l’
(é)merveille(ment) de la vie
«Cargo Vie : Modeste évangile de poche qui ne se lasse pas exalter l’existence.136» La question de
l’existence est «La Question Parfaite, { l’abri de toute réponse»137. Par conséquent, de Duve
s’engage dans un existentialisme-lyrisme. C'est-à-dire, son voyage est à la fois éthique et
esthétique. Sa philosophie de vie est grandiose dans toutes les facettes puisqu’elle forme { partir
de l’intertextualité philosophique.138 Les jeux de mots en témoignent. De Duve est à la recherche
d’un sens, ce qui peut être considéré comme un trait caractéristique de l’auteur, qui enfin semble
avoir trouvé, grâce à sa maladie, l’attitude existentielle convenant. Après avoir donné un aperçu
des différentes thèses philosophiques sur l’Être et l’existence – de Lucrèce à Sartre – il conclut
qu’il est devenu «un émerveilliste abstentionnel»139 il conserve «le Mystère»140. Il s’interroge
133
Pascal de Duve, Cargo Vie, op. cit., p. 89
Ibid. p.172
135
Ibid. p.15
136
ibid. p. 114
137
Ibid. p. 43
138
Ross Chambers, Facing it, op.cit. p. 13
139
Pascal Cargo Vie, op. cit. p. 60
140
Ibid.
134
31
beaucoup sur Dieu et l’éternité. «L’athéisme est une prose souveraine, la foi est une poésie
soumise. Tous deux postulent un triomphe, contrastant avec le murmure émerveillé de
l’agnosticisme.141»
L’agnosticisme naît de la merveille de la nature, il n’est pas une forme de littérature construite
comme le sont les deux autres attitudes. «Dieu n’existe peut-être pas mais je lui ai toujours été
fidèle.142» De Duve ne cherche plus de triomphe. C’est notamment la beauté de la vie qui
constitue la triomphe. À cause de la souffrance, il doute du concept d’un Dieu tout-puissant.
« Dieu, où est-tu ? Si vraiment TU est le compositeur-chef d’orchestre de l’Existence, pourquoi
sabordes-Tu à chaque instant ta propre œuvre ? Pourquoi les violons suintent-ils du sang des
guerres ?143» La vacillation entre la beauté et la souffrance correspond { l’existence ou
l’inexistence de Dieu. Se référant au Christ, sa passion devient également une de doute du foi (cf.
supra). Est-ce que Dieu l’a abandonné ? Il n’y a pas de réponse. L’existence est un mystère.
Est-ce que le monde est donc une «autocréation»? Est-ce que le Monde du sidéen est différent et
plus beau ? «Naissons nous à le Monde ? non le Monde naît à nous.144» L’homme découvre donc
le Monde, le sidéen est un privilégié parce qu’il découvre – pendant sa expédition sidéenne – la
vraie intensité du monde. En outre, il se lance dans une quête de l’Éternité indicible. La
religiosité entre dans le voyage. Le langage religieux apparaît chez les deux auteurs que nous
étudions. Les dates de son voyage sont à la fois fortuits et symboliques . Il arrive à Fort-deFrance le jour de Pentecôte. Nous pouvons associer cette date au message du «saint esprit
sidéen» qu’il veut propager. C’est comme s’il recevait la force pour propager son message au
monde. Le feu du sida le consomme et le donne la passion de la vie. Comme nous l’avons dit, il
commence son voyage le jour de l’Ascension. Son périple est notamment un double ascension.
D’abord, il s’élève { un autre niveau de vie. Il s’ouvre au monde et { la beauté du monde. En
même temps qu’il commence une nouvelle vie, il se trouve en route vers la mort. Est-ce que c’est
la mort ou est-ce que c’est la vie qui mène { un au-delà ? L’auteur jeune se trouve déj{ au-delà
des autres par sa maladie.
Par ces références religieuses, il tente de dire l’Eternité. Or, le cosmos est l’éternité, la fusion
n’est plus loin. «La Vie Éternelle est une promesse terrifiante […] d’autant plus parce qu’il n’est
pas du tout certain que l’on puisse se suicider au Ciel.145» Le sens de la vie n’est pas { trouver,
elle réside dans la Mort. «La vraie signification de la vie ; savoir qu’il n’y en a pas.146» Grâce à
l’hybridité littéraire et philosophique il se construit donc une vision. En citant l’incipit du Mythe
de Sisyphe de Camus de Duve accepte le non-sens de la vie. «Il n’y a qu’une question
141
Ibid. p. 21
Ibid. p. 150
143
Ibid. p. 136
144
Ibid. p. 42
145
Ibid. p.57
146
Ibid. p.51
142
32
philosophique importante ; c’est le suicide.147» Il est notable que c’est exactement ce qu’il ne fait
pas. Il choisit la vie et il renonce au suicide. En se déplaçant sur la terre, la vie s’affirme. Par ce
message du non-sens de la vie, le lecteur peut se concentrer sur la vie terrestre.
2.2.4La résurrection intense du chevalier de la vie, la merveille de l’écriture et la
lutte avec la mort
Le chevalier-exemple est également un chevalier de la vie qui lutte avec la maladie et la mort. Le
voyage est une protestation. «Le temps, au moins, de ce récit, j’entretiens { bouchées doubles
une grève de la fin. Minuscules petites bestioles, liguées par millions, vous occupez mon cerveau
et vous vous en occupez. Mais avec quelle flamboyance !148»
Dans L’Orage de Vivre nous pouvons suivre l’évolution de l’attitude de de Duve. Écrire devient
un projet trompe-la mort. «Que meure la mort, que vive la vie .149» Son voyage est un voyage du
vitalisme qui s’oppose au «thanatisme»150. Il choisit une nouvelle vie, une vie passionnelle de
voyage et de mobilité. Il y a une mythification de l’image du sida. Son voyage est «une lutte
exaltante pour la vie» 151. VIH est «l’ennemi venu de l’enfer»152. Les sidéens sont des chevaliers,
des héros de la vie.
La résurrection est un motif récurrent chez les auteurs sidéens. Cette résurrection se lie à
l’écriture. Cargo Vie est le livre de la résurrection, même si la maladie l’empêche de ressusciter
vraiment. Peu après le débarquement, il sera notamment hospitalisé d’urgence.153 Sa
résurrection est donc littéraire et spirituelle, elle n’est pas vraiment corporelle. « En principe je
ne devrais pas être là en train de vous écrire. Je devrais être en train de patienter dans
l’antichambre de la mort […] { elle de patienter maintenant […] j’ai quitté la salle d’attente côté
rue, côté liberté, côté vie.154» De Duve manipule la mort, il dialogue avec elle. Il l’accepte, mais il
se dirige vers une vie qui va au-delà de la mort.
De Duve vit donc pour écrire et il écrit pour vivre ; «Écris ! Pour la Vie ! On peut ressusciter
devant sa vie terrestre.»155. Tout comme chez Guibert l’écriture est une résurrection, quoiqu’il
s’agisse pour Guibert d’une autre résurrection, celle de la vie parallèle écrite. De Duve doute de
la fonction de l’écriture. «Question ; plaie guérie { la fin de l’écrit ou { la fin d’une vie ?.156» Sa vie
terrestre devient une triade; la Vie, la Maladie et la Résurrection157. Le voyage et l’écriture sont
147
Ibid. p.53
Ibid. p.21
149
Pascal de Duve, L’Orage de Vivre,op.cit. p.108
150
Ibid.
151
Pascal de Duve, Cargo Vie, op. cit. p.117
152
Ibid. p.116
153
Éric Van Der Schueren, op.cit. p. 50
154
Pascal de Duve, Cargo Vie, op.cit.. p. 117
155
Ibid. p. 120
156
Ibid. p. 86
157
Ibid. p. 122
148
33
donc unis, ils aider le sidéen dans sa une lutte et son défi afin de vaincre la mort. L’auteur cite
Michel Butor; «Chaque mot écrit est une victoire contre la mort.158»
De Duve compose «une hymne à la vie»159 quoiqu’il entreprenne son voyage dans un stade
terminal du sida. Le VIH est «un peu comme VIE »160. Or, la présence du Thanatos ouvre le
discours merveilleux du monde intense du sidéen.
«Tous les médecins s’accordent { diagnostiquer mon cas comme étant en phase
terminale. Quel avenir me reste il ? Combien de mois encore, pour ne pas dire combien
de semaines, pour faire tout ce que je souhaiterais réaliser encore ? Paradoxalement […]
je me porte comme un charme.161»
La mort lui donne donc une nouvelle vie, il se sent bien en étant terminale. La nouvelle vie n’est
donc pas médicale ou scientifique. Il devient une étoile qui – bien qu’elle soit morte – brillera
pour toujours.162 C’est la merveille de la vie et de la mort. Il entre en communion avec l’Éternité.
La merveille de Duve est celle de la beauté du monde qui l’entoure. Elle n’est pas construite
littérairement, elle ne s’émerge de rien d’autre que de la réalité conçue par l’esprit sidéen.
De Duve joue sur le concept du temps que lui reste encore. «Je tue le temps qui me tue tout en
vivant le plus intensément possible celui qui ne cesse de me mettre au Monde.163» Il construit
une nouvelle philosophie ; la philosophie intense du mourant vivant. Dans ce qui suit nous
investiguerons cette vision. Grâce à son sang tâché, il peut avoir le courage d’un héros qui
«regarde la Mort en face sans baisser les yeux, mais au contraire en les gardant plus ouvert que
jamais, mélange de défi et d’émerveillement.»164
2.3 La quête de l’émerveillement et le voyage de la (nouvelle) Vie :
l’Ascension-défi et la crépuscule flamboyante du sida-passion
Dans ce chapitre nous nous concentrons sur le voyage et la mobilité. Comme nous l’avons dit, le
voyage est un défi exaltant, de Duve est en train de s’élever aux cieux. Car le sida est la maladie
inconnue et imprévisible ; elle renouvelle à tout instant la vie. «Il est grand le mystère du
Sida.165» Est-ce que ce récit est donc le dernier ? Grâce à cette incertitude la vie s’intensifie. Les
chemins de la maladie le mènent à la Mort mais aussi à la Beauté. Le mourant est le privilégié.166
De Duve est le voyageur solitaire, il se détourne du continent et de son amant E. et il se tourne
vers la maladie. Le périple est l’affirmation de sa pensée du sidéen mobile.
158
Ibid. p. 171
Pascal de Duve L’Orage de Vivre op. Cit. p. 110
160
Ibid. p. 96
161
Pascal de Duve, Cargo Vie, op. cit. p . 101-102
162
Ibid. p. 30
163
Ibid. p. 155
164
Ibid. p. 22
165
Ibid. p. 162
166
Ross Chambers, Facing it, op. Cit. p. 30
159
34
«La longue passerelle est maintenant rentrée. Impératives, les sirènes hurlent à la Vie,
Nous levons l’ancre […] Je m’en vais vers l’inconnu, seul avec mes vingt-huit ans ‘bien
sonnés’, mon sida ‘avancé’ ; seul aussi avec ce qui est le plus terrible : mon inconsolable
chagrin d’amour- ce sida du cœur qu’aucun baume ne peut soulager.167»
Ross Chambers parle même d’une volonté extrême d’un «turn towards»168. Dans ce chapitre
nous essayerons d’expliquer pourquoi. Il y a notamment plusieurs facteurs qui favorisent une
telle approche de la maladie.
2.3.1 Le calvaire et l’amour de la maladie contradictoire: Thanatos artistique et la
Transcendance
Le voyage est donc en premier lieu un défi double ; assumer et de vaincre le sida.
Étymologiquement, patient veut dire «celui qui souffre». Il s’agit donc d’un calvaire. Toutefois,
c’est surtout la dégradation corporelle dont le patient à peur.169 La souffrance a une autre
dimension. Pour cela, la maladie suscite souvent un abandon du corps physique, au faveur d’une
certaine transcendance. En s’identifiant avec sa maladie, de Duve veut dépasser les limites de
son corps.170 Cette transcendance donne une nouvelle appréciation à la vie. La maladie provoque
un voyage de l’âme. La maladie élève le sidéen à un autre niveau de vie. Elle cause les
contradictions ; «je ne relis jamais aucun feuillet de ce journal, mais je soupçonne ses
contradictions sans doute déroutantes »171. Les contradictions sont donc une caractéristique de
l’écriture sidéenne. Quoique l’angoisse de la souffrance ne soit jamais loin, outre le calvaire cette
souffrance incite à l’amour pour la maladie.172
De Duve se lance donc dans un éloge amoureux de la maladie, qui est son dernier compagnon de
route.
«Sida, mon amour, je t’aime. Je t’adore autant que je t’abhorre. Je t’aime parce que tu es
mien, à nul autre pareil. Je t’aime parce tu t’occupes méticuleusement de moi, sans
relâche. Je t’aime parce que nous mourrons ensemble.173»
De Duve a perdu l’amour physique et spirituel. Le virus devient l’amant passionnel. Le sida est le
voyage contradictoire de son corps ; «Sida mon calvaire, sida mon amour, j’entretiens avec toi
une relation passionnelle que je n’envisage pas de fuir.»174. Bien au contraire, de Duve ne vit que
pour cette relation. Déçu profondément par les garçons, le sida est le compagnon fidèle. «Sida,
mon amour, toi au moins, tu me resteras fidèle jusqu’{ la Mort.175»
167
Pascal de Duve, Cargo Vie, op.cit.. p. 182
Ross Chambers, Facing it, op. Cit. p. 30
169
Susan Sontag, op.cit., p. 125
170
Ross Chambers, Aids Eroticism, op. Cit. p. 124
171
Pascal de Duve, Cargo Vie, op.cit. p. 128
172
Ibid. p. 129
173
Ibid. p. 171
174
Ibid. p. 129
175
Ibid. p. 128
168
35
La flamboyance de sa mort cause un sentiment intense qui remplace l’expérience érotique
perdue.176 En plus, le sida est merveilleux. Le virus entre dans une logique merveilleuse sous la
commande de la Mort. De cette façon, de Duve peut créer un univers de voyage érotique. Nous
pouvons dire que ce «turn towards» est provoqué par Thanatos. Comme la mort du sidéen est «a
hard death »177 selon Susan Sontag, le sidéen joue souvent avec l’idée du suicide. Cette présence
énorme de la mort change profondément l’écriture.
Selon Ross Chambers la mort est notamment l’artiste avec lequel collabore de Duve : « In other
words the writer who is ‘sidéré’ enjoys the immense privilege of being able to work in alliance
with Death’s own artistry, producing writing that is everywhere, in every word, mindful of the
symbolic blank page.178» La mort est l’artiste dédoublé ; il est { l’extérieur et { l’intérieur de
l’écrivain-sidéen. «Il ne s’agit plus pour moi de faire de l’art avant la mort. Il s’agit pour moi de
faire de l’art en même temps que la Mort.179» Elle est donc présente dans l’écriture elle-même.
«La mort fait déj{ de l’art en moi180». L’auteur fait donc de l’art par et pour la mort et le sida. Le
sida est la caractéristique la plus propre de l’écrivain. La souffrance et la transcendance
s’unissent dans un univers qui est à la fois naturel et artistique.
2.3.2 VIH narrateur et l’individualisation du sidéen par le voyage unique
Deuxièmement, le voyage étudié est unique aux différents niveaux que nous pouvons associer
au «turn towards». «Ce n’était pas un voyage comme les autres, c’était mon voyage, unique dans
l’Espace et le Temps.181» De Duve s’identifie totalement avec son virus. Le virus n’est pas
seulement le personnage principal mais également le narrateur. «VIH, c’est un peu toi qui écris
ici.182» La forme dans laquelle le sida se présente chez de Duve est rare ; il s’agit d’un attaque des
cerveaux ; «j’ai une encéphalopathie[…] Pour être simple : je me fais bouffer le gris du
cerveau.»183. Le VIH occupe ses cerveaux et atomise l’écriture.
Cette identification caractérise son voyage et ses écrits. Le sida est le seul compagnon de route
avec lequel il peut être complètement sincère. Par le fait que le sida dévore ces cerveaux, il
s’intègre complètement dans son écriture. Le sida devient sa mémoire, mais paradoxalement elle
dévore à la fois sa mémoire. Pour cela, il est en quelque sorte le narrateur. Outre la mort, le sida
est donc également un artiste.
176
Ross Chambers Aids Eroticsm, op. cit. p. 132
Susan Sontag, op. Cit. p. 126
178
Ross Chambers, Aids eroticism, op. cit. p. 129
179
Ibid. p. 135
180
Ibid.
181
Pascal de Duve, Cargo Vie, p. 192
182
Ibid. p. 21
183
Ibid. p. 42
177
36
Une autre unicité est que le sida est une voyage dans le temps. Le corps jeune et sain se
transforme en corps malsain et vieux et crée ainsi un statut particulaire du sidéen. «Moi, jeune et
vieux à la fois»184 ; le motif classique puer senex du vieux nostalgique se transforme en motif du
jeune qui acquiert la sagesse de la vie intense grâce à la maladie. Son maladie lui donne une
autre dimension, une unicité supplémentaire. A plusieurs repris, il déclare que l’amour pour son
sida est provoqué par le fait qu’il transforme sa vie et qu’il peut vivre selon le principe «live fast,
die young».
«Et enfin, je t’aime surtout parce que , grâce { toi, ma vie écourtée devient chaque jour
plus extraordinaire. Avant, je ne pleurais pas d’émotion en regardant la beauté du ciel, je
ne le voyais même pas. Grâce { toi, ma vie ne s’étira pas mollement jusqu’{ une vieillesse
indifférente et blasée.185»
Le sida rend sa vie tout à fait unique et belle ; le Monde naît à lui. Le virus provoque donc une
individualisation profonde186. «Si j’aime mon sida, ce n’est pas seulement parce qu’il me fait
vivre plus intensément que jamais, je l’aime aussi parce qu’il est unique. Il m’est en quelque
sorte et si j’ose dire, ‘propre’.187» Quand De Duve fait référence au virus comme narrateur, il
évoque l’alliance. Son cerveau et sa mémoire ne luttent donc pas seulement avec le VIH, mais ils
sont devenus le VIH. La relation et presque érotique.188 De leur collaboration naît notamment un
enfant : le voyage merveilleux vers les Antilles qui devient le récit. Il faut donc que de Duve
exploite sa situation ambiguë, afin de transmettre le message de la vie intense. Sa position est
celle d’un héros-exemple. Le voyage est une glorification mutuelle ; celle de l’individu et celle de
la maladie. Son style témoigne de cette autre dimension de sa vie, il redonne un sens aux mots, il
invente des mots. Le langage devient également unique. En ceci, c’est le VIH qui écrit. Le virus
érotise le langage comme le dit aussi Ross Chambers dans son article quand il parle de «virally
affected prose»189.
Ils est également unique que de Duve entre en dialogue directe avec sa maladie, elle est donc
également un personnage. Par contre, Guibert ne s’adresse pas au sida. Chez de Duve, la maladie
se transforme en héroïne dévastatrice et libératrice à la fois, amie et ennemie, dans les œuvres
sidéennes. Elle détermine l’univers qui entoure l’écrivain. La beauté naît de la maladie.
Par le mélange entre l’essai philosophique et la fable du sidéen de Duve donne un témoignage
tout à fait unique. La fable devient érotique et merveilleuse.
184
Ibid. p. 110
ibid p 171
186
Ross Chambers, Aids eroticism, op. Cit. p. 128
187
Pascal de Due, Cargo Vie, op. cit. p. 102
188
Ross Chambers op. Cit. Aids Eroticism, op.cit. p. 130
189
Ibid.
185
37
2.3.3 La mort et la Sur-Vie190 : protestation ou acceptation merveilleuse du
Mystère?
De l’autre côté, par le voyage il se détourne aussi du sida. Pour de Duve, son voyage est une étape
nécessaire dans sa vie de vieux précoce, il constitue un périple qui change sa vie. Il déclare qu’il
en a besoin pour être fier de soi-même. Son voyage est donc, en premier lieu, un acte de
protestation contre le VIH ;
«Ce périple est un voyage dans le voyage qu’est ma vie. C’était un défi exaltant : j’aillais audevant de l’immense océan, seul avec moi-même, pour méditer, rire , pleurer, et écrire mes
pensées, mes joies, mes chagrins. Lorsque, au Havre, je mettrai pied à terre, je serai fier et
nostalgique. Fier d’avoir relevé mon défi (de ne pas avoir ‘craqué’ { cause de VIH), et
nostalgique de cette mer qui m’aura offert tant de choses.191»
Cargo Vie est donc un tigre qui lutte et un défi. Toutefois, il y a une nouvelle dimension. La mer
est une victoire de la vie et le voyage est une forme de survie ultime. Si proche de la mort, la vie
se redonne un sens. Écrire est se battre passionnellement pour la vie. La situation double est
toujours présente lors du voyage. Comme nous l’avons cité plus haut, il s’agit d’une grèveprotestation mais également d’une lutte flamboyante. Sa nouvelle vie est caractérisée par la
grève et par l’affectation qu’il ressent pour la maladie. Écrire est vivre, mais paradoxalement la
mort et la maladie écrivent.
La flamboyance et la passion du sida et du voyage récompensent fortement l’humiliation de la
rupture avec E., mais également les côtés négatifs du voyage, comme les fièvres et les jugements
intolérants sur le sida des autres passagers. De Duve retrouve notamment la «parfaite
espérance : celle de vivre de plus en plus intensément l’épilogue de mon existence »192 De Duve
veut laisser une trace. Stéphane Spoiden estime que le voyage est un acte de protestation
«comme si la maladie restait à quai »193. Or, selon nous, de Duve accepte la maladie. La mort
transforme et intensifie la vie. Par la maladie le jeune sidéen évolue d’une volonté de la survie
littérale { une quête d’une sur-vie ; un autre niveau de vie. Paradoxalement, mourir fait
augmenter l’appréciation de vivre.194 La mort surdétermine la vie, la transcendance éternelle
devient accessible pendant la vie terrestre. De Duve devient «ivre de vivre»195 en présence de la
mort.
La passion est celle de la Mort imminente. «Infirme devant la Mort je la sais toute proche.196»
C’est la fièvre qui immerge tout le livre dans l’ambiguïté des contradictions. Or, c’est également
190
Stéphane Spoiden,op.cit. p. 73
Pascal de Duve, Cargo Vie op. cit. p. 43
192
Ibid. p. 110
193
Stéphane Spoiden, op.cit. p. 84
194
Ross Chambers, Aidseroticism, op.cit. p. 130
195
Pascal de Duve L’Orage de vivre, p. 105
196
Pascal de Duve, Cargo Vie, op.cit. p. 94
191
38
cette fièvre qui rend la flamboyance et la passion encore plus grandes. L’auteur a maintenant un
tout autre regard sur la vie ; c’est une merveille. Cette vie intense fusionne discrètement avec le
Cosmos et l’Éternité.197 De Duve tente de représenter l’éternité indicible par les citations. Il finit
son voyage et son œuvre avec une citation de Nietzsche ; «‘Je t’aime, ô Éternité’ (Friedrich
Nietzsche)»198.
De Duve pense le Mystère. La maladie différencie les hommes. «Les hommes ne sont pas égaux,
ils ne sont pas à égale distance du Mystère.199» Il est plus proche du Mystère mais il le conserve.
Il construit tout son voyage autour de cette notion. Il s’agit du grand mystère du sida, mais
également de l’éternité et de la beauté. Le sidéen est le privilégié. De Duve a donc une attitude
particulière envers la maladie et la vie. Sa maladie le transforme en héros200 qui affronte la mort,
mais en même temps, la certitude de cette mort imminente ouvre le monde intense du mystère.
Le voyage est une expédition mystérieuse. Contrairement { l’homme sain, l’homme terminal voit
les merveilles du Monde. Après une crise des cerveaux une sorte de merveille-vision se déroule.
«Puis le monde a retrouvé ses couleurs. Je ne les ai jamais trouvées aussi belles ? J’ai ressenti,
sans son talent, l’extase d’un grand peintre. Les couleurs sont merveilleuses. Maintenant je les
regarde.201»
De plus, De Duve s’identifie avec le cygne mourant202. Ce topos du cygne est le symbole de la fin
intense. Cet oiseau aquatique est le plus précieux jusqu’avant sa mort. Avec cette métaphore de
Duve associe donc la Mort et l’eau dans sa figure. Son livre est le dernier chant du cygne, la Mort
est la beauté. En outre, la vie et la mort ne s’excluent pas. «La vie et la mort se ressemblent
étrangement.203» L’immanence de la mort transcendante renforce notamment la transcendance
de la vie immanente.204 La vie et l’éternité du cosmos s’entremêlent sur mer. Le voyage en mer
est un voyage transcendant.
En bref, la mobilité est d’abord un acte de protestation, mais deuxièmement elle constitue
l’acceptation la plus profonde de sa condition. De Duve mystifie, par le voyage, le sida.
2.3.4 La Passion et l’expédition mystifiée : le Christ ou Colomb ?
En tant que maladie mystérieuse, le virus est facilement repérable comme motif romanesque.
Son sida est doublement mystifié et mythifié. Premièrement, De Duve part le jour de l’Ascension,
le langage et les associations religieuses sont donc importantes. L’auteur crée une intertextualité
énorme dans laquelle la bible et la christianité jouent un rôle important. Sa résurrection intense
197
Ibid. p. 88
Ibid. p. 192
199
Ibid. p. 120
200
Ibid. p. 22
201 Ibid. pp. 22-23
202Ibid. p. 121
203 Ibid. p. 70
204 Ibid.
198
39
peut – tout comme celle de Guibert – s’associer { la passion du Christ. De la souffrance la plus
intense émerge la résurrection.
Deuxièmement, la nature du voyage – un périple – est primordial. Afin de découvrir sa maladie
profondément, de Duve doit s’éloigner de son monde connu. Ross Chambers développe une idée
étymologique très intéressante sur la mobilité de de Duve. Le nom flamand «de Duve» est
probablement issu de l’ancien mot pour le substantif néerlandais moderne «duif » qui signifie à
la fois pigeon et colombe.205 Tout comme Christophe Colomb l’auteur est un explorateur. Le récit
se développe autour d’une passion-exploration. Il explore un nouveau monde, le monde du
sidéen. En outre, les Antilles sont le lieu de la découverte du Nouveau Monde . Ce monde sidéen
est double ; il y a l’univers pathétique et corporel et l’univers de la merveille qui dépasse le
corps. Le monde est transformé en Monde. Tout s’intensifie érotiquement à cause de la
proximité de Thanatos.
Le voyage que de Duve entreprend, est caractérisé par le fait qu’il est double; il y a la détour de
l’Europe et le retour { l’Europe. Il y a donc une interaction entre le vieux monde du sidéen et le
nouveau monde du sidéen. Tout comme la découverte de Colomb a changé la face du monde, de
Duve veut changer le monde doublement. C’est-à-dire, son périple sacralise et érotise le virus206
et il veut répandre son message de vie de tolérance.
2.3.5 La quête d’un nouvel érotisme et de la beauté ; l’émerveillement du cosmos
et la courtoisie de la mort
La maladie elle-même est un voyage vers l’inconnu, elle est très énigmatique. Le voyage se
déroule aussi dans une ambiance mystérieuse et énigmatique. Il se divise entre les deux
extrêmes de l’émerveillement du monde et l’écœurement de l’homme. De Duve métaphorise le
sida. Une descente dans la chambre à chauffe devient une «descente aux Enfers»207. La chambre
est associée aux fièvres. Il ne veut pas d’enterrement, mais un «encièlement»208. La mort
représente notamment la fusion totale avec l’univers209. Il se dirige donc vers le ciel.
Il indique qu’il a perdu l’expérience érotique physique. Or, la mort incite une conception érotisée
du monde. Dans la vision sidéenne se forme le couple Eros et Thanatos. Comme De Duve a perdu
– à cause de la maladie – l’expérience érotique physique, il peut découvrir le monde d’une autre
façon. Le sida montre la merveille du monde. Il ne s’agit pas d’une construction littéraire, mais
de «coucher en papier» la beauté naturelle. «Ma libido freudienne (recherche de plaisir, et
surtout du plaisir sexuel) a disparu au profit d’une plus grande libido jungienne (toute forme
205
Ross Chambers, Aids Eroticism op. cit. p. 125
Ibid.
207
Pascal de Duve, Cargo Vie, op.cit. p. 61
208
Ibid. p. 62
209
Ibid. p. 156
206
40
d’énergie psychique, quelque soit l’objet).210» Le corps est dépassé, «même les garçons ne
m’intéressent plus».211 C’est l’esprit sidéen qui voit la beauté ; «Mon émotion est maintenant
celle du monde»212. L’ambiance d’émerveillement érotise le cosmos. C’est dans cette érotisation
que réside la sur-vie. Il s’agit de la nouvelle érotisme du cosmos.
Par conséquent, la quête d’une protestation mobile s’érotise et devient une quête de beauté. La
résurrection est aussi une résurrection érotique. À ce niveau, de Duve montre que le sidéen peut
remplacer l’expérience érotique pure, par celle du monde. Eros fusionne le voyage, la nature et le
corps. La seule présence érotique corporelle est un rêve. De Duve rêve du radiotélégraphiste. Ce
garçon a « des yeux bleus comme la mer »213 Tout en étant un garçon, il est le symbole pour
l’érotisation de la nature et de la mer. À la fin du récit, de Duve remercie ce garçon, comme s’il
remerciait la mer. Il le laisse un message en morse ; «JE T’AI BEAUCOUP AIME PARCE QUE TU
M’AS BEAUCOUP EMU»214. Comme l’émotion est celle du monde et plus celle du cœur ou du
corps, il s’agit d’une mise en abîme de l’érotisation du livre-monde.
Le corporel n’est donc pas très présent. Il parle peu des maux, mais il parle également peu de la
jouissance corporelle. Est-ce que la jouissance du cosmos est celle de Dieu ? De Duve devient un
agnostique érotisé. La conception d’un Dieu tout-puissant se lie trop à la souffrance terrestre et
corporelle.
«Dieu, je T’ai traqué au cours de ce voyage. Quand j’admire la beauté du Monde, je suis
souvent tenté de croire en Ton existence. Mais quand je médite sur ton sur la souffrance
qui se développe sans cesse dans ce même Monde, j’ai l’impression qu’aucun ToutPuissant ne peut exister. Dieu, si Tu n’existes pas, la Beauté est la chose la plus étonnante
qui soit, souveraine et magnifique. Mais si Tu existes, la souffrance est le mystère le plus
douloureux que l’on puisse imaginer.215 »
Il n’existe pas de réponse aux grandes questions. De Duve vacille entre la Beauté et la souffrance.
La Beauté est une entité divine ; le cosmos indépendant et absolu est le plus haut que l’homme
peux atteindre. Cette beauté érotise l’univers.
Le monde est donc un cargo puisque nous sommes en mobilité permanente. De Duve découvre
la Grandeur du monde. Grâce à sa maladie il peut enfin trouver sa place dans le monde, il se rend
compte de la petitesse des choses. «Toute cette Grandeur m’a fait réaliser que pour l’Absolu,
notre navire devait être microscopique. Et moi j’étais une poussière encore plus petite,
hébergeant un être invisible qui était en train de me tuer à son aise.216»
En outre, nous avons { faire { un exotisme spécifique et original. L’exotisme de son périple en
mer est un exotisme réel. De Duve ne construit pas cet exotisme miraculeux et érotique, il naît de
210
Ibid. p. 28
Ibid.
212
Ibid. p. 167
213 Ibid. p. 34
214
Ibid. p. 192
215
Ibid. pp. 171-172
216
Ibid. p. 44
211
41
la contemplation. Selon nous, il s’agit d’un journal de bord de la beauté. La jouissance corporelle
est remplacée par une jouissance cosmique. L’espoir du sidéen est donc fortement lié { la
merveille. De Duve écrit une sorte de manifeste de merveille et de beauté, grâce { la mort. C’est
par la merveille que le sida devient son amour. Comme le dit également Ross Chambers, la façon
d’écrire en soi devient érotique ; les paronomasies, les métaphores etc. émergent de
l’identification avec la maladie érotisée. Le virus est un désir du monde-passion.217 De Duve aime
son sida-privilège ;
«’Sida, mon amour’, comment oser ce cri passionné ? […]je suis { un stade avancé de la
maladie, je connais ses souffrances physiques et morales. Et c’est ainsi que la provocation
devient espoir. Frères et sœurs d’infortune, ne négligez pas de puiser dans les ressources
qu’offre cette maladie { votre sensibilité. Ouvrez vos yeux pour vous émerveillez des
grandes choses et surtout des petites, toutes celles dont ceux que la Mort ne courtise pas
encore, ceux pour qui la Mort est lointaine et abstraite, ne peuvent véritablement jouir
comme nous le pouvons. Sidéens de tous les pays, grisons-nous de ce privilège, pour
mieux combattre nos souffrances que je ne veux nullement minimiser.218»
Thanatos est donc la force qui courtoise le sidéen. Par la souffrance, la maladie ouvre la voie de
la sensibilité cosmologique.
«L’émerveillement»219 de la vie est causé par la mort. Ce mot qui résume tout le voyage et toute
la vision de l’auteur. Il est utilisé doublement. D’abord, étymologiquement, «merveille» et
«émerveillement» sont apparentés. De Duve reçoit la merveille intense du monde. En même
temps il s’émerveille de l’intensité de la vie et de la beauté, de la possibilité de vivre sa mort.
Comme nous l’avons dit, le sida donne un autre sens aux mots. L’autre mot central de l’œuvre
notamment est «l’écœurement»220 . Il symbolise la répulsion de l’intolérance des autres et de la
lâcheté de son amant, mais ce mot reçoit également un autre sens. Le cœur est présent dans la
répulsion. Par l’émerveillement de la crépuscule de la vie le cœur est «réérotisé» . Son voyage est
avant tout une initiation à la beauté et à la merveille du monde. De Duve découvre le monde
pour la première fois de façon profonde. Il vit sa maladie et il veut en jouir. «J’ai tout le reste de
ma vie avant moi : je tâche d’en jouir le mieux possible, notamment en découvrant mieux la
splendeur du Monde.221» En bref, la mort courtoise le monde, qui devient intense pour celui qui
est proche du Mystère érotique du cosmos.
2.3.6 Le langage et le nouveau chant de vision de l’(é)MERveille(ment)
Cargo Vie est un livre de la mobilité. De Duve parle peu de sa destination ; c’est le périple qui
constitue le nœud de son récit. Son voyage est comme la vie ; ce n’est pas la destination de la vie
217
Ross Chambers, Aids Eroticism, pp. 128-134
Pascal de Duve, Cargo Vie, op. cit. p. 149
219
Ibid. p. 36
220
Ibid. p. 10
221
Ibid. p. 148
218
42
mais le présent furtif et mobil qui compte. Toutefois, la destination du paquebot est tout à fait
symbolique. Elle est également métaphorisée. «Il fait chaud et humide. L’atmosphère extérieure
est emplie d’une torpeur lourde.222» Fort-de-France est fiévreux comme le corps du sidéen. La
ville est liée à la souffrance corporelle. Toutefois, plus tard elle entre dans la conception
merveilleuse ; «L’atmosphère […] est maintenant féerique et sereine, presque onirique.»223. La
destination est liée à l’exploration merveilleuse de la vie nouvelle, il reçoit la force intense.
La nature est pour de Duve constitué de la mer et du ciel. Selon nous, le ciel symbolise la sur-vie
et «l’encièlement» progressif. Or, qu’est-ce qu’est donc la fonction de la mer ? L’auteur l’écrit
souvent avec majuscule. Par conséquent, nous pouvons dire que la Mer est l’élément naturel
central dans Cargo Vie. De plus, l’eau reçoit le don de la vie. Le monde est notamment un «cargo
rond et bleu et silencieux»224. C’est donc par l’océan que le monde et la vie existent. Cette
paronomasie en témoigne ; «La mer est notre mère archaïque à tous.»225.
En outre, elle est un moyen de vaincre la maladie. L’océan est l’hôpital226.Le périple en mer
représente la mobilité et la protestation. La mort s’éloigne par la mer ; elle présente toujours un
horizon éloigné et bleu. Elle est infinie ; elle devient une symphonie de la vie.227 Toutefois, de
l’autre côté, l’horizon rappelle la fin qui approche. De Duve ne se détourne pas de la mort. «A la
fin[…] je ne pourrai éviter cette rencontre ; parce que l’horizon de la Mort n’est pas celui de la
mer, toujours fuyant, toujours neuf. La Mort, elle, est un gouffre immobile, et si je pressens sa
proximité tous les jours plus grande, c’est parce que c’est moi qui m’avance vers elle.228» La mort
est l’immobilité absolue, de Duve se focalise donc sur la mobilité plutôt que sur la destination. La
mer est la mobilité mais elle rappelle l’immobilité. Le statut double de la mer, c’est-à-dire la vie
et le rappel constant de la mort, constitue le centre de la nouvelle pensée sidéenne. La mer
devient la philosophie, le chant de vision. De Duve se détourne du virus et se tourne à la fois à la
maladie par la mer.
La mer est donc plus qu’un élément naturel, elle est également une construction littéraire et
métaphorique. De Duve ne parle pas de la mer, il la chante. Elle rejoint le tout ; «la mort, l’amer,
la mer, l’amour».229 C’est par la tension entre la mer et la mort que la merveille est accessible. Le
langage représente la centralité de la mer. La mer unit éros et thanatos. Elle est aussi
l’inspiratrice et la libératrice et elle combine la littérature et la musique. De Duve utilise
constamment des métaphores musicales, c’est une autre forme d’interaction entre les arts. La
musique est une forme de jouissance pour de Duve. «La splendide harmonie du ciel et de la
222
Ibid. p. 95
Ibid. p. 96
224
Ibid. p. 193
225
Ibid. p. 33
226
Ibid. p. 141
227
Ibid. p. 44
228
Ibid. p. 27
229
Ibid. p. 50
223
43
mer»230 est celle de la vie. En bref, il est frappant que tout l’ouvrage est construit autour du mot
«mer» qui est en même temps un syllabe de «merveille » et «émerveillement». En outre, le mot
«merveille» unit la «mer» et la «veille» de la mort, la crépuscule flamboyante.
Par
l’intermédiaire de la mer il y a une interaction entre la merveille et la mort. La mer contribue
fortement à la sensibilité du langage. Tout se concentre autour de la Mer ; littérairement,
éthiquement et esthétiquement.
2.4 Conclusion : Les quêtes du scripteur ; de l’éducation à la Merveille
Le périple se trouve au carrefour de différentes quêtes. D’abord, au niveau de l’écriture il
s’engage dans une quête d’un nouveau genre littéraire-éthique. De Duve joue avec les
conventions du journal, son «style sidéen» unit le journal du corps, le journal de la beauté et le
journal transcendant. Les mots se contredisent et se touchent. La Mer réunit les mots, la maladie
et la philosophie. L’hybridité générique et philosophique se fusionnent avec l’hybridité
narrative. De Duve n’est pas le seul artiste, le sida et la mort collaborent dans son récit-voyage
unique. En tant que «scripteur» de sa vie de Duve a une relation particulière avec le langage. lL
langage transforme la réalité mais le langage est à la fois transformé par la maladie. De Duve
mystifie le sida, Ross Chambers parle de «mythe to live and to die by»231. Ce mythe est cyclique
et paradoxal ; il lutte et il accepte.
Pascal de Duve joue donc avec le concept classique du journal de bord et de la découverte d’un
nouveau monde { différents niveaux. La quête d’un défi final devient une quête de la beauté de la
Mort et du Monde. Or, sa contemplation du monde est influencée par une éducation vaste et
philosophique. Il y a une interaction entre le monde réel et le monde des arts.
Comme nous l’avons démontré, son voyage est un voyage érotique et merveilleux par l’intensité
de la vie du mourant. Le voyage de la vie et le périple en mer convergent dans la vision sidéenne.
Nous pouvons conclure que le périple en mer est à la fois une façon de se détourner de la
maladie et de la vivre intensément. Ce paradoxe constitue sa vision sidéenne. Il écrit et voyage
pour vaincre la Mort, mais il trouve la sur-vie de la fusion entre Eros et Thanatos. Le voyage
érotise le sida, ouvre la voie de la beauté et transmet le message.
La quête est également un testament-témoignage. La quête personnelle et secrète devient – par
l’écriture – sociale. Le scripteur se convertit en témoin politique à la recherche de la tolérance. Il
écrit la fable du sidéen ; il y a une moralité. Cargo Vie est un manifeste de vie pour le sidéen et
l’homme en général. De Duve prône la vie. La résurrection cosmique se concentre sur l’espoir de
la vie intense.
230
231
Ibid. p. 79
Ross Chambers, Facing It, op.cit. p. 12
44
Finalement, De Duve ne construit donc pas une histoire, mais il construit une vision sidéenne. La
mobilité philosophique se traduit dans la mobilité en Mer. Lors du voyage, de Duve se cherche. Il
s’agit donc d’une quête de soi. Toutefois la quête du sens devient étymologiquement une quête
«sens-ible». L’é-motion indique la fusion du sentiment et de la mobilité. La vie n’a pas de sens,
mais le Mystère et la Merveille sont plus important que le sens du voyage. Le voyage est une
éducation personnelle et sociale. De Duve est le chevalier du sidéen et de la vie . L’expédition est
double ; grâce à la maladie, il découvre la merveille de la vie et il veut la répandre.
45
III Les quêtes d’Hervé Guibert : de la résurrection à la
disparition
Dans ce chapitre nous étudierons le voyage et ses différentes manifestations dans l’œuvre
d’Hervé Guibert malade. Néanmoins, il faut d’abord mentionner que le voyage est un motif
récurrent de toute l’œuvre de Guibert. Tout comme le voyage de de Duve, les voyages de Guibert
constituent une quête, mais il s’agit d’une quête en évolution qui est conditionnée par une « mort
nouvelle, originale et terrible»232 ; le sida et sa nature sont donc très importants. Nous
insisterons sur sa multiplicité. Il y a plusieurs quêtes ; la quête du corps et de la guérisonrésurrection, la quête de l’indicible ; la mort et l’éternité et la quête de la disparition du
narrateur et de la maladie. Nous étudierons le voyage dans quatre livres de Guibert, tous écrits
dans le stade terminal de la maladie – entre 1989 et 1991 – ; À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie,
Le Protocole Compassionnel, L’Homme au Chapeau Rouge, qui constituent la «trilogie du sida» et
Le Paradis. Nous les traiterons à partir de leur date de publication, puisqu’il y a une évolution {
suivre dans laquelle le voyage joue un rôle central. Tout d’abord nous nous penchons
brièvement sur le projet d’écriture de l’auteur.
3.1 Le projet de Guibert ou la quête autofictionnelle en évolution
Le voyage de Guibert est un autre voyage que celui de de Duve, parce que le motif d’écriture est
différent. Guibert cherche l’hybridité générique { un autre niveau qui est moins philosophique.
Il mélange d’abord le vrai et le faux. Comme nous l’avons dit dans l’introduction, Boulé parle
d’un nouveau genre ; «roman faux» ; «un roman où je mens»233 . Contrairement à de Duve, qui ne
veut pas être romancier, Guibert manipule les règles du jeu ; il propose donc un nouveau
pacte de Lecture ; le pacte du leurre qui s’étend au titre, au genre, au «péritexte » ; À l’ami reçoit
le sous-titre «roman». Guibert «ne cherche pas à dire la vérité, à vérifier lieux et dates, mais bien
à les maquiller»234. «L’écriture de Guibert est un jeu sur le ‘je’. […] s’éloignant du ‘roman’
traditionnel, il a écrit ce roman faux qu’est À l’ami.»235 Le projet d’écriture est donc également
une quête, comme le dit Bruno Blanckeman. Il s’agit d’une quête de l’indicible { travers le
leurre ; représenter ce qu’on ne vit pas. Cette quête se renforce en présence de la mort, tout
émerge dans l’ambiguïté. Autour du sida, l’autofiction, c’est-à-dire, l’écriture du moi
partiellement fictive, s’intensifie. Presque toute l’œuvre de Guibert s’inspire de sa propre vie, il
232
Hervé Guibert, À l’ami qui ne m’as pas sauvé la vie, Paris, Éditions Gallimard, 1990 <Collections Folio>, p. 10
Jean-Pierre Boulé, op.cit. p. 531
234
Ibid.
235
Ibid. p. 534
233
46
s’agit d’un projet identitaire, l’auteur «s’écrit» mais il introduit également la fiction. «Fidèle à
l’expérience vécue au point de la transformer tantôt en histoire, tantôt en aventure, le récit [et la
fiction qu’il entraîne] permet { l’écrivain d’aller jusqu’au bout de lui-même.236» Par sa maladie, il
peut s’inventer { nouveau parce qu’une autre trame s’impose. C’est notamment l’autofiction qui
offre la possibilité { son énonciateur d’être en même temps le sujet et le voyeur-spectateur de
son texte.237
Nous apercevons donc une évolution de l’écriture du sida dont le voyage est le moteur. Le
voyage évolue avec la maladie. Le tout entre dans la logique de Guibert ; se construire une vie
écrite. Par conséquent, nous analyserons les différentes apparitions du voyage dans la trilogie du
sida et le roman qui ne s’intitule pas fortuitement Le Paradis. Le moi malade disparaît
progressivement en faveur du moi romanesque voyageur. Selon Éric Bordas la trilogie est «un
parcours […] qui résume les différentes phases de dépossession de lui-même»238. Nous
ajouterons Le Paradis à notre analyse afin de démontrer cette dépossession totale après la
trilogie.
Le corps et le voyage jouent un rôle central dans cet effacement du sujet. «C’est par le brouillage
des genres entre le romanesque et l’autobiographique que Guibert peut alors transcrire ce qui se
passe en lui.239» La maladie cause une crise d’identité, par ce «brouillage» Guibert peut
s’approcher de l’indicible ; c'est-à-dire son pouvoir d’écrire sa propre disparition.240
L’autobiographique se perd de plus en plus. Guibert expérimente avec des formes de plus en
plus romanesques, au niveau métatextuel il représente la perte et la défragmentation du moi
par la maladie. Le voyage constitue un lien entre les genres parce qu’il est – comme nous avons
dit dans l’introduction – en soi un brouillage de genres ; l’extérieur est toujours le lieu de
l’ambiguïté. Le voyage résout «cette tension entre volonté de se dire et incapacité à y parvenir
par les voies traditionnelles»241.
En outre, dans les premiers écrits sur la maladie Guibert échange la rationalité et l’irrationalité.
C’est-à-dire qu’il y a une vacillation entre un discours médical, scientifique de son corps et un
discours fantastique de la maladie-merveille et du voyage. De plus, pour Guibert, son premier
roman qui porte totalement sur le sida est «un compagnon» et «le seul ami présentement
tenable»242. Il écrit donc d’abord pour avoir un compagnon de route, le livre et l’écriture, qui le
236
Bruno Blanckeman, Les récits indécidables, Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard, Presses universitaires du
Septentrion, Paris, 2000, p.112
237
Bruno Blanckeman, « Mourir en direct (littérature et témoignage, le cas Hervé Guibert )» in Esthétique du témoignage,
Paris, Maison des sciences de l’homme, 2005 sur http://www.herveguibert.net/index.php?2006/11/12/56-mourir-en-directlitterature-et-temoignage-le-cas-herve-guibert [ consulté le 2 décembre 2010]
238
Éric Bordas, Du Corps souffrant à l’âme condamné. Le Protocole Compassionnel d’Hervé Guibert in Dalhousie French
Studies, n° 46, 1999, p. 80
239
Arnaud Genon, op. cit., p. 218
240
Ibid.
241
Ibid.
242
Hervé Guibert À l’ami, op. cit. p. 12
47
sauveraient. Les auteurs sidéens écrivent notamment au plus près de la mort.243 Ce qui donne
une autre approche de la littérature. Tout son roman À l’ami est construit autour d’une salvation.
Il est donc une métaphore métatextuelle pour l’échec littéraire, or cet échec ne l’empêche pas de
continuer à écrire. L’écrivain multiplie l’écriture. L’écriture est la vie. Guibert ne peut pas sortir
de la logique romanesque.
«J’ai décidé d’être calme, d’aller au bout de cette logique romanesque, qui m’hypnotise,
au détriment de toute idée de survie. Oui, je peux l’écrire, et c’est sans doute cela ma
folie, je tiens { mon livre plus qu’{ ma vie, je ne renoncerais pas { mon livre pour
conserver ma vie, voilà ce qui sera le plus difficile à faire croire et comprendre.»244
Il veut achever son projet impossible, c’est-à-dire écrire la mort. Guibert se croit un mort vivant,
mais au moment de la lecture il est probable qu’il sera déj{ mort. Or, ce n’est de cette prise de
conscience de la salvation impossible que l’auteur ressuscite. Le voyage sert donc
paradoxalement { dire l’indicible mais également { fuir l’indicible et de la mort Guibert se
demande «Écrire jusqu’au bout ?»245 dans son journal d’hospitalisation Cytomégalovirus.
L’écriture de l’indicible est donc le projet qui garde Guibert en vie ; il écrit pour ne pas paniquer.
3.2 La quête corporelle du voyage dans le temps : la souffrance, la
mort et la résurrection
Bruno Blanckeman parle du «cycle du mal» en référence à la trilogie. Selon lui, Guibert se fixe
sur le fantasme pathologique.246 Il construit ses livres autour de son corps «voyageant», c’est-àdire que, par la maladie, le corps évolue. Le sida est premièrement un voyage dans le temps.247
Guibert se retrouve jeune dans le corps d’un vieillard ; il devient un puer senex par la maladie.
«Comme Suzanne [sa grand-tante] je vais avoir quatre-vingt-quinze ans le 8 septembre.248» Les
auteurs sont donc confrontés avec la vieillesse précoce. Guibert déclare «J’ai senti venir la mort
dans le miroir»249. La mort s’intègre dans le corps et le visage de l’écrivain, il est donc en quelque
sorte l’artiste qui provoque l’art d’écrire.
La corporalité pathologique constitue donc le premier axe littéraire. Il a toujours eu une
obsession pour la déchéance de l’être humain. Ses grand-tantes y jouent le rôle primordial. Le
miroir, la photo et la nudité de son corps sont dans une première phase des motifs récurrents. Il
conçoit son corps comme celui d’un prisonnier dans un camps d’extermination ; un corps
affreux en route vers la mort. Il s’agit d’une image forte, mais qui n’est pas sans humour. Jules
243
Ross Chambers, Facing It, op. cit. p. 13
Hervé Guibert, À l’ami, op. cit. p. 274
245
Hervé Guibert, Cytomégalovirus, Éditions du Seuil, Paris, 1993 p. 93
246
Bruno Blanckman, Les récits indécidables op. cit., p. 122
247
Hervé Guibert, Le Protocole Compassionnel. Éditions Gallimard <Collections Folio>, Paris, 1991 p.130
248
Ibid. p.157
249
Hervé Guibert, À l’ami, op.cit. p. 15
244
48
l’appelle par exemple «Bébé-Auschwitz»250 Guibert se focalise sur le visage du mourant en
l’associant avec le Shoah.
Or, son corps en voie de disparition se rétablit peu { peu par l’écriture, le voyage et l’intérêt des
autres. Ses textes évoluent avec son corps. Le corps qui est devenu un corps souffrant au lieu
d’un corps jouissant251 est «réérotisé» pour une première fois dans Le Protocole Compassionnel.
Sur l’île d’Elbe, où un garçon local Djanlouka le désire, justement pour son corps en dégradation.
Il s’agit de l’union du couple Eros et Thanatos de de Duve. Elbe devient donc le lieu ou Guibert
peut écrire de nouveau la beauté. Par après, Guibert découvre, lui aussi, la beauté cosmique.
«C’était une vision de beauté.252» Là, le corps provoque une autre écriture, celle de la
résurrection L’écriture pathologique du corps se convertit donc en une réappréciation de son
corps et du monde. Au Maroc, son corps s’oppose { la beauté du monde, mais le narrateur
accepte et assume peu { peu sa condition. Cependant de l’autre côté, c’est { partir de cette
souffrance qu’il peut écrire et qu’il peut s’identifier. Comme pour Guibert la vie et l’écriture sont
une ; le corps est le texte et inversement. Comme nous le verrons le voyage est le catalyseur de
l’éloignement de la corporalité pathologique vers l’écriture plus fictive. Nous nous concentrons
d’abord sur la quête de survie.
3.3 La quête d’une guérison-Graal du chevalier du sida: du monde
scientifique au monde merveilleux à travers le voyage
3.3.1 Le texte-sauveur : À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie
Son premier roman sur le sida constitue le nœud de la quête pour une salvation scientifique
autour de laquelle se construit un univers pathologique. Nous analyserons les différents aspects
et l’échec de cette quête dans ce qui suit. Guibert cherche d’abord la survie littérale.
3.3.1.2 Le documentaire du vaccin ; un Graal scientifique et romanesque introuvable
«J’ai eu le sida pendant trois mois»253, Guibert se croit un élu, c’est un motif romanesque
excellent. Il est élu par son ami Bill, pour les tests d’un vaccin contre le sida. Pour Blanckeman
«les récits constituent aussi les différentes pièces d’un documentaire mental permettant
d’évaluer les états de conscience du malade et sa réactivité face à la maladie.»254 Ce
documentaire-fiction À l’ami est donc d’abord conçu comme l’espoir d’une guérison scientifique.
250
Hervé Guibert, Le Protocole Compassionnel, op.cit. p. 128
Arnaud Genon, op. cit. p.71
252
Hervé Guibert, Le Protocole Compassionnel, op.cit. p. 248
253
Hervé Guibert, À l’ami, op.cit. p. 9
254
Blanckeman L’Écriture sid’assasine in Écrire le Sida, <Collection Thériaka Remèdes & Rationalités> Nicolas Batulet,
Éditions Jacques André éditeur, Lyon, 2010 p. 61
251
49
L’hypothèse d’un vaccin ou de soins alternatifs fournis par des médecines parallèles et
primitives génère une ligne romanesque dans les deux premiers récits.»255 La survie espérée est
romanesque. Le destin miraculeux se superpose à la pure chronologie du corps en dérision. «Le
hasard extraordinaire»256 de l’incipit de la trilogie lance un registre irrationnel, transformant
l’étude personnelle en un roman de destinée pour génération sacrifiée.257 Il donne un espoir faux
{ cette génération perdue. Or, cet espoir n’est pas complètement faux. La mise en public de sa
maladie aide les sidéens parce que son livre se convertit en témoignage social d’un autre niveau
que celui de de Duve. Il rend le sujet abordable pour le grand public. En plus, la distanciation des
descriptions médicales sert aussi – peut-être indirectement – à informer, comme le fait un vrai
documentariste. Or, la thérapie ne le sauve pas.
3.3.1.2 Le corps malade et le corps textuel : une logique d’écriture pathologique qui
ne mène pas à la survie
Puisque le corps et le texte sont un, le texte remplace progressivement le corps. D’abord Guibert
prend la position du scientifique. Dans son laboratoire littéraire il recherche la condition de son
corps, de son moral, de l’évolution de sa maladie et de sa vie personnelle. En bref, il s’engage
dans une auto-documentation. Il est le «témoin-voyeur», le documentariste de sa propre vie.258
La dégradation du sujet mène donc à une dissolution du texte.259 Guibert ne s’identifie plus
totalement avec le narrateur. Il porte un regard extérieur sur lui-même, ce qui crée cet effet de
distance dans le texte. Les multiples descriptions médicales contribuent à refléter cette
distanciation entre le «sujet écrivant» et le «sujet écrit»260.
Dans la phase pathologique ; celle de À l’ami et la première partie du Protocole Compassionnel le
corps est observé par le narrateur-témoin de façon quasi-chirurgicale, sans aucune esthétisation
de la détérioration.261 Le corps est surtout une entité clinique, qui n’est plus la possession du
narrateur, mais qui est totalement livré au virus, «la bête» qu’il a en soi. Or, cette incertitude et
distanciation se résolvent dans la souffrance qui par après causera une résurrection. En
souffrant, Guibert «ressaisit» son corps parce qu’il le sent, il l’aperçoit de nouveau de l’intérieur
et non seulement comme témoin.262 Guibert s’engage dans une quête guerrière. La métaphore de
la lutte dans son corps en témoigne. Il écrit à partir de la souffrance et afin de connaître son
corps ;
255
Ibid. p. 62
Hervé Guibert, À l’ami, op.cit. p. 9
257
Blanckeman, Les récits indécidables, op. cit. p.107
258
Blanckeman, « Mourir en direct (littérature et témoignage, le cas Hervé Guibert )» op.cit.
259
Ibid. p. 207
260
Ibid. p. 212
261
Stéphane Spoiden, op. cit. p. 12
262
Arnaud Genon op. cit. p. 72
256
50
«J’étais capable { chaque instant de me tordre de douleur […] Je suis très attentif aux
manifestations de la progression du virus, il me semble connaître la cartographie de ses
colonisations, de ses assauts et de ses replis, je crois savoir là où il couve et la où il attaque
[…] cette lutte { l’intérieur de moi […].263»
L’écrivain ne reste en vie que par la mise en fiction de cette vie, il se reconstruit par l’écriture. Ce
phénomène se voit également dans la construction de ses romans. «Le corps» organisé et vital de
son texte se superpose à son corps physique qui est en dégradation.
264
«Là où la thérapie se
prouve incapable, l’écriture prend l’initiative, en tant que puissance réparatrice.265» Or, L’amilivre ne le sauvera pas.
Néanmoins, par la fiction, l’écriture s’adapte donc { l’état mental.266 La trame du roman, le vaccin
de son ami-scientifique Bill, lui donne une vie avec l’espoir de salut. Guibert lui-même indique
cette construction «fictionnelle» ; «Je ne sais si ce salut est un leurre qu’on a tendu devant moi
comme une embuscade pour m’apaiser, ou s’il est pour de bon une science-fiction dont je serais
un des héros.267» L’illusion de guérir paraît le pousser { écrire pour survivre. Cependant, cette
quête est une quête dont le lecteur sait par avance qu’elle ne s’achève pas. Le sida est
notamment un virus progressif qui attaque chaque fois une partie différente du corps. Cette
souffrance et défragmentation physique s’étendent dans son écriture. D’abord, l’atomisation du
corps, qui est «démembré» par les analyses scientifiques, se reflète dans la fragmentation
«postmoderne» du texte. Il paraît écrire de façon «opportuniste». À l’ami se fragmente en cent
petits chapitres numérotés qui dépassent rarement trois pages et qui paraissent se suivre
arbitrairement et spontanément. En outre, Guibert ne respecte dans aucun des livres étudiés la
chronologie. L’écriture entre donc dans la logique pathologique de la fragmentation du corps.
Les voyages de Guibert sont également une indice de l’atomisation du narrateur, c’est-à-dire, le
narrateur se multiple lors de ces voyages, il se répand sur le monde afin de survivre et de
disparaître à la fois. D’abord, le voyage se conçoit comme espoir de salvation, mais il évolue vers
une intensification du temps que le narrateur vit encore, vers la sur-vie – comme chez de Duve –
et par après vers une vie impossible et fictionnelle.
À cet égard, la distanciation de la description du corps dans À l’ami et le Protocole Compassionnel
a paradoxalement une double fonction. La froideur des descriptions scientifiques véhicule
également un sentiment de proximité, car l’auteur nous informe du plus intime, l’intérieur de
son corps qui est en train de «voyager», d’évoluer vers la mort. Hervé Guibert ne se dénude pas
seulement pour son projet littéraire du dévoilement de soi, il se sent nu, jusqu’{ l’extrême, par sa
263
Hervé Guibert, op.cit., p. 48
Bruno Blanckeman, L’Écriture Sid’assasine, op. cit., p. 66
265
Ibid.
266
Ibid. p. 107
267
Hervé Guibert À l’ami, op.cit. p. 10
264
51
condition. Il s’agit essentiellement d’une corporalité nue. Si son corps ne lui appartient plus, son
sang est dénudé par les analyses mais continue de lui appartenir, il le réclame par les multiples
descriptions. Le sang est donc aussi un symbole métatextuel de son exhibition de soi. La plus
intime connaissance de soi surgit par le sang. Ce sang qui lui offre la vie, mais aussi la mort. Le
sang est donc aussi le symbole mystifié de sa maladie. «Bien avant la certitude de ma maladie
sanctionnée par les analyses, j’ai senti mon sang, tout { coup, découvert, mis { nu […] Il me fallait
vivre, désormais, avec ce sang dénudé et exposé, comme le corps dévêtu qui doit traverser le
cauchemar.268» Plus loin sur la même page nous trouvons ceci ;
«Mon sang démasqué, partout et en tout lieu, et { jamais, { moins d’un miracle sur
d’improbables transfusions, mon sang nu { toute heure, dans les transports publics, dans la
rue quand je marche, toujours guetté par une flèche qui me vise à chaque instant. Est-ce
que ça se voit dans les yeux ? Le souci n’est plus tant de conserver un regard humain que
d’acquérir un regard trop humain, comme celui des prisonniers de Nuit et Brouillard.269»
Le sang n’est plus scientifique, mais humaine, il est même l’essence de la vie. Le virus et son
traitement mettent le patient à nu. Or, la dénudation du texte «froide et direct» est contrecarrée
par l’utilisation des métaphores et images fortes qui cherchent à faire comprendre au lecteur les
sentiments vécus par le sidéen. La métaphore du corps se prouve incapable de dire le tout ou de
sauver l’auteur. En outre, la métaphore du livre ne le sauvera pas. Or, il y a une autre
métaphorisation dans laquelle entre le voyage. Comme l’écriture du corps se prouve incapable
d’une salvation, elle se déplace vers les lieux exotiques. Il va de la guérison scientifique par la
guérison alternative et l’oubli de la guérison { une nouvelle vie. L’exhibition extrême du moi ne
le sauve donc pas, le moi de Guibert disparaîtra progressivement. La merveille s’introduit.
En bref, nous avons à faire à une ligne romanesque qui est en évolution et qui rejoint deux
univers ; c’est-à-dire l’univers scientifique et l’univers merveilleux, exotique. Le voyage au Maroc
dans le Protocole Compassionnel constitue un passage du documentaire clinique du corps de À
l’ami au documentaire plus fictionnel du voyage. L’atmosphère hospitalière qui est { comparer
avec les camps d’exterminations est remplacé par le miracle du monde.
3.3.2 Le voyage et la mystification du sida : la merveille et le chevalier élu
Pour l’écrivain sidéen, écrire est survivre, en cela nous pouvons considérer l’écriture donc aussi
comme un voyage. Pour Guibert « L’écriture […] vise { rendre acceptable l’image de soi comme
malade et à entretenir, par les sortilèges de la fiction, la puissance du plus minime espoir. 270»
L’espoir se déplace. La croyance dans un guérison est donc d’abord très présente, jusqu’au
268
Ibid. p. 14
Hervé Guibert, À l’ami, op.cit. p. 14
270
Blanckeman L’Écriture sid’assasine , op.cit. p. 61
269
52
voyage au Maroc. Guibert se lance dans une quête merveilleuse. C’est notamment grâce au sida
que les écrivains voyagent. Pour Guibert, la maladie est même totalement encadrée par le
voyage. Guibert veut démystifier le sida pour le grand public, mais paradoxalement il construit
lui-même un mythe littéraire du sida.271 Il glisse nécessairement vers la fiction, parce que la
maladie est une maladie merveilleuse, qui excède toute connaissance.272 Les voyages exotiques
aident { mystifier l’image de son sida. Dès la contamination à la disparition, sa maladie et sa
mort sont symbolisées métaphoriquement par le voyage. Tout comme de Duve, il devient un
chevalier du sida. Or, il s’agit d’un autre type de chevalier, la prouesse et l’abnégation n’ont pas
beaucoup { voir, mais l’aventure romanesque est centrale. Le narrateur est { la recherche des
causes, d’une guérison et de l’éternité.
Dans À l’ami il s’engage d’abord dans une quête de l’origine de son sida. Il combine la quête
scientifique d’un vaccin dès le début avec une ambiance magique. Guibert inscrit cette maladie
incompréhensible dans une logique miraculeuse ; «Le sida[…]est une maladie de sorciers,
d’envoûteurs. 273» La mort est présente en lui , comme force magique et dévastatrice qui le
pousse paradoxalement { l’écriture et { vivre. Le sida le jette dans cette zone de menace qui est
magique ;
« Le sida n’est pas vraiment une maladie, ça simplifie les choses de dire que c’en est une,
c’est un état de faiblesse et d’abandon qui ouvre la cage de la bête qu’on avait en soi, { qui
je suis contraint de donner pleins pouvoirs pour qu’elle me dévore, { qui je laisse faire sur
mon corps vivant ce qu’elle s’apprêtait { faire sur mon cadavre pour le désintégrer.274»
Pour Guibert, tout comme pour de Duve, le sida est donc une maladie merveilleuse. Une maladie
constituée d’énigmes qu’il faut résoudre, mais également une maladie qui ouvre une vision
merveilleuse sur le monde. Au tour de la maladie se construit donc peu à peu un monde
merveilleux. Ce qui est donc particulièrement intéressant pour notre travail est qu’il encadre
l’évolution de son sida par le voyage. Il se lance donc dans une aventure presque chevaleresque.
En premier lieu, il s’engage donc dans la quête d’une issue de sa condition menaçante. Or, à la fin
il n’est pas un élu du monde scientifique ; le vaccin de son ami américain Bill ne se développera
pas. La quête d’une issue scientifique le désillusionne.
Guibert intègre sa contamination dans l’univers merveilleux qu’il construit. Il nous donne une
aperçue des possibles causes de la contamination. Toutefois, ce qui est plus est que le sida
commence symboliquement comme une maladie des «putes-fées» qui envoûtent le chevalier
Guibert. Le narrateur se trouve au Mexique, ce voyage culmine dans une scène particulièrement
violente dans un bordel mexicain dans lequel Guibert serait contaminé par la langue d’une vieille
271
272
Ibid. p. 66
Ibid. p. 65
273
Hervé Guibert, À l’ami, op. cit. p. 17
274
Ibid.
53
prostituée. Il est frappé de fortes fièvres et dans sa gorge se développe un abcès monstrueux. La
maladie commence donc dans un univers de décadence et de dégoût. La contamination s’associe
métaphoriquement avec le climat étouffant et fiévreux du Mexique. Nous voyons plus tard
comment la disparition est également représentée par un univers «exotique» et mystérieux.
On peut donc conclure que, entreprise afin de comprendre sa condition et de guérir, la quête
scientifique est peu à peu remplacée par une logique merveilleuse. Les récits scientifiques et le
grand savoir sur la maladie disparaissent. Son ami, le scientifique Bill disparaît. Le narrateur est
«dans la merde»275 parce que la première logique romanesque ne le sauve pas. La volonté de
guérison est de moins en moins importante. Son premier voyage au Maroc s’intègre dans cette
quête d’une guérison, mais il est différent. Guibert s’approche de plus en plus de la «sur-vie» de
de Duve. Un guérisseur-envouteur ouvre sa vue au monde, il découvre les privilèges du mourant.
Puisque les moyens terrestres n’aident plus, Guibert se dirige de plus en plus vers la
contemplation de la nature, mais la beauté naturelle est artificielle.
3.4 La quête d’une nouvelle (sur-)vie : se réinventer ou échapper au
sida par l’aventure et la spatialité redécouverte
Enfin, contrairement à Pascal de Duve et sa maladie flamboyante, le narrateur malade cherche
donc une alternative. Il en a assez de la maladie, même si la souffrance lui donne des forces. Pour
cela, il se détourne de la science et se dirige vers l’exotique. Le narrateur cherche d’abord un
Graal alternatif. Or, Guibert prouve que la quête elle-même est plus intéressante que le fait de
trouver une guérison, non seulement au niveau géographique mais également en ce qui
concerne la fiction. Il y a le passage d’un désir de guérison { un désir de vivre pleinement le
temps qui lui reste.
Il se construit une autre vie parallèle ; une vie de voyages. D’abord, comme nous l’avons dit, le
voyage s’intègre dans une quête de la guérison. Toutefois, en découvrant ou en créant lui-même
la beauté du monde au Maroc, il se dirige vers la merveille. Ici, le narrateur se réinvente à travers
le voyage. Il veut échapper au sida dans Le Protocole Compassionnel : «J’allais en sortir »276. Or, de
plus en plus de fiction est introduite pour réaffirmer cet échappement et le voyage en est un des
noyaux. En se déplaçant des lieux fixes on entre dans une atmosphère d’ambiguïté et
d’instabilité. Une vie de leurres, de magique et de travestissements s’épanouit. La réinvention de
soi se renouvelle beaucoup de fois. «Le je textuel de Guibert disparaît derrière une identité
275
Ibid. p.284
276
Hervé Guibert, Le Protocole Compassionnel,op. cit , p. 240
54
romanesque radicale .277» L’autobiographique se perd donc en faveur de la fiction et du voyage .
Guibert, qui détestait le roman classique, s’intéresse de plus en plus au romanesque. Le
narrateur se fragmente, il reçoit des identités différentes et le voyage est le moteur de ce procès.
D’abord, il constitue le passage de la guérison { la beauté intense.
Nous avons donc à faire à une métaphorisation de la maladie. Le voyage est à la fois une négation
et une affirmation du virus. Dès Le Protocole Compassionnel Guibert introduit des aventures
invraisemblables et métaphoriques : «Il ne lui arrive que des fausses choses. »278. Des fausses
choses qui sont plus vraies que la vraie vie parce qu’ils représentent ce que la vérité ne peut pas
représenter, le non-dit. On ne peut plus distinguer entre la fiction et la vérité. C’est notamment la
fiction qui lui redonne le sens de vivre. Il s’enferme par exemple dans la cave de son immeuble.
L{, il ne voit pas de solution, il ne peut que compter sur le passage fortuit d’un voisin. C’est une
mort préfigurée, mais l’ironie et l’humour sont présents. «Mourir dans cette cave alors qu’on est
atteint du sida»279 serait d’une ironie fantastique. Or, il s’en sort, grâce { un sauveur inconnu.
C’est une des aventures de sa quête. Selon Spoiden, il s’agit d’une métaphore empruntée à
Thomas Bernhardt, écrivain-exemple de Guibert, qui écrivait lui aussi sur sa maladie, la
tuberculose.280 Il ne peut pas se laisser enfermer et décourager dans la cave qui est le sida ; il
faut en sortir et (sur)vivre. Il y a une résurrection textuelle.
Toutefois, Guibert dit que la disparition est un de ses grands fantasmes.281 La cave est le lieu
idéal d’une disparition. Le grand goût du mouvement symbolise donc ce désir de survie, mais le
voyage est aussi moyen de disparaître. Le narrateur veut disparaître d’abord des alentours
habituels, c’est-à-dire de Paris et, par après, désintégrer progressivement l’identité du narrateur.
Guibert se déplaçait déjà entre trois lieux, qui ont tous des autres caractéristiques, Paris est le
lieu de la maladie, Rome le lieu de la décadence et Elbe le lieu de la résurrection du mystique
mais désormais s’ajoutent des voyages plus exotiques.
La métaphore de la résurrection et celle de la disparition sont donc liées, le voyage affirme son
indépendance et sa liberté reconquises. Lorsque sa condition le limite plus et plus de se
déplacer, le déplacement occupera une place plus importante dans son œuvre. Le moi malade
disparaît progressivement en faveur du moi romanesque voyageur. Or, paradoxalement le moi
disparaît lorsque le moi du narrateur se développe. Il réaffirme et désintègre à la fois son moi
qui est sous la menace de la maladie, il crée une vie parallèle. La résurrection du narrateur est
donc paradoxalement liée { la disparition de l’auteur. Or, le texte en soi fera de plus en plus
référence à la disparition. Par la mort Guibert peut s’approcher le plus près possible de
277
Blanckeman, « Mourir au texte : sur quelques récits d’Hervé Guibert in Écriture et maladie « Du bon usage des
maladies », Paris, Imago, 2003, p.182
278
Hervé Guibert, Le Protocole compassionnel, op. cit. p.188
279
Ibid. p. 83
280
Spoiden. pp. cit. pp.73-74
281
Hervé Guibert, Le Protocole Compassionnel, op.cit. p. 80
55
l’indicible. Il n’a pas peur de la page blanche, mais la mort est imprésentable. Il n’est pas un
«écri-vaniteux», même si son narrateur se multiple, au fond il accepte la réalité.
3.5 Le Protocole Compassionnel ou la quête de la beauté : de la
souffrance corporelle à la beauté spirituelle à travers le voyage
Ce livre est donc le passage entre deux univers, celui de l’espoir d’une guérison et celui de la
disparition totale. C’est le livre de la résurrection provisoire. La corporalité évolue.
Le titre suggère qui Guibert proposera une façon de compassion avec le sidéen. Guibert ne
propose pas un vrai protocole pour le sidéen, contrairement au manifeste de de Duve, mais il est
aidé par la compassion de l’autre. Le titre renvoie au traitement de son sida, comme nous le
voyons dans son journal ; «Le protocole qui devrait me permettre d’obtenir de la DDI est appelé
‘protocole compassionnel’ »282. La DDI est le médicament qui suscite l’univers romanesque du
roman. Il renonce à sa propre pitié. En outre, compassion comporte le mot «passion». Dans ce
roman, Guibert-narrateur s’ouvre { la passion de la beauté { partir de la souffrance.
Le roman est de nouveau construit entre l’espoir et le désespoir et commence dans une forte
ambiance de visualité. Tous les matins il se réveille avec l’image de sa nudité, c’est une
expérience fondamentale. Il s’agit d’une image qu’il accepte maintenant de plus en plus. Le
narrateur parle du type qu’il voit dans le miroir. «Je ne peut pas dire non plus que j’avais de la
pitié pour ce type, ça dépends des jours, parfois j’ai l’impression qu’il va s’en sortir puisque des
gens sont bien revenus d’Auschwitz, d’autres fois il est clair qu’il est condamné en route vers la
tombe, inéluctablement.283»
L’image du camp de concentration devient paradoxalement une image de l’espoir. Il est aidé, il se
retrouve et il s’ouvre au monde. La corporalité redevient positive ; l’image de Guibert change
progressivement. «Je veux juste vous dire que je vous trouve très beau.284 » Dans les zones
sombres de la mort, le sidéen peut vivre et sur-vivre. Le voyage entre dans la permanente
tension de ce livre entre la corporalité et la spiritualité.
3.5.1 La (re)naissance spirituelle du grand écrivain de l’île d’Elbe
«Que le corps aille { sa perte, qu’il aille { sa perte c’est la seule solution.285 » Cette citation de
Marguerite Duras que Guibert recopie et transforme – il remplace le mot «monde» par «corps»
– indique l’acceptation de la condition irréversible. Le corps va à sa perte, mais l’écrivain
282
Hervé Guibert, Le Mausolée des Amants, Journal 1976-1991, Éditions Gallimard, <Collections Folio>, Paris, 2001 p. 524
Hervé Guibert, Le Protocole Compassionnel, op.cit. pp. 18-19
284
Ibid. p. 134
285
Ibid. p. 176
283
56
s’épanouit. Par l’urgence de l’écriture face { la mort, Guibert multiplie ses écrits. En plus, le
narrateur ressuscite – dans sa vie parallèle – encore plus que l’écrivain. Le voyage est un
passage de l’image corporelle, de la photo et du miroir, du vieillard jeune { l’image spirituelle
d’un jeune homme qui est encore plein de vie.
Le Protocole Compassionnel s’intègre donc dans une atmosphère transcendante. Comme de Duve,
Guibert dépasse le corporel. Les limites de son corps ne l’enferment plus. Il devient un écrivainmystique, sur l’île d’Elbe. La référence { la vie spirituelle et religieuse n’est jamais loin. C’est-àdire, dans la souffrance la plus intense et les conditions les plus basiques Guibert écrit ce qui
pourrait être qualifié de vision. En plus, c’est l{ aussi qu’il s’imagine une vie qui dépasse la mort
en tant que «grand écrivain». Dans son imaginaire il voit sa chambre « misérable et nue [comme
lui] sublime dans son luxe ascétique »286 se transformer en lieu de pèlerinage. Cette chambre est
notamment son lieu préféré pour l’écriture, aussi du livre qu’il est en train d’écrire. Il veut donc
sur-vivre en tant qu’écrivain connu. Sa jeune mort le convertirait en mythe. «J’ai toujours su que
je serais un grand écrivain.287» Sur l’île il se sent respecté. Grâce { sa maladie il est enfin connu.
De façon ironique, Guibert affirme que «ici, on me réserve beaucoup d’égard, enfin. Enfin,
mérités, justifiés, si longtemps attendus»288. Guibert le remarque avec gratitude mais pas sans
amertume. De plus, sa condition s’intègre dans la logique de sa vie. «À quinze ans, avant même
que j’aie écrit quoique ce soit, je savais la célébrité, la richesse et la mort.289» La mort a donc ici
un aspect positif. Elle le fait renaître après sa vie, mais aussi durant sa vie. Dès la chambre
misérable sur Elbe, il évoque la vision intense de la beauté.
3.5.2 La résurrection et le symbolique religieux : la passion et la sur-vie
Le goût du voyage dans Le Protocole Compassionnel est donc lié { la métaphore forte d’une
Nouvelle Vie. Guibert encadre cette émergence d’une nouvelle vie avec une logique presque
chrétienne. Par conséquent, pour qu’il resurgisse, Guibert doit subir, comme le Christ, la
souffrance la plus intense. Le moi pathologique du narrateur meurt en quelque sorte. Cette
souffrance se déroule dans une scène emblématique. Un traitement médical ; une fibroscopie lui
donnait l’envie de suicide. Elle s’effectue dans l’anonymat et la cruauté absolus de l’atmosphère
hospitalière. Deux critiques romanesques récurrents qui culminent dans cette scène en
s’associant avec le nazisme, les camps et le sadomasochisme. Par après Guibert se dissocie de
cette représentation. Les «jeunes cadavres» que Guibert voit { l’hôpital Rothschild en sont les
derniers témoins. «Pour le docteur Domer, je n’étais qu’un petit pédé infecté de plus, qui allait de
286
Ibid p. 150
Ibid. p. 147
288
Ibid.
289
Ibid.p. 150
287
57
toute façon crever, et qui lui faisait perdre son temps […] il ne la faisait pas lui-même puisque
j’étais personne.290» La critique de l’intolérance et l’indifférence est clairement présente. Le
docteur est associé à un bourreau, il a «une physique de sadique des films nazis»291. Ce scène
était si marquant pour Guibert qu’il était «devenu incapable de raconter l’expérience »292.
L’expérience irreprésentable ne se résout donc paradoxalement pas dans la mort, mais dans la
résurrection.
La passion est la revendication de l’identité de Guibert. « Je lutte. Mon dieu que cette lutte est
belle .293 » Les expériences contradictoires constituent la passion. Elle est à comparé avec la
passion du Christ ; afin de ressusciter il faut souffrir et surtout dépasser la corporalité. Guibert
se convertit donc, bien que implicitement, en Christ. Par conséquent, le symbolique qui
accompagne la renaissance est une construction. Le chiffre treize, chiffre du malheur se convertit
en chiffre du bonheur. Le jour de la résurrection est le vendredi 13. En plus, il finit son livre le 13
août de façon positive : «Aujourd’hui, 13 août 1990, je finis mon livre, le chiffre 13 porte
bonheur. Il y a une nette amélioration dans mes analyses, Claudette sourit (est-ce qu’elle me
ment ?). J’ai commencé à tourner un film. Mon premier film.»294 Par la passion de la maladie il
réalise son rêve : tourner un film.
Guibert, de nouveau, est un élu, non plus du monde scientifique, mais du monde transcendant.
La torture la plus atroce lui ouvre donc la voie du voyage et de la beauté. Guibert dépasse la
corporalité et se convertit en mystique, la mort cause une «sur-vie» intense. Il s’agit notamment
d’une résurrection littérale, grâce à la DDI – la nouvelle cure – récupéré du danseur mort mais
Guibert déplace cette renaissance au niveau spirituel. C’est donc également une résurrection au
niveau romanesque. Les voyages commencent quand il se sent de nouveau écrivain. «J’étais de
nouveau vivant, j’écrivais de nouveau.295» Écrire rétablit la vie et la vie romanesque est celle du
voyage. «C’est quand j’écris que je suis le plus vivant.296» Le vrai voyage, { Rome et { l’île d’Elbe,
suscitent le voyage de la beauté au Maroc. La vie ne peut pas être plus pleine et plus intense que
lorsqu’on voyage.
Nous pouvons dire que Le Protocole Compassionnel est un roman qui évolue de la corporalité
négative à la résurrection spirituelle. C’est justement cette zone de menace dans laquelle il se
trouve qui intensifie sa vie. Guibert veut vivre : « Après tant rêvé { la mort, dorénavant j’ai
horriblement envie de vivre.297» En bref, grâce à la fiction spirituelle et le voyage Guibert renaît.
290
Ibid. pp. 68-69
Ibid p. 69
292
Ibid. p. 72
293
Ibid. p.175
294
Ibid. p.261
295
Ibid. p.64
296
Ibid. p.144
297
Ibid .p.190
291
58
3.5.3 La lettre, le jeu des lieux et le Miracle au Maroc ; la nouvelle vie
transcendante et la nouvelle écriture
Pour Guibert-narrateur, le voyage au Maroc est aussi un voyage de transcendance, comme l’est
le voyage de de Duve. Toutefois, le narrateur ne sait – par après – plus trop bien pourquoi il a
voyagé. Ce voyage, fictionnel ou vrai, est d’abord une fuite, celle du dernier espoir. Le narrateur
se rend compte que c’était «ridicule»298. « La vérité est que j’avais un but mais que ce but
aujourd’hui a perdu raison.299» Guérir ne l’importe plus, mais le voyage est de nouveau une
renaissance. «La vérité est que je partais parce que j’étais { bout de tout, { bout de mes forces, en
train de crever, tout simplement, comme une pauvre bête, je n’avais plus aucun espoir que celuici.300» Il saisit le dernier espoir, même si il se développe d’une autre façon que celle qu’il avait
attendue. Une cure «magique» et alternative lui est proposée dans une lettre par un professeur
qui vit à Casablanca. Le narrateur se plonge dans l’aventure.
Les lettres sont en quelque sorte un motif et une raison d’écrire. La dédicace du livre semble
montrer clairement que Guibert n’écrit que grâce aux lettres qu’il reçoit : «À toutes celles et à
tous ceux qui m’ont écrit pour À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Chacune de vos lettres m’a
bouleversé.301» La lettre du Maroc est particulière parce qu’elle lui donne également une
nouvelle vie romanesque ; une raison de voyager et un espoir de guérison. Elle est tentante «en
dehors de la réactivation de l’espoir, parce qu’elle était romanesque»302.
«De toutes les lettres que j’avais reçues, celle de l’homme était la seule { laquelle
j’envisageait donner suite, éventuellement, parce qu’elle venait de Casablanca, qui
résonnait fabuleusement, et parce qu’elle évoquait la figure de cet autre homme, qu’on
appelait le tunisien, un industriel retiré de ses affaires, qui continuait à exercer son art
mystérieux pour la seule beauté du geste.303»
Dans ce passage on trouve tout ce qui est important, la beauté et le fabuleux. Guibert lui-même
indique le côté fabuleux et fictionnel du voyage. Il va donc rendre visite à un guérisseur. Un
guérisseur arabe qui est douteux et reste anonyme; est-ce que c’est un escroc ? Est-ce qu’il a ce
pouvoir de guérison ? Guibert joue avec les clichés sur le monde arabe.
Toutefois, ce voyage s’intègre dans la logique du livre. La structure du livre est notamment un
entrelacement de voyages. C’est-à-dire, il s’agit d’un voyage qu’il écrit – ou qu’il invente – par
après sur l’île d’Elbe. Ce livre joue fortement sur les lieux, il les complique. Paris est le lieu du
298
Ibid p.199
Ibid p.199
300
Ibid.p. 200
301
Ibid. p. 8
302
Ibid. p. 201
303
Ibid. p. 203
299
59
désespoir et de la dépression, mais c’est { Rome qu’il se remet à lire et à écrire.304 Juste avant il
allait de plus en plus mal, pour cela il se construit un nouvel univers. La souffrance le pousse à
écrire. A Rome, il allait mieux, grâce aux antidépresseurs, il n’avait plus envie d’une écriture
comme par avant. La négativité corporelle doit disparaître. « Je racontais une histoire dont je
connaissais le début, le déroulement et la fin, puisque je l’avais vécue, et c’est peut-être pour cela
qu’elle m’ennuyait comme un labeur monotone.305 » L’autobiographique l’ennuie. Guibert se
lance donc dans « l’écriture gaie et vivante »306, parce que les textes le modifient, il en a marre de
cette vie307. Il introduit donc l’imprévu, la nouvelle écriture et la nouvelle vie. «Mon récit
s’intitulait Miracle à Casablanca.308» Ce récit est une indication métatextuelle de la nature de son
voyage au Maroc. Par des allusions, Guibert pense son écriture.
Dès la chambre misérable sur l’île d’Elbe il évoque le monde splendide du Maroc. L’exotisme
transcendant s’introduit. Il s’agit d’une «terre froide avec un sol brûlant »309, une terre de
contradictions et de l’incertitude où l’impossible devient possible. Est-ce qu’il devient l’élu qui
peut sortir de la maladie ? Guibert construit un univers nouveau et mystérieux sur la terre arabe.
Ce premier voyage est très élaboré, il constitue presque un tiers du livre, tous les détails sont
importants. «Il va falloir maintenant raconter, le plus en détail possible, mon séjour à
Casablanca, et ma rencontre avec le Tunisien.310»
3.5.4 Les Lumières construites d’un sidéen, la contemplation de la transcendance
naturelle et le sens de la vie
Le narrateur se dirige donc vers Casablanca. À l’époque, c’est une ville de la «transexualisation»,
une ville où toute est possible. Guibert rêve de «réérotiser» son corps pour son amant
hétérosexuel Vincent, en devenant une femme. Cet atmosphère d’ambiguïté détermine tout le
voyage au Maroc. En outre, Guibert devient un contemplateur. La visualité a toujours été
centrale dans son œuvre. Néanmoins, c’est la première fois dans la trilogie du sida qu’il décrit
largement le paysage. Il entre brièvement dans la sur-vie. Grâce à sa condition, les paysages du
Maroc sont d’une intensité énorme pour lui. Tout comme chez de Duve la nature est l’initiatrice
d’une nouvelle vie qui s’épanouit.
Le Maroc est la jonction entre la mer et le désert. Il s’agit de deux éléments symboliques ; la vie
et la mort. La mer symbolise la zone de menace. L’eau donne la vie, mais elle peut être aussi
catastrophique. Le Christ a lutté avec le diable dans le désert, Guibert veut également lutter avec
304
Ibid. p. 29
Ibid. p. 198
306
Ibid.
307
Ibid. p. 197
308
Ibid. p. 198
309
Ibid. p. 219
310
Ibid.
305
60
son diable, le sida. Le guérisseur habite dans le désert, les villes que le narrateur visite,
Casablanca et Tanger, sont sur la côte. De plus, Guibert (re)découvre la beauté. La visualité se
penche à nouveau vers la positivité de la beauté, la négativité du corps est contrecarrée. Surtout
son excursion à Tanger lui donne cette vision de la beauté.. Paradoxalement, Guibert se décrit
d’abord comme « un monstre parmi les vieillards »311, sa corporalité n’est donc pas totalement
absente, mais elle est dépassée par les privilèges du mourant. L’envie de suicide disparaît grâce
à la découverte de la sur-vie. À Tanger il voit des bandes annonces qui font référence à la mort et
le suicide; «Mission suicide»312 passe au cinéma. Toutefois, dans la même ville le narrateur
découvre la beauté intense ;
«La campagne entre Tanger et l’aéroport était aussi splendide qu’{ l’aller. Ce chauffeur
me dit son nom et ajouta que je serais toujours le bienvenu { Tanger. J’avais beaucoup
d’avance. Je montai sur une terrasse qui surplombait le terrain où les avions décollaient,
mais il n’y en avait aucun en vu, ni petit ni gros. Adossé { un mur au soleil, je guettais sa
disparition entre les palmiers, il était doux, chaud, rougeoyant, et je respirais à pleins
poumons, comme le Tunisien m’avait dit de le faire, j’étais sûr que j’allais vivre.313»
Le ciel devient plus beau que jamais. Par conséquent, même si le guérisseur ne parvient pas à
chasser le virus, la beauté de la nature redonne un sens à sa vie écourtée. La sur-vie commence.
Le guérisseur – qui ne reçoit jamais de nom dans le texte – ne peut pas identifier le virus. Le
Tunisien utilise un «autovaccin». Le virus reste un mystère ; «On a dit tellement de choses sur le
virus mais on n’en sait toujours pas grande chose »314. Or, il affirme la nouvelle vie ; «Tu va t’en
sortir, tu verras.»315 et «Tu vas pouvoir te voir de nouveau.»316. Il rétablit donc l’image de
Guibert, la visualité devient positive. Guibert l’adore, il est une figure de gourou, l’initiateur de la
nouvelle vie. Également sa femme qui s’appelle ironiquement et symboliquement Madame
Lumière, joue un rôle important. Elle l’initie au sens de la vie. Guibert ressemble à leur fils perdu.
Tous les personnages au Maroc sont des personnages chaleureux. En outre, au Maroc, le
narrateur reçoit une nouvelle famille, une famille chaleureuse, celle du professeur et sa femme
qu’il appelle ses parents de substitut.
Le guérisseur est une réécriture du personnage de Vincent, un amant de Guibert qui est une
figure récurrente et importante dans son écriture. Il est le premier, plus tôt dans le livre, qui dit
qu’il va s’en sortir.317 Vincent parle du magnétisme. Cette anecdote suscite, selon nous, le
passage chez le guérisseur. Il voyage doublement grâce à Vincent. Il est donc aussi responsable
311
Ibid.p. 240
Ibid. p. 238
313
Ibid. p. 240
314
Ibid. p. 230
315
Ibid.
316
Ibid. p 231
317
Ibid. p.166
312
61
de sa résurrection. C’est aussi une résurrection érotique, l’idée d’une «réérotisation» de son
corps suscite aussi le Maroc.
Guibert comprend pour la première fois le sens de Dieu. Il y a un court moment d’harmonie. À
cet égard il rejoint de Duve, quoiqu’il ne soit pas si activement { la recherche d’un voyage de
sens, le sens lui vient. Dieu est la nature ; « Lumière m’a dit ‘Que Dieu vous protège’. J’avais déj{
dû entendre ces mots dans ma vie, mais il n’avait jamais eu aucun sens pour moi. Je les
comprenais pour la première fois.»318. C’est Madame Lumière qui «l’éclaire». Après avoir trouvé
le sens, Guibert s’ouvre { la beauté. Or, en contemplant l’océan qui donne la vie et le sens, le sens
lui échappe de nouveau. Est-ce que le vide est le sens ? Est-ce Guibert rejoint de Duve en disant
que le sens de la vie est qu’il n y en a pas ?
«Ce vide, l’étendue immense face { l’océan et moi qui gesticule comme un crabe pour me
tenter de relever, intriguant les jeunes garçons qui arc-boutaient leurs corps dans des
équilibres compliqués, et qui ne comprenaient pas pourquoi un homme qui avait l’air
d’avoir une trentaine d’années se mouvait comme ça, comme un vieillard, Dans le sable,
j’écrivis, pour reprendre l’expression de Madame Lumière ‘Que Dieu nous protège’. Mais
je n’étais plus sur de la comprendre, entre-temps son sens s’était échappé.»319
Sur la plage de Casablanca, en étant confronté avec l’autre, c’est-à-dire le jeune musclé, la
corporalité chasse le sens donc à nouveau. Le seul sens possible est celui du corps en déchéance.
Toutefois, c’est dans le vide que réside le sens, c’est-à-dire l’intensité des crépuscules de la vie.
Le vide représente l’indicible. Or, Guibert s’engage dans la voie de la beauté de la vie. De
nouveau dans la ville il voit «une vision de beauté à couper le souffle»320. La merveille est celle de
la beauté du monde qui l’entoure. Elle ne peut pas chasser la maladie, mais elle est beaucoup
plus intense grâce à la maladie.
Le retour Elbe-Paris le réintroduit dans le monde de la maladie. Le voyage au Maroc écrit se
termine avec le voyage { l’Elbe. Guibert est confronté avec la réalité, le monde arabe n’est pas
merveilleux, le président de la République déclare la guerre à Iraq. Toutefois, le livre finit de
façon positive : contrairement à À l’ami Guibert ne se trouve pas dans une « merde littéraire ».
Nous avons à faire à une conversion des données. Le Malheur de la maladie devient le Bonheur
de la Vie.
3.5.5 L’art, la Mer et la Mort de la merveille construite et l’orientalisme moderne
Guibert construit le monde du Maroc à partir de différents angles. Il s’agit d’un exotisme
moderne. La construction est double ; { partir des anecdotes et { partir de l’art. La beauté n’est
donc pas directement accessible. Contrairement à celle de de Duve, elle est construite.
318
Ibid. p. 246
Ibid. p. 247
320
Ibid. p. 248
319
62
Premièrement, bien qu’il soit «un monstre parmi les vieillards»321 l’océan le fait revivre. Sur l’île
d’Elbe, Guibert affirme qu’il a «terriblement envie de mer»322 et de la baignade. La mer est le lieu
par excellence du déplacement. L’envie de mer est donc un catalyseur d’écriture. Le voyage au
Maroc est un voyage de merveilles célestes et terrestres, c’est-à-dire Guibert comprend un bref
instant le sens de la vie, il ne guérit pas mais il découvre la beauté. Nous avons à faire à un
orientalisme moderne et inverti ; le pays des milles merveilles où l’impossible est possible.
L’Arabe n’est pas l’ennemi décadent mais l’aide chaleureux. Dans un premier temps, les pays
exotiques représentent donc une tournure positive.
L’univers marocain est donc doublement construit. D’abord, Guibert est un adepte de l’art
plastique. Selon nous, il s’inspire des tableaux d’Aïavasovsky, un peintre arménien du XIXe
siècle. En outre, ce peintre constitue la jonction entre différents univers romanesques de
Guibert. La beauté du monde naît donc da la beauté de l’art. Aïavasovsky est notamment un
peintre de paysages et de la nature. La mer joue un rôle important chez lui, elle est double ;
sauvage et calme. En plus, il peint également le soleil couchant et des villes orientales. Son
orientalisme mystérieux, la lumière particulière et l’immédiateté de sa peinture se traduit dans
l’écriture picturale de Guibert. À travers cette représentation Guibert peut introduire le
mystérieux et les merveilles de la beauté. Ce Maroc qui se trouve, tout comme Guibert, entre la
vie et la mort, la mer et le désert.
En outre, il s’inspire de sa vie personnelle ; Guibert choisit Tanger { partir d’une histoire de son
ami Théo, qui en fait l’éloge. Comme nous l’avons dit Casablanca émerge des conversations avec
Vincent.
En tant que photographe il a toujours eu une vision artificielle sur le monde, il encadre ce qu’il
voit. Pour cela, l’art plastique s’associe directement { son corps et indirectement { la nature.
Pour les auteurs sidéens, les arts plastiques représentent une corporalité alternative. Ils servent
{ représenter l’irreprésentable. Surtout dans leur image de la mort. Guibert évoque, tout comme
de Duve, la mort dans une peinture. La représentation artificielle du corps souffrant gagne
terrain sur la représentation explicite et littérale. Il s’agit d’une mort plus corporelle que celle de
de Duve. Il est remarquable que les deux utilisent l’image d’un cavalier. Le Jockey au Cheval de
Magritte représente notamment une âme perdue, alors que La Mort sur un cheval de William
Turner représente un squelette dans une atmosphère infernale, une grande tempête de sable et
de feu. Tout se confond. Guibert représente une éternité infernale. En effet, Guibert fait
constamment référence à lui-même en tant que squelette, mais cette représentation lie la mort
aussi au désert du Maroc. Maintenant, Guibert choisit la vie. Guibert s’intéresse donc de plus en
plus au monde le l’art. Dans L’Homme au Chapeau Rouge il se convertit en marchand d’art. L’art
321
322
Ibid. p. 240
Ibid. p. 172
63
constitue le lien entre ces deux romans. Elle entre dans la logique de dire l’indicible, notamment
la disparition du sujet.
3.6 L’Homme au Chapeau Rouge ou la quête de la disparition : la
révolte du voyage et de l’art
L’art s’associe { la disparition. L’Homme au Chapeau Rouge est le roman de la multiplication du
voyage. En plus, il y a également un voyage d’intrigues. Le corporel pur est abandonné, mais la
confusion de l’état pathologique de Guibert se transmet dans l’écriture. La multiplication des
voyages et des intrigues aide à se révolter de la maladie, mais en même temps elle symbolisent la
disparition. Il y a trois intrigues qui ce centrent sur un autre personnage. Elles sont rattachées
par l’art ; celle de Lena, marchande de l’art, qui est Arménienne comme Aïavosevsky , celle de
Yannis, peintre célèbre, et celle du narrateur-écrivain.
3.6.1 La quête de l’art entre la vie et la disparition
Premièrement, la nature est remplacée par l’art lui-même Guibert avait créé la nature à partir de
l’art, maintenant il crée une autre nouvelle vie parallèle grâce { l’art. Or, la résurrection s’avère
fausse aux différents niveaux. La beauté intense est abandonnée. C’est de nouveau la corporalité
pathologique qui provoque l’illusion de ressusciter. Comme nous l’avons dit, Guibert se crée une
nouvelle vie à partir de la souffrance – c’est-à-dire sa gorge ; il souffre peut-être d’un lymphome
– le pousse { la construction d’un univers d’art. Il se révolte. Contrairement { de Duve il renonce
à sa maladie.
Guibert multiplie les voyages dans ce livre. Plus qu’il est incapable de voyager, plus qu’il se
déplace. Le voyage est ici donc une forme de protestation. Guibert s’interroge aussi pour la
première fois sur la croyance. «Êtes-vous croyant ? demandait Lena [..] Non, mais je crois à la
croyance des autres.323» Guibert-narrateur n’a donc pas trouvé le sens de Dieu, ni de la vie. La
passion et la sur-vie ne compensent plus la souffrance.
«Certainement, j’ai bien été obligé de l’aimer, sinon ma vie serait devenue invivable, il a
été inévitablement une expérience fondamentale, cruciale, mais maintenant j’en ai fait le
tour, et je n’en peux plus, après ce chemin vers la sagesse pour la première fois c’est la
révolte qui pointe. Je ne peux plus entendre parler du sida. Je hais le sida, je ne veux plus
l’avoir, il a fait son temps en moi.324»
Guibert indique que la passion intense était une façon de survivre. Le sida était un chemin vers la
sagesse. Maintenant, il devient la haine. La quête se transforme de quête de la beauté intense en
323
324
Hervé Guibert, L’Homme au Chapeau Rouge, Édtions Gallimard, <Collections Folio>, Paris, 1992 p. 67
Ibid. p. 68
64
quête de l’art ; quête d’une nouvelle vie sans le sida. Puisqu’il n’a pas trouvé totalement le sens
de la vie, il se construit un sens. L’Homme au Chapeau rouge est le roman du déplacement et de la
mobilité. Guibert n’entreprend pas moins de trois grands voyages. Guibert se soulève. Il indique
en quelque sorte une évolution «antisidéenne» dans ses écrits.
3.6.2 La nouvelle passion du sidéen : du suicide à une fausse nouvelle vie
La passion devient donc la haine. Guibert se révolte. Il ne veut plus être malade. Or, la mort et la
force de la maladie sont centrales au début du roman. Plus Guibert s’approche de la mort plus le
suicide joue un rôle. Dans Le Protocole Compassionnel il référait déjà plusieurs fois de façon
implicite au suicide. Guibert se trouve donc dans la zone entre une nouvelle vie et la fin de sa vie
de sidéen. De son obsession pour la mort et la disparition naissent deux romans «quasi-polars»
dans lesquelles le voyage est central.
La douleur et le suicide provoquent une nouvelle vie. Son premier voyage du livre, celui à Corfou,
s’intègre dans la logique d’une mort voulue. Les douleurs de la gorge le poussent presque au
suicide mais paradoxalement aussi à vivre et à écrire son voyage. «En vérité j’avais émis le
dessein, sans en parler { personne […] d’aller me suicider, si l’hypothèse lymphome était
confirmée, à Corfou, chez ce nouvel ami presque inconnu qu’était le peintre Yannis.»325 Quoiqu’il
ne le veuille pas, la maladie reste présente lors de ses voyages. Les voyages sont donc un
constant combat entre la disparition et la présence de la maladie. il va à Corfou avec des
douleurs insoutenables dans la gorge. À la douane russe le personnage Guibert a des problèmes
avec ses médicaments, Or, sans cette douleur, son livre ne s’écrirait pas. Après une opération il
déclare ;
«Ce n’était pas par masochisme. Mais cette douleur me donnait une force extraordinaire,
elle faisait de moi un colosse, un géant, non pas dans mon endurance à la supporter,
mais parce qu’elle était devenue un instrument de connaissance de moi-même qui me
grandissait dans chacune de mes pensées.326»
La douleur est donc une réaffirmation de soi dans cette roman de la disparition. Elle donne une
nouvelle force. D’abord, Guibert vit sa passion-souffrance donc à nouveau de façon intense. Cette
corporalité douloureuse mais positive mène à la vie de voyages et du déplacement. Guibert
n’oublie pas sa maladie mais la change en nouvelle vie parallèle. Cette vie se transforme en vie
de révolte. En outre, par ces disparitions ‘fausses’ et les voyages, Guibert représente sa mort, son
éventuel suicide.
325
326
Ibid. p. 16
Ibid. p . 43
65
3.6.3Le faux, l’énigme et la tromperie de l’art et du roman: la résurrection mène à
la disparition
Les voyages de L’Homme au Chapeau Rouge se développent autour du «faux» ; les reproductions
des faussaires et le voyage au Corfou, la disparition fausse de l’Arménien Vigo et le voyage en
Russie et finalement le voyage disparu en Afrique. Le titre de ce roman indique que Guibert perd
son moi ; il n’est décrit que par la métonymie, il se réduit à un homme au chapeau rouge.327
Guibert symbolise donc la disparition de l’autobiographique { travers le motif romanesque du
faux. Le voyage est central dans cette symbolisation. Quoiqu’il disparaisse, le narrateur se
révolte et se construit une nouvelle vie. Cette tension entre nouvelle vie et disparition construit
le roman. La crise identitaire ne peut pas être plus présente. La disparition du moi malade se
prolonge dans les thématiques. Est-ce que le voyage affirme donc la présence de Guibert sur le
monde ou est-ce qu’il représente la disparition progressive ? Ce qui est encore plus significatif
est qu’au début du livre Guibert accepte sa condition. Voyager ne l’empêche pas de mourir, mais
mourir ne l’empêche pas non plus de voyager. «Finalement, contre toute prévision, j’étais prêt {
mourir et à être enterré n’importe où, dans une terre étrangère.328» Cette acceptation de la mort
mène { une nouvelle vie constituée de disparitions. La fonction première est donc d’oublier sa
maladie, sa condition douloureuse, Guibert veut disparaître du monde. Or, d’abord ce n’est pas
lui, mais sa maladie qui disparaît. Le voyage à Corfou change de dimension parce qu’il n’a { la fin
pas de lymphome, il devient la disparition de l’autre, celle de Yannis. Sa vie continue.
Le roman «faux» est symbolisé par les thématiques. Tout comme les peintures vraies et fausses
sont confondues, le lecteur confond «le Guibert original et le Guibert copie»
329.
Il s’agit donc
d’une mise en abîme métatextuelle du jeu entre la vérité et le mensonge qui constitue le centre
de l’œuvre de Guibert.
Contrairement au Protocole Compassionnel Guibert ne cherche plus de guérison, il veut oublier
sa maladie. C’est pourquoi la guérisseuse arménienne qui guérit { partir de photos est refusée,
l’image de soi ne peut plus être reconstituée, contrairement { ce que faisait le Tunisien. De cette
façon le voyage est une illusion de (sur)vie et de résurrection – une autre fois après la souffrance
énorme – dans un monde imaginaire, mais la disparition n’est jamais loin. Guibert dépasse les
limites de la vie sur terre. La mort cause la nouvelle vie. Cette ambiguïté ne peut s’effectuer que
dans un monde douteux. Par conséquent, l’action se déplace vers le monde de l’art ; Guibert se
détourne donc de plus en plus de la réalité de sa condition sidéenne. Or, l’art n’est plus beau,
mais dangereux. La fiction prend vraiment le pas sur l’autobiographie. Le narrateur indique la
327
Arnaud Genon, op. cit. p. 215
Hervé Guibert, L’Homme au chapeau Rouge, op. cit. p. 17
329
Ibid.
328
66
fausseté de son récit et de sa vie ; «À cette seconde je suis devenu marchand de tableaux et donc
escroc.»330 Il se plonge complètement dans la fausseté.
Le voyage entre donc dans la logique de l’escroc, du faux et de la disparition fausse. Guibert
introduit un écheveau de personnages et d’intrigues. Tout se développe autour de la disparition ;
le livre aborde les thèmes de l’art faux et du kidnapping. D’abord, tout comme Vigo disparaît, le
virus disparaît petit { petit de l’écriture mais Guibert et son narrateur disparaissent également
du monde. Vigo n’a notamment pas vraiment disparu, il est assassiné par sa sœur Lena, qui
construit une recherche dans laquelle elle engage Guibert-narrateur. Le narrateur est
constamment trompé. La recherche d’une nouvelle vie mène donc également { la mort. De plus,
lors de son voyage à Corfou, Guibert ne rencontre pas le peintre Yannis. A la fin, il est difficile de
distinguer entre le vrai et le faux, tout comme dans le roman guibertien. En outre, cette
distinction ne compte plus. «Cette histoire de faux […], c’est tout un roman.331» dit Yannis. Le
monde de l’art est un monde de tromperie, de fraude et de criminalité. La beauté disparaît de
nouveau, en cherchant le bel art, Guibert ne trouve que la fausseté. Même les peintures de son
peintre préféré Aïavosevksy sont fausses dans ce roman.
Les voyages n’ont pas de sens ; ils ratent leur but. Guibert entreprend les voyages pour résoudre
des énigmes. Or ils ne résolvent rien. Tout le monde l’a trompé. À Corfou il ne fait qu’attendre
Yannis. En URSS, il ne trouve rien sur Vigo. En outre, l’URSS est un régime qui est à la veille de
disparaître. Le voyage est donc à nouveau une métaphore. C’est la fin d’une ère, pour le
communisme et pour Guibert. Les destinations et les personnages se groupent autour de la mort.
L’Arménie est aussi associée { la mort { travers le génocide. De plus, la disparition de Vigo mène
à la mort, tout comme la disparition progressive de la maladie mène paradoxalement aussi à la
mort même si Guibert-narrateur se ne suicide pas sur l’île de Corfou et opte pour la vie, la mort
est inévitable.
3.6.4 Les destinations : la révolution et l’intensité de la misère ou la disparition des
civilisations?
Dans la quête de l’indicible – c’est-à-dire celle de la disparition – Guibert choisit donc comme
décors pour ses romans des civilisations en train de disparaître. Il associe donc la
déconstruction pathologique avec la décomposition géopolitique332. Par conséquent, nous
pouvons dire que le voyage remplace, de façon métaphorique, la corporalité pathologique
explicite. Guibert voyage dans l’URSS de la Perestroïka, une civilisation presque morte. En plus, il
voyage au Burkina Faso, où il y a beaucoup de coups d’état et l’instabilité est grande. La
330
Ibid. p. 29
Ibid. p. 59
332
Blanckeman, Les récits indécidables, op.cit. p.122
331
67
révolution est donc une disparition. Par conséquent Guibert préfigure donc aussi l’angoisse de la
mort dans ces destinations
Or, contrairement à Bruno Blanckeman, nous voyons aussi un côté positif dans cet exotisme
différent. La misère et la pauvreté des gens ouvrent une vie d’intensité majeure, tout comme le
sida. Le voyage au Maroc est la première destination qui entre dans cette logique. Le professeur
dit notamment que les gens sont chaleureux parce qu’ils sont pauvres. Lors d’une soirée {
Moscou, un homme dit { Guibert que les Russes sont heureux puisqu’ils ont appris à jouir de
l’intensité de la pauvreté. Le fait de n’avoir rien intensifie la vie. La misère des autres résout la
misère des sidéens. Ils peuvent, tout comme le malade, vivre leur vie de façon plus intense.
D’abord Guibert symbolise donc encore la sur-vie du misérable. Par la misère l’homme atteint
une vie supérieure. Cette vision échoue dans se roman. Comme nous l’avons dit presque tous les
voyages dans ce livre sont vers l’Orient. L’Europe Orientale était { l’époque en plein changement,
à la veille de la révolution. Tout comme Guibert se révolte. Toutefois, comme nous l’avons vu, la
révolution est toujours aussi une disparition.
3.6.5 L’Afrique: la disparition de la vie parallèle et l’inachèvement du roman
Au fond, le voyage ne représente donc rien d’autre que la disparition. Cette volonté va si loin
que même un voyage entier disparaît. À cause de la mémoire sous l’attaque du sida, il ne peut
pas reconstituer son livre complètement. L’Afrique devient le symbole de l’ambiguïté de la
mémoire et de la fiction réparatrice. Cette ambiance continue dans Le Paradis, que nous traitons
ci-dessous. Il perd le carnet-manuscrit dans lequel il a décrit son voyage à Ouagadougou avec
Yannis et sa compagne Gertrude. C’est le voyage faux par excellence, celui qui n’est pas raconté.
Les fièvres de Guibert pourraient évoqué la chaleur de l’Afrique, comme un délire, mais son
imagination ne le reproduit pas. Contrairement au voyage au Maroc, qu’il fallait raconter le plus
en détail possible, les voyages de ce livre sont donc peu détaillés, ou disparaissent même. Le
narrateur affirme qu’ «une fois que les choses sont écrites elles sont effacées.»333 Maintenant,
l’écriture efface la vie au lieu de la construire.
«De nouveau je pourrais appeler ce livre, comme tous les livres que j’ai déj{ faits,
l’inachèvement.334» Cet inachèvement est multiple. Premièrement, Guibert tente d’écrire le tout,
il tente d’écrire l’indicible, mais il n’y parvient pas. Comme il écrit sa vie son écriture ne finit
qu’avec sa vie. De plus, la construction de la vie parallèle a échoué. Au lieu que le narrateur
trompe tout le monde avec sa nouvelle vie, tout le monde l’a trompé. Toutefois, il n’a pas peur du
non-dit, de la page blanche de la mort que de Duve évoque.
333
334
Ibid. p. 165
Ibid.
68
Guibert se détourne de la représentation littérale de la mort pour la traiter de façon
métatextuelle. Le roman de Guibert reste toujours inachevé. Par conséquent, cette disparition du
sida et de l’identité fixe du narrateur et l’inachèvement auquel il est condamné sont des
catalyseurs pour la construction d’un univers encore plus romanesque autour d’un voyage aux
Antilles. Le Paradis n’est plus loin pour Guibert. Est-ce qu’il atteint cette île de soulagement ?
Néanmoins, ce paradis est loin du paradis décrit par Christophe Colomb quand il découvre le
Nouveau Monde. Il s’agit d’un univers fiévreux d’ambiguïté, et de meurtre, la mort terrestre reste
centrale mais elle devient douteuse. Qui est mort ? Est-ce que ce paradis n’est pas un enfer sur
terre ?
3.7 L’exotisme du Paradis : la folie de l’écrivain, les voyages confus et
la quête échouée de l’éternité.
Dans Le Paradis la disparition est encore plus présente et plus élaborée que dans L’Homme au
chapeau rouge. La mobilité du narrateur est énorme, elle s’associe { la confusion de l’état mental
du narrateur. Il retrouve de Duve aux Antilles, mais il se trouve également en Suisse, et en
Afrique. Les frontières chronologiques entre les différents voyages sont bourreuses. Le Paradis
est l’épopée du héros confus. Le moi du narrateur est en crise ; est-ce qu’il est une figure de
roman ou est-ce que nous pouvons encore le lier à Guibert. Est-ce qu’il est en enfer ou au
Paradis ? Est-ce que l’éternité est représentable ? Le voyage est à nouveau central dans cette
quête. Guibert-auteur se lance dans une nouvelle quête de l’indicible, celle de représenter
l’éternité.
3.7.1 Eros, Thanatos et la Mer : l’identité du narrateur déconstruite et la
disparition
D’abord, ce roman ne fait plus partie des écrits qui portent explicitement sur le sida. Guibert
avait annoncé dans L’Homme au chapeau rouge qu’il avait il en avait assez du sida, il tente de
faire disparaître le sida. La maladie elle-même ne disparait pas mais le sida est remplacée par
une autre maladie. Or, les références au sida sont évidentes ; il s’agit d’une maladie d’amnésie, ce
qui est dans la même lignée romanesque que le sida à la fin du roman précédent. La corporalité
pathologique se réintroduit donc { cause de la maladie, mais { partir d’un autre narrateur. Or, le
corps se paralyse comme si Guibert voulait oublier le corps et se fixer sur les cerveaux et la
mémoire. Le Paradis est un roman de la réécriture fictive. Guibert se construit une vie loin du
sida, une vie sans l’homosexualité. Or, elle n’est pas loin de la maladie en soi. Guibert veut faire
disparaître la maladie mais il n’y parvient pas. La maladie est plus présente que jamais. «On est
69
tous malade sans exception […] vous n’êtes pas le seul, alors n’en faites pas le centre de votre vie.
Pensez { autre chose, vivre il n’y a que ça { faire.335»
L’histoire est donc une histoire de la disparition et de la mémoire. Le narrateur tente notamment
de reconstruire ce qu’il a perdu. Toutefois, il y a une autre dimension. «Dans Le Paradis, il s’agit
effectivement du voyage autour du monde du narrateur et de sa compagne, Jayne, voyage lors
duquel une arme, un pistolet, a une fonction érotique des plus importantes.336» Le narrateur
entretient notamment une relation sexuelle bizarre avec Jayne, son amante hollandaise. Par le
revolver qu’ils utilisent l’érotisme est clairement associée { la mort. C’est dans ce roman que le
couple Eros et Thanatos de de Duve est le plus présent, mais d’une tout autre façon. Au plus près
de la mort, Guibert retrouve donc l’érotisme qu’il avait perdu { cause de sa maladie. Ce couple
était déj{ annoncé dans l’expérience sexuelle sur l’île d’Elbe, le sida intensifiait notamment la
relation entre l’érotisme et la mort.
En quelque sorte, il s’agit d’une réécriture de sa vie et une inversion de quelques motifs. La mer
reçoit une nouvelle dimension ; celle de la mort. Jayne, même si elle est une ancienne
championne de natation, se noie. Dans Le Protocole Compassionnel le narrateur déclare déjà ;
«J’ai terriblement envie de mer, au point que j’hésite { écrire une fiction qui me plongerait dans
l’eau racontant ma baignade»337. Or, cette fiction n’associe la mer plus { la vie. Guibert se lance
donc dans un périple qui transporte le narrateur d’un côté du monde { l’autre. La mer reçoit ici
la fonction de la disparition et de la mort.
Les personnages dans ce roman sont particulièrement intéressants, ils sont des réécritures de
personnes vraies. Ils préfigurent également la disparition possible. Le fil conducteur du livre est
la question de l’identité. La figure de Jayne est donc très ambiguë. C’est un polar anormal. Est-ce
qu’il y a eu un crime ? Est-ce qu’elle est morte ? Est-ce que Jayne existe ? Est-elle un fantôme ?
Elle devient une légende pour les habitants de l’île, elle est «la jeune noyée sans nom»338. Elle
préparait également une thèse de doctorat sur les écrivains fous. Est-ce que le narrateur est
devenu fou ? Est-ce qu’il confond la réalité et la fiction ?
En plus, Jayne est un travestissement de Vincent, qui a toujours été une figure d’ambiguïté et de
mystère dans l’écriture guibertienne. Vincent est mort dans le journal d’amour Fou de Vincent
mais il réapparaît dans Le Protocole Compassionnel. Dans ce sens il s’agit aussi d’un voyage des
sexes.339 Vincent est une autre fois l’initiateur de l’écriture du «faux». « Depuis deux trois jours je
pense { un autre livre […] un faux journal de voyage ou un faux roman, un tour du monde en
Camper avec Vincent, une arme et peut-être Vincent deviendrait une femme ; s’appellerait
335
Hervé Guibert, Le Paradis, op. cit. p. 56
Arnaud Genon, op.cit. p. 49
337
Hervé Guibert, Le Protocole Compassionnel, op. cit. p. 172
338
Ibid.
339
Arnaud Genon, op. cit. p. 49
336
70
Jane ? 340» Déjà à Casablanca Guibert parle de la transexualisation. Cependant, c’est Vincent et
pas Guibert qui devient femme. Vincent est aussi la figure de l’association d’Éros et Thanatos,
tout comme Jayne. Les policiers qui font l’enquête sur sa mort mettent en doute l’existence de
Jayne. Les personnages disparaissent et sont interchangeables. À cause de sa mémoire lacunaire,
le narrateur ne peut pas rétablit l’existence de Jayne. Il s’engage donc dans une quête afin de
retrouver les traces de son amante totalement disparue.
La disparition progressive du moi atteint donc un apogée. Est-il déjà mort ? «C’est moi qui ai
maintenant l’impression […] de n’avoir été qu’un fantôme […] d’avoir été déjà mort .341» Elle
corrèle avec la disparition impossible de la maladie. Or, comme nous le verrons, ce roman est
d’une autre façon profondément autobiographique. L’histoire est une métaphore du sidéen qui
s’éteint lentement et en plus, une tentative de représenter l’éternité. En bref, le moi de Guibert se
convertit donc en autre moi. Le jeu du je est encore plus radical que dans l’Homme au chapeau
rouge. Pour la première fois, le narrateur ne reçoit pas de nom. Même l’identité d’écrivain n’est
plus certaine. «Je crois qu’il écrit, mais il n’en parle jamais, et moi, je ne mets pas mon nez dans
ses papiers.342» Toutefois, il y a bien des parallèles autobiographiques, sa grand-tante Suzanne
meurt par exemple. Guibert se construit donc une autre vie, mais il s’agit plutôt d’une de ses vies
parallèles que d’une nouvelle vie. Il s’autocommente : «J’ai l’impression d’avoir déj{ vécu des
dizaines de vie dans ma petite vie.»343. La vie du narrateur s’éloigne et se rapproche { la fois de
celle de Guibert.
3.7.2 Un roman de la périphérie
Les lieux sont extrêmement révélateurs dans ce roman. La vie parallèle est une vie de la
périphérie. Guibert construit une spatialité énorme. D’abord, Le Paradis est le roman le plus
éloigné du centre guibertien, Paris. Les destinations de ses voyages représentent la dissociation
du monde que Guibert envisage. Guibert quitte la France et Paris est abandonné, le narrateur est
Suisse. Tout comme la maladie aurait être disparue dans la périphérie, Guibert se distancie de la
France et de ses origines. Son entourage parisien est remplacé par un entourage international. Il
habite à Zurich en Suisse germanophone. Il voyage en Martinique et en Afrique, son amante est
une Hollandaise et le pilote de son avion aux Antilles est un Belge. Il veut guérir à Washington.
Finalement, son avion venant de l’Afrique atterrit à Marseille. Le monde littéraire et intellectuel
de Paris est donc totalement remplacé par les références à la périphérie francophone et
l’extérieur lointain. En plus, le narrateur s’engage dans deux quêtes ; il veut retracer les origines
de sa maladie qui s’est soudain manifestée en Afrique et il veut prouver l’existence de Jayne.
340
Hervé Guibert, Fou de Vincent, Éditions de Minuit, Paris, 1989, p. 13
Hervé Guibert, Le Paradis, Éditions Gallimard <Collections Folio>, Paris, 1992pp. 33-34
342
Ibid. p. 59
343
Ibid. p. 71
341
71
3.7.3 Les îles : le Paradis introuvable et l’exotisme échoué
Après Corfou, où la disparition jouait déjà un rôle, Guibert écrit maintenant à nouveau sur
l’atmosphère des îles. Les Caraïbes sont le lieu par excellence de l’exotisme et des images
paradisiaques. Guibert joue avec cette forme d’exotisme. Le paradis terrestre n’est pas atteint et
l’image du paradis se convertit vite en enfer. Guibert a écrit ce roman probablement { partir d’un
voyage en Martinique qu’il voulait entreprendre avec Vincent, de nouveau Vincent est la figure
qui incite au voyage littéraire. Arnaud Genon découvre qu’ «un long paragraphe du journal
constitue l’incipit du Paradis ».344
Or, c’est Bora Bora qui est supposé être le Paradis terrestre. Après les catastrophes – la maladie
de l’Afrique – Jayne veut y aller. «Le mot Paradis a claqué comme une chose fabuleuse.345»
Toutefois, l’exotisme ne suscite plus la beauté. Le narrateur n’a aucune envie d’y aller. « Je
flairais le désastre.346» Les Antilles ne sont pas liées à la vie, mais à la mort. Or, le narrateur ne se
trouve à aucun moment sur Bora Bora, cette île du Pacifique. La mort n’est pas la vraie mort. Le
narrateur ne sait pas si c’est lui qui est mort ou sa compagne. Le miracle de l’éternité est
inaccessible. Il ne peut pas aller au-delà de la mort.
Guibert rejoint de Duve à Fort-de-France. Or, contrairement à de Duve il ne ressurgit pas aux
Antilles. Spoiden affirme que les Antilles sont le lieu de la découverte du nouveau monde, et
donc d’une nouvelle vie.347 Or, dans le cas de Guibert, cette nouvelle vie échoue, la mort est plus
présente que jamais. Les Antilles ne représentent pas une nouvelle vie. La mobilité devient
négative, elle n’est plus un acte de protestation, elle devient le chaos cauchemardesque. Les
Antilles émergent dans l’ambiguïté de la mort. Est-ce que le narrateur vit encore ? Le narrateur
ne distingue plus la réalité de ce qu’il s’imagine. Le lecteur n’a donc plus aucun point de repère.
Dans les romans de la trilogie Guibert réécrit des journaux, il fait par exemple référence aux
dates, alors que dans Le Paradis, le chaos règne.
3.7.3 L’Afrique ou l’enfer amnésique du sens perdu: l’échec de l’exotisme et du
roman
Il faut noter que l’Afrique est le lieu ou l’épidémie du sida commençait { cause des expériences
de chercheurs américains. Ces deux lieux contribuent donc à la mystification de la maladie,
même si elle est «absente» dans ce roman. Or, ici les origines de la maladie mystérieuse se
trouvent également en Afrique. L’Afrique est à nouveau la cause de disparition et de
344
Arnaud Genon, op.cit. p. 49
Ibid. p. 48
346
Hervé Guibert Le Paradis, op. cit., p. 70
347
Stéphane Spoiden, La littérature et le sida, op. cit. p. 80
345
72
l’amnésie. «J’ai disjoncté, il n’y a pas d’autre mot, car aucun médecin au monde n’a réussi à
m’élucider, ce que m’était arrivé, trois jours après mon retour de l’Afrique.348» La maladie reste
énigmatique. Le narrateur doit retourner en Afrique afin de résoudre les énigmes.
Son premier voyage en Afrique noir au Burkina Faso se perd. Or, dans ce roman, le narrateur se
retrouve de nouveau en Afrique. Le narrateur descend aux enfers. Elle s’oppose { l’atmosphère
idyllique et fabuleuse du Bora Bora introuvable. Le narrateur tombe malade de façon
mystérieuse en Afrique, après il guérit en Amérique et en Suisse, il va aux Antilles, mais il se
retrouve – par des sauts chronologique – vite en Afrique. «On ne revient jamais d’Afrique, voil{
la vérité. Je resterai fou, fou et amnésique.349» De nouveau, l’Afrique est associée { l’amnésie,
mais ici s’ajoute la folie. Le narrateur souffre de graves problèmes amnésiques, l’instance
narrative est plus douteuse que jamais. Toute l’histoire s’enfonce dans l’ambiguïté, il est très
difficile de reconstituer une chronologie. Les trous et les contradictions sont plus grandes que
jamais. «Je ne sais même pas ce que je suis en train de raconter ou de reconstituer.350 » Le
narrateur ne peut donc plus distinguer la vérité et la fiction. A cause de l’amnésie, le narrateur ne
peut ni prouver l’existence de Jayne, ni sa propre existence. « Il ne m’en reste presque aucun
souvenir […] je n’ai plus de points de repère.351»C’est l’écrivain fou qui confond la réalité avec la
fiction. La construction du roman échoue.
Par conséquent, l’Afrique aide à mystifier la maladie, à la faire disparaître, tout comme le
Mexique aidait à représenter la contamination. Guibert construit ces lieux dans une ambiance
fiévreuse et ambiguë. Le Paradis symbolisé par Bora Bora n’est jamais atteint. L’Afrique est la
perte totale. «Je suis perdu. Je ne retrouve plus mon chemin. Je me suis perdu. Je suis un enfant.
Perdu dans la grande Afrique, sur une pirogue qui dérive.352» Est-ce que l’Afrique est donc
l’enfer de la folie?
À côté de la perte de l’identité, il est notable que tout sens se perd complètement. Tout comme
au Maroc, le narrateur se rend compte qu’il n’y a pas de sens possible de la vie. Même dire qu’il
n’y a pas de sens devient impossible. Est-ce que la Martinique est différente de l’Afrique ?
Premièrement, le narrateur ne trouve à aucun des deux lieux le sens de l’homme. L’homme est
rien et l’homme est tout. «L’Afrique ne coïncide pas avec la Martinique. Tout exotisme en Afrique
est déjà calciné en lui-même. À mon retour du Mali, j’avais cru comprendre que l’homme n’était
rien ni personne. Et j’aurais pu aussi bien dire qu’il était tout.353»
L’exotisme échoue. Si la misère dans les autres lieux représentait la vie intense, en Afrique elle
représente la mort douloureuse. L’Afrique est donc plus un état d’âme qu’une vraie destination.
348
ibid. p. 59
Ibid. p. 119
350
Ibid. p. 135
351
Ibid. pp. 26-27
352
Ibid. p. 125
353
Ibid. p. 137
349
73
Le livre paraît être un cauchemar chaotique. «Comment je suis passé de la Martinique { l’Afrique,
je l’ignore.354» Tout se confond. Le séjour en Afrique n’a plus de but. Guibert voyage au Mali, pays
d’infections, de pauvreté et d’émeutes. Or, cette fois-ci la misère pas de côté positif, tout comme
Guibert ne voit plus le côté positif de sa condition, il ne veut plus la vivre. Le narrateur est
condamné à la disparition. Est-ce que le narrateur est déjà mort ? Est-ce que Guibert écrit
d’outre-tombe ? Est-il un fantôme ? Il tente { nouveau d’écrire l’indicible par le voyage, c’est-àdire la mort et l’éternité. Or, ce projet échoue. «J’ai cru rencontrer Dieu ou le Diable mais ce
n’était ni l’un ni l’autre.355» L’éternité est le vide.
Guibert croit donc représenter la mort, et le voyage est le nœud de cette préfiguration de la
mort. Contrairement à celle de de Duve, la mort n’a pas de sens. Il ne s’agit pas du Paradis, ni de
l’enfer. Il n’a pas atteint le Paradis sur Bora Bora et Martinique s’est vite transformée en enfer. Le
narrateur se retrouve en Afrique, cette fois-ci pour «réaliser un deuil»356. Le deuil de la mort de
Jayne ou de sa propre mort ? Il n’y a ni de vraie descente aux enfers, ni de vraie ascension.
L’éternité est imprésentable.
3.7.4 Le cycle de l’écriture et l’indicible se clôture
Guibert se rend compte de l’inutilité de l’écriture. Il veut abandonner son projet
d’autodévoilement. L’écrivain se représente comme un fou. La quête de l’indicible le rend
amnésique. La disparition de la maladie échoue, les personnages font référence à plusieurs
reprises à la maladie de Guibert. Vers la fin la corporalité pathologique est totalement
réintroduite. De nouveau le monde scientifique américain ne peut pas le sauver et le narrateur
recourt à un autre «sorcier». La maladie est donc une autre fois miraculeuse, mystérieuse et
incompréhensible. Personne ne sait de quelle maladie il s’agit. Les liens avec la représentation
de la maladie dans À l’ami sont évidents. Le narrateur fait allusion à la vieillesse précoce, un
motif qui avait disparu peu à peu. « Je suis déjà vieux, maintenant je suis vieux comme un arbre,
comme un iguane millénaire à la carapace tannée par le soleil.357 » Ce roman s’intègre donc dans
le cycle du mal, il le clôture parfaitement car au fond il s’agit des mêmes conditions. Il est de
nouveau «un zombie total»358. La résurrection devient la disparition et au lieu d’une
représentation de l’éternité irreprésentable la corporalité est réintroduite. Le narrateur se rend
compte que sa vie parallèle échoue.
Il tente d’écrire la mort ou l’indicible mais après l’écriture, il n’y a rien. L’auteur se sent près de la
mort, même dans cette nouvelle vie construite, la littérature ne le sauve pas. Tout comme À
354
Ibid. p. 118
Ibid. p. 136
356
ibid. p.120
357
Ibid. p. 134
358
Ibid. p. 124
355
74
l’ami, ce livre est donc une métaphore métatextuelle de l’écriture qui ne le sauve pas. Les cycles
de l’indicible et du mal se terminent. «À l’envoûtement de l’écriture succède un désenvoûtement,
le vide. Quand je n’écris plus, je meurs. Pas de panique.359 » Or, contrairement à À l’ami, il n’y a
pas de panique, l’auteur ne dit pas qu’il est «dans la merde»360 par la mise en abyme littéraire.
Il s’agit d’une réconciliation. L’écriture ne donne plus la vie, elle est devenue synonyme de la vie.
La vie du narrateur fictif et de l’auteur s’entremêlent { nouveau. Nous pouvons donc conclure ce
cycle du voyage du mal comme nous l’avons commencé. Guibert se dévoile, même s’il ne veut
plus. Toutefois, ce dévoilement n’est plus centré sur le moi du narrateur mais sur l’histoire ellemême qui préfigure la disparition de l’auteur. Guibert ne peut pas maintenir la séparation entre
la fiction et la vérité. Le narrateur se rend compte de la fin de l’auteur qui s’approche. Son voyage
de l’écriture et du corps se termine par la folie de l’écrivain.
4.8 Conclusion : L’échec du voyage autour de l’indicible; Hervéchevalier du sida et l’aventure du corps voyageant et de l’éternité
La spatialité et la mobilité sont donc centrales dans l’œuvre de Guibert malade. Nous pouvons
conclure que Guibert construit, à partir du voyage, une épopée moderne du sidéen qui unit
différentes quêtes. Toutes ses quêtes se concentrent autour de l’indicible ; de l’exhibition
extrême du moi { la représentation de la mort et de l’éternité.
D’abord, { notre avis, le voyage est donc une construction guibertienne qui s’intègre
parfaitement dans le projet de «se dire» de façon trompeuse. Il aide à mystifier son sida, il
entoure la maladie et la corporalité pathologique de façon miraculeuse, de la contamination au
Mexique { la disparition en Afrique. Comme nous l’avons démontré, ses voyages sont écrits à
partir de différentes sources ; ses propres expériences, les conditions géopolitiques,
l’intertextualité avec les arts plastiques et les clichés exotiques. Guibert joue avec l’exotisme et
l’orientalisme, il invertit les procédés et il démontre l’échouement d’un tel discours. En bref, par
le voyage, Guibert dévoile et ment à la fois.
En outre, le voyage introduit une nouvelle phase de son écriture pathologique. Si Guibert se
centrait premièrement sur la condition du corps, il va progressivement à la recherche des vies
parallèles. Il s’engage dans une quête de résurrection et de protestation. Le corps malade
disparaît peu { peu { l’arrière-plan grâce au voyage. Le voyage perd la fonction d’une recherche
d’une guérison. Le voyage aide à mystifier et à résoudre le problème du corps. Le phénomène du
sida provoque un univers merveilleux et magique. Dans un premier temps Guibert se réinvente
donc par le voyage et le miracle construits.
359
360
Ibid. p. 128
Hervé Guibert, À l’ami, p. 284
75
Le narrateur s’ouvre, grâce au monde merveilleux du Maroc, à la beauté de la nature, et, en ceci,
il rejoint de Duve. Guibert se fixe d’abord sur la beauté du monde et l’harmonie pour y trouver
un sens éphémère. Néanmoins, il trouve l’intensité et les privilèges de la vie du mourant. Il se
révolte contre la maladie. Toutefois, ni la beauté de la nature ni la beauté artificielle de l’art ne
peuvent le sauver. La disparition et le faux prennent le pas sur la vie intense. Finalement, même
dans le voyage ne réside pas de sens.
L’écriture ne le sauve pas. La mobilité représente une désillusion. Les destinations sont des
symboles de la maladie et la mort. Le voyage mène l’écrivain de la sur-vie à la folie. Le narrateur
s’éloigne de la France, mais ne trouve que l’amnésie. À la fin, tout exotisme échoue. Le voyage
s’intègre d’abord dans une volonté de vivre et d’écrire, pour être remplacé finalement par une
volonté de disparaître et d’écrire au plus près de la mort possible. La beauté miraculeuse du
monde que Guibert découvre devient une déconstruction du monde du narrateur. Guibert va
donc du dévoilement de soi et de l’intensité de vivre sa mort à la volonté d’une disparition du
moi. L’écriture devient un «désenvoutement» du miracle de la beauté. Nous voyons donc une
évolution, d’un aspect de la maladie { un autre. Selon nous, À l’Ami est le livre du corps
pathologique, Le Protocole Compassionnel le roman du sens et de la beauté, L’Homme au chapeau
rouge, le roman de la disparition multiple et Le Paradis le roman de la quête d’une dissolution
totale du moi du narrateur et de l’éternité.
Selon nous, le voyage transmet notamment le dévoilement de soi du niveau explicit au niveau
métaphorique et métatextuel. La disparition de l’être est présente dans l’écriture et les motifs
romanesques. Le paradoxe essentiel du voyage et du sida constitue le centre de tous les romans
étudiés. Guibert fuit de la mort, mais il construit aussi la mort. La mobilité entre donc dans une
double logique ; d’un côté Guibert tente de se dégager de sa maladie et de la mort, de guérir et de
ressusciter et de l’autre côté il veut représenter le l’indicible, la mort et la disparition. Le voyage
de Guibert est également une déconstruction du moi. Par le voyage le narrateur se fragmente au
monde, tout comme le sida cause la fragmentation de son corps. Le voyage aide à construire le
leurre guibertien, celui d’une vie écrite et autofictionnelle.. Le voyage va donc littéralement de la
résurrection à la disparition. D’aucune des deux façons Guibert ne peut représenter l’éternité ou
la mort. Guibert commence par la folie de l’écriture dans À l’ami et à la fin, dans Le Paradis, il
répète cette logique. Lorsqu’il écrit, il n’y a pas de panique, il vit. Or, le cycle du mal se clôture
avec l’échouement de l’écriture ; l’écrivain est fou. Tout près de la mort, l’éternité et le sens de la
vie ne se montrent pas. Le voyage montre comment à la fois l’autodévoilement extrême et le
projet de dire l’indicible résultent inutils. La mobilité ne le sauve pas, Guibert ne peut pas
échapper à la réalité du sidéen.
76
IV Conclusion : Les chevaliers du sida et le nouveau
voyage à travers la quête, la mobilité et la
mystification de la maladie
Dans notre travail nous avons étudié la quête du sidéen à partir des axes de l’écriture, du corps
et la maladie, du voyage et de la mort et l’érotisme. Nous pouvons conclure que les deux auteurs
renouvellent la littérature de voyage. Le sida réintroduit à la fois la mort et le voyage dans la
littérature. En outre, les caractéristiques des grands exemples de la littérature de voyage sont
reprises ; c'est-à-dire la quête, l’initiation, le message et l’ambiguïté du statut véridique du récit
et du narrateur. Ils s’inscrivent donc dans une tradition. Par la maladie, ils transforment les
conventions littéraires. Selon nous, il y a surtout des éléments de l’expédition, de l’idée du
chevalier errant et du voyage philosophique. Par conséquent, la nouveauté en ce qui concerne le
voyage littéraire du sidéen est logiquement la maladie et le mystère qu’il entraîne.
Le sida entraîne une intertextualité sur différents niveaux : entre la vie et l’écriture ; et entre
l’art, la philosophie et la littérature. De plus, elle donne un statut spécifique { l’auteur-narrateur
et elle cause une fragmentation du moi. L’hybridité «transgénérique» est donc fortement
présente chez les deux auteurs. De Duve combine le journal de bord classique avec l’essai
philosophique-politique et la fable sur la vie. Guibert fusionne le journal intime et le roman.
Cette fusion est encore fortifiée par la maladie et le voyage. L’idée de la «chevalerie sidéenne»
est également introduite. La maladie est une aventure et une lutte. Des forces «magiques»
déterminent la vie du sidéen. Tout en voulant démythifier le sida pour le grand public, les
auteurs mystifient leur maladie par le voyage, la quête-merveille et l’imagerie du monde-cosmos.
En conséquence, le voyage du sidéen constitue un paradoxe essentiel ; à travers la mobilité
l’écrivain sidéen veut à la fois échapper à la maladie et assumer le virus.
Guibert et de Duve traitent la maladie et le voyage de façon différente, mais le sida est pour les
deux auteurs essentiellement lié à la mobilité. La quête est pour eux une façon de vivre et
d’écrire ; de Duve se concentre sur une quête de sens, Guibert sur une quête de «se dire», de
s’exhiber totalement de façon trompeuse. Nous pouvons attribuer les différences au projet
d’écriture – de Duve est un «scripteur» de la vie, Guibert est un romancier de la vie – et à
l’attitude envers la maladie. Le voyage, l’écriture et la maladie fusionnent. Le VIH – qui attaque
le cerveau – devient le narrateur et le personnage-amant chez de Duve. Il influence le langage.
Pour Guibert, le VIH est le motif d’écriture et de voyage mais également une force qui influence
l’écriture. La mobilité est donc multiple. De Duve s’engage dans un périple unique et univoque,
alors que Guibert multiplie les voyages littéraires, les déplacements dans son œuvre se suivent
de plus en plus vite. Il finit par un livre constitué de zigzags énormes.
77
À cela s’ajoute que – par le mouvement constant – les auteurs revendiquent la liberté. La
mobilité contribue { la création d’un statut d’écrivain sidéen. Toutefois, par la mobilité le sujet
sidéen traduit la fragmentation de son corps { cause de la maladie dans l’écriture. La mobilité est
donc également une métaphore de l’enfermement du corps par la maladie. Le narrateur se
disperse au monde. Le voyage au monde se lie au voyage du corps. Les voyages sont une fuite de
la maladie, et son symbole. Le déplacement est l’élément central pour de Duve. La destination,
hautement symbolique est – par la nature du voyage, il s’agit d’un périple cyclique – moins
centrale que la Mer. Par contre, Guibert évoque peu les déplacements en soi, mais la mobilité est
également révélatrice de son état d’âme. Il est remarquable que les deux auteurs se rejoignent à
Fort-de-France en Martinique. Cette destination peut s’associer { la découverte du Nouveau
Monde. Cependant, l’atmosphère paradisiaque n’y est pas présente. Le paradis terrestre n’est
pas trouvable. L’humidité et l’atmosphère fiévreuse sont à rapprocher à la maladie. En plus,
l’Afrique de Guibert symbolise l’amnésie.
La mobilité est également une éducation. D’abord, les écrivains sidéens sont des spécialistes en
matière de leur maladie en tant qu’outil de réappropriation de leur identité et de défense contre
l’intolérance. Ils cherchent également un sens. Surtout le voyage de De Duve est un voyage
spirituel, un voyage de l’âme. Toutefois, le voyage constitue une forme de protestation. Cette
protestation est double ; il s’agit d’une grève contre la maladie, mais elle est aussi politique. La
mobilité se lie, surtout chez de Duve, au message. Cargo Vie est en quelque sorte l’évangile du
sidéen. En ceci, il rejoint les grands philosophes des Lumières. L’œuvre de Guibert comporte
également une critique politique de l’intolérance et de la médecine indifférente et commerciale,
mais elle ne se dirige pas directement vers lecteur. La chevalerie sidéenne est donc double. La
quête, l’aventure et le message s’associent. C’est pourquoi l’auteur sidéen n’est pas seulement un
chevalier errant qui lutte contre la maladie, mais il est également un «picaro errant», un
antihéros de la société. En outre, en voyageant, les auteurs indiquent leur haine homophobe
internalisée, ils meurent de leurs mœurs. Par la mobilité, ils veulent se décontaminer mais
paradoxalement ils assument également leur maladie. De Duve veut éduquer le grand public,
mais il cache sa condition pour les autres passagers. Guibert construit et révèle des secrets.
Chez de Duve il s’agit essentiellement d’être un chevalier de l’espoir et de la vie. Le sidéen est un
privilégié qui peut atteindre la «sur-vie». Il peut maintenant vivre sa mort de façon intense et
s’ouvrir { la vraie beauté du monde. Grâce { cette sur-vie provoquée par la nature, l’auteur
sidéen peut dépasser la corporalité négative et ressurgir. Éros et Thanatos se rejoignent dans la
mobilité du sidéen. Par la mort, le monde s’érotise et devient un monde merveilleux. Pour de
Duve l’expérience érotique perdue est remplacée par le cosmos. Quoique l’érotisme reste
physique, cette dimension de la nature transcendante est aussi présente chez Guibert dans son
livre de la résurrection ; Le Protocole Compassionnel. Toutefois, les deux auteurs se rendent
78
compte de que la vie en soi n’a pas de sens. La transcendance n’est accessible que sur la Terre et
pour Guibert elle n’est que de courte durée. Il reste impossible de dire l’éternité. À plusieurs
reprises, ils tentent de représenter l’enfer et le paradis, mais { la fin Guibert conclut qu’il n’y a
pas de différence entre les deux. Toutefois, De Duve conserve le Mystère, il reste agnostique. Son
expédition est mystérieuse.
La passion – amour et souffrance – est le mot central de la quête du sidéen. De la souffrance
émerge la résurrection. Toutefois, pour Guibert la souffrance prend le pas sur les avantages
amoureux de Pascal de Duve. L’amour pour la maladie n’était pour Guibert qu’une façon de se
maintenir en vie. Le voyage de De Duve est cyclique alors que les destinations de Guibert sont
multiples, mais les voyages de Guibert représentent également un cycle. Il s’agit d’un cycle du
corps et de l’indicible { travers la maladie. De Duve s’engage dans une fuite, mais aussi dans un
« turn towards » extrême, le sida est le seul compagnon fidèle. Ces deux éléments sont présents
chez Guibert. Or, son écriture évolue ; il veut mourir et se détourner de la maladie.
De Duve répand son message politique de tolérance et d’espoir { partir de sa propre vie. Guibert,
de son côté, multiplie les vies parallèles par le voyage. Contrairement à de Duve, il est un
chevalier qui veut se sauver. Ses voyages sont «faux» et construits. Le Graal de guérison
scientifique et celui de guérison merveilleuse sont introuvables. Il n’est pas de chevalier élu dans
l’aventure du sida. Le projet de guérir par l’écriture échoue. Le voyage devient donc une vraie
protestation qui évolue vers la disparition de la maladie et du moi malade du narrateur. Cette
disparition s’accompagne symboliquement d’un déplacement vers la périphérie de la
francophonie. Cependant, la quête d’une nouvelle vie échoue également. Cette réécriture et
création d’une vie parallèle – par l’art et le voyage dans L’Homme au Chapeau Rouge et la
mobilité énorme de l’écrivain hétérosexuel dans Le Paradis – ne peuvent pas exclure la présence
énorme de la maladie et de la mort. Les déplacements et les destinations préfigurent la mort. Ces
deux livres se construisent plus autour de la «sur-vie», mais autour de la disparition. L’écriture
n’est pour aucun des deux auteurs une vraie force réparatrice. L’écrivain est fou, ses projets sont
inutiles.
Le sida est donc mystifié par le voyage et l’écriture, et la maladie est une aventure. D’abord, la
maladie crée les destinations du sidéen, elle crée une nouvelle vision merveilleuse. La nature et
les destinations sont révélatrices et symboliques. Deuxièmement, la nature du voyage – le
périple de De Duve et les déplacements constants de Guibert – contribue également à la
mystification. Troisièmement, le langage aide à construire le mythe du sida. La prose sidéenne
de Pascal de Duve unit notamment la Mer, la merveille et l’émerveillement. La Mer est donc le
centre du voyage et du langage, elle unit le défi, la maladie, la vie et la philosophie. Par contre, le
langage de Guibert traduit l’immédiateté de l’évolution du corps. La différence essentielle est
que Guibert construit le mythe comme un romancier, alors que de Duve déduit le mythe du
79
monde. Guibert encadre sa maladie – dès les origines jusqu’{ la disparition – par un univers
romanesque. Toutefois, la construction littéraire de la merveille de Guibert échoue.
De plus, la mystification naturelle est construite à partir des mêmes éléments ; « le ciel, le désert,
la mer »361. Les éléments naturels classiques reçoivent en quelque sorte une nouvelle fonction à
la lumière de la maladie. La contemplation du monde devient donc merveilleuse. Ces éléments se
rejoignent au Maroc. Il est remarquable que les deux auteurs associent la mer et le paradis. Le
Paradis est le livre de la mer pour Guibert, et de Duve déclare ceci : « j’aimerais qu’au Paradis il y
ait la mer»362. Par la nature, le sidéen peut dépasser les limites du corps et atteindre l’érotisme
du cosmos. Guibert quitte peu { peu l’écriture pathétique. De Duve ne pratique pas ce genre, son
style est plutôt influencé par le virus que par le corps souffrant. Toutefois, quand Guibertnarrateur retrouve enfin la mer, elle n’a plus la fonction de symboliser la vie, mais elle symbolise
la mort.
Finalement, le cadre du voyage est important. L’idée d’une expédition comme celle de Colomb et
une passion comme celle du Christ aident { mystifier la maladie. En outre, de Duve n’écrit que
sur la phase terminale de la maladie, alors que Guibert montre l’évolution de la maladie à partir
des destinations. Du Maroc { L’Afrique Noire, les conditions géopolitiques des destinations
équivalent à la condition de l’auteur. L’exotique est utilisé afin de représenter la maladie ;
Guibert jouent sur les clichés. L’Arabe et le Russe ne sont pas les ennemis mais les aides. Cette
mystification des destinations devient négative en Afrique Noire ; la misère n’est plus positive.
La représentation du paradis et de l’enfer sont impossible. Toutefois, de la résurrection à la
disparition, Guibert tente de représenter l’indicible, tout comme de Duve. L’indicible constitue le
mythe du sida. La présence de la Mort détermine leurs écrits, ils sont essentiellement inachevés.
Le Mystère de l’indicible ne se résout pas par le voyage.
Nous pouvons conclure qu’Hervé Guibert et Pascal de Duve créent une vision mystifiée du sida,
une vision qui renouvelle avec l’écriture de la maladie, de la quête et du voyage. Il n’existe pas de
réponse aux grandes questions de la vie mais la vie change profondément de par la maladie.
Leurs écrits sont intéressants et difficiles à cause de leurs projets et de la maladie de leur auteur.
Les motifs d’écriture classiques sont transformés par cette nouvelle maladie. Les métaphores
sont facilement repérables, mais difficile à expliquer puisque l’auteur sidéen est en évolution
constante. Toutefois, dans ce travail nous avons démontré que l’écriture est également
influencée par l’esprit du temps. Est-ce que le sidéen représenterait de nos jours la maladie de la
même façon ?
361
362
Pascal de Duve, Cargo Vie, op. cit. p. 180
Ibid. p. 173
80
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