Valentine Burlan DNSEP Option Art Domaine Communication
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Valentine Burlan DNSEP Option Art Domaine Communication
Valentine Burlan DNSEP Option Art Domaine Communication Mention Intermédias 2012 2 Page 5 Introduction Page 8 Remarques sur les Fables de La Fontaine Page 12 L’éthique animale dans l’art contemporain Page 20 L’animal, une nouvelle identité Page 24 Nos relations avec le vêtement, certaines fonctions de celui-ci Page 29 L’artifice au service de la libération ponctuelle Page 38 L’installation et la mise en scène Page 48 Conclusion Page 51 Bibliographie Page 53 Webographie 3 4 Au fil des siècles, la question de la relation entre l’homme et l’animal n’a jamais cessé d’être posée et a engendré de nombreuses opinions, analyses, études. La présence animale dans notre société est à l’origine de divers débats et comportements par lesquels se dévoilent les caractères essentiels de l’homme. Son rapport à l’animal nous amène à constater certaines oppositions. L’homme a la prétention d’incarner sa supériorité sur la nature mais affirme une volonté de s’en approcher, de la protéger le plus possible. Réfléchir sur la relation entre l’homme et l’animal c’est donc réfléchir sur l’homme lui-même, l’individu de la société moderne et industrielle qui est la mienne. Même s’il ne constitue pas le point de départ de mes recherches, l’homme est un élément incontournable de toute réflexion portant sur la nature ou encore la présence animale. Afin de mieux comprendre la relation complexe qui unit l’homme à l’animal, nous pouvons explorer nos comportements, reconsidérer nos petites habitudes, nos réactions souvent controversées mais également l’origine de certaines de nos mœurs. Je n’ai pas la prétention d’écrire un genre de « manuel de la civilité », il s’agit simplement d’exprimer le regard curieux que je porte sur mon entourage, mon interrogation sur la nature humaine. 5 Aujourd’hui, l’homme évolue dans une société paramétrée par les lois et l’histoire de son pays. Tant bien que mal, il organise ses actes et ses pensées contraints par cette société individualiste, que ce soit dans un esprit contestataire ou une position d’acceptation. Il s’adapte à son environnement social. La façon d’être d’un individu est déterminée par les diverses relations qu’il entretient avec les autres. L’homme est défini par sa nature biologique et son inscription dans un contexte social regroupant différents facteurs culturels, environnementaux, économiques et idéologiques. Autrement dit, l’homme ne naît pas social, il le devient. Par ailleurs, l’idée que les différents caractères physiologiques et spirituels propres à l’homme ne peuvent être acquis ou modifiés est aujourd’hui devenue discutable. En ce début de XXIème siècle, l’homme semble avoir le pouvoir d’agir sur toute chose, allant jusqu’à manipuler et modifier son propre corps. Il est avide d’ascension sociale et de reconnaissance. Il obéit à des règles prédéfinies tout en essayant de se démarquer. Nous le remarquons dans certaines de ses convictions et dans sa faculté à se détacher physiquement des autres. L’un ne va généralement pas sans l’autre. L’homme est devenu le symbole d’une « antinature » où la connaissance et la conscience de celle-ci jouent le rôle d’un facteur de rupture. Il évolue dans un environnement conçu de ses mains, entouré d’artefacts et aménageant son image et son temps de façon à éprouver une envie de s’échapper. Comment justifier le profond désir de liberté lorsque la dépendance aux modes et aux règles de notre société est omniprésente ? La plupart d’entre nous n’avons même pas conscience de cette contradiction. Et c’est ainsi que tout naturellement, nous ponctuons notre vie d’évènements éphémères particuliers, propices à l’oubli de notre lassitude du quotidien et à l’extravagance. L’homme aime l’apparat. Il manipule son image à des fins complexes. Se faire reconnaître, se distinguer, provoquer, distraire, s’oublier ; tant de raisons faisant de l’artifice un élément de médiation entre l’individu et le monde qui l’entoure. Le vêtement cache notre plus simple enveloppe, notre nudité. Il efface l’image qui nous apparentait au plus près de la nature, de l’animal. Il nous aide à constituer notre propre identité. L’animal, quant à lui, est présent dans de nombreuses situations. Il peut être dans nos champs, nos assiettes ou sur notre dos. Il peut être le héros d’un conte ou d’un mythe. Il sert nos envies et notre égo. Il symbolise ce que l’homme possède mais également ce qu’il ne possèdera que rarement : une insouciante liberté d’action. L’homme s’empare de l’animal pour 6 parler de lui-même. Il est un intermédiaire bien confortable qui permet de dénoncer certaines actions, certains comportements humains. L’homme n’a pas d’égal dans sa capacité à créer, à réinventer les choses. L’animal peut être l’élément principal de son propos et faire l’objet d’un changement de statut par le biais des contes et des mythes, de l’art et de la politique. A travers certaines notions et en prenant pour exemple certaines de nos mœurs, je tenterai d’appréhender et de questionner cette nature humaine en constante évolution. 7 Remarques sur les Fables de La Fontaine Les Fables de La Fontaine ont été, pour moi, un des points de départ les plus importants de ma démarche artistique. Elles représentent une référence essentielle lorsqu’il s’agit d’évoquer la relation entre l’homme et l’animal et ouvrent à une réflexion philosophique sur la nature humaine. Plus qu’une lecture d’écolier, les fables m’ont permis de développer un discours, une intention particulière. Les textes de La Fontaine traitent de l’homme, et surtout de son rapport à l’animalité. Ils mettent en scène des animaux humanisés (anthropomorphes). Les Fables évoquent un nombre important de situations sociales, familiales, conjugales, professionnelles, politiques. A travers elles, La Fontaine nous parle de l’humain d’une manière détournée et très intéressante. Dans les descriptions des textes et les illustrations, nous retrouvons des animaux costumés, parés d’attributs humains. Il s’agit, dans un premier temps, de se situer dans le domaine du divertissement, de 8 l’humour. Cependant on trouve dans ces textes et les gravures qui les accompagnent des morales qui dénoncent ou qui se moquent de certains caractères de l’homme. L’animal devient dans ce cas un moyen grotesque mais subtil de rire de l’humain et de l’analyser. La plupart du temps, l’attention portée à l’animal relève d’une investigation sur l’homme. La confrontation est constante et on ne donne pas à l’un sans ôter à l’autre. Dans les fables, les animaux, devenus humains, sont convoqués pour le plus grand plaisir de ceux-ci. La fin burlesque est là pour créer cet humour dont La Fontaine veut gratifier le public. Les costumes sont artifices et confèrent aux personnages une physionomie particulière. Si l’on admet la toute-puissance de l’homme sur l’animal alors, dans ce cas, l’animal est mis en valeur et prend une toute autre ampleur. L’humain, quant à lui, est associé à des psychologies et des traits de caractères bien précis. Par exemple, le renard incarnera une personne rusée, le lion inspirera la royauté, le rat montrera un côté mesquin. On retrouve fréquemment dans les fables des personnages trompeurs et trompés. A l’image de la société de son temps, La Fontaine témoigne et se moque. L’homme est un animal qui s’ignore. A l’inverse de cela, certaines qualités animales deviennent, lorsqu’on les rapporte à l’humain, péjoratives. Par exemple, « être malin comme un singe », qui signifie au fond son manque d’intelligence, ne fait que rassurer et profiter à l’homme. L’animal ne sort pas grandi de ces identifications et il ne gagne qu’une part supplémentaire d’inhumanité. L’intérêt que je porte aux fables réside notamment dans leur rapport à l’illustration. Les gravures offrent la vision d’un monde imaginaire. Par leur composition et leur caractère, elles accompagnent les aspects satiriques et humoristiques des fables et leur donnent une nouvelle dimension grâce aux dessins fantastiques et anthropomorphes (notamment dans les versions de Jean-Ignace Grandville, au XIXe siècle). Finalement, le parti pris iconographique dépend de l’interprétation et de l’intérêt portés aux textes par l’illustrateur. Par exemple, Gustave Doré illustra les Fables avec beaucoup plus de poésie, jouant sur un tracé net et précis et travaillant avec le clair-obscur. On retrouve dans ces gravures des animaux adoptant des postures et des costumes faisant référence à l’homme. La symbolique du vêtement devient donc importante. Celui-ci n’a plus rien de son aspect protecteur essentiel mais assume pleinement une reconnaissance d’ordre 9 social. Ainsi le noble sera facilement reconnaissable sous son bel apparat. Le vêtement a un aspect révélateur, il montre une appartenance à une communauté ou bien des attaches à certaines convictions. Le costume permet l’excentricité et va souvent de pair avec l’idée du masque. Dans les fables, l’animal est le masque de l’homme. Il permet de minimiser l’impact que ces moqueries pourraient avoir. Cela peut fonctionner seulement si l’on admet une différence nette entre l’homme et l’animal. Sans l’affirmation d’une domination sur l’animal, l’existence de ces recueils serait remise en question. J’en conclus donc que ce qui fait notre humanité c’est la conscience de ce qui nous différencie de l’animal, autrement dit, la dignité. Cela est caractérisé par la «conscience de soi», et malgré la «force» de l’expression, celle-ci signifie pour moi l’inquiétude, le doute, le manque de savoir. Le vêtement, chargé de symboles et de connotations, met donc en valeur l’idée de l’objet artificiel, superficiel. A travers ces dessins et ces petites histoires ponctuelles, et malgré ces distinctions antérieures, l’homme et l’animal ne font qu’un. Emprisonnés l’un dans l’autre, ils forment une union que l’on pourrait appeler «l’instinct social». De ce fait, le statut social de l’homme est lié au caractère, à l’instinct de l’animal. C’est cette idée d’unité construite sur des différences, plus ou moins assumées, qui m’intéresse particulièrement. Bien que cela ne soit plus vraiment le cas aujourd’hui, il est relativement difficile pour l’homme d’assumer son côté artificiel et superficiel. Confronter ces deux opposés, comme l’a fait La Fontaine, est pour moi un moyen littéraire engagé d’amener l’homme à assumer son ambiguïté face à la « nature » incarnée par l’animal. Les fables qui datent du XVIIème siècle m’amènent à regarder, à analyser l’évolution des différents principes expliqués auparavant, et notamment à rendre compte de ceux-ci dans mon propre environnement, le XXIème siècle. La Fontaine nous enseigne que l’homme apprend tout de l’animal : « Tout parle en mon Ouvrage, et même les poissons : Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes. Je me sers d’Animaux pour instruire les Hommes. » (1) (1) Jean de La Fontaine, Extrait d’A Monseigneur le Dauphin, Livre I, Paris, Edition Garnier Frères, 1962, page 31. 10 L’animal est en perpétuelle confrontation avec l’homme, en bien ou en mal. Le lecteur est conduit très loin, de la prise de connaissance des silhouettes, des lieux des mœurs animales jusqu’à leur transposition sur l’attitude des hommes en société. La Fontaine nous amène finalement à la reconnaissance de soi. Dans les Fables, les animaux filtrent et diminuent fortement la critique directe. En effet, une critique touchant de trop près son objectif aurait entraîné un rejet. L’attention est focalisée sur la reconnaissance de ce qui n’est pas soi et endort les soupçons. Les animaux ne sont généralement pas donnés en exemple pour ce qu’ils sont réellement. Dans le cas présent, les animaux sont « acteurs ». Ils interprètent les différentes morales servant ainsi l’humanité. Dans les fables, l’animal sert le cynisme et la satire. C’est encore le cas aujourd’hui dans plusieurs domaines artistiques. Dans mes recherches, j’essaie de neutraliser l’importance que représente l’homme par rapport à l’animal. Certes l’animal est paré, orné d’attributs humains ; non pas dans le but d’assimiler à l’homme certains comportements animaux, mais d’offrir à ceux-là des éléments leur permettant de survivre dans un environnement où ils n’ont plus leur place. C’est le rôle de l’artiste qui s’intéresse à cette problématique de figurer le couple homme-animal, de le représenter, le décortiquer dans le champ visuel. L’art, activité humaine par excellence, devient, pour moi, un moyen de rendre service à certains éléments trop vite oubliés. Les remettre au goût du jour serait un moyen de questionner le spectateur sur leur nouveau statut. Je parle de l’animal en premier lieu et non de l’homme bien que celui-ci ne puisse se détacher de sa propre image. Il trouvera toujours chez l’animal son reflet de quelques manières que ce soit. 11 L’éthique animale dans l’art contemporain Dans l’histoire des arts, l’animal occupe la part du lion. Des représentations égyptiennes, du romantisme et du surréalisme à nos jours, l’homme se métamorphose et devient animal. Est-ce seulement un costume, un masque ? Ou bien est-ce un moyen de mettre en avant notre condition humaine ? L’art contemporain offre diverses représentations de l’animal, mort ou vif, selon des médiums variés (installations, dessins, peintures, vidéos…). La notion d’éthique animale fait référence à l’étude du statut moral des animaux et de la responsabilité des hommes, et plus précisément de l’artiste et du spectateur à leur égard. En faisant quelques recherches, notamment dans les écrits de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, on se rend compte assez rapidement que cette notion est très présente dans les pays anglo-saxons et encore trop ignorée en France. Cet auteur, philosophe et juriste français, a introduit et popularisé la notion d’ « éthique animale ». Il est connu pour sa défense des animaux et sa pensée animaliste dont les propos sont recueillis dans la collection Ethique et Philosophie 12 Morale (aux Presses universitaires de France). L’éthique animale est en constante évolution, traversée par des débats philosophiques et politiques permanents. La représentation d’animaux dans l’art contemporain trouve sa place à travers les différentes traditions de l’éthique. Il faut essayer de comprendre et de mettre en avant l’amplitude et les conséquences de ce type de travaux artistiques. En premier lieu, la notion de déontologie est récurrente : c’est ce qui justifie des actions de « moralement bonnes » lorsqu’elles sont accomplies dans le respect total d’un devoir ou par respect pour la loi. L’utilitarisme anglais, quant à lui, maximise le bien-être global de l’ensemble des êtres sensibles et évalue une action uniquement en fonction de ses conséquences. Jeremy Bentham est un des précurseurs de cette doctrine ayant donné une forme systématique au principe d’ « utilité » afin de l’appliquer à des questions concrètes (notamment la politique des animaux). « On désigne par utilité la tendance de quelque chose à engendrer bien-être, avantages, joie, biens ou bonheur.» (2) L’éthique de la vertu prête davantage attention à l’importance des traits caractéristiques d’une personne : honnêteté, gentillesse, courage… Les courants théoriques concernant l’éthique animale et les arguments qu’ils mobilisent, s’inscrivent plus ou moins dans l’une de ces traditions. L’éthique animale pose des questions classiques qui sont devenues des sujets de société de plus en plus importants. Les animaux ont-ils des droits ? Avons-nous des devoirs envers eux ? L’exploitation des animaux pour produire de la nourriture et des vêtements, contribuer à la recherche scientifique, nous divertir et nous tenir compagnie est-elle justifiée ? Ces questions s’inscrivent dans un ensemble extrêmement polémique dans lequel s’affrontent des positions nombreuses et diverses. (2) Jeremy Bentham, Citation du premier chapitre de Introduction to the Principles of Morals and Legislation, http://www.efm.bris.ac.uk/het/bentham/morals.pdf, 1798. 13 Accident de chasse - Jaguars, Pascal Bernier, installation, 1994-2000 14 Selon les défenseurs de l’éthique animale, l’animal doit être considéré en tant qu’individu et non pas en tant qu’espèce. Pour que l’éthique animale soit un champ autonome en soi, il convient de définir sa raison d’être. Le statut moral des animaux et la responsabilité que cela engage du côté des humains ne sont avérés que si l’on reconnaît l’existence d’une « souffrance » animale, comparable à celle des hommes. En effet, si les animaux souffrent comme les êtres humains, cela leur confère des droits, un statut à part des autres éléments de la nature et cela crée des obligations spécifiques envers eux. La considération morale que les uns et les autres accordent à la souffrance justifie leurs actions au regard des conséquences qui en découlent en termes de rapports homme-animal. Les relations entre l’homme et l’animal sont multiples. L’art peut s’emparer de l’animal. Je me demande si l’œuvre d’art doit toujours être légitimée quoi qu’elle fasse à l’animal. Celui-ci est devenu un matériau de travail à part entière, qu’il soit mort ou vif. Ainsi, selon l’éthique animale, l’intervention de l’animal dans l’art contemporain devrait toujours être salutaire. Autrement dit, l’artiste devrait, dans tous les cas, parler du statut de l’animal de façon à dénoncer les violences qui lui sont faites. Cela remet en question les limites éthiques de l’artiste puisque les conséquences de son œuvre sont évaluées par la société. Dans le cas de mes recherches personnelles, je pense qu’il est important de pouvoir justifier mes intentions, ma problématique afin de mettre convenablement à l’épreuve le jugement du spectateur. Il est également important de réfléchir aux conséquences de la disposition de l’œuvre sur l’espace commun qui influe sur la conscience et la pratique collective. Dans mon cas, la mort de l’animal est indépendante et préalable à l’expérience artistique. Lorsqu’il s’agit de ce genre de « recyclage », l’objet animal ne me paraît pas moralement problématique et peut au contraire, dans le cas d’autres artistes, servir à défendre certains partis pris éthiques sur la condition animale. La série Accidents de chasse de Pascal Bernier (1994-2000) a amené l’artiste à se défendre d’être un plasticien animalier. Il ramasse des animaux morts, trouvés sur le bord des routes, les naturalise et badigeonne d’une bande médicale à l’endroit où l’animal a été blessé. Si Pascal Bernier travaille et « répare » la nature, c’est d’abord pour interroger la nature humaine. Il invite le spectateur, séduit par la naïveté et la radicalité de son œuvre, à ne plus croire au caractère merveilleux de ce monde. La notion de statut de l’animal prend une toute autre ampleur lorsqu’elle est remaniée par l’artiste. 15 Art Farm, Wim Delvoye, peaux issues de la performance, 2007 16 L’animal gagne une valeur symbolique et culturelle et peut changer d’identité. C’est cette action de redéfinition des règles imposées par une société et par la nature même qui me pousse à m’intéresser en profondeur à ce type de questionnement. Offrir de nouvelles identités, surpasser l’éthique conventionnelle sont, pour moi, de réelles sources de motivation. L’art contemporain utilise depuis des siècles l’animal mort. On peut distinguer plusieurs cas de figure. Les réalisations artistiques qui présentent l’animal « déjà » mort m’intéressent davantage. Cependant il existe d’autres cas. L’animal peut être tué afin de réaliser l’œuvre d’art. Prenons l’exemple des peaux de porcs tatoués de Wim Delvoye. Dans Art Farm, réalisée en 2007, l’artiste détruit les codes en tatouant des cochons qu’il signe à la manière calligraphique d’un Walt Disney dans le but de faire de l’animal une véritable œuvre d’art. Pour Delvoye, le cochon est synonyme d’enrichissement personnel, c’est une sculpture vivante. L’artiste élève ses porcs, les fait tatouer puis empailler. A travers ce processus, il dénonce une société trop ancrée dans un système capitaliste. L’artiste semble aussi vouloir établir un lien direct avec l’histoire des camps de concentration et d’extermination du XXème siècle. En effet, cela rappelle les actes nazis du camp de Struthof en Alsace. Les hommes, tatoués, étaient tués puis dépecés, leur peau devenait une pièce de collection. A travers l’animal, Delvoye nous parle de violence humaine, d’esclavage. Ces œuvres, qualifiées de cruelles et barbares, ont fait polémique notamment auprès de célèbres associations luttant contre les violences faites aux animaux. Il s’agit là de tuer pour fournir les expositions et les galeries. Cela pose un problème moral puisque l’on tue légitimement l’animal pour sa viande et non pour divertir les foules. Il y a ensuite le cas où l’animal est tué pendant la performance, l’œuvre d’art. En 1990, Damien Hirst avait fait mourir des mouches dans une caisse en verre pour représenter le cycle de la vie. En 2007, Guillermo « Habacuc » Vargas a laissé un chien, attaché au mur d’une galerie, mourir de faim. Sur ce mur on pouvait lire des mots composés de nourriture pour chien : « Eres Lo Que Lees » (vous êtes ce que vous lisez). L’impact des deux exemples précédemment cités a bien entendu été complètement différent. Là où Damien Hirst a su intéresser et divertir, Vargas déclencha une polémique mondiale. Il existe donc une classification morale des espèces. Plus l’animal est gros et proche de nous, plus il marquera les esprits et plus l’impact sera lourd. L’affection y est pour beaucoup dans le ressenti face à ce genre d’œuvre d’art. 17 Pièce crée pour le cabinet de curiosité d’Echo Morgan, Angela Singer, installation réalisée pour l’exposition The Enchanted Palace of Kensington, Londres, 2010-2012 18 J’en reviens donc à ce cas qui m’intéresse plus particulièrement. L’animal préalablement mort peut être utilisé de plusieurs façons. A la manière dont Thomas Grünfeld et Iris Schiferstein l’utilisent, l’hybridation est aux premières loges. Les espèces sont mélangées, manipulées, suscitant la séduction et le malaise du spectateur. Les Misfits de Grünfeld, collages d’animaux empaillés, instaurent un dialogue entre le réel et l’imaginaire et ébranlent totalement notre vision rassurante et scientifique de la réalité. Les Misfits (dont la signification française serait « inadaptés ») résonnent également avec l’avancée du progrès sur les manipulations génétiques et le clonage sur un mode assez inquiétant. L’animal mort n’est pas forcément hybride. Il peut être mis en scène ou juxtaposé à des éléments extérieurs. Je pense notamment aux photographies de Karen Knorr ou encore aux étincelantes productions d’Angela Singer. Cette dernière pare l’animal de bijoux, de perles, de fleurs aux endroits où il y avait des blessures apparentes ayant causé sa mort. La naturalisation fait partie intégrante du processus de création artistique, ce qui diffère de mon propre cheminement et raisonnement. On retrouve dans le travail d’Angela Singer une véritable volonté de dénoncer la violence faite aux animaux. L’acte d’acceptation par le public est facilité parce que l’œuvre sert un propos juste, moral. 19 L’animal, une nouvelle identité L’animal mort est devenu objet d’art. Il est donc exposé, mis en avant, présenté tel un objet luxueux et jalousé. Les quatre murs blancs de la salle d’exposition (White Cube) font de lui le personnage principal du discours sur lequel il repose. Il est regardé, apprécié, contesté. Les yeux du spectateur le jugent, non pas comme un trophée accroché au mur suite à une partie de chasse, mais comme un tout nouvel objet dans un nouvel environnement. Le spectateur est amené à se questionner sur le nouveau statut de l’objet et ce qu’il évoque. Les plus observateurs pourront remarquer quelques espèces protégées réappropriées. Celles-ci, interdites à la possession, et encore plus à l’utilisation, se retrouvent dans une position fort contraignante. Que se passe-t-il pour l’animal empaillé abîmé, hérité ou trouvé à la sauvette ? En fait, pas grand-chose. Les musées n’en veulent pas, les particuliers les cachent ou les jettent. A priori, ce genre d’animaux n’est plus digne d’intérêt. Et c’est pourtant ceux-là même qui m’intéressent. En effet, puisque nos lois ne leur 20 offrent aucune place, aucun statut, j’ai choisi de m’en préoccuper. Proposer des recherches et des projets artistiques ayant pour commencement une restriction ou une interdiction est un moteur à ma motivation. Réinventer, rechercher un moyen de présentation, créer une nouvelle identité pour des objets qui sont dits perdus, dévalorisés, est une véritable source de création. L’animal mort devient un véritable matériau. Il peut s’intégrer dans des installations. Il est dépendant d’objets, d’artifices qui l’entourent le mettant en scène. Ce nouveau matériau propice à la création artistique est, pour moi, une suite logique quant à son cycle de « vie ». Pour illustrer mon propos, je prendrai l’exemple d’un cerf. Nous le retrouvons, dans un premier temps, dans son état naturel. Il était alors chargé de magie, beau de simplicité, produit de la nature. Puis il fut chassé et tué, je l’espère dans le respect et la tradition du chasseur. L’homme lui coupa la tête et en fit un trophée. Il devient, plus qu’une simple décoration, un symbole de victoire contre cette liberté qu’il transcendait jusqu’alors. Le temps passe et l’animal, bien que figé par l’incroyable travail du taxidermiste, vieillit et lasse. Il est donc offert en tant que cadeau familial ou jeté s’il a été trop abîmé par le temps. Serait-ce donc la fin de son cycle ? C’est, en tout cas, le point de vue de la majorité des personnes ayant été dans ce genre de situation. Ce moment de rejet de l’animal signifierait sa véritable mort. Je pense que tous les artistes de la taxidermie détournée y voient une fin incomplète. C’est également mon cas. « Cette fin est bien trop triste » se disent-ils. C’est à ce moment-là que l’artiste intervient. L’animal abîmé, désabusé, servira leur propos. Son cycle de « vie » n’est donc pas terminé. Tant que des spectateurs intéressés ou non poseront un œil sur lui il sera le digne représentant de son histoire et assumera par le biais de l’artiste une toute nouvelle identité. C’est de cette manière que l’animal devient une œuvre d’art. Il devient un objet neuf représentatif de plusieurs phases temporelles. Mais si les époques changent, l’animal « objet d’art » continue à parler de l’humain. Il sert à dénoncer, témoigner ou à se confronter à des propos et des sujets qui touchent, dans la majorité des cas, à l’homme. Ce nouveau statut « d’œuvre d’art » permet à l’animal de s’inscrire dans le vocabulaire du luxe et de l’exception. En effet, l’œuvre est symbole de richesse culturelle. L’animal objet devient regardé et jalousé. Il est mis sur un piédestal. Ce statut hors norme efface petit à petit ses origines, son état naturel. L’animal 21 s’adapte à un univers créé et modelé par l’homme. Comment un changement aussi brutal est-il perçu par le spectateur? Dans le meilleur des cas, l’animal sera accepté et pourra donc évoluer dans cet univers particulier. Il provoquera également l’incompréhension de son public qui criera à l’outrage et au non-respect du fruit de la nature. Au même titre que le trophée, succédant à la partie de chasse, laissera la parole aux sceptiques. Aujourd’hui, il est plus facile d’accepter une représentation animale qui dénonce. « Regardez-nous ! Qu’avez-vous fait de nous ? ». Les discours sur l’abattage de masse, les expérimentations pharmaceutiques amènent et simplifient le dialogue entre l’artiste et le public. L’animal sera, dans ce cas, plus facilement accepté. L’animal n’est, cependant, plus lui-même. Objet de toutes ces manipulations, il devient un produit conçu et montré par l’homme. L’animal a perdu la « magie » de son vivant. Il tient maintenant une place dans un monde de créations humaines où les regards sont tournés vers lui. Il ne représente plus vraiment un vestige du passé, de la nature, mais inspire des sentiments humains dans un état artificiel. Il est très étrange d’entendre l’homme parler de nature face à ce genre de production artistique surtout lorsque l’on reconnaît une forte ambiguïté dans ces différentes relations. En effet, le caractère imprécis de la définition de la nature entretient l’ambiguïté de sa relation avec l’homme. Puisqu’aujourd’hui presque la totalité des territoires est résultante de l’activité humaine, on peut se demander si le mot « naturel », lui-même, n’est pas devenu artificiel. Je suis surprise de constater que la majorité des espaces verts où résident animaux et végétaux sont aménagés par l’homme et sont appelés « espaces naturels ». La « nature » désigne certaines caractéristiques paysagères et n’implique pas forcément l’absence d’artifices humains. Dans le cas de l’animal, l’adjectif « naturel » désigne davantage l’origine de l’être vivant et s’adresse à ses caractères primitif et sauvage. Ce qui s’éloigne de la civilisation se rapproche du naturel et inversement. Cette vision est globalement majoritaire de nos jours. Qualifier l’animal de primitif et sauvage met en avant une idéologie qui place la nature bien en-dessous de la culture dominante, qui est celle de l’homme. L’homme s’oppose à la nature. Nous constatons ce résultat depuis le développement des sciences et des techniques de ces deux derniers siècles. La connaissance est une arme de domination. Aujourd’hui, l’homme assume sa supériorité sur l’animal et la nature mais admet également une ambiguïté quant à cette relation. Par le biais de la création artistique et grâce à la réflexion et la manipulation, l’homme peut- 22 il reconsidérer l’animal comme un égal ? Placer l’animal au cœur de la culture et de la connaissance en tant que représentant direct de celles-ci serait donc l’issue adéquate quant à l’acceptation de l’animal parmi les hommes. En offrant à l’animal une certaine structure composée d’artifices, le regardeur a comme le sentiment de le posséder puisqu’il n’appartient plus, a priori, à son milieu naturel. Cela se produit dès lors que l’homme a conscience que l’animal est l’héritier d’une espèce dominée. Finalement, l’animal décontextualisé trouve sa place grâce à l’artifice qui le pare, l’entoure et le sublime. Il étincelle, brille et éblouit son regardeur qui ne cesse de trouver des similitudes quant aux attitudes et aux objets qui le côtoient. Un compromis existe donc. L’artifice fait la part des choses. Le spectateur admet des ressemblances et des points communs avec cet animal détourné. L’animal devient unique et apprivoise une autre identité. Il côtoie désormais un univers qui n’existait que dans les contes et les mythes, la pensée et l’imaginaire. 23 Nos relations avec le vêtement, certaines fonctions de celui-ci Il faut expliquer pourquoi le vêtement, l’artifice deviennent des notions très importantes et inséparables de cette quête identitaire qu’un artiste peut faire suivre à l’animal délaissé. Afin de comprendre cette finalité de création, il est indispensable d’étudier le vêtement, la parure, leur évolution dans la société et leurs rapports à l’homme. Je m’attarderai davantage à relativiser et à baser mes dires sur l’exemple de notre société moderne, industrielle et urbanisée. En effet, l’extrême variabilité de la forme et de la signification du vêtement d’un peuple à l’autre, les nombreux changements, la mouvance, la pluralité des costumes existants au sein d’une même communauté font de cet objet un sujet tout à fait complexe et sans cesse évolutif. Je ne parlerai donc pas de la forme mais plutôt de ma vision plus ou moins subjective alimentée de certaines réflexions autour du vêtement. La véritable question que je me pose est de savoir quelles sont les choses, les avantages, les significations, les sentiments que le vêtement peut apporter à l’homme. Comment un objet initialement protecteur du corps humain peut-il être devenu un tel carrefour d’idées et de symboles faisant de l’homme ce qu’il est? 24 J’en reviens donc à la notion de protection. Il s’agit sûrement de l’une des seules fonctions utilitaires et pratiques du vêtement hormis les constants progrès d’astuces ergonomiques formelles. Le vêtement, ou du moins la matière textile, est une nécessité. Elle protège l’homme des agressions extérieures et favorise son adaptation dans un milieu naturel. Elle assure une protection contre le climat (vent, pluie…) dans un premier temps puis protège le corps de toutes les activités salissantes (vêtements de travail). Cela paraît être d’une logique implacable. Cependant dire que tout dans le vêtement est fonctionnel devient une absurdité. D’autres considérations relevant de l’esthétique, des convenances, des croyances, des origines sociales, des appartenances à certaines valeurs personnelles, peuvent totalement nous faire oublier le côté purement « fonctionnel » du vêtement. C’est la fonction sémiotique. Le vêtement constitue un véritable langage et communique des informations des plus variées. J’évoquerai les phénomènes qui me paraissent les plus importants. Le vêtement nous informe, dans un premier temps, sur l’état biologique de la personne qui le porte. Il s’agit de nous informer sur son sexe et son âge. La différence des formes, l’évolution des motifs et le choix des couleurs nous renseignent sur l’identité de la personne. Une robe symbolisera la femme, l’enfant sera entouré de couleurs vives et claires, de motifs simples et naïfs. Il ne s’agit finalement que d’appliquer la norme dictée par l’Histoire. Bien que le XXIème siècle admette de plus en plus d’extravagance, une personne qui s’écarterait de ces signes devenus des règles, serait observée, regardée par sa communauté troublée, de quelques manières que ce soit, par ce non-sens, cette originalité. Le vêtement apporte une stabilité, un équilibre de vie perçu par l’entourage. Il qualifie physiquement la personne qui le porte, faisant de lui quelqu’un de « normal » ou quelqu’un de « différent ». Il est une étape prioritaire et fondamentale dans la connaissance de l’autre puisqu’il est la première image visible perçue par son futur interlocuteur. Cette matière textile cachant le corps nu et étant primordiale en matière de pudeur, fait passer la communication, le symbole avant l’instinct. Vivre dénudé ôterait toute différence avec ses congénères, connoterait la non-affirmation d’une identité. La perception du corps de l’autre serait pensée et désirée par instinct à la vue des organes sexuels préalablement si bien cachés. La matière textile épousant volontairement plus ou moins les formes du corps, joue un des rôles principaux dans le processus 25 de séduction et autres caractères grâce aux codes et aux signes qu’elle renvoie. Notre nudité nous renvoie à un état primitif certainement inimaginable aujourd’hui puisqu’elle met davantage en avant notre animalité. Dans un deuxième temps, le vêtement nous informe sur ce qui n’est pas propre à l’individu mais renvoie à sa situation sociale. L’histoire du vêtement est indissociable des enjeux socioculturels. La façon de s’habiller, les marques, les matières portées peuvent suggérer la situation financière des individus. Ce qui sépare les tous premiers réceptacles du corps humain des créations textiles aujourd’hui, c’est la notion de mode. Le vêtement n’est plus uniquement le protecteur du corps ni fonctionnel. Il laisse place à des fonctions immatérielles et symboliques. Le corps n’est plus seulement « habillé d’un vêtement » mais davantage orné d’une parure. Celle-ci est censée mettre en valeur physiquement celui qui la porte et dévoiler une facette de sa personnalité. En portant certaines matières, un individu peut paraître « plus riche » qu’un autre. L’exemple de la fourrure est pour moi un des plus parlant et significatif de l’évolution des mœurs. Historiquement, la fourrure est un des premiers éléments utilisés pour protéger le corps des agressions extérieures. Déjà utilisée pendant la préhistoire, l’homme a vite appris à conserver la peau animale. Elle est donc la représentation de ce que peut être le vêtement primitif par excellence. La fourrure désigne donc le pelage de l’animal vivant puis mort, jusqu’à devenir, elle-même, l’appellation d’un vêtement. Son évolution et sa commercialisation ont fait d’elle, aujourd’hui, un des produits les plus représentatif du luxe. La fourrure est synonyme de richesse, de préciosité et d’un intérêt particulier pour l’esthétique de la mode. Etant issue d’êtres vivants, elle se doit d’être en parfait état, nous informant sur sa provenance et son « âge ». En effet, les vieilles fourrures que nous pouvons chiner ou récupérer en brocante, au même titre que les vieux trophées de chasse, n’ont plus la même signification. Elles nous paraissent tout simplement sales et démodées. Je pense que c’est, finalement, le destin tragique qui attend tout objet issu du vivant dont le cycle post-mortem aurait été interrompu. Effectivement, qui voudrait d’un vieux renard empaillé auquel il manque une oreille et une patte ? C’est ainsi que le produit de luxe n’existe qu’à la condition de répondre à certains critères. La question du luxe est étroitement liée à celle du goût puisque celui-ci est souvent entendu comme un goût d’élites sociales. La fourrure étant un produit cher, elle est réservée à ceux qui ont les moyens économiques de l’acheter. Les produits de luxe alimentent la différenciation sociale. Finalement la parure n’est que le reflet 26 d’une hiérarchisation du beau, des produits, des goûts individuels. Le vêtement témoigne de certaines préférences, d’un jugement de valeurs. Cette hiérarchisation est elle-même soumise aux priorités sociologiques de chacun. Par exemple, certaines personnes apprécieront davantage les produits qu’elles connaissent déjà. Le choix des codes vestimentaires d’un individu à un autre n’est que l’application d’un processus entièrement sociologique. Il faut aussi s’intéresser aux codes vestimentaires qui nous informent sur l’appartenance à un groupe, à une communauté. Le vêtement, la parure sont devenus des sources de revendications. Je parlerai, plus précisément, de l’apparat dont le choix est issu d’une préférence individuelle. Le port obligatoire de certains costumes communautaires, comme par exemple l’uniforme, permet de se faire reconnaître par les autres membres de cette communauté ainsi que les individus extérieurs. Dans ce cas, le vêtement renvoie à une appartenance collective. Cette revendication émane de traditions, de familiarisations, de goûts pour des courants, des façons de penser, des façons d’être. Autrement dit, le choix vestimentaire se fait en fonction des sensibilités de chacun concernant d’autres domaines que le textile. Un des exemples les plus parlants est celui de l’adoration pour certains types de musique. Celle-ci ayant donné lieu à la création de divers codes et modes vestimentaires afin de communiquer à la population ses goûts individuels. La mode punk des années 1970, par exemple, était un renversement de toutes les valeurs et codes vestimentaires du mouvement hippie. Ainsi le punk symboliserait le mode de vie urbain, le pessimisme, la violence représentée par des couleurs « flashy » et des matières synthétiques, tandis que le style hippie ferait référence à la nature, la douceur, la non-violence. Le vêtement est alors source de revendications politiques. A travers ses préférences musicales, littéraires, visuelles ou encore historiques, l’individu se crée une identité. Il a conscience d’appartenir et d’obéir aux règles et aux lois d’une société omniprésente mais ressent un puissant désir de se démarquer, de se libérer. C’est ainsi que la parure, l’accessoire mettent en scène une certaine libération individuelle. Le vêtement, la parure sont des artefacts. Ils jouent sur une ambiguïté sémantique. Dans un premier temps, l’ « artefact » renvoie à l’idée du « faux » ou de l’ « artificiel ». L’adjectif artificiel baigne dans une atmosphère de pessimisme et de négativité. Dans notre esprit, il désigne presque toujours quelque chose de faux, 27 dépourvu d’une certaine qualité qui résiderait dans le « naturel ». Et pourtant, toute action humaine, tout échange culturel, toute intervention de l’homme ne peuvent se détacher de leur part artificielle. L’artifice a pour définition tout ce qui a été produit par l’homme. Autrement dit, il s’agit de toutes les activités obéissant à la culture et s’éloignant du simple cycle biologique animal. L’artifice est ce qui s’oppose à la nature. Malgré cette connotation négative, l’homme est totalement dépendant de l’artifice. Produire de l’artificiel est une activité tout à fait naturelle pour celui-ci. La parure en est un exemple concret. Conçue par les mains de l’homme, elle est destinée à offrir à celui qui le porte un reflet de lui-même, le mettant en valeur, lui apportant beauté et satisfaction. L’artifice est, pour moi, l’ultime frontière qui sépare l’homme de l’animal puisqu’il symbolise culture et connaissance. L’homme produit et consomme sans cesse l’artificiel assimilé à la notion de progrès. L’artifice est dépendant de la nature qui constitue une base physique et chimique (molécules naturelles destinées à la production de matières synthétiques). L’un ne pourrait exister sans l’autre. Dans un second temps, l’ « artefact » renvoie à ce qui a été fait avec art. En effet, il représente une création témoignant de l’intelligence et de la sensibilité dont les hommes sont capables. Il met en exergue leurs pouvoirs de connaissance et de création et place l’homme au-dessus de tout. L’ « artefact », l’artifice, est ce qui nous différencie de tous les autres êtres vivants. Par exemple, un animal ne porte ni parure ni vêtement puisqu’il n’a aucune conscience et connaissance de sa nudité et de ce qu’elle implique. L’ambiguïté se trouve alors dans le cas des animaux de compagnie. Ils sont parfois habillés par leur propriétaire, humanisés par les artefacts qui les couvrent. Ils évoquent une nature perdue ou lointaine. Le cas de l’animal taxidermisé est plus ou moins similaire puisque, par une action artificielle, l’homme tente de lui redonner un aspect naturel et vivant. L’homme ne cesse de représenter la nature, à travers diverses conceptions (photographie, taxidermie, textiles, mobilier…). Peut-être est-ce pour rétablir un certain équilibre avec l’imposante place que prend l’artifice dans notre culture. 28 L’artifice au service de la libération ponctuelle L’apparat est devenu, dans certains cas, un outil permettant la libération de l’esprit. Par l’abolition des codes et des normes, l’homme se transforme et se distancie d’une certaine réalité omniprésente. Tel est le rôle de l’artifice ayant pour fonction de permettre à l’homme un total renversement des genres. Ce type de comportements est souvent assimilé à la notion de fête. La connaissance et la compréhension du temps ont permis à l’homme de ponctuer celui-ci de certains événements périodiques. Afin de sortir de la linéarité du quotidien, l’homme invente la fête et sa fonction de libération ponctuelle. Chaque culture a sa propre manière d’agencer ces périodes découpant le flux du temps social. Quelle que soit la civilisation, par le biais des croyances, de la religion ou bien d’une absence totale de raison, les hommes organisent des cérémonies qui entretiennent et renforcent leur existence. Ces interruptions sont marquées par l’inversion, l’outrance, les renversements parfois facilités par le port de déguisements, de costumes ou de masques. 29 Le carnaval est une fête qui s’étend mondialement et plus précisément là où l’on trouve des traces de culture chrétienne occidentale. Il s’agit d’un moment qui laisse place aux divertissements, à la réjouissance populaire. Le carnaval et la fête, en général, sont des actions collectives qui ne peuvent avoir lieu qu’à cette condition. Un des prémices du carnaval est la Fête des fous, une fête religieuse dédiée à Saint Etienne, diacre et premier martyr de la chrétienté. Pendant trois jours, des cérémonies étaient organisées dans les églises ou les cathédrales mettant en scène leurs occupants habituels. Cependant les rôles étaient totalement inversés. Les enfants de chœur devenaient prêtres ou diacres et élisaient parmi eux un « pape des fous » symboliquement représenté de façon ridicule et burlesque. Les prêtres, quant à eux, se retrouvaient dans de nouveaux habits ne laissant, d’aucune manière faire apparaître leur situation sociale, religieuse. A la manière des Saturnales romaines, où les esclaves pouvaient accéder à une fausse liberté, il y avait une inversion des rôles, un passage de l’ « innocence » à la « folie ». La fête en général laisse place à toutes sortes d’extravagances et notamment à l’outrance, la profusion. La surdose de nourriture et d’alcool est finalement une des conditions d’accès à cette libération. La notion d’interdiction se voit effacée ou du moins oubliée. Le carnaval s’efforce de chasser l’hiver et toutes les connotations négatives qui s’y rapportent. Il prône le refus de la mort et la jouissance de la jeunesse et de la vie. C’est d’ailleurs à ces fins qu’est brûlé le « bonhomme Carnaval », permettant de passer d’un état à un autre. La fête s’amuse à confronter les hommes et les dieux, la vie et la mort, l’artifice et la nature. Elle inverse l’ordre des choses. Aujourd’hui, elle fait office d’une parenthèse quelque peu anarchique dans l’histoire sociale de l’homme. Elle nous délivre des conventions, elle est libératrice et créative. C’est un instant hors du temps où désirs renfloués, fantasmes égarés apparaissent tout naturellement. La fête est synonyme de spontanéité créant une rupture avec nos habitudes. Grâce à son comportement et à l’artifice qui le pare, l’homme acquiert une nouvelle identité qui ne peut exister que face à une conclusion d’appartenance à une communauté. L’existence de ces moments libérateurs serait remise en question si l’homme n’avait pas conscience qu’ils sont limités dans le temps. Cette ponctualité outrancière provoque un choix et une autorisation individuelle qui ferait rompre, durant un court instant, l’homme d’avec sa stabilité quotidienne. Il ne peut accéder pleinement à ce genre d’instants que parce qu’il sait qu’ils représentent une part dérisoire de son temps. 30 Ces instants anarchiques et libérateurs ne pourraient être pleinement vécus sans la présence d’artifices. Les costumes et les masques ont un rôle très important puisqu’ils permettent à l’homme la création d’une nouvelle identité. Ils donnent l’illusion que l’homme appartient à un autre ordre social, naturel ou animal (Mardi gras…). Ils mettent en relation des critères divers comme par exemple les classes sociales, les origines, les âges et les sexes. La notion de travestissement est des plus populaires dans le domaine de la fête et du spectacle. Sans réellement soulever de problèmes éthiques, les hommes deviennent des femmes et inversement. On trouve cette idée de désordre consenti chez les Drag Queens, qui par adoration d’icônes du cinéma ou de la chanson, se transforment en femmes de manières tout à fait impressionnantes. Ces hommes homosexuels, bisexuels ou hétérosexuels n’ont pas véritablement besoin de se retrouver en communauté pour vivre leur passion. Dans ce cas, il s’agit davantage d’un processus relevant d’une volonté personnelle mettant en scène le personnage désiré par le biais du spectacle, de la fête. A travers ce genre de costumes, on retrouve l’idée d’un fantasme assumé. Pour certains, la simple représentation théâtrale est devenue un mode de vie. Ceux qu’Andy Warhol décrivait comme des « radicaux sexuels » sont devenus extrêmement populaires, offrant une activité des plus lucratives. Finalement, toutes ces choses qui font qu’un homme est qualifié d’artificiel ou parfois superficiel comme les bijoux, le maquillage, les perruques, les paillettes, n’ont pour but que d’exprimer la véritable nature de celui-ci. Et même s’il s’agit de les utiliser pour un simple déguisement prônant volontairement le ridicule, elles auront contribué à cette libération ponctuelle profondément nécessaire à l’homme. Le costume, et plus précisément le masque, permet la dissimulation physique et mentale de celui qui le porte. Il amène à la dépersonnalisation, l’oubli ou la mise en parenthèse des usages, des règles et des tabous de la société. Il incite à la transgression de l’ordre préalablement établi. Le masque nous fait devenir un autre. Un autre libéré et extraverti qui ne peut que savourer sa métamorphose. Son expression figée et artificielle offre une certaine distance entre la réalité et la fiction. Serge Gainsbourg a dit : « Le masque tombe, l’homme reste et le héros s’évanouit. » 31 Untitled film #412, Cindy Sherman, série Clowns, photographie couleur, 130,2 x 104,6 mm, 2003. 32 Cette citation illustre l’ascension émotionnelle et l’exaltation que procure le changement d’identité. L’homme masqué est assimilé à l’irréel, au fantastique, au mythe. Le masque procure à l’homme l’anonymat caractérisant son « moi » intérieur de désintéressé. Cet anonymat fait passer le costume avant l’homme puisqu’il retient l’attention de toute la communauté. Autrement dit, il privilégie l’artifice à son créateur. Les masques et les costumes font sans cesse référence, plus ou moins concrètement, à des éléments du quotidien. L’homme peut se fondre dans la peau d’un autre. Il utilise des codes existants et les modifie, les manipule pour créer son enveloppe éphémère. Le but est alors de se rendre particulier, unique au sein de la communauté. Hormis la contemplation personnelle du choix, de la conception ou de l’assemblage de sa parure, la jouissance est dans le regard de l’autre. L’artifice suscite les émotions, les discussions des personnes qui l’entourent. Il fait rire, il fait peur, il interroge. Par son caractère souvent burlesque, il se moque et il est l’objet dont on se moque. Finalement, l’intérêt que l’on porte à l’homme camouflé ne se crée que lorsque ses parures, son reflet, ont été jugés. Il s’agit là d’instants de convivialité, de partage où l’exubérance prime. Dès que le porteur du costume rentre chez lui et se dénude, il redevient l’homme qu’il était, dans toute sa simplicité, et retourne à sa réalité et son quotidien rassurant. On trouve ces thématiques dans certains travaux de Cindy Sherman. A travers une réflexion sur le médium photographique et sur la position de la femme et sa représentation dans la société contemporaine, elle questionne la notion d’identité et ses modes de représentations. Dans la célèbre série Untitled Film Stills, réalisée de 1977 à 1980, l’artiste se glisse dans la peau de différentes femmes entourées par des décors, des vêtements, des postures stéréotypés (étudiante, bourgeoise, femme au foyer…). Très proches des images cinématographiques, ces photographies donnent le sentiment d’une inquiétante familiarité. Ces images nous montrent un effacement total du corps de l’artiste, noyé sous les artefacts et la fiction qu’ils engendrent. On y constate une tension entre réalité et fiction. On retrouve dans certaines de ses créations l’apparition du masque. Bien que précédemment utilisé dans d’autres travaux, il apparaît dans Masks, série photographique réalisée entre 1994 et 1996. L’artiste semble ne plus vouloir apparaître véritablement elle-même dans ses productions. L’idée d’un personnage non-identifiable due aux travestissements, aux artifices, aux sentiments d’un être figé, inanimé font du masque le sujet principal de l’image. L’artiste le représente généralement de façon grotesque et en gros plan 33 Autoportrait, Claude Cahun, Photographie, 1929 34 afin de perturber le spectateur envahi par l’étrangeté de l’ensemble. Ces masques sont manipulés, déformés à outrance. L’impression que donne la matière nous fait hésiter entre vivant et synthétique. Nous n’avons plus véritablement le sentiment que le masque peut se dissocier facilement du visage. Il apparaît comme une seconde peau devenant une entité complètement dépendante de l’être vivant caché. C’est la dimension carnavalesque que j’apprécie particulièrement chez Cindy Sherman. Les représentations excessives, burlesques, artificielles et ambiguës ont un caractère très fort et ne cessent d’éveiller mon intérêt. Je pourrais citer encore beaucoup d’artistes qui ont travaillé sur la notion d’identité. Pour la plupart, il s’agit d’un processus autobiographique. Claude Cahun se met en scène dans des photographies où elle exprime l’ambiguïté sexuelle. Ses créations témoignent d’une personnalité profondément libertaire en marge des conventions dominantes (sexuelles, sociales…) à une époque où les mœurs se voient bouleversées. L’artiste s’inscrit dans le mouvement surréaliste dépassé par une quête d’un mythe personnel. A travers la métamorphose, le déguisement, les jeux de miroirs, elle joue avec les notions de fascination et de répulsion. Dans ces Autoportraits de 1927 à 1929, l’artiste affirme son goût pour le théâtre et la mise en scène. Claude Cahun va au-delà de son statut de femme et se définit comme appartenant à un « troisième genre », à la frontière de l’homosexualité, de l’androgynie… D’une autre manière, les artistes du Body Art sont amenés à incorporer, mélanger, fusionner l’artefact directement avec le corps. Celui-ci devient sculpture. L’idée d’un moment unique et éphémère est donc remise en question. Dans ce cas, l’artifice est mis au service d’une réflexion sur le corps. Il contribue davantage à la recherche d’une « mythologie personnelle » qui puise aux origines des pulsions et des interrogations existentielles. Javier Perez est un artiste tout à fait représentatif de ce type de démarche. Ses préoccupations tournent autour de l’apparence et du regard de l’autre. Les rapports entre le masque et le corps, la fragilité et la violence, le beau et le laid nous rappellent les différentes confrontations présentes lors des fêtes où l’homme s’évade. L’artiste est ouvert à toutes métamorphoses. L’être humain et la nature se transforment et se confrontent sous des formes poétiques et sensibles. Il manipule également le rapport entre l’homme et l’animal en utilisant des matières qui ont un cycle de vie, provenant de la nature. Dans son œuvre Capilares II, réalisée entre 2002 et 2005, Javier Perez 35 Desaparecer Dentro, Javier Perez, installation, 1995-2005 36 utilise du crin de cheval blanc teinté en rouge. Il utilise également de la résine et de la laine dans la sculpture Desaparecer Dentro, produite de 1995 à 2005. En somme, que ce soit dans l’accentuation, la conscience ou bien le déni des codes ancrés dans l’apparat, l’artefact, l’artiste ne cessera d’en discuter, de les manipuler puisqu’ils sont le reflet de l’homme et du monde qui l’entoure. 37 L’installation et la mise en scène Aborder des réflexions sur la fête, les artefacts et les animaux m’a naturellement conduite à m’intéresser à l’aspect scénique qu’ils suggèrent. Par le biais de l’installation, l’on peut exprimer de façon significative la pluralité des sens qu’ils évoquent. Le caractère indéfini de l’installation offre à celle-ci une forme particulière et une grande liberté. Elle s’impose comme étant une forme d’art actuelle majeure des plus intéressantes. Ce médium permet l’hybridation et la juxtaposition de toutes sortes de matériaux et de techniques (peinture, sculpture, photographie…). Les mises en scène sont propices aux jeux d’espace et aux expériences collectives. Le caractère ludique de l’installation est l’un des facteurs de son succès. Elle représente un espace où l’expérience du spectateur répond à celle de l’artiste. Anne-Marie Duguet développe cette idée à travers la notion de dispositif dans son livre Déjouer l’image (2002). Bien qu’il soit axé sur l’image numérique et les nouvelles technologies, cet ouvrage reste, pour moi, une référence pour réfléchir à ces dimensions. 38 Je pense que c’est, notamment, la souplesse de l’installation qui a incité de nombreux artistes à l’utiliser. En effet, la liberté d’agencement des différents éléments, les diverses modalités de diffusions offrent de nombreuses configurations. L’installation est véritablement un moyen privilégié permettant l’accès à cette réflexion. Elle apporte une « fiction » dans un espace réel. Les objets sont mis en relation avec l’espace qui l’entoure et les corps des visiteurs. L’architecture va donc organiser la perception de l’œuvre puisqu’elle structure le regard du spectateur. Les différents objets qui composent l’installation se répondent et s’articulent, mettant en scène les questionnements de l’artiste. Le visiteur n’est plus statique devant une œuvre fixée contre un mur. Il peut appréhender l’œuvre dans son ensemble, puis la découvrir petit à petit, déambulant autour d’elle, allant jusqu’à interagir avec elle. Le théâtre rentre alors en jeu. Il est la passerelle entre l’œuvre et le spectateur. Le théâtre impose forcément la présence d’un public, celui-ci impliquant une relation avec l’œuvre. Il devient une propriété fondamentale de l’installation. Lorsque le visiteur entre dans l’espace artistique il aperçoit et reconnaît des éléments qui lui sont familiers, non pas sous la forme d’images mais bel et bien présents dans leur simple réalité. Le spectateur peut y trouver des matières, des objets qui lui rappellent son quotidien (vaisselle, meubles, représentations animales…). L’installation met en scène divers éléments issus de la mémoire collective. L’intimité entre l’œuvre et celui qui la regarde se crée. Celui-ci fixe davantage son attention sur la mise en situation des objets présents puisqu’il les connait déjà. A la manière dont le public rentrera dans le jeu de l’acteur, le spectateur d’une installation examinera la mise en espace et les différents rapports entre les éléments présents dans la mise en scène artistique. L’installation implique l’œuvre dans un véritable système relationnel puisque les visiteurs ont davantage conscience d’exister au sein de l’espace artistique. Ce mode de représentation laisse place à une infinité d’interprétations menant à l’idée d’œuvre ouverte. Le public est généralement sensible à ce genre de composition puisqu’elle présente des œuvres souvent de taille très importante, impressionnant physiquement le spectateur et l’encourageant à l’explorer et à la comprendre. L’artiste agence, positionne les objets entrant en résonance, à la manière d’un narrateur qui raconterait une histoire. 39 Shopping Bags, Sylvie Fleury, installation, 1991 40 Nous retrouvons ces différents principes dans les réalisations de l’artiste suisse Sylvie Fleury. Celle-ci utilise des objets symboliques de forte valeur sémantique et esthétique qui relèvent d’un attachement sentimental. Dans l’installation Shopping Bags, réalisée en 1991, elle met en scène des emballages de produits de luxe pour parler de la superficialité de notre société. Ces emballages sont groupés, juxtaposés aléatoirement sur le sol. Sylvie Fleury nous parle d’un univers de consommation grâce aux artefacts qu’elle sculpte et agence. On trouve dans son travail un goût affirmé pour les vêtements et la cosmétique, connoté par sa palette de couleur. « Recontextualiser quelque chose de très superficiel lui donne une nouvelle profondeur. » A travers cette citation, Sylvie Fleury met en avant le plaisir de la consommation. L’artiste ne dénonce pas mais assume pleinement le plaisir qui émane de l’action (shopping) ou de l’objet superficiel. Ainsi l’œuvre d’art devient une passerelle leur donnant une autre dimension. J’attache également une grande importance à la perception esthétique d’une installation. Au-delà du parcours relationnel et conceptuel que l’œuvre impose au public, celle-ci provoque des réactions quant à sa conception physique qui sera perçue en premier par le spectateur. L’installation provoque de premiers sentiments et le transporte dans un univers conçu et décidé par l’artiste. Le spectateur peut osciller entre le beau et le laid, l’étrange et la peur, le fantastique et le merveilleux. Il est absorbé par l’espace et par la mise en scène choisis par l’artiste. Le merveilleux est, pour moi, un des modes de perception les plus intéressants. J’aime ressentir comme une sensation de magie dans l’œuvre, quelque chose qui fascine. Les objets, les personnages présents dans l’installation appartiennent à un monde artificiel figé et sont redéfinis par la mise en scène et la fonction que l’artiste lui apporte. Le merveilleux évoque les mythes et légendes, la fable et le conte. Il peut renvoyer à une esthétique naïve (monde de l’enfance, idéalisation plastique et sémantique) bien qu’il fasse référence à un monde irréel et surnaturel. L’incompréhension de certaines manipulations de l’artiste peut déclencher un malaise chez le spectateur et le faire basculer dans un univers étrange et fantastique. Celui-ci passe de la réalité à la fiction, il s’éloigne du cours ordinaire des choses. Le merveilleux suggère également une réaction affective et intéressée par l’émerveillement et le mystère 41 Wu Zei, Huang Yong Ping, installation, 2010 42 qui émane de l’œuvre. Il n’a pas besoin de justifier sa vraisemblance. De nombreux artistes jouent sur la transfiguration du réel afin de parler de questions actuelles et concrètes. On retiendra bien sûr l’intérêt des surréalistes pour le merveilleux. Meret Oppenheim altère notre perception d’une tasse de thé dans son Déjeuner en fourrure (1936). Elle accorde une place des plus importantes à la manipulation de l’objet, au hasard, à l’inconscient, et au rêve. L’artiste transforme des objets en modifiant une ou plusieurs de leurs caractéristiques (taille, couleur, matériau…). Les résultats sont étranges et poétiques. L’artiste joue sur la signification et le sens caché des objets, des images et des mots. La tasse de son Déjeuner en Fourrure est devenue inutilisable. Elle fait naître notre curiosité quant au matériau utilisé déclenchant des associations d’idées (luxe, féminité, nid…). L’artiste ne cesse d’utiliser des éléments, des symboles qui se rapportent à la nature (fourrure, viande, animaux vivants…). La même année, Meret Oppenheim réalise Ma Gouvernante, My Nurse, Mein Kindermadchen représentant un poulet rôti avec une paire de chaussures, des manchons en papier et un plateau d’argent. L’artiste confronte de diverses manières l’animal ou son image à des artefacts représentant l’homme. Elle réinvente de nouveaux statuts pour l’objet quotidien devenu œuvre d’art. Afin d’illustrer ces différents principes dans l’installation, je choisirai l’exemple d’une production de l’artiste chinois Huang Yong Ping. Pour le salon d’honneur du musée océanographique de Monaco en 2010, l’artiste créa in-situ une installation monumentale intitulée Wu Zei. Il s’agit d’une mise en scène aux techniques mixtes (structure en métal, papier, tissu, silicone, peinture, animaux naturalisés…) représentant un poulpe géant. L’artiste s’empare des mythes et légendes, des formes de l’Orient et de l’Occident (mythe de la caverne, Arche de Noé…), les manipule afin de construire ses propres fables. Ses œuvres sont une remise en cause politique de nos évidences et de nos certitudes. La pieuvre est vue comme un animal hybride de vingt-cinq mètres d’envergure, suspendue au plafond de l’espace d’exposition. L’œuvre s’adapte à l’espace et le prend sous son contrôle. Certains tentacules s’enroulent autour des colonnes, d’autres aspirent, par leurs extrémités, les objets et animaux placés sur le sol. La sensation de merveilleux, tendant vers le fantastique, réside dans l’absurdité et le gigantisme de la scène. Le regardeur entre dans un univers qui dépasse son entendement et éveille ses références théologiques et littéraires. Dans ses installations, Huang Yong Ping privilégie la réflexion sur l’homme et ses mœurs, ses travers et ses perversions. 43 I like America and America likes me, Joseph Beuys, performance, 1974 44 L’artiste assume une attitude critique à l’égard des perceptions conventionnelles de la culture par le biais de l’esthétique de l’étrange et du non-réel. Ce type d’investigations, dans ses caractères relationnel et interactif, peut dériver vers la performance. L’œuvre inclut le mouvement en renforçant les relations entre le corps, l’espace et le temps. Les dimensions spectaculaires, théâtrales et éphémères sont privilégiées. A la manière dont un carnaval a besoin de son défilé, l’œuvre performative amène le corps de l’artiste à une action comportementale spontanée faisant l’objet d’une expérience lors d’un instant ponctuel. La performance emprunte généralement des éléments du langage du théâtre, bien qu’elle s’y oppose à plusieurs points de vue. En effet, la construction temporelle théâtrale est purement fictionnelle tandis que la performance adopte un espace-temps in situ. Celle-ci est propre à tous processus de création d’œuvres d’art spectaculaires ou non. Elle ne nécessite plus réellement la présence de l’objet réel puisque le jeu de l’artiste compense et annonce une remise en cause de l’œuvre d’art en tant que marchandise. Lors de l’action I like America and America like Me, en 1974, réalisée dans une galerie d’art à New York, Joseph Beuys renverse le monde matérialiste en faisant cohabiter l’homme qu’il est, symbole de culture, avec un coyote symbolisant la nature. Protégé d’une simple cape de feutre et une canne, l’artiste réduit le fossé qui sépare la grande ville moderne de l’état naturel et primitif. L’artiste partage matière et territoire avec l’animal, il est à la recherche d’énergies enfouies, de fables oubliées. Le spectateur d’une performance ne s’attache plus réellement à l’importance de son esthétique. Il écoute et regarde, captant les énergies que l’artiste renvoie par ses faits et gestes. Certaines performances d’Olivier de Sagazan m’intéressent également. L’artiste manipule et déforme totalement les normes corporelles de l’humain. Le corps de l’artiste est sans cesse redéfini par l’empattement, l’engluement dans la matière. Il en est prisonnier, noyé sous un masque de terre et de plâtre. De façon bouleversante et souvent perturbante, l’artiste évoque notre difficulté d’être, d’exister. Ces performances renvoient à la pratique du rituel. Celui-ci vise à redonner au corps « mort » une place dans le monde vivant par le biais de la matière et du masque qui deviennent des artefacts imitant la vie. La performance devient alors un moyen de prendre, ou de reprendre conscience de son corps. Celui-ci se métamorphose et nous interroge sur sa nature humaine. Bien que l’univers général 45 Transfiguration, Olivier de Sagazan, image extraite de la performance, 2012 46 de l’artiste simule un monde morbide, les mouvements violents, les différentes postures de l’artiste (les positions assises, à genoux nous donnent l’impression que l’artiste est enraciné dans le sol) expriment tout ce qu’il y a de plus vivant. L’émotion du spectateur est à son apogée. L’artiste ne cesse de confronter ses actes à l’existence de son propre corps et son statut. 47 Les relations que nous entretenons avec l’animal sont complexes. Elles s’articulent autour de différents principes sociaux et culturels changeant au fil des ans. Elles sont au cœur de l’évolution de nos mœurs et de notre propre ascension identitaire faisant de nous des hommes. Ceux-ci, recherchant, en quelque sorte, une liberté qui contredit le système qui les entoure, ne cessent d’inventer ou de réinventer divers moyens de rendre leur existence singulière. Nous ponctuons notre temps d’évènements libérateurs, propices à l’extravagance et à l’outrance. Nous nous recouvrons et nous entourons d’artefacts chargés de sens aidant à la construction de notre identité et à la diffusion de nos convictions et de nos valeurs. Mon interrogation sur la nature humaine est, bien sûr, amenée à évoluer. Nos habitudes et nos façons de voir les choses changent. Elles s’adaptent à notre environnement et aux individus qui nous entourent. Nous aimons observer et comprendre notre entourage. Notre besoin de contrôle et notre soif d’apprendre sont devenus des outils nous éloignant de plus en plus de notre état animal. Nous sommes des dominants. Nous créons, 48 nous nous approprions le monde. Mes recherches artistiques ont pour but de trouver un compromis entre notre statut actuel et celui de l’animal blessé par notre prétention, par notre désir de toute puissance. Je cherche à lui donner une nouvelle place, une nouvelle identité au sein de l’univers artificiel et spectaculaire qui est le nôtre. Il peut être regardé, admiré voire jalousé en s’apparentant à un objet d’art, émanant de la connaissance et de la curiosité de son créateur. Les mises en scène qui le subliment rappellent à celui qui le regarde des éléments qui lui sont familiers. L’animal a le premier rôle. Il interagit avec son spectateur, donnant à réfléchir sur la condition humaine et le rapport à la nature. Jusqu’à maintenant, mes créations sont issues de diverses juxtapositions entre les nombreux éléments qui symbolisent, pour moi, l’artifice et la nature. Le caractère parfois « fantastique » de mes mises en scène ou de mes installations me pousse à croire qu’un travail de recherches sur la métamorphose est à venir. L’hybridation des matériaux, la fusion des éléments humains et animaux serait une continuité intéressante. A l’image d’une « mythologie personnelle », l’animal et l’artefact pourraient de plus en plus s’éloigner de la réalité. A l’heure actuelle, je n’ai étudié qu’une petite partie des mœurs qui m’intéressent. Cette réflexion sur une certaine relation entre l’homme et l’animal, ainsi que nos ascensions identitaires, est sans fin. Cela me réjouit lorsque je pense aux conséquences que cela peut avoir sur les réalisations des nombreux artistes s’intéressant au sujet mais également sur les miennes. La pratique de la mise scène par le biais de l’installation constitue, pour moi, un moyen d’expression confortable. Parfois, il me semble que je pourrais pousser davantage l’importance que j’accorde à la relation entre la création et le spectateur. Cela en ajoutant le mouvement. Peut-être pourrais-je faire, dans un avenir prochain, l’expérience de la performance afin de donner une autre dimension, plus spectaculaire, à mes recherches. Finalement, tout ceci n’est que le compte rendu de ma curiosité. Je ne suis pas plus différente que les autres individus qui m’entourent. Je prends note et j’expose, j’observe et raconte. Je suis parfois émue, parfois déçue. Je décortique ce qui passe inaperçu, autrement dit ce dont nous n’avons pas réellement conscience : nos envies de liberté, nos besoins de reconnaissance, notre appréhension du monde, notre quête du futur. 49 50 Bibliographie Essais: .AA.VV, Mode de recherche n°2, Centre de recherche Institut Français de la Mode, Paris, juin 2004. .Anne-Marie Duguet, Déjouer l’image : créations électroniques et numériques, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2002. .Jean de La Fontaine, Fables, Paris, Garnier Frères, 1962. .Jean-Baptiste Jeanjène Vilmer, L’ethique animale, Paris, PUF, 2011. .Ezio Manzini, Artefacts, Centre Georges Pompidou, Paris, 1992. .Histoire des mœurs, Jean Poirier (dir.), Encyclopédie de la Pléiade, tome I, Paris, Gallimard, 1990. Catalogues d’exposition: .Cindy Sherman, Catalogue d’exposition du Jeu de Paume, Paris, Flammarion, 2006. .Claude Cahun, Catalogue d’exposition du Jeu de Paume, Paris, Hazan, 2011. .Joseph Beuys, Catalogue d’exposition au Centre George Pompidou, Paris, Centre George Pompidou, 1994. .Si loin, si proche... Bêtes et hommes au chateau d’Avignon, Agnes Barraud (dir.), Silvana Editoriale, Milan, 2011. 51 52 Webographie .Huang Yong Ping: - http://www.oceano.mc/fr/actualites/expositions/wu-zei/1/ .Javier Perez: - http://www.frachautenormandie.org/images/expo/dp/DPJavierPerez%20frac%20hautenormandie.pdf - http://pedagogie.ac-montpellier.fr/Disciplines/arts/arts_plastiques/carredart/perez.htm .La fête des fous: - http://fr.wikipedia.org/wiki/F%C3%AAte_des_Fous .La symbolique du masque: - http://www.hermanubis.com.br/artigos/FR/ARFRLeSymbolismeduMasque.htm .Meret Oppenheim: - http://www.moreeuw.com/histoire-art/meret-oppenheim.htm - http://ww2.ac-poitiers.fr/ia79-pedagogie/IMG/pdf/oppenheim.pdf .Olivier de Sagazan: - http://nefdesfous.free.fr/ .Sylvie Fleury: - http://fr.wikipedia.org/wiki/Sylvie_Fleury - http://largeur.com/?p=1851 .Thomas Grünfeld: - http://elogedelart.canalblog.com/archives/2010/04/23/17670766.html .Utilitarisme anglais: - http://etudes-benthamiennes.revues.org/169 - http://fr.wikipedia.org/wiki/Utilitarisme .Wim Delvoye: - http://www.wimdelvoye.be/ - http://art-flux.univ-paris1.fr/spip.php?article130 - http://noirbazar.forum-actif.info/t857-wim-delvoye 53 54 Merci infiniment à Alice Laguarda et Mathilde An. 55