1 La violence, une si longue histoire Ousseynou KANE Département

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1 La violence, une si longue histoire Ousseynou KANE Département
La violence, une si longue histoire
Ousseynou KANE
Département de Philosophie
Faculté des Lettres et Sciences Humaines
Université Cheikh Anta Diop de Dakar
En produisant ce deuxième numéro sur le thème de la violence, Les Cahiers Histoire et
Civilisation s’ouvrent sur un phénomène qui est au cœur de notre actualité, au cœur de notre
histoire, de notre humanité, de l’être de chacun d’entre nous en particulier, en tant qu’individu
d’abord, c’est-à-dire seulement abstract d’une communauté, familiale, ethnique, nationale, à
laquelle il reste néanmoins soudé, mais aussi en tant que personne, c’est-à-dire sujet éthique,
pouvant donc revendiquer, sur le mode de la totalité, la responsabilité de ses actions, de sa vie
et de son destin. Que la violence soit au début de tout, la vieille parole d’Héraclite l’énonçait
déjà dans une formule qui n’a pas encore été totalement entendue : « La guerre est père de
toutes choses et roi de toutes choses ; de quelques-uns elle a fait des dieux, de quelques-uns
des hommes ; des uns des esclaves ; des autres des hommes libres1 ». À l’évidence, il ne faut
pas s’arrêter à une simple lecture politique ou historique d’une violence (la guerre) fondatrice
des positions de domination et de servitude mais, de façon plus essentielle, – les dialecticiens,
de Hegel aux marxistes qui se sont abreuvés à cette thèse l’ont bien compris –, elle est le
moteur même de la vie, son expression la plus authentique. Il n’y a donc de vie que dans et
par le conflit, le repos, la tranquillité elle-même c’est la mort, et toute identité n’est telle que
dans la différence, et la différence prise en soi est foncièrement différence des identités, c’est
en fin de compte la contradiction, la contrariété qui mènent le monde et font l’homme. Telle
est l’intime conviction du sage d’Ephèse : « Ce qui est contraire est utile et c’est de ce qui est
en lutte que naît la plus belle harmonie ; tout se fait par discorde ». Voilà donc qu’au coeur
même de la vie s’installe la mort, mais une mort qui est aussi la vie, nous savons bien que «
nous nous baignons et ne nous baignons pas dans le même fleuve3 », parce qu’entre deux
plongeons, des eaux nouvelles – qui sont pourtant la même eau – sont venues de la source et
ont chassé les anciens flots et nous-mêmes ne sommes plus les mêmes, le temps, de sa faux
implacable, ne serait-ce que d’un infinitésimal vieillissement de nos cellules, nous a déjà
tranché une partie de notre vie en nous rapprochant de ce qui est sa véritable fin, c’est-à-dire
son but : la mort. Il y a ainsi, dans toute pensée de la violence, sous quelque forme que ce soit,
quelque chose qui, avant l’analyse sociologique, psychologique ou historique, relève de la
étaphysique ou de la théologie. De la métaphysique d’abord, et plus précisément de
l’ontologie, en tant qu’il faut penser l’être comme inscrit dès l’origine, en tant qu’être, dans
un processus qui est fondamentalement un processus de violence. Si l’on n’a pas peur des
images, on peut dire qu’aux sources primitives de la vie il y a d’abord un acte de sang, béni ou
non sur l’autel, comme premier acte d’amour (Hymen, en Grèce, est le dieu païen qui préside
aux noces et, en son nom, se joignent les contraires, plaisir et douleur), que c’est encore dans
le sang et la déchirure que l’enfant conçu voit le jour, sans parler de ce cri primal venu du
fond des âges qui, signe évident, annonce par une souffrance aiguë un "heureux événement".
Et voilà l’homme parti pour être un traumatisé de la vie, un traumatisé à vie, frappé en
permanence depuis l’abandon du cocon utérin protecteur par le choc entre ce qui est
désormais de l’ordre de la nature et de l’ordre de la culture, de celui de l’inné, indéfinissable,
et celui de l’acquis qui ne peut être que construit, condamné donc à se faire, à devenir ce qu’il
est, c’est-à-dire homme, par la lutte, l’effort, le travail, la souffrance. Jusqu’à ce que la boucle
se ferme comme elle s’était ouverte, dans le tourment, dure-t-il le temps d’un éclair, de
l’agonie qui précède la mort. C’est par-là que l’on voit qu’il y a aussi, dans toute idée d’une
nature complexe de l’homme, quelque chose qui relève encore de la théologie comme
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discours et acte fondateur de tout ce qui est. Car si l’homme, comme le dit la Genèse, n’avait
été fait qu’"à l’image de Dieu", il aurait été ange, et vivrait pur de toute affliction dans un
paradis éternel. Mais justement, pense Pascal, « il n’en est que l’image », donc homme aussi
et voilà qu’à côté de l’ange sommeille la bête dont « le coeur est creux et plein d’ordure »,
ajoute l’auteur des Pensées. Or cette contrariété là est consubstantielle à notre être, comme
marque de la volonté divine, nous sommes bien à la fois ange, c’est-à-dire symbole de bonté,
de piété, d’amour et de la tolérance, et bête, donc désir et fureur, force et brutalité, raison pour
laquelle, estime encore Pascal, « cette duplicité de l’homme est si visible qu’il y en a qui ont
pensé que nous avions deux âmes. Un sujet simple leur paraissait incapable de telles et si
soudaines variétés, d’une présomption démesurée à un si horrible abattement de coeur». Cette
"inconstance" de l’homme, qui le fait valser sur les pistes entrecroisées de l’humanité et de la
bestialité, l’auteur des Pensées l’a bien comprise, quand il écrit, bien avant tous les théoriciens
du comportement : « Cette guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui
ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux
passions et devenir Dieu, les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bête brute…
Mais ils ne l’ont pu ni les uns ni les autres5 ». La raison est simple, « le malheur veut que qui
veut faire l’ange fait la bête6 », et c’est ainsi que de tout temps l’on a travaillé par l’éducation,
la religion, la culture, à accorder ces contraires afin de réconcilier l’homme avec luimême et
permettre à la communauté des hommes de vivre en société. Encore faut-il savoir sur quel
registre jouer, car avertit Pascal, « On croit toucher des orgues ordinaires en touchant
l’homme. Ce sont des orgues à la vérité, mais bizarres, changeantes, variables. Ceux qui ne
savent toucher que les ordinaires ne seraient pas d’accord sur celles-là. Il faut savoir où sont
les touches ». On peut soutenir que les philosophes ont été parmi les premiers à avoir travaillé
à démêler un tel écheveau et de l’orgue humaine, accorder les touches aussi dissonantes.
Rêvant de fonder une "république idéale", Platon a ainsi vu que, pour assurer la justice dans la
cité, c’est-à-dire un équilibre adéquat qui permet le bon fonctionnement des institutions, il
faut d’abord la créer dans l’individu en veillant à ce que l’intelligence (nous) en lui gouverne
les passions (epithumia) par l’intermédiaire de la volonté (thumos). Ainsi, son texte
fondamental, La République, s’occupera principalement de l’éducation des citoyens, de leur
prime enfance jusqu’à la sagesse, c’est-à-dire la philosophie, les meilleurs d’entre eux étant
appelés alors à tenir les rênes de la cité en transférant dans l’ordre de l’existence commune
l’harmonie imposé au corps par l’esprit dans le sujet Brider les pulsions sinon les discipliner
et réduire au minimum les effets néfastes des contrariétés qui sont en l’homme, tel est encore
le travail de toutes les philosophies du Contrat social. Ainsi, partant du constat terrible de
Thomas Hobbes selon lequel "l’homme est un loup pour l’homme" et que donc les appétits et
la violence qui sont en son coeur rendent toute vie en communauté impossible, Rousseau, par
exemple, établira les principes philosophiques de ce contrat qui font que chacun renonçant à
une part de soi-même, délègue à une instance supérieure, la volonté générale, l’autorité de
gouverner et découvre ainsi que la vraie liberté c’est l’obéissance à la loi qu’on s’est donnée.
Emmanuel Kant œuvrera par ailleurs dans la même perspective, mais à un niveau
cosmopolite, en imaginant dans son Projet de paix perpétuelle une entente entre les nations
qui mettrait fin à l’état de guerre, texte dont se souviendront sans doute ceux qui mirent sur
les fonds baptismaux la première Société des Nations, ancêtre de l’ONU. D’un point de vue
moins pragmatique, mais tout aussi fondé sur un humanisme résolument optimiste, Descartes
n’attendait de ses Principes de la philosophie rien de moins que l’acquisition de la vraie
sagesse conduise à une concordia universalis qui, avant les cœurs, plus malaisé à conquérir,
doit être à l’évidence celle des esprits également doués de raison. Ce numéro des Cahiers
Histoire et Civilisations sur la violence vient donc à son heure, en remettant sur le métier une
question que l’humanité se pose depuis ses origines et qu’elle n’a toujours pas réglée, qu’elle
ne réglera peut-être jamais. Malgré la sagesse des pédagogues de l’antique Académie et la
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perspicacité incontestable des philosophes des Lumières, l’homme tarde à tuer le loup qui est
en lui et s’acharne encore à tuer l’homme comme un loup, pire qu’un loup, puisqu’il est
aujourd’hui établi que les bêtes les plus féroces elles-mêmes ne sont point capables de
violence, elles tuent principalement pour se nourrir ou pour se défendre, ou parce qu’elles se
sentent menacées, l’être humain ayant seul en lui cette part irréductible de bestialité qui,
quand elle est associée à l’intelligence, sait produire la vraie méchanceté, c’est-à-dire cette
perversion de la raison qui s’appelle le mal et dont Aristote pensait qu’elle ne peut être
volontaire puisqu’une bonne éducation aurait pu nous en prémunir.
« La violence est partout, tout le temps, en nous, pour nous et sur nous », écrit à juste titre un
sociologue dans le présent numéro des Cahiers. Ceci justifie largement l’étendue et la
richesse des thèmes abordés ici. La violence est étudiée sous tous ses angles et dans tous les
espaces où elle se produit et prospère, tel un cancer sournois et sans rémission possible, dans
l’histoire, de l’âge de la pierre à notre plus brûlante actualité, à l’école qui, paradoxalement, a
pour mission fondamentale de dompter la bête immonde qui dort en chacun d’entre nous par
l’apprentissage des règles communes de vie et de conduite, dans les foyers et les ménages où
elle frappe cette autre moitié de l’homme qu’est la femme, dans les médias dont elle fait les
gros titres et qui, en retour, la suscitent et l’entretiennent, enfin, là où on ne l’attendait pas, a
priori, dans l’art et la création romanesque dont elle est l’un des matériaux de base.
L’aperçu historique est important à plus d’un titre. Subjugués par l’extrême violence qui
habite notre passé proche et notre quotidien, nous en oublions que celle-ci en réalité fait
intrinsèquement partie de l’histoire, de notre histoire. Ainsi, en considérant les époques
préhistoriques et protohistoriques, en Sénégambie notamment, une des études montre que la
violence "n’est pas l’apanage des sociétés modernes", qu’elle est née avec notre humanité et
l’a accompagnée dans ses tout premiers pas. Dans les vastes savanes de ces temps farouches,
les premiers hominidés ont pu vivre sans conflit majeur jusqu’au jour où le gibier se faisant
rare ou la taille du groupe augmentant, il a fallu défendre les terrains de chasse ou de
cueillette contre d’autres groupes et l’on découvrit alors que les bifaces de pierre taillée
comme plus tard les outils en ivoire, en bois ou en métal, pouvaient tout aussi bien être
retournés contre les autres congénères, soit pour se défendre, soit pour assurer sa suprématie.
Le film culte de Stanley Kubrick, 2001 Odyssée de l’espace, montre dans un prologue
extraordinaire, accompagné de l’ouverture d’Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss
aux airs annonciateurs d’une fin de monde ou de l’aube d’un nouveau, cette première
naissance de la violence. On y voit, dans un environnement désertique, un groupe d’individus,
mi-hommes mi-singes, subsistant paisiblement parmi les fauves et les bandes voisines en se
nourrissant de végétaux, jusqu’au jour où l’un d’entre eux, jouant avec un os ramassé,
apprend à en frapper le sol et s’ouvre pour la première fois aux lueurs de l’intelligence. Et, le
lendemain, ces hommes sauvages s’opposant à un autre groupe pour le contrôle d’un point
d’eau, tuent un autre singe de leur "jouet" en os. Ce fut le premier meurtre volontaire. Et
quatre millions d’années après…
Quatre millions d’années après, il y a eu la guerre de Troie, les sanglantes conquêtes
romaines, les campagnes dévastatrices de Napoléon jusque dans les plaines enneigées de
Russie, la traite des esclaves et les ravages des conquêtes coloniales, les hécatombes des deux
dernières guerres mondiales, les camps de concentration nazis, les bombes d’Hiroshima et de
Nagasaki, les saignées de l’impérialisme français et américain en Algérie, en Corée, au
Vietnam, le goulag soviétique et le Printemps de Prague, les camps de la mort de Pol Pot au
Cambodge et les étudiants écrasés par les chars de la Place Tien Anmen, ou, encore plus près
de nous, le gazage des Kurdes et les deux guerres d’Irak, les bombes humaines de Jérusalem,
le génocide rwandais, les fosses communes de Bukavu, les cadavres putréfiés dans les rues
d’Abidjan. Nous voilà bien loin de l’os ramassé au hasard, et plus notre science et notre
technologie ont évolué, plus sophistiqués sont devenus les outils de la violence, les armes de
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destruction massive ne sont justement plus des armes massives, catapultes tutoyant les cieux,
cuirassés imposants, Grosse Bertha à l’allemande, bombardiers géants, elles tiennent en peu
de place ou même deviennent invisibles : quelques grammes d’uranium enrichi dans une
ogive nucléaire, un mélange chimique qui entre en réaction au contact de l’air, une poignée de
bactéries tenant dans une enveloppe, des avions furtifs invisibles même aux radars ou
d’inoffensifs aéronefs civils bourrés de passagers qu’on jette sur des tours et, en quelques
secondes, des milliers de vies humaines partent en fumée. Toutes les études de cette première
rubrique illustrent, par des choix particulièrement pertinents, cette permanence de la barbarie
humaine, et montrent surtout comment la violence accompagne la construction des
communautés politiques et sociales, s’en nourrit et la conforte à son tour. Qu’elle porte sur la
rivalité pour la possession de la terre dans les riches vallées ou prenne la forme de la traite
négrière, elle accélère toujours le processus de décomposition des anciennes structures
politiques, économiques, sociales et culturelles en aiguisant au sein des peuples la haine
raciale, ethnique, religieuse voire familiale, tout en produisant par contre-coup des
mécanismes d’autodéfense, visibles par exemple dans les formes d’habitat (fortification,
regroupement des populations, sites-refuges, du temps de la traite négrière notamment) et les
stratégies de résistance comme dans le cadre des conquêtes coloniales en Afrique, point de
départ de nouvelles entités politiques et de nouvelles formes de pouvoir et de domination.
Créant aussi une nouvelle histoire et de nouvelles légendes, comme la geste Ceddo, toute
bâtie sur une violence guerrière sans bornes qui est au centre même de la saga orale des
sociétés wolof. Mais, sous la beauté des mots qui accompagne toute épopée guerrière, git
l’horreur indescriptible des plaies creusées à vif dans le corps martyrisé des peuples. On sait
déjà que la traite négrière, alimentée en partie par les rivalités entre factions à l’intérieur
même des communautés visées, a saigné par dizaines de millions l’Afrique de ses enfants les
plus valides, et laissé un continent exsangue incapable de résister durablement aux invasions
coloniales. On a aussi montré comment la violence de ces conquêtes a été accompagnée
d’incommensurables désastres sanitaires, sous la forme d’épidémies de fièvre jaune, de
variole, de peste et de choléra qui ont charrié des millions de cadavres dans les villes
africaines. Et voilà que l’histoire se répète, quarante ans après les indépendances, avec les
mutilés de Sierra Leone et du Liberia, les massacres du Kivu, les monceaux de crânes jusque
dans les églises du Rwanda, les populations affamées du Darfour, les enfants et les femmes
déchiquetés des rizières de Casamance. Sur fond de Sida, d’Ebola, de malnutrition, de viols
collectifs, d’errance sans fin de peuples entiers livrés à eux-mêmes, pendant que
s’enrichissent les manufactures d’armes dans les quatre coins du globe et les joailliers
d’Anvers et de Berne ainsi que les trafiquants de tout acabit qu’ils entretiennent. Car c’est là
le paradoxe : le marché de la violence est devenu, aujourd’hui comme hier, celui des épices et
des minéraux, l’une des sources essentielles de la richesse des nations. Pourquoi arrêter de
tuer des hommes, si l’on risque de tuer ainsi la poule aux oeufs d’or ? Reste une constante.
Toute violence a besoin de sa justification. La traite négrière s’est fondée sur l’idée que les
Noirs n’avaient point d’âme et pouvaient donc être assimilés à des bêtes de trait ou de somme.
La colonisation, Thiers l’a clamé en pleine Assemblée Nationale française, c’était
éminemment une œuvre civilisatrice de l’Occident pour une Afrique sans histoire et sans
culture, les deux guerres mondiales ont été légalement déclarées, les Américains bombardent
et occupent l’Irak au nom de la lutte contre "le Mal" et les "États voyous", Al Qaïda a
renversé les deux tours, symbole de "l’arrogance des Croisés" au nom d’"Allah Le Très Haut"
et c’est encore en récitant des sourates du Coran qu’en Algérie on égorge à la chaîne femmes
et enfants tandis qu’au Rwanda on tue et mutile à la machette selon l’ethnie alors que les rues
d’Abidjan et de Bouaké s’enflamment pour ou contre l’"ivoirité".
Bellum justum, bellum pium. Les Romains savaient selon les circonstances rendre la guerre
juste, en tant
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qu’elle est sacrée puisque déclarée sous les auspices de la triade capitoline, Jupiter, Mars,
Quirinus. Iniquité d’une "justice" que Pascal a révélée dans une pensée d’une pénétrante
justesse : « Pourquoi me tuez-vous à votre avantage ? Je n’ai point d’armes ! Et quoi, ne
demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serai
un assassin, et cela serait injuste de vous tuer de la sorte. Mais puisque vous demeurez de
l’autre côté, je suis un brave et cela est juste8 ». Demeurer de l’autre côté, voilà sur le mode
de la fracture insensée une raison suffisante pour que "l’autre" devienne immédiatement
l’ennemi et objet légitime de haine, point de départ de tout acte de violence, individuelle ou
collective. Il y a à peine une quinzaine d’années, on égorgeait, avec des cris de joie, les
Maures dans les rues de Dakar et éventrait les Sénégalais au marché Cinquième de
Nouakchott, simplement pour une affaire d’eau et parce que les uns et les autres étaient sur la
"mauvaise rive" d’un même fleuve qui a également nourri de ses alluvions deux peuples qui
en réalité n’en font qu’un. Et, ici comme ailleurs, cette "petite histoire" de la violence est loin
d’être terminée. Il faut cependant admettre qu’il n’y a pas que la violence guerrière ou
collective qu’on vient de décrire qui pose problème. Certes, ces formes revêtent un caractère
spectaculaire en tant qu’elles s’exercent dans le fracas des bombes et les lueurs des incendies,
si ce ne sont les torrents de sang et les corps démembrés d’êtres humains qu’on supplicie,
alors même que, de nos jours, on réclame partout un peu de dignité pour les animaux destinés
aux abattoirs. Il reste les formes pernicieuses et souterraines, immense face cachée de
l’iceberg et qui, si on allait au fond des choses, en fortifie le sommet : la violence au
quotidien, dans des espaces où on ne l’attendait point, comme l’école, envers des créatures
que toutes les règles morales et sociales nous recommandent de protéger – les capitaines des
navires en perdition en font leur credo – les femmes et les enfants. Le phénomène de la
violence envers les enfants n’est pas nouveau, on peut même imaginer que, dans toutes les
situations de crises, ils sont les premiers touchés. La société moderne a l’avantage d’avoir pris
conscience de la nécessité absolue de protéger ces créatures vulnérables et s’arme de divers
instruments, juridiques, politiques, économiques, psychologiques et sociaux pour assurer cette
protection. C’est le cas avec l’interdiction de toutes les formes de maltraitance, y compris la
maltraitance économique qui passe par l’exploitation de leur force de travail, ainsi que la
nécessaire prise en charge des "enfants en péril", "enfants des rues", faxmaan, bujumaan,
pensionnaires potentiels de nos "maisons de redressement" et graines sûres de futurs caïds.
Mais on vous dira qu’ils ne sont tous que le miroir fidèle de notre société, fruits amers de ses
errements, de ses inégalités, de ses injustices, de ses contradictions irréductibles, excroissance
non désirée de la pauvreté et de l’oppression qui comme des déchets polluent les rues de
l’autre monde, tiers ou quart du tout, à Dakar et à Bogota, à Kinshasa ou à Delhi. Et dans ces
laboratoires de la violence qui sont un parfait condensé de l’univers cruel des adultes, on
apprend avant l’âge la loi implacable de la force et de la brutalité en aiguisant à son extrême
l’instinct de survie qui, on le sait bien, est primitivement un instinct de mort. À quoi donc sert
l’école, s’interroge-t-on alors ? C’est bien le lieu où, en même temps que le savoir pur, on
s’évertue d’enseigner un savoir-être qui est une éducation à l’humanité, au respect de la
dignité de la personne, à la citoyenneté. Or le paradoxe, c’est que l’école elle-même devient
souvent un espace propice à l’apprentissage de la violence, exercée sur des enfants – et
quelquefois des adultes – par les enfants euxmêmes, sous les formes multiples de
l’intimidation, du racket, des voies de faits et traitements dégradants. Si on laisse de côté
l’atmosphère tumultueuse des lycées et collèges, l’expérience de notre espace universitaire où
une bande de garnements, le plus souvent oublieux du chemin des amphithéâtres, prend
régulièrement en otage au mépris des usages académiques toute une institution sous la menace
permanente du recours à la force, pour servir essentiellement des fins politiques et des
ambitions personnelles, en est un exemple édifiant. Bien sûr, les nostalgiques s’empresseront
de crier à la "démission des maîtres". Qui bene amat bene castigat, dit l’adage latin. Faut-il
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penser que nous avons laissé enfler notre propension à aimer nos enfants au détriment de la
nécessité morale de les châtier pour assurer leur éducation ? À l’école des pères, les
châtiments corporels étaient les meilleurs garants contre les écarts de conduite comme
d’orthographe. D’ordinaire cela commençait au daara, c’est-à-dire l’école coranique. Le
passage inoubliable de l’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane où Samba Diallo
apprend par le feu qui brûle sa cuisse et le cartilage de son oreille qu’on ne peut impunément
trébucher sur la sainte sourate illustre parfaitement cette idée, remise en cause aujourd’hui,
que c’est sur le corps, plus sensible, qu’il faut inscrire la loi, si nécessaire au fer et au feu,
avant de prétendre l’imprimer pour toujours dans l’esprit. Voilà les principes pédagogiques de
ce qu’on appelle l’éducation traditionnelle en Afrique, l’initiation en particulier, inaugurée par
un acte sanglant, la circoncision, et poursuivie sous la forme d’une série d’épreuves destinées
à forger, en plus du courage, les vertus essentielles que sont la fraternité, l’humilité, la
solidarité ainsi que le respect des règles établies dans la société. Mais les ndiouli (jeunes
initiés) ont déserté depuis longtemps les leuls (case des circoncis), il n’y a plus de "quatre
gaillards" dans les écoles et les potaches ont hardiment pris possession de l’estrade et vêtu la
toge du maître, les taalibe eux-mêmes ont remisé les tablettes noircies au daa pour la sébile et
les tentations de la rue et il n’est plus étonnant dès lors que nos jeunes pousses, transplantées
trop tôt dans le monde impitoyable des adultes et contraints de s’y frayer un chemin pour ne
pas périr étouffées, deviennent cette "jeunesse malsaine", "casseurs" ou "vandales" dont les
déterminés, à la faveur des changements politiques qu’ils ont accompagnés de leurs coups
tordus, arrivent aux sièges de nos Conseils des ministres ou d’administration de société. Et
l’on voudrait que, marqués à vie par les épreuves d’alors, ils ne reproduisent pas, devenus
adultes, dans leur nouveau rôle d’acteurs politiques, économiques et sociaux, les pratiques de
force et de prévarication qui leur ont valu d’être encore vivants ! La "petite histoire" de la
violence se révèle décidément comme une histoire sans fin, en tant que chaque génération qui
passe prend le temps d’en semer les germes pernicieux dans le coeur de celle à qui elle passe
le flambeau. Restent les femmes. Terreau fertile de l’humanité, elles en supportent également
toutes les avanies. Au début, était la malédiction, sous forme de prophétie biblique : « tu
enfanteras dans la douleur ». Puis la vie donnée au monde, elles furent condamnées à vivre
dans la souffrance. Enlevées, battues, vendues, violées, abandonnées, elles sont les premières
victimes de tous les bas instincts qui habitent le coeur des hommes. Quand une guerre éclate,
c’est sur elles que se ruent les vainqueurs, dépouilles de premier choix, pour assurer le "repos
du guerrier ". Et à l’occasion, pour humilier les vaincus et "nettoyer" l’ethnie, c’est encore
elles qu’on engrosse de force, 20 000 musulmanes en Bosnie Herzégovine. Quand on veut à
tout prix un héritier mâle, c’est aussi elles qu’on élimine par avance sous forme de foetus, 60
millions jetés dans les poubelles en Asie. Si la famille est pauvre, ce sont elles qu’on vend
dans les rues et les bordels de Bangkok, de Bali et de Brasilia. Et si les beaux-parents jugent
leur dot insuffisante, c’est par le feu qu’on les immole en Inde, si on ne les défigure à l’acide.
Et le plus légalement du monde, au nom de Dieu ou des coutumes ancestrales, pour s’assurer
de leur pureté et de leur chasteté, donc de leur nécessaire soumission, on les "coupe" à la lame
et les "recoud" par dizaines de millions en Afrique. Il en va ainsi jusque sous les cieux où,
pour la bonne conscience, on dénonce et réprime ces "pratiques barbares" : quand une usine
ferme, elles sont les premières à être déflatées, quand elle ouvre, les dernières à être
embauchées. Et si d’aventure le mari perd son emploi, c’est son visage qu’il transforme en
punching-ball pour passer sa colère. Violentées quotidiennement par milliers jusque dans les
quartiers chics de Paris, Londres et New York. Aragon disait dans une chanson célèbre que
"la femme est l’avenir de l’homme". C’est vrai, mais elle semble condamnée, malgré les plus
rudes batailles et de brillantes conquêtes, à n’en être que l’à-venir, une sorte de part maudite
restée en travers de sa gorge, éternellement désirée, éternellement haïe. Depuis Ève dans le
jardin d’Eden et sa pomme tentatrice. Voilà une bien longue histoire !
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La faillite du système éducatif ainsi que le dysfonctionnement des structures parentales et
sociales constatés, on pointe maintenant le doigt sur un vecteur puissant : les médias. La
relation violence-médias semble ainsi devenir une sorte de lieu commun de l’interprétation
psychologique et sociologique. L’analyse des outils de communication dans les situations de
crise laisse apparaître leur extraordinaire pouvoir de manipulation et de propagation. Le
concept de "viol des foules" construit par Sergeï Tchakhotine pour étudier les mécanismes et
les effets de la propagande nazie savamment orchestrée par Josef Goebbels peut tout aussi
bien être appliqué à toutes les pratiques communicationnelles mises en place par les régimes
totalitaires pour endoctriner les masses et les mettre sous la botte d’un dictateur. Il en va ainsi
du "goulag médiatique" qui, comme une chape de plomb, a cadenassé tous les régimes
communistes d’après-guerre, de la rive droite de l’Elbe jusqu’à la Mer du Japon, et étendu
plus tard ses tentacules étouffants dans les dictatures sanguinaires d’Amérique du Sud, en
Argentine et au Chili, du Zaïre de Mobutu Sése Séko et de la Guinée de Sékou Touré. Et
aujourd’hui encore, à l’ère de la "démocratie planétaire", en Afrique notamment, c’est la
Radio des Mille Collines qui a rythmé à coups de mots d’ordre apocalyptiques le génocide
perpétré sur la minorité tutsie au Rwanda, jusque dans les stades, les hôpitaux, les écoles, les
églises transformées en abattoirs tandis que, sous nos yeux, la presse abidjanaise championne
de l’"ivoirité" distille à longueur de colonnes et d’images la haine raciale et les appels au
meurtre, y compris de journalistes eux-mêmes, étrangers notamment, dont le seul crime est de
porter témoignage de ces dérives. Il va de soi que "la presse sait faire la guerre à sa manière",
comme le montre si bien une étude sur la violence de guerre dans la presse sénégalaise de
1940 à 1945. On aurait pu prendre un exemple bien plus récent, celui de la deuxième guerre
d’Irak qui est loin d’être terminée, et parler de l’implication des médias occidentaux, ceux de
la Coalition et des États-Unis plus particulièrement, transformés pratiquement en porteparole
du Pentagone et du Département d’État, avec ses journalistes "embarqués" dans les convois
arborant la bannière étoilée (on a trouvé la belle expression de "enbedded", littéralement "mis
au lit" !), abreuvant par des reportages en boucle les lecteurs et téléspectateurs du monde
entier d’images savamment filtrées d’une "guerre de libération" menée par l’Occident pour
"délivrer la nation arabe de ses fossoyeurs". Mais le sang versé est invariablement le sang
arabe, les prisonniers prostrés et ligotés sont forcément des prisonniers arabes, jusqu’à cette
scène finale digne des plus grands réalisateurs de Hollywood, où l’on voit sortir, d’un trou
à rat, un clochard pouilleux au regard livide qui s’appelle Saddam Hussein. Il manque
cependant, sur le chapitre des médias, une étude sur la "violence ordinaire", faite de sang et de
sexe, secrétée sous forme de fictions ou de "clips" à la mode, dans la plus envahissante des
lucarnes, la télévision, ingurgitée à longueur de journée par des spectateurs, scotchés à leur
fauteuil, constitués majoritairement de jeunes incapables de faire la part entre le réel et
l’imaginaire et qui, dans un état second, entrent quelquefois dans le tube cathodique pour, à
leur tour, passer à l’acte. Comme cet adolescent français, subjugué par le "thriller" Scream, et
tuant de plus de trente coups de couteau sa jeune amie invitée dans un parc. Les scènes de
décapitation, via Internet, d’otages américains ou coréens par des militants d’Al Qaïda
devraient paraître bien ordinaires pour n’importe lequel de nos petits bouts de choux suivant,
à l’heure du goûter orangé, la série "jeunesse", Xéna la guerrière, où les têtes roulent dans
tous les sens sous l’épée implacable de l’intrépide héroïne.
Et si on passait au grand écran, on y a atteint, depuis belle lurette, le sommet dans la
sophistication de la "mise en scène" de l’horreur. Depuis Alfred Hitchcock et l’épisode
insoutenable dans Psychose (1960) du meurtre au couteau dans la baignoire, l’art du "thriller"
a été révolutionné par une technologie des effets spéciaux sans précédent qui voit les torrents
de sang et de sperme dégoulinant des écrans mêlés à de l’adrénaline secrétée à très haute dose.
Des films comme Orange mécanique de Stanley Kubrick (1971) et Massacre à la
tronçonneuse de Tobe Hooper (1974) ont inauguré cette ère de l’escalade de la violence dans
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les fictions cinématographiques. Le silence des agneaux de Jonathan Demme (1991) et sa
suite tout aussi effroyable, Hannibal de Ridler Scott, véritable festin de chair et de sang, ont
franchi un pas de plus en fouillant dans le tas d’"ordures" qui gît dans notre coeur les restes de
folie meurtrière, de sexualité morbide et de cannibalisme dormant qui sont la lie d’une
humanité porteuse encore de toute sa part de bestialité. Inutile, bien entendu, de s’étendre sur
la violence guerrière, thème de prédilection du film hollywoodien. Plus que les péplums à
grand spectacle et les multiples épopées retraçant des épisodes héroïques des deux guerres
mondiales, c’est le conflit du Vietnam et le traumatisme irréductible qu’il a laissé aux ÉtatsUnis qui ont élevé au plus haut niveau la violence gravée sur pellicule. Francis Ford Coppola
avec Apocalypse Now (1979) et sa dernière version remixée, Oliver Stone avec Platoon
(1986), Stanley Kubrick encore avec Full Metal Jacket (1987), ont décrit avec une rare
cruauté le processus de déshumanisation de tout jeunes soldats confrontés aux horreurs de la
guerre dans la jungle du Vietnam, et c’est ce réalisme cru revisité par un art
cinématographique à son sommet que Steven Spielberg vient de nous servir dans une tragédie
digne de l’Homère de l’Iliade avec son opus optimum, Il faut sauver le soldat Ryan. Des
plages de Normandie rouges du sang des cadavres déchiquetés de milliers de soldats à l’aube
du "Jour le plus long", aux ponts, églises et écoles des campagnes françaises, il y décrit avec
une somptueuse beauté la danse macabre de la vie et de la mort, de l’ange et de la bête, de
l’être et du néant. Polémos, la guerre, est bien père de toutes choses, de celles qui sont comme
de celles qui ne sont pas. Pour finir, nous allons nous attarder un peu sur les analyses portant
sur "violence et création romanesque". De tout temps, la littérature a cherché à dire l’homme
et la vie dans son extraordinaire complexité et, dans cette écriture imaginaire du monde, le
thème de la violence tient une bonne place. Il ne peut en être autrement, le poète Aragon l’a
dit en des vers sublimes, repris en chanson par la voix inimitable de Jean Ferrat,
La souffrance enfante les songes
Comme une ruche ses abeilles
L’homme crie où son fer le ronge
Et sa plaie engendre un soleil
Plus beau que les anciens mensonges.
Le sang, la souffrance et la mort qui sont partout présents dans notre existence sont donc tout
aussi naturellement au rendez-vous de l’écriture romanesque et constituent la matière d’une
des plus anciennes et plus illustres épopées de l’histoire littéraire, l’Iliade d’Homère. "Écriture
à la couleur de sang", en tant qu’elle est "le chant des malheurs de l’homme", le poème
d’Homère se nourrit de la violence, celle partie de « la colère d’Achille qui valut aux Achéens
mille souffrances et jeta tant d’âmes de héros en pâture aux chiens et Les Poètes, « Prologue »
aux oiseaux du ciel », Achille qui, selon Agamemnon, n’aime que « la discorde, les guerres et
les combats », et dont la furie s’abreuve de cette apocalypse où les hommes et les dieux
s’affrontent en des mêlées tumultueuses et d’âpres combats singuliers dont personne ne sortira
indemne. Il en est jusqu’aux animaux dont le sang sacrificiel coule à flots "sous le bronze sans
pitié". Et l’horreur est encore décuplée par la description des blessures et des scènes de mise à
mort, dignes d’un anatomiste ou d’un médecin légiste. Il serait intéressant de noter qu’au
commencement de ce drame cosmique était encore un acte de violence, de violence contre les
femmes, le rapt d’Hélène la Grecque à la beauté néfaste par Pâris le Troyen, même si l’on
peut aisément soupçonner que ceci n’était qu’un simple prétexte, comme l’histoire sait
tellement en inventer – voyez la fiction des armes de destruction massive en Irak – pour
retrouver son cours tragique quand elle est lasse de somnoler. Tragédie encore, quand 2500
ans plus tard, Agrippa d’Aubigné raconte les horreurs des "aspres temps" qui virent les
chrétiens tirer le glaive contre les chrétiens et des milliers de martyrs immolés sur l’autel d’un
Dieu unique, holocauste jubilatoire que les temps modernes rééditeront dans les camps de
concentration et les chambres à gaz où le peuple juif fut décimé dans d’atroces souffrances.
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Comme l’histoire aime donc se répéter et la littérature se nourrit fort bien de cette redondance
qui guide encore la plume d’Albert Camus dont les écrits racontent la névrose consécutive à
"ses" guerres interminables qui lui prirent un père, une partie de sa vie et sa patrie d’origine,
lui laissant, au-delà de la révolte légitime, le sentiment profond de l’absurde comme signe
divinatoire de cette Condition humaine qu’André Malraux a si bien décrite dans le roman qui
en porte le titre, où l’enfer et le paradis s’entrecroisent dans des chemins rocailleux que nous
sommes condamnés à arpenter, pour l’éternité, ainsi que Sisyphe, les flancs abrupts de la
montagne, ployant sous son pesant rocher. C’est le lieu de remarquer que la littérature
africaine contemporaine puise elle aussi aux sources de cette violence née des guerres et des
cataclysmes que les hommes se plaisent tant à déclencher, comme si avec l’Eden perdu, toute
quiétude leur était également refusée. Le roman d’Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas
obligé, s’inscrit bien dans cette veine. Une écriture cruelle des dérives de l’Afrique actuelle,
dont les guerres civiles au Liberia et en Sierra Leone sont la plus terrifiante illustration, avec
leurs régiments d’enfants soldats plus féroces que des hyènes, leurs villages d’hommes et de
femmes mutilés, ayant joué à la loterie des bourreaux ricanants le membre à couper, une
jambe, un bras, une oreille ou un nez selon les cas, et où la truculence des mots, loin
d’atténuer l’horreur des situations, met au contraire en relief leur caractère insupportable. Il
est vrai que, par la suite, la guerre s’est faufilée à travers les frontières et étendue de pays en
pays, transformant des régions entières du continent en de véritables fosses communes que
décrivent des auteurs comme Boubacar Boris Diop dans Murambi, le livre des ossements10
ou Abdourahmane Waberi dans Moisson de crânes11, tous les deux campant leur histoire sur
les terres à jamais martyrisées du Rwanda. Notons cependant que, bien avant cette actualité
sanglante, la littérature africaine d’expression française avait "capté" cette violence qui,
comme un magma invisible, bouillonne au coeur du continent noir, sous forme de récits
historiques comme le Devoir de violence12 de Yambo Ouologuem, Prix Renaudot 1968, vaste
saga replaçant au XIIIe siècle "l’aventure sanglante de la négraille", ou de romans retraçant
les affres de la colonisation et l’impossible quête d’identité du Nègre confronté à la
nomination des Blancs et au choc dévastateur des cultures, l’Aventure ambiguë13 de Cheikh
Hamidou Kane, Ville cruelle14 d’Eza Boto, Une vie de boy15 ou Le vieux nègre et la
médaille16 de Ferdinand Oyono en étant de parfaites illustrations. La période des
indépendances, avec le dur apprentissage de la liberté et les premières désillusions, comme
dans Le Soleil des indépendances de Ahmadou Kourouma, puis la tentation totalitaire et
l’émergence des premiers bourreaux.
10 Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements, Paris, Stock, 2000
11 Abdourahmane Waberi, Moisson de crânes Paris, Le Serpent à plumes, 2000
12 Yambo Ouologuem, Devoir de violence, Réédition, Paris, Le Serpent à plumes, 2003
13 Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë, Paris, Julliard, 1961
14 Eza Boto, Ville cruelle, Paris, Présence africaine, 1971 (1ère édition 1954)
15 Ferdinand Oyono, Une vie de boy, Paris, Julliard, 1956
16 Ferdinand Oyono, Le vieux nègre et la médaille, Paris, Julliard, 1956
17 Ahmadou Kourouma, Soleil des indépendances, Paris, Editions du Seuil, 1968
des démocraties naissantes, si bien décrites par le même auteur dans Monné, outrages et défis
et dans En attendant le vote des bêtes sauvages peuvent parfaitement compléter ce tableau
noir d’une littérature de la violence dans un continent qui semble avoir rassemblé dans son
sein déchiré, selon l’expression consacrée de Frantz Fanon, tous les Damnés de la terre.
Je voudrais conclure sur une note plus légère. On a un peu parlé des femmes, revenons-y par
quelques digressions pour terminer. La littérature, reprise plus tard par le cinéma, s’est fait
l’écho, à travers les âges, de la "guerre des sexes", en instruisant "avec sévérité, le procès des
femmes", procès qui, il faut le reconnaître, s’est quelquefois terminé sur le bûcher.
L’antiféminisme et le parti pris antimatrimonial, tels qu’ils sont développés dans une oeuvre
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du Moyen Âge, Les Quinze Joies de Mariage, puisent leur source dans l’antiquité grécoromaine et se perpétuent dans une tradition judéo-chrétienne bien tenace. Plus tard, Molière
en fera encore ses choux gras dans Les Femmes savantes ou, à rebours, dans la misogynie
hypocrite du Tartuffe. Sous d’autres cieux, la tradition islamique elle-même, dans une
civilisation arabe qui a pourtant exalté au plus haut point l’amour et le corps de la femme,
jusqu’y compris par la bouche du prophète Muhammad, a cadenassé celle-ci dans une
implacable prison, soit-elle de simple voile, où elle demeure objet de désir et de plaisir pour
les hommes alors qu’à elle-même le plaisir et le désir sont défendus. Contre l’insulte faite aux
femmes, notre siècle a donc vu se lever le flambeau d’un féminisme combattant dont Simone
de Beauvoir a jeté les bases avec son livre culte Le second sexe et depuis, dans nos cités, les
enchères ont enflé avec des mouvements aux dénominations très significatives comme
Chiennes de Garde ou Ni putes, ni soumises. La pomme, je l’ai dit, n’est toujours pas passée,
et les scènes de ménage entre Adam et Ève ne sont pas près de prendre fin. On pourrait
cependant dédramatiser le conflit et apaiser par la même occasion le coeur des uns et des
autres en pensant que chaque fois que les hommes se moquent des femmes, c’est un peu pour
prendre leur revanche sur l’évidente supériorité de ces dernières. Personnellement, je vois
plutôt dans cette querelle faite à l’autre "moitié" du monde, quand du moins elle prend les
atours de l’art, un hymne à la femme et à sa puissance. L’adage veut que derrière chaque
grand homme il y ait une femme, amante ou soeur adulée, épouse soumise ou mère abusive.
Napoléon, dans ses campagnes les plus incertaines, rêvait encore de "l’odeur" de Joséphine ;
Néron le terrible a vécu sous la tutelle absolue de sa mère Agrippine qu’il finit d’ailleurs par
faire assassiner, et la belle Cléopâtre, reine d’une Égypte dominée, a bien mis dans son lit
deux empereurs romains, César et Marc-Antoine, qui y ont perdu la tête et la vie. Même le
Roi Soleil, au plus fort de sa splendeur, a conquis plus de femmes que d’empires. Preuve que
ce sont bien elles qui font l’histoire, « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face
de la terre aurait changé », assure sentencieusement Pascal. Elles font l’histoire, mais en
attendant patiemment leur heure et dans une douce violence. Quand les hommes se sont
pavanés toute la journée en bombant le torse, exhibant à leur avantage richesse et puissance,
et à l’occasion se sont largement entretués, le soir venu, dans le secret impénétrable des
lcôves, elle dégainent nonchalamment leur "arme de déstabilisation massive". Un petit froufrou de dentelles, le cliquetis coquin de perles de rein et voilà généraux et soldats à genoux
quémandant quelques câlins ! La bouche pulpeuse d’une petite stagiaire de la Maison Blanche
n’a-t-elle pas fait vaciller dans le bureau ovale la plus puissante nation du monde ? « Faites
l’amour, non la guerre ! », tels étaient les slogans de ceux qui, en mai 68, rêvaient de refaire le
monde. Preuve, s’il en fallait une, que sur la question de la violence et de sa genèse, quels que
soient les détours, on en revient fatalement à la geste biblique prolongeant la lutte
interminable, sur le mode héraclitéen, entre un principe de vie, Eros, et un principe de mort,
Thanatos. C’est par l’amour que la guerre est entrée pour la première fois dans le cœur de
l’homme et dans le monde et c’est peut-être aussi par l’amour qu’elle en sera extirpée.
Qu’Adam consente seulement à avaler sa pomme, et ainsi réconcilié avec lui-même et avec
Ève, Eden et paix reviendront sur la terre ! Après la violence, l’amour a bien sa place dans un
numéro prochain des Cahiers…
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