1 L`action syndicale dans l`intérim face au risque de l

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1 L`action syndicale dans l`intérim face au risque de l
L’action syndicale dans l’intérim face au risque de l’instrumentalisation
par les entreprises de travail temporaire (ETT)
L’intérim présente un double défi pour le syndicalisme : d’une part, parce que son existence même
heurte la logique syndicale dans la mesure où le travail temporaire (TT) constitue un archétype de
l’emploi précaire ; d’autre part, parce que l’intervention syndicale y est rendue très difficile par la
dichotomie entre la relation d’emploi (reliant les intérimaires à leur agence d’intérim) et la relation
de travail (que ces mêmes intérimaires entretiennent avec « l’entreprise utilisatrice » où la force de
travail est mise en œuvre). De fait, la syndicalisation est très faible : il y a 1 000 à 2 000 intérimaires
syndiqués1, soit moins de 1 ‰ des 2 000 000 de salariés passant chaque année par le travail
temporaire. Pourtant les organisations syndicales ne se désintéressent pas de l’intérim : les syndicats
agissent, négocient et ont obtenu des résultats non négligeables dans cette branche !
Cela tient d’abord au fait que le syndicalisme reste un acteur incontournable de notre espace social
avec lequel le patronat du TT comme celui des autres branches doit compter. Cela s’explique
ensuite et surtout par le fait que les ETT et les organisations patronales2 ont utilisé le partenariat
avec les syndicats comme un moyen de conquérir une reconnaissance légale et sociale. Ceux-ci sont
entrés dans ce jeu pour exister (y compris en faisant des adhésions) et pour doter les intérimaires de
droits sociaux spécifiques. Sous des formes différentes, les principales confédérations ont construit
des syndicats d’intérimaires même si les sections syndicales des entreprises utilisatrices (EU)
restent censées prendre en compte les problèmes des intérimaires qui y travaillent.
1. Le rôle des syndicats dans l’institutionnalisation du TT
Apparu en France sous sa forme actuelle dans les années 1950, l’intérim s’est développé en marge
de la loi et face à une hostilité syndicale croissante. Au plan légal, la question débattue, notamment
dans les années 1960, est de savoir s’il faut considérer les ETT comme des bureaux de placement
payants (dont la Convention 96 du BIT3 recommande la suppression) et si elles pratiquent du
marchandage défini comme une « opération à but lucratif de fourniture de main-d’œuvre » et
considéré en France comme un délit quand il a « pour effet de causer un préjudice au salarié qu’elle
concerne ou d’éluder l’application des dispositions de la loi » (Art. L. 125 du Code du travail).
L’hostilité des syndicats est ancienne : « Accusés de se comporter en marchands d’hommes et,
éventuellement, en briseurs de grève, les bureaux de placement qui pouvaient exister font l’objet
d’une condamnation par le mouvement ouvrier naissant qui, en même temps qu’il met en place des
bourses du travail dont une des fonctions sera d’assurer le placement des travailleurs, appuie l’idée
d’un service public de l’emploi. C’est ainsi qu’en France, en 1848, la commission du Luxembourg
dont la présidence avait été confiée à Louis Blanc recommandait simultanément la réduction de la
durée du travail, l’abolition du marchandage et l’organisation des bureaux de placement » (Caire,
Kartchevsky, 2000). L’insécurité statutaire et salariale marquant l’emploi intérimaire a actualisé les
bases du combat syndical contre l’emploi intérimaire.
Face à l’alternative – au moins théorique – entre interdiction et réglementation de l’intérim, les ETT
agissent dès les années 1960 pour conquérir la reconnaissance de leur rôle économique et de leur
acceptabilité sociale. Elles utilisent différents moyens, y compris un partenariat avec les syndicats.
Tout en revendiquant sa suppression, ceux-ci souhaitent que l’intérim soit réglementé pour réduire
les nombreux abus auxquels il donne lieu. Les pouvoirs publics d’abord pris de court par la montée
du TT vont finalement opter pour une réglementation par la loi. Une triple volonté de normalisation
côté patronal, de réglementation côté syndical et de contrôle côté gouvernemental a ainsi conduit à
modifier tant le contexte légal que l’image sociale du TT.
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Selon les chiffres approximatifs que donnent, avec réserve, les responsables syndicaux que nous avons rencontrés.
Jusqu’à la création, en 1998, du Syndicat des entreprises de travail temporaire (le SETT), le patronat du TT n’a pas eu
de structure unifiée. Ainsi de 1978 à 1998, il était représenté par deux organisations rivales, le PROMATT et l’UNETT.
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Signée par la France, cette Convention adoptée en 1949 est entrée en vigueur en 1951. Après de longs débats, le BIT a
admis dans sa Convention 181 de 1997, l’activité d’ « agences d’emploi privées », au rang desquelles figurent les ETT.
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1
Un événement essentiel se produit en 1969 : Manpower et la CGT signent un accord d’entreprise.
Pour la première fois en France, des partenaires sociaux du TT se reconnaissent mutuellement et
signent un compromis. En fait, des négociations entre le SNETT (Syndicat national des entreprises
de travail temporaire) et des partenaires syndicaux traînaient en longueur au moment où intervient
cette signature qui entraîne l’exclusion du SNETT de Manpower (à l’initiative de ses principaux
concurrents). Cet accord qui stipule que le TT « répond à un besoin limité mais certain de la société
contemporaine4 » a une dimension symbolique très importante. Le syndicalisme reconnaît une
légitimité aux ETT qui sont ainsi promues au rang d’employeurs « fréquentables ». Même si le
combat syndical promet d’être ardu, le refus de l’intérim va progressivement laisser la place à une
lutte revendicative pour l’amélioration et le respect de ses règles d’utilisation. Le fait que la CGT, la
principale centrale et la plus « anticapitaliste », signe cet accord signifiait que « le mouvement
ouvrier » acceptait l’existence du TT. Par la suite, la CGT signera très peu d’accords de branche
tout en participant aux négociations et en siégeant dans les organismes paritaires. Du côté patronal
aussi, cet accord fait date puisqu’un des « grands » du TT admet le syndicalisme dans ce cadre
d’emploi. Même si ses concurrents contestent les modalités de la démarche de Manpower, la porte
est clairement ouverte à la reconnaissance et à l’exercice de droits syndicaux « normaux ».
L’appel au législateur est une originalité notable de ce texte : « les deux parties […] souhaitent que
les mesures qu’elles ont décidées en commun et qui sont consignées dans l’accord […] constituent
une première contribution à la mise en œuvre d’une réglementation précise du travail temporaire5. »
Le pouvoir politique s’est engouffré dans cette brèche pour légiférer. Fortement inspirée de l’accord
CGT/Manpower, la loi du 3 janvier 1972 encadre l’activité du TT, fixe des obligations aux ETT et
précise les droits des intérimaires. Comme l’indiquait le rapporteur de la Commission des Affaires
sociales du Sénat, M. J. Granier, cette loi visait : « deux objectifs simultanés : la définition d’une
activité et la prohibition de ses abus. Or, chacun de ces objectifs nécessite, pour être poursuivi, que
l’autre soit atteint : comment définir une profession si l’on ne sait où situer la frontière du légal et
de l’illégal et comment tracer cette frontière si l’on ignore où commence et où finit la profession5? »
À cette occasion, la loi suit l’évolution des pratiques sociales et institue des règles à partir d’un
accord entre partenaires sociaux. Le syndicalisme, la CGT en l’occurrence, a donc joué un rôle très
important dans la réglementation du TT. La CGT a marqué des points substantiels : le recours au
TT est limité dans le temps et autorisé dans certains cas précisément énumérés, les contrats doivent
être écrits, les intérimaires ont droit à une prime de précarité et une prime de congés payés, leurs
droits syndicaux sont reconnus… En échange, les ETT ont obtenu une reconnaissance vitale pour
poursuivre leur essor. Même sans cet accord, une légalisation du TT serait probablement intervenue
un jour ou l’autre, mais elle aurait sans doute apporté moins de droits aux salariés et moins de
« paix sociale » aux ETT.
Devenus partenaires du patronat de l’intérim, les syndicats n’ont pourtant pas renoncé à revendiquer
l’interdiction du TT qu’ils espéraient obtenir d’un futur gouvernement de Gauche6. L’arrivée de la
Gauche au pouvoir était très crainte par les ETT qui furent soulagées de constater que, même si elle
a durci quelques éléments de la réglementation, l’ordonnance de 1982 a définitivement mis fin au
risque (réel ou non, mais effectivement ressenti) d’interdiction du TT. La légalité reconnue par la
loi de 1972 a été confirmée. Une nouvelle phase de légitimation et d’extension a alors commencé.
L’opposition de principe entre ETT et syndicats est devenue largement formelle puisqu’il n’y avait
plus d’espoir ou de risque, selon le point de vue, que l’intérim soit déclaré illégal par quelque
gouvernement que ce soit.
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Liaisons sociales, [1975], p. 61.
Liaisons sociales, [1975], p. 8.
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Selon le Programme commun de gouvernement : « Le monopole public de l’embauche sera effectivement appliqué. Il
sera par ailleurs étendu aux travailleurs temporaires. L’activité des entreprises de travail temporaire sera interdite. »
(Programme commun de la gauche, [1972], p. 66). Dans ses propositions de réactualisation de ce même programme, le
PS réitérait : « L’activité des entreprises de travail temporaire doit être interdite » (Projet socialiste pour la France des
années 80, Club socialiste du Livre, 1980, p. 227). Pour la Gauche d’alors, l’ANPE devait reprendre l’activité des ETT.
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2. Les ETT à l’initiative d’un partenariat social actif
Depuis que la loi a reconnu, comme elles le souhaitaient, leur existence sans trop compliquer leur
fonctionnement, les ETT poursuivent un intense travail de lobbying à Paris comme à Bruxelles afin
d’assouplir au maximum les législations7 les concernant. Parallèlement, elles cherchent à améliorer
leur image. C’est dans ce but qu’elles ont mis à contribution les différents syndicats qui y ont gagné
une amélioration du statut des intérimaires, mais en ont payé le prix symbolique fort de la
reconnaissance du TT.
La nécessité de séduire les salariés s’est considérablement simplifiée depuis l’émergence du
chômage massif et durable au milieu des années 1970 : « convaincre » des chômeurs de recourir à
l’intérim (souvent faute de mieux) est évidemment plus aisé que d’attirer des salariés en période de
plein-emploi. L’objectif des ETT reste de persuader ceux qui ne souhaitent pas (ou pas longtemps)
faire de l’intérim, qu’un passage par le TT est un moyen de trouver vite un emploi et un revenu,
mais aussi une façon de s’insérer ou de se réinsérer professionnellement dans un cadre offrant des
prestations et des garanties sociales de qualité.
Cette démonstration est passée par une conquête de l’opinion publique et, au moins, une
neutralisation des syndicats. Plutôt que de s’opposer frontalement à une présence et une action
syndicales inévitables dans le cadre d’un TT « normalisé », les ETT ont choisi de négocier avec les
syndicats pour tenter de rompre avec leur étiquette de « négriers8 ». Malgré la division des
organisations professionnelles (jusqu’en 1998), nombreux ont été les négociations et les accords
souvent étendus par arrêtés et fréquemment repris par des textes légaux. Ce partenariat social qui a
été assez fructueux depuis une vingtaine d’années a été voulu par les (grandes) ETT.
La multiplication des accords en matière de politique contractuelle, de paritarisme, de droit
syndical, de formation professionnelle, de sécurité et de santé au travail, ou d’avantages sociaux
témoigne d’une volonté de faire du TT un secteur créateur de droits pour les salariés temporaires.
Quels qu’en soient les objectifs réels, cela a abouti à l’extension des droits des intérimaires et a
entraîné des coûts pour les ETT. De ce fait, l’intérim vaut aujourd’hui mieux pour les salariés que
de nombreux stages, beaucoup de CDD, voire certains CDI (dans la restauration rapide par
exemple). Il n’en reste pas moins que les possibilités de faire respecter les règles sont faibles et que
les droits sociaux obtenus par les syndicats ne suffisent pas à effacer la précarité propre au TT.
3. Les syndicats pris en tenaille
La politique de « la main tendue » aux syndicats menée par la plupart des grandes ETT et par leurs
organisations professionnelles a servi leur conquête de légitimité même si ce choix patronal n’a
signifié la fin ni des rapports de force, ni des relations brutales, ni des discriminations dont ont
longtemps et dont font encore l’objet les intérimaires syndiqués, ni des tentatives de trouver (ou
susciter) des partenaires syndicaux dociles. Les ETT ont suivi une logique d’instrumentalisation des
organisations syndicales et de leurs élus pour convaincre les salariés, les pouvoirs publics et, plus
récemment, l’opinion publique de la légitimité, de l’utilité et de la respectabilité de l’intérim.
De leur côté, les syndicats se sont trouvés pris en tenaille entre d’un côté leur opposition à la
précarisation de l’emploi qu’induit l’essor du TT (et des emplois « atypiques ») et de l’autre leur
volonté légitime d’améliorer le sort des intérimaires. Ils ont alors opté pour ce qui leur a paru le
moindre mal dans une relation où ils ont toujours été en position de faiblesse. Refuser de
reconnaître le TT menait à récuser tout accord, mais cette position aurait conduit à abandonner la
part croissante des salariés confrontés aux réalités du TT. D’un autre côté, rencontrer les
organisations professionnelles du TT, négocier et signer des accords revenait à accepter l’emploi
intérimaire comme le fit l’accord Manpower-CGT.
7
Les choses ont évolué dans le même sens dans les différents pays de l’UE où le TT a été légalisé là où il était interdit
et réglementé : à partir de 1967 en Allemagne, 1976 en Belgique, 1984 en Italie, 1989 au Portugal…
8
Le fondateur de Manpower France cite F.-O. Giesbert commentant dans le Nouvel Observateur le vote de la loi de
1972 : « Le lobby des marchands de main-d’oeuvre a bien travaillé. L’Assemblée nationale va-t-elle reconnaître
officiellement, mardi, les négriers des Temps modernes ? » (M. Grunelius, [2003], p. 92).
3
Qu’on l’analyse comme une position hypocrite ou schizophrénique, la situation des syndicats est
caractérisée par un discours fermement opposé au TT, à sa logique et à son extension, et une
pratique de négociation active qui permet d’améliorer effectivement la situation des intérimaires
tout en installant le TT dans le système d’emploi et le Code du travail, c’est-à-dire en le légitimant
et en l’institutionnalisant.
Les entretiens que nous avons eus avec des syndicalistes de la CFDT, de la CGT-FO et de la CGT
illustrent cette situation contradictoire :
La CFDT explique l’évolution de sa position par un réalisme qui conduit à « faire avec » pour
essayer d’améliorer quelque peu les conditions de la vie en intérim : « Pendant longtemps, la
CFDT refusait l’intérim considéré comme du marchandage d’hommes9. Mais, rester en dehors
ne fait pas avancer la machine. Nous avons pris conscience qu’il fallait organiser les salariés.
[…] La CFDT reste contre l’intérim. Nous sommes hostiles au travail précaire, mais il faut faire
avancer les choses, par exemple dans le domaine de la formation continue, on a obtenu des
avancées. Nos objectifs, c’est d’avoir des emplois non précaires et que l’emploi soit encadré.
[…] Dans les ETT, les choses évoluent. Vediorbis a compris qu’ils avaient intérêt à avoir des
syndicats forts, Manpower aussi. On a donc maintenant les moyens de notre politique dans
l’entreprise : du temps de délégation syndicale y compris pour les intérimaires, des tracts
financés et envoyés chez les intérimaires, des négociations…» (Responsable fédéral CFDT,
entretien en août 2001).
La CGT-FO affirme également son opposition à la précarité, et donc au TT tout en revendiquant
ses actions pour faire respecter le droit : « Pour FO, le TT est l’exemple type de la précarité. En
même temps, le statut des intérimaires est préférable à celui des salariés en CDD dans de
nombreuses branches compte tenu des avancées obtenues grâce au dialogue social entre
partenaires sociaux de la branche du TT. On a un système légalisé limitant assez strictement les
cas de recours au TT et le limitant dans le temps du fait des délais de carence. Ceci étant, il est
certain que le respect de ces contraintes légales paraît difficile à contrôler et à imposer dans la
mesure où les intérimaires sont rarement informés de leurs droits et où ceux qui insistent pour
les faire respecter sont en proie à des discriminations à l’embauche. » (Responsable fédérale FO,
entretien en septembre 2002). FO a donc en partie modifié sa position par rapport au refus du
TT et à la volonté de sa suppression affichés il y encore une vingtaine d’années : « Il y a bien eu
une évolution qui date des années 80 ou 90, je ne sais pas exactement quand. Les intérimaires,
de plus en plus nombreux, en proie à une très forte précarité doivent être défendus par les
syndicats. Il convient donc de s’occuper d’eux, ce qui a conduit à négocier avec le patronat du
TT, à siéger dans les organes paritaires. ». Pour autant, il n’y a pas d’accord pour entériner l’état
actuel : « Pour FO, le contrat de droit commun, c’est le CDI et il faut tout faire pour lutter contre
le développement des emplois atypiques et de la précarité. » Mais la suppression du TT n’est
pas (ou plus) considéré comme un objectif : « On ne peut pas dire qu’il faut "supprimer
l’intérim". Il faut tout faire pour le limiter dans son cadre légal restrictif qu’il s’agisse des cas de
recours ou des délais de carence. »
La CGT tient, comme souvent, un discours plus virulent quant aux principes : « Pour la CGT, le
TT fait partie de l’emploi précaire comme la situation du personnel des entreprises de
restauration rapide (Mac Do, Pizza Hut…) et des hypermarchés qu’ils soient en CDD ou même
en CDI. Ce sont "des précaires" car ils ne sont généralement pas à temps plein et subissent de
nombreuses pressions au travail (comme à Carrefour où ils sont surveillés en permanence et
rappelés à l’ordre). Les intérimaires sont un des éléments de ce phénomène global de précarité.
» (Responsable du SNSETT-CGT, entretien en mars 2003). La CGT constate les efforts
d’attractivité des ETT : « Depuis quelques années, les grands réseaux du TT développent une
politique pour attirer les salariés. Cela se traduit par un changement des rapports entre ETT et
9
En avril 1970, six mois après la signature de l’accord CGT/Manpower, la CFDT demande que les ETT soient
déclarées illégales dans une lettre ouverte aux parlementaires (Source : M. Grunelius, op. cit., p. 90).
4
organisations syndicales : auparavant, les élus (DP, CE, CHSCT) syndicaux se retrouvaient sans
travail (sans missions) alors qu’aujourd’hui, les ETT mettent en avant l’existence de syndicats,
de CE, de mutuelles et de tout cet aspect social. Elles y ajoutent un message à destination des
jeunes qui vise à les convaincre que le TT est un passage obligé pour trouver du travail. » Le
syndicat s’efforce de s’opposer à ce qui, à ses yeux, relève surtout de la communication : « La
CGT s’oppose au slogan : "Dans l’intérim, vous organisez votre vie comme vous voulez".
Quand il s’agit d’avoir un prêt bancaire, être en intérim est un sérieux handicap. C’est pourquoi
ont été construits des organismes paritaires suite aux accords de branche tels que le FASTT (qui
a passé des accords avec des banques pour cautionner des prêts, aide pour le logement, alloue
des bourses à l’éducation…) et le FAF-TT. » La CGT participe aux organismes paritaires tout
en les dénonçant : « Ces organismes fonctionnent bien, mais c’est pour donner une image
sociale du TT. »
Notre rencontre avec quatre syndicalistes CFDT10 élus d’une grande ETT est très révélatrice de la
situation des syndicalistes dans le TT. Dans un premier tour de table, tous les quatre présentent avec
fierté leur « métier », l’intérim, rejetant l’image ancienne de « marchand de viande » (ils
reprendront plusieurs fois l’expression pour la contester) et mettant en avant les droits dont
bénéficient désormais les intérimaires. Un élu intérimaire explique comment il a « cloué le bec » à
certains de ses collègues (de l’EU où il était en mission) en leur apportant les documents de « son »
CE pour montrer tout ce à quoi lui et les siens ont droit. À leurs yeux, « les intérimaires [ils
mélangent salariés intérimaires et salariés permanents] sont victimes d’une image ancienne » alors
que de nombreux changements sont intervenus depuis 1980 (l’un d’eux attribue « à Mitterrand »
l’amélioration de la condition des intérimaires). Au cours de l’entretien, nous parlons du rôle des
syndicalistes et des élus (DP et au CE). L’un d’eux dit : « Pour l’information syndicale, cela nous
revient. On a un accord remarquable au plan du droit syndical. Quand il y a des choses à dire sur ce
qui ne va pas, il faut le faire, mais là… L’entreprise prend en charge l’envoi de 5 tracts par an, au
domicile des intérimaires. 5 par an et par organisation syndicale. On leur donne le tract, ils le
mettent sous enveloppe et l’envoient. L’entreprise paie également les portables et les déplacements
des délégués syndicaux (nos déplacements à Paris d’aujourd’hui sont pris en charge) ».
À lire leurs propos, ces élus peuvent paraître manipulés. Sans que leurs pratiques n’impliquent en
rien une adhésion à « l’esprit maison » des ETT, il faut savoir que les conditions qui sont faites aux
militants syndicaux tendent à les éloigner des autres intérimaires et les amènent parfois à souligner
l’importance de leurs conquêtes auprès de leurs camarades syndicalistes hors de l’intérim, ce qui
peut conduire à une forme de défense du TT. En même temps, ils subissent souvent des
discriminations plus ou moins masquées comme nous l’a raconté un délégué CGT d’une autre
grande ETT, qui est obligé de surveiller régulièrement les missions correspondant à son métier pour
éviter qu’on « oublie » de lui en proposer. Comme d’autres syndicalistes rencontrés, il explique
combien leur situation est particulière : salariés protégés, ils sont forcément réemployés tant qu’ils
ont un mandat puisque toute heure de délégation, toute participation à une négociation est assimilée
à une mission et que leur salaire repose largement sur les heures de délégation qui leur sont payées
(comme à un élu dans toute entreprise) auxquelles viennent s’ajouter les indemnités des Assedic
(perçues entre deux missions). Quelles que soient leur probité et leur bonne volonté, ils ne sont pas
tout à fait des intérimaires comme les autres. Cela d’autant plus qu’ils sont en quelque sorte des «
élus à vie » puisqu’ils savent (ou croient) qu’ils seraient immédiatement rayés des fichiers de leur
ETT (et aucune autre ne leur redonnerait de mission) s’ils abandonnaient leur mandat.
10
Nous avons rencontré ces quatre élus en juillet 2001 : trois d’entre eux étaient des salariés permanents, un était
intérimaire. Ils animaient ensemble la même section syndicale d’entreprise.
5
En outre, la situation singulière des intérimaires liée à la coupure entre les relations d’emploi (avec
l’ETT) et de travail (avec l’EU), et à la précarité de l’emploi complique très fortement la tâche des
syndicats non seulement pour organiser ces salariés, mais même pour les rencontrer et les
convaincre. « L’aide » des ETT et des agences est indispensable pour les localiser et les contacter
(tant qu’ils ne sont pas syndiqués en tout cas), ce qui induit une forme de « collaboration » ne seraitce que pour exister.
Notre interprétation est que les ETT ont utilisé et utilisent encore le fait syndical, leurs élus et les
négociations avec eux pour changer l’image du TT. En effet, les ETT n’ont pas négocié sous la
contrainte de mouvements sociaux collectifs (à peu près inexistants). C’est pour être légitimées
qu’elles ont fait le choix d’activer le dialogue social avec, en permanence, l’idée de s’adapter à un
système d’emploi en mutation et de « moderniser » le statut des intérimaires pour le rendre plus
acceptable. Les syndicats ont sans doute joué le seul jeu possible et y ont marqué des points. Ce
faisant, ils ont aussi contribué à faire avancer la légitimation du TT aux yeux des salariés et de
l’opinion publique. On voit ici à quel point l’évolution de la gestion de l’emploi et du
fonctionnement du système d’emploi a pris les syndicats à contre-pied leur rendant la tâche
singulièrement difficile et accentuant ce qu’il est convenu d’appeler « la crise du syndicalisme ».
4. Quelle place pour le syndicalisme dans l’intérim ?
La question se pose alors de savoir de quelle marge de manoeuvre disposent les syndicats
aujourd’hui. On ne voit pas bien ce qu’ils pourraient faire d’autre que ce qu’ils font. Non seulement,
ils ont permis d’améliorer les conditions de travail et de rémunération des intérimaires, mais ils ont
aussi obtenu l’extension de leurs droits sociaux en améliorant leur situation à l’égard de diverses
institutions telles que les Assedic, les banques ou les bailleurs de logement social. Leur action va
même parfois au-delà lorsque des intérimaires épaulés par des syndicalistes ont mené et gagné des
actions en justice contre des entreprises utilisatrices recourant à l’intérim avec des motifs et des
délais assez manifestement illégaux : quelques requalifications de contrats de TT en CDI ont ainsi
été obtenus. Certaines entreprises utilisant largement l’intérim, Renault ou PSA (Delberghe, Lauer,
2003) notamment, en ont d’ailleurs tiré la leçon en s’efforçant de gommer les illégalités les plus
ostensibles. Mais, les syndicats restent impuissants face au sous-emploi massif persistant et à la
précarisation de l’emploi croissante. Leur action est inefficace, voire inexistante, face à la
fragilisation et aux difficultés d’intégration professionnelle et sociale qui caractérisent la vie en
intérim. Pire, la façon dont la plupart des intérimaires vivent leur situation les éloigne de l’action
collective en général et du syndicalisme en particulier : ils se ressentent isolés dans un parcours
professionnel qu’ils doivent tenter d’orienter, qu’il s’agisse de rester (un moment) dans l’intérim en
convainquant le personnel de l’agence de leur qualification, de leurs compétences et de leur bonne
volonté, ou qu’il s’agisse (comme souvent) de trouver un moyen d’en sortir en trouvant enfin une
embauche « en fixe ». Leur insertion professionnelle est majoritairement vécue comme une espèce
de parcours du combattant dans lequel chacun doit faire ses preuves et trouver sa solution. C’est
aussi l’idéologie qui accompagne le discours dominant tenu dans les agences d’intérim. Il n’y a
alors guère de place pour le syndicalisme même pour les intérimaires qui connaissent son existence
et même lorsque, comme c’est le cas dans la majorité des agences où nous avons enquêté, les
documents des syndicats sont affichés et leurs droits respectés.
Dans le cadre de l’intérim, le syndicalisme s’avère en grande difficulté pour construire une vraie
force d’organisation collective permettant de défendre efficacement la condition des salariés et est
en même temps en position de faiblesse pour « offrir » un produit ou un service que les agences et
leurs salariés permanents sont évidemment mieux placés pour apporter aux intérimaires. Quand un
intérimaire bénéficie d’un voyage grâce au CE, d’une formation née des accords paritaires ou d’une
aide au logement venant du FAS-TT, c’est à l’agence qu’il l’apprend et ce sont les salariés de
l’agence qui lui en expliquent les détails techniques. Il s’en sentira rarement redevable aux
négociateurs syndicaux.. De même, quand on lui donne une mission, quand celle-ci est renouvelée,
quand elle débouche sur une embauche… c’est l’ETT ou plutôt l’agence qui est créditée d’avoir
bien fait son boulot. En cas de problème, son interlocuteur est au choix un(e) salarié(e) de l’agence
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ou son supérieur hiérarchique de l’EU : s’adresser à un représentant syndical, à supposer qu’il en
connaisse un, sera au mieux sans effet et le plus souvent contreproductif en impliquant un marquage
compromettant. Les propos suivants de Caroline, intérimaire depuis 4 ans, sont très illustratifs à cet
égard : « Avez-vous des relations avec les élus ou les syndicat qui gèrent le CE ? Pas du tout. […]
On ne les cherche pas et ils ne les cherchent pas. On ne les cherche pas puisqu’on sait que c’est
négatif dès le départ : on ne peut pas avoir accès… aux avantages du CE, mais si vous avez un
ennui, est-ce que vous irez vous adresser au syndicat de l’entreprise ? Pas du tout. […] Et si vous
rencontrez un problème professionnel ? Déjà, on essaie de le régler avec son supérieur hiérarchique.
[…] Et puis, ensuite, si ça ne va pas, moi j’appelle l’agence. Vous appellerez l’agence, mais pas le
syndicat dans l’entreprise ? Non, parce que d’abord on essaie en direct avec les personnes qui sont
au-dessus de nous, hein. Puis, si on n’arrive pas à solutionner, c’est son employeur parce que eux
[l’agence], ils sont là aussi pour essayer de détendre les choses, de voir d’où vient le problème et
puis essayer de trouver une solution. Ils sont là en tant que conseils aussi. […] Et vous avez déjà
pris contact avec les syndicats d’A. [l’ETT] ? Non, jamais. Non parce que jusque là, je n’en ai eu
aucun besoin… » (Caroline, 25 ans, assistante commerciale, entretien en juin 2002). Elle n’abordera
jamais le sujet de l’action collective dont nous cherchions à discuter avec elle.
Même quand ils savent « gérer les œuvres sociales » et « opposer une capacité d’expertise aux
propositions patronales », les syndicats de l’intérim ont bien du mal à « reconquérir les âmes des
salariés qu’ils ont laissé filer » (Durand, 1996). Ce tableau très « noir » pour les syndicalistes mérite
d’être atténué : quand il s’agit d’une grande EU et d’une grande ETT liées par un grand nombre de
missions d’intérim (dans l’automobile par exemple), les intérimaires peuvent construire un rapport
de force collectif et s’appuyer sur les syndicats. C’est encore plus vrai en période de boom de
l’emploi (comme à la fin des années 1990), mais l’isolement dans l’emploi et dans le travail est très
fréquent pour les intérimaires, et là, l’atout syndical tend à disparaître.
La seule place qui reste relève alors des missions institutionnelles : présence dans les instances
représentatives, cogestion des organismes paritaires et négociations. Le primat ne peut donc aller
qu’à la négociation. Mais celle-ci, comme tout le travail syndical, ne devient-elle pas forcément
coupée à la fois de tout mouvement social, et, dans le cas de l’intérim, de la vie salariale au
quotidien, et de toute alternative politique globale tant l’intérim et l’emploi précaire apparaissent
aujourd’hui de l’ordre de l’inévitable ? Le renouvellement des structures militantes et, à terme, le
retour à un syndicalisme visible et reconnu apparaît ainsi très problématique dans ce cadre
particulier de l’intérim. À l’heure où les mobilités professionnelles et la précarité de l’emploi se
répandent largement, c’est une question qui dépasse probablement ce seul cadre du travail
temporaire.
Dominique Glaymann
Centre Pierre Naville, Université d’Évry
BIBLIOGRAPHIE
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