CD23 Cantates pour le lundi de Pentecôte Holy Trinity, Long
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CD23 Cantates pour le lundi de Pentecôte Holy Trinity, Long
CD23 Cantates pour le lundi de Pentecôte Holy Trinity, Long Melford Cela me surprend toujours de voir combien les érudits peuvent s’offusquer des emprunts que Bach fit à sa propre musique, comme si cette pratique était foncièrement dévalorisante. En la matière, Haendel et son habitude d’emprunter des thèmes à d’autres compositeurs, comme point de départ, lorsque sa muse se refusait à coopérer, semblerait devoir constituer une cible bien plus satisfaisante. Il se trouve que les trois Cantates de Bach pour le lundi de Pentecôte qui nous sont parvenues ont toutes pour origine, à des degrés divers, des oeuvres de musique profane composées quelques années plus tôt pour les cours de Weimar et de Cöthen – et elles n’en sont pas pour autant de moindre qualité. Tout en veillant, sur le plan théologique, à mettre l’accent sur la disparité fondamentale entre Dieu et le genre humain, particulièrement en cette époque de l’année liturgique où il est question du miracle faisant que Dieu a choisi le coeur de l’homme pour y établir Sa demeure, Bach pouvait rendre hommage à un prince ou à Dieu de manière, pour l’essentiel, identique. La musique – sa musique – était là pour faire le lien entre gloire terrestre et gloire divine. Chaque souverain exerçait une autorité incontestée dans sa propre sphère. C’était là un principe fondamental du luthéranisme, l’un de ceux auxquels Bach, dont la nomination au poste de Thomascantor à Leipzig avait tenu principalement à l’intervention du parti absolutiste au sein du conseil municipal, souscrivait volontiers. C’est ainsi qu’une cantate d’anniversaire composée en 1717 en l’honneur de son prince, bien disposé envers la musique, Leopold d’Anhalt-Cöthen, fut donnée à Leipzig telle une cantate d’église, très probablement le 29 mai 1724, moyennant un minimum de retouches et de complications. Hélas !, ni partition d’ensemble ni parties séparées de la Cantate Erhöhtes Fleisch und Blut (« Chair et Sang suprêmes »), BWV 173, n’ont survécu ; on peut d’ailleurs se demander si, à l’instar de la BWV 59, elle ne fut pas assemblée avant l’arrivée de Bach à Leipzig, dans l’éventualité d’une exécution pour les fêtes de Pentecôte 1723, les voix solistes se limitant au soprano et à la basse – tout comme dans son modèle profane (BWV 173a) et, de fait, la BWV 59. La version que nous avons donnée s’appuie sur la belle copie que Bach fit réaliser lors d’une reprise (vers 1728). Les voix solistes sont désormais au nombre de quatre cependant que le duo final, augmenté, prend la forme d’un choeur (n°6). On se range aisément à l’avis de Bach pour qui une musique de cette qualité, même de circonstance, était trop belle pour être rejetée, surtout quand, la pression se faisant sentir, une nouvelle cantate était requise pour alimenter les trois jours consécutifs de célébration de la Pentecôte. Comme souvent avec la musique composée par Bach à Cöthen, quatre des six mouvements s’inspirent ou émanent de la danse, les deux autres (les récitatifs n°1 & 5) étant adaptés, peut-être par Bach lui-même, de vers d’une régularité de structure faisant douter qu’ils aient été écrits dès l’origine pour des récitatifs. Prenant appui sur l’Évangile du jour (Jean, 3, 16-21), qui débute sur les mots « Car Dieu a tant aimé le monde », Bach transforme le « très illustre Leopold » (« Durchlauchtster Leopold ») en « Chair et Sang suprêmes » (« Erhöhtes Fleisch und Blut »), conservant le mètre tout en modifiant de façon substantielle la ligne mélodique, changements qu’il inséra dans sa vieille partition. Pour le reste, sa tâche était beaucoup plus simple : il suffisait de supprimer la référence à Leopold et de suggérer divers renvois à l’Épître (Actes des Apôtres, 10, 42-48), la descente de l’Esprit saint sur les Gentils et la gratitude en résultant (dans les n°2, 3 & 6). Sa modification la plus habile et la plus radicale intervient dans le duo (n°4), l’allusion au « manteau pourpre » de Leopold, à l’abri duquel les citoyens trouvent « la joie après le tourment », cédant la place à « Car Dieu a tant aimé le monde », les deux textes culminant de façon tout aussi appropriée dans les paroles « [afin que nous puissions] jouir de ses dons de grâce / qui telles d’opulentes rivières se répandent ». C’est le mouvement le plus original de la Cantate, un menuet en sol majeur pour cordes, en noires et d’apparence bien innocente, fournissant un thème de basse (strophe 1) avant de moduler, en croches, et de s’élever, suivant le cercle des quintes, jusqu’à ré majeur – et d’intégrer au passage une paire de flûtes tout en remplaçant en route la basse par le soprano (strophe 2) –, pour finalement s’épanouir en un moto perpetuo en doubles croches des premiers violons et se fixer sur la majeur dans le duo final. Le choeur de conclusion est lui aussi un menuet, bien que de caractère très différent, le nombre des parties vocales passant de deux à quatre. Un an plus tard, Bach se tourna de nouveau vers Christiane Mariane von Ziegler, à laquelle il avait peut-être commandé neuf textes, en 1724, sans pouvoir les mettre tous en musique à temps, compte tenu des efforts gigantesques et imprévus imposés par l’achèvement, pour le Vendredi saint de cette même année, de la Passion selon saint Jean. Il était désormais en mesure de mener à terme un ambitieux projet pour les dimanches conduisant à la Trinité, sur la base de motifs bibliques et en faisant intervenir l’Évangile de Jean. Ses adaptations des paroles de Jean sont toujours pleines d’à propos, ce dont le choeur final de la Cantate Also hat Gott die Welt geliebt (« Ainsi Dieu a tant aimé le monde [qu’il nous a donné son Fils] »), BWV 68, donne un remarquable exemple lorsque, en lieu et place d’un choral,�Jean formule le choix effrayant entre le salut et le jugement en cette vie : « Qui croit en lui n’est pas jugé, mais qui ne croit pas en lui est déjà jugé » (Jean 3, 18). L’adaptation de Bach est tout aussi exempte de compromis : une double fugue dont les deux sujets décrivent les deux possibilités, avec doublure des voix par des cuivres archaïques – un cornetto et trois trombones. L’élaboration contrapuntique est toute d’énergie disciplinée et d’inventivité, mais la manière dont elle s’achève semble destinée à produire sur l’assemblée un choc éloquent. Brusquement, il affecte au premier sujet un nouveau texte – « car il n’a pas cru dans le nom du Fils unique de Dieu » –, une fois forte, l’autre piano. Si le deuxième jour de Pentecôte était un temps de réjouissances célébrant le réconfort apporté par l’Esprit saint (thème conducteur des mouvements antérieurs de la Cantate), Bach, en postulant cette partition implacable du monde entre croyants et sceptiques, n’en donne pas moins à l’assemblée matière à réflexion. Débutant sur cet incisif adage biblique et finissant sur le choral lyrique et mélancolique qui en constitue le premier mouvement, il semble presque que cette Cantate ait été composée à rebours. Sa structure tonale trace un arc s’élevant par intervalles de tierce sur l’ensemble de ses quatre premiers mouvements – ré mineur, fa majeur, la mineur, ut majeur – avant de revenir vers ré mineur. Sur le papier, le choral d’introduction de Bach paraît d’une trompeuse simplicité – il faut toutefois en saisir rythmiquement le flux et le reflux, veiller tant à l’articulation du rythme bien scandé de sicilienne qu’aux questions d’équilibre : la ligne de soprano est d’autant plus inconfortable qu’elle est souvent basse, même doublée, comme ici, d’un cornetto, afin d’aider l’hymne de Vopelius, refaçonnée et embellie par Bach, à s’élever au-dessus de la trame lyrique dans laquelle elle s’insère. Les contributions poétiques de Ziegler durent être retravaillées en fonction de deux mouvements préexistants (n°2 & 4), tous deux de caractère festif, repris et soigneusement adaptés par Bach de sa « Cantate de la chasse » (BWV 208), composée à Weimar pour l’anniversaire du duc de Saxe-Weissenfels. Vient tout d’abord ce vieux cheval de bataille qu’est l’air de soprano Mein gläubiges Herze, certainement l’une des manifestations de joie mélodique et de gaieté les plus rafraîchissantes et les plus spontanées qui soient chez Bach. Dans sa forme originale profane, la basse, bondissante et respirant la danse, suggère l’annuelle transhumance, les moutons gambadant tandis qu’ils retrouvent la pâture. Dans la magnifique église paroissiale de Long Melford, édifiée grâce aux importants bénéfices du commerce médiéval de la laine, je me suis souvenu des paroles originales : « tandis que les troupeaux riches en laine / à travers les champs alentour si prisés / dans la joie au pâturage sont menés ». La ligne du continuo est maintenant confiée à un violoncello piccolo à cinq cordes, instrument que Bach associe souvent, en ce temps de l’année liturgique, à la présence de Jésus dans le monde physique – sa seconde incarnation, pour ainsi dire, dans le coeur du croyant. Sur la dernière page du manuscrit, Bach a ajouté une coda instrumentale – le violoncelle et son continuo étant augmentés d’un hautbois et d’un violon –, laquelle équivaut en durée aux trois quarts du reste, comme si les paroles des chanteurs étaient inappropriées pour exprimer la joie intense ressentie à l’approche de l’Esprit saint. Dans le deuxième air, Bach réussit à adapter le texte de Ziegler, paraphrase du verset 17 de Jean, à la musique qu’il avait précédemment confiée à Pan, dieu des bois et des bergers, qui « rend le pays si joyeux / que forêt et champ et toutes choses vivent et rient ! ». Dans la présence, conservée, d’un trio de hautbois pastoraux réside la clef de ce processus de greffe par lequel Bach extériorise le message de joie tenant à la présence de Jésus sur terre. Les raisons pour lesquelles Bach fit appel, tout en le développant, au premier mouvement de son troisième Concerto brandebourgeois comme prélude à sa dernière Cantate pour le lundi de Pentecôte n’a rien à voir avec un quelconque manque de temps. Lorsqu’en 1729 il prit la direction du Collegium Musicum, sans doute entendait-il se libérer de la fastidieuse hiérarchie du système scolaire de Saint-Thomas, source de tant de tourments au cours des six années écoulées. Disposant dès lors d’un ensemble d’instrumentistes qualifiés non soumis aux règlements de la municipalité, on comprend que Bach ait désiré montrer ce dont il était capable – pas seulement le mercredi après-midi dans les jardins du café Zimmermann, mais aussi, un dimanche matin, dans le principal lieu de rencontre de la cité et sur son propre terrain : la Thomaskirche. Sa Cantate Ich liebe den Höchsten (« J’aime le TrèsHaut »), BWV 174, repose sur un texte issu du cycle de Picander (1728). Il semble avoir donné pour instruction au copiste de transférer les parties originales du Brandebourgeois pour neuf instruments à cordes solistes (violons, altos et violoncelles par trois) dans la nouvelle partition. Elles y prirent la forme d’un concertino dialoguant avec un ripieno, indépendant et flambant neuf, constitué de deux cors et de trois hautbois doublés de quatre parties de cordes – le tout directement composé et inséré dans la partition. Avec seulement un instrument par partie et l’adjonction d’un violone, d’un basson et d’un clavier de continuo, il se retrouvait soudain à la tête d’une formation de plus de vingt instrumentistes – phalange pouvant difficilement passer inaperçue et donnant une force et un éclat inédits au mouvement original du Concerto, dont les couleurs et les rythmes étaient plus acérés que jamais. Quelle merveilleuse manière d’ouvrir les célébrations de ce lundi de Pentecôte ! Le plus extraordinaire est que Bach réussit à contrebalancer cette impressionnante ouverture par un air de dimensions (presque) équivalentes, pièce chaleureuse et pastorale d’une non moins impressionnante sérénité pour alto et deux hautbois, dans laquelle il comprime son matériau d’une manière normalement associée à Beethoven. La triple division des cordes supérieures du Concerto brandebourgeois initial est ici conservée dans l’accompagnement du récitatif de ténor (n°3) et dans le second air, dévolu à la basse, lequel conforte l’ancrage de la foi en des termes bien sentis : ainsi est-il dans le pouvoir de chacun de « se saisir », de « s’emparer » du salut. Il semble que seul un choral concentrant toute la puissance émotionnelle du Herzlich lieb hab ich dich, o Herr de Martin Schalling (1569), lequel referme la Passion selon saint Jean de façon si émouvante, pouvait conclure cette remarquable Cantate, sanctionnant ainsi l’affranchissement de Bach des contraintes que lui-même s’était imposées avec la composition d’une cantate hebdomadaire. © John Eliot Gardiner, 2006 d’après le journal tenu durant le « Bach Cantata Pilgrimage » Traduction : Michel Roubinet