Guantanamo et la justice américaine

Transcription

Guantanamo et la justice américaine
LA JUSTICE
AMERICAINE ET
GUANTANAMO
Magali Gay et Catherine-Emeline Robillard
Introduction
En 2005, Dick Cheney, vice-président des Etats Unis rend compte de sa visite sur la
base militaire de Guantanamo Bay et de son bref aperçu des conditions de détention des
prisonniers en ces termes : « Ils sont très bien traités là-bas. Ils vivent sous les tropiques. Ils
sont bien nourris. Ils ont tout ce qu’ils pourraient désirer. »1
Cette déclaration fait suite aux nombreuses alertes provenant d’Organisations
Internationales de Défense des Droits Humains comme Amnesty International ou le Comité
International de la Croix Rouge dénonçant le véritable trou noir dans lequel se trouvaient les
prisonniers transférés sur cette partie de l’île cubaine, « louée » à l’armée américaine depuis
plus d’un siècle. Ces dénonciations faisaient non seulement écho aux témoignages d’exdétenus mais aussi et surtout aux contenus de certains documents officiels faisant état de
pratiques assimilables à des actes de torture perpétrées à l’encontre des prisonniers.
En 2004, la Commission de l’ONU sur les Droits de l’Homme demande aux autorités
administratives de Guantanamo la permission de visiter le site pour s’enquérir d’éventuelles
violations graves des Droits Humains. Après de systématiques refus, le gouvernement
américain accepte mais impose de telles conditions (interdiction pour les rapporteurs
spéciaux de l’ONU d’entrer en contact avec les détenus de leur choix pour les interroger sur
leurs conditions de détentions ; seuls trois des cinq rapporteurs sélectionnés pour cette mission
sont autorisés à pénétrer sur le site et durant un jour et non pas trois…) que les rapporteurs
spéciaux décident d’annuler leur visite et condamnent fortement l’attitude du gouvernement
américain, l’exhortant alors à respecter les règles du Droit International.
La prison de Guantanamo est alors assimilée à une zone de non-droit, d’autant plus
questionnable qu’elle est mise en place par un pays qui se vante pourtant d’être le premier
défenseur de la démocratie et des Droits Humains.
A la suite des attentats du 11 Septembre 2001, Donald Rumsfeld, alors secrétaire
d’Etat à la défense, décide que les Talibans ou les personnes appartenant au réseau d’Al
Quaïda faits prisonniers en Afghanistan doivent être incarcérés dans la prison de
Guantanamo, installée sur une base militaire américaine cédée par Cuba en 1903 (mais dont le
loyer annuel payé par le gouvernement américain n’est jamais encaissé par les autorités
cubaines, qui voudraient pouvoir mettre fin à la présence américaine sur l’île). Les premiers
prisonniers arriveront le 12 Janvier 2002. Un décret présidentiel les définie comme des
« combattants illégaux », statut qui, selon l’équipe de G. Bush George, permet de les détenir
sans limite de temps et sans qu’aucun chef d’accusation ne soit exprimé à leur encontre. De
plus, le Président déclare que l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève ne
s’applique pas à ces prisonniers. L’article 3 rappelle le droit de tout prisonnier à un procès
équitable et interdit la torture, les actes cruels et les outrages à la dignité de la personne en
particulier les traitements humiliants et dégradants. Ces mesures, très contestées à l'extérieure,
visent à prévenir de nouvelles attaques sur le sol américain. Selon les chiffres disponibles et
communiqués, il y aurait environ 400 détenus à Guantanamo, originaires de plus de quarante
pays (dont de nombreux pays européens).
1
Amnesty International, Communiqué Public, « Guantanamo, accès refusé. Non à la torture et aux mauvais
traitements dans la « guerre contre le terrorisme » », décembre 2005.
Si la communauté internationale a depuis longtemps critiquée la détention et les
traitements réservés aux prisonniers de la base, l'exécutif américain n'a pas réellement fait
grand cas de ces avertissements. Par bien des points, si ce n’est par son essence même,
Guantanamo est apparu comme une entrave à la Justice internationale. Pourtant, au sein même
des Etats Unis, plusieurs voix se sont opposées à ce « trou noir » (Black Hole) en dénonçant
l'inconstitutionnalité des pouvoirs pris par le gouvernement dans le cas de Guantanamo. Mais,
si l’ordre juridictionnel entourant Guantanamo provoque également un tollé à l’intérieur des
Etats Unis, il semble que la prison de Guantanamo soit une exception tendant à devenir une
règle.
Il est intéressant de voir comment et à quel point le gouvernement américain se défait
des normes de la justice internationale, et surtout, de s'attarder sur la manière dont la justice
américaine parvient à « légitimer » ce qui est une exception pour en faire une nouvelle norme.
Le cas de Guantanamo est une exception au regard de la Justice Internationale, mais
qui a lieu dans un Etat qui lui aussi fait figure d'exception selon les normes du Droit
International (I). Pourtant, il semblerait que la Justice Américaine tente de « normaliser », de
réglementer cet état exception, en oubliant les normes de Justice Internationale au nom des
intérêts nationaux (II).
I/ Guantanamo, l'exception, le limbo juridique
A- Exception au regard du Droit International
1) Statut des détenus
Le principe de distinction est le principe fondamental du Droit International, il s'agit
de la catégorisation des territoires et des personnes. Ainsi, on peut faire la différence entre le
statut de combattant, qui peut être fait prisonnier de guerre, et celui de non-combattant, qui ne
le peut pas. Un combattant n'existe que dans le cadre d'un conflit armé international, c'est-àdire d'après la loi internationale sur les conflits armés, lorsque les forces armées d'un pays se
trouve engagées dans des hostilités envers un autre pays, ou en cas d'occupation partielle ou
totale du territoire d'un autre pays. Le fait de définir une situation comme conflit armé
international, dont découle l'applicabilité de la loi humanitaire des conflits armés, est une
question pragmatique. Il ne dépend pas d'une déclaration de guerre, et une qualification
unilatérale n'est pas suffisante. Cependant, d'après la loi internationale des conflits armés citée
précédemment, la “Guerre contre la Terreur” n'est pas un conflit armé international
légalement parlant. Cependant, les opérations militaires conduites contre les Talibans et
contre le réseau Al-Qaeda en Afghanistan et la guerre en Irak, lesquelles font partie de la
guerre contre le terrorisme, ont été qualifiées de conflits armés internationaux, auxquels les
“lois et coutumes” de guerre, y compris la notion du statut de combattant, doivent être
appliquées.
Les lois et textes internationaux ne font référence qu'à deux statuts de prisonniers: les
prisonniers de guerre et les combattants. Le statut d'“unlawful combattant” quant à lui, c'est-àdire de combattant irrégulier, est traité dans la littérature mais jamais dans les lois. Le
processus de rigueur en cas de doute sur le statut d'un prisonnier, est qu'un tribunal compétent
le détermine avant toute poursuite. Dans ce laps de temps, il est protégé par la Convention de
Genève. Mais la Troisième Convention de Genève ne définit pas ce qu'est un tribunal
compétent et c'est à la loi martiale de chaque pays de le définir. Selon que les Etats soient
signataires ou non du protocole additionnel I à la convention de Genève de 1977, les statuts
diffèrent. D'après ces ajouts à la Convention de Genève, deux types de personnes sont sujettes
au statut de combattant et de prisonnier de guerre. La première sont les forces armées
régulières de l'un des belligérents. Ceci inclut, en plus des membres réguliers des forces
armées, les membres de milices et de corps volontaires qui ont été intégrés aux forces armées,
indépendamment du fait que le gouvernement ou l'autorité à laquelle ils portent allégeance ne
soit pas reconnue par la partie adverse du conflit. La seconde catégorie de combattants
reconnus comprend les membres d'autres milices, corps volontaires et groupes de résistance,
lesquels, non-intégrés aux forces armées, partagent certains critères: être commandé par une
personne responsable pour ses subordonnés; avoir un signe distinctif reconnaissable à
distance; porter visiblement ses armes; conduire leurs opérations en fonction des lois
martiales. Par ailleurs, la levée en masse d'une population en réaction à l'invasion de son
territoire donne à ses membres le statut de combattant, du moment qu'ils respectent les
critères précédemment établis.
Une fois le statut établi, si le prisonnier n'est pas considéré comme combattant, et donc
n'est pas soumis au statut de prisonnier de guerre, il existe une différence de traitement selon
qu'il soit retenu par un Etat signataire du protocole additionnel I ou non. Dans le cas où il le
serait, ce protocole établi que, bien que ces personnes n'aient pas le statut de combattant, elles
bénéficient du traitement de prisonnier de guerre, ce qui n'est pas le cas dans les pays nonsignataires. Ne différenciant pas les traitements en fonction du respect ou non des lois
martiales, ce protocole rend secondaire un tel respect et met alors en danger les civils que ces
lois protègent. Voilà pourquoi nombre d'Etats comme les Etats-Unis, refusent de le ratifier. En
outre, pour ces non-signataires, la création d'un statut de combattant irrégulier, entre celui de
combattant et celui de civil, semble découler du vide entre ces deux positions dans les
Régulations de la Haye et la Troisième Convention de Genève. En effet, il paraît illogique de
poser des critères au statut de combattant pour ensuite nier une conséquence légale au nonrespect de ces critères.
Dans ce cas, la position légale des combattants irréguliers se composerait des éléments
suivants. Comme précisé précédemment, en cas de doute sur le statut d'un individu, celui-ci
doit passé devant un tribunal compétent pour définir son statut. Avant cette détermination, il
relève de la Convention de Genève sous le statut de prisonnier de guerre. Une fois reconnu
par ce tribunal comme combattant irrégulier, cette protection cesse, mais l'individu reste sous
la protection des Droits internationaux de l'Homme, qui sont applicables en toutes
circonstances. Au nombre des Droits humanitaires indérogeables on trouve la protection
contre la torture ou tout autre traitement inhumain ou des procédures inadéquates et
criminelles. Les prisonniers dépendant du statut de combattants irréguliers sont sujets à
l'inspection de la Croix Rouge internationale et doivent être rapatriés à la fin des hostilités, à
moins qu'ils ne soient en train de purger leur peine après avoir été condamnés pour activité
criminelle, y comprit participation irrégulière au conflit ou autres crimes. Dans tous les cas, ils
restent protégés par les droits inaliénables de l'Homme. Or ceci est loin d'être le cas à
Guantanamo. Les Droits de l'Homme ne sont pas respectés, et l'inspection de le Croix Rouge
a été suspendue. Par ailleurs, les intéressés n'ayant pas fait l'objet d'un procès judiciaire, ils ne
purgent pas leur peine et auraient donc du être rapatriés à la fin du conflit. Le gouvernement
américain aurait pu prétexter une implication des prisonniers dans un processus judiciaire afin
de justfier leur maintien en détention. Toutefois, cela n'a pas été le cas, et ce maintien est donc
illégal aux yeux du Droit International.
Le problème est que jusqu'ici, la politique des Etats-Unis envers ces détenus ne
correspond à aucune norme. Les prisonniers ont été maintenus pendant une longue période
dans des conditions largement décrites comme inhumaines et physiquement et
psychologiquement dégradantes. Les critiques récurrentes n'ont pas entraînées d'améliorations
significatives à cet égard. Les arrêts de la Cour Suprême n'ont pas entièrement remédié à ces
points faibles. Au lieu d'identifier les détenus de Guantanamo comme combattant illégal et de
leur attribuer les droits reconnus aux combattants illégaux, elle a créé une troisième catégorie
de combattants (en plus de celles de prisonnier de guerre et de combattant et combattant
illégal), celle des combattants ennemis qui n'ont aucun droit au niveau du droit international,
pas plus qu'en vertu du droit constitutionnel national. À la différence du gouvernement des
États-Unis la Cour Suprême n'a jamais employé le mot “combatant illégal”. Au lieu de cela,
les juges se sont référés (aux anciens) détenus de Guantanamo comme des combattants
ennemis. Dans le cas Hamdi, celui-ci n'a pas reçu le statut de prisonnier de guerre car aucune
restriction n'a été posée à son interrogatoire, qui est l'une des prérogatives d'un prisonnier de
guerre, codifiées dans la troisième convention de Genève. Il est intéressant de voir combien la
Cour Suprême se fonde dans ce cas sur la loi humanitaire internationale d'une manière
sélective. La détention de Hamdi a été justifiée sur la base de l'application du règlement de
prisonnier de guerre de la troisième Genève Convention. Toutefois, compte tenu de son
traitement, on note que ce même ensemble de règles a été considéré comme non applicable.
Cette stratégie de choix s'est soldée par l'application des seuls inconvénients du statut de
prisonnier de guerre aux détenus, et non des avantages. Il semble que le Département de la
Défense des Etats-Unis interprètent Hamdi comme début pour créer une catégorie des
combattants ennemis comme image de miroir négative du statut de prisonnier de guerre.
2) Traitement des détenus
En juillet 2007, George Bush, a signé un décret (executive order) autorisant la CIA à
reprendre son programme d'interrogatoires dans des lieux de détention tenus secrets. Il y
réaffirme sa décision de considérer les membres d'Al-Qaida et les talibans comme des
"ennemis combattants illégaux" n'ayant pas droit à la protection des conventions de Genève. Il
rappelle aussi que la loi de 2006 créant des commissions militaires pour juger les détenus de
Guantanamo lui a donné autorité pour préciser le "flou" de l'article 3 des conventions de
Genève. Ceci reviendrait à établir où commencent les "traitements cruels ou dégradants". Le
président américain détermine que le programme de détentions secrètes de la CIA "remplit
complètement" les obligations qui incombent aux Etats-Unis en vertu de l'article 3 commun
aux conventions de Genève, qui interdit les "traitements et punitions cruels, inhumains ou
dégradants". Sont également spécifiquement mentionnés par le décret le meurtre, la torture et
la mutilation, ainsi que les mauvais traitements destinés "à humilier ou à avilir l'individu". Le
texte n'interdit pas spécifiquement la privation de sommeil ni le simulacre de noyade. Mais,
d'après des officiels cette technique serait désormais proscrite par la CIA. Le décret indique
que le directeur de la CIA devra rédiger un manuel d'instructions qui servira à élaborer un
programme d'interrogatoires personnalisé pour chaque détenu. Le Comité international de la
Croix-Rouge (CICR) continuera de se voir refuser l'accès à ces "prisonniers fantômes".
Un nombre important des "combattants ennemis" incarcérés par l'armée américaine sur
la base de Guantanamo se sont vu interdire tout contact avec les représentants du Comité
international de la Croix-Rouge (CICR). Dans un manuel récemment publié, sorte de
catalogue d'instructions à l'intention des gardiens, les prisonniers sont répartis en quatre
catégories: ceux qui n'ont "pas accès au CICR", "aucun contact d'aucune sorte"; "un accès
restreint"; "un accès sans restriction"; un accès "seulement visuel": "aucune forme de
communication n'est autorisée, aucun courrier échangé". Ces mesures contreviennent aux
conventions de Genève. Le porte-parole de la base américaine, le lieutenant-colonel Edward
Bush a regretté sa divulgation et assuré que "tous les détenus" ont désormais accès au CICR.
Il ajoute que "les conditions de détention ont considérablement évolué depuis 2003". De fait,
depuis la construction des camps 5 et 6, l'isolement du détenu, prévu par le manuel comme
une punition, est devenu la norme permanente pour 70 % des prisonniers. Le commandement
a réaffirmé que la mission remplie par l'armée américaine à Guantanamo était "vitale pour la
sécurité" des Etats-Unis et de leurs alliés et "conduite avec professionnalisme et humanité".
Concrètement, selon l'armée, onze détenus refusent de s'alimenter, sur un effectif de
395. Cinq sont nourris de force. Dans les bâtiments, surveillés par des caméras, les détenus
sont maintenus à l'isolement, dans un silence et une température glacials. Les autorités
militaires américaines ont annoncé la mort, "apparemment par suicide", d'un détenu de
Guantanamo, un Saoudien âgé de 34 ans et incarcéré sans jugement depuis février 2002.
Abdul Rahman Maadha Al-Amry était détenu au Camp 5, une structure de haute sécurité,
réservée aux prisonniers "non coopératifs" ou jugés importants. Il n'était pas en grève de la
faim lorsqu'il est mort mais il avait observé un mouvement de jeûne en mars et avait été
alimenté de force. Associated Press, qui a obtenu des documents militaires grâce à la loi sur la
liberté de l'information, a pu établir qu'il ne pesait que 41 kg en 2005 alors que son poids était
de 68 kg à son arrivée à Guantanamo. Pour le Center for Constitutional Rights, l'organisation
la plus active dans la défense des détenus de Guantanamo, le gouvernement américain est
"responsable de la mort de cet homme et il devrait avoir à en répondre". L'association estime
qu'en maintenant les détenus à l'isolement et en refusant les évaluations psychologiques
indépendantes, l'armée "contribue au désespoir" des prisonniers, tout comme la justice, qui
refuse désormais d'entendre les plaintes venant de Guantanamo, et le Congrès, qui "n'a pas
restauré le droit fondamental à l'habeas corpus", supprimé pour les étrangers soupçonnés de
liens avec le terrorisme. Les premiers suicides à la prison ont eu lieu en juin 2006. Trois
détenus (deux Saoudiens et un Yéménite), hébergés dans des bâtiments différents, s'étaient
pendus, dans une démarche coordonnée qui avait été condamnée par le commandant de la
prison comme un acte d'“auto-mutilation manipulatrice” et une manifestation de "guerre
asymétrique" contre les Etats-Unis.
En définitive, le problème n'est pas tant que les Etats-Unis ont décidé de catégoriser
les capturés sur le champ de bataille en Afghanistan comme combattants illégaux que de
tomber hors du champ d'application de la loi humanitaire internationale. Le droit international
a longtemps sous-entendu l'existence d'une telle catégorie. Le problème a été que le droit
international a été sélectivement appliqué et à bien des égards violé en ce qui concerne les
détenus emprisonnés à Guantanamo et ailleurs dans le cadre de la guerre contre la terreur. Le
statut de combattant ennemi est devenu un terme fourre-tout pour justifier la détention.
B- Un exécutif qui passe délibérément outre les normes de justice
internationale et qui créé aussi l’exception au regard de la justice
américaine
Si la prison de Guantanamo et le traitement qui y est réservé aux prisonniers fait
grand bruit à l’international, à l’intérieur des Etats Unis, plusieurs voix se sont élevées contre
les atteintes au droit international mais aussi, de plus en plus, contre les coups portés au droit
national. Il est intéressant de voir comment et en quoi, le fonctionnement de Guantanamo Bay
est aussi apparu comme une remise en question du fonctionnement habituel de la Justice
Américaine.
Après le 11 septembre et la promulgation par le Président de la « guerre contre la
terreur », l’exécutif américain entra en puissance. Plusieurs lois promulguées impulsées par le
gouvernement firent l’objet de violentes critiques en matière d’atteinte aux droits humains.
Avec ces différentes lois, l’exécutif tenta d’imposer sa vision et la manière dont il entendait
s’occuper des prisonniers de Guantanamo. Face à la création de ce que certains dénoncèrent
comme un « système de justice parallèle », la Cour Suprême des Etats Unis entra en jeu.
La « guerre contre la Terreur » a été et est encore aujourd’hui un alibi en or pour
l’exécutif américain. Le vote du USA Patriot Act en 2001 par le Congrès, ensuite signé par le
Président en Octobre 2001 (un acronyme pour : Unity and Strengthening America by
Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism Act) fait de la
sécurité nationale un enjeu majeur. Sa prévention apparait prévaloir sur les droits des
citoyens américains et sur les libertés constitutionnelles. Parallèlement à cette promulgation,
la « guerre » contre le terrorisme augmente considérablement les pouvoirs du gouvernement.
En réaction aux événements du 11 septembre 2001, le Congrès adopte une loi intitulée
« Autorisation pour l’Usage de la Force Militaire » (Authorization for the Use of Military
Force), qui autorise le Président à « user de toute force nécessaire et appropriée contre les
nations, les organisations ou les personnes qu’il considère comme ayant planifié, autorisé,
commis ou aidé les attaques terroristes du 11 septembre 2001, ou comme ayant donné abri à
de telles organisations ou personnes, pour prévenir tout acte futur de terrorisme international
contre les Etats-Unis par de telles nations, organisations ou personnes »2.
Une fois cette autorisation votée par le Congrès, le Président Bush se déclare habilité à
promulguer par décret un « ordre militaire » le 13 novembre 2001 portant sur « la Détention,
le traitement et le jugement des personnes non-américaines dans la Guerre contre le
Terrorisme» (Detention, Treatment and Trial of Certain Non-Citizens in War Against
Terrorism), acte par lequel il autorise le secrétaire d’Etat à la défense à mettre en place des
commissions militaires pour juger les « non-nationaux » s’étant rendus coupable d’actes de
terrorisme.
Par ses actes et ses décrets présidentiels, le Président apparait comme l’acteur
prédominant et comme le premier, voire l’unique producteur des normes qui régissent
Guantanamo et surtout le statut des prisonniers.
L’exécutif américain créé par décret un statut spécial pour les citoyens américains
ayant combattu auprès d’Al Quaïda, celui de « combattant ennemi »3. Ce statut ne leur permet
pas d’avoir recours aux tribunaux américains et les prive de leurs droits constitutionnels. Cette
mesure s’accompagne du refus de l’administration d’accorder aux prisonniers la possibilité
d’avoir recours à la procédure de l’Habeas Corpus, une procédure propre au droit anglosaxon permettant à toute personne emprisonnée la possibilité de contester sa détention devant
les tribunaux nationaux. Les cas des prisonniers Hamdi et Padilla donnèrent naissance à un
contentieux juridique entre les tribunaux fédéraux et le gouvernement. Hamdi, un citoyen
américain fut fait prisonnier en Afghanistan. Il est d’abord incarcéré à Guantanamo, puis une
fois sa nationalité découverte par les autorités, il est transféré dans une base militaire se
trouvant sur le territoire américain. Son père tente de faire fonctionner la procédure d’Habeas
Corpus, mais face au refus d’examiner son cas, il se pourvoit en cassation. J. Padilla est lui
arrêté sur le sol américain. Une cour fédérale ordonne sa remise en liberté en se basant sur une
loi qui interdit la détention de citoyens américains en dehors des procédures juridiques
habituelles, si aucune autorisation n’a été émise par le Congrès. Mécontent, le gouvernement
en appelle à la Cour Suprême. S’il subsiste quelques doutes quant à la légalité d’interdire le
recours en Habeas Corpus, l’administration américaine se refuse catégoriquement à
l’envisager pour les prisonniers « combattants irréguliers », les étrangers incarcérés sur l'île de
Guantanamo. Pour justifier cette décision, le gouvernement tente de faire admettre que ces
prisonniers étrangers se trouvent sur un territoire qui ne répond pas de la législation
américaine.
Ces nouvelles procédures judiciaires s’accompagnent du non-respect des règles
internationales et nationales en matière de procès. La longueur des procès est condamnée par
Justice Internationale. La loi internationalement en vigueur demande que les détenus accusés
de crimes soient jugés dans un temps raisonnable et se voient relâchés si aucune charge ne
peut être retenue contre eux. Ce droit bafoué à Guantanamo est aussi reconnu par le 6ème
2
Gill T. et Van Sliedregt E., « Guantanamo Bay: a Reflexion on the Status and Rights of « Unlawful Enemy
Combatants » », Law Review, Volume 1, issue 1, 2005, 27 pages.
3
Le Monde, « Combattants ennemis et combattants irréguliers », 30 juin 2004.
amendement de la Constitution américaine. Selon Amnesty International, si l’accusé ne
bénéficie pas de ce droit à un procès rapide, il doit être relâché. Les Commissions militaires
mises en place ne font aucune allusion à ce droit, pourtant constitutionnellement sanctifié. Au
contraire, l’acte qui les crée exprime clairement que toute règle relative aux procès rapides ne
s’appliquera pas aux jugements des commissions militaires4.
Une autre atteinte aux justices internationale et nationale se trouve dans le fait que les
commissions militaires ont la possibilité d’user et de se baser sur de simples ouï-dire
(hearsay) pour procéder à leurs jugements. Ceci ne pourrait se faire dans le cadre d’une cour
fédérale civile ou dans une cour martiale. De plus, suite aux commentaires émis par
l’administration américaine quant à la culpabilité et à la dangerosité certaines des prisonniers
de Guantanamo, le droit à la présomption d’innocence apparaît comme manquant.
Dans le cadre de la législation produite sur, autour et pour Guantanamo, les pouvoirs
du Président sont tels qu’il peut passer outre les accusations de tortures, pourtant proférées dès
les premiers mois de fonctionnement de la prison. Toujours en arguant de la
« constitutionalité » de ses choix, l’administration Bush présenta un document en 2005 qui
voulait prévenir que l’amendement Mc Cain, amendement prohibant la torture, serait quelque
peu « malmené » dans le cadre de la « guerre contre le Terrorisme », mais que les bases
constitutionnelles de la Justice Américaine ne devraient pas trop en souffrir (bien que le
Congrès se soit exprimé contre). La justification étant toujours l’impératif que représente la
sécurité nationale.5 A travers ces différents actes, il semble exister du côté de l’administration
Bush une certaine volonté de faire de Guantanamo une exception juridique, de l’extraire de la
loi américaine. Dans l’Affaire Hamdi contre Bush, le gouvernement déclarait que la « guerre
contre le terrorisme » réclamait de nouveaux paradigmes légaux. Il s’évertue donc à leur
donner naissance.
Face aux pouvoirs que semble prendre l’exécutif, la Cour Suprême ne reste pas
immobile. Dans les affaires Hamdi contre Bush et Rumsfeld contre Padilla (cas explicités
plus haut), la Cour Suprême réfute dans son verdict du 28 Juin 2004 les arguments du
gouvernement et tente de freiner quelque peu la toute puissance en matière de production de
lois qu’il veut acquérir. Dans le résumé de l’opinion majoritaire, la Cour Suprême interpelle
le Président en le prévenant quant au fait qu’un « Etat de guerre n’est pas un chèque en blanc
quand il s’agit des droits de citoyens nationaux ». De plus, dans l’arrêt de 2004 Rasul contre
Bush, elle tente de mettre fin au trou noir juridique que représentait Guantanamo selon
l’administration américaine. La Cour Suprême déclare que bien que ne répondant pas de la
souveraineté américaine, les Etats Unis exercent sur la base militaire une « juridiction
exclusive ». Les tribunaux nationaux sont donc compétents pour examiner le recours des
combattants illégaux6.
4
Amnesty International, United States of America, “Justice delayed and justice denied? Trials under the Military
Commissions Act”, Rapport, 22 Mars 2007:”any rule of courts-martial relating to speedy trial shall not apply to
trial by military commission”.
5
Jules Lobel, “The Commander in Chief and the Courts”, Presidential Studies Quarterly , Vol. 37, no. 1
(March), 2007 Centre for the Study of the Presidency:[“the 2005 presidential signing statement stating that the
executive branch would interpret the McCain Amendment’s prohibition on cruel and inhumane interrogations of
detainees” “in a manner consistent with the constitutional authority of the President . . . as Commander in Chief
and consistent with the constitutional limitations on judicial power”(Bush 2005)]
[As a senior administration official later explained, the signing statement was intended to reserve the
president’s constitutional right to use harsh interrogation methods “in special situations involving national
security” despite the congressional ban (Savage 2006)”]
6
Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme, http://www.fidh.org/spip.php?article1480.
Pourtant, les procédures de l’administration méconnaissent parfois ouvertement les
verdicts rendus par la Cour Suprême, lorsque ceux si ne vont pas dans le sens souhaité par le
gouvernement Bush. Lorsqu’elle déclare invalides les tribunaux militaires pour les
combattants ennemis dans l’Arrêt du 28 juin 2004, le gouvernement crée le 7 juillet 2004, en
réaction à cet arrêt les « tribunaux de révision du statut de combattants », des tribunaux
parallèles chargés de vérifier si les prisonniers de Guantanamo sont bien des « combattants
ennemis ». Cette procédure ne respecte pas les standards minimaux relatifs au procès
équitable : en effet, ces tribunaux sont composés uniquement de membres des forces armées
américaines et les prisonniers ne peuvent avoir accès à un avocat mais sont accompagnés s’ils
le souhaitent d’un « représentant personnel », celui-ci n’ayant aucune formation juridique.
Plus qu’un simple symbole du rejet et du mépris de la Justice Internationale par
l’administration américaine, Guantanamo devient un enjeu interne : il s’agit de la répartition
des pouvoirs entre le Président, le Congrès et la justice fédérale.
De plus, Amnesty International condamne le traitement discriminatoire réservé aux
prisonniers non américains, les seuls à être soumis au jugement des commissions militaires
après un revirement de l’administration. Les citoyens américains accusés de crimes de guerres
ou d’avoir commis des actes terroristes seront jugés devant des cours civiles de droit commun
ou les cours martiales, dans le système de justice normal7.
Avec l’émergence du « barreau de Guantanamo » et la contestation par les avocats de
la légalité des commissions militaires et de la constitutionalité des pouvoirs pris par Bush à la
suite du 11septembre 20018, les pouvoirs du gouvernement sont contestés de l’intérieur. Il
détermine seul, par des actes unilatéraux le statut des prisonniers, créée des tribunaux, essaye
de réglementer la situation juridique de la baie de Guantanamo,…L’exécutif devient le
« donneur de loi, l’exécuteur de la loi, l’interprète de la loi »9. La Cour Suprême, voulant
veiller au respect des normes constitutionnelles va-t-elle pour autant dans le sens souhaité par
la Justice Internationale ?
II/ La normalisation de l'exception
A- Le rôle de la Cour Suprême
7
Amnesty International, rapport 2005.
C. Lesnes, “les dérives de Bush à Guantanamo devant la Cour Suprême », Le Monde, 30 Mars 2006.
9
Fleur Johns, “Guantanamo Bay and the Annihilation of the Exception”, The European Journal of International
Law, Vol. 16 n°4, 2005, p 612-635.
8
1) La notion de procès équitable dans la jurisprudence de la Cour Suprême
Deux questions ont été posées à la Cour Suprême lors du cas Hamdi contre Rumsfeld.
A savoir: L'exécutif a-t-il l'autorité suffisante pour détenir des combattants ennemis sans aval
judiciaire et en dehors de la loi criminelle, et comment un détenu est-il qualifié de combattant
ennemi? En ce qui concerne la première question, selon l'article 4001 (a), la détention dépend
d'un "acte du Congrès". La Cour Suprême en conclut donc que la détention des individus en
question, pendant le temps du conflit au cours duquel ils ont été faits prisonniers, est
l'exercice de la "force nécessaire et appropriée que le Congrès a autorisé le Président à
utiliser." La Cour s'appuya sur la Troisième Convention de Genève sur le traitement des
prisonniers de guerre pour établir que "la détention ne peut continuer après la cessation des
hostilités." Les détentions étaient donc autorisées tant que les troupes américaines se
trouvaient engagés dans des combats en Afghanistan.
La réponse à la seconde question, comment la qualification de combattant ennemi doit
être attribuée relève d'un exercice périlleux en ce qui concerne les combattants ennemis
américains, les autres devant les tribunaux créés à cette intention. Le point central de la
réponse à cette question est le thème de procès équitable, clause des Cinquième et
Quatorzième Amendements: "Personne ne peut être privé de sa vie, de sa liberté, ou de sa
propriété sans procès équitable." Reformulée, la question est donc de savoir quel procès on
doit constitutionnellement à un citoyen américain portant le statut de combattant ennemi. Si la
Cour Suprême reconnaît que, la parole n'ayant pas été laissée à Hamdi, sa classification
comme combattant ennemi est insuffisamment justifiée, elle se montre également sensible aux
arguments du gouvernement selon lequel un tel procès serait coûteux pour l'armée américaine,
l'empêcherait de faire son travail, menacerait la sécurité nationale en affaiblissant la
protection des informations sensibles. Cette hésitation entre l'intérêt privé d'Hamdi et l'intérêt
public du gouvernement se retrouve dans le cas Mathews v. Eldrige connu sous le nom des
"Calculs de Mathews". Dans ce cas, la Cour Suprême rejetta la plainte pour procès inéquitable
après avoir pesé l'intérêt privé et l'intérêt du gouvernment. Les intérêts varient et selon leur
nature et leur poids, la balance oscille en faveur de l'intérêt privé ou de l'intérêt public. Le
résultat d'un processus identique pour le cas Hamdi aboutit à un procès inéquitable puisqu'il
n'a pu contester les accusations portées contre lui. La présomption d'innocence n'a pas été
respectée et le gouvernement n'a pas eu à prouver au-delà du doute raisonnable que Hamdi
était un combattant ennemi.
Par ailleurs, le refus de recours judiciaire pour un citoyen américain est une suspension
de l'habeas corpus. Or une telle suspension est défendue puisque la Constitution stipule que
seul le Congrès peut suspendre cette charte, et ce uniquement "en cas de rébellion ou
d'invasion, lorsque la sécurité publique le requiert." Même si le 11 septembre peut être
considéré comme une invasion, il n'y a pas eu de geste du Congrès, et de ce fait, la suspension
était inconstitutionnelle. Hamdi aurait alors été détenu sur la base de pouvoirs de guerre
inexistants.
Dans le cas Rumsfeld contre Padilla, la Cour Suprême évita un conflit avec le
gouvernement. Elle se contenta de déclarer que ce cas ne relevait pas de sa juridiction,
élément pointé du doigt par le gouvernement. Celui-ci établit en effet que l'avocat de Padilla
aurait dû déposer la pétition en Caroline du Sud et non dans le District Sud de New York. En
renvoyant Rumsfeld contre Padilla pour des raisons techniques, la cour a évité de traiter un
cas dans lequel le gouvernement avait étalé toute sa puissance. Cette impuissance de la Cour
Suprême pourrait donner au président la possibilité de faire prisonnier des citoyens des EtatsUnis sur le sol américain (loin du champ de bataille, de façon totalement déconnectée du
conflit armé) et les détenir indéfiniment sans oppositions.
2) Habeas Corpus et citoyenneté
La décision relevant du cas Rasul contre Bush a été perçue comme étant la plus
révolutionnaire de la trilogie de la Cour Suprême. Le cas portait sur le fait de savoir si les
combattants ennemis détenus à Guantanamo pouvaient apporter un recours habeas corpus
auprès des cours fédérales américaines. Les pétitionnaires, deux Australiens et douze
Koweitiens, contestaient la légalité de leur détention, alléguant qu'ils n'avaient jamais pris les
armes contre les Etats-Unis ou participés à des actes terroristes. La cour fédérale rejetta la
plainte en soutenant que dans le cas Johnson v. Eisentrager, les étrangers détenus en dehors
des Etats-Unis, à savoir en Allemagne alors occupée, ne pouvaient pas invoquer l'Habeas
Corpus dans les cours fédérales américaines. La cour d'appel a confirmé cette décision. La
Cour Suprême s'est opposée à la décision de la cour d'appel. Elle devait alors décider si
l'habeas corpus confère un droit de recours judiciaire à des étrangers détenus dans un territoire
sur lequel les Etats-Unis exercent une juridiction exclusive, mais où ils ne bénéficient pas de
"la souveraineté finale." Rasul contre Bush donne la possibilité à des non-américains détenus
hors des frontières américaines d'utiliser l'habeas corpus. Toutefois ceci ne reste possible que
sur des territoires où les Etats-Unis exercent "une juridiction complète".
Du point de vue des droits de l'Homme, la prolongation de la juridiction au-delà du
territoire ou des ressortissants d'un état est loin d'être sensationnelle. Les droits de l'Homme
sont universellement identifiés et inaliénables. Ils peuvent donc être revendiqués face à
l'autorité/état dans lequel l'individu se trouve, qui n'est pas nécessairement l'état dont il est
citoyen. L'idée centrale dans les droits de l'Homme et le droit constitutionnel national est la
personne, l'être humain comme abstraction. Rasul contre Bush témoigne de cette mentalité.
La personne est à la base de l'échelle de valeur juridique, en contraste total avec les traditions
de citoyenneté et de nationalité. En effet, selon les lois de la guerre, "la nationalité et la
citoyenneté sont les marqueurs de distinction entre les amis et les ennemis". L'article 4 de la
quatrième convention de Genève prévoit que si un civil n'est pas de la même nationalité que
son ravisseur, il a droit à un statut de protection. Cependant, la nature des conflits armés
depuis 1945 (le contexte dans lequel les conventions de Genève ont été élaborées), a changé,
et les conflits actuels ont des bases ethniques et religieuses plutôt que de nationalité. Dans la
jurisprudence du tribunal criminel international pour l'ex-Yougoslavie (ICTY) et dans le statut
du Tribunal Pénal international (ICC) le statut de protection dépend maintenant de
l'appartenance à un parti adverse au conflit. Considérant la moindre importance de la
nationalité dans le droit international et le développement de la place de l'individu, la décision
du cas Rasul n'est pas révolutionnaire. D'ailleurs, dans le texte de l'habeas corpus ou dans la
tradition historique, rien ne limite cet acte judiciaire aux citoyens, au contraire, la clause se
rapporte explicitement aux "personnes". Autre bémol au cas Rasul contre Bush: la cour n'a
pas explicité la façon dont ce droit serait exercé. En outre, sa portée est limitée: elle ne remet
pas en cause la substance du cas de ces détenus, à savoir la légalité de leur détention.
Au lieu de condamner vigoureusement les tentatives de l'administration d'empêcher
tout recours, la Cour Suprême a adopté une approche prudente en passant en revue les
détentions, essayant de réconcilier les avantages et les dangers des contraintes reposant sur le
pouvoir exécutif en temps de guerre. Cependant, la Cour a au moins précisé que l'autorité du
président par rapport aux détenus n'est pas illimitée, et qu'elle n'est pas hors de portée du
recours en constitutionnalité. Ceci est une évolution positive mais qui reste trop modeste étant
donné l'importance des thèmes traités et de la polémique qu'ils ont entraînée.
B- L’émergence d’une nouvelle légalité, propice à un plus grand
éloignement de la Justice Internationale
A la fin de l’année 2005, le pouvoir législatif, par l’intermédiaire du Congrès,
commence à s’intéresser à Guantanamo, après que la Cour Suprême en ait souligné à
plusieurs reprises la nécessité. L’intervention du Congrès sur Guantanamo est d’abord vue
comme une avancée. Beaucoup, avocats, juristes, organisations de défense des droits humains
veulent y voire le signe du retour de la légalité et la fin des prérogatives étendues du
Président.
Pourtant, bien vite, les décisions et les lois que vote le Congrès ne vont pas dans le
sens espéré et au contraire, semblent presque sanctifier les contournements des normes de la
Justice Internationale en les édictant en lois.
A la fin du mois de décembre 2005, le Congrès retire le droit de recours en Habeas
Corpus que la Cour Suprême avait rétabli en juin 2004. Il vote une loi sur le traitement des
prisonniers (« Detainee Treatment Act ») qui interdit la torture (suite aux nombreuses plaintes
faisant état de graves violations à la charte des Nations Unies interdisant la Torture mais qui
retire aux prisonniers ce droit à engager une procédure qui leur permet de contester leur
détention, procédure se trouve aux fondements du système judiciaire anglo-saxon. Les
détenus de Guantanamo n’ont plus que la possibilité de présenter un recours a posteriori
contre leur condamnation10.
Avec le changement de majorité survenu après les élections de 2006 et le retour des
démocrates au Congrès, il était possible d’espérer un changement. En effet, un projet de loi
voté le 7 juin 2007 est censé rétablir le droit de recours en Habeas Corpus. 11
De plus, c’est un important revers que le Congrès inflige aux défenseurs des Droits
Humains en invalidant la décision de la Cour Suprême relative à la légalité des tribunaux
militaires. Le 28 septembre 2006, quelques mois avant le changement de majorité, le Congrès
vote la loi « sur les Commissions Militaires » (Military Commission Act) souhaitée par le
gouvernement. L’arrêt rendu par la Cour Suprême le 29 juin 2006 intitulé Hamdam contre
Bush avait déclaré illégaux les tribunaux spéciaux mis en place par le Pentagone pour juger
les détenus considérés comme « dangereux », en son absence et sans nécessairement rendre
10
Corine Lesnes, « Les dérives de Bush à Guantanamo devant les juges de la Cour Suprême », Le Monde, 30
mars 2006
11
Corine Lesnes, « Une Cour d’appel inflige un nouveau revers à M. Bush dans sa guerre contre le terrorisme »,
Le Monde, 13 juin 2007.
“Justice at Guantanamo: Congress has another chance to repair the rules for handling detainees in the
War on Terrorism”, The Washington Post, 18 juillet 2007.
publiques les preuves retenues contre lui12. Désormais, avec ce vote du Congrès, le
gouvernement peut légalement introduire des preuves contre un accusé tout en maintenant le
secret sur les méthodes utilisées pour les obtenir. Il ne reste plus que les « tribunaux de
révision du statut de combattant » pour les détenus qui souhaitent contester leur détention et
démontrer qu’ils ne sont pas des terroristes. Mais encore une fois, aux vues des normes de la
Justice Internationale, ces tribunaux, composés de trois officiers militaires, sont loin d’être
satisfaisants.
Ces décisions ont une importance capitale car ce qui est maintenant légal dans loi
américaine ne l’est pas au regard du Droit International. Pourtant, cela ne semble par
préoccuper outre mesure les législateurs américains, et ce, quelque soit leur bord.
Le Congrès n’a toujours pas défini une catégorie légale de suspects de terrorisme 13.
Les récentes propositions ne remettent pas en cause le statut des prisonniers en lui-même et ne
contestent pas la légalité des procédés utilisés pour le définir : les efforts du Congrès ont
plutôt eu pour fonction de fixer et de réglementer le système légal alors en cours à
Guantanamo.
Il n’y a pas d’alternative proposée à la fermeture de Guantanamo : à l'heure actuelle,
aucune mesure n'a été prise pour que la justice fédérale puisse se charger des cas. Les
propositions faites par le congrès ne remettent pas en cause le statut de Guantanamo et ne
s’attaquent pas à l’ordre juridique en profondeur. Au contraire, il semble que soient en cours
une sorte de légitimation et de reconnaissance dans la Justice Américaine d’un statut « légal »
et donc « légitime » à des pratiques militaires pourtant en totale violation avec les
Conventions de Genève et de la Convention des Nations Unies contre la Torture.
Pour exemple, il est possible de s’arrêter sur l’étrange processus enclenché par
l’administration Bush visant à la reclassification systématique des actes ou des arrêts mettant
en doute la légalité du système de Guantanamo en vue de rendre permanent l’Etat
d’exception. Comme l’explique F. Johns, le réseau normatif américain se met en mouvement
pour parvenir à la création d’un « artefact légal anti-exceptionnel »14. Si exceptionnalité
équivaut à condamnation, il faut alors faire de ces exceptions des règles de droit.
(ex : manuels sur la façon dont doivent être traités les détenus,…)
Ainsi, au lieu de voir les faits être transformés, corrigés par la loi, il semble que ce soit
la loi qui s’adapte aux faits déjà existants. On ne fait pas « entrer » la loi dans Guantanamo,
mais c’est Guantanamo tel qu’il existe qui pénètre la loi américaine et la modifie pour y
trouver sa place. En témoigne le remous historique de l’affaire Hamdam contre Bush, toujours
contesté de part et d’autre. Le Prisonnier Hamdam serait le chauffeur d’Osama Ben Laden. Il
devait être jugé devant les commissions militaires, mais suites aux manques de preuves visant
à démontrer qu’il n’était pas un simple prisonnier de guerre répondant aux règles de la
Convention de Genève, son procès fut remis à plus tard. En 2006, après bien des remous
juridiques, la Cour Suprême déclara illégales les commissions militaires au regard du code de
la justice militaire et des Conventions de Genève15. Cette décision fut alors invalidée par les
membres du Congrès. Aujourd’hui, dans une proposition de loi, le Congrès renouvelé
voudrait permettre aux détenus d’avoir un avocat lors de leur jugement devant ces
commissions, d’avoir accès aux preuves détenues contre eux et de voir considérées comme
12
Corine Lesnes, « Les magistrats invalident les juridictions d’exceptions chargées de juger les détenus de
Guantanamo. La Cour Suprême inflige un camouflet à M. Bush », Le Monde, 1er juillet 2006.
13
Josh White and Shailagh Murray, “Guantanamo Ruling Renews the Debate over Detainees; Bush Policy Faces
New Hill Challenge”, The Washington Post, 6 juin 2007.
14
Fleur Johns, «Guantanamo Bay and the Annihilation of the Exception”, The European Journal of International
Law, Vol. 16 n°4, 2005, p 612-635.
15
Le Monde, 1er juillet 2006.
nulles toutes celles obtenues sous la torture. Pourtant, il semble que la loi ne fasse que
s’accommoder au précédent système, puisqu’en aucune façon la légalité du statut de
« combattant illégal » ou de l'existence de ces commissions militaires n'est contestée.
Conclusion
Il apparaît donc que le paradigme préventif tende à s’imposer comme la nouvelle
norme sur laquelle il est nécessaire de se baser pour légiférer 16. L’urgence devient la règle :
les actes de l’exécutif ne concordent pas avec la Constitution mais se justifie par l’urgence,
encore une fois définie unilatéralement, puis sanctifié par le Congrès. Les normes de justice
internationale apparaissent comme étant secondaires, voire inexistantes. Or, devant le
scandale produit par la découverte de l'usage de la torture à Guantanamo, l'international tend à
recouvrir une partie de sa place. En effet, le gouvernement américain ne peut faire taire les
voix qui s'élèvent, que ce soit celle d'Amnesty International ou de pays étrangers notamment
européens. Face à ce mouvement de protestation, un débat sur l'éventualité de fermer
Guantanamo est lancé sur le territoire américain. Toutefois, cette fermeture n'est pas si simple
car se pose la question du devenir des prisonniers. Pour ceux qui ne représentent pas de
danger pour les américains, ils pourraient être renvoyés chez eux, mais pour certains détenus,
ceci reviendrait à les envoyer à la potence, ce que ne peut faire le gouvernement américain
alors que tous les regards sont tournés vers Guantanamo. Quant à ceux qui représentent une
menace, ils devraient faire l'objet d'un procès, mais leur accusation provenant souvent de
preuves floues ou incommunicables, aucun tribunal ne les condamneraient. Ainsi, les EtatsUnis n'ayant pas trouvé le remède miracle au « trou noir » de Guantanamo, ce sont jusque là
les logiques de dissimulation plus ou moins légales qui prévalent. La question reste de savoir
pendant combien de temps une telle situation peut perdurer sous les critiques nationales et
internationales.
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C. Lesnes, « Les magistrats invalident les juridictions d’exception chargées de juger les
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http://www.amnesty.org/en/alfresco_asset/06e37edc-a2cd-11dc-8d7-6f45f39984e5/amr510442007en.html
« Guantanamo, accès refusé. Non à la torture et aux mauvais traitements dans la « guerre
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