texte intégral - Fondation Maison des sciences de l`homme
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GÉOGRAPHIES MUTANTES LE NORDESTE DU BRÉSIL DANS LES CIRCUITS MONDIAUX DE TOURISME SEXUEL Adriana PISCITELLI* Brazil They have a wide variety of physical and racial characteristics : black, white and everything in between. While Brazilian women have a reputation for being great lovers, their reputation as wives is not so great. Many men claim Brazilians are the best lovers in the world1 (Wilson, 1998). Dans la production socio–anthropologique, le tourisme sexuel est considéré comme une expression des inégalités qui imprègnent le « nouvel ordre global », dont la caractéristique essentielle, selon Arjun Appadurai (1996), est une augmentation de la mobilité (déplacements de masses de touristes, immigrants, réfugiés, exilés, travailleurs) qui affecte la politique des et entre les nations d’une manière jamais vue de par le passé et qui, venant s’ajouter aux effets des médias électroniques, crée une nouvelle forme d’instabilité dans la production des subjectivités modernes. Dans ce contexte, le tourisme sexuel est considéré comme un terrain privilégié pour la réflexion sur la manière dont les significations et attitudes associées à la sexualité expriment des changements plus amples, l’idée étant que, quand ils sont introduits au sein du capitalisme mondial au travers de la publicité, des médias et des énormes flux de capitaux et de personnes, les gens sont affectés par une culture de consommation universalisée. Dans ce processus, la sexualité deviendrait le terrain de disputes liées à l’impact du capital et des idées en circulation (Altmann, 2001). Anthropologue, chercheur et Coordinatrice du Noyau d’Études de Genre/PAGU, de l’UNICAMP. Elle a réalisé des recherches et publié des textes sur le genre, la parenté, la mémoire, la sexualité, les médias et la théorie féministe. En ce moment, avec l’appui du CNPq et de la Fondation Guggenheim, elle mène des études sur les images du Brésil véhiculées sur les sites Web destinés aux touristes sexuels et sur les expériences de brésiliennes qui ont migré en Europe pour accompagner des touristes sexuels. * Brésil : Elles ont une grande variété de caractéristiques physiques et raciales : noires, blanches et tous les tons intermédiaires. Si les Brésiliennes sont réputées pour être d’excellentes partenaires sexuelles, leur réputation d’épouses n’est pas des meilleures… Beaucoup d’hommes affirment que les Brésiliennes sont les meilleures maîtresses du monde (NdT). 1 Cahiers du Brésil Contemporain, 2004, n° 55/56, p. 107-140 108 Adriana PISCITELLI Ces discussions, qui sont bien loin d’ignorer les distinctions de genre, s’accordent pour considérer que le tourisme sexuel octroie une visibilité aux relations entre Nord et Sud, entre privilèges et oppressions, mettant en évidence le rôle de la suprématie masculine (Seabruck, 2001 ; Skrobanek, 2001). À mes yeux, néanmoins, le tourisme sexuel présente des aspects intrigants en ce qui concerne l’articulation entre genre et sexualité, surtout si l’on tient compte des altérations de sa géographie. Des études réalisées dans différentes parties du monde révèlent que la notion ample de suprématie masculine englobe une diversité de types de masculinité incarnés par une diversité équivalente de touristes sexuels (hétérosexuels et homosexuels) (Seabruck, 2001 ; Cohen, 1986 ; O’Connell Davidson, 1996 ; Kempadoo, 1999). Par ailleurs, les sites Internet pour voyageurs hétérosexuels à la recherche de sexe montrent clairement que les différents pays qu’ils mentionnent ne sont pas liés à des caractérisations homogènes en termes de sexualité ni de féminité. Ces espaces virtuels, fort intéressants sous divers aspects, révèlent que tous les pays pauvres considérés comme attrayants en termes touristiques ne sont pas recherchés par les voyageurs à la recherche de sexe (Piscitelli, 2003b). Les destinations privilégiées par les touristes sexuels sont définies non seulement en fonction des possibilités de sexe à bon marché, mais également par des constructions de genre et de styles de sensualité associés à certaines régions et à certaines nations. Et leur valorisation s’altère au cours du temps. Dans les circuits de tourisme sexuel mondiaux, certains endroits qui, depuis des décennies étaient privilégiés par les voyageurs à la recherche de sexe (Thaïlande ou Philippines), perdent continuellement de leur valeur sur le marché transnational du sexe. Parallèlement, de nouvelles régions, comme le Nordeste du Brésil, deviennent des destinations favorites (Piscitelli, 2003a). Dans ce contexte de glissement des préférences, de diversité et, en même temps, de spécificités attribuées à des régions et pays, il convient de se demander quelle est l’influence des relations entre types de masculinité, de féminité et de sexualité sur ce processus de mutation de la géographie du tourisme sexuel international. Dans ce texte je cherche à offrir des éléments pour répondre à cette question, à partir d’une étude sur la manière dont le Nordeste du Brésil est venu s’inscrire dans l’expansion de ces circuits. Mon argument central est que, bien que des facteurs économiques soient intimement liés au développement du tourisme sexuel, les aspects politiques et culturels, traversés par des questions de genre, sont fondamentaux pour comprendre les altérations de ces circuits mondiaux. Et, quand je parle de genre, je ne fais pas seulement référence à l’appréhension des notions de féminité qui, associées à certaines conceptions de la sexualité, orientent la sélection des itinéraires suivis par ces visiteurs. J’examine également les constructions de masculinité qui, Géographie mutantes 109 alliés à ces contacts transnationaux, participent à la valorisation de ces touristes, et ont également un impact sur l’acceptation de ces voyageurs par ceux et celles avec qui ils établissent des relations. Je développe cet argument à partir des conceptualisations des étrangers à la recherche de sexe et de celles des « femmes locales » qui entrent en rapport avec eux, dans le cadre d’une modalité de tourisme sexuel qui prend place à Fortaleza, dans le Nordeste du Brésil1, et que certains habitants de l’état du Ceará dénomment « tourisme sexuel des classes moyennes », impliquant des visiteurs de différents pays et des femmes des classes populaires et « moyennes basses », originaires du Ceará et d’autres États du Nordeste du Brésil, modalité qui est liée au projet d’ascension sociale d’une partie de la population locale et à la migration concrète de quelques femmes. Dans les première et deuxième parties de ce texte, je discute la manière dont le tourisme sexuel est défini dans les discussions sur cette problématique et je présente les caractéristiques de mon univers de recherche. Gardant les conceptualisations autochtones et allogènes de ces voyages à l’esprit, j’examine les corrélations entre genre, nationalité, classe et couleur présentes dans ce contexte à la lumière des perspectives cherchant à comprendre l’imbrication des genres et d’autres marques de différence (Moore, 1994 ; Stolcke, 1993 ; Haraway, 1991 ; Strathern, 1980/1988). Finalement, je reprends mes questions initiales pour penser le rôle de ces corrélations dans l’inclusion du Nordeste du Brésil dans les circuits de tourisme sexuel mondiaux. CONCEPTUALISATION DU TOURISME SEXUEL L’intensification du tourisme, liée à l’arrivée de vols internationaux directs à partir du début des années 1990, ayant rendu la prostitution orientée vers les visiteurs internationaux du Nordeste du Brésil plus visible, la conclusion en a été que cette région avait été intégrée dans le circuit mondial du tourisme sexuel (Piscitelli, 1996). Mais, si le Brésil fait partie des pays d’Amérique latine, des Antilles et d’Afrique promus comme nouvelles destinations de touristes Considérée comme un pôle industriel et touristique, cette ville fait partie de celles qui croissent le plus dans le Nordeste, même si elle représente également une des régions métropolitaines les plus pauvres du pays. Le tourisme, dont la croissance s’est intensifiée de manière accélérée à partir des années 1980, est vu comme responsable de l’élévation du PIB d’environ 5% et comme la source d’emplois qui se développe le plus dans l’état de Ceará. (Governo Do Estado Do Ceará. Secretaria De Turismo, s/d, Coriolano, 1998, p. 88). 1 110 Adriana PISCITELLI sexuels dans les années 1980 et 1990, l’Asie du Sud–est était un espace privilégié pour ce type de tourisme dès les années 1950 (Mullings,1999). Les efforts pour comprendre cette problématique ont produit un corpus de connaissances stimulant qui présente une pluralité d’approches. Une partie importante de ces études a pour référence le travail pionnier de Truong (1990), qui identifie le tourisme sexuel aux relations entre hommes de pays riches et femmes autochtones de nations pauvres et à la prostitution et le considère comme le résultat d’une série de relations sociales inégales, incluant les relations entre Nord et Sud, capital et travail, production et reproduction, hommes et femmes. Cette conception du tourisme sexuel est courante dans la bibliographie sur ce thème, où celui–ci est généralement lié à des voyages organisés, toujours du « centre » vers la « périphérie », destinés à un public masculin entre 35 et 50 ans, (Leheny, 1995 ; Richter, 1994 ; Pettman, 1997 ; Chame, 1998 ; Carpazoo, 1994 ; Dias Filho, 1998). Cependant, au fil des années 1990, plusieurs études ont élargi ce champ de discussions, en attirant l’attention sur l’extrême diversité présentée par l’univers de ce qui est considéré comme tourisme sexuel, diversité qui s’exprime par l’existence de différentes modalités (Mullings, 1999 ; Hall, 1994) ; par les distinctions significatives entre touristes hommes (O’Connell Davidson, 1996, 2000 ; Seabruck, 1996) et touristes femmes (du Cros et du Cros, 2003 ; Sanchez Taylor, 2000 ; O’Connell Davidson et Sanchez Taylor, 1999 ; Oppermann, 1999 ; Phillips, 1999 ; Dahles et Bras, 1999 ; Pruitt et LaFont, 1995 ; Meisch, 1995 ;) ; et par un ample éventail de relations établies entre étrangères et étrangers et hommes et femmes autochtones, impliquant aussi bien des contacts multiples, anonymes et immédiatement rémunérés, que des liaisons durables et imprégnées d’émotions romantiques qui, bien qu’elles n’excluent pas l’intérêt économique, ne comprennent aucun paiement monétaire direct (Cohen, 2003 ; Ryan, 2000). Les analyses considérant cet éventail de différences remettent en cause plusieurs suppositions généralisantes sur le tourisme sexuel. L’idée reçue qui veut que le tourisme sexuel mette en jeu des hommes du premier monde, généralement vieux, qui voyagent vers des pays en développement à la recherche de plaisirs sexuels dont ils ne disposent pas, tout au moins pour le même prix, dans leurs propres pays est remise en cause par d’autres modalités, dans divers pays d’Afrique et des Antilles, où les femmes du premier monde à la recherche de sexe sont plus nombreuses que les hommes. En outre, la présence massive de touristes sexuels voyageant dans plusieurs parties du monde de manière isolée et autonome (Kempadoo, 1999) conteste la supposition de ce que le tourisme sexuel met essentiellement en jeu des voyages organisés. Plus encore, ces recherches s’éloignent de l’idée de prostitution comme services sexuels rémunérés, Géographie mutantes 111 sans distinction, et émotionnellement neutres, pour s’intéresser à l’ensemble des relations surgissant des rencontres sexuelles entre touristes et autochtones. Ainsi l’association linéaire, courante dans les études sur ce thème, entre tourisme sexuel et prostitution est–elle contestée par des approches qui considèrent le tourisme sexuel à la manière d’un continuum, l’idée étant que le tourisme sexuel, qui comprend les relations sexuelles avec un ample éventail de femmes (et d’hommes), y compris celles et ceux qui se livrent à la prostitution, peut ou non mettre en jeu un échange monétaire direct. Dans cette ligne de pensée, qui est la mienne, bien que le tourisme sexuel soit considéré comme un tourisme orienté vers la recherche de sexe, certaines de ses modalités pourraient être considérées comme faisant partie de la prostitution mais d’autres non (Opperman, 1999 ; Ryan, 2000). Dans ce texte, j’examine les aspects présents dans l’intégration du Nordeste du Brésil dans le circuit international de tourisme sexuel à partir d’approches qui élargissent la conceptualisation du tourisme sexuel. Je pense à des conceptions évoquées par le « tourisme sexuel de classe moyenne », à Fortaleza1, et je considère comme touristes sexuels (internationaux) toutes et tous les étrangers qui voyagent à la recherche de sexe. LA « PROSTITUTION CHIC » DE LA PLAGE D’IRACEMA Ces réflexions se basent sur les résultats d’une recherche qualitative, développée dans le cadre d’une approche anthropologique et dont les données, recueillies lors d’un travail de terrain réalisé pendant 8 mois, entre octobre 1999 et août 2002, ont été obtenues au travers d’observations, d’entrevues en profondeur et de différents types d’autres sources. Une partie importante du travail de terrain a consisté à accompagner la circulation de touristes internationaux et de femmes autochtones au long des circuits associés à ce style de tourisme sexuel. Ceux–ci incluent des bars, des boîtes, des forrós2, des hôtels, des kiosques de plage, certaines parties de la promenade du bord de mer, la plage d’Iracema, l’Avenue Beira–Mar et la Considérée comme un pôle industriel et touristique, cette ville fait partie de celles qui croissent le plus dans le Nordeste, même si elle représente également une des régions métropolitaines les plus pauvres du pays. Le tourisme, dont la croissance s’est intensifiée de manière accélérée à partir des années 1980, est vu comme responsable de l’élévation du PIB d’environ 5% et comme la source d’emplois qui se développe le plus dans l’état de Ceará. (Governo do Estado do Ceará. Secretaria de Turismo, s/d, Coriolano, 1998, p. 88). 1 2 Bals populaires ou boîtes où les gens dansent au son du « forró », musique typique du Nordeste au rythme relativement rapide, qui se danse à deux 112 Adriana PISCITELLI plage du Futuro, autant d’espaces touristiques où se côtoient des visiteurs étrangers et brésiliens, des personnes des classes moyennes locales et des jeunes femmes des classes plus 1 basses, dont quelques–unes réalisent des « programmes » . Dans ces circuits, j’ai centré mon observation sur les modalités d’approche, de drague et d’interactions établies entre eux et elles. Aux informations engendrées par ces observations sont venues s’ajouter celles obtenues dans nos divers entretiens : avec des femmes qui maintiennent des relations amoureuses/sexuelles avec des étrangers ; avec des touristes de diverses nationalités à la recherche de sexe ; et avec des étrangers qui, fascinés par leur expérience de touristes, se sont établis dans la ville. J’ai également réalisé des entretiens avec plusieurs agents impliqués dans le tourisme international et/ou la prostitution2. En outre, j’ai obtenu des données secondaires d’organismes du gouvernement, d’institutions éducatives du Ceará et d’ONG. Ces sources m’ont permis de situer cette recherche dans un contexte d’informations qui relativise l’intensité du flux de touristes internationaux dans la ville3 et le poids absolu qu’on leur attribuait, par le passé, dans l’émergence de la prostitution infantile à Fortaleza4. Quand ils parlent de « tourisme sexuel de classe moyenne » ou encore de la « prostitution chic de la plage d’Iracema », les habitants du Ceará distinguent certaines modalités de prostitution 1 Le terme « filles de programme » (garotas de programa, plus ou moins l’équivalent de « escort–girl » en « français »), qui, selon Gaspar (1985), désigne aussi bien des femmes dont la conduite sexuelle est réprouvée que des prostituées, est utilisé, à Fortaleza, en référence à des femmes et adolescentes de différentes classes sociales en situation de prostitution. Ce texte a été élaboré sur la base d’informations fournies par 24 étrangers, 25 femmes qui « sortent » avec des étrangers et 12 agents liés au tourisme international et/ou à la prostitution, dans la ville. La recherche inclut également des entrevues avec 7 hommes locaux qui sortent avec des étrangères et 6 étrangères qui ont des relations sexuelles/amoureuses avec des hommes locaux. 2 3 En 2001, Fortaleza a reçu 1 458 178 visiteurs brésiliens contre 172 894 étrangers. Governo do Estado do Ceará, Ceará, Terra da Luz, « Indicadores Turísticos », octobre de 2002. Les données de recherches commanditées par le Pacte de Combat contre l’Abus et l’Exploitation sexuelle d’Enfants et d’Adolescents, en 1998 et 1999, indiquent que, dans les régions considérées, qui incluent celles fréquentées par les touristes, la prostitution infanto–juvénile concerne essentiellement des adolescentes et que, bien que les touristes représentent un pourcentage important de cette clientèle, les touristes brésiliens (16,7 %) occupent une place proche de celle des visiteurs étrangers (18, 8 %) et que, au total, ils correspondent à moins de 50 % des clients, qui sont essentiellement locaux (Chambre Municipale de Fortaleza, 1999). 4 Géographie mutantes 113 dirigées vers les étrangers. Ils se servent de ces termes pour différencier ce style de prostitution d’un autre « plus pauvre », avec des tarifs autour de 15 réals (environ 4 €) sur certaines parties de l’Avenue Beira–Mar. Sur la plage d’Iracema, la valeur des « programmes » est rarement inférieure à 100 réals (environ 25 €), chiffre qui peut même facilement tripler1. Ces valeurs synthétisent des différences qui paraissent évidentes si l’on observe les filles que les autochtones associent à l’une ou l’autre modalité de prostitution. La prostitution « pauvre » met en jeu des jeunes filles et des femmes ayant un niveau d’instruction très bas, immergées dans un état d’extrême pauvreté qui se reflète sur leur aspect physique. Elles ont les cheveux et la peau desséchés par le soleil et portent des tongues, des shorts ou des jupes bien courtes, des bustiers qui montrent leur ventre, généralement flasque, et offrent leurs services, de manière explicite, aux touristes et aux autochtones. Cet univers féminin est bien différent de celui des femmes de « meilleur niveau » qui ont affaire à des visiteurs internationaux de manière quasi exclusive. Elles aussi partagent certaines caractéristiques : elles habitent dans des quartiers classes moyennes, classes moyennes basses et même pauvres, mais pas nécessairement miséreux et ont un niveau de scolarité comparativement plus élevé, quelques–unes ayant terminé le primaire et même parfois le secondaire. Très soucieuses de leur « apparence », ces femmes, dont beaucoup ont entre 20 et 30 ans, exhibent des corps élancés, l’idée reçue voulant que, à la différence des habitants du Nordeste, les étrangers ne se sentent pas attirés par les femmes grosses. Elles apprécient les parfums importés et portent des habits à la mode, parfois même de marques étrangères et relativement discrets. Ces femmes–là prennent tout spécialement soin de leur peau, en contrôlant, au moyen de filtres et d’écrans les effets du soleil, et de leurs cheveux qu’elles font masser et hydrater et qu’elles teignent parfois dans des couleurs claires. Ces soins, s’ils sont l’expression d’une manière d’embellir leur corps répondant aux critères de sélection attribués aux visiteurs internationaux, n’en visent pas moins à les distancier des images traditionnelles de la prostitution locale de « niveau » inférieur. En outre, en embellissant ainsi leur corps, elles ne se distinguent plus vraiment d’autres femmes, de classes plus élevées, qui n’ont aucun lien avec la prostitution mais circulent dans ces 1 Plusieurs des agents contactés utilisent la valeur des « tarifs » pour mesurer leurs « niveaux », qui ont des expressions territoriales. La prostitution « chic » de la plage d’Iracema se situe sur les niveaux intermédiaires/élevés. Pour une synthèse de l’histoire de la prostitution à Fortaleza voir : Sousa (1998). 114 Adriana PISCITELLI mêmes endroits. Cette confusion relative s’intègre à une série de marques qui revêtent l’approche de ces filles par les visiteurs internationaux d’un caractère particulier. À la différence de la sexualisation explicite et du caractère défini présent dans diverses modalités de prostitution, à Fortaleza, les rencontres, chargées de sensualité, entre touristes étrangers et ces femmes autochtones sont traversées par des indéterminations. Dans la plupart des espaces « mélangés » (au sens où s’y côtoient des personnes impliquées ou non dans la prostitution) de la plage d’Iracema, les approches acquièrent les caractéristiques d’une drague. Elles font des signes, ont recours à une certaine gestualité et il appartient généralement aux étrangers de les conquérir. Ce style d’approche, qui renvoie à des manières traditionnelles de faire la cour, est extrêmement significatif et les scènes de rejet des femmes « de niveau inférieur » qui s’offrent ouvertement aux visiteurs sont fréquentes. À cette dynamique s’ajoute le fait que quelques filles ne déclarent leur attente de paiement qu’après avoir passé la nuit avec les étrangers (et non pas avant) et d’autres ne le font jamais directement. Comme le dit une coiffeuse de 27 ans, séparée d’un Brésilien de 20 ans plus vieux qu’elle : « Il a 52 ans. Il est italien... Nous passons une semaine rien qu’à nous rencontrer, à dîner […] Je lui ai dit que je travaillais dans le salon d’une amie. Et lui : « Tu n’as pas envie de te mettre à ton compte ? » Alors moi : « Mais comment je vais y arriver, avec le salaire misérable que je gagne ? » [...] Un jour il m’a téléphoné : « Et alors, et le salon ? » À l’époque, il m’a donné 4 000 réals (environ 1 000 €). J’ai été très maligne... Presque chaque fois qu’il téléphonait, je lui demandais de l’argent. Deux cents, trois cents dollars, l’équivalent de mille réals (environ 250 €). Ah, je suis malade [... J’ai eu presque toutes les maladies. Mais je lui ai jamais fais payer un programme. Jamais de la vie. Il pense que je suis la femme la plus correcte du monde ». Par ailleurs, les relations qui extrapolent de beaucoup la durée attribuée à un programme sont courantes. Ces attitudes éloignent ces filles des stéréotypes locaux de la prostitution et en même temps des images de la prostitution en Europe et en d’autres points du circuit de tourisme sexuel mondial. En outre, quelques visiteurs internationaux à la recherche de sexe ont élaboré des pratiques pour les aborder puis sortir avec elles qui les différencient également des « clients » et même des amoureux locaux. Racontant des histoires où la fidélité pendant le séjour, les larmes et l’intensité des contacts après le départ acquièrent le statut de mesure du degré d’amour impliqué, une serveuse de 25 ans, mère d’un enfant de 8 ans, décrit les travaux d’approche d’un amoureux étranger : « Toutes les nuits, il m’attendait, il s’asseyait à l’une de mes tables. Il m’envoyait des roses au milieu de la nuit. Que c’est bon !... Et là... on s’attache plus... » Géographie mutantes 115 Dans ces circuits, à la recherche de femmes, les visiteurs étrangers effectuent de longs parcours qui recoupent le « cycle » hebdomadaire des événements nocturnes locaux. Ainsi, pour le moins une partie de leur quête se revêt d’un certain degré d’imprévu : bien qu’elle soit orientée vers à des filles considérées comme « de programme » par les habitants de l’état du Ceará, elle croise un vaste éventail de femmes autochtones. En effet, j’ai rencontré dans ces endroits aussi bien des jeunes femmes qui font « programmes » avec des étrangers selon le mode destiné aux clients locaux, c’est–à–dire avec des tarifs, des durées et même des pratiques sexuelles préalablement établies, que des filles qui subsistent sur la base de « programmes » avec des étrangers avec lesquels elles maintiennent des relations très souvent durables, impliquant des paiements dont la valeur n’est pas déterminée. Ces propos d’une femme de 24 ans, originaire de Natal, séparée et mère de deux enfants, font allusion tant à l’élasticité de ces « programmes » qu’à l’importance fondamentale de l’échange monétaire dans ces relations : « Je n’aime que les gringos1. Je n’aime que les bonnes choses... Have money! Très sympas, romantiques, j’sais pas, c’est pas pareil... Quand je vois un homme radin, je l’exclus tout de suite... Je veux en profiter, oui. Le matin, je dis, Amore, donne–moi 100 balles pour le taxi... Ces hommes–là vont et viennent... Si on n’en profite pas, là c’est foutu... Je suis sortie avec un portugais. Il était bon... Il m’a donné 450 dollars pour passer quatre jours avec lui à Jericoacoara. Il m’a aussi acheté plein d’habits dans un Centre commercial. Ce type était incroyable... Il a acheté des trucs pour mes gosses, il a acheté des habits de plage, des tongues... Il a dépensé 800 balles, dans le Centre commercial Iguatemi. J’ai passé ces quatre jours–là au paradis, j’ai profité de la plage, j’ai mangé tout ce qu’il y a de meilleur, je me suis baladée en buggy... La belle vie, quoi ! » Dans quelques cas, ces filles combinent des « programmes » avec des sommes plus stables que leur amoureux fixe, parfois marié et qui leur rend éventuellement visite, leur envoie de l’étranger par virements internationaux. Si, à Fortaleza, dans l’univers de la prostitution vers les étrangers, il existe des entremetteurs, les personnes avec lesquelles nous avons eu des entretiens valorisaient le fait d’être « indépendantes », vu comme une expression d’autonomie et un motif d’orgueil. Dans les espaces liés à ce type de tourisme sexuel j’ai également rencontré des filles ayant des emplois fixes et des salaires bas, entre 200 et 500 réals (50 et 125 €), qui marquent des différences entre elles et les « filles de programme ». Elles acceptent et, occasionnellement, recherchent des cadeaux et des contributions financières à moyen et long terme : habits, montres, parfums, portables, paiement du loyer ou d’un traitement médical pour les enfants. J’ai également eu affaire à des jeunes qui ne sortent exclusivement qu’avec des étrangers, mais n’ont 1 Gringo, terme brésilien qui désigne tous les étrangers, sans aucune valeur péjorative (NdT) 116 Adriana PISCITELLI aucune attente en terme d’argent ou de cadeaux. Elles aspirent à pénétrer dans un monde qui n’est accessible qu’aux touristes, à partager leurs promenades, restaurants, hôtels, etc. Dans ces circuits j’ai également connu des femmes des classes moyennes, ayant un niveau d’instruction élevé et même des professionnelles libérales, de 30 à plus de 50 ans, qui se ressentent des caractéristiques d’un marché matrimonial qu’elles perçoivent comme extrêmement inégal, en raison de la saturation de femmes et du fait que les hommes ont un ample accès à des femmes 20 et même 30 ans plus jeunes qu’eux. Les quelques habituées de la plage d’Iracema ayant ces caractéristiques avec lesquelles je me suis entretenue sont des femmes sans aucun lien avec la prostitution qui cherchent exclusivement à établir des relations avec des visiteurs internationaux. Une professionnelle libérale de 35 ans, séparée, mère d’un enfant de 13 ans, déclare : « [Les étrangers] sont différents des hommes du Ceará par leur tendresse. Dans les expériences que j’ai eues, le sexe n’était pas que du sexe... Il y avait de la tendresse, des échanges, des conversations... » Ce romantisme est loin de se restreindre aux témoignages de ces femmes des classes moyennes mais, dans les histoires des personnes de classes populaires, l’idéalisation des étrangers côtoie très souvent l’espoir de vivre hors du Brésil. Parmi ces dernières circule un mythe qui minimise les mauvais traitements et l’esclavage auxquels sont soumises quelques Brésiliennes à l’étranger pour mettre en valeur des liaisons et des mariages à succès et insister tout particulièrement sur l’acquisition d’appartements, de bars ou de restaurants, qui marquent une nette ascension sociale. Le pays de leurs rêves varie, mais ces filles, qui s’y entendent en voyages internationaux, qui vont dans des cybercafés pour recevoir les messages d’amoureux distants, et qui, au travers de traducteurs, répètent la vieille tradition des analphabètes allant trouver des scribes, rêvent d’un futur meilleur, surtout, en Europe. Dans les espaces associés à la « prostitution chic » de la plage d’Iracema les étrangers font montre d’une hétérogénéité semblable. Ce sont des hommes différents en termes de nationalités, régions, âges, professions, niveaux de revenu, scolarité et degré de connaissance de la ville. Italiens, Portugais, Allemands, Hollandais, Norvégiens, Français, Anglais, Hollandais, États– uniens, Argentins, Boliviens, ces étrangers circulent de par les bars, les boîtes et restaurants de cette plage. Au contraire de l’embellissement des corps relativement homogène des filles avec lesquelles ils « sortent », les étrangers de ces circuits, visiteurs internationaux entre 20 et 60 ans exhibent une ample diversité de styles de vêtements, de coupes de cheveux et de tatouages. Le temps de permanence de ces touristes dans la ville et le type d’hébergement choisi sont également variés. La permission de pouvoir amener des femmes, dans quelques petites Géographie mutantes 117 auberges, dans certains appartements et dans les « apart hôtels » est un critère important pour ces choix. Plusieurs grands hôtels dénoncés dans le passé pour leur indulgence envers le tourisme sexuel ont sévèrement restreint l’entrée de femmes qui n’y sont pas descendues et ont même banni les « portfolios » offrant des femmes. Mais, dans cet univers, ces mesures « côtoient » l’offre explicite de femmes aux étrangers. Un avocat états–unien, célibataire, 33 ans, commente les offres de femmes dans un fameux flat de l’Avenue Beira–Mar où il est descendu : « Quelqu’un frappe à votre porte et demande :“De quoi avez–vous besoin” ? »1. Ces hommes ont découvert Fortaleza de différentes manières. Quelques–uns ont été orientés par des références trouvées par hasard et/ou sur des sites Internet. Selon un consultant financier international états–unien, divorcé, 36 ans, qui passait ses secondes vacances consécutives au Brésil : « J’ai décidé de venir à Fortaleza après avoir visité le site de WSA, World Sex Archives (Archives mondiales du Sexe)… Au Brésil, j’ai connu tout cet autre côté des voyages…En lisant, j’ai eu l’impression que c’était une ville vraiment cool qui devait être vraiment très chaude. Un endroit différent… D’après ce qu’ils disent, y a pas besoin de se fouler beaucoup pour baiser, faut même plutôt en refouler quelques–unes »2. La publicité par le bouche à oreille est également un facteur important pour recruter de nouveaux touristes à la recherche de sexe. Cette circulation d’informations s’ajoute à la multiplication et des vols directs [réguliers et charters] entre des villes étrangères et Fortaleza et des forfaits à bas prix, qui ont un impact significatif sur l’augmentation de visiteurs internationaux dans la ville. Si certains voyageurs à la recherche de sexe sont des hommes mariés, la plupart de ceux avec qui je me suis entretenue étaient célibataires ou divorcés. Pour ce qui est des professions, il y a des gardes, des électriciens, des cuisiniers, des serveurs, des bouchers, des vendeurs, des membres d’équipage de bateaux, des conducteurs de trains, mais également des professeurs de langues, des journalistes, des sportifs professionnels, des micro–entrepreneurs, des consultants financiers et des avocats. Les salaires et/ou revenus mensuels des dits touristes varient entre 1 Someone 2I knocks at your door and asks : “What do you need” ? decided to come to Fortaleza reading the WSA site, the World Sex Archives… In Brazil I experienced this whole other side of travelling… When I read it, it sounded like that there was this really fun city that would be really warm. A different place... The way that people put it is that you don’t hang around to have sex, you hang to them to go away 118 Adriana PISCITELLI 1 000 $ (un Argentin) et 12 500 $ (un États–unien). Cependant, les âges, l’origine nationale et les « niveaux » de revenu et de scolarité n’ont aucune relation linéaire avec le style de femmes choisies, ni avec le type de relations qu’ils établissent avec elles. Dans ces circuits, si quelques étrangers voyagent seuls, il est fréquent de trouver des paires d’amis, des petits groupes de trois ou quatre et même, occasionnellement, des groupes de 30 à 40 hommes. Les visiteurs internationaux qui arrivent à Fortaleza tendent à se réunir suivant des critères régionaux, nationaux et/ou linguistiques. Certains itinéraires partiels et points de rencontre privilégiés par les différentes communautés reproduisent, dans la ville, les sympathies et les tensions régionales et nationales existant en Europe. Si ces regroupements sont le plus souvent spontanés, des étrangers résidents, dont quelques–uns sont mariés avec des habitants de l’état du Ceará, contribuent de diverses manières à stimuler ces rencontres. En outre, les touristes internationaux qui reviennent plusieurs fois dans la ville présentent les nouveaux–venus à leurs compatriotes résidents. Les filles pauvres qui ne fréquentent que des étrangers font des distinctions entre ceux qui circulent dans les circuits associés au « tourisme sexuel de classe moyenne ». Elles préfèrent les touristes « nouveaux », qui viennent au Brésil pour la première fois. Les visiteurs « habitués » et les résidents qui y circulent et, à l’occasion, « sortent » avec des filles qui font des « programmes » sont ceux qui perçoivent le plus nettement ce caractère de leurs relations. Cette particularité s’ajoute à un autre aspect, crucial dans l’établissement des différenciations qu’elles font entre les visiteurs internationaux. Selon la serveuse : « Vous savez, y a des hommes qui ne viennent qu’à la recherche d’aventures, vous comprenez ? Ils veulent changer de femme toutes les nuits mais, ceux que je trouve viennent plutôt à la recherche de tendresse, d’attention... » Cette différence est également claire dans les appréciations de la propriétaire du salon de coiffure reçu de son amoureux italien : « Quatre–vingt–dix pour cent de ces étrangers ne veulent aucune relation avec une Brésilienne... Ils travaillent un an pour venir ici et connaître des femmes, baiser. Ils voient le Brésil comme une chose sexuelle... En Italie, en Espagne... y a des filles de programme... de partout, mais c’est cher. Et au Brésil, c’est bon marché. Les femmes sont bon marché, l’hébergement est bon marché. Ils veulent s’éclater, danser. Quand un homme vient ici et cherche une relation avec une femme c’est parce qu’il est en manque. Parce que ces étrangers ont une carence énorme... Là–bas, c’est les femmes qui crient ». Géographie mutantes 119 Cette différentiation devient plus complexe si l’on tient compte des types de visiteurs à la recherche de sexe qu’il est possible de délimiter à partir des témoignages de ces hommes qui affirment invariablement ne pas avoir recours à des prostituées dans leur pays d’origine. Parmi eux, beaucoup n’ont pas la moindre intention d’établir des relations durables avec les autochtones. Selon les mots d’un avocat états–unien : « Je ne veux pas être un de ces idiots d’Américains qui reviennent ici tous les deux mois ! »1. Pour quelques–uns de ces voyageurs considérés comme « à la recherche d’aventure », le style de tourisme choisi fait partie des stratégies visant à éviter ces relations dans les endroits visités, mais également dans leur pays d’origine. Selon le consultant financier : « Je ne veux pas retomber dans une relation sérieuse… Aux États–Unis, c’est typique, quand on sort avec une femme, à la première rencontre, on l’embrasse, après, vers la troisième rencontre, généralement, on couche ensemble, et quand on commence à coucher avec elle, elle s’attend à ce qu’on ne voit qu’elle. Et puis, elle commence à vouloir nous voir tout le temps. Alors, il faut savoir choisir quand on commence à sortir avec des gens, parce qu’y a tout ce mouvement qu’ils attendent et il faut vraiment être idiot pour se faire piéger si l’on veut pas. Moi j’évite tout ça. Ce que je veux, c’est m’éclater… Dans cette ville je suis à… »2. Certains de ces hommes cherchent des services sexuels avec d’innombrables femmes, et essaient de contrôler les valeurs payées. Selon un coiffeur anglais, 30 ans, célibataire : « Une dit quarante Réals et je lui en donne 50. Puis elle me dit, donne–moi 5 Réals pour mon taxi, alors je lui ai donné 55 Réals. Mais si je savais m’y prendre, je ne paierais que 3 Réals »3. Quelques–uns refusent formellement de payer leurs rencontres sexuelles. Selon les termes d’un officier de la Marine hollandaise, célibataire, 32 ans : « Je ne paie rien du tout pour baiser. Je peux l’inviter à dîner ou à boire un coup, mais c’est tout »4. D’autres, au contraire, guidés par un 1I don’t want to be one of those silly Americans that come here each two months. I don’t want to get back into a relationship… In America, typically, if you go out with a woman, on a first date, you kiss her, after like the third date, you generally are sleeping with her and if you start sleeping with her, she expects you will see her only. And so then she wants to see you all the time and so you have to be very selective when you start going out with people, because there is this whole flow, they are expecting and so you have to be a real jerk if you don’t want to do it. I just avoided it all together. My idea is having fun … in this city that I’m at…. 2 3 One said forty Real, and I gave her 50 and then she said, can I have 5 Real for the taxi so I gave her 55 Real, but if you knew how to deal with the situation you would pay only 3 Real 4 I simply don’t pay to get laid, I might buy some drinks, a dinner, that’s all 120 Adriana PISCITELLI certain critère éthique, se sentent plus justes quand ils paient pour faire l’amour. Selon les propos du consultant financier, qui est l’aîné de cinq frères et sœurs, et affirme avoir été éduqué au sein d’une famille très religieuse : « Ici on obtient tellement de choses. Je veux dire en termes de relation, et ce serait faire preuve d’égoïsme que de ne rien leur donner en retour. Et comme on ne peut pas leur donner ce qu’elles veulent, en général une relation durable, on essaie de leur donner quelque chose. Je me sens mieux, quand je paie, que quelqu’un qui prend une fille, s’en sert pendant une semaine et s’en va »1. Dans cet univers, certains de ces visiteurs désirés, « à la recherche d’attention », sont des hommes ayant une maigre valeur sur le marché sexuel/ amoureux/matrimonial de leur pays qui cherchent à établir des relations durables avec des « femmes autochtones », et même avec des filles qui font des « programmes », et considèrent le paiement à court et long terme à la manière d’une aide humanitaire. D’autres, qui évitent les femmes perçues comme « de programme », cherchent des filles de classes plus basses, et utilisent le travail comme un indicateur de non– engagement dans la prostitution. Ils choisissent des filles pauvres, considérées comme « simples » et « authentiques » et supposées ne pas s’être salies sur le marché du sexe. Selon un jeune musicien italien, célibataire, 26 ans, qui vient à Fortaleza pour la sixième fois : « Il est parfois difficile de distinguer parce qu’on retrouve des prostituées partout... La femme qui travaille, qui gagne sa vie est très simple, j’aime beaucoup. Je le sais bien, je sors avec une coiffeuse esthéticienne... » Dans ce contexte, les arguments par lesquels ces filles et les étrangers qui établissent des rapports avec elles expliquent leur choix mutuel acquièrent une importance particulière. Ces formulations nous permettent d’avoir accès aux attitudes par lesquelles ces agents actionnent les catégories de différenciation qui sous–tendent le choix de partenaires et nous révèlent les aspects qui attirent les visiteurs internationaux vers le Nordeste du Brésil et ceux qui rendent ces touristes désirables aux yeux des jeunes femmes de la ville. Here you’re getting so much. I mean, in terms of a relationship, and it’s kind of selfish on your part unless you want to give them something back. And you can’t give them what they probably want, a long term relationship, so, you try to give them something. I feel better about paying, than somebody who picks up a girl and use her for a week and take off. 1 Géographie mutantes 121 GENRE, NATIONALITÉ Les étrangers de différentes nationalités à la recherche de sexe s’accordent positivement pour reconnaître le caractère amical comme un trait de tempérament distinctif attribué aux Brésiliennes. Ce caractère fait partie des attributs qui, incarnés par les autochtones, sont associés, tour à tour, au Brésil et à l’ensemble de ses habitants. Ils reconnaissent également le tempérament chaud, l’esprit ouvert, la sympathie, la gaieté et la décontraction comme spécifiques du caractère brésilien, qu’ils distinguent de celui attribué à d’autres pays. Dans ces relations, si l’appréciation des attributs marquant le Brésil semble favorable, chaque élément positif fait néanmoins partie d’une analyse négative : la gaieté brésilienne acquiert des connotations d’imprévoyance et d’irresponsabilité, la malléabilité et la patience attribuées à la population locale sont associées à la passivité et à l’indolence. Pour leur part, les pays européens et leurs habitants, vus comme froids et individualistes, sont également marqués par des attributs positivement évalués qui renvoient surtout aux idées de rationalité, d’organisation légale et de planification pour le futur, qui n’existent pas au Brésil. Il convient de souligner que ces relations entre nationalités sont traversées par des ambivalences et de considérer la pertinence du rôle de celles–ci dans la perpétuation des stéréotypes. Je fais ici référence aux réflexions de Homi Bhabba (1994) qui, dans son analyse du discours colonial, signale que les stéréotypes, principale stratégie discursive pour octroyer un caractère fixe à l’« autre », prennent justement leur force dans les jeux d’ambivalences qui articulent des croyances multiples, mélangées et divisées en une chaîne de signification. Ces ambivalences traversent la sexualisation dont le Brésil est l’objet. Dans une attitude apparemment courante de la lecture que les cultures anglo–européennes font des Latino– Américains et des Antillais, le tempérament associé au caractère brésilien dérive du climat (tropical) et celui–ci est associé à un degré extrême de sensualité (Aparicio & Chaves Silverman, 1997). Dans ce sens, un touriste portugais, marié, 55 ans, qui faisait partie d’un groupe de 40 hommes a qui leur entreprise avait payé un voyage organisé, affirme : « Au Portugal, la température est complètement différente. Je dirais que les femmes ici atteignent la majorité plus jeunes. Ici, une fille de treize, quatorze ans est une femme qui a déjà beaucoup fait l’amour... Le climat en soi lui donne un comportement différent ». Dans ces impressions, le Brésil, associé au climat (chaud) et à une sexualité exubérante, est également lié à un degré élevé de prostitution : « Ce qu’on sait du Brésil », dit un résident saisonnier italien, « c’est qu’il y a 50 femmes pour un homme et beaucoup de prostitution. » 122 Adriana PISCITELLI Dans cet univers, les distinctions entre pays et nationalités sont traversées par le genre. Elles ressortent clairement des comparaisons entre les masculinités et entre les féminités autochtones et allogènes. Selon nos inter locuteurs, les attributs assignés au Brésil —liés au « caractères naturel— marquent la masculinité native d’un tempérament explosif et dangereux opposé au sang « froid » des Européens. Pour eux, les manières d’être des hommes autochtones, associées à une certaine indolence, à la propension à la consommation excessive d’alcool et à la « stupidité » s’expriment par un tempérament belliqueux et, surtout, par l’attribution d’une sexualité exacerbée, primaire et peu élaborée. Les masculinités européennes, au contraire, sont présentées comme mettant en évidence des signes de romantisme et de délicatesse. Les étrangers insistent également pour souligner leur dévouement au travail et à valoriser leur responsabilité envers la famille, en particulier, la paternité, comme des éléments centraux de la constitution de masculinités positivement évaluées. Sur ces points, ces notions de masculinité réitèrent celles qui sont présentes dans d’autres contextes (occidentaux) (Vale de Almeida, 1995). Mais, il est important de ne pas oublier que ces formulations font partie de comparaisons entre masculinités européennes et brésiliennes, dans lesquelles ces dernières sont invariablement infériorisées. En ce qui concerne les styles de sexualité, tous ne sont pas nécessairement d’accord. Des résidents et touristes italiens à la recherche de sexe font ouvertement allusion à l’importance d’un certain style de sexualité comme composante des masculinités positivement évaluées. « Je suis bien cochon quand je veux... Bien homme à femmes », m’explique un résident saisonnier. Quelques–uns de ceux–ci « qui parlent anglais » (comme les qualifient les filles locales puisque c’est en anglais qu’États–uniens, Anglais, Hollandais, Allemands et Norvégiens communiquent avec elles) révèlent l’importance de leurs « fantaisies » dans leurs relations sexuelles avec les femmes autochtones et l’excitation provoquée par le fait de pouvoir maintenir des relations sexuelles avec plusieurs femmes, de différentes tonalités de peau, en un seul jour. Mais ils citent encore leur propension à établir des relations égalitaires avec (toutes) les femmes, à qui ils offrent de la tendresse et une possibilité de jouir, soulignent leur capacité d’« amitié » inter– sexuelle et s’enorgueillissent également de la manière dont ils partagent les corvées domestiques, y compris dans leurs relations avec des « amoureuses » de vacances. Ces allusions synthétisent les appréciations de différents types d’étrangers à la recherche de sexe. Dans un jeu où aucun trait de personnalité et/ou de tempérament n’échappe à la relation entre nationalités, différents types de touristes sexuels, « à la recherche d’aventures » ou « à la recherche d’attention », opposent les unes et les autres caractéristiques au « machisme », considéré comme l’aspect distinctif de la masculinité locale. Géographie mutantes 123 Les impressions des étrangers rencontrés affichent une valorisation apparemment positive des femmes locales. Les traits liés à la féminité locale sont définis en opposition à ceux associés aux femmes de leur pays d’origine. L’accessibilité et la « chaleur » du tempérament des Brésiliennes sont ainsi mis en contraste avec l’arrogance attribuée aux Allemandes, le « caractère fermé » des Portugaises, l’auto–évaluation exagérément positive des Anglaises et la froideur, l’esprit de calcul et la fierté des Italiennes. De l’avis de ces étrangers, les féminités des femmes du Nord sont marquées par un degré élevé de masculinisation. Il s’agirait de femmes indépendantes qui, comme elles donnent la priorité à leur succès professionnel, à leur carrière, à l’argent et en arrivent même à consommer du sexe payé et/ou exotique, sont considérées comme agissant à la manière des hommes : « En Italie, beaucoup de femmes vont en Afrique pour baiser avec des Noirs, vous comprenez ? » Malgré tout, quelques commentaires, d’hommes venus de pays relativement plus « pauvres », mentionnent des caractéristiques renvoyant à certains styles de féminité considérée comme traditionnelle. Les interlocuteurs portugais, par exemple, opposent le tempérament des Brésiliennes au caractère fermé et contenu des femmes de leur pays ; les Argentins au manque de mouvements sexuels de leurs compatriotes. Les hommes des pays plus riches, pour leur part, qui parlent du tempérament gentil, de la chaleur, de la simplicité et de la soumission des femmes autochtones, évoquent donc une idée de féminité qui, revêtue de traits d’« authenticité », renvoie à une soumission considérée comme disparue en Europe : « Les femmes d’ici sont encore des femmes, elles sont plus câlines », dit un touriste italien. Et, comme nous l’a dit un résident hollandais : « La femme brésilienne est encore femme. Elle veut donner du plaisir ! Elle veut faire de la bonne cuisine. Elle dit « Change de pantalon, mets–en un autre, celui–ci est horrible, celui–là est plus joli ! » Quand l’homme est content, elle est contente. Voilà la différence d’avec les Européennes et c’est ça qui attire beaucoup les hommes ». Mais, ces lectures, apparemment positives de ces féminités, qui s’accordent sur le désir véhément d’authenticité de ces étrangers, côtoient également la sexualisation et l’infériorisation des femmes. Ainsi, les manières locales d’être femme sont perçues comme marquées par une sensualité singulière qui s’exprime corporellement. Selon les propos d’un résident allemand : « Ce que j’adore, c’est ces petites minettes... de quinze, seize ans, parfois même de trente ans, c’est leur manière de s’habiller, de marcher... Ces petits habits. Les jeans qui ne montent que jusqu’ici, les chemisettes qui commencent ici, au bas des seins... Pour moi, y a rien de plus sexy au monde ». 124 Adriana PISCITELLI Ce tempérament semble lié à un certain esprit d’entreprise en ce qui concerne l’approche des étrangers. Selon un officier de la Marine hollandaise, célibataire, 27 ans : « Les Brésiliennes attaquent vraiment. En Hollande, y a des échanges de regards et de sourires prolongés. Ici, non. On regarde et elles nous dévisagent. Ça a un côté cool. Une fille s’approche et te dit que t’as de beaux yeux. Une Hollandaise ferait jamais ça ». La sensualité est liée à un tempérament perçu comme exceptionnellement ardent, évident non seulement chez les prostituées mais aussi chez les femmes qui ne font apparemment pas de « programmes », et qui singularise les femmes autochtones et les distingue d’autres femmes disponibles en d’autres destinations du tourisme sexuel. Selon le consultant financier états– unien : « Ici, beaucoup de filles, si on dit « Je veux pas dépenser d’argent », répondent : « Ah, Pas d’argent ? Pas de problème ». Et ça arrive tout le temps. Elles veulent juste s’éclater. Elles aiment ça. Pour elles, c’est OK. Ça m’a beaucoup surpris, ce plaisir physique, cette passion qu’ont les Brésiliennes. C’est pas le cas dans d’autres pays… Elles sont très passionnées. Incroyablement passionnées. Et elles adorent embrasser, elles sont intenses. Les Asiatiques.. mouais… j’ai déjà eu ce fétiche… Mais elles sont chiantes et elles savent pas embrasser. Les Brésiliennes sont merveilleuses. Ce sont les partenaires idéales. Et quand je parle avec les autres et d’après ce qu’on lit sur les sites Web, tout le monde est d’accord, vous savez. On dirait qu’elles apprennent à être aussi passionnées quand elles rentrent en 5e, y a pas d’autre explication »1. Cette sensualité est revêtue de simplicité. « Elles sont simples, très simples, aucune malice », affirme un touriste italien à la recherche de sexe. Elle est également associée au manque d’intelligence : « Elles pensent qu’à flirter et danser le forró » affirme un résident italien, retraité, 60 ans, qui donne une amie « très jeune et très jalouse », qui habite chez lui, en exemple. Dessinant avec ses mains les courbes féminines accentuées qui balancent d’un côté à l’autre, il ajoute, établissant une relation causale : 1 Here, a lot of the girls, if you say… well I don’t want to spend money, they say, oh, no money, don’t worry about it. And that happens all the time. They just want to have fun. So they like it. For them it is Ok. I was very surprised. It is this physical enjoyment, this passion that the Brazilians have. It doesn’t happen in other countries… They are very passionate. Incredibly passionate. And they love to kiss, they are intense. Asian women… I think I had that fetish myself... They are just boring, and they don’t know how to kiss. Brazilians are, wonderful, they’re perfect partners. And then, conversations I had with other people, and you read at the website, everybody says the same thing, you know, I think that at sixth grade they learn how to be so passionate. It’s the only explanation. Géographie mutantes 125 « Elle a rien dans la cervelle, elle arrive pas à apprendre, je lui ai payé une école pendant deux ans, mais elle sait même pas la table de multiplication ». Et la « fougue » des femmes autochtones, attribuée aussi bien aux femmes qui font des « programmes » qu’aux autres, est liée à leur propension aux modalités (plus ou moins) ouvertes de prostitution. Des visiteurs étrangers de plusieurs nationalités partagent cette impression. Dans la lecture de ces étrangers, précisément, leur sensualité, leur impressionnante disposition au sexe et leur simplicité sont des attributs qui dotent le marché du sexe local de caractéristiques spécifiques. La somme de ces attributs aide les visiteurs à la recherche de sexe à construire les raisons qui les poussent à inclure Fortaleza dans leurs itinéraires de vacances. Une grande partie de ces visiteurs, en particulier les Européens, a choisi la ville après avoir parcouru des points fameux du circuit de tourisme sexuel international. Thaïlande, Philippines, Cuba, République dominicaine, Venezuela et Barbade sont autant de pays auxquels ils font souvent référence. Dans la perspective créée par la comparaison entre ces endroits et Fortaleza, quelques–uns soulignent la particularité qui, selon eux, marque cette ville, synthétisée par l’idée de prostitution diffuse. La singularité de Fortaleza se devrait à l’absence d’équipements liés a un degré plus élevé d’organisation de la prostitution et au caractère ludique qui marque les rencontres entre étrangers et femmes autochtones. Comparant Patpong, quartier où se concentre la prostitution pour les étrangers à Bangkok, et Fortaleza, le consultant financier affirme : « Ici les filles travaillent pas pour des bars. On dirait plutôt qu’elles y vont pour le plaisir »1. Mais, dans la lecture de ces touristes, tout cela est exacerbé par le tempérament autochtone, dont l’intense disposition au sexe rend superflue toute organisation plus efficace. En outre, le climat détendu qui marque une partie substantielle des rencontres entre ces étrangers et des femmes autochtones crée une illusion de « normalité » qui permet aux visiteurs de ne pas se sentir nécessairement comme des clients. Dans les conceptualisations de ces étrangers, les notions de masculinité et de féminité prennent un sens dans leur imbrication avec la nationalité. Et cette intersection est centrale dans la sexualisation au travers de laquelle masculinités et féminités locales sont infériorisées. J’attire l’attention sur cette imbrication, tout en observant que l’attraction (érotique) particulière qui préside à ces rencontres transnationales est également traversée par d’autres différenciations. L’âge, par exemple. Les interlocuteurs apprécient l’accès à la sensualité locale de femmes très jeunes. Selon les mots d’un résident italien : « Au Brésil, y a pas d’homme vieux. Des femmes, 1 Here the girls aren’t working for the bars. It is more they are just going, looking for fun. 126 Adriana PISCITELLI si… », accès qui est loin de se limiter aux seuls étrangers, même si les intersections entre genre et nationalité, qui dotent ces rencontres transnationales d’un caractère d’intense inégalité, le rendent beaucoup plus facile aux visiteurs internationaux. Ces étrangers montrent également qu’ils perçoivent les différences de classe locales, lues à travers la distance affective/sexuelle que les femmes des classes sociales plus élevées établissent envers eux. Je fais ici spécifiquement référence aux classes moyennes supérieures de Fortaleza. Commentant sa nuit dans une boîte fréquentée par ces groupes sociaux, l’officier de Marine hollandais affirme : « À Mucuripe, les filles étaient plus belles, moins noires, mais personne ne nous regardait »1. Seules les femmes de ces groupes sociaux semblent occasionnellement échapper au jeu d’infériorisation, intimement lié à la position géopolitique des pays respectifs dans les relations transnationales, qui affecte les femmes locales des classes populaires et des couches moins favorisées des classes moyennes. Il est clair que, dans ce contexte, cette position devient fondamentale pour comprendre comment les différenciations qui se rejoignent pour inférioriser ces Brésiliennes opèrent. Dans leur pays respectif, nombre de ces étrangers se situent dans des classes sociales analogues à celles des jeunes femmes avec qui ils entrent en rapport à Fortaleza. Selon une femme de la plage d’Iracema qui fait des « programmes » : « C’est le monde à l’envers. Une fois je suis sortie avec un gars, je savais pas... Un marchand de fruits, ma vieille, un vendeur de fruits... Mais alors, ce marchand de fruits, qu’est–ce qu’il était beau, on aurait dit une carte postale. Un marchand de fruits d’ici va avoir l’éducation de cet homme, madame ? C’est très différent... Un homme avec de bons souliers, de beaux habits, et mignon, beau comme tout, et quelle peau. Et les maçons de là–bas, les maçons ! ». L’univers des femmes autochtones qui s’engagent dans des relations amoureuses/sexuelles avec des visiteurs internationaux reproduit cette définition des masculinités et des féminités par une comparaison des notions associées aux manières d’être homme et femme attribuées aux différents pays. Établissant des relations entre constructions de genre et nationalités, les interlocutrices de différentes classes sociales, liées ou non à la prostitution, infériorisent les masculinités locales et associent les attributs les plus valorisés aux manières d’être homme des étrangers. La perception des masculinités locales est d’ailleurs immergée dans une permanente opposition autochtone/allogène, constamment redéfinie. Dans cet univers, cette opposition indique des relations où les conceptions sur le « local » se définissent parfois en relation aux « étrangers » d’autres nationalités, parfois en relation aux « étrangers » brésiliens – dans ce cas, 1 At Mucuripe girls were more beautiful, less dark, but nobody even looked at us. Géographie mutantes 127 ceux du Sud–est du Brésil qui, répétant à l’échelle brésilienne une valorisation liée à la position géopolitique, occupent la place (privilégiée) de qui vient « du dehors ». Dans ces relations, les types de masculinité locale, invariablement considérés comme « machistes », sont sentis comme marqués par des traits d’intense possession, d’agressivité, de distance affective, de manque de respect et d’infidélité. Ces femmes attribuent des traits distinctifs aux hommes locaux quand elles expliquent leur préférence pour les hommes « du dehors ». Et, en opposition, les « étrangers », en particulier ceux d’autres nationalités, semblent incarner des types de masculinité liés à une certaine « ouverture » et à un plus grand degré d’égalitarisme. Ces qualités, associées à diverses nationalités européennes sont présentées comme faisant partie de manières d’être homme marquées par le romantisme, la délicatesse et l’attention. La serveuse décrit ainsi sa relation avec un amoureux allemand : « Nous arrivons à la maison, il me prépare un goûter : du fromage, du jambon, du pain... Je suis restée assise, et il a tout préparé et il m’a pas laissée laver la vaisselle. Mais chaque fois que je le pouvais, je lavais son linge. Je le lavais et il amidonnait... C’était comme ça... S’il balayait la maison, je faisais la vaisselle, s’il faisait à manger, je lavais les toilettes, j’allais faire le lit. Il avait pas cette posture que l’un doit tout faire pendant que l’autre reste planté à regarder ». Bien que ces relations entre masculinités reprennent des attributs et des aspects que nous avons vus ci–dessus dans les comparaisons établies par les étrangers, pour ce qui est du travail, les conceptualisations des interlocutrices sont loin d’en faire une référence substantielle dans la constitution des masculinités. Les manières d’être homme évaluées positivement sont nécessairement associées à un certain niveau social. Ainsi le type d’emploi s’intègre–t–il à un ensemble plus ample d’indicateurs qui, combinant pays de résidence, possessions et disposition à dépenser de l’argent, y compris à payer des voyages à l’étranger, sont associés aux types de masculinité les mieux considérés. Et l’allusion au pays de résidence est loin d’être superflue car des Latino–Américains à la recherche de filles « fréquentant » les étrangers circulent aussi de par les circuits de tourisme sexuel de classe moyenne, mais leur manière d’être homme ne fait pas partie des masculinités les plus valorisées. Dans ces relations, d’autres facteurs de différenciations sont loin d’opérer de manière stable. L’âge, indifférent, pour certaines, est au contraire un aspect important dans les préférences d’autres, en particulier dans le cas de celles que les étrangers apprécient le plus. Sur ce point, la fille considérée comme la « reine » de la boîte vue comme le centre de la prostitution orientée vers les étrangers sur la plage d’Iracema, passionnée pour un Italien de 24 ans, est catégorique : « Je perds pas mon temps à causer avec des vieux. » 128 Adriana PISCITELLI Dans le cadre de ces distinctions, les styles de sensualité associés aux diverses manières d’être homme acquièrent des significations particulières. Les conceptualisations de masculinité présentées par ces femmes montrent des relations où sensualité et sexualité sont intimement liées et cette dernière est considérée comme exprimant des caractéristiques essentielles de la personne. Ces caractéristiques, en particulier le tempérament et le caractère, apparaissent comme inscrites dans les pratiques sexuelles qui, révélant la présence ou l’absence des attributs primaires dans l’appréciation des masculinités, essentiellement « générosité », « attention » et « esprit de camaraderie », sont associées aux nationalités considérées. Dans des comparaisons analogues à celles établies par les étrangers, les femmes autochtones attribuent aux locaux une intense charge de sensualité qui se révèle dans la corporalité, en particulier dans les pratiques sexuelles. Le style de sexualité associé à ces pratiques, néanmoins, éprouvé comme exacerbé et sans considération, est loin d’être lié aux masculinités positivement évaluées. L’appréciation des styles associés aux étrangers n’est pas linéaire. Les Latins, en particulier Argentins et Italiens, sont également liés à une charge intense de sensualité. Mais si les styles Latino–Américains sont loin d’être positivement considérés par les interlocutrices des classes populaires qui « fréquentent » exclusivement des étrangers, celles–ci s’accordent en ce qui concerne l’évaluation positive de la sensualité attribuée aux Italiens : la « chaleur » associée à cette nationalité est tempérée par un intense romantisme qui « adoucit » le type de sexualité qui leur est attribué et favorise les liaisons émotionnelles et les relations durables, avec possible départ à l’étranger, justement vers l’un des pays les plus désirés. Dans cette valorisation qui révèle une relative indifférence quant à la « performance » sexuelle, les impressions des femmes en question indiquent des relations où les types de sensualité et de sexualité liés aux masculinités évaluées positivement relèvent surtout de l’attention, de l’esprit de camaraderie et de la générosité, attributs qui peuvent être assignés à l’une ou l’autre nationalité. Mais, dans des comparaisons révélant clairement l’importance cruciale de l’intersection genre et nationalité, les conceptualisations des filles pauvres qui fréquentent des étrangers tendent surtout à les associer aux visiteurs des pays du Nord. Les comparaisons établies par les interlocutrices entre les diverses féminités répètent également certains attributs présents dans l’appréciation des étrangers. Dans ces lectures, les féminités européennes apparaissent comme marquées par l’autonomie et analogues au « climat » associé à ces pays, la « froideur ». S’opposant à ces styles de féminité, les manières d’être une femme brésilienne sont marquées par les qualités que les visiteurs internationaux leur attribuent. La gentillesse fait partie de ces attributs, associés, par certaines, à l’idée de dépendance, basée Géographie mutantes 129 sur la nécessité économique. Les réflexions de la serveuse de la boîte, sur la base de ses expériences, éclaircissent ce point : « C’est comme ça, faut leur faire plaisir... Les femmes de leurs pays ne sont pas dépendantes, elles ont leur argent, leur voiture, leur liberté, elles n’ont pas besoin d’un homme pour aller dans un bar. Les Brésiliennes, non, Les Brésiliennes en ont besoin. Eux, ils aiment ça, et elles, les Brésiliennes, aiment qu’ils s’occupent d’elles. Qu’elles regardent quelque chose en disant « Que c’est beau » et qu’eux aillent le leur acheter. Ils aiment cette dépendance et elles aiment leur manière d’être ». Et les idées sur le tempérament local sont incorporées à la charge intense de sensualité attribuée par ces femmes aux féminités locales. « Nous sommes plus chaudes », affirme la « reine » de la boîte. Ces impressions attribuent des traits distinctifs, qui ne sont pas exempts de connotations négatives, aux féminités brésiliennes. Révélant la présence, dans la pensée locale, d’éléments que l’on retrouve dans les attitudes des femmes locales par lesquelles les étrangers les sexualisent, les interlocutrices réitèrent, d’une certaine manière, l’idée de ce que la sensualité, marque du tempérament des femmes autochtones, s’exprime par une « disposition » excessive à « fréquenter » qui, ne connaissant pas de limites, aboutit au harcèlement dont les hommes sont l’objet, en particulier les étrangers. Par ailleurs, cette sensualité, perçue par ces filles comme l’aspect qui les singularise, devient l’élément central grâce auquel elles essaient de garantir le succès et la permanence de ces liaisons, au point de négocier leur position dans ces relations. Expliquant l’évolution de sa liaison avec un amoureux hollandais, cette serveuse nous dit : « J’étais complètement passionnée pour lui, je faisais tout pour lui... Je l’attendais en petite culotte... J’avais une envie folle qu’il me prenne par derrière... Et c’est parti, je prends une douche... on commence à s’amuser, à jouer... j’adore ces petits jeux, comme ça, le barbouiller, vous savez ? À son âge, ça, c’était nouveau pour lui, vous savez ? Il m’a dit : « Ma femme ne m’a jamais passé... de la compote de pommes, de la confiture, du yaourt. » Personne ne lui avait jamais fait ça. Il en est resté tout con. Dans toutes les lettres qu’il m’écrit, il dit, « T’es un animal, t’es un animal, j’ai jamais vu ça de ma vie... » Après j’ai mis des habits pour danser, pour lui, chez moi, rien que nous deux. Tout ça, pour lui, c’était nouveau. Et puis voilà ! J’y suis arrivée. Alors il m’a dit. « Nom de Dieu ! J’ai 31 ans et j’ai jamais vu ça de ma vie. Tu vois, j’ai toujours voulu avec elle. Mais, elle, elle voulait jamais. Et pas parce qu’elle est Hollandaise, parce que le pays est libéral. Elle pensait que c’était des trucs de gays, ces choses–là ». Et je lui ai répondu : « Non... au Brésil, c’est normal, les Brésiliens, ils aiment ça... » et lui : « Je le lui demandais toujours, mais elle voulait pas. Mais, avec toi, j’ai même pas eu besoin de demander. Tu t’es offerte ». Dans les corrélations entre catégories de différenciation qui traversent les pratiques impliquées dans le « tourisme sexuel de classe moyenne », le genre et la nationalité deviennent donc indissociables. Et ces imbrications s’expriment au moyen de la « couleur » incarnée par les 130 Adriana PISCITELLI étrangers et les femmes locales : les relations établies au travers de la « couleur » complètent les attitudes de valorisation des types de masculinité attribués à certaines nationalités et de sexualisation des femmes autochtones. « COULEUR », ESTHÉTISATION, RACIALISATION Il peut sembler paradoxal de faire référence à la couleur pour ce qui est des visiteurs (et résidents) des pays du Nord. Et, plus encore de faire allusion à la notion de « racialisation » dans une recherche qui se concentre sur Fortaleza. Et ce parce que, quand on parle de « couleur », la « blancheur », implicite dans les considérations sur le racisme, n’est pas toujours prise en compte. Par ailleurs, parmi les capitales du Nordeste associées au tourisme sexuel international, cette ville est située dans l’état qui, selon le dernier recensement, présente le taux le moins élevé de population noire1. Expliquer l’utilisation de ce terme exige de penser aussi bien les notions de « blancheur » et de « racialisation » que la manière dont la « couleur » opère dans le cadre des relations transnationales à Fortaleza. Or, je parle de blancheur en référence à quelque chose qui dépasse largement la couleur de la peau, selon la pensée de Bell Hooks (1990) et conteste ouvertement la liaison exclusive de la race à l’Autre non blanc. Il s’agit de considérer la blancheur comme concept sous–jacent au racisme, à la colonisation et à l’impérialisme culturel. Quant à la « racialisation », cette notion, utilisée au début des années 1960 par Fanon (1979), a été redéfinie dans le cadre des discussions contemporaines sur les contacts transnationaux et multiculturels associés à la mondialisation. Parmi ces perspectives, on compte les approches féministes qui, intéressées à comprendre l’imbrication entre genre et d’autres catégories de différenciation, attribuent une place de choix à la « race ». Cependant, le concept de « race », qui a un statut ambigu dans les courants anthropologiques (Fry, 95-96 ; Cowlishaw 2000), est loin d’être toujours clairement délimité dans les approches féministes qui l’adoptent (Anthias et Yuval Davis : 1993) Mais, le fait qu’il n’y ait même pas d’accord quant au statut conceptuel de cette catégorie (Moore, 1994 ; Haraway, 1991) n’empêche pas que, entre ces lignes de pensée, il existe des convergences quant à la conception de la racialisation en tant 1 En 2000, selon le recensement de l’IBGE, ce taux était de 3,32 %, alors que Pernambouc présentait 4,94 % et Salvador 13,1 %. Il est important de souligner que, toujours selon les données de ce recensement, la population « métisse » de ces trois états présente des niveaux assez proches : Ceará : 59,12 % ; Pernambouc : 53,31 % ; et Bahia : 61,93 %. Géographie mutantes 131 qu’allusion à la manière complexe dont les inégalités opèrent et dont des groupes corporellement marqués sont exclus. C’est dans ce sens que j’utilise ce terme ici, sans toutefois oublier que la couleur est également présente dans la supériorité concédée à certains groupes dans ces processus d’exclusion. Quand je dis que la « couleur », indissociablement liée à la nationalité, est associée aux masculinités les plus valorisées, je fais référence à l’invariable marque de « blancheur » dans ces manières d’être homme. Dans des attitudes où le tempérament marque le corps, qui est évalué au travers de critères esthétiques, les traits distinctifs des masculinités les plus appréciées sont toujours liés à une beauté qui contraste avec la laideur attribuée aux locaux. Et je pense à des critères esthétiques comme jugements de beauté et de goût (Overing, 1996), indissociables d’un processus d’éducation des sens dans lequel les qualités sont incorporées à des systèmes de signification au travers desquels s’évaluent les propriétés des choses (Morphy, 1996). Comme le dit l’une de nos interlocutrices : « Les hommes d’ici, pour la plupart, sont plus petits, avec la tête comme ça, la forme de leur tête est plus arrondie et ils sont ventrus, négligés... L’homme [pauvre] du Ceará est si laid que ça fait mal aux yeux de le regarder. Laid, la tête grande, aplatie, il a un [aspect] grisâtre parce que le soleil est très intense ; et il est très ignorant ». L’esthétisation des hommes « du dehors » n’obéit pas à des normes corporelles précisément fixées. La beauté attribuée aux étrangers synthétise des attributs retrouvés chez des hommes jeunes ou pas si jeunes, chauves ou chevelus. La serveuse de la boîte décrit ainsi l’un de ses amoureux étrangers : « [Il] a 1,80 m, il est très grand, peut–être 1,90 m. Il est chauve, environ 38 ans. Il a les yeux bleus de la couleur de la mer. Il est beau et très câlin ». Cette beauté, qui exprime des critères instaurés par la hiérarchisation des masculinités, est associée à la blancheur, qui s’exprime en traits phénotypiques : la couleur de la peau, des cheveux, des yeux. Mais cette esthétisation, liée aux Européens et renvoyant à la position géopolitique des pays, met en jeu des aspects qui vont au–delà de ces traits. Dans cette optique, l’un des critères centraux guidant une fille qui fait des « programmes » pour sélectionner ses « amoureux », de préférence des Italiens à la peau brune, très bronzés, prend tout son sens : « Je les aime grands, blonds, bien blancs. Il faut qu’ils soient blancs ! » De manière semblable, la lecture des féminités locales réalisée par ces étrangers est marquée par la « couleur ». Une couleur d’ailleurs « brune », opposée à la blancheur associée aux 132 Adriana PISCITELLI habitant(e)s d’Europe et qui synthétise l’imbrication de différenciations retrouvées chez les femmes locales. Néanmoins, si la « blancheur » marque les types de masculinité positivement évalués, le fait d’avoir la peau brune, important dans la sexualisation des personnes locales, les infériorise, en les racialisant. Et sur ce point, il convient d’observer que les comparaisons entre masculinités établies par les femmes enquêtées ne cherchent pas seulement à affirmer la supériorité d’un type de masculinité « civilisé » et « adouci » mais encore, et surtout, à affirmer la valeur supérieure des manières d’être homme, européennes et blanches. Quand ils parlent des filles à la peau brune, les étrangers ont très souvent recours à la couleur dans des termes descriptifs : elles ont une peau qui n’est ni blanche ni noire. Dans ces termes, où avoir la peau brune renvoie á une certaine tonalité, il ne suffit pas d’être bronzée. Cherchant à décrire cette couleur, l’un des interlocuteurs italiens fait allusion, en gestes, à la forme de la bouche et du nez. Au contraire de ce qui semble être le cas dans d’autres contextes de tourisme sexuel au Brésil, comme à Salvador ou à Recife, où les touristes étrangers cherchent des filles à la peau brune et des noires (Carpazoo, 1994 ; Dias Filho, 1998), à Fortaleza, les « noires, noires » sont rejetées par les étrangers de diverses nationalités. Comme le dit un touriste portugais à la recherche de sexe : « J’aime les Brésiliennes, mais les Brésiliennes à la peau brune, et même les mulâtres, mais pas les noires, jamais, je suis un peu raciste ». Un résident italien s’exprime dans des termes semblables : « La fille à la peau brune est la meilleure femme, mais à vrai dire, la femme noire, noire, non.». Ces impressions marquent les filles locales qui établissent des relations avec les étrangers. L’une d’entre–elles, 33 ans, mère de trois filles, pour qui un « programme » hebdomadaire sur la plage d’Iracema équivaut à la moitié de son revenu familial mensuel, affirme, en référence aux « clients » internationaux : « Ils ne veulent pas celles... qui ont des cheveux abominables. Quand elles ont des cheveux abominables, ils pensent que c’est des Noires. Elles peuvent être foncées, mais pas trop, et si elles ont les cheveux lisses, pour eux ça suffit... » Kamala Kempadoo (2000) insiste sur les manières dont l’exotisme est présent dans les processus contemporains qui, liés aux mouvements économiques et culturels mondialisants, jouent dans les attitudes de domination et d’exploitation. Selon elle, cette forme différenciée de racisme, tout en alimentant l’illusion d’admiration et d’attraction pour l’autre, n’en infériorise pas moins l’altérité. En référence aux Antilles, Kempadoo signale que, dans le passé, ces processus auraient été particulièrement centrés sur la sexualité des mulâtres. Au tournant du siècle, la mise Géographie mutantes 133 à jour de ces processus aurait élargi l’éventail de sexualités racialisées, dominées et exploitées, y compris celles incarnées par des personnes à la peau claire et aux cheveux « soyeux ». Les impressions des étrangers à la recherche de sexe à Fortaleza s’accordent pour inférioriser, à travers la consommation, la sexualité brésilienne. L’exotique, délimité par l’intersection entre « couleur » et sexualité participe à ce jeu de subordination. Mais, au travers de la couleur, ces étrangers établissent des limites dans les espaces d’exotisme où ils sont disposés à circuler. Le rejet des noires étonne si l’on tient compte des idées reçues sur les préférences des touristes sexuels au Brésil. Toutefois, il n’est pas étrange si l’on envisage le tourisme sexuel international sur le plan mondial. O´Connell Davidson et Sanchez Taylor (1999) affirment que certains touristes sexuels des Antilles, imaginant les femmes noires comme incarnation de tout ce qui est bas et licencieux, considèrent ces femmes comme des partenaires appropriées pour un sexe dégradant, pour des rencontres brèves et anonymes. Les femmes recherchées pour des relations à long terme et/ou des relations sexuelles commerciales presque romantiques auraient la peau relativement claire et les cheveux lisses. Si les étrangers rencontrés à Fortaleza s’accordent amplement pour ce qui est de l’exclusion des noires, ils n’en racialisent pas moins les femmes qu’ils choisissent. Pour eux, la couleur est également utilisée en termes de catégories, c’est–à–dire en termes qui, plus qu’ils ne décrivent, comme ils possèdent une autonomie par rapport aux signes corporels, renvoient à une classification (Kofes, 1976). Pour ces visiteurs étrangers, y compris quelques Latino–Américains, la couleur brune est intimement liée au Brésil et associée à la « meilleure femme », à la plus « fougueuse ». Comme le dit Argentin à la recherche de sexe : « Les filles à la peau brune sont plus fougueuses. Elles en veulent plus et ont une autre mobilité dans un lit. Et elles s’offrent par là… en d’autres positions… pour parler crûment, elles offrent leur cul. Les femmes argentines voient les choses différemment »1. Ainsi, les femmes autochtones, hors le tons spécifique de leur peau, rentrent dans une classification qui traverse les différentes classe sociales et sexualise des femmes, qu’elles soient ou non liées à la prostitution. Elles sont considérées comme « des filles à la peau brune » et incarnent l’intense charge sensuelle associée à cette couleur. Or, les ambivalences traversant l’appréciation de cette couleur sont en relation avec les attitudes d’esthétisation qui, associées aux féminités, situent la « beauté » attribuée aux Brésiliennes dans une position relativement Las morenitas son más fogosas. Quieren más veces, tienen otra mobilidad en la cama, se prestan, por ahí, para otras posiciones, hablando mal y pronto, el culo. La mujer argentina, no lo encara de esa manera. 1 134 Adriana PISCITELLI inférieure. Cette attitude se retrouve chez des hommes de différentes nationalités (à l’exception des touristes états–uniens à la recherche de sexe et d’un résident hollandais, qui font partie de ceux qui ont les revenus et la scolarité les plus élevés). Des visiteurs italiens, enchantés par la sensualité des habitantes de l’état du Ceará, expriment ouvertement la supériorité esthétique de leurs compatriotes. L’un d’eux m’explique : « Les Italiennes sont plus belles, mais elles sont pas pour moi. Elles me plaisent. C’est moi qui leur plaît pas. C’est vrai »1. Les interlocuteurs argentins, bien qu’ils soient localisés, comme les Brésiliens, dans le Sud, manifestent des impressions analogues : « Les Brésiliennes sont plus appétissantes. Je crois que si les femmes argentines étaient comme les Brésiliennes, ça serait les meilleures du monde. Parce que les Argentines sont plus belles.. ».2 Synthétisant les valorisations qui traversent cet univers, l’esthétisation reproduit les relations inégales qu’il présente. La beauté associée à la blancheur et intimement liée à la position géopolitique marque les types de masculinité les plus valorisés incarnés par les étrangers aux nationalités les plus appréciées. Au contraire, l’esthétisation des Brésiliennes, racialisées, exprime la place inférieure qui leur est attribuée : certaines sont considérées comme l’incarnation de la plus pure sensualité ; d’autres sont (presque) complètement rejetées. Les filles des classes populaires qui « fréquentent » des étrangers sont tout à fait conscientes des attributs qui leur sont octroyés par les visiteurs internationaux : « Ce qu’ils aiment en moi ? Ma couleur. Toujours, tous ceux qui me connaissent disent toujours qu’ils aiment beaucoup ma couleur, vous savez ? Parce que j’ai la peau brune, les cheveux frisés, et que je suis sympathique, câline, je suis très naturelle, authentique, c’est ce qu’ils me disent toujours... » Dans ce contexte, la sexualisation/racialisation des femmes autochtones n’est pas du ressort exclusif des étrangers. Elle est également mise en œuvre par les personnes locales. Néanmoins, alors que, dans la perspective des visiteurs internationaux, cette posture traversée d’ambivalences marque, au sens large, toutes les Brésiliennes, dans celle des autochtones, elle 1 Le italiane sono piú bele, má, non para mim. Gosto delas. É elas que non gostam de mim. É verdade. Son más gustosas las brasileñas. Yo creo que si la mujer argentina fuera como la brasileña sería la mejor mujer del mundo. Porque las argentinas son más lindas. 2 Géographie mutantes 135 affecte les femmes autochtones considérées plus foncées et celles de toutes les tonalités qui accompagnent des étrangers. CONCLUSION Dans cet univers, les conceptions et pratiques associées à la sexualité acquièrent un sens dans le cadre de hiérarchisations étroitement liées à la position géopolitique des nationalités en jeu. Si la sexualité constitue l’un des territoires de dispute liés au nouvel ordre mondial, l’analyse du tourisme sexuel de « classe moyenne », à Fortaleza montre que, dans ce contexte, l’importance cruciale de la position géopolitique relativise celle de la classe. Toutes proportions gardées, celle–ci se dilue face à la nationalité. Et, dans ce cadre, le genre et la race « agissent » comme des opérateurs métaphoriques du pouvoir économique et culturel inhérent à ces relations transnationales. Ces deux catégories prennent une part active dans les conceptualisations au travers desquelles les autochtones sont infériorisé(e)s et les étrangers privilégiés. Ces conceptions s’expriment soit au travers de constructions de genre soit par des constructions liées à la « couleur ». Autrement dit, des conceptualisations créées à l’intersection entre genre et nationalité ou entre « couleur » et nationalité sont tour à tour mises en œuvre dans la sexualisation et la dévalorisation des femmes autochtones et dans l’appréciation positive des visiteurs internationaux. Ce jeu délimite des types de sexualité et de féminité spécifiques qui peuvent expliquer la (récente) insertion du Brésil dans le circuit de tourisme sexuel mondial et le privilège croissant accordé par des voyageurs à la recherche de sexe dans cette région. Selon des études sur le tourisme sexuel en Asie du Sud–est et en Asie orientale, dans les années 1950 et 1960 les femmes de ces pays ont représenté un idéal de marchandise érotique de par leur promiscuité et passivité (Mullings, 1999). Ces régions, néanmoins, auraient atteint leur point de saturation dans la mesure où l’impressionnante affluence de voyageurs a rendu ces paysages sexuels moins authentiques, moins réels et, donc, moins désirables. Si l’on tient compte de ces réflexions, il est possible d’affirmer que, dans la demande d’expériences de voyage ayant une « valeur » plus élevée sur le marché international du sexe, le Nordeste du Brésil surgit comme une nouvelle destination marquée par une singulière combinaison entre une soi–disant authenticité, l’attribution d’une immense disposition au sexe et une soumission, bien différente de la passivité associée aux Asiatiques, perçue comme joyeuse et « active ». Les conceptions mises en œuvre dans l’univers considéré renvoient sans aucun doute à la suprématie masculine et blanche. La valorisation de ces étrangers par les jeunes femmes locales 136 Adriana PISCITELLI met toutefois en jeu des conceptualisations liées à des manières d’être homme qui ne sont pas en accord avec les images stéréotypées d’hyper–masculinité souvent associées aux voyageurs à la recherche de sexe. Il est clair que les constructions de ces filles relèvent de la manière dont les normes de genre locales, imbriquées avec les barrières de classes et de races, influent sur leurs chances de travail et d’obtention de revenu et sur leur prise de position dans leurs relations aux hommes « du terroir ». Dans la lecture de ces femmes autochtones, la perception de la supériorité économique et politique des nationalités les plus appréciées s’exprime en des conceptions idéalisées de manières d’être homme qui, racialisées et esthétisées, peuvent être relativement désexualisées, mais sont invariablement marquées par le romantisme, le respect et l’égalitarisme. Ces dernières, dans le langage qu’elles utilisent pour faire allusion aux inégalités dans lesquelles elles sont plongées et à l’espoir d’un futur meilleur, de préférence dans les pays do Nord, apparaissent précisément en tant qu’attributs considérés comme inexistants dans les masculinités locales. (Traduit du brésilien par Alain François) RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ALTMAN, Denis (2001) : Global Sex, The University of Chicago Press. YUVAL–DAVIS, Nira (1993) : Racialized Boundaries. Race, nation, gender, colour and class and the anti–racist struggle, Londres, ed. Routledge. 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Je remercie en outre Albertina de Oliveira Costa, Ana Maria Medeiros da Fonseca, Maria Cardeira, Antônia Lima, Antônio Jonas Dias Filho, Flávio Pierucci, Kamala Kempadoo, Maria Filomena Gregori, Maria Luiza Heilborn, Mariza Corrêa, Mary Castro, Monica Tarducci, Sérgio Carrara, Marilia Pinto de Carvalho, Suely Kofes et Verena Stolcke pour leurs commentaires sur les points développés ici et mes collègues du PRODIR et de Bellagio Residency (nov/déc 2003) pour avoir soutenu le développement de ce projet.