Internet et antiféminisme 1 Publié dans Rapports sociaux de sexe

Transcription

Internet et antiféminisme 1 Publié dans Rapports sociaux de sexe
Internet et antiféminisme
1
Internet et antiféminisme: le difficile équilibre entre la liberté d’expression et le droit des femmes à
l’égalité
Publié dans Rapports sociaux de sexe/genre et droit : repenser le droit, Collection «Manuels», Agence
universitaire de la Francophonie, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2008.
Louise Langevin*
Titulaire de la Chaire d’étude Claire-Bonenfant sur la condition des femmes
Professeure titulaire à la Faculté de droit de l’Université Laval
Québec, Canada
Résumé
L’antiféminisme prend plusieurs visages et utilise différents moyens pour disséminer son discours. Internet fait
partie de ces moyens. Un peu partout en Occident, des groupes antiféministes ou « masculinistes » mettent en
ligne des sites Web. Dans un premier article, nous avons analysé le contenu de cinq sites Web québécois et
francophones qui disent travailler à la promotion des droits des pères et des hommes et à la dénonciation du
féminisme. À partir d’un cadre théorique féministe, notre étude exploratoire a démontré que ces sites Web ne
visent pas tant la promotion des droits des pères et des hommes, comme l’affirment leurs concepteurs, mais
plutôt le dénigrement du féminisme, des féministes et des femmes. Ils constituent une nouvelle manifestation de
l’antiféminisme.
Compte tenu des effets potentiellement néfastes de ces sites sur les acquis des femmes, l’auteure se penche sur
les recours juridiques disponibles au Canada et au Québec pour protéger les femmes et les groupes de femmes
contre les propos haineux, discriminatoires et diffamatoires de ces sites. Les contenus des sites étudiés sont
certainement haineux, discriminatoires et diffamatoires et portent atteinte au droit à l’égalité et à la dignité des
femmes comme collectivité et comme personne. Cependant, les recours sont peu adaptés à la réalité des femmes
dans un contexte de discrimination systémique. La stratégie juridique n’est peut-être pas la meilleure.
1.
2.
3.
Le silence du Code criminel
Des propos haineux en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne?
Des propos discriminatoires et diffamatoires en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne?
Conclusion
* Nous désirons remercier nos deux assistantes qui ont participé à la recherche et à la rédaction et qui désirent
conserver l’anonymat afin de protéger leur vie privée, ainsi le Centre de recherche interdisciplinaire sur la
violence familiale et la violence faite aux femmes (CRI-VIFF) et la Chaire d’étude Claire-Bonenfant sur la
condition des femmes de l’Université Laval pour leur appui financier.
Internet et antiféminisme
2
L’antiféminisme prend plusieurs visages et utilise différents moyens pour disséminer son discours. Internet fait
partie de ces moyens. Un peu partout en Occident, des groupes antiféministes ou « masculinistes »1 mettent en
ligne des sites Web.
Dans un premier article2, nous avons analysé le contenu de cinq sites Web québécois et francophones qui disent
travailler à la promotion des droits des pères et des hommes et à la dénonciation du féminisme3. À partir d’un
cadre théorique féministe (Ollivier et Tremblay, 2000; Dagenais, 1994), notre étude exploratoire a démontré que
ces sites Web ne visent pas tant la promotion des droits des pères et des hommes, comme l’affirment leurs
concepteurs, mais plutôt le dénigrement du féminisme, des féministes et des femmes. Ils constituent une
nouvelle manifestation de l’antiféminisme. Pour les fins de la discussion, l’antiféminisme constitue une réaction
d’hostilité et de ressentiment explicite de certains hommes et certaines femmes envers le féminisme et l’égalité
revendiquée par les femmes (Bard, 1999, 21 ; Faludi, 1991 ; Lamoureux, 2006 ; Bouchard, 2003)4. Les
antiféministes comprennent des individus ou des groupes d’individus (hommes ou femmes) qui, constatant les
avancées effectuées par le féminisme, peuvent se sentir menacés par celui-ci, particulièrement dans la mesure où
il a permis une remise en question des positions et des rapports sociaux de sexe « établis depuis le début du
monde » (Perrot, 1999, 15; Descarries, 2005, 143).
À l’instar d’autres études qui portent sur le discours antiféministe (Bard, 1999 ; Bouchard et al., 2003;
Descarries, 2005; Lamoureux, 2006 ), quatre caractéristiques de l’antiféminisme sont présentes dans le contenu
des cinq sites analysés : 1) le féminisme comme cause de nombreux problèmes sociaux, par exemple tous les
problèmes chez les jeunes (consommation de drogues, décrochage scolaire, suicide, etc.), le taux de divorce,
l’éclatement de la cellule familiale, le désespoir des hommes, etc.; 2) la technique de la désinformation, afin de
semer le doute au sujet de la véracité de certaines statistiques portant sur la condition féminine, comme celles au
sujet de la violence faite aux femmes, de l’écart salarial entre les hommes et les femmes, ainsi que de la pauvreté
des femmes ; 3) la victimisation des hommes, dans la société québécoise maintenant « matriarcale » et dont les
femmes contrôlent toutes les institutions, et 4) le dénigrement de la mère, de la femme et des féministes. Ainsi,
ces sites adoptent la dichotomie du « Eux/Nous » pour fabriquer la différence et se valoriser par rapport aux
modèles de féministes, de femmes et de mères qu’ils tentent de dénigrer. Ces quatre caractéristiques sont
1
Pour Dufresne, il s’agit des « discours revendicateurs formulés par des hommes en tant qu’hommes ». Martin Dufresne, « Masculinisme et criminalité
sexiste » (1998) 11 Recherches féministes 125 à la p. 126; Germain Dulac, « Le lobby des pères, divorce et paternité » (1989) 3 Revue juridique femmes
et droit 45 à la p. 52 note 20.
2
Louise Langevin, « La rencontre d’Internet et de l’antiféminisme : analyse de sites web qui se disent à la défense des droits des pères et des hommes »
dans Josette Brun, dir., Les interrelations femmes-médias dans l’Amérique française, Chaire pour le développement de la recherche sur la culture
d’expression française en Amérique du Nord, Université Laval, 2008. (à paraître)
3
Afin d’éviter que l’auteure du texte soit harcelée par les représentants et les supporteurs des groupes dont les sites font l’objet de la présente étude, aucun
site Web analysé et aucun concepteur de tel site ne sera mentionné.
4
Bien que l’antiféminisme puisse être le fait de femmes, nous nous concentrons ici sur l’antiféminisme de certains hommes. Sur l’antiféminisme de
certaines femmes, voir Susan Boyd, 2004, 257 et s.
Internet et antiféminisme
3
reprises dans de nombreux sujets : la violence faite aux hommes, le taux de suicide chez les hommes, la perte
par les pères des droits de garde des enfants, l’appauvrissement des hommes à la suite du divorce, l’abandon
scolaire des garçons, etc. Le résultat de notre analyse des contenus des sites rejoint celui d’études portant sur le
contenu de mémoires présentés par ces groupes (Boyd, 1999 ; Dulac, 1988).
Bien que les cinq sites analysés se disent être à la défense des droits des pères ou des hommes ou proposent une
réflexion sur la condition masculine, il s’agit en fait d’un discours en réaction aux acquis des femmes, issu des
remises en question de la famille traditionnelle au cours des dernières années (Bard, 1999 ; Bouchard et al.,
2003; Descarries, 2005; Lamoureux, 2006 ). Se profile derrière le contenu de ces sites l’idée de réaffirmation de
l’autorité paternelle/patriarcale dans la sphère privée en présentant les hommes /pères comme les victimes de la
féminisation de la société et des féministes.
L’analyse du contenu des sites nous amène à ce que Bard (1999) et Descarries (2005) qualifient d’antiféminisme
« ordinaire »5. Celui-ci reçoit l’appellation d’« ordinaire » non pas dans la mesure où les conséquences qu’il
génère sont minimales et de moindre importance, mais bien parce qu’au contraire, il est infusé dans l’ensemble
de nos sociétés et est devenu si présent qu’il est souvent banalisé et passé sous silence. Celui-ci est en fait
composé de préjugés hostiles à l’égard des femmes et se manifeste notamment par l’humour, la blague, la
caricature et le comique (Bard, 1999, 24). Il serait donc présent dans les médias (Descarries, 2005, 141), dans la
publicité, et il pourrait même indirectement être véhiculé par l’intermédiaire de l’éducation et de la socialisation.
Si certaines auteures le qualifient de subtil et discret et soutiennent qu’il est moins virulent que l’antiféminisme
explicite, il n’en demeure pas moins qu’il est souvent plus efficace que ce dernier, particulièrement parce qu’il
imprègne le système patriarcal déjà dominant (Descarries, 2005, 141; Perrot, 1999).
Compte tenu des effets potentiellement néfastes de ces sites sur les acquis des femmes, dans ce second article,
nous abordons les moyens juridiques à la disposition des femmes et des groupes de femmes, au Canada et au
Québec, pour se protéger contre le contenu haineux, discriminatoire ou diffamatoire de ces sites.
Cependant, le contrôle d’Internet présente plusieurs défis pour le système judiciaire. D’abord, ce nouveau mode
de communication soulève la question de l’équilibre entre les droits. Où s’arrête la liberté d’expression, droit
fondamental protégé à l’article 2 (b) de la Charte canadienne des droits et libertés6, et où commencent les
5
La chronique de Simone de Beauvoir, « Le sexisme ordinaire » dans Les temps modernes, 329, décembre 1993, 1092-1104, serait, selon Christine Bard
(1999, 24), à l’origine de l’emploi de cette expression.
6
L’article 2 prévoit que : « Chacun a les libertés fondamentales suivantes: […] b) liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la
liberté de la presse et des autres moyens de communication; […] ». Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982,
constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 [Charte canadienne].
Internet et antiféminisme
4
propos haineux, discriminatoires ou diffamatoires qui sont prohibés par plusieurs instruments législatifs afin de
protéger le droit à la dignité et à l’égalité des personnes7?
Ensuite, selon le principe de la territorialité des lois, la législation canadienne ne s’applique qu’aux sites Internet
hébergés au Canada. Il est donc facile de contourner l’application de lois jugées trop restrictives en déménageant
le site Web ailleurs où les lois sont moins contraignantes8, par exemple aux États-Unis9. En effet, la position
juridique actuelle des États-Unis en matière de liberté d’expression constitue l’un des plus grands problèmes
dans le contrôle d’Internet. Le droit à la liberté d’expression est protégé de manière absolue selon
l’interprétation du Premier Amendement de la Constitution américaine10. De nombreux États américains et
même le gouvernement fédéral ont tenté de restreindre la liberté d’expression, mais les lois adoptées à cet effet
ont été déclarées inconstitutionnelles, car elles violaient le Premier Amendement de la Constitution américaine.
À titre d’exemple, le Communications Decency Act11, adopté en 1996 et interdisant la publication de matériel
indécent, fut presque entièrement jugé inconstitutionnel par la Cour suprême des États-Unis en 199712.
L’approche des tribunaux en matière de liberté d’expression a donc pour effet de donner une pleine protection
constitutionnelle à la propagande haineuse en territoire américain.
Malgré la difficulté de contrôler le contenu d’Internet, certains recours sont disponibles au Québec pour limiter
la liberté d’expression, soit en vertu du Code criminel13, de la Loi canadienne sur les droits de la personne14, de
la Charte des droits et libertés de la personne15 et du Code civil du Québec16. Il s’agit ici de déterminer quel
recours juridique est le plus efficace pour interdire le contenu antiféministe des sites analysés qui, comme nous
7
La Cour suprême du Canada s’est d’ailleurs penchée sur cette question dans les arrêts R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697 et Canada (Commission des
droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892. Voir Mark A. Drumbl, Ian Lee et Martha Rafuse, « La liberté d’expression et la dignité de la
personne devant la Cour suprême du Canada » (1994) 5 Windsor Review of Legal and Social Issues 109; Alan Regel, « Hate Propaganda: A Reason to
Limit Freedom of Speech » (1984) 49 Saskatchewan Law Review 303 aux pp. 306-309; Jane Bailey, « Private Regulation and Public Policy : Toward
Effective Restriction of Internet Hate Propaganda » (2004) 49 McGill Law Journal 59 aux pp. 63-66; Frank Iacobucci, « Recent Developments Concerning
Freedom of Speech and Privacy in the Context of Global Communications Technology » (1999) 48 University of New Brunswick Law Journal 189 aux
pp. 190-197; Stefan Braun, Democracy off Balance : Freedom of Expression and Hate Propaganda Law in Canada, Toronto, University of Toronto Press,
2004 aux pp. 12-33; David Schneiderman, Freedom of Expression and the Charter, Scarborough, Thomson Professional Pub. Canada, 1991 aux pp. 209210; Jean-François Gaudreault-Desbiens, « From Sisyphus's Dilemma to Sisyphus's Duty? A Meditation on the Regulation of Hate Propaganda in Relation
to Hate Crimes and Genocide » (2000-2001) 46 Revue de droit de McGill 1117.
8
Par exemple, le site de Zündel (www.zundelsite.org; date d’accès : le 10 janvier 2008) est hébergé aux États-Unis. Le Tribunal canadien des droits de la
personne a ordonné sa fermeture, et le jugement n’a pu être exécuté parce que Zündel a quitté le Canada. Il est par ailleurs impossible de dire si le
jugement aurait pu être exécuté aux États-Unis (À ce sujet, voir les commentaires sur l’affaire Yahoo c. LICRA, Trib. gr. inst. Paris, 22 mai 2000,
ordonnances 00/05308 et 00/05309). Citron and Toronto Mayor’s Committee c. Zündel (2002), 41 C.H.R.R. D/274 (T.C.D.P.).
9
L’affaire LICRA c. Yahoo!, ibid., soulève en effet des interrogations sur ce sujet. Dans cette affaire, un juge français a ordonné à Yahoo! de bloquer
l’accès en France à des sites de vente d’objets nazis, même si ces sites étaient hébergés aux États-Unis. Les tribunaux américains ont refusé de se
prononcer sur le caractère exécutoire du jugement français. 169 F.Supp. 2d 1181 (N.D. Cal. 2001); 379 F. 3d 1120 (9e Cir. 2004); 399 F. 3d 1010 (9e Cir.
2005). Voir Bailey, supra note 7 aux pp. 91-93.
10
Le Premier Amendement, U.S. Const. amend. I., prévoit que « Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l'établissement ou interdise le libre exercice
d'une religion, ni qui restreigne la liberté de parole ou de la presse, ou le droit qu'a le peuple de s'assembler paisiblement et d'adresser des pétitions au
gouvernement pour le redressement de ses griefs. » Cette traduction non officielle provient du site de Wikipedia, en ligne :
<http://fr.wikipedia.org/wiki/Constitution_des_%C3%89tats-Unis_d'Am%C3%A9rique> (date d’accès : le 10 janvier 2008). Laurence Tribe, American
Constitutional Law, 2e éd., New York, The Foundation Press, 1988 à la p. 791; Bailey, supra note 7 aux pp. 74-76; Iacobucci, supra note 7 aux pp. 191192.
11
47 U.S.C. §223 (1996).
12
Reno c. American Civil Liberties Union, 521 U.S. 844 (1997).
13
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46.
14
L.R.C. 1985, c. H-6.
15
L.R.Q., c. C-12 [Charte québécoise].
16
L.Q., 1991, c. 64 [C.c.Q.].
Internet et antiféminisme
5
le démontrerons, possède un caractère haineux, discriminatoire et diffamatoire. L’analyse du cadre juridique a
été faite à partir des lois, de la jurisprudence et de la doctrine canadiennes et québécoises pertinentes.
1. Le silence du Code criminel
Soyons claires dès le départ : en supposant que les sites Web antiféministes puissent contenir des propos
haineux, le Code criminel ne protège pas les femmes, en tant que femmes, contre la propagande haineuse.
L’article 319 (2) du Code criminel interdit de fomenter la haine volontairement autrement que dans une
conversation privée. « Fomenter » signifie le soutien actif ou l’instigation, et « volontairement » exige à la fois
que l’accusé ait l’intention que ses déclarations entraînent une certaine stimulation de la haine et qu’il prévoie
cette conséquence, ce qui est une norme de mens rea élevée. Le terme « haine » a été défini dans l’arrêt R. c.
Andrews17 et cette définition a été reprise dans l’arrêt R. c. Keegstra18 :
Le mot haine n’a pas une connotation anodine. Fomenter la haine c’est insuffler à autrui la détestation,
l’inimitié, le mauvais vouloir et la malveillance. De toute évidence, l’expression doit aller très loin pour
remplir les exigences de la définition du [para. 319 (2)].19
Cependant, l’article 319 du Code criminel est inutile pour enrayer la propagande haineuse dirigée contre les
femmes en tant que femmes. En effet, il ne vise que la propagande haineuse fondée sur la couleur, la race, la
religion, l'origine ethnique et l'orientation sexuelle20. Une protection contre la propagande haineuse est offerte à
plusieurs groupes de la société, mais pas aux femmes en tant que femmes. L’absence du sexe comme facteur de
différenciation sur lequel se fonde la propagande haineuse constitue certainement une forme de discrimination
basée sur le sexe21. Cette situation est pour le moins un anachronisme qui doit être corrigé. Tous les documents
17
(1988), 65 O.R. (2d) 161 (Ont. C.A.) à la p. 179; [1990] 3 R.C.S. 870.
Supra note 7 [Keegstra]. Voir pour une application R. c. Presseault, [2007] J.Q. no 72 (C.Q.) (QL).
19
Supra note 7 à la p. 179 [Keegstra]. La définition du mot « hatred » (haine) a été fortement inspirée de celle donnée par le dictionnaire Oxford English
Dictionary (1971) et utilisée par le juge dans la décision de première instance dans l’affaire Smith c. Western Guard Party (juin 1979) TCDP D.T. 1/79, en
ligne: TCDP <http://www.chrt-tcdp.gc.ca/> (date d’accès : le 10 janvier 2008), qui se rendra en Cour suprême. Voir Canada (Commission des droits de la
personne) c. Taylor, supra note 7.
20
Voir l’article 318 (4) du Code criminel. L’orientation sexuelle a été ajoutée à cette liste en 2004. Loi modifiant le Code criminel (propagande haineuse),
L.R.C. 2004, c. 14. Voir Jonathan Cohen, « More Censorship or Less Discrimination? Sexual Orientation, Hate Propaganda in Multiple Perspectives »
(2000) 46 Revue de droit de McGill 69. Il est intéressant de noter ici que l’article 718.2 a) (i) du Code criminel, qui prévoit que le caractère haineux d’un
crime est un facteur aggravant dans la détermination de la peine, est beaucoup plus inclusif en matière de facteurs de distinction. En effet, il englobe des
facteurs « tels que la race, l’origine nationale ou ethnique, la langue, la couleur, la religion, le sexe, l’âge, la déficience mentale ou physique ou
l’orientation sexuelle ». Le mot « tels » montre par ailleurs le caractère non exhaustif de cette liste de facteurs.
21
Pourtant, déjà en 1986, la Commission de réforme du droit recommandait que le sexe soit ajouté aux facteurs de différenciation. Commission de réforme
du droit du Canada, La propagande haineuse, Document de travail no 50, Ottawa, La Commission, 1986 aux pp. 35-37. Pierrette Bouchard, Isabelle Boily
et Marie-Claude Proulx, La réussite scolaire comparée selon le sexe : catalyseur des discours masculinistes, Ottawa, Condition féminine Canada, 2003 ;
font aussi cette recommandation. Le sexe devait être ajouté à l’article 318 (4) du Code criminel dans le cadre du projet de loi C-54 sur la pornographie,
présenté par le ministre de la Justice Ray Hnatyshyn (du Parti conservateur le 4 mai 1987). Ce projet de loi était loin de faire l’unanimité, car il visait à
interdire toute pornographie (incluant l’érotisme) qui n’avait pas un but scientifique, artistique, médical ou éducatif. Le Parti conservateur voulait ajouter
le sexe à l’article 318 (4) du Code criminel, car il jugeait que la pornographie constituait de la propagande haineuse à l’égard des femmes. À ce sujet, le
ministre de la Justice affirmait que : « La pornographie constitue une forme de propagande haineuse qui s’attaque à l’intégrité et à l’importance de la
personne. C’est précisément ce qu’on trouve dans ce projet de loi. Nous disons que lorsqu’il y a un objectif légitime, qu’il soit artistique, scientifique,
médical ou éducatif, ces questions ne sont pas visées en ce qui concerne le projet de loi en question. Ce genre de représentation est tout à fait acceptable.
Lorsque l’objectif principal est l’exploitation et qu’il constitue en lui-même une dégradation de la dignité de la personne, lorsqu’il vise à ravaler ou à
exploiter la personne, c’est le genre de représentation contre laquelle, à mon avis, nous voulons sévir dans ce projet de loi. » Débats de la Chambre des
communes, vol. 9 (26 novembre 1987) à la p. 11228 (Ray Hnatyshyn). Le projet de loi C-54 est mort au feuilleton lors de la dissolution du Parlement le 1er
octobre 1988.
18
Internet et antiféminisme
6
internationaux et nationaux de protection des droits fondamentaux mentionnent le sexe comme motif de
discrimination. Doit-on déduire de l’absence du sexe comme motif de propagande haineuse que les femmes, en
tant que femmes, ne peuvent être la cible de cette propagande ou que, même si elles le sont, ce comportement
n’est pas suffisamment sérieux pour constituer un acte criminel? Certes, les femmes peuvent être victimes de
propagande haineuse comme membres de minorités ethniques. Il n’en reste pas moins que l’absence du sexe
comme facteur de différenciation sur lequel se fonde la propagande haineuse révèle la difficulté à détecter et à
reconnaître les propos haineux à leur égard.
À moins d’une réforme législative du Code criminel, les femmes comme collectivité victime de propos haineux
sur la place publique doivent se tourner vers d’autres recours, par exemple ceux prévus par la L.C.D.P. ou
encore ceux proposés par des lois provinciales. Mais se soulève un autre problème : celui de la définition de la
haine envers les femmes et de ses manifestations.
2. Des propos haineux en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne?
L’article 13 (1) L.C.D.P. propose un recours afin, entre autres, de faire fermer ou corriger des sites Web qui
propageraient un discours susceptible d’exposer les femmes à la haine et à la discrimination. Mais encore faut-il
que les propos soient haineux au sens où les tribunaux l’entendent.
En vertu de l’article 13 (1) L.C.D.P.22, il est discriminatoire de recourir au téléphone ou à Internet23 pour aborder
ou faire aborder des questions susceptibles d’exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un
groupe identifiable sur la base de la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe,
l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.
L’article 13 L.C.D.P. fut adopté en 1975 et, en 1979, le Tribunal canadien des droits de la personne entendait la
toute première affaire qui fut entamée en vertu de cet article : celle contre Taylor et le Western Guard Party.
Ceux-ci avaient distribué des cartes qui invitaient à composer un numéro de téléphone à Toronto et qui faisait
entendre des messages enregistrés qui contenaient des déclarations dénigrant la race et la religion juives. La
Commission canadienne des droits de la personne a reçu de nombreuses plaintes concernant ces messages et a
donc entrepris des procédures judiciaires contre Taylor et le Western Guard Party. Le Tribunal canadien des
22
L’article 13 (1) prévoit : « Constitue un acte discriminatoire le fait pour une personne ou un groupe de personnes agissant d'un commun accord d'utiliser
ou de faire utiliser un téléphone de façon répétée en recourant ou en faisant recourir aux services d'une entreprise de télécommunication relevant de la
compétence du Parlement pour aborder ou faire aborder des questions susceptibles d'exposer à la haine, au mépris ou au ridicule des personnes appartenant
à un groupe identifiable pour un motif de distinction illicite. »
23
L’article 88 de la Loi antiterroriste, S.C. 2001, c. 41, a étendu l’application de l’article 13 à Internet. Il est à noter toutefois que les tribunaux des droits
de la personne avaient conclu, dans le cadre de plaintes déposées avant l’entrée en vigueur de la Loi antiterroriste, que l’article 13 trouvait application en
matière d’Internet. Voir les arrêts Citron and Toronto Mayor’s Committee c. Zündel, supra note 8; Schnell c. Machiavelli and Associates Emprize Inc.
(2002), 43 C.H.R.R. D/453 (T.C.D.P.).
Internet et antiféminisme
7
droits de la personne a ordonné aux défendeurs de cesser leurs actes discriminatoires24. Ceux-ci ont porté en
appel cette décision. En 1982, la Charte canadienne fut adoptée, et les défendeurs ont alors entrepris de
contester la validité constitutionnelle de l’article 13 L.C.D.P. en se fondant sur le droit à la liberté d’expression
protégée par la Charte canadienne. Dans l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c.
Taylor25, les plus hauts magistrats ont confirmé la validité constitutionnelle de l’article 13 L.C.D.P. la même
journée où ils rendaient jugement dans l’arrêt Keegstra, qui portait sur la constitutionnalité de l’article 319 (2)
du Code criminel que nous avons abordé plus haut. La Cour suprême rappelle que le Parlement a interdit les
comportements visés à l’article 13 (1) L.C.D.P. parce que la diffusion de propagande haineuse « contribu[e] à
semer la discorde entre divers groupes raciaux, culturels et religieux, minant ainsi la tolérance et l'ouverture
d'esprit qui doivent fleurir dans une société multiculturelle vouée à la réalisation de l'égalité. »26.
Dans l’arrêt Taylor, le plus haut tribunal a adopté la définition des termes « haine » et « mépris » élaborée dans
l’arrêt Nealy c. Johnston27 :
Le terme "hatred" connote un ensemble d'émotions et de sentiments comportant une malice extrême
envers une autre personne ou un autre groupe de personnes. Quand on dit qu'on "haït" quelqu'un,
c'est que l'on ne trouve aucune qualité qui rachète ses défauts.28
La Cour suprême résume ainsi : « […] le par. 13 (1) vise donc des émotions exceptionnellement fortes et
profondes de détestation se traduisant par des calomnies et la diffamation […]. »29
Ainsi, il existe une grande similarité entre les définitions retenues pour les termes « haine » et « mépris » dans
l’arrêt Keegstra, qui porte sur l’article 319 (2) du Code criminel, et l’arrêt Taylor, qui interprète l’article 13 (1)
L.C.D.P. Malgré cela, le fardeau de la preuve est différent en matière criminelle et de droits de la personne.
Dans le cadre de l’article 13 (1) L.C.D.P., il n’est pas requis d’établir que le défendeur avait l’intention de
diffuser des propos haineux. Le tribunal doit plutôt regarder les effets de la propagande haineuse sur la victime,
et non si le défendeur avait l’intention de la commettre. De même, le tribunal doit déterminer si les propos sont
« susceptibles » d’exposer à la haine, au mépris ou au ridicule des personnes appartenant à un groupe
identifiable pour un motif de distinction illicite. Le terme « susceptible » n’exige pas la preuve que, à la suite de
ce message, les personnes qui l’entendent dirigent leur haine ou leur mépris contre d’autres. Il n’est pas
nécessaire de prouver qu’une personne a ainsi été victime30. Le fait que les propos attaqués puissent être
véridiques ne peut servir de défense dans le contexte de l’article 13 (1)31. Cette preuve se fait selon la
prépondérance des probabilités. Pour déterminer le caractère haineux des propos et leur susceptibilité d’exposer
24
Smith c. Western Guard Party, supra note 19.
Supra note 7.
26
Taylor, supra note 7 à la p. 919.
27
(1989), 10 C.H.R.R. D/6450 (T.C.D.P.).
28
Nealy c. Johnston, ibid. à la p. D/6469.
29
Taylor, supra note 7 à la p. 928.
30
Nealy c. Johnston, supra note 27 à la p. D/6470.
25
Internet et antiféminisme
8
des personnes à la haine, la partie demanderesse peut faire témoigner des psychologues, des linguistes32, des
anthropologues ou des experts en communication33. Le juge applique le critère de la personne raisonnable.
Ainsi, la L.C.D.P. est beaucoup moins exigeante sur le plan de la preuve que le Code criminel.
Les sites antiféministes analysés dans notre premier article34 contiennent-ils des propos susceptibles d’exposer
les femmes et les groupes de femmes à la haine, au mépris ou au ridicule au sens de l’article 13 (1) L.C.D.P.? La
définition de la haine pose un problème. Rappelons que les propos doivent être susceptibles d’exposer à la haine.
La définition de la haine adoptée par les tribunaux canadiens a été élaborée dans un contexte de criminalisation
de la haine raciale. Elle a été reprise par la suite dans le cadre de la protection des droits fondamentaux, où le
respect de la liberté d’expression pèse lourd dans la balance. Les sites Web antiféministes doivent-ils aller
jusqu’à suggérer la violence physique envers les femmes pour être considérés comme haineux? Même s’ils ne
proposent pas ce genre d’actions extrêmes, des sites Web suprématistes sont pourtant déclarés haineux par les
tribunaux. De nombreux exemples tirés de la jurisprudence illustrent notre point35. En voici un seul. Dans l’arrêt
Khaki c. Canadian Liberty Net36, des propos haineux concernant les immigrants et les Juifs étaient en cause. Les
immigrants étaient perçus comme des rebuts à la source du crime, de la corruption et de la violence, alors que
les Juifs étaient perçus comme un groupe pervers, manipulateur et destructeur. Le Tribunal canadien des droits
de la personne a conclu que les messages méprisaient les immigrants en raison de leur origine ethnique, alors
que les Blancs étaient perçus comme la race pure. Il a également conclu que les propos étaient haineux envers
les Juifs parce qu’ils « véhiculent des sentiments de malice extrême […] et ne laissent transparaître aucun
sentiment permettant de reconnaître chez les Juifs des qualités qui rachètent leurs défauts. »37
Les sites analysés dans notre premier article38 ne présentent-ils pas le même genre de discours à l’égard des
femmes? Comme nous l’avons vu, les cinq sites concernés tiennent les femmes responsables de tous les
problèmes chez les jeunes (consommation de drogues, décrochage scolaire, suicide, etc.), du taux de divorce, de
31
Taylor, supra note 7 à la p. 935.
Citron and Toronto Mayor’s Committee c. Zündel, supra note 8.
Dans l’affaire Smith c. Western Guard Party, supra note 19, un professeur en communication a témoigné au sujet du caractère haineux des propos
diffusés. Il a proposé cinq facteurs qui contribuent à la compréhension et à l’impact que des mots peuvent avoir sur le public : les caractéristiques
personnelles de l’auditeur / lecteur, le moyen utilisé pour transmettre la communication, la crédibilité de l’auteur du message, la motivation de l’auteur du
message, l’exploitation de situations frustrantes. Un professeur de communication a aussi témoigné dans l’affaire Nealy c. Johnston, supra note 27.
34
Supra note 2.
35
Voir les propos qui ont été jugés haineux au sens de l’article 13 (1) L.C.D.P. : League for Human Rights B'Nai Brith Canada (Midwest Region) c.
Manitoba Knights of the Ku Klux Klan (1992), 18 C.H.R.R. D/406 (T.C.D.P.); Khaki c. Canadian Liberty Net (1993), 22 C.H.R.R. D/347 (T.C.D.P.);
Citron and Toronto Mayor's Committee c. Zündel, supra note 8; Schnell c. Machiavelli and Associates Emprize Inc., supra note 23; Warman c. Kyburz,
2003 TCDP 18, en ligne : TCDP <http://www.chrt-tcdp.gc.ca/> (date d’accès : 10 janvier 2008); Warman c. Warman, 2005 TCDP 36, en ligne : TCDP
<http://www.chrt-tcdp.gc.ca/> (date d’accès : le 10 janvier 2008); Warman c. Winnicki, 2006 TCDP 20, en ligne : TCDP <http://www.chrt-tcdp.gc.ca/>
(date d’accès : le 10 janvier 2008). D’autres sites ont été fermés pour avoir tenu des propos plus extrêmes : Warman c. Harrison, 2006 CHRT 30
(T.C.D.P.), en ligne : TCDP <http://www.chrt-tcdp.gc.ca/> (date d’accès : 10 janvier 2008) (« kill anyone who is not white »; « we have to kill the french
[…] from Quebec »; « I told you the only good french man is a dead french man »; « we could use the french as slaves I guess »); Warman c. Kulbashian,
2006 CHRT 11 (T.C.D.P.), en ligne : TCDP <http://www.chrt-tcdp.gc.ca/> (date d’accès : le 10 janvier 2008) (« Bring Your Nigger...We Got the Rope »);
Payzant c. McAleer, D.T. 4/94 (T.C.D.P.), en ligne : TCDP <http://www.chrt-tcdp.gc.ca/> (date d’accès : le 10 janvier 2008), (« les anciens Celtes avaient
l'habitude d'entraîner leurs pédés (queers) dans les marais et de les y piétiner jusqu'à ce que mort s'ensuive. Ce n'est peut-être pas une si mauvaise idée »).
36
Supra ibid.
37
Supra ibid. à la p. D/381.
38
Supra note 2.
32
33
Internet et antiféminisme
9
l’éclatement de la cellule familiale, du désespoir des hommes, etc. Ils proposent aussi une image très dégradante
des féministes, des femmes et des mères, qui auraient pris le contrôle de la société. Certains adoptent un discours
homophobe : « [L’homosexualité est un] signe de l’emprise maternelle et du dénigrement de l’image paternelle.
La puissance maternelle peut occasionner des ravages humains pouvant avoir des effets catastrophiques » (site
no 4). Les sites traitent les femmes d’épithètes qui ne seraient pas tolérées envers des membres de minorités
visibles. Peut-on qualifier impunément les féministes de « féminazistes » compte tenu de la portée de ce terme?
Ne s’agit–il pas là d’un discours haineux?
Il se peut que la société soit incapable de détecter les propos haineux à l’égard des femmes, sur Internet ou
ailleurs, puisque nous tolérons des chansons comme celles du groupe rap québécois Black Tabou39 et la
pornographie. D’ailleurs, l’absence du sexe comme motif de propagande haineuse au Code criminel n’est pas un
pur oubli : si le sexe est ajouté comme motif, la pornographie pourrait être considérée comme de la propagande
haineuse40. La violence conjugale envers les femmes et le harcèlement sexuel au travail sont devenus visibles
lorsqu’ils ont été nommés et dénoncés. Malgré la tentative des tribunaux de définir la haine41, ce concept
demeure purement subjectif, comme de nombreux autres concepts juridiques. Pensons ici à la définition de
l’égalité, de la pornographie, de l’érotisme. Les tribunaux qui auront à juger du caractère haineux des propos
39
Voici un extrait de leur chanson « God Bless the Topless » :
« J'te mets comme un gant pis j'te botte comme l'Italie,
j'te fourre comme un crosseur pis ça m'fait pas un pli,
viens pas me parler d'amour caliss t'as rien compris,
j'mappelle pas Gilles Vigneault, mon nom c'est VIC...
(...)
Parce que c'est moi qui ai le fouet j'me ferai jamais dominer,
j'entends " arrête "! C'est le temps d'continuer,
le dick entre les chikelet tu vas tout avaler,
viens pas m'dire que ça t'écoeure
envoye la féministe viens ici j'vas t'percer »
Voici la réaction d’un des auteurs sur le site no 4 : « [C]es paroles sont ordurières […] mais ce n’est qu’un coup de crayon qui dépasse un peu l’ensemble.
Nous baignons dans une culture de blasphème, de la pornographie et du sadomasochisme […] Même si c’est dégradant, les féministes l’on [sic] cherché.
Elles se sont infiltrées partout, causant le désespoir. Et ce désespoir est ce qui explique les paroles de Black Tabou. » Voir aussi Jocelyne Robert, « Un
silence troublant », La Presse, Montréal, le 13 juin 2006 p. A21, qui a dénoncé cette chanson.
40
Ainsi, nous considérons que les sites de pornographie et de « promises par correspondance » (mail-order brides) sont des sites violents et haineux à
l’égard des femmes, car il répondent à la définition de la haine donnée plus haut. Les sites web de « promises par correspondance » proposent des
catalogues de jeunes femmes de pays pauvres, qui cherchent un mari pour se sortir de la pauvreté. Ces catalogues présentent ces jeunes femmes comme
des objets sexuels. Voir Louise Langevin et Marie-Claire Belleau, Le trafic des femmes au Canada : une analyse critique du cadre juridique de
l’embauche d’aides familiales immigrantes résidantes et de la pratique des promises par correspondance, Ottawa, Condition féminine Canada, juin 2000,
235 p. Les sites de pornographie sont violents et haineux à l’égard des femmes compte tenu de l’exploitation des femmes. Denis Buron était également de
cet avis en 1988 au sujet de la pornographie, voir Denis Buron, « Liberté d’expression et diffamation de collectivités : quand le droit à l’égalité
s’exprime » (1988) 29 Cahiers de Droit 491, ainsi que le Parti conservateur qui envisageait en 1987 d’interdire la pornographie, voir supra note 21.
Plusieurs sites Web affichent que 25% des recherches sur Internet portent sur « sex », en ligne : Top Ten Reviews <http://internet-filterreview.toptenreviews.com/internet-pornography-statistics.html>; Family Safe Media <http://www.familysafemedia.com/pornography_statistics.html>;
Healthy Mind <http://healthymind.com/s-porn-stats.html>; Blazing Grace <http://www.blazinggrace.org/pornstatistics.htm> (date d’accès : le 10 janvier
2008). Dans l’article suivant : Auteur inconnu, « Porn: Homewrecker or harmless fun? », en ligne: MSNBC <http://msnbc.msn.com/id/12055135/> (date
d’accès : le 10 janvier 2008), l’auteur affirme qu’il y a plus de 4 millions de sites pornographiques, que cette industrie génère 12 milliards US aux ÉtatsUnis seulement et que 40% des internautes aux États-Unis visitent des sites pour adultes chaque mois. En 2002, le nombre de sites de pornographie
infantile était estimé à plus de 100 000, en ligne : Blazing Grace <http://www.blazinggrace.org/pornstatistics.htm> (date d’accès : le 10 janvier 2008).
41
D’autres proposent des définitions de la haine qui rejoignent celle des tribunaux : « Hate speech is any form of expression directed at objects of
prejudice that perpetrators use to wound and denigrate its recipients. », Robert J. Boeckmann et Carolyn Turpin-Petrosino, « Understanding the Harm of
Hate Crime » (2002) 58 Journal of Social Issues 207 à la p. 209. Pour Raymond A. Franklin, auteur du Hate Directory, la haine serait un sentiment qui
« promeut la violence, la ségrégation, la diffamation, la fraude ou l’hostilité vis-à-vis les autres selon leur race, leur religion, leur origine ethnique, leur
sexe
ou
leur
orientation
sexuelle »,
en
ligne :
Réseau
Éducation
–
Médias
<http://www.mediaawareness.ca/francais/enjeux/haine_sur_internet/definir_haine.cfm>
(date
d’accès : le
10
janvier
2008);
The
Hate
Directory
<http://www.bcpl.net/~rfrankli/hatedir.htm> (date d’accès : le 10 janvier 2008).
Internet et antiféminisme
10
analysés dans notre premier article42 doivent voir toutes les formes de haine envers les femmes. L’antiféminisme
« ordinaire » serait-il à ce point présent qu’il nous empêche de détecter la haine envers les femmes? Y aurait-il
de la haine « ordinaire »? Même si les sites analysés s’en prennent aux avancées du féminisme, aux féministes et
au système de justice, les femmes et leurs rôles dans la société demeurent leurs véritables cibles. Le concept de
haine envers les femmes doit donc être interprété dans le contexte d’une société patriarcale, c’est-à-dire qu’il
faut analyser les propos possiblement haineux à l’égard des femmes en tenant compte de la violence dont elles
sont victimes tant dans la sphère privée que publique, de leur oppression historique, de la dévalorisation de leur
travail et de la misogynie ambiante. De façon générale, des propos haineux à l’égard des femmes rappellent
qu’elles ne sont pas des citoyennes à part entière et portent atteinte à leur dignité humaine.
Nous affirmons qu’une partie des propos contenus dans les sites Web étudiés sont susceptibles d’exposer à la
haine les femmes et qu’ils sont discriminatoires, violant ainsi l’article 13 (1) L.C.D.P. La Commission
canadienne des droits de la personne devrait se pencher sur ces sites. Selon les renseignements obtenus auprès
de celle-ci, aucune plainte de ce genre n’aurait été déposée en date du printemps 2006. Plusieurs raisons peuvent
expliquer cette situation. D’abord, les groupes de femmes ou les femmes qui pourraient déposer de telles
plaintes ont peur des réactions agressives des concepteurs des sites en question43. De plus, elle n’ont pas les
ressources pour déposer de telles plaintes et préfèrent se concentrer sur d’autres priorités. Enfin, ces sites
antiféministes constituent un phénomène relativement nouveau. Par ailleurs, des représentants de la Commission
canadienne des droits de la personne nous ont affirmé que les sites devaient tenir des propos du genre « toutes
les femmes doivent être battues ou tuées » pour être considérés comme haineux. La Commission aura aussi à
réfléchir à son interprétation des manifestations de la haine envers les femmes.
3. Des propos discriminatoires et diffamatoires en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne?
Le droit québécois propose quatre recours pour contrer le genre de propos discriminatoires ou diffamatoires
véhiculés sur les sites Web, objets de notre étude.
Réglons une question de partage des compétences. Bien que les entreprises de télécommunication relèvent
exclusivement du pouvoir législatif fédéral44, les législatures provinciales peuvent adopter des lois générales qui
affectent les entreprises fédérales, en autant que ces lois n’ont pas d’effets directs ou indirects sur la structure
même de ces entreprises ainsi que sur les relations et les conditions de travail de leurs employés45. Par exemple,
le Parlement fédéral peut interdire la diffamation et la propagande haineuse sur Internet en raison de sa
42
43
Supra note 2.
Certains groupes qui se disent à la défense des droits des pères utilisent les tribunaux comme stratégie pour intimider les personnes qui ont des vues
différentes des leurs. L’auteure du présent texte a déjà reçu des menaces de poursuites. Voir Clairandrée Cauchy, « La nouvelle stratégie de Father’s -4Justice », Le Devoir, 6 janvier 2007, p. A-4 ; David Santerre, « Andy Srougi, Plaideur quérulent », Le Journal de Montréal, 22 février 2007.
44
Voir articles 92 (10) a) et 91 (29) de la Loi constitutionnelle de 1867 (R.-U.), 30 & 31 Vict., c.3, reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, nº 5. Henri Brun
et Guy Tremblay, Droit constitutionnel, 4e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2002 à la p. 531.
Internet et antiféminisme
11
compétence législative à l’égard des entreprises de télécommunication, alors que les provinces peuvent faire de
même grâce à leur compétence en matière de droit privé46. Une loi provinciale qui interdit la diffamation ou la
propagande haineuse sur Internet n’a pas pour effet de s’attaquer à la structure de l’entreprise de
télécommunication et n’a pas trait aux relations et aux conditions de travail qui règnent au sein de l’entreprise.
L’article 11 de la Charte québécoise prévoit que « [n]ul ne peut diffuser, publier ou exposer en public un avis,
un symbole ou un signe comportant discrimination ni donner une autorisation à cet effet ». Le champ
d’application de cet article serait très restreint, puisqu’il ne s’appliquerait qu’à des avis, des symboles ou des
signes comportant discrimination, et non à des articles de journaux, par exemple47. D’ailleurs, nous n’avons
trouvé aucune décision rapportée qui soit pertinente en rapport à cet article.
L’article 4 de la Charte québécoise, qui protège le droit à dignité, et l’article 10 de la Charte québécoise, qui
garantit le droit à l’égalité, semblent plus prometteurs. Les propos seront considérés comme étant
discriminatoires s’ils portent atteinte à la dignité humaine. Le critère de la dignité humaine adopté par la Cour
suprême dans l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)48 a été utilisé par le Tribunal des
droits de la personne du Québec à maintes reprises49. Selon la Cour suprême,
La dignité humaine signifie qu’une personne ou un groupe ressent du respect et de l’estime de soi.
Elle relève de l’intégrité physique et psychologique et de la prise en main personnelle. La dignité
humaine est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation
personnelle qui n’ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la personne.50
Le Tribunal des droits de la personne du Québec a sanctionné les abus verbaux racistes à plusieurs reprises51.
Par exemple, des propos suggérant à des immigrants de rentrer dans leur pays ont été considérés comme
discriminatoires parce qu’ils excluent complètement ces personnes de la société québécoise52. Par ailleurs, des
propos tel que « t'es un ostie de fif, tapette », prononcés à l’endroit d’un homosexuel, ont été déclarés
45
Brun et Tremblay, ibid. aux pp. 531 à 535.
Voir article 92 (13) de la Loi constitutionnelle de 1867, supra note 44; Brun et Tremblay, ibid.
47
Voir Pierre Bosset, « Les mouvements racistes et la Charte des droits et libertés de la personne » (1994) 35 Cahiers de Droit 583 à la p. 618, qui cite le
document de la Commission des droits de la personne du Québec, Portée et limites de l’article 11 de la Charte des droits et libertés de la personne,
Montréal, La Commission, 1985. Dans l’arrêt Engineering Students' Society, University of Saskatchewan c. Saskatchewan Human Rights Board of
Inquiry, [1989] 1 C.H.R.R. D/5636 (C.A. Sask.) aux pp. 5644-5645, la Cour d’appel de la Saskatchewan a refusé d’appliquer un article semblable à des
articles de journaux. La Cour suprême a refusé d’accorder la permission d’en appeler de ce jugement. [1989] 1 RCS xix.
48
[1999] 1 R.C.S. 497.
49
Voir notamment Yekene c. Drouin-Pelletier, 2004 IIJCan 25807 (T.D.P.Q.) (IIJCan); Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la
jeunesse) c. Filion, J.E. 2004-477 (T.D.P.Q.); C.D.P.D.J. (Mohammed) c. Bouffard, J.E. 99-1060 (T.D.P.Q.); Québec (Commission des droits de la
personne et des droits de la jeunesse) c. Poulin, J.E. 2001-1071 (T.D.P.Q.).
50
Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497 au para no 53.
51
Voir par exemple : C.D.P.D.J.Q. (Olariu) c. 3160017 Canada inc. (publitek) et Lafond, J.E. 98-742 (T.D.P.Q.); C.D.P.D.J.Q. (Mohammed) c. Bouffard,
supra note 49 ; C.D.P.D.J.Q. (Fabre) c. Cyr, J.E. 97-1562 (T.D.P.Q.); C.D.P.Q. (Kafé) c. Commission scolaire Deux-Montagnes, [1993] R.J.Q. 1297
(T.D.P.Q.).
52
C.D.P.D.J.Q. (Olariu) c. 3160017 Canada inc. (publitek) et Lafond, ibid. (« Retournez d’où vous êtes venus, le Québec n’a pas besoin de gens comme
vous »); Yekene c. Drouin-Pelletier, supra note 49 (« Si vous n’êtes pas capables de vivre comme nous, alors retournez chez vous, gang d’importés »);
Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Filion, supra note 49 (« retourne d'où tu viens » et « va apprendre le
québécois »); Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Contant, J.E. 2006-943 (T.D.P.Q.) (« Si nous vous rendons la
vie impossible vous savez ou [sic] se trouve le Maroc »); Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Provigo
distribution Inc., D.T.E. 2002T-1041 (T.D.P.Q.) (« Go back to your country. All stupids Arabs, they come here to steal our jobs »). Les propos « je ne sais
46
Internet et antiféminisme
12
discriminatoires53. Il n’y a aucune décision rendue par le Tribunal des droits de la personne du Québec qui soit
relative à des propos sexistes envers des femmes54. Toutefois, la Cour supérieure a jugé que des affirmations
telles que « niochonne aux grosses boules » sont « des propos sexistes qui placent la femme au niveau d'un
objet »55. Dans cette affaire, la Cour a ainsi qualifié les propos tenus par le défendeur :
En fait, les propos visant Mme Chiasson sont sexistes, haineux, malicieux, non fondés, blessants et
injurieux. Ils portent atteinte à la dignité, à l'honneur et à l'intégrité de l'être humain en général et de
Mme Chiasson en particulier 56.
De nombreux propos et textes sur les sites Web analysés portent atteinte à la dignité des femmes et sont
discriminatoires57. En voici quelques exemples.
Le site no 1 utilise les termes « féminazisme », « féminisphère », « Féministan » (rapprochement avec
Afghanistan), « fémidictature ». Les termes suivants sont employés pour décrire les féministes : « Église du
féminisme », « adeptes », « fanatiques religieux », « fémifanatiques », « disciples du fémisexisme », « les dames
de l’ordre du poil frisé ». Ils affirment que le mouvement féministe « offre toutes les apparences d’une secte
assiégée et antagoniste envers ceux qui n’y adhèrent pas ». Selon eux, les féministes ont une « approche
victimaire » et font de la propagande haineuse. Elles sont « cupides », « immatures », « condescendantes »,
« méprisantes », « imbéciles »; elles sont des « lesbiennes misandres », des « connasses »; elles recherchent la
suprématie et visent à faire des hommes des esclaves; etc. Le féminisme est une « pourriture », une
« catastrophe », une « supercherie » et constitue de la propagande haineuse. Ce site attaque aussi
personnellement des femmes actives sur la scène publique par des photos d’elles les ridiculisant. Le site no 2
parle de mères perverses et incestueuses, d’une moisson d’imbéciles utiles, des tyranelles de bas étages, des
fémi-sexistes sexuellement incontinentes.
De nombreux autres exemples de propos discriminatoires envers les femmes et les féministes provenant des cinq
sites analysés pourraient être donnés. Le caractère discriminatoire du discours ne fait pas de doute. Cependant,
les recours en vertu des articles 4 et 10 de la Charte québécoise s’adressent à une personne qui a été victime de
pas d'où tu viens, mais ici au Québec ça ne marche pas de même! » n’ont pas été jugés comme étant racistes; voir Québec (Commission des droits de la
personne et des droits de la jeunesse) c. Allard, J.E. 2005-382 (T.D.P.Q.).
53
Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Poulin, supra note 49.
54
Nous excluons ici les propos sexistes prononcés dans un contexte de harcèlement sexuel au travail.
55
Chiasson c. Fillion, [2005] R.J.Q. 1066 (C.S.) au para no 153. La Cour d’appel a réduit le montant des dommages-intérêts, [2007] QCCA 570. Dans
cette affaire, un animateur de radio (Jean-François Fillion) a tenu de nombreux propos pour le moins offensants à l’endroit d’une présentatrice météo
(Sophie Chiasson). En plus de l’expression « niochonne aux grosses boules », Jean-François Fillion a tenu les propos suivants : « Sophie qui est venue ici
pis qui… a enlevé son jacket pour être sûre qu’on lui voit ses deux grosses affaires là. Et de source sûre c’est gros là. C’est encore plus gros toute nue que…
habillée là. C’est le genre de fille que tu fais un saut quand elle, quand ça sort de là », « tout est dans la brassière », « est-ce que ça défie la gravité? », « audessus des épaules il n'y a pas grand-chose », « pouffiasse », « niochonne », « chouchounne », « chatte en chaleur », « sangsue », « la même p’tite
rapace », « cruche vide », « spécialiste de la menterie », « méchante malade », etc.
56
Chiasson c. Fillion, ibid. au para no 94.
57
Sur les effets négatifs de propos racistes ou sexistes sur les victimes, voir Laura Beth Nielsen, « Subtle, Pervasive, Harmful : Racist and Sexist Remarks
in Public as Hate Speech » (2002) 58 Journal of Social Issues 265l; Richard Delgado, « Words that Wound : A Tort Action for Racial Insults, Epithets, and
Name Calling » (1982) 17 Harvard C. –R.C.L.L Rev. 133.
Internet et antiféminisme
13
propos dégradants et qui a subi un préjudice58. Elle doit faire la preuve de la discrimination et du préjudice subi.
Il faut donc qu’une personne ou un groupe de personnes soient clairement visés par les propos discriminatoires.
La victime pourra alors déposer une plainte auprès de la Commission des droits de la personne et des droits de la
jeunesse du Québec, qui fera enquête et qui éventuellement pourra décider de déposer une plainte auprès du
Tribunal des droits de la personne du Québec. Les articles 4 et 10 de la Charte québécoise ne proposent pas un
recours pour diffamation contre une collectivité59. La version des sites Web que nous avons analysée au cours de
l’été 2006 cible rarement une personne en particulier (bien que le site no 1 le fasse souvent). Pour corriger cette
situation, un auteur a suggéré la création d’un nouvel article dans la Charte québécoise qui interdirait l’incitation
à la discrimination contre une collectivité, un peu comme le fait l’article 13 (1) L.C.P.D.60
Enfin, une personne ou un groupe de personnes61 qui considèrent qu’un ou des sites Web ont porté atteinte à leur
réputation peuvent intenter un recours en diffamation en vertu de l’article 1457 C.c.Q. ou en vertu de l’article 4
de la Charte québécoise. Le recours collectif est possible en matière de diffamation. Les propos diffamatoires
doivent toutefois viser des personnes précises, qui doivent faire la preuve de leur préjudice individuel. Des
propos pouvant être qualifiés de discriminatoires mais ayant une portée générale (par exemple, contre les
féministes en général ou les groupes de femmes, sans en préciser un) ne constitueraient pas une violation de
l’article 1457 C.c.Q. ou de l’article 4 de la Charte québécoise. Si un site Web vise une personne en particulier,
comme le fait le site no 1 avec des photos dégradantes et des commentaires portant atteinte à la réputation de la
personne, elle peut demander des dommages-intérêts compensatoires et punitifs en vertu de l’article 49 (2) de la
Charte québécoise62.
58
Art. 49 de la Charte québécoise.
Buron, supra note 40.
Bosset, supra note 47 à la p. 620. Voir la recommandation faite par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec
d’inclure dans la Charte québécoise une disposition interdisant l’incitation publique à la discrimination, La Charte québécoise des droits et libertés, vol. 1,
bilan et recommandations, 2003 à la p. 50. En ligne : http://142.213.87.17/fr/publications/docs/bilan_charte.pdf (date d’accès: le 10 janvier 2008). « Nul ne
doit, publiquement, tenir ou diffuser des propos ou commettre des actes haineux ou méprisants qui incitent à l’accomplissement d’actes discriminatoires
[…] ». Voir Québec, Commission des droits de la personne, Les mouvements racistes et l’incitation à la discrimination, 1994.
61
Voir Hubert Reid, Code de procédure civile du Québec : complément, jurisprudence et doctrine, Montréal, Wilson & Lafleur, 2005 à la p. 1487 :
« Comme la Cour suprême du Canada l’a rappelé dans l’arrêt Prud’homme c. Prud’homme ([2002] 4 R.C.S. 663), le droit civil québécois ne prévoit pas de
règles particulières lorsqu’une partie veut exercer un recours en dommages pour diffamation. Les règles générales en matière de responsabilité civile
prévues à l’article 1457 C.c.Q. s’appliquent. Le demandeur doit donc démontrer, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’un préjudice, d’une
faute et d’un lien de causalité. Ainsi, des personnes victimes de diffamation et ayant subi chacune individuellement un préjudice moral peuvent chercher
réparation par le biais d’un recours collectif. Le fait que l’appréciation des dommages moraux sur une base individuelle soit difficile à évaluer ne peut
constituer un obstacle préliminaire au recours collectif. » Voir Germain c. Ryan, (1918) 53 C.S. 543; Jeunes Canadiens pour une civilisation chrétienne c.
Fondation du Théâtre du Nouveau Monde, [1979] C.A. 491; Malhab c. Métromédia C.M.R. Montréal inc., [2003] R.J.Q. 1011 (C.A.); Buron, supra note
40.
62
Voir Arpin c. Grenier, J.E. 2004-1172 (C.Q.) (diffusion sur Internet d’une lettre haineuse par un employé, qui a ajouté à sa signature son adresse
électronique au travail, associant ainsi son employeur aux propos haineux; montant obtenu par l’employeur : 3 000$); Association des médecins traitant
l’obésité c. Breton, [2003] R.R.A. 848 (C.S.) (diffusion sur Internet de propos diffamatoires à l’endroit des demandeurs, allant jusqu’à les associer à des
pédophiles; montant obtenu : 220 000$, dont 160 000$ en dommages-intérêts exemplaires); Buchwald c. 2640-7999 Québec inc., J.E. 2003-1694 (C.S.)
(Buchwald a refusé de payer pour la conception d’un site Web qui a été mal fait; le concepteur du site l’a traité de mauvais payeur et de fraudeur sur le site
en question; montant obtenu : 13 250$, dont 3 000$ en dommages-intérêts exemplaires); Caron c. Rassemblement des employés techniciens ambulanciers
du Québec, [2003] R.R.A. 537 (C.S.), B.E. 2004BE-484 (C.A.) (publication d’une lettre diffamatoire sur plusieurs babillards de techniciens ambulanciers
et sur Internet, malgré des mises en demeure ordonnant de cesser la diffusion; montant obtenu : 100 000$, dont 50 000$ de dommages-intérêts
exemplaires; dommages-intérêts exemplaires réduits à 25 000$ en appel); Graf c. Duhaime, J.E. 2003-1141 (C.S.) (les demandeurs ont dû euthanasier des
animaux malades et contagieux; les défendeurs les ont accusés de meurtriers sur Internet; montant obtenu: 160 000$); Jouvet c. Lévesque, J.E. 2001-1195
(C.Q.) (message électronique envoyé à 1 000 syndiqués et contenant des propos diffamatoires à l’endroit de la demanderesse; montant obtenu : 5 000$,
dont 4 000$ en dommages-intérêts exemplaires); Lacroix c. Dicaire, J.E. 2006-128 (C.S.) (propos diffamatoires tenus sur Internet contre le directeur de la
ville de Mirabel; montant obtenu : 30 000$).
59
60
Internet et antiféminisme
14
Mentionnons la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information63, qui est de peu d’utilité
pour notre objectif. Cette loi définit, entre autres choses, le cadre de la responsabilité des différents
intermédiaires d’Internet au Québec. La L.C.J.T.I. précise les situations dans lesquelles un intermédiaire a
commis une faute et elle prévoit certains cas d’exonération. Ainsi, aucun intermédiaire n’a l’obligation de
vérifier activement le contenu des informations qu’il héberge ou qu’il transmet64. Ce n’est donc pas une faute de
ne pas contrôler le contenu. Toutefois, si l’intermédiaire s’engage à le faire, il peut être tenu responsable s’il ne
le fait pas correctement65. Les hébergeurs de sites Web et les services de référence (par exemple, les moteurs de
recherche tel Google66) ne sont pas responsables des informations dommageables qu’ils diffusent, sauf si elles
sont portées à leur connaissance67. Cela pose problème pour ces intermédiaires : comment peuvent-ils savoir si
une information est dommageable ou non? Ils doivent refuser de fournir des services à une personne qui publie
des informations dommageables, mais encore faut-il connaître, sur le plan juridique, ce qui constitue un propos
« dommageable ». Les transmetteurs (par exemple, le service de messagerie Hotmail68) ne sont pas responsables
des informations dommageables qu’ils transfèrent, à moins qu’ils ne soient impliqués (par exemple, s’ils ont
rédigé et diffusé un message haineux)69. La L.C.J.T.I. est silencieuse sur la responsabilité assumée par les
fournisseurs de services Internet. À ce jour, aucune décision rapportée n’a été rendue sur ces articles70.
Le droit propose des outils pour limiter la liberté d’expression, mais ceux-ci sont peu adaptés à la réalité des
femmes dans un contexte de discrimination systémique. Les propos tenus sur les sites étudiés sont certainement
haineux, discriminatoires et diffamatoires et portent atteinte au droit à l’égalité et à la dignité des femmes
comme collectivité et des femmes qui sont personnellement ciblées. Compte tenu des limites inhérentes au droit,
la stratégie juridique n’est peut-être pas la meilleure.
Conclusion
Les sites Web qui affirment défendre les droits des pères et des hommes ou qui proposent une réflexion sur la
condition masculine constituent un nouvel outil de communication et un nouveau lieu de manifestation de
l’antiféminisme. La synthèse de l’analyse de cinq sites Web démontre qu’ils ne visent pas tant la promotion des
droits des pères et des hommes, comme l’affirment leurs concepteurs, mais plutôt le dénigrement du féminisme,
63
L.R.Q. c. C-1.1 [L.C.J.T.I.].
Art. 27 L.C.J.T.I.
65
Du moins, c’est ce que différents auteurs ont conclu suite à l’arrêt américain Stratton Oakmont Inc. c. Prodigy Services Co., Index No. 31063/94, N.Y.
Sup. Ct., 24 mai 1995. Dans cette affaire, une cour américaine a retenu la responsabilité de Prodigy pour des propos discriminatoires hébergés sur son
serveur. En temps normal, sa responsabilité n’aurait pas été retenue, car il n’a pas d’obligation légale de vérifier le contenu de tout ce qu’il héberge.
Toutefois, il s’était engagé personnellement auprès de ses usagers à ne rendre accessibles que des contenus « family-friendly ». C’est pourquoi la Cour l’a
tenu responsable. Pour des commentaires concernant cet arrêt, voir Michel Racicot et al., L'espace cybernétique n'est pas une terre sans loi, étude des
questions relatives à la responsabilité à l'égard du contenu circulant sur Internet, Ottawa, Industrie Canada, 1997; Pierre Trudel, « La responsabilité civile
sur Internet selon la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l'information » dans Développements récents en droit de l'Internet (2001),
Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2001, 107.
66
En ligne : Google <http://www.google.ca> (date d’accès : le 10 janvier 2008).
67
Art. 22 L.C.J.T.I.
68
En ligne : Hotmail <http://www.hotmail.com> (date d’accès : le 10 janvier 2008).
69
Art. 36 L.C.J.T.I.
70
Pour plus d’information sur ces articles de la L.C.J.T.I., voir Trudel, supra note 65.
64
Internet et antiféminisme
15
des féministes et des femmes. Comme le dit si bien Descarries, ces sites « tradui[sent] tout un ensemble de
préjugés et de peurs collectives sur la façon d’entrer en rapport avec l’autre sexe et d’intégrer les changements
provoqués par les luttes du mouvement des femmes ».71 Ces sites sont aussi la preuve d’une certaine réussite du
féminisme.
Dans son allocution d’ouverture d’une conférence portant sur la haine dans Internet tenue en décembre 2005, la
présidente de la Commission canadienne des droits de la personne posait la question : « Pourquoi ne pas laisser
faire ces cybermarchands de haine et s’occuper de choses plus importantes? »72 Elle répondait que ce genre de
discours ne peut être ignoré :
Parce que les mots ont un pouvoir, un très grand pouvoir. Voilà pourquoi. Je cite ici les paroles du
ministre de la Justice, l’honorable Irwin Cotler, prononcées lors de son allocution à la Chambre des
communes au printemps dernier, à l’occasion du jour commémoratif de l’Holocauste :
« L’Holocauste nous a appris que le crime de génocide n’a pas eu lieu qu’à cause de l’industrie de la
mort, mais aussi à cause de l’idéologie de la haine. […] Comme l’a dit la Cour suprême du Canada,
l’Holocauste n’a pas commencé dans les chambres à gaz, il a commencé par des mots. Ce sont là les
effets catastrophiques du racisme. Ce sont là les faits troublants de l’histoire. »
Le discours haineux, discriminatoire et diffamatoire présent sur les sites analysés peut-il être efficace et avoir
des effets pervers? Ces sites ne sont-ils pas l’affaire de marginaux et de groupuscules? Pourtant, même si peu de
personnes participent à ces sites, ils ont une influence sur l’opinion publique et sur les élus, dans un contexte où
l’opinion publique considère que les Canadiennes sont égales en droit et en fait. Il ne faut pas sous-estimer le
pouvoir de dissémination d’Internet, beaucoup plus grand par rapport à d’autres médias, comme les journaux ou
la télévision73. On ne peut donc pas laisser faire ces cybermarchands de haine.
Dans le contexte d’Internet, le droit offre peu de solutions pour faire respecter le droit à l’égalité des femmes
comme collectivité et des groupes de femmes. Il semble que le droit à la liberté d’expression prenne le dessus.
Les femmes ou les groupes de femmes ne peuvent pas intenter un recours pour propagande haineuse contre les
concepteurs de sites haineux à leurs égards, puisque le Code criminel ne mentionne pas le sexe comme motif de
propagande. Elles le pourraient si elles font valoir un autre motif, comme l’ethnie. Et même si des amendements
étaient apportés au Code criminel pour y inclure le sexe comme motif de propagande, les tribunaux seraient-ils
en mesure de « voir » la haine envers les femmes? La Commission canadienne des droits de la personne devrait
être prête à défendre un tel dossier en vertu de l’article 13 (1) L.C.D.P. Le recours pour propos discriminatoires
fondé sur la Charte québécoise n’est disponible que pour une femme ou un groupe de femmes personnellement
71
Francine Descarries, « L’antiféminisme ordinaire » (2005) 18 Recherches féministes 137 à la p. 149.
Mary Gusella, présidente de la Commission canadienne des droits de la personne, allocution d’ouverture de la conférence portant sur la haine dans
Internet intitulée « Une menace grave » tenue en décembre 2005, en ligne : Commission canadienne des droits de la personne <http://www.chrcccdp.ca/media_room/speeches-fr.asp?id=341> (date d’accès : le 10 janvier 2008).
73
Sur le grand pouvoir de destruction d’Internet, voir Lyrissa Barnett Lidsky, « Silencing John Doe : Defamation and Discourse in Cyberspace » (2000) 49
Duke L.J. 855 à la page 865. Cette auteure refuse toute forme de contrôle d’Internet.
72
Internet et antiféminisme
16
ciblés par le contenu discriminatoire d’un site Web. Pourtant, le recours juridique et la possibilité de
condamnation à des dommages-intérêts constituent un moyen utile pour faire respecter le droit à l’égalité. Les
auteurs de tels propos modifient leur comportement lorsque leur porte-monnaie en souffre. Le droit à la liberté
d’expression des uns ne peut avoir de sens si sa mise en oeuvre porte atteinte au droit à l’égalité et à la dignité
des autres.
Compte tenu des embûches juridiques et de la nature même d’Internet qui ne connaît pas de frontières
géographiques, d’autres stratégies doivent être envisagées74. Les groupes de femmes doivent d’abord être
présents sur le Web avec des sites de qualité professionnelle, mis à jour et informatifs pour contrer toute fausse
information. Le financement adéquat des groupes de femmes est nécessaire pour assurer leur présence sur le
Web. Elles doivent aussi analyser le contenu des sites antiféministes et porter plainte auprès de la Commission
des droits de la personne du Québec s’ils véhiculent des propos discriminatoires envers un groupe de femmes ou
envers une femme personnellement. Un organisme de surveillance de sites haineux à l’égard des femmes devrait
être mis sur pied75 et élaborer des indicateurs de la haine envers les femmes. De plus, les revendications
féministes doivent être sur la place publique afin de sensibiliser la population et les gouvernements aux
inégalités persistantes que vivent les femmes76.
Bibliographie
Bard, Christine, dir. (1999), Un siècle d’antiféminisme, Paris, Fayard.
Bouchard, Pierrette, Isabelle Boily et Marie-Claude Proulx (2003), La réussite scolaire comparée selon le sexe :
catalyseur des discours masculinistes, Ottawa, Condition féminine Canada.
Bouchard, Pierrette (2003), « La stratégie masculiniste, une offensive contre le féminisme », 1er avril 2003, en
ligne : http://sisyphe.org/article.php3?id_artcile=329 (date d’accès : le 10 janvier 2008).
Boyd, Susan (2004), « Backlash Against Feminism: Canadian Custody and Access Reform Debates of the Late
Twentieth Century », Canadian Journal of Women and the Law, 16, 2, p. 255-290.
Dagenais, Huguette (1994), « Méthodologie féministe pour les femmes et développement » dans Marie-France
Labrecque (dir.), L’égalité devant soi, sexes, rapports sociaux et développement international, Ottawa, Centre
de recherches pour le développement international, p. 258.
Descarries, Francine (2005), « L’antiféminisme ordinaire », Recherches féministes, 18, 2, p. 137- 151.
Dufresne, Martin (1998), « Masculinisme et criminalité sexiste », Recherches féministes, 11, 2, p. 125-137.
Dulac, Germain (1989), « Le lobby des pères, divorce et paternité », Revue juridique femmes et droit, 3, 1, p. 4568.
74
Voir Table de concertation de Laval en condition féminine, Paroles féministes, controns le ressac ! Réponse au discours anti-féministe, Laval,
L’exemplaire, 2005 ; Bouchard et al., supra note 21 aux pp. 97 et s.
75
Bouchard et al., supra note 21 à la p. 98.
76
Sur les inégalités que vivent les femmes au Canada, voir Georgina Steinsky-Schwartz, Dorienne Rowan-Campbell et Louise Langevin, L’égalité pour
les femmes : au-delà de l’illusion, rapport du Groupe d’expertes sur les mécanismes de responsabilisation pour l’égalité entre les sexes, Condition
féminine Canada, 2005, en ligne : Condition Féminine Canada <http://www.swc-cfc.gc.ca/resources/panel/report/index_f.html> (date d’accès : 11 janvier
2008).
Internet et antiféminisme
17
Émond, Arianne (2003), « Procès du féminisme », La Gazette des femmes, mars-avril 2003, 24, p. 19.
Faludi, Susan (1991), Backlash, The Undeclared War Against American Women, New York, Anchor Books.
Gerstenfeld, Phyllis B., Diana R. Grant et Chau-Pu Chiang (2003), « Hate Online : A Content Analysis of
Extremist Internet Sites », Analyses of Social Issues and Public Policy, 3, 29.
Groult, Benoîte (1993), Cette mâle assurance, Paris, Albin Michel.
Kallen, Evelyn (1998), « Hate on the Net : A Question of Rights / A Question of Power », Electronic Journal of
Sociology, 3, 1.
Lamoureux, Diane (2006), « Les nouveaux visages de l’antiféminisme en Amérique du Nord » dans Josette Trat
et al. (dir.), L’autonomie des femmes en question, antiféminismes et résistances en Amérique du Nord et en
Europe, Paris, L’Harmattan, p. 31.
Ollivier, Michèle et Manon Tremblay (2000), Questionnements féministes et méthodologie de la recherche,
Montréal, L’Harmattan.
Perrot, Michelle (1999), « Préface » dans Christine Bard (dir.), Un siècle d’antiféminisme, Paris, Fayard, p. 7.
Perry, Barbara (2001), In the Name of Hate : Understanding Hate Crimes, New York, Routledge.