Gauguin en quête du paradis - Autour de Gauguin, de Schweitzer et

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Gauguin en quête du paradis - Autour de Gauguin, de Schweitzer et
Gauguin en quête du paradis
Une relecture de quelques œuvres réalisées entre l’automne 1889 et le printemps 1894
En 1891, peu de temps avant de s’embarquer
pour son premier séjour à Tahiti, Gauguin a réalisé
pour le journal « La Plume » une composition
comportant un portrait du poète Jean Moréas avec
cette inscription : « Soyez symbolistes ! »
Dans les lignes qui suivent nous nous proposons
de « relire » quelques oeuvres de Gauguin, en
étudiant particulièrement, le recours aux symboles
choisis par l’artiste pour exprimer le mythe biblique
du paradis perdu et retrouvé. On sait que ce
thème lui importait énormément, au point de le
choisir comme « fil conducteur essentiel de son
œuvre ».1
Dans une perspective chronologique, nous examinerons trois séries de productions qui se
situent :
 Pour la première, en 1889 et 1890, c’est-à-dire peu avant le premier départ de Gauguin à Tahiti. Les peintures
prises en compte sont les suivantes : le Portrait de Jacob Meyer de Haan dit Sartor Resartus, le Portrait-charge de
Gauguin encore appelé l’Autoportrait au halo et l’Eve exotique.
 La seconde série, qui va de juin 1891 à juin 1893, comporte la toile qui est sans conteste le premier chef d’œuvre
de Gauguin réalisé à Tahiti : Iaorana Maria, je vous salue Marie. Nous verrons ensuite comment, à travers la
sculpture, l’artiste a tenté de pénétrer dans le monde maori. Enfin, après avoir très brièvement évoqué un tableau,
célèbre entre tous, Manao tupapau, l’Esprit des morts veille, nous étudierons, pour une meilleure compréhension de
cette toile, trois productions, peu connues, intitulées respectivement : Nature morte aux fleurs et à l’idole, Pommes
et piments et L’ibis bleu.
 La troisième série porte sur trois tableaux réalisés entre novembre 1893 et avril 1894, à Paris, de suite après le
retour de Gauguin de Polynésie. Il s’agit de l’Autoportrait à l'esquisse de Delacroix ; La Nature morte à l’esquisse
de Delacroix et enfin l’Autoportrait à l’idole.
Par ailleurs, sachant qu’au symbolisme à portée générale Gauguin mêle souvent une forme
de personnalisation extrêmement complexe, nous essayerons de retrouver à travers ses écrits
les « états d’âme » de l’artiste au moment où il réalisa ces œuvres.
I. Le paradis perdu…
Pour tenter de décrypter les symboles liés au « paradis perdu et retrouvé », un bref examen de
la place de la Bible dans la vie de Gauguin nous semble nécessaire.
A l’âge de onze ans, Gauguin, catholique de naissance, a fréquenté un Petit Séminaire près
d’Orléans. Sa vie durant, il se souvint des cours d’enseignement biblique dispensés par l’évêque
de la ville en personne, un homme qu’il appréciait beaucoup.2 La « Bible catholique » qui avait
cours à ce moment était la Bible dite de Port Royal, traduite à partir de la Vulgate par Le Maistre
de Saci.
En 1873, Paul Gauguin s’est marié à l’Eglise luthérienne de la Rédemption à Paris avec Mette
Gad, une Danoise protestante. A l’issue de la cérémonie de mariage, le pasteur a remis au mari,
selon la tradition, une « Bible protestante » que nous avons essayé d’identifier. Il s’agit, selon
1
Isabelle Cahn, l’ABCdaire de Gauguin, Paris, Flammarion, 2003, p. 52
L’influence de la formation catholique reçue par le jeune Gauguin a été particulièrement bien étudiée par Elisabeth
Childs. Voir p.ex. : « L'Esprit moderne et le catholicisme : le peintre écrivain dans les dernières années », publié in
« Gauguin Tahiti », Réunion des musées nationaux, 2003, p. 278.
2
nous, d’une Bible dite d’Ostervald, édition 1869, comportant probablement quelques illustrations
réalisées par un jeune artiste suisse du nom d’Abram Girardet.3
A partir de juin 1885, Gauguin s’est progressivement séparé de sa femme et de ses cinq
enfants, mais gardait avec lui la Bible de mariage.
En 1888, le 21 octobre très précisément, Gauguin s’est rendu chez Vincent Van Gogh à Arles.
On connaît les tensions graves mais extrêmement fécondes sur le plan artistique qui ont existé
entre les deux hommes.
Gauguin a eu bien des discussions théologiques, « Bible en main », avec Van Gogh, protestant,
ancien étudiant en théologie. Il se souviendra, sa vie durant, du chrétien profond que Van Gogh a
été. Peu de temps avant la mort de Gauguin aux Marquises, voici quelques mots laissés au sujet
de son ami devenu fou : « Contrairement aux enseignements de ses professeurs, sages
hollandais, Vincent avait cru à un Jésus aimant les pauvres, et son âme, toute pénétrée de
charité, voulait, et la parole consolante, et le sacrifice : pour les faibles, combattre les grands.
Décidément, décidément, Vincent déjà était fou… Son enseignement de la Bible dans les mines
fut, je crois, profitable aux mineurs d’en bas, désagréable aux autorités d'en haut, de dessus la
terre. Il fut vite rappelé, révoqué, et le conseil de famille réunit votait la folie... La Bible brûlait
ce cerveau de Hollandais ! ».4
Après avoir quitté précipitamment Van Gogh, Gauguin fit un bref passage à Paris, puis s’est
rendu à Pont-Aven, avant de s'établir, à la fin de l’été 1889, à l’auberge de Marie Henry au
Pouldu Il était accompagné par Jacob Meyer de Haan.
La rencontre entre ces deux hommes aura une influence
absolument déterminante sur l’oeuvre de Gauguin et le
souvenir de ce Hollandais hantera le peintre jusqu'à sa mort.
Issu d'une famille juive aisée, né à Amsterdam en 1852,
Meyer de Haan devint élève de Gauguin. Pour honorer les
leçons reçues, le disciple payait la pension du maître.
Retenons cependant que si de Haan a fourni à Gauguin
une aide matérielle précieuse, il l’a également initié à la
compréhension de la Bible hébraïque, un livre qu’il
connaissait parfaitement. « Féru d’histoire religieuse, écrit
Isabelle Cahn, il ne quitte jamais sa grosse Bible reliée en cuir
qu’il connaissait par coeur ».5
Après ce rappel, commençons par examiner - en nous
souvenant de l’adhésion de Gauguin au symbolisme - deux
peintures sur bois qui décoraient des portes d’armoires de
l’auberge de Marie Henry.
Le Portrait de Meyer de Haan ou « sartor resartus » 6
Meyer de Haan est plongé dans une méditation abyssale.
Respectueux de la tradition juive, il porte une kippa sur la tête.
La lampe, et la vive lumière qui en émane, symbolisent la Parole de Dieu telle qu’elle
apparaît dans « la grosse Bible », si importante, nous l’avons vu, aux yeux de Jacob Meyer de
Haan.7
3
Othon Printz, Gauguin et le Protestantisme, Rencontre avec des hommes et…des femmes, Colmar, Jérôme Do
Bentzinger Editeur, 2008, pp 11-15 et 111-115.
4
Paul Gauguin, Avant et Après, Editions Avant et Après, Taravao, Tahiti, 1989, pp. 17 et ss.
5
Isabelle Cahn, opus cité, p. 70-71.
6
New York, Museum of Modern Art, 1889 (Sugana n° 199, Wildenstein n° 323)
2
Dans un texte extrait du Psaume 119, au verset 105, bien connu par tout juif quelque peu
instruit, il est dit littéralement : « Lampe (en hébreu NèR) pour mes pieds, ta Parole ; et lumière
sur mon chemin ». Cette citation biblique « éclaire » incontestablement la peinture de Gauguin.
Notons ici que le psaume 119 est un psaume dit alphabétique. Le verset 105 commence par la lettre N (noun en
hébreu ). Le premier mot du verset, nous l’avons vu, est NèR qui veut dire « lampe ».
Mais une autre lecture de ce texte est encore possible à travers une méthode dite « Guématria ». Elle est basée sur
le fait qu’en hébreu chaque lettre correspond à un chiffre. Utilisé pour décrypter la Bible hébraïque, cet outil est
sensé aider à pénétrer plus avant dans le sens profond d’un texte.
Généralement la valeur de la lettre Noun équivaut à cinquante. Cependant, dans certaines circonstances
solennelles, la lettre noun peut prendre la valeur de sept cent, « magnifiant de la sorte l’accomplissement du chiffre
sept » selon la Cabale.
Nul doute que le fait que Gauguin ait placé sept pommes sur l’assiette du tableau n’est pas
un hasard.
Notons encore que Noun est aussi, pour les cabalistes, le secret de la divine présence, la « Shékhinah », qui
réside dans l’Arbre de Vie du paradis. Perception du Nom, dans ses manifestations, Noun, est devenu la
Connaissance universelle, éclairée et sans limites. D’après la Tradition, Noun supporte et nourrit l’œil. Il est un
écoulement de la lumière originelle. Le signe Noun est le symbole de la Connaissance primordiale oubliée.
Ces données, élémentaires pour un cabaliste, Jacob Meyer de Haan devait suffisamment les connaître pour les
transmettre à son maître et élève Paul Gauguin.8
Deux livres accompagnent Meyer de Haan dans ses réflexions : « Le paradis perdu » de
Milton et le « Sartor resartus » de Carlyle.
Le livre de Carlyle ne joue, probablement, qu’un rôle de
transition vers le deuxième tableau que nous examinerons.
Quant au titre de l’ouvrage de Milton, il signe, sans
contestation possible, que nous sommes bien dans la
thématique biblique de la « chute ».
Le Portrait-charge de Gauguin appelé aussi
Autoportrait au halo 9
Avant d’examiner le tableau, il convient de revenir
brièvement sur l’ouvrage de Carlyle « Sartor resartus ». Le
« jeune » auteur britannique entretenait une correspondance
suivie - correspondance publiée et que Gauguin et De Haan,
très probablement, connaissaient - avec le « vieux » Goethe10.
Dans leurs lettres, ils parlent du Sartor mais évoquent aussi,
et souvent, l’étonnant récit de Goethe « Das Märchen von der
grünen Schlange ». ( Le conte du serpent vert ).
S’il fallait résumer d’une phrase ce petit livre, écrit dans
un allemand admirable, mais truffé de symboles ésotériques,
ce serait par cette la formule : « Bénis la mémoire du
serpent, tu lui dois la vie ! ».
Relisons à présent l’autoportrait de Gauguin.
Les fruits, qui rappellent ceux placés sur la table de Jacob Meyer de Haan, évoquent le fruit
de la tentation de la Genèse auquel Eve et Adam succomberont.
7
C’est la lecture d’un commentaire de Françoise Cachin de ce tableau qui nous a conduit à formuler l’hypothèse qui
suit. Voir : Gauguin, Edition de la Réunion des musées nationaux, Paris, 1989, pp. 174 et ss.
8
Dans un article, publié sur Internet intitulé Le sens caché des lettres hébraïques, Albert Soued a utilisé un langage
clair pour décrire une réalité complexe. Nous nous en sommes largement inspirés.
9
Washington, National Gallery of Art, 1889 (Sugana n° 199, Wildenstein n° 323)
10
Ces éléments ont été développés in Printz, opus cité pp. 25-33.
3
Le serpent, dont Gauguin tient la tête, (pour l’écraser ?) fait penser au « serpent tentateur » de
la Bible mais aussi au « serpent vert » de Goethe.
Enfin, Gauguin porte au-dessus de sa tête une discrète auréole.
A notre avis, ici encore, un retour à l’hébreu s’impose.
Serpent se dit nachash en hébreu. En appliquant la Guématria au mot nachash, (‫ )נחשׁ‬on aboutit à la « valeur » ou
au chiffre 358 (‫ = שׁ‬300 + ‫ = ח‬8 + ‫ = נ‬50 total 358). Mais il suffit d’être un peu initié à la Guematria pour savoir que
le mot Messiah (‫ )משׁיח‬équivaut lui aussi à 358. (‫ = ח‬8 + ‫= י‬10 + ‫ = שׁ‬300 + ‫= מ‬40, soit un total de 358)
Dans ce système de pensée, cette équivalence signifie qu’il existe une relation profonde entre le Messie et le
serpent, même si elle est antinomique.
Interprétons sur cette base notre tableau : le halo sur la tête de Gauguin signifie que,
contrairement à l’affirmation de Goethe dans le Serpent vert, avec lequel Gauguin se débat, le
salut ne vient pas du reptile. Le salut vient du Messie évoqué par la discrète auréole.11
L’Eve exotique 12
Quel enseignement peut-on tirer de l’analyse que nous venons de proposer ?
Le peintre est en lutte avec la conception ésotérique du monde telle qu’elle est suggérée par
Goethe et, plus ou moins partagée par Meyer de Haan. Bien que tenté, Gauguin lui-même,
n’entrera pas dans la voie de la théosophie.13
Il cherchera son salut - à l’instar de ce qu’il a appris au Petit Séminaire d’Orléans et auprès de
Van Gogh, qu’il vient de quitter et qui se suicidera en 1890 - en essayant de s’identifier avec le
Messie souffrant.
L’an 1889 est pour Gauguin une année extrêmement féconde en productions à caractère
christique. On pense bien sûr au Christ vert et au Christ jaune mais ici, plus encore au Christ au
jardin des oliviers et à l’Autoportrait au Christ jaune.
Pour mieux saisir la portée des deux tableaux précédemment analysés, il nous reste encore à
examiner, sous l’angle du mythe du paradis perdu, l’une des premières productions de Gauguin
de l’année 1890. Il s’agit de la célèbre Eve exotique.
Eve se trouve nue dans le jardin d’Eden, un jardin où éclatent les souvenirs et les fantasmes
tropicaux de l’artiste.
11
Isabelle Cahn ( opus cité, p. 52) a vu en Gauguin un Satan symboliste et en Meyer de Haan un lecteur faunesque.
Les expressions sont judicieuses mais ne traduisent sans doute pas toute la « vérité » que Gauguin voulait mettre
dans ces deux tableaux.
12
Paris, collection particulière, 1890 (Sugana n° 226, Wildenstein n° 389)
13
Alors que Goethe était notoirement franc-maçon, Gauguin écrira expressis verbis dans Avant et après, le livre
rédigé aux Marquises, peu de temps avant sa mort : « Je n’ai jamais voulu être franc-maçon… »
4
« A son Eve - écrit Jean-François Staszak - Gauguin donne la posture d’une danseuse de
Borobudur et le visage de sa propre mère. La fascination pour les grandes civilisations de
l’Orient correspond ainsi à une aspiration à retrouver l’innocence et l’authenticité d’une
humanité primitive, encore dans l’enfance et antérieure au péché. L’éden est la promesse à la
fois d’une vie facile et d’une expérience artistique fondatrice ».14
Dans un autre ouvrage récent, Anna Maria Damigella - en se référant à une sculpture sur bois
datant également des années 1889-1890 intitulée Eve et le serpent - note : « La figure
d’Eve…archétype représentatif de cette dimension originelle que l’artiste
recherche, ici dans un contexte symbolique obscur renvoyant à ses
discussions avec de Haan et à leurs lectures communes ».15
Pour notre part, nous estimons que les débats entre Gauguin et Meyer
de Haan se situaient essentiellement dans une « atmosphère » de nature
biblique. Ce disant, nous n’écartons nullement, ni ici ni ailleurs, les
influences orientales, bouddhiques en particulier, sur l’œuvre de Gauguin.
La lecture de Schopenhauer lui a ouvert la voie. On sait aussi qu’il
possédait des reproductions de certaines fresques des temples de
Borobudur. Cette influence orientale s’exprime d’ailleurs dans un autre
portrait, peint en 1889, de Meyer de Haan, intitulé Nirvana.
Nous n’écartons pas non plus l’existence d’archétypes, que C.G. Jung
définit comme « des préformes vides qui organisent la vie instinctive et
spirituelle et structurent les images mentales ». 16
Cependant, nous avons essayé de le montrer ailleurs, 17 certaines planches, gravées par
Abram Girardet, et incluses dans quelques versions de la Bible d’Ostervald, comportent des
postures d’Eve qui évoquent, elles aussi, fortement, les Eves de Gauguin. Sans revenir sur les
développements donnés dans notre livre, nous reproduisons ici deux gravures de Girardet.
En 1902, Gauguin a collé un tirage
de cette gravure sur bois sur la
couverture de son livre :
L’Esprit moderne et le catholicisme
Te nave nave fenua
Terre délicieuse,
1892
Le lecteur en conviendra, il existe une analogie certaine entre la gravure numéro 6 de
Girardet et deux Eves de Gauguin, l’Eve exotique et l’Eve tahitienne, Te nave nave fenua. De
14
Jean-François Staszak, Gauguin voyageur, Editions Solar et Géo, 2006, p. 83.
Anna Maria Damigella, Paul Gauguin, sa vie, son œuvre, Gründ, 1997, p.115.
16
Sur le thème des archétypes on peut consulter : C. G. Jung, L’homme et ses symboles, Robert Laffont, Paris, 1964.
17
Othon Printz, opus cité pp. 111 et ss.
15
5
même, il existe une ressemblance entre la gravure numéro 7 et d’autres Eves de Gauguin, par
exemple celle reproduite sur la gravure ci-dessus.18
De notre point de vue, et malgré les autres influences, Gauguin perçoit dans l’Eve exotique,
de manière quasi génétique, son ancrage dans le judéo-christianisme. C’est l’une des raisons pour
lesquelles il a choisi la tête de sa mère pour la placer sur le corps d’Eve.
Pour conclure définitivement ce chapitre, nous voudrions encore nous interroger brièvement
sur la nudité du corps d’Eve. La thèse de « l’exotisme de la beauté de sa mère » a été avancée .19
Séduisant, ce point de vue renforce notre questionnement. Y a t-il là une tentative délibérée de la
part de l’artiste de transgresser un interdit, qu’à partir de sa formation catholique il ne pouvait
ignorer : « Tu ne découvriras pas la nudité de ta mère » ? Traduit-il, sous forme picturale, les
pulsions oedipiennes inconscientes que connaît tout fils ?
Plus probable est la thèse d’une représentation de l’innocence de l’Eve d’avant la chute. Sur
le tableau, séduite par le serpent, elle a cueilli le fruit de la tentation, mais elle ne l’a pas encore
consommé. L’hostilité entre le serpent et la femme, n’est pas déclarée. Le paradis n’est pas perdu.
Il le sera certes et Eve consommera le fruit. Mais l’élève Gauguin, du petit séminaire d’Orléans,
sait qu’ « il », c’est-à-dire qu’un « fils d’Eve » viendra « écraser la tête du serpent ». Il sait aussi
que ce fils sera le Messie ; enfin, il n’ignore pas qu’une femme se trouvera à ses côtés, une Eve
revisitée, c’est-à-dire la Vierge Marie. Gauguin avait certainement entendu un commentaire
catholique du célèbre texte de Genèse 3, 15 où Dieu dit au serpent : « Je mettrai l’hostilité entre
toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance. Il t’écrasera la tête et toi tu la
meurtriras au talon ». La traduction catholique de ce passage se fonde sur l’expression latine ipsa
conderet caput tuum, et, à partir de là, donne une interprétation mariologique à l’expression
biblique ; Eve et la Mère du Messie sont impliquées dans le processus de salut.20
Peu de temps après avoir peint ce chef-d’œuvre qu’est l’Eve exotique Gauguin s’en ira vers
Tahiti. Et, comme si, par delà les mers, il voulait poursuivre ses réflexions de la métropole, la
première grande toile qu’il réalisera là-bas sera intitulée Iaorana Maria, je vous salue Marie…
II. Le paradis retrouvé…
Paul Gauguin est arrivé à Tahiti le 9 juin 1891. Son énorme déception à la vue de Papeete est
bien connue. La ville est très européanisée ; la vie y est chère ; à cause des missionnaires, les
traditions maoris, qu’il espérait tant retrouver, avaient pratiquement toutes disparu. Il accusera
essentiellement les missions protestantes qui, il est vrai, oeuvraient depuis bien plus longtemps
que les missions catholiques sur l’île. Paradoxalement, ce sera à travers une rencontre avec l’un
des protestants les plus notoires de Tahiti à cette époque, Maître Goupil, avocat, qu’il apprendra à
connaître les pratiques maories anciennes.
18
Ces rapprochements entre les gravures de Girardet et les peintures ou sculptures de Gauguin sont probablement
inédits. Dans l’immense travail de recensement entrepris par Jacques Bayle-Ottenheim nous n’avons pas trouvé trace
d’une interprétation de ce type. Voir : Jacques Bayle-Ottenheim Paul Gauguin - Vers l'île voisine [suivi d'une]
Sélection bibliographique : Paul Gauguin et les îles, Bibliographie de Bretagne / Haere Po, Quimper & Papeete,
2001
19
Staszak, opus cité, p. 13.
20
Les traductions protestantes de la Bible traduisent toutes « Elle » ; c’est Eve qui « écrasera la tête du serpent ».
Cette divergence perdure. Aujourd’hui encore, la Bible de Jérusalem (catholique ) traduit par « Il t’écrasera la
tête… » et la dernière version de Segond (protestante) par « celle-ci t’écrasera la tête ».
6
Auguste Goupil est un bibliophile et collectionneur d’objets d'art. Les relations entre les deux
hommes se nouent lors du premier séjour du peintre en Polynésie ; elles s’intensifieront lors du
second, avant de devenir conflictuelles.21
Pour l’heure, retenons deux éléments. Maître Goupil est un passionné de vieilles Bibles. A
titre d'exemple, signalons que pour fêter ses 18 ans, il offrira une magnifique Bible, illustrée par
Gustave Doré,22 à la fille du pasteur Vernier, celui qui, aux Marquises sera le voisin et le soignant
de Gauguin. Par ailleurs, c’est Auguste Goupil qui a prêté au peintre la traduction française de
l’ouvrage de Jacques Antoine Moerenhout intitulé Voyages aux îles du Grand Océan. Ce livre
sera pour lui une source essentielle d’informations sur les anciens cultes maoris.
Las de la vie à Papeete, Gauguin s’installera, en août 1891, d’abord dans le district de Paea,
puis à Mataïea, situé à une quarantaine de kilomètres de la capitale. Lentement il se remet à la
peinture, commençant selon ses propres dires, par « des études ». Écoutons cet extrait d’une lettre
à Daniel de Monfreid datée du 11 mars 1892 : « …la méthode c’est de s’arranger à ce que tout
se suive et de ne pas faire le 5 ce qui doit se faire le 20 du mois. Les madrépores ne font pas
autrement. Au bout d’un certain temps cela fait une assez jolie surface. Si les hommes ne
perdaient pas leur temps en forces et travaux inutiles non reliés entre eux ! Chaque jour un
maillon. Voilà le grand point…
Ma vie est maintenant celle d'un sauvage, le corps nu sauf l’essentiel que les femmes n'aiment
pas voir (disent-elles). Je travaille de plus en plus, mais jusqu'à présent des études seulement ou
plutôt des documents qui s'accumulent… »23
Le décor fixé, examinons à présent la première toile
de cette période que nous avons projeté de mieux
connaître.
Iorana Maria, je vous salue Marie24
A la lettre du 11 mars 1892, destinée à Monfreid,
Gauguin joint un croquis évoquant la toile réalisée en
1891 à Tahiti.
Le fond du tableau fait penser au jardin d'Eden, où
nous avons précédemment rencontré l’Eve exotique dont
le visage, rappelons-le, correspondait à celui de la mère
de l’artiste. Nous avions également noté le lien qui unit,
du moins pour un catholique, Eve à Marie.
Ainsi se confirme la continuité entre la dernière
grande œuvre européenne et la première grande toile
tahitienne de Gauguin. Ce fait mérite d’être souligné.
Les connaisseurs ont estimé que le visage de Marie
évoque, malgré la patine tahitienne, celui de Marie
Henry, l'aubergiste du Pouldu,25 que Gauguin désirait
21
Gauguin réalisera en 1896 un portrait très réussi intitulé Vaïte Goupil, portrait de jeune fille, conservé à
l’Ordrupgaadsamlingen de Copenhague.
22
Cette Bible est actuellement conservée chez Georges Combier, le petit fils du pasteur Vernier. Nous nous sommes
demandés si Gauguin n'a pas pu feuilleter, chez Maître Goupil, la Bible d’Ostervald, illustrée par Girardet, dans sa
version dite « monumentale » et dont lui-même possédait sans doute un exemplaire simplifié.
23
Paul Gauguin, Oviri, Ecrits d’un sauvage, Gallimard, 1974, p. 80.
Ia orana Maria, Metropolitan Museum, New York, 1891. (Sugana n° 263, Wildenstein n° 428)
25
Sugana, opus cité, p. 102.
24
7
ardemment, qui semble avoir été furtivement sa maîtresse, mais qui a finalement opté pour Meyer
de Haan dont elle aura un enfant.
En première lecture, on peut penser que le peintre voulait signifier que, si en Bretagne il a
perdu Marie Henry, en Polynésie il a retrouvé une Marie Henry tahitienne !
Plus fondamentalement, Gauguin ébauche ici une nouvelle théologie de l'incarnation. Dans la
lettre à Daniel de Monfreid, signalée plus haut, il fournit des indications sur le tableau qu’il vient
de réaliser : « Un ange aux ailes jaunes indique à deux femmes tahitiennes, 26que Marie et Jésus
sont, eux aussi, tahitiens ». Ainsi, si Dieu s’est fait chair à travers un enfant maori, c'est qu'il a
visité la Polynésie en dehors de la venue des missionnaires.
Examinons à présent la situation personnelle de Gauguin au moment précis où il réalise les
esquisses préparatoires à Iaorana Maria, puis le tableau lui-même. Nous sommes au second
semestre de l’année 1891. Le peintre vit seul à Mataiea. Sur cette île de Tahiti, tant imprégnée de
protestantisme, Mataiea est le seul district à majorité catholique. C’est aussi l’unique endroit où
existe une école catholique.
Par ailleurs, il vient de renvoyer Titi, une prostituée métissée qui parlait un peu français
mais, « déjà civilisée, habituée au luxe du fonctionnaire, elle ne me convint pas longtemps ».
Enfin, la case qu’il occupe est ouverte à tout vent et à toute pluie. Il le note et s’en plaint.
Alors, ses voisins tahitiens, qui deviennent lentement ses amis, se proposent de venir à son
secours pour rénover sa demeure. La réalité sera un peu différente, mais au passage, ils lui
donnent quelques bons conseils pour lutter contre sa solitude.
Ecoutons Gauguin : « Quelque temps de travail. Seul. Je voyais bien des jeunes femmes à
l’œil tranquille, je devinais qu’elles voulaient être prises sans un mot, prise brutale. En quelque
sorte désir de viol. Les vieux me disaient en parlant d’elles : ‘Mau tera’ (Prends celle-ci). Timide
je n’osais me résigner à cet effort ».27
Concluons. En cette fin d’année 1891, malgré une touche de bouddhisme et une transposition
de l’histoire du salut en terre maorie, la vision du paradis de Gauguin reste biblique ; le panthéon
de ses dieux demeure judéo-chrétien. Ia orana Maria en est la traduction éloquente.
26
A juste titre il a été dit que ces deux tahitiennes avaient une attitude semblable aux orantes bouddhiques d’un frise
de Borobudur dont Gauguin avait une photographie. Certes, mais, dans l’iconographie chrétienne, on trouve
également ces mains jointes. Pensons aux célèbres « mains jointes » de Dürer, un peintre que Gauguin admirait, et
dont il possédait aussi des reproductions et aussi aux mains jointes de « La jeune chrétienne » de Gauguin lui-même.
27
Noa Noa, in Oviri, opus cité, p. 110. Ce « désir de viol » est sans doute à mettre en rapport avec une vieille
pratique tahitienne dont Gauguin a du entendre parler. Lorsqu’une idylle, susceptible de déboucher sur une liaison
stable, une sorte de mariage, commençait à être connue, les amis du futur marié enlevaient la fille et, cachés dans la
brousse, en « usaient » à tour de rôle jusqu’à ce que le prétendant vienne délivrer sa belle.
Au début des années 1970, nous avons abordé cette question avec des Tahitiens, hommes et femmes, dans le cadre
de séminaires mixtes portant sur des questions conjugales et familiales. Plusieurs des participants ont accepté de dire
qu’ils ont assisté, dans leur jeunesse, à ces viols collectifs. Quelques uns, parmi les hommes, précisons-le, ont même
fait valoir qu’il y avait une certaine complicité de la fille elle-même et qu’elle « jouissait » de cette « partie de
plaisir ». Apparemment Gauguin partageait ce point de vue. Aux Marquises, il évoque Thérèse, la servante de
l’évêque, en ces termes : « …je te crois qu’elle était à point ; demandez aux quinze vigoureux jeunes gens qui le
même soir en eurent l’étrenne. Au seizième elle renâcla… ».
Néanmoins, malgré ces phantasmes sadiques, Gauguin a toujours renoncé à toute violence sexuelle physique. Il
dit lui-même que son éducation chrétienne constitue une censure qui l’a empêché de faire ce pas. Rendons-lui cette
justice.
Une réminiscence de jeunesse rapportée par le peintre, mérite encore d’être rappelée. Dans ses souvenirs
d'enfance, rapportés dans Avant et Après, Gauguin parle de sa première expérience sexuelle. « Je me souviens [d'une
fille], enfant de mon âge, que j'avais, il paraît, essayé de violer. J'avais à ce moment six ans. Le viol n’a pas du être
très méchant, et nous eûmes probablement tous deux l'idée du jeu innocent.
Comme on le voit, ma vie a été toujours cahin-caha, bien agitée ». S’il ne se souvient plus du « viol », il se
souvient de la correction qui lui a été infligée. Ainsi naissent - ici pour le meilleur - les complexes de castration…
8
Son chef-d’œuvre achevé, Gauguin se sent isolé. Bien qu’il commence à parler le tahitien, il a
du mal à partager la mentalité polynésienne, à entrer dans le panthéon de leurs dieux, plus
couvert qu’éradiqué, selon Gauguin, par un vernis et une phraséologie chrétiens.
A la recherche d’un tronc de bois sacré : une singulière promenade en montagne.
Dans Noa Noa, le livre rédigé par Gauguin à la fin de l’année 1893, après son retour en
France, il fait suivre la relation de l’épisode de solitude que nous venons d’évoquer, par la
mention d’une singulière promenade dans la montagne avec « un ami naturel » afin de chercher
du bois de rose pour ses sculptures.
Ecoutons, dans son intégralité, ce récit, peu connu, donné par Gauguin :
« J’avais un ami naturel, venu près de moi chaque jour naturellement, sans intérêt. Mes images coloriées, mes
travaux dans le bois l'ont surpris et mes réponses à ses questions l’ont instruit. Il n'y a pas de jour quand je travaille
où il ne vienne me regarder. Un jour que lui confiant mes outils je lui demandai d'essayer une sculpture, il me
regarda bien étonné et me dit simplement avec sincérité que je n'étais pas comme les autres hommes et, le premier
peut-être dans la société, il me dit que j'étais utile aux autres. Enfant ! Il faut l'être, pour penser qu'un artiste est
quelque chose d'utile.
Ce jeune homme était parfaitement beau et nous fûmes très amis. Quelquefois le soir, quand je me reposais de
ma journée, il me faisait des questions de jeune sauvage voulant savoir bien des choses de l'amour en Europe,
questions qui souvent m'embarrassaient.
Un jour je voulais avoir, pour sculpter, un arbre de bois de rose, morceau assez important et qui ne fût pas creux.
Il faut pour cela, me dit-il, aller dans la montagne à certain endroit où je connais
plusieurs beaux arbres qui pourraient te satisfaire. Si tu veux je t'y mènerai et nous le
rapporterons tous deux.
Nous partîmes de bon matin. Les sentiers indiens sont à Tahiti assez difficiles pour un
Européen : entre deux montagnes qu'on ne saurait gravir existe une fissure où l'eau se fait
jour à travers des rochers détachés, roulés, reposant encore puis repris un jour de torrent
qui les roule plus bas, ainsi de suite jusqu'à la mer.
De chaque côté du ruisseau cascadant, un semblant de chemin, des arbres pêle-mêle,
des fougères monstrueuses, toute végétation s'ensauvageant, se faisant impénétrable de
plus en plus à mesure que l'on monte vers le centre de l'île.
Nous allions tous deux nus avec le linge à la ceinture et la hache à la main,
traversant maintes fois la rivière pour reprendre un bout de sentier que mon compagnon
connaissait comme par l'odorat, si peu visible, si ombragé. Le silence complet, seul le bruit
de l'eau gémissant sur le rocher, monotone comme le silence. Et nous étions bien deux,
deux amis, lui tout jeune homme et moi presque un vieillard, de corps et d'âme, de vices
de civilisation, d'illusions perdues. Son corps souple d'animal avait de gracieuses formes,
il marchait devant moi sans sexe.
De toute cette jeunesse, de cette parfaite harmonie avec la nature qui nous entourait il
se dégageait une beauté, un parfum (noa noa) qui enchantaient mon âme d'artiste. De cette
amitié si bien cimentée par attraction mutuelle du simple au composé, l'amour en moi
prenait éclosion.
Et nous étions seulement tous deux.
J'eus comme un pressentiment de crime, le désir d'inconnu, le réveil du mal. Puis la
lassitude du rôle de mâle qui doit toujours être fort, protecteur; de lourdes épaules à supporter. Être une minute l'être
faible qui aime et obéit.
Je m'approchai, sans peur des lois, le trouble aux tempes.
Le sentier était fini, il fallait traverser la rivière; mon compagnon se détournait en ce moment, me présentant
la poitrine.
L’androgyne avait disparu : ce fut bien un jeune homme ; ses yeux innocents présentaient l’aspect de la
limpidité des eaux. Le calme soudain rentra dans mon âme et cette fois je goûtai délicieusement la fraîcheur du
ruisseau.
- Toe toe («c'est froid »), me dit-il.
- Oh! non, répondis-je, et cette négation, répondant à mon désir antérieur, s'enfonça comme un écho dans la
montagne, avec âpreté.
9
Je m'enfonçai vivement dans le taillis devenu de plus en plus sauvage; l'enfant continuait sa route, toujours l'œil
limpide. Il n'avait rien compris; moi seul portais le fardeau d'une mauvaise pensée, toute une civilisation m'avait
devancé dans le mal et m'avait éduqué. Nous arrivions au but. A cet endroit des deux côtés les escarpes de la
montagne s’évasaient et, derrière un rideau d’arbres enchevêtrés, un semblant de plateau caché mais non ignoré.
Plusieurs arbres (bois de rose) étendaient là leurs immenses ramages. Tous deux, sauvages, nous attaquâmes à
la hache un magnifique arbre qu’il fallut détruire pour avoir une branche convenable à mes désirs. Je frappai avec
rage et les mains ensanglantées je coupais avec le plaisir d’une brutalité assouvie, d’une destruction de je ne sais
quoi. Avec la cadence du bruit de la hache, je chantais. Bien détruit en effet tout mon vieux stock de civilisé. Je
revins tranquille, me sentant désormais un autre homme, un Maori. Tous deux nous portions gaiement notre lourd
fardeau, et je pus encore admirer devant moi les formes gracieuses de mon jeune ami, et cela tranquille, formes
robustes comme l'arbre que nous portions. L'arbre sentait la rose, noa noa.
Nous étions l'après-midi de retour, fatigués. Il me dit:
 Tu es content?
 Oui ; et dans moi je redis : Oui. J’étais décidément tranquille désormais.
Je n’ai pas donné un seul coup de ciseau dans ce morceau de bois sans avoir des souvenirs d’une douce
quiétude, d’un parfum, d’une victoire et d’un rajeunissement. »28
Nous avons tenu à citer en entier ce texte. Pris en compte à travers quelques citations isolées,
cet épisode a conduit à des appréciations très partielles et très partiales sur la sexualité du peintre.
Ainsi, dans un roman, joliment écrit et bien documenté il faut le reconnaître, Le Paradis – un peu
plus loin, Vargas Llosa, a largement contribué, mais de façon tout à fait erronée, à notre avis, à
faire de Gauguin un bisexuel.29 Si dans cette véritable autoanalyse, dont nous venons de prendre
connaissance, les pulsions homosexuelles sont évidentes, nous n’avons pas trouvé trace d’un
« passage à l’acte ». Or, nous voudrions le souligner avec force, quelques pulsions ne suffisent
pas à mettre une étiquette définitive sur le comportement sexuel d’un être humain.
A spéculer sur l’homosexualité du peintre, bien des commentateurs ont oublié l’essentiel.
Gauguin voulait avoir du bois de rose, ce matériel noble que les anciens maoris utilisaient pour
sculpter leurs idoles. Il voulait, à travers son art, et non seulement à travers ses lectures et ses
difficiles discussions avec ses amis tahitiens, mieux appréhender le panthéon maori. Et voilà
qu’une grande aventure de l’esprit, une sorte de rêve de fusion avec un jeune tahitien a entraîné
une conversion en Gauguin. Réécoutons cette phrase essentielle : « Bien détruit mon vieux stock
de civilisé. Je revins tranquille, me sentant désormais un autre homme, un Maori ».
Concluons. En cet été 1892, Gauguin se sent informé « de l’intérieur » sur le panthéon
maori. Avant de nous livrer des toiles, de plus en plus exotiques, l’artiste a su tirer quelques
statuettes magnifiques du bois de rose qu’avec son ami il est allé chercher dans la montagne, cet
endroit mystérieux où habitent les tupapau, les esprits. Est-il devenu maori pour autant comme il
l’affirme ? Nul doute que cette promenade fut une expérience fondatrice, proche d’une
conversion religieuse. Mais, ceux qui connaissent la suite de la biographie de Gauguin, savent
que les envolées lyriques de l’artiste recèlent aussi une part d’illusions.
Une nouvelle promenade…autour de l’île cette fois.
Une nouvelle fois, Gauguin souffre de sa solitude. « Depuis quelque temps je m’étais
assombri. Mon travail s’en ressentait…Il est vrai que j’étais divorcé depuis quelques mois…30 Je
résolus de partir quelques temps en voyage autour de l’île ».
Les précisions fournies par le peintre permettent de situer l’événement à la mi-novembre
1892. En effet, le 5 novembre Gauguin écrit à Mette une lettre où il exprime son désespoir : « Je
me sens vieillir et vite encore » alors que, dans un courrier du 8 décembre, il lui parle
28
Noa Naoa in Oviri, opus cité pp 111-115.
Voir p.ex. p. 90 du roman dans la traduction française, parue chez Gallimard en 2003.
30
Allusion à Titi. Gauguin précise : « Je n’avais plus à entendre le babil de la vahiné m’interrogeant sans cesse sur
les mêmes choses et moi répondant invariablement la même histoire ». Oviri, opus cité p. 117.
29
10
longuement, et avec fierté, d’un tableau « qu’il tient à garder ou vendre cher ». Il s’agit de la
célèbre toile intitulée Manao tupapau, L’esprit des morts veille.
Au cours de sa tournée, le peintre rencontre Tehamana, celle qui sera le grand amour de son
premier séjour à Tahiti.
L'histoire du « mariage » de Gauguin avec Tehamana est fort connue.
La jeune fille était âgée de 13 ans lorsqu’elle devint la compagne de Gauguin.31
Cette rencontre fut paradisiaque pour le peintre. Ecoutons le décrire cet Eden :
« Je me remis au travail et le bonheur succédait au bonheur.
Chaque jour au petit lever du soleil, la lumière était radieuse dans mon logis. L'or du visage de Tehamana inondait
tout l'alentour et tous deux dans un ruisseau voisin nous allions naturellement, simplement comme au paradis, nous
rafraîchir.
Sur les connaissances de Tehamana, le peintre ajoute :
« Deux jours après, c'était dimanche. Teura 32 fait sa grande toilette. Les cheveux lavés au savon, puis séchés
au soleil, et finalement frottés d'huile parfumée ; la robe, un de mes mouchoirs à la main, une fleur à l'oreille, les
pieds nus. Elle va au temple, répétant les psaumes qu'elle récitera tout à l’heure ».33
Par-delà son imprégnation protestante et sa parfaite connaissance de la Bible tahitienne,
Gauguin lui prête aussi une bonne connaissance des mythes maoris anciens.
« Teura va au temple régulièrement et pratique des lèvres et des doigts la religion officielle. Mais elle sait
par cœur le nom de tous les dieux de l’Olympe maori.… Par elle, je pénètre enfin bien des mystères qui jusqu'ici me
restaient rebelles…Les dieux d'autrefois se sont gardés un asile dans la mémoire des femmes ».34
C’est dans ce cadre que naissent quelques uns des chef-d’œuvre de Gauguin.
Nous avons mentionné plus haut Nave nave fenua, réplique de l’Eve exotique, mais avec
Tehamana comme modèle.
Evoquons encore très brièvement :
Manao tupapau, l’Esprit des morts veille 35
Voici, relaté par Gauguin, comment ce
tableau est né :
« Je fus un jour obligé d'aller à Papeete ; j'avais
promis de revenir le soir même. Une voiture qui
revenait le soir, à moitié route me ramène; je fus
obligé de faire le reste à pied.
Il était une heure du matin quand je rentrai. N'ayant à
ce moment que très peu de luminaire à la maison, ma
provision devait être renouvelée. La lampe s'était
éteinte et quand je rentrai la chambre était dans l'obscurité. J'eus comme peur et surtout défiance.
Sûrement l'oiseau s'est envolé. J'allumai des allumettes et je vis sur le lit Manao tupapau.
Elle revint à elle la pauvre enfant et je m'évertuai à lui redonner confiance ».36
Gauguin parlera plusieurs fois de ce tableau et en révèlera sa signification.
Ainsi, dans une lettre du 8 décembre 1892, il écrira à Mette, son épouse :
« Je fis un nu de jeune fille. Dans cette position, un rien, et elle est indécente. Cependant je la veux ainsi, les lignes et le
mouvement m'intéressent. Alors je lui donne dans la tête un peu d'effroi.. Cet effroi il faut le prétexter sinon l'expliquer et cela
dans le caractère de la personne, une Maorie. Ce peuple a de tradition une très grande peur de l'esprit des morts. Une jeune fille de
chez nous aurait peur d'être surprise dans cette position. (La femme ici point.) Il me faut expliquer cet effroi avec le moins
possible de moyens littéraires comme autrefois on le faisait. Alors je fais ceci. Harmonie générale, sombre, triste, effrayante
31
Noa-Noa, p. 118 et ss.
Dans Noa-Noa Gaugin donne à Tehamana le prénom de Teura. Sans doute était-ce son second prénom.
33
Noa-Noa, p. 73.
34
Noa-Noa, p. 80.
35
New York, Museum of Modern Art, 1892 (Sugana n° 282, Wildenstein n° 457)
32
36
Oviri, p. 123.
11
sonnant dans l' œil comme un glas funèbre. Le violet, le bleu sombre et le jaune orangé. Je fais le linge jaune verdâtre, 1° parce
que le linge de ce sauvage est un autre linge que le nôtre (écorce d'arbre battue) ; 2° parce qu'il suscite, suggère la lumière factice
(la femme canaque ne couche jamais dans l'obscurité) et cependant je ne veux pas d'effet de lampe (c'est commun); 3° ce jaune
reliant le jaune orangé et le bleu complète l'accord musical. Il y a quelques fleurs dans le fond, mais elles ne doivent pas être
réelles, étant imaginatives. Je les fais ressemblant à des étincelles. Pour le Canaque les phosphorescences de la nuit sont de l'esprit
des morts et ils y croient et en ont peur. Enfin, pour terminer, je fais le revenant tout simplement, une petite bonne femme ; parce
que la jeune fille, ne connaissant pas les théâtres de spirites français, ne peut faire autrement que de voir lié à l'esprit du mort le
mort lui-même, c'est-à-dire une personne comme elle. Voilà un petit texte qui te rendra savante auprès des critiques lorsqu'ils te
bombarderont de leurs malicieuses questions ».
A cet endroit nous voudrions insérer trois tableaux très peu connus de Gauguin.
Ces trois productions portent les titres suivants : Nature morte aux fleurs et à l’idole ; Nature
morte aux oranges de Tahiti anciennement appelé Pommes et piments37 ; L’ibis bleu. Dans son
catalogue raisonné, Wildenstein leur a donné
respectivement les numéros 494, 495 et 496. La première
n’est pas datée mais, vue l’idole reproduite, elle se situe
dans la mouvance de Manao tupapau. La seconde est
signée et datée en bas à gauche mais à l’envers P.
Gauguin 92. La troisième, une peinture sur parchemin,
porte comme datation, en haut à droite, 1892 Tahiti, et la
curieuse inscription « Soumin » ( il s’agit en fait d’un
sous-main ; la pièce a été envoyée, pliée en quatre, par
Gauguin à Ambroise Vollard). Par ailleurs, au milieu à
droite, on devine les dates des dimanche d’octobre et de
novembre 1892.
La symbolique des trois productions est parlante.
Tehamana, dans sa peur même des tupapau, les esprits
des morts, est une fleur odorante (premier tableau), un
fruit jaune orangé, pimenté de surcroît (deuxième
tableau) et enfin un bel oiseau chantant auquel le peintre
est en train de s’unir.
Eros et thanatos, l’amour et la mort. Dès février
1890, Gauguin écrivait à Mette :
« … Puisse venir le jour (et peut-être bientôt) où j'irai m'enfuir dans les bois sur une île de l'Océanie, vivre là
37
Le tableau a été vendu aux enchères à un collectionneur privé le 7/11/2007 chez Christie’s à New York pour
12.361.000$. Un beau descriptif de cette peinture est donné par Isabelle Cahn, Gauguin, 1990, p. 173 et ss.
12
d'extase, de calme et d'art... Là, à Tahiti, je pourrai, au silence des belles nuits tropicales, écouter la douce musique
murmurante des mouvements de mon cœur en harmonie amoureuse avec les êtres mystérieux de mon entourage.
Libre enfin, sans souci d'argent et pourrai aimer, chanter et mourir… »38
Ce paradis, Gauguin le quittera en mai 1893, le cœur lourd : « Il me fallut revenir en France :
des devoirs impérieux de famille me rappelaient. Adieu, sol hospitalier. Je partis avec deux
années de plus, rajeuni de vingt ans, plus barbare aussi et cependant plus instruit.
Quand j'ai quitté le quai pour m'embarquer, Tehamana qui avait pleuré plusieurs nuits,
lassée, mélancolique, s'était assise sur la pierre ; ses jambes pendaient, laissant ses deux pieds
larges solides effleurer l'eau salée. La fleur qu'elle portait auparavant à son oreille était tombée
sur ses genoux, fanée ».39
Au préalable, il réalisera de Tehamana un portrait qui, lui aussi, fait partie des plus belles
productions de Gauguin. Sa très chère vahiné, qu’il a si souvent représenté nue, la voici en robe
mission, cet habit si chaste et…si protestant. Mais à travers le titre « Marahi metua no
Tehamana », qui peut se traduire par Tehamana a beaucoup de parents et la symbolique du fond,
le peintre fait apparaître la double culture de la jeune femme, protestante et maorie.
III. Le paradis, un souvenir qui reste très présent…
A son retour de Tahiti, grâce à un héritage, Gauguin a pu louer un atelier à Montparnasse,
au numéro 6 de la rue Vercingétorix. Ecoutons Henri Perruchot décrire le logement de Gauguin.
« Il décora son local de manière pittoresque et frappante. Aux murs peints en jaune de chrome, il accrocha
quelques-unes de ses toiles de Tahiti et toute une collection d'armes et d'objets qu'il avait rapportés d'Océanie. Sur les
vitres de la porte d'entrée se lisaient les mots tahitiens : Te faruru (« ici, l'on aime »). « On avait en entrant dans cet
atelier, nous dit Jean de Rotonchamp, la sensation immédiate de l'étrange et de l'imprévu. » Plus étrange encore fut
le costume de Gauguin à cette époque. « Celui-ci, rapporte Rotonchamp, se composait d'une longue redingote à
taille, de couleur bleue et à boutons de nacre. Par-dessous était un gilet bleu se boutonnant sur le côté et ayant un
entourage de col brodé jaune et vert. (C’est nous qui soulignons) Le pantalon était de ton mastic. L'artiste était
coiffé d’un chapeau de feutre gris à ruban bleu ciel, et ses mains, moins élégantes que robustes, disparaissaient sous
des gants d'une blancheur immaculée. Il portait, en guise de canne, un bâton décoré par lui-même de sculptures
barbares et dans le bois duquel une perle fine était incrustée.
Gauguin, sous ce costume somptueux, avait, à vrai dire, ajoute Rotonchamp, non la majesté d'un Magyar ou d'un Rembrandt, mais plutôt la
tournure d'un compère de revue. »
Ajoutons enfin que le peintre vivait, rue Vercingétorix, avec une
femme de couleur, Annah la Javanaise, qui tenait le rôle de maîtresse
de maison lors des « soirées » données par le peintre.40
Le décor de l’atelier montre à l’évidence que,
mentalement, Gauguin est resté à Tahiti, en particulier
auprès de Tehamana. L’autoportrait bien connu, intitulé
Autoportrait au chapeau, contient en arrière plan Manao
Tupapau avec sa très chère vahiné.
Par ailleurs, l’accoutrement de l’artiste, en particulier
l’« entourage de col jaune et vert » évoque l’Autoportrait
à l’idole. 41
Enfin, outre ses travaux de peinture, c’est à l’automne
1893, rappelons-le, que Gauguin a commencé la rédaction
38
Oviri, p. 61
Oviri, p. 129.
40
Henri Perruchot, Gauguin, Ouvrage collectif ; Paris, Hachette, 1961, p. 36.
41
Une reproduction de cette toile a été collée dans l’ouvrage mentionné ci-dessus en première page.
39
13
de Noa Noa, son livre-souvenirs du premier séjour à Tahiti.
L’Autoportrait à l'esquisse de Delacroix ; La Nature morte à l’esquisse de Delacroix et
l’Autoportrait à l'idole 42
Ce long détour nous a paru nécessaire pour la poursuite de notre dernier objectif : essayer
de mieux comprendre trois toiles de Gauguin que nous aimerions appeler « les triplets ».
L’unité des trois tableaux réside - les descriptifs fournis par les trois musées qui les abritent
en conviennent - dans le thème abordé : le mythe du paradis perdu et retrouvé. Ecoutons le
commentaire proposé par le musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg :
« Sur une assiette et sur une table sont disposés une bouteille et des fruits ou légumes tropicaux aux couleurs
éclatantes, qui évoquent ce paradis primitif que Gauguin a trouvé dans les îles du Pacifique. Contrastant avec cette
évocation, une image de la culture occidentale sert d'arrière-plan à la composition : il s'agit d'une étude de Delacroix,
Adam et Eve chassés du Paradis, pour la peinture d'un écoinçon de la quatrième coupole de la bibliothèque du Palais
Bourbon. Celle-ci détermine le véritable sens de la composition : la civilisation occidentale marquée par l'idée du
péché et dans laquelle l'homme est à tout jamais chassé du paradis terrestre, s'oppose à la vie primitive édénique, la
générosité d'une nature luxuriante ».
La datation des tableaux est plus délicate. Après bien des tâtonnements, un consensus semble
pourtant s’établir au sujet du premier et du troisième : « Vers 1893 » disent les descriptifs actuels
des musées concernés.43 Les conservateurs consultés nous ont fait valoir que si aujourd’hui une
approximation subsiste, elle porte sur le mois de la réalisation mais qu’elles ont été, toutes les
deux, peintes à Paris, à l’automne 1893, après le retour de Gauguin de son premier séjour aux
antipodes.44
La ressemblance du visage de Gauguin avec celui de l’Autoportrait au chapeau, et
« l’entourage du col jaune et vert » étayent, à notre avis, cette hypothèse.
Reste la question de la datation du tableau abrité par le Musée de Strasbourg.
42
Ces trois tableaux sont, respectivement, abrités au Detroit Institute of Arts à Détroit (Michigan), au Musée d’Art
Moderne et Contemporain de Strasbourg et au Mc Nay Art Museum de San Antonio (Texas).
43
A la suite de Wildenstein (1964), Sugana estimait, en 1981 encore, que ces deux peintures ont été réalisées en
1891 et précise même pour l’Autoportrait à l’idole : « C’est sans doute une des premières toiles peintes à
Tahiti ». Cette hypothèse a été mainte fois reprise. Citons, parmi d’autres : Jean-François Staszak, opus cité p. 87 ou
Béatrice Vernier – Larochette, Avant et après de Paul Gauguin : un autoportrait – Récit revendicatif d’une vie,
Récit paradisiaque d’une enfance (publié sur Internet)
43
Nous remercions particulièrement Mary Ann Willkinson et Sylvie Inwood, Detroit Institute of Arts, pour les
informations fournies.
Perruchot , qui donne une reproduction, non pas incluse, mais collée dans le livre, proposait déjà l’année 1893.
Gauguin Ouvrage collectif ; Paris, Hachette, 1961, p. 36.
14
Bien des hypothèses ont été avancées.
Plusieurs auteurs proposent 1887, rattachant ainsi le tableau au séjour de Gauguin à la
Martinique. Parmi eux, il convient de citer Daniel Wildenstein. Dans l’ouvrage fondamental
publié en 200145 nous lisons :
« Lichis, piments, citrons et concombres dans une assiette émaillée analogue à celle de ‘Nature morte aux
Mangos et à la fleur d’hibiscus’ …il est clair que cet arrangement à dominante exotique nous fait…pénétrer dans ‘
la case à nègres’ qui abrita les artiste ( il s’agit de Gauguin et de Charles Laval) pendant leur séjour martiniquais.
Quant à la reproduction appliquée au mur du décor rudimentaire, elle fournit la preuve que dès cette époque,
Gauguin voyageait en compagnie de certaines images aimées capables de soutenir son esprit ».
On peut regretter qu’un livre de cette qualité ne mentionne pas les autres hypothèses
concernant la datation de ce tableau. Ne sont mentionnées ni celles qui en font une toile de
l’année 189546, ni surtout celles, nombreuses, qui estiment que la peinture a été réalisée lors du
premier séjour de l’artiste à Tahiti, c’est à dire entre 1891 et 1893.47
Cette hypothèse a été soutenue en particulier par Nadine Lehni. A l’occasion d’une
exposition qui s’est tenue à Strasbourg en 1992 sous le thème : « Les modernes 1870-1950 : En
préfiguration du musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg » elle écrit :
« La Nature morte à l’esquisse de Delacroix est non seulement l’une des plus belles natures mortes de
l’artiste mais aussi l’une des plus riches en signification. Sur une assiette et, tout autour, sur une table de bois brut,
sont disposés une bouteille et des fruits ou légumes tropicaux aux couleurs éclatantes ( fruits de l’arbre à pain,
igname, piments rouges et citrons ). Contrastant avec cette évocation d’une nature luxuriante, une image de la
culture occidentale ‘tableau dans le tableau’ sert d’arrière plan. Il s’agit d’une étude de Delacroix ‘Adam et Eve
chassés du Paradis’… Contrairement à d’anciennes interprétations les fruits ne sont pas des pommes ou des tomates
mais typiques de la végétation tropicale. Il est impossible, de ce fait, d’accepter pour cette œuvre la date de
1895…Le style de ‘Nature morte à l’esquisse de Delacroix’ ( formes épurées cernées de noir, couleurs éclatantes,
espace réduit) comme la présence de certains motifs…permettent de dater notre peinture du premier séjour de
Gauguin à Tahiti ».48
Notre propre proposition de date se fonde sur le rapprochement, aussi précis que possible,
entre les écrits et les productions picturales de Gauguin.
Le dernier trimestre de l’année 1892 constitue, nous l’avons vu, une période de pleine
euphorie pour Gauguin. C’est là qu’est survenu l’événement, relaté plus haut, où Gauguin
retrouve Tehamana hantée par les Tupapau, les esprits des morts. Mais, malgré, et peut-être
même à cause son angoisse, le corps de la jeune fille est beau et désirable aux yeux du peintre.
Ce vécu merveilleux, il essaye, un an plus
tard, à Paris, de le restituer en associant plume
et pinceau. Ecoutons et regardons ce qu’il
nous rapporte à propos de sa vahiné.
« Devant ce visage résigné, ce corps merveilleux,
j’eus le souvenir d’une parfaite idole…Ainsi, nue, elle
semblait recouverte du vêtement de pureté jaune
orangé, le manteau jaune de Bhiksu (Le manteau
safran des moines bouddhistes). Belle fleur dorée dont
le noa noa tahitien embaumait, et que j’adorais comme
artiste et comme homme» ».49
45
Daniel Wildenstein, Paul Gauguin : Premier Itinéraire d'un sauvage, Catalogue de l’œuvre peint ( 1873-1888),
Skira / Seuil (13 octobre 2001). Cette datation est reprise dans une vidéo récente par Edwart Vignot, site internet :
http://videos.lefigaro.fr/video/iLyROoafJtVu.html
46
Voir p.ex. Georges Wildenstein, Gauguin, Paris, 1964, p. 219 n° 533.
47
Dans le catalogue de l’exposition « Paul Gauguin Tahiti » qui s’est tenue à Stuttgart du 7.2.1998 au 1.6.1998,
Christoph Becker propose 1888/89 et précise (p. 21) : « …à Paris, avant le premier voyage à Tahiti ».
48
Nadine Lehni, Les musées de la ville de Strasbourg, 1992, pp. 114-116.
49
Oviri, pp.128 et 129.
15
Extrait de Noa Noa50
Belle fleur dorée ici, fruit au goût merveilleux ailleurs, telles sont les expressions
symboliques que Gauguin utilise pour magnifier le corps de Tehamana. La peau de la jeune fille
est comme une étoffe satinée au toucher et une odeur exotique s’en dégage :
« Tehamana se livre de plus en plus, docile, aimante ; le noa noa tahitien embaume tout. Moi je n'ai plus la
conscience du jour et des heures, du Mal et du Bien : tout est beau, tout est bien. D'instinct, quand je travaille, quand
je rêve, Tehamana se tait. Elle sait toujours quand il faut me parler sans me déranger.
Conversations, le soir au lit, sur ce qui se fait en Europe, sur Dieu, les dieux. Je l'instruis, elle m'instruit... »51
La Nature morte à l’esquisse de Delacroix restitue, à notre avis, de manière éloquente cette
atmosphère. Tehamana, tel un plat de fruits exotiques frais, écoute Gauguin qui l’instruit en
évoquant pour elle l’histoire d’Adam et Eve chassés du paradis.
L’Autoportrait à l’esquisse de Delacroix nous montre Gauguin, en habits européens, triste
d’avoir perdu ce paradis.
Sur l’Autoportrait à l’idole le même Gauguin, repense à ces moments où Tehamana l’a
instruit. En effet, du moins dans l’imaginaire de Gauguin, c’est sa vahiné qui lui a ouvert les
yeux sur le panthéon maorie.
Concluons. Ni avant , ni durant son séjour à la Martinique Gauguin n’a utilisé, de manière si
évidente le procédé appelé jadis la « mise en abyme ». 52 Il lui est certes arrivé de peindre une
nature morte et de la placer dans une pièce avec un tableau accroché au mur. Mais, jamais
auparavant, la dimension symbolique du procédé n’a été aussi nettement affirmée.
Par ailleurs, la dimension religieuse dans l’œuvre de Gauguin ne s’est faite jour qu’à partir de
1888 avec La lutte de Jacob avec l’ange tableau appelé plus souvent La Vision après le sermon et
plus récemment La Vision du sermon. Quant au recours explicite de la symbolique du Paradis
perdu elle date de 1889.
Pour toutes ces raisons il nous parait impossible de considérer la Nature morte abritée à
Strasbourg comme ayant été peinte à la Martinique. De surcroît, la ‘case à nègres’ des Caraïbes
et son contenu n’avait de loin pas la ‘dimension paradisiaque’ de sa case tahitienne.
La toile a-t-elle été peinte à Tahiti ? On pouvait y penser au moment où, à l’instar de Georges
Wildenstein, l’Autoportrait à l’idole et son pendant, l’Autoportrait à l’esquisse de Delacroix
étaient considérés comme des productions du début du premier séjour passé en Polynésie.
Aujourd’hui, des éléments décisifs reportent, nous l’avons vu, ces deux tableaux au début du
retour de l’artiste en France.
La similitude des deux écussons de Delacroix, que l’on ne retrouve à notre connaissance dans
aucune autre production de Gauguin, et l’importance de la thématique du paradis perdu lorsque le
peintre, « emmitouflé dans ses frocs », a retrouvé la froideur de l’Europe, nous conduit à proposer
l’automne 1893 comme date de peinture.
Le rapprochement, en une même exposition, et des recherches techniques sur les toiles
permettraient sans doute de faire avancer ce débat.
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Voir le CD Gauguin Ecrivain, réalisé par Isabelle Cahn sous l’égide de la Réunion des Musées Nationaux
Noa Noa, in Oviri, p.122
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Ce procédé qui consiste à insérer « un tableau dans un tableau » a été appelé pour la première fois « mise en
abyme » par André Gide en…1893 ! Nous avons retrouvé l’expression appliquée à la Nature morte à esquisse de
Delacroix sous la plume de Christine Hardy, Gauguin, les XX et la Libre Esthétique, dans le catalogue de
l’exposition organisée à Liège d’octobre 1994 à janvier 1995. p. 110. La datation proposée par Ch. Hardy est 1895.
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Ces quelques pages, où nous avons essayé de comprendre comment Gauguin appréhendait
le mythe du paradis perdu, ont sans doute soulevé plus de questions qu'elles n'ont amené de
réponses. Nous attendons de la publication de cette étude des réactions qui permettront de valider
ou d'invalider les hypothèses formulées.
Au terme de cet étude, il nous semble pourtant avoir établi qu'en un peu plus de quatre
années de cheminement, la conception du paradis de Gauguin s'est quelque peu modifiée, tout en
restant basée sur une même ligne de fond.
La constante chez Gauguin, c'est que le paradis, cet état de quiétude où l'homme peut,
« sans soucis d'argent, aimer, chanter et mourir », n'est pas un concept pour les temps à venir,
un concept eschatologique comme disent les théologiens.
Si le paradis peut revenir dans le temps présent, c'est qu'il a existé jadis dans un temps, non
pas mythique, mais réel. Au fond, nous nous méprenons sur la conviction de Gauguin en parlant
d'un mythe du paradis perdu. Entité réelle mais oubliée, voire perdue par la majorité des
hommes, une élite, dont les vrais artistes font partie, peut retrouver et reconstituer le paradis. Tel
un ethnoarchéologue, Gauguin s’est attelé à cette recherche.
Voilà pour la constante.
A notre avis, cette ligne de fond ne s'infléchira que quelque semaines avant la mort du
peintre aux Marquises. À travers un rêve prémonitoire, par l’échange de son sang et de son nom
avec Tioka, le diacre de la paroisse protestante, sous l'influence aussi d'un tableau de Dürer, Le
chevalier, le diable et la mort, Gauguin envisage un possible au-delà.
Quant aux variations de sa conception du paradis, au cours des années étudiées, elles
portent sur trois niveaux :
 Après quelques hésitations, Gauguin refuse la voie de la cabale juive et de la théosophie
pour s'engager sur un autre chemin, celui de l'union mystique avec le Christ souffrant. Sur ce
chemin, il rencontre sa mère en Ève exotique. Celle-ci permettra à son fils d'entrevoir un paradis
tropical où Marie et Jésus, en tahitiens, auront leur place.
 Cette première approche, faite d’images symboliques très chrétiennes, que le catholicisme
de son enfance et la rencontre avec Van Gogh lui ont apprises, s'ouvrira un peu plus tard, sur le
Panthéon maori à travers des rencontres avec les autochtones. Parmi celles-ci, la parfaite union,
physique et psychique, avec la très jeune Tehamana restera pour Gauguin, sa vie durant, une
expérience unique.
 Le retour en France amènera Gauguin à récapituler ce vécu paradisiaque à travers de
nouvelles peintures, mais aussi à travers l'écriture, dans cet ouvrage si poétique intitulé Noa Noa.
En fixant ses impressions sur la toile et le papier, il les recrée.
Par-delà les souffrances à venir, ce travail l'aidera dans sa quête vers de nouveaux paradis.
Othon Printz
Mai 2009
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