remerciements

Transcription

remerciements
Traduit de l'anglais (U.S.)
par Gilles Vaugeois
AFIN DE PROTÉGER LES INNOCENTS, UN CERTAIN
NOMBRE DE NOMS ET DE DÉTAILS PERSONNELS
ONT ÉTÉ CHANGÉS DANS CE LIVRE ET PLUSIEURS
PERSONNAGES REGROUPÉS EN UN SEUL.
À UNE ÉPOQUE PLUS FORTE QUE CE PRÉSENT POURRI ET DÉSESPÉRÉ
DE SOI, IL VIENDRA BIEN L'HOMME RÉDEMPTEUR DU GRAND AMOUR
ET DU GRAND MÉPRIS, L'ESPRIT CRÉATEUR QUE SA FORCE IRRÉPRESSIBLE
NE CESSE DE DÉLOGER DE TOUS LES REFUGES ET DE TOUS LES AU-DELA,
DONT LA SOLITUDE EST MAL COMPRISE PAR LE PEUPLE PARCE QU'ELLE
SEMBLE UNE FUITE DEVANT LA RÉALITÉ : TANDIS QU'ELLE N'EST
QUE SON IMMERSION, SON ENFOUISSEMENT, SON ENFONCEMENT DANS
LA RÉALITÉ, DE SORTE QU'UNE FOIS SORTI, LORSQU'IL REVIENT
À LA LUMIÈRE, IL APPORTE LE SALUT À CETTE RÉALITÉ, LE SALUT
DE LA MALÉDICTION QUE L'IDÉAL ANTÉRIEUR LUI AVAIT JETÉE. CET HOMME
DE L'AVENIR QUI NOUS SAUVERA DE L'IDÉAL ANTÉRIEUR AUTANT QUE DE
CE QUI DEVAIT SORTIR DE LUI, DU GRAND DÉGOÛT, DE LA VOLONTÉ
DU NÉANT, DU NIHILISME, LUI, CETTE CLOCHE DE MIDI ET DE LA GRANDE
DÉCISION, QUI REND SA LIBERTÉ AU VOULOIR, QUI RESTITUE À LA TERRE
SON BUT ET À L'HOMME SON ESPÉRANCE, CET ANTICHRÉTIEN
ET ANTINIHILISTE, CE VAINQUEUR DE DIEU ET DU NÉANT
- IL VIENDRA BIEN UN JOUR.
TITRE ORIGINAL : THE LONG HARD ROAD O U T OF HELL
ÉDITEUR ORIGINAL : HARPERCOLLINS, NEW YORK
© 1998 BY MARILYN MANSON AND NEIL STRAUSS
ET POUR LA TRADUCTION FRANÇAISE :
© 2000 BY ÉDITIONS DENOËL
9, RUE DU CHERCHE-MIDI, 75006 PARIS
ISBN 2 207 24910.7
B 24910.8
INTRODUCTION DE DAVID LYNCH
PREMIÈRE PARTIE :
L'HOMME DONT ON A PEUR
NOUS PUNIRONS TOUS CEUX QUI AIMENT LE ROCK
LE FANZINEUX
LA ROUTE VERS L'ENFER EST PAVÉE DE LETTRES DE REFUS
J'AIMERAIS N'AVOIR QUE DES MAJEURS EN GUISE DE DOIGTS
DEUXIÈME PARTIE :
THE SPOOKY KIDS
SALOPE DE ROCK-STAR
À TOUS CEUX QUI NE SONT PAS MORTS
LES RÈGLES
TOUT POUR RIEN
ON EST PARTIS VOIR LE MAGICIEN
MAUVAIS TRAITEMENTS : PREMIÈRE ET DEUXIÈME PARTIE
ENVIANDER LES FANS ; MEAT AND GREET
TROISIÈME PARTIE :
LE DIEU-MIROIR [RÊVES]
ANTICHRIST SUPERSTAR
CINQUANTE MILLIONS DE CHRÉTIENS QUI HURLENT NE PEUVENT PAS SE TROMPER
REMERCIEMENTS
CRÉDITS PHOTOS
INTRODUCTION
DEHORS, IL TOMBAIT DES CORDES.
À PEINE SORTI DE SA COQUILLE, REJETON DE L'HUMANITÉ TOUT ENTIÈRE,
MARILYN MANSON EST ENTRÉ SANS SE PRESSER. PAS DE DOUTE :
IL COMMENÇAIT À RESSEMBLER À ELVIS ET À SONNER COMME LUI.
DAVID LYNCH, LA NOUVELLE-ORLÉANS 2 H 50
À BARB ET HUGH WARNER
QUE DIEU LEUR PARDONNE DE M'AVOIR MIS AU MONDE
PARMI TOUTES LES CHOSES QUE L'ON PEUT CONTEMPLER SOUS LA
VOÛTE CÉLESTE, ON NE PEUT RIEN VOIR QUI STIMULE PLUS L'ESPRIT
HUMAIN, QUI ENCHANTE PLUS LES SENS, QUI TERRIFIE DAVANTAGE,
QUI PROVOQUE PLUS DE TERREUR ET D'ADMIRATION QUE LES
MONSTRES, LES PRODIGES ET LES ABOMINATIONS AU TRAVERS
DESQUELS NOUS VOYONS LES ŒUVRES DE LA NATURE INVERSÉES,
MUTILÉES ET TRONQUÉES.
L'ENFER
, pour moi, c'était la cave de mon
grand-père. Cette pièce puait autant que des toilettes publiques et était
au moins aussi sale. Le sol humide en béton était jonché de cannettes
de bière vides ; tout était recouvert d'une pellicule de graisse qui n'avait
probablement pas été essuyée depuis que mon père était môme. On y
accédait uniquement par un escalier branlant en bois, fixé sur un mur
de pierre rugueux ; seul mon grand-père avait le droit d'aller à la cave.
C'était son univers.
Bien en évidence sur le mur, pendait une poire à lavement d'un rouge
fatigué ; Jack Angus Warner se trompait s'il pensait que même ses petitsenfants n'oseraient pas s'y aventurer. Plus à droite, dans une armoire à
pharmacie blanche et déformée, il y avait une douzaine de vieilles boîtes
de préservatifs sans marque, achetées par correspondance et dans un état
de décomposition avancé, un vaporisateur rouillé plein de déodorant
pour femme, une poignée de doigts en latex auxquels ont recours les
médecins pour les touchers rectaux, ainsi qu'un Frère Tuck qui bande
lorsqu'on lui appuie sur la tête. Derrière l'escalier se trouvait une étagère
sur laquelle était posée une dizaine de pots de peinture remplis — comme
je l'ai découvert plus tard — de films pornos en 16 mm. Et pour couronner le tout, une petite fenêtre carrée qui ressemblait à un vitrail, mais
qui était en fait grise de crasse. Regarder au travers revenait à essayer de
percer la noirceur de l'enfer.
Ce qui m'intriguait le plus dans cette cave, c'était l'établi. Vieillot et
grossier, il donnait l'impression d'avoir été fabriqué des siècles auparavant. Il était recouvert d'une sorte de moquette en peluche orange foncée, un peu comme les cheveux des poupées Raggedy Ann, à la différence
près que la moquette, elle, avait été souillée au fil des années par les nombreux outils qui avaient été posés dessus. Sous l'établi se trouvait un tiroir
de guingois, mais toujours fermé à clé. Sur des chevrons au-dessus de
l'établi, on avait accroché un miroir bon marché fait pour se voir en pied :
le genre d'objet avec un cadre en bois que l'on fixe généralement derrière
une porte. Mais, pour une raison qui m'échappait, il était cloué au plafond : à moi d'imaginer pourquoi. C'est donc là qu'avec mon cousin
Chad, nous avons commencé à nous immiscer jour après jour plus hardiment dans l'intimité de mon grand-père.
J'avais treize ans, des taches de rousseur, j'étais maigre et j'arborais
une coupe au bol, œuvre des ciseaux de ma mère. Aussi efflanqué que
moi, Chad avait douze ans, des taches de rousseur et des dents de lapin.
Nous rêvions de devenir flics, espions ou détectives privés lorsque nous
serions grands. C'est en essayant de développer en cachette les talents qui
nous seraient nécessaires, que nous nous sommes retrouvés exposés à
toute cette iniquité.
Au départ, nous voulions simplement nous glisser en bas afin d'espionner Grand-père sans qu'il s'en rende compte. Mais lorsque nous
avons peu à peu découvert ce qui se cachait dans cette cave, notre optique
changea du tout au tout. Nos incursions dans la cave, dès que nous rentrions de l'école, étaient motivées à la fois par l'envie de deux pré-ados
de se branler devant des photos pornos et par la fascination morbide
qu'exerçait sur nous notre grand-père.
Presque tous les jours, nous faisions des découvertes plus choquantes
les unes que les autres. Je n'étais pas très grand, mais si je me mettais prudemment en équilibre sur la vieille chaise en bois de Grand-père, j'arrivais à atteindre l'espace entre le miroir et le plafond. C'est là que j'ai
découvert une pile de photos zoophiles en noir et blanc. Elles ne provenaient pas d'un magazine, c'étaient simplement des photos numérotées,
qui semblaient avoir été sélectionnées dans un catalogue de vente par correspondance. Elles dataient du début des années soixante-dix et montraient des femmes enfourchant la bite géante de chevaux, suçant un
cochon dont la bite ressemblait d'ailleurs à un tire-bouchon doux et
charnu. J'avais déjà vu Play boy et Penthouse, mais ces photos-là appar-
tenaient à une autre catégorie. Ce n'étaient pas tant leur obscénité que
leur caractère irréel : toutes ces femmes arboraient un sourire innocent
de jeunes hippies tandis qu'elles suçaient et montaient ces animaux !...
Il y avait également des magazines fétichistes planqués derrière le
miroir, tel Watersports et Black Beauty. Plutôt que de piquer les numéros entiers, nous préférions découper soigneusement les pages qui nous
intéressaient avec une lame de rasoir. Puis nous pliions les pages en petits
carrés pour les cacher sous les gros galets blancs qui encadraient l'allée
en gravier menant chez ma grand-mère. Des années plus tard, quand nous
sommes revenus les chercher, elles étaient toujours là, usées, abîmées et
recouvertes de vers de terre et de limaces.
Un après-midi d'automne, Chad et moi étions assis autour de la table
de la salle à manger de ma grand-mère. La journée avait été particulièrement morne à l'école et nous avions décidé de découvrir ce que pouvait cacher le tiroir sous l'établi. Toujours déterminée à gaver sa progéniture, ma grand-mère Béatrice nous forçait à avaler des pains de viande
et du Jell-O, gelée composée principalement d'eau. Elle était issue d'une
famille riche et avait énormément d'argent en banque, mais elle était tellement radine qu'un seul paquet de gelée pouvait durer des mois. Elle
portait des bas à mi-genoux qu'elle roulait en boule sur ses chevilles et
de curieuses perruques grises qui, à l'évidence, étaient trop grandes. Les
gens ont toujours trouvé que j'avais hérité de sa maigreur, mais aussi de
son visage en lame de couteau.
Dans la cuisine, rien n'a jamais changé tout ce temps où j'ai avalé ses
immangeables repas. Au-dessus de la table était accrochée une photo jaunissante du pape, enchâssée dans un cadre en laiton bon marché. Un
imposant arbre généalogique familial était placardé sur le mur voisin :
on pouvait y suivre toute la lignée des Warner depuis la Pologne et l'Allemagne, à l'époque où ils s'appelaient les Wanamaker. Enfin, surplombant le tout, un imposant crucifix en bois creux, avec un Jésus en or enveloppé dans une feuille de palmier desséchée, avec, tout en haut, un petit
tiroir escamotable renfermant un cierge ainsi qu'une fiole d'eau bénite.
Sous la table de la cuisine, il y avait une bouche d'aération donnant
directement sur l'établi de la cave. Au travers, nous pouvions entendre
mon grand-père cracher ses poumons au sous-sol. Il branchait sa CB sans
jamais parler dedans. Il se contentait d'écouter. Quand j'étais petit, il avait
été hospitalisé pour un cancer de la gorge, et du plus loin que je m'en
souvienne je n'ai jamais entendu sa vraie voix : je n'ai connu que le sifflement irrégulier qu'il sortait péniblement de sa trachéo.
Nous attendions qu'il quitte la cave, laissions notre viande sur la table,
versions le Jell-O dans le conduit du chauffage, puis nous partions en
exploration au sous-sol, poursuivis par la voix de notre grand-mère qui
s'époumonait en vain : « Chad ! Brian ! Finissez vos assiettes ! » Cet
après-midi-là, on a eu de la chance qu'elle se contente de crier. D'habitude, si elle nous attrapait à voler de la nourriture, à répondre avec insolence ou à tirer au flanc, elle nous obligeait à nous mettre à genoux sur
un manche à balai, dans la cuisine, entre un quart d'heure et une heure.
Bref, nous en ressortions avec les genoux continuellement couverts de
bleus et de croûtes.
Chad et moi, nous travaillions promptement et en silence : nous savions
ce que nous avions à faire. Nous avons ramassé un tournevis rouillé qui
traînait par terre ; en faisant levier, nous avons suffisamment ouvert le
tiroir pour y jeter un coup d'œil. En premier, nous avons aperçu de la cellophane : une masse incroyable de cellophane enveloppant quelque chose.
Impossible de voir quoi. Chad a enfoncé le tournevis plus profondément
dans le tiroir. Il y avait des cheveux, de la dentelle. Il a poussé encore plus
fort, pendant que je tirais le tiroir vers moi jusqu'à ce que celui-ci cède.
Et là, nous sommes tombés sur des bustiers, des soutiens-gorge, des
jupons, des culottes, plusieurs perruques de femme aux cheveux raides,
emmêlés et mouchetés. Puis nous avons commencé à déballer la cellophane, mais dès que nous avons aperçu ce qu'elle cachait, nous avons
jeté le tout par terre. Aucun de nous n'osait y toucher. Il y avait là une
collection de godemichés surmontés par des mini-pompes aspirantes.
J'étais jeune, mais ils me paraissaient d'une taille monstrueuse. De plus,
ils étaient recouverts d'une couche visqueuse, durcie et orange foncé.
Comme la gélatine qui recouvre une dinde au fur et à mesure qu'elle cuit.
Nous avons compris beaucoup plus tard qu'il s'agissait de vieille vaseline.
J'ai ordonné à Chad de remballer les godemichés et de les remettre
dans le tiroir. Assez d'exploration pour cette fois. Au moment précis où
nous allions utiliser la force pour remettre le tiroir en place, la poignée
de la cave a tourné. Nous sommes restés tétanisés, mais Chad m'a immédiatement pris par la main et nous avons plongé sous une table en contreplaqué sur laquelle mon grand-père avait monté son train électrique. Juste
à temps : nous entendions ses pas en bas de l'escalier. Le sol était jonché
de décorations pour le train, surtout un mélange d'aiguilles de pin et de
fausse neige qui me faisait penser à des beignets saupoudrés de sucre puis
piétines. Les aiguilles de pin nous piquaient les coudes, l'odeur était insupportable et nous avions du mal à respirer. Grand-père ne semblait avoir
remarqué ni notre présence, ni le tiroir à moitié ouvert. Nous l'entendions traîner des pieds dans la pièce et tousser par le trou dans sa gorge.
Nous avons écouté un déclic et son train électrique s'est mis à tourner
dans un bruit de ferraille sur les larges voies. Ses chaussures vernies en
cuir noir se sont retrouvées juste devant notre nez. En levant les yeux,
nous ne pouvions pas voir plus haut que ses genoux, mais nous savions
qu'il était assis. Petit à petit, il s'est mis à gratter le sol avec ses pieds
comme si on le secouait violemment sur son siège ; il toussait si fort qu'il
en couvrait le bruit du train. Je suis incapable de trouver les mots pour
décrire le son qui sortait de son inutile larynx. Ça ne m'évoque que le
bruit d'une vieille tondeuse à gazon abandonnée que l'on essaie de faire
redémarrer. Mais provenant d'un être humain, ce bruit semblait monstrueux.
Au bout d'une dizaine de
minutes très inconfortables, une
voix a appelé du haut de l'escalier. « T'as la chiasse ? » C'était
ma grand-mère et, apparemment, cela faisait un moment
qu'elle s'époumonait. Le train
s'est arrêté, les pieds aussi.
« Jack, qu'est-ce que tu fabriques
en bas », hurlait-elle.
Agacé, mon grand-père gueulait au travers de sa trachéo.
« Jack ? Tu pourrais courir chez Heinie ? On n'a plus de soda. »
Encore plus agacé, Grand-père lui a répondu en aboyant. Il est resté
un moment immobile, comme s'il se posait la question de savoir s'il fallait l'aider ou pas. Puis il s'est lentement levé. Nous étions sauvés, pour
l'instant.
Après avoir fait de notre mieux pour réparer les dommages que nous
avions commis au niveau du tiroir, Chad et moi sommes remontés pour
nous glisser dans l'appentis près du garage, là où nous rangions nos jouets.
Nos jouets ! En fait, il s'agissait de deux carabines à air comprimé. À part
espionner mon grand-père, la maison offrait deux autres distractions : la
première était d'aller dans les bois d'à côté et de tirer sur les animaux.
La seconde était les filles du voisinage avec lesquelles nous voulions coucher, mais nous avons dû attendre quelques années avant de parvenir à
nos fins.
Nous allions parfois dans le parc municipal, juste derrière les bois,
pour essayer d'abattre les mômes qui jouaient au football. À ce jour, Chad
a toujours un plomb logé sous la peau de sa poitrine ; en effet, quand
nous ne trouvions pas de cible, il nous arrivait de tirer l'un sur l'autre.
Cette fois-là, nous sommes restés près de la maison et avons essayé de
descendre les oiseaux dans les arbres. C'était par pure méchanceté, mais
nous étions jeunes et nous n'en avions rien à foutre. Cet après-midi-là,
j'étais assoiffé de sang : un lapin blanc a eu le malheur de croiser notre
route. Le plaisir que j'ai éprouvé en le tirant a été démesuré. Mais quand
je suis allé constater les dégâts, il était toujours vivant ; le sang qui sortait de ses yeux imbibait sa fourrure blanche. Sa bouche s'ouvrait et se
refermait docilement ; il essayait désespérément
de retrouver son souffle avant de mourir. Pour la première fois de ma vie,
cela me rendait malade d'avoir
tiré sur un animal. J'ai
ramassé une grosse pierre
plate pour l'achever d'un
coup rapide et violent.
Je n'étais pas loin
d'apprendre une leçon
encore plus cruelle sur
la manière de tuer les
animaux.
Nous sommes retournés à la maison en courant. Mes parents m'attendaient, garés devant, dans la
Cadillac Coupe de Ville marron, fierté et joie de mon père
depuis qu'il avait trouvé un job de
directeur dans un magasin de moquette. Il
ne venait jamais me chercher à l'intérieur de la maison, à moins d'y être
absolument obligé, et il parlait très peu à ses parents. Mal à l'aise, il préférait m'attendre dehors comme s'il avait peur de retrouver dans cette
vieille maison certaines choses qu'il avait vécues pendant son enfance.
Le duplex dans lequel nous vivions se trouvait à quelques minutes de
là : l'ambiance y était aussi oppressante que chez Grand-père et Grandmère Warner. Au lieu de couper le cordon après son mariage, ma mère
avait fait venir son père et sa mère à Canton, Ohio. Du coup, les Wyer
(ma mère était née Barb Wyer) vivaient juste à côté. C'étaient des paysans affables de l'ouest de la Virginie (mon père les surnommait les ploucs).
Lui était mécanicien, elle femme au foyer, très grosse, et avalait d'énormes
quantités de pilules parce qu'elle avait passé une partie de son enfance
enfermée dans le placard de la maison familiale.
Chad est tombé malade et, du coup, je ne suis pas retourné chez mes
grands-parents paternels pendant environ une semaine. Bien qu'écœuré
et dégoûté, je n'avais pas encore assouvi la curiosité qu'éveillaient en moi
mon grand-père et ses perversions. Pour tuer le temps, en attendant de
pouvoir reprendre l'enquête, je jouais dans la cour de derrière avec celle
qui, à part Chad et de bien des manières, était ma seule vraie amie : je
veux parler d'Aleusha, un chien de traîneau de la taille d'un loup, reconnaissable à ses yeux vairons, un vert et un bleu. Mais jouer à la maison
me mettait dans un état proche de la paranoïa, surtout depuis que mon
voisin Mark était revenu de son école militaire pour les vacances de
Thanksgiving.
Mark avait toujours été un gros patapouf aux cheveux blonds et gras
coupés au bol. Pourtant, je l'avais longtemps admiré parce qu'il avait
trois ans de plus que moi et qu'il était beaucoup plus dévergondé. Je
l'avais souvent vu dans son jardin jeter des pierres à son berger allemand
ou lui enfoncer des bâtons dans le cul. On a commencé à traîner ensemble
lorsque j'avais huit ou neuf ans ; surtout parce qu'il avait le câble et que
j'adorais Flipper le Dauphin. La télé était au sous-sol, là où se trouvait
le monte-charge qui servait à descendre le linge sale. Une fois Flipper terminé, Mark inventait des jeux comme celui de « la Prison », qui consistait à se serrer dans le monte-charge et à faire comme si nous étions en
prison. Ce n'était pas une prison ordinaire : les gardiens étaient si sévères
qu'ils ne laissaient rien à leurs prisonniers, pas même leurs vêtements.
Lorsque nous nous retrouvions nus dans le monte-charge, Mark faisait
courir ses mains sur ma peau, essayait d'attraper et de caresser ma bite.
Très rapidement, j'ai craqué et tout raconté à ma mère. Elle a foncé directement chez ses parents qui, même s'ils m'ont traité de menteur, l'ont
immédiatement envoyé dans une école militaire. Depuis, nos deux familles
se haïssent et je me suis toujours dit que Mark m'en voulait d'avoir cafardé
et qu'il me tenait pour responsable s'il avait atterri dans cette école. Depuis
son retour, il ne m'avait pas adressé la parole. Il me jetait juste des regards
en biais par la fenêtre de sa chambre ou par-dessus la barrière. Je vivais
donc dans la peur de sa vengeance ; j'imaginais qu'il allait s'en prendre
à moi ou à mes parents, voire à mon chien.
La semaine suivante, j'ai été, pour ainsi dire, soulagé de retourner chez
mes grands-parents et d'aller jouer au détective avec Chad. Nous étions
alors bien déterminés à percer le secret de Grand-père une bonne fois
pour toutes. Après nous être forcés à avaler la moitié d'une assiette pleine
à ras bord préparée par Grand-mère, nous nous sommes excusés avant
de nous diriger vers la cave. Du haut de la cage d'escalier, nous pouvions
entendre les trains rouler. Il était bien en bas.
Nous avons jeté un œil dans la pièce en retenant notre souffle. Il nous
tournait le dos, nous pouvions voir sa chemise en flanelle bleu et gris qu'il
ne quittait jamais. Lorsqu'il tendait le cou, le col de sa chemise souligné
de jaune et de marron laissait apparaître un maillot de corps taché de
transpiration. Un élastique blanc, noirci par la crasse, entourait sa gorge
de façon à maintenir le cathéter en metal au-dessus de sa pomme d'Adam.
JACK WARNER
Nos corps frissonnaient de peur, doucement, nerveusement. Le moment
était venu. Nous avons descendu l'escalier qui craquait en essayant de
faire le moins de bruit possible : nous espérions que le bruit des trains
couvrirait nos pas. Une fois en bas, nous sommes allés nous cacher dans
le renfoncement puant le moisi derrière l'escalier, en évitant de cracher
et de crier lorsque les toiles d'araignée s'accrochaient à notre visage.
De notre cachette, nous pouvions voir le circuit. Il y avait deux voies
ferrées : sur chacune d'elles, un train cahotait sur des rails posés un peu
au hasard ; il se dégageait une odeur toxique d'électricité, comme si le
metal des voies était en train de brûler. Grand-père était assis à côté du
transformateur noir permettant d'actionner les trains. Sa nuque m'avait
toujours fait penser à un prépuce : la chair y était tellement ridée, tellement rouge, aussi usée et tannée que celle d'un lézard. Le reste de sa peau
oscillait entre le gris et le blanc, comme une merde d'oiseau ; seul son
nez, déformé par des années passées à boire, était violacé. Ses mains calleuses avaient été durcies par une vie de labeur, ses ongles étaient noirs
et cassants comme les ailes d'un scarabée.
Grand-père ne s'intéressait absolument pas aux trains qui tournaient
sans fin autour de lui. Son pantalon sur les genoux, un magazine étalé
sur les cuisses, il crachait et frottait rapidement sa main droite entre ses
cuisses. En même temps, de sa main gauche, il essuyait toutes les glaires
sortant de sa trachéo à l'aide d'un mouchoir qui n'était plus qu'une croûte
jaune. Comprenant ce qu'il était en train de faire, nous avons voulu remonter illico presto. Mais nous étions coincés derrière l'escalier et avions bien
trop peur pour en ressortir.
Soudain, sa toux s'est transformée en toussotement avant de s'arrêter. Grand-père a alors pivoté sur son fauteuil et s'est retrouvé pile en face
de la montée d'escalier. Notre sang n'a fait qu'un tour. Il s'est levé et le
pantalon a glissé sur ses chevilles : nous aurions voulu disparaître dans
le mur moisi. Nous ne pouvions plus voir ce qu'il était en train de faire.
C'était comme si on m'avait frappé avec des tessons de bouteilles en plein
cœur ; trop pétrifié, j'étais incapable de crier. Des centaines de châtiments
plus pervers et plus violents les uns que les autres m'ont traversé l'esprit.
En fait, le simple fait de me toucher m'aurait immédiatement laissé raide
mort de peur.
Sa toux a repris en même temps que le frottement de ses pieds sur le
sol. Nous pouvions reprendre notre souffle. C'était le moment de jeter
un coup d'œil entre les marches de l'escalier. Nous n'en avions pas vraiment envie, mais c'était maintenant ou jamais.
Après quelques interminables secondes, un son épouvantable a jailli
de sa gorge. On aurait dit le bruit d'un moteur de voiture lorsqu'on tourne
la clé alors que le contact a déjà été mis. J'ai rapidement tourné la tête,
mais trop tard pour ne pas m'imaginer, sortant de son pénis jaune et ridé,
un pus blanchâtre ressemblant aux boyaux d'un cafard écrasé. Lorsque
j'ai à nouveau regardé, il utilisait son mouchoir, celui dont il se servait
pour éponger ses miasmes, afin d'effacer toute trace de pollution. Nous
avons attendu qu'il s'en aille avant de grimper l'escalier, tout en nous
jurant de ne plus jamais remettre les pieds dans cette cave. Si Grand-père
s'est aperçu de notre présence, s'il a remarqué que nous avions forcé le
tiroir, il ne nous en a jamais rien dit.
Pendant le trajet du retour, j'ai tout raconté à mes parents. J'ai l'impression que ma mère m'a plus ou moins cru et que mon père, ayant
grandi là, savait déjà. Mon père n'a pas décroché un mot, mais ma mère
nous a raconté que plusieurs années auparavant, lorsque Grand-père était
routier, il avait eu un accident. En arrivant à l'hôpital, les médecins l'avaient
déshabillé et avaient découvert des vêtements de femme sous les siens.
Cela avait fait un véritable scandale dans la famille, mais personne n'était
censé en parler ; nous devions bien évidemment nous aussi garder tout
cela secret. Jusqu'à ce jour, ils nient tous catégoriquement. Chad a dû lui
aussi tout raconter à sa mère, car pendant des années il n'a plus jamais
eu le droit de traîner avec moi.
De retour à la maison, je suis allé dans le jardin pour jouer avec Aleusha. Elle était étendue sur la pelouse contre la barrière : prise de convulsions, elle vomissait. Le temps que le vétérinaire arrive, Aleusha était
morte et moi en larmes. Le veto nous a simplement dit qu'elle avait été
empoisonnée : curieusement, il me semblait connaître le coupable.
[BRIAN WARNER] ÉTAIT UN ÉLÈVE MOYEN. IL A TOUJOURS ÉTÉ MAIGRE
COMME UN CLOU. J'AVAIS L'HABITUDE D'ALLER CHEZ LUI POUR ÉCOUTER
DES DISQUES, DES TRUCS COMME QUEENSRYCHE, IRON MAIDEN
ET SURTOUT JUDAS PRIEST. J'ÉTAIS PLUS DANS CE TRIP QUE LUI... JE NE
PENSAIS PAS QUE [MUSICALEMENT] IL AVAIT VRAIMENT DU TALENT ET
PEUT-ÊTRE QU'IL N'EN A PAS. IL A PEUT-ÊTRE JUSTE EU DU POT.
ALEUSHA
J'ÉTAIS DANS LA MÊME CLASSE QUE BRIAN WARNER À LA CHRISTIAN
SCHOOL DE CANTON, OHIO. NOUS REJETIONS VIGOUREUSEMENT TOUS
LES DEUX LA PRESSION EXERCÉE PAR L'ÉDUCATION RELIGIEUSE. LUI, BIEN
ÉVIDEMMENT, SE PRÉTEND SATANISTE. PERSONNELLEMENT, JE REFUSE
LA NOTION MÊME DE DIEU ET DE SATAN, AU DÉPART PARCE QUE J'ÉTAIS
AGNOSTIQUE, ET APRÈS PARCE QUE JE SUIS DEVENUE UNE SORCIÈRE.
J'AIMERAIS DEMANDER À MARILYN MANSON : « AI-JE INFLUENCÉ QUELQUE
PART TA FAÇON DE VIVRE ? » JE NE CESSE DE M'INTERROGER :
« HÉ, AURAIS-TU DÛ AGIR AUTREMENT ? »
JERRY, PARFOIS IL M'ARRIVE DE PENSER QUE L'ON SE DIRIGE DROIT
VERS LA CIVILISATION D'ARMAGEDDON.
LA
fin du monde n'a pas
eu lieu à la date prévue.
À l'Héritage Christian School,
chaque vendredi, pendant les
séminaires, on m'avait fait croire
que tous les signes étaient
réunis. « Vous saurez que la
bête va jaillir lorsque vous
entendrez ses dents grincer »,
assenait Mlle Price de sa voix la
plus sévère, la plus menaçante à
des rangées de sixièmes tremblotants. « Et tous, enfants comme
parents, tous souffriront. Et ceux qui ne
ront pas la marque, le chiffre de leur nom,
seront décapités devant leurs familles et leurs voisins. »
À cet instant, Mlle Price s'arrêtait pour plonger dans sa pile de fiches
sur l'apocalypse et brandissait une photocopie agrandie d'un code barres
dont le chiffre avait été trafiqué de manière qu'on lise 666. C'est comme
ça que nous avons appris que l'apocalypse était au coin de la rue : le code
barres était la marque de la bête dont il est question dans l'Apocalypse ;
c'était ce que l'on nous apprenait, et les machines pour les lire, installées
dans les supermarchés, allaient être utilisées pour contrôler le cerveau
des gens. Bientôt, prévenaient-ils, ce code satanique allait remplacer
l'argent et tout le monde serait obligé d'avoir la marque de la bête sur la
main pour acheter quoi que ce soit.
« Si vous reniez le Christ, continuait Mlle Price, et portez ce tatouage
sur la main ou sur le front, vous aurez le droit de vivre. Par contre, vous
perdrez... » À ce moment précis, elle brandissait une carte montrant le
Christ descendant des cieux... « la vie éternelle. »
Lors des autres séminaires, elle avait une coupure de journal donnant
tous les détails de la vie de John Hinckley Jr, celui-là même qui venait de
tenter d'assassiner Ronald Wilson Reagan. Elle la brandissait en lisant le
verset 13 de l'Apocalypse : « C'est ici qu'il faut de la finesse ! Que l'homme
doué d'esprit calcule le chiffre de la Bête, c'est un chiffre d'homme : son
chiffre, c'est 666. » Le fait est qu'il y a six lettres dans les deux prénoms
et dans le nom de famille de Reagan : signe supplémentaire que la fin du
monde allait arriver, que l'Antéchrist était bien parmi nous, que nous
devions nous préparer à la venue du Christ et à l'extase. Mes professeurs
expliquaient cela, non pas comme une opinion sujette à interprétation,
mais comme une évidence décrétée par la Bible. Ils n'avaient besoin d'aucune preuve, et savourer à l'avance l'imminence de l'apocalypse les faisait quasiment jubiler, car ils allaient être sauvés... morts, mais aux cieux,
libérés de toute souffrance.
C'est à cette époque que j'ai commencé à faire des cauchemars, cauchemars qui n'ont jamais cessé depuis. J'étais totalement terrifié par l'idée
de la fin du monde et par l'Antéchrist. C'était devenu une véritable obsession et je commençais à regarder des films comme L'Exorciste et La Malédiction, à lire des livres comme Les Prophéties de Nostradamus, 1984 de
George Orwell et la novélisation du film Un mendiant dans la nuit, qui
décrit à grand renfort de détails des gens dont on coupait la tête parce
qu'ils n'avaient pas de tatouage 666 sur le front. Tout cela se mélangeait
avec les harangues hebdomadaires à l'école chrétienne et, du coup, l'apocalypse m'apparaissait si réelle, si palpable, si proche que j'étais constamment hanté par des rêves et des angoisses : que se passerait-il si je découvrais qui était l'Antéchrist ? Faudrait-il que je risque ma vie pour sauver
celle des autres ? Et si j'avais déjà la marque de la Bête sur ma peau, là
où je ne pouvais pas voir, par exemple sous mon cuir chevelu ou sur mon
cul ? Et si l'Antéchrist c'était moi ? Je vivais dans la peur et la confusion,
car à l'époque, même sans l'influence de l'école chrétienne, ma puberté
provoquait quelques bouleversements.
La preuve : malgré les cours terrifiants pendant lesquels Mlle Price
nous détaillait l'inéluctable fin du monde, je lui trouvais quelque chose
de sexy. En la regardant dominer la classe comme un chat siamois, ses
lèvres faisant une légère moue, ses cheveux parfaitement coiffés, ses chemisiers en soie dissimulant un corps bandant et une démarche qui donnait envie de la baiser : je pourrais dire qu'il y avait quelque chose de
vivant, d'humain et de passionné qui n'attendait que d'exploser sous la
façade chrétienne refoulée. Je la hais pour m'avoir fait faire des cauchemars tout au long de mon adolescence. Mais je pense que je la hais encore
plus pour les nombreuses pollutions nocturnes qu'elle a provoquées.
Je faisais partie de l'Église épiscopalienne qui, au fond, est une version light du catholicisme (mêmes grands dogmes, certaines règles en
moins), et l'école n'était pas confessionnelle. Mais cela n'arrêtait pas
Mlle Price. Parfois, elle débutait ses cours d'instruction religieuse en
demandant : « Y a-t-il des catholiques dans la salle ? » Lorsque personne
ne répondait, elle critiquait violemment les catholiques et les épiscopaliens ; dans son cours, elle expliquait qu'ils interprétaient mal la Bible et
vénéraient de fausses idoles en priant le pape et la Vierge Marie. Je res-
tais assis, muet, exclu : devais-je lui en vouloir à elle ou à mes parents de
m'avoir élevé au sein de l'Église épiscopalienne ?
Mon humiliation était à son comble au cours des conférences du vendredi : des invités venaient nous expliquer qu'ils avaient été prostitués,
junkies et adeptes de la magie noire jusqu'à ce qu'ils rencontrent Dieu et
choisissent de suivre Son droit chemin pour renaître à la vie. On aurait
dit un meeting des Satanistes Anonymes. Lorsqu'ils avaient terminé, tout
le monde devait baisser la tête et prier. Le pasteur raté qui animait la
réunion demandait à ceux qui n'avaient pas réussi à renaître de venir sur
l'estrade et de se tenir par la main pour être sauvés. À chaque fois, je
savais que j'aurais dû y aller, mais j'étais trop pétrifié pour me retrouver
sur l'estrade devant toute l'école et, bien sûr, trop embêté pour admettre
que moralement, spirituellement et religieusement, j'étais en retard sur
tous les autres.
Le seul endroit où j'excellais, c'était au skate-park, bien que ce soit
devenu très vite inextricablement apocalyptique. Mon rêve était de devenir champion de patin à roulettes, et pour y arriver j'avais harcelé mes
parents afin qu'ils gaspillent dans des patins professionnels, qui valaient
plus de 400 dollars, l'argent qu'ils avaient mis de côté pour partir en
week-end. Ma partenaire s'appelait Lisa, une fille maladive, perpétuellement congestionnée, mais néanmoins l'un de mes premiers grands
béguins. Elle venait d'une famille stricte et croyante. Sa mère était l'une
des secrétaires du révérend Ernest Angley, un des plus célèbres guérisseurs télévangélistes à l'époque. Nos pseudo-rendez-vous après les entraînements consistaient généralement à se suicider à la fontaine à soda du
skate-park — mélanges décolorés de Coca, de Seven-Up, de Sunkist et
de différentes boissons gazeuses — pour finir par un crochet à l'église
ultra-opulente du révérend Angley.
Le révérend était l'une des personnes les plus effrayantes que j'aie
jamais rencontrées : ses dents parfaitement alignées brillaient comme des
carreaux de salle de bains, une moumoute était ramassée sur le haut de
son crâne tel un chapeau fabriqué avec des cheveux mouillés récupérés
dans la canalisation d'une baignoire ; il portait toujours un costume bleu
pastel et une cravate vert menthe. Chez lui, tout puait l'artificiel : de son
apparence siliconée et manucurée à son nom supposé évoquer l'expression « l'ange sérieux ».
Chaque semaine, il faisait venir sur l'estrade des personnes souffrant
de divers handicaps et, apparemment, les guérissait devant des millions
de téléspectateurs. Il pointait son doigt vers l'oreille d'un sourd ou l'œil
d'un aveugle, en hurlant « Que les esprits du Diable sortent de toi » ou
« Parle, bébé », puis il agitait le doigt jusqu'à ce que la personne sur
l'estrade s'évanouisse. Ses sermons ressemblaient à ceux de l'école : le
révérend nous brossait un horrible tableau de l'apocalypse toute proche
— la différence étant qu'ici les gens hurlaient, tombaient dans les pommes
et s'exprimaient dans des langues inconnues autour de moi. À ce moment
de l'office, tous lançaient de l'argent sur l'estrade. Des centaines de pièces
de 25 cents pleuvaient, ainsi que des dollars d'argent et des liasses de
billets tandis que le révérend continuait à témoigner sur les limbes et l'ire
divine. Il vendait des lithographies numérotées accrochées aux murs de
l'église. Ce n'étaient que des scènes macabres : par exemple, les quatre
Cavaliers de l'Apocalypse traversant une petite ville pas très différente
de Canton au coucher du soleil et laissant derrière eux une traînée de
gorges tranchées.
Les services duraient entre trois et cinq heures. Si je m'endormais,
j'étais puni et emmené dans une pièce à part dans laquelle se tenaient des
séminaires spéciaux pour les jeunes. Et là, devant une douzaine d'autres
jeunes, ils critiquaient sévèrement le sexe, les drogues, le rock et le monde
matériel jusqu'à en vomir. Cela ressemblait à un lavage de cerveau : nous
étions épuisés et ils ne nous donnaient rien à manger pour nous fragiliser en nous affamant.
Lisa et sa mère étaient entièrement dévouées à cette église. En grande
partie parce que Lisa était née à moitié sourde et que, paraît-il, au cours
d'un service, le révérend aurait pointé son doigt en direction de son oreille
et lui aurait permis de recouvrer l'ouïe. Parce qu'elle était pratiquante et
que sa fille avait guéri grâce à un miracle de Dieu, la mère de Lisa se montrait toujours condescendante envers moi, comme si elle et sa famille
étaient meilleures et plus vertueuses. À chaque fois qu'elles me raccompagnaient chez moi après le service, j'imaginais que la mère de Lisa l'obligeait à se laver les mains sous prétexte qu'elles avaient touché les miennes.
J'étais toujours abattu par ces séances, mais j'allais malgré tout à l'église
avec elles, car c'était pour moi la seule occasion de voir Lisa en dehors
de la piste de skate.
Cependant, notre relation a tourné court. Il arrive parfois qu'un événement change définitivement l'opinion que vous pouvez avoir sur quelqu'un et détruise l'idéal que vous avez bâti autour de cette personne, vous
obligeant ainsi à voir la créature faillible et humaine qu'elle est réellement. C'est ce qui s'est passé un jour où elle me raccompagnait chez moi
après l'église. Nous étions écroulés sur le siège arrière de la voiture de sa
mère et Lisa se moquait de ma maigreur : j'ai alors mis ma main sur sa
bouche pour la faire taire. En éclatant de rire, elle a rejeté dans ma main
une boulette d'une épaisse morve vert citron. Je n'en croyais pas mes
yeux. Et, encore plus répugnant, lorsque j'ai retiré ma main un long fil
de cette matière est resté accroché entre mes doigts et sur son visage
comme un bonbon à la pomme. Lisa, sa mère et moi étions tous les trois
horrifiés, gênés. Je n'arrivais pas à
me débarrasser de la sensation de
cette morve qui s'étalait et formait une toile entre mes doigts.
Elle venait de s'avilir et de me
montrer sa vraie nature,
révélant le monstre caché
derrière le masque, un peu
comme j'imaginais le révérend Angley. Elle n'était pas
mieux élevée que moi, malgré ce que sa mère avait essayé
de me faire croire. Je n'ai fait
aucun commentaire... et ne lui
ai plus jamais adressé la parole.
À l'école chrétienne, je commençais aussi à perdre mes illusions. Un
au CM1, j'ai apporté une photo
que Grand-mère Wyer avait prise au
cours d'un vol entre la Virginie-Occidentale et l'Ohio et, sur ce cliché, il
semble y avoir un ange au milieu des nuages. C'était l'un de mes objets
préférés : j'étais excité de le partager avec mes professeurs, car je croyais
encore à tout ce qu'ils m'enseignaient à propos des cieux. Je voulais donc
leur montrer ce que ma grand-mère avait vu. Mais ils ont soutenu qu'il
s'agissait d'un canular, ils m'ont passé un savon et m'ont renvoyé à la
maison en m'accusant de blasphémer. C'était ma tentative la plus sincère
de coller à leur idée du christianisme, de leur prouver que j'adhérais à
leurs croyances, et ils me punissaient pour ça.
Tout cela confirmait ce que je savais depuis le début : que je ne serais
pas sauvé comme tout un chacun. J'y pensais tous les jours en quittant
l'école ; je tremblais de peur en attendant la fin du monde, car évidemment je n'irais jamais au ciel et je ne reverrais jamais mes parents. Une
année a passé, puis une autre et encore une autre, et le monde, Mlle Price,
Brian Warner et les prostituées qui s'étaient régénérées étaient toujours
là : je me sentais floué et trahi.
Petit à petit, j'ai commencé à éprouver du ressentiment, à me méfier
de ce que l'on me racontait dans cette école. Il devenait clair que toute
cette souffrance dont ils voulaient se libérer en priant, ils se l'imposaient
à eux-mêmes, mais aussi à nous par la même occasion. La Bête dont ils
avaient si peur, c'était eux : c'est-à-dire l'Homme, et non pas quelque
démon mythologique qui allait venir détruire l'espèce humaine. Leur
propre peur avait créé la Bête.
ANGE DANS LES NUAGES
jour,
Les graines de ce que je suis devenu avaient été semées.
« Les fous ne sont pas nés. » J'ai griffonné cette phrase dans mon carnet de notes pendant un cours de morale. « On les arrose et ils grandissent comme de la mauvaise herbe à cause d'institutions comme le christianisme. » Ce soir-là, au cours du dîner, j'ai tout avoué à mes parents.
« Écoutez, leur ai-je expliqué, je veux aller à l'école publique, je ne me
sens pas chez moi dans cette école. Ils sont contre tout ce que j'aime. »
Mais ils n'ont rien voulu entendre. Ils ne tenaient pas spécialement à
ce que j'aie une éducation religieuse, mais ils désiraient que je sois dans
une bonne école. L'école publique la plus proche, GlenOak East, craignait. Je voulais y aller.
Et la révolte commença. Ce n'était pas à la Christian Héritage School
que je pouvais me rebeller. L'endroit était régi par des règles traditionalistes. On nous imposait des lois étranges pour nous habiller : les lundi,
mercredi et vendredi, nous devions porter un pantalon bleu, une chemise
blanche boutonnée et, si nous le désirions, une touche de rouge. Les mardi
et jeudi, nous devions porter un pantalon vert foncé, ainsi qu'une chemise blanche ou jaune. Nous devions passer chez le coiffeur dès que nos
cheveux touchaient nos oreilles. Tout était réglementé, ritualisé. Aucun
d'entre nous n'avait le droit d'afficher la moindre différence, la moindre
supériorité. Lâcher dans la nature tous ces diplômés en leur faisant croire
que la vie était juste et qu'ils seraient tous traités sur un pied d'égalité
n'était pas une très bonne manière de préparer leur entrée dans le monde.
Dès l'âge de douze ans, je me suis embarqué dans une campagne
toujours plus virulente pour être viré de l'école. J'ai très naïvement
commencé avec des sucreries. J'avais toujours ressenti une parenté avec
Willy Wonka. Même à cet âge, j'avais déjà compris qu'il était un antihéros, une icône de l'interdit. Et dans mon cas l'interdit était le chocolat,
symbole de plaisir et de tout ce que vous n'êtes pas censé posséder, que
ce soit le sexe, les drogues, l'alcool ou la pornographie. À chaque fois
que Willy Wonka and the Chocolate Factory passait sur Star Channel,
ou dans le miteux cinéma du quartier, je le regardais à en être obsédé,
tout en vidant des sacs et des sacs de sucreries.
À l'école, sucreries et bonbons étaient de la contrebande. Par conséquent, j'allais au Five and Ten de Ben Franklin, un magasin voisin qui
ressemblait à une ancienne cafétéria et qui était bourré de Pop Rocks,
Zotz, Lik-M-Stix et autres comprimés pastel ressemblant à des pilules et
collant si bien à l'emballage qu'il est impossible de les manger sans avaler en même temps des lambeaux de papier. En y repensant, j'étais attiré
par les sucreries qui ressemblaient le plus à des drogues. La plupart n'étaient
pas de simples bonbons : ils produisaient également une réaction chimique. Ils pétillaient dans la bouche ou rendaient les dents toutes noires.
Tout naturellement, je suis devenu dealer de bonbons, fourguant au
prix que je voulais ma marchandise à l'heure du déjeuner, car personne
d'autre n'y avait accès pendant l'école. Rien que le premier mois, je me
suis fait une petite fortune — au moins quinze dollars en pièces de vingtcinq et dix cents. Et puis on m'a balancé. Il m'a fallu rendre tous mes
bonbons et tout mon argent aux autorités. Malheureusement je n'ai pas
été viré de l'école, juste exclu temporairement
Mon second projet consistait en un magazine. Dans l'esprit de Mad
et de Cracked, il s'appelait Stupid. La mascotte me ressemblait assez : un
môme aux dents en avant, avec un gros nez. Il avait de l'acné et portait
une casquette de base-bail. Je le vendais vingt-cinq cents, ce qui était tout
bénéfice car je le tirais gratuitement chez Carpet Barn, là où mon père
travaillait. La machine était un appareil bas de gamme qui tombait en
morceaux. Il s'en dégageait une odeur âcre proche de celle du carbone,
et immanquablement les six pages que comportait le magazine se retrouvaient maculées. À l'école, où les obscénités et autres blagues graveleuses
manquaient, Stupid a toutefois remporté un rapide succès — jusqu'à ce
qu'on me dénonce à nouveau.
La directrice, Carolyn Cole — une grande femme bégueule et voûtée,
avec des lunettes sur le nez, dont le visage surmonté d'une touffe de cheveux bruns frisés ressemblait à un oiseau —, m'a convoqué dans son
bureau rempli d'administrateurs. Elle m'a fourré le magazine entre les
mains en exigeant des explications à propos des dessins sur les Mexicains, la scatologie, et surtout sur le Kuwatch Sex Aid Adventure Kit,
dont la publicité annonçait qu'il contenait un fouet, deux vibromasseurs
de très grande taille, une canne à pêche, deux pince-tétons à pompon,
des lunettes de plongée en metal, des bas résille, ainsi qu'un collier représentant une bite de chien en bronze. Comme cela m'est très souvent arrivé
depuis, ils n'ont pas arrêté de m'interroger sur mon œuvre — sans chercher à savoir s'il pouvait s'agir d'art, de distraction ou d'un gag — et de
me demander une explication. Là, exaspéré, j'ai explosé et j'ai balancé
les papiers en l'air. Avant même que le dernier n'ait eu le temps de toucher le sol, Mme Cole, rouge de colère, m'a ordonné de me baisser et de
m'attraper les chevilles. Elle a saisi dans le coin de la pièce une badine
qui avait été dessinée en atelier par un copain, si sadiquement qu'elle était
percée de trous pour réduire sa résistance à l'air. J'en ai reçu trois coups
rapides, dans la grande tradition chrétienne.
À partir de ce moment, il n'y avait plus rien à faire pour moi. Au cours
des séminaires du vendredi, les filles gardaient leurs sacs sous la chaise
en bois sur laquelle elles étaient assises. Lorsqu'elles inclinaient la tête,
je plongeais au sol pour voler l'argent de leur déjeuner. Si, en plus, je
découvrais des lettres d'amour ou des notes intimes, je les dérobais également et, au nom de l'honnêteté et de la libre parole, je les donnais aux
personnes concernées. Avec un peu de chance, cela provoquait des bagarres,
des tensions et des scènes de terreur.
J'écoutais du rock and roll depuis bien des années déjà — et j'ai décidé
que cela devait aussi me rapporter de l'argent. C'était Keith Cost qui
m'avait prêté mon premier album de rock : Keith était un gros abruti
doublé d'un mufle. Il paraissait avoir trente ans, mais n'était en fait qu'en
troisième. Après avoir écouté le Love Gun de Kiss et joué avec le revolver en plastique qui l'accompagnait, je suis devenu membre adhérent de
la Kiss Army, ainsi que le fier propriétaire d'un nombre incroyable de
poupées, de bandes dessinées, de T-shirts et de paniers-repas Kiss, que je
n'avais bien évidemment pas le droit d'emporter à l'école. Mon père m'a
même emmené les voir en concert — mon premier concert — en 1979.
Une dizaine d'adolescents lui ont demandé un autographe parce qu'il
s'était déguisé comme Gene Simmons sur la couverture de l'album Dressed to Kill : costume vert, perruque noire et maquillage blanc.
La personne qui m'a définitivement introduit au rock and roll et au
style de vie qui va avec s'appelle Neil Ruble : il fumait des cigarettes, avait
une vraie moustache et prétendait ne plus être puceau. Donc, tout naturellement, je l'idolâtrais. Moitié ami, moitié tyran, il a ouvert les vannes
à Dio, Black Sabbath, Rainbow — en fait n'importe quoi, pourvu qu'on
y entende Ronnie James Dio.
Mon autre source imperturbable d'informations a été l'école chrétienne. Tandis que Nick me branchait sur le heavy metal, l'école organisait des séminaires sur les messages subliminaux. Ils apportaient des
disques de Led Zeppelin, de Black Sabbath et d'Alice Cooper et les passaient à fond sur la sono. Différents professeurs se mettaient à tour de
rôle devant la platine pour, de l'index, faire tourner les disques à l'envers
afin de nous expliquer le contenu de ces messages cachés. Bien évidemment, la musique la plus extrême, celle qui contenait les messages les plus
sataniques, était exactement celle que je voulais entendre... puisque c'était
interdit. Ils brandissaient des photos des groupes pour nous faire peur,
mais tout ce qu'ils ont réussi à obtenir, c'est de me décider à porter les
cheveux longs et une boucle d'oreille pour ressembler aux musiciens des
pochettes.
Le principal ennemi de mes profs était Queen. Ils détestaient spécialement We are the Champions parce qu'il y avait un hymne en faveur des
homosexuels, et en le passant à l'envers on pouvait entendre Freddie Mercury blasphémer « Mon doux Satan ». Peu importait s'ils nous avaient
déjà appris que Robert Plant racontait la même chose dans Stairway to
Heaven, Freddie Mercury chantant mon doux Satan était définitivement
implanté dans nos têtes et nous entendions cette phrase partout. Faisaient
également partie de leur collection d'albums sataniques : Electric Light
Orchestra, David Bowie, Adam Ant, et tout ce qui pouvait contenir des
thèmes gays, car c'était pour eux l'occasion de mettre l'homosexualité et
le mal sur un pied d'égalité.
Bientôt, les lambris et le plafond de ma chambre, au sous-sol, ont été
couverts de photos découpées dans Hit Parader, Circus ou Creem. Tous
les matins, je me réveillais en regardant Kiss, Judas Priest, Iron Maiden,
David Bowie, Motley Crue, Rush et Black
Sabbath. Leurs messages subliminaux
m'avaient atteint.
Le côté fantastique de ce
genre de musique m'a
conduit tout droit à
Donjons et Dragons.
Si chaque cigarette
que vous fumez vous
enlève sept minutes
de vie, chaque partie
de Donjons et Dragons repousse de
sept heures la perte
de votre virginité.
J'étais un tel loser que
j'avais pour habitude de
marcher autour de l'école
avec un dé à vingt faces dans
ma poche et de concevoir mes
propres modules comme le Labyrinthe de la Terreur, Château Tenemouse
et Cavernes de Koshtra : j'utilise aujourd'hui cette expression de manière
argotique lorsque j'ai l'impression d'avoir sniffé trop de coke.
Bien évidemment, aucun des mômes de l'école ne m'aimait parce que
je jouais à Donjons et Dragons, que j'aimais le heavy metal, que je n'allais pas à leurs rassemblements et ne participais pas aux séances au cours
desquelles, par exemple, ils brûlaient des albums de rock. Je ne m'entendais pas mieux avec les gamins de l'école publique qui, tous les jours,
me bottaient les fesses en me traitant de tapette, tout ça parce que je venais
d'une école privée. De plus, je n'étais pas retourné faire de skate depuis
que Lisa m'avait bavé dessus. Le seul autre endroit où je pouvais me faire
des amis était un centre d'études et de loisirs réservé aux enfants dont les
parents avaient été en contact avec l'Agent Orange 1 durant la guerre du
Vietnam. Mon père, Hugh, avait été mécanicien d'hélicoptère et membre
des Ranch Hands, le groupe d'intervention responsable d'avoir balancé
cet herbicide à haut risque sur tout le Vietnam. Ainsi, une fois par an, de
ma naissance à la fin de mon adolescence, le gouvernement nous envoyait,
mon père et moi, dans un centre de recherche pour faire des études sur
d'éventuels troubles physiques et psychologiques. Je ne pense pas en
avoir : mes ennemis diront le contraire. Un des effets secondaires que ce
produit chimique a eus sur mon père, c'est qu'il a livré l'affaire à la presse
et a fait la une du Akron Beacon Journal.
Par la suite, le gouvernement l'a soumis à des contrôles fiscaux quatre
ans de suite.
Comme je n'étais pas difforme, je ne m'intégrais pas
avec les autres enfants dans
ce groupe de recherche du
gouvernement ou dans
ces retraites régulières en
faveur des enfants dont les
parents poursuivaient le
gouvernement en justice
pour avoir été exposés à
des produits toxiques. Les
autres enfants portaient des
prothèses, avaient des handicaps
moteurs ou des maladies dégénérantes. Non seulement j'étais à peu
près normal en comparaison, mais mon
père était l'un de ceux qui avaient balancé cette merde sur leurs pères :
la plupart d'entre eux avaient fait partie de l'infanterie américaine.
Afin de glisser un peu plus vite dans la délinquance et d'assouvir ma
soif grandissante d'argent, je suis passé à la vitesse supérieure : du trafic
de bonbons et de fanzines au trafic de musique. Les seuls autres mômes
de mon voisinage à aller à l'Héritage Christian School étaient deux frères,
américains à cent pour cent, tous deux maigrichons, coiffés en brosse et
membres des Saints des Derniers Jours. Jay, l'aîné, et moi n'avions rien
en commun. Il ne s'intéressait qu'à la Bible. Je ne m'intéressais qu'au rock
et au sexe. Le cadet, Tim, avait un caractère plus rebelle. Donc, tout
comme Neil Rubble m'avait branché sur le rock, j'ai initié Tim au heavy
metal et, le reste du temps, je le maltraitais. Il n'avait pas le droit d'écouter de musique chez lui, alors je lui ai vendu un magnétophone noir, bon
marché, avec de gros boutons-poussoirs rectangulaires et une poignée
pour le transporter.
Ensuite, il a eu besoin de cassettes pour les cacher sous son lit avec
son magnétophone. J'ai donc commencé à aller régulièrement à bicyclette
dans un endroit nommé Quonset Hut. L'entrée en était interdite aux
mineurs puisque c'était une boutique hippie ainsi qu'un magasin de
disques. Je faisais exactement mon âge — c'est-à-dire quinze ans — mais
personne ne m'a arrêté. De toute façon, les shiloms, les pinces à joints et
les pipes à eau m'étaient totalement inconnus.
Lorsque Tim s'est mis à acheter les cassettes à prix gonflé — prix coûtant, je lui affirmais —, je me suis rendu compte qu'il y avait au moins
une centaine de clients potentiels à l'école. J'ai donc acheté tous les albums
qui passaient au cours des fameuses conférences sur les messages subliminaux et je les ai revendus à mes camarades d'école, de la troisième à
la terminale. Un album de W.A.S.P. acheté sept dollars chez Quonset Hut
se revendait vingt dollars à l'Heritage Christian School.
Plutôt que de gaspiller les bénéfices en m'offrant des cassettes, je décidais un peu plus tard de simplement voler les disques que j'avais vendus.
À l'époque, le code d'honneur de l'école était de ne pas fermer nos
casiers. Or, comme il était interdit d'écouter du rock'n'roll, si quelqu'un
me dénonçait, par la même occasion, il se dénonçait. Donc, pendant les
cours, je demandais la permission de sortir et j'allais voler les cassettes
dans les casiers.
Le système était parfait, mais n'a pas duré longtemps. Tim avait décidé
que, même s'il devait être puni, je plongerais avec lui. Je me suis donc à
nouveau retrouvé face à Mme Cole et à sa bande d'administrateurs et de
surveillants dans son bureau. Sauf que, cette fois, je n'ai pas eu besoin
d'expliquer la musique — puisqu'ils pensaient déjà savoir de quoi il s'agissait. Ils m'avaient attrapé à acheter des cassettes de rock, à les revendre
puis à les voler : ils savaient que je continuais à faire des fanzines, et que
mes activités s'étaient étendues à la production de mes propres cassettes
(remplies de coups de fil bidon et de chansons crades, parlant de masturbation et de pétomanie, que j'avais enregistrées avec mon cousin Chad
sous le nom de Big Bert and the Uglies). Au cours des mois précédents,
j'avais déjà été puni à deux reprises par la directrice. La première fois
pour avoir accidentellement frappé, à l'entrejambe, Mme Burdick, mon
professeur de musique, avec un lance-pierres fait de ruban adhésif épais,
d'une règle en bois, avec pour munitions des morceaux de Crayola piqués
dans la salle de dessin. La seconde fois, Mme Burdick avait demandé
d'apporter un album en cours de chant et j'étais venu avec Highway to
Hell d'AC/DC. Ça n'avait encore pas suffi pour me faire expulser.
Je tentai une dernière farce desespérée : je suis retourné dans le terrifiant sous-sol de Grand-père afin d'y voler un godemiché au fond du tiroir
secret de son établi. J'ai mis des gants pour ne pas me tacher avec la vieille
vaseline. Le lendemain, à la fin des cours, je suis entré subrepticement en
compagnie de Neil Ruble dans la salle de classe de Mlle Price pour forcer le tiroir de son bureau. Il contenait quelques secrets personnels, certainement aussi tabous dans cette école que ceux de Grand-père dans sa
banlieue : des romans d'amour semi-érotiques. Il y avait aussi un petit
miroir, normal vu que Mlle Price faisait très attention à son image. À
cette époque, Chad et moi essayions régulièrement d'attirer l'attention
de deux sœurs qui vivaient à côté de chez nos grands-parents, en lançant
des pierres sur les voitures pour provoquer des accidents, tout ça pour
les faire sortir de chez elles. C'est la même démarche malsaine et tordue
qui m'avait fait mettre un godemiché dans le tiroir de Mlle Price : je
n'avais trouvé que cela pour exprimer ma frustration et le désir latent
que j'avais pour elle.
Le lendemain, à notre grande déception, personne n'en a parlé à l'école.
Mais j'étais assurément le suspect numéro un : Mme Cole avait convoqué mes parents. Elle n'a pas mentionné le godemiché mais s'est contentée de leur faire un sermon sur la discipline et l'inculcation de la crainte
de Dieu au délinquant juvénile que j'étais. C'est à ce moment précis que
j'ai compris que je ne serais jamais viré. La moitié des gamins de l'Heritage Christian School était issue de familles défavorisées, l'école recevait
de l'État une somme dérisoire pour les inscrire. Je faisais partie de ceux
qui pouvaient payer, ils avaient besoin d'argent — même s'ils étaient obligés de supporter mes godemichés, mes cassettes de heavy metal, mes
sucreries, mes fanzines cochons et mes enregistrements obscènes. J'ai pris
conscience que si je voulais quitter cette école religieuse, cela ne dépendait plus que de moi. Deux mois en première m'ont suffi.
« JE CONNAIS QUELQUES NOUVEAUX TRUCS », DIT LE CHAT
DANS LE CHAPEAU. « UN TAS DE BONS TRUCS. JE TE LES MONTRERAI.
TA MÈRE N'AURA SÛREMENT RIEN CONTRE SI JE LE FAIS. »
ALLONGÉ
sur mon lit dans le sous-sol de la
maison de mes parents, les mains jointes derrière mon cou sous mes longs
cheveux châtains, j'écoutais le ronflement de la machine à laver. C'était
ma dernière nuit à Canton, Ohio. J'avais décidé de la passer seul pour
réfléchir à mes trois dernières années en école publique. Tout était emballé
pour le déménagement à Fort Lauderdale : disques, livres, T-shirts, journaux, photos, lettres d'amour, lettres de haine. L'école chrétienne m'avait
bien préparé à l'école publique. Elle définissait les tabous, puis les maintenait à portée de main, juste assez loin pour m'empêcher de les attraper.
En changeant d'école, tout était à ma portée — le sexe, les drogues, le
rock, le surnaturel. Je n'ai même pas eu à les chercher. Ce sont eux qui
m'ont trouvé.
J'ai toujours pensé que l'être humain est intelligent et que les gens,
eux, sont stupides. Et peu de chose le confirme autant que les guerres,
les religions organisées, la bureaucratie, le lycée, là où la majorité décide
impitoyablement. Lorsque je repense à mes premiers jours là-bas, je me
rappelle un sentiment d'insécurité et de doute si écrasant qu'un simple bouton d'acné était capable
de faire basculer ma vie.
Ce dernier soir à Canton, j'ai compris
que Brian Warner était en train de mourir. On me donnait une chance de
renaître, dans un nouvel endroit, pour
le meilleur ou pour le pire. Mais je
n'arrivais pas à savoir si le lycée
m'avait dépravé ou éclairé. Peut-être
les deux à la fois, peut-être que dépravation et lumière sont inséparables.
L'INTRONISATION DU VER
Dès ma deuxième semaine de lycée, je savais que
j'étais condamné. Non seulement je commençais la première avec deux
mois de retard, alors que la plupart des groupes de copains s'étaient formés, mais après mon huitième jour de classe j'ai fait une allergie à un
antibiotique contre la grippe. Mes mains et mes pieds gonflaient comme
des ballons, des plaques rouges apparaissaient sur mon cou, j'avais du
mal à respirer à cause d'une inflammation des poumons. Les médecins
m'ont dit que j'aurais pu en mourir.
À ce moment-là, à l'école, je m'étais fait une amie et un ennemi. L'amie
s'appelait Jennifer : elle était mignonne, malgré son visage allongé comme
celui d'un poisson et ses lèvres naturellement grosses mais gonflées par
un appareil orthodontique. Je l'avais rencontrée dans le bus et elle est
devenue ma première petite amie. Mon ennemi était John Crowell,
l'exemple même du banlieusard décontracté. C'était un type gros et trapu,
toujours épuisé, vêtu d'une veste en toile, d'un T-shirt d'Iron Maiden et
d'un jean. Son entrejambe avait une couleur plus pâle, sans doute parce
que son jean était trop serré. Lorsqu'il passait dans les couloirs, les autres
mômes se montaient les uns sur les autres pour ne pas croiser son chemin. Il se trouvait également qu'il était l'ex-petit ami de Jennifer, ce qui
m'avait propulsé en première position sur la liste de ceux à qui il avait
envie de casser la figure.
Au cours de ma première semaine d'hôpital, Jennifer est venue me
voir presque tous les jours. Je l'ai persuadée d'aller dans la penderie (il y
faisait sombre et elle ne pouvait donc pas voir mes plaques), et je l'ai pelotée sans problème. Jusque-là, je n'avais jamais été très loin avec les filles.
Il y avait eu Jill Tucker, une blonde, fille de pasteur, aux pauvres dents de
travers : je l'avais embrassée sur le terrain de jeu de l'école religieuse.
Mais j'étais en CM2. Trois ans plus tard, j'étais tombé fou amoureux de
Michelle Gill, une jolie fille aux doux cheveux châtains : elle avait un
petit nez plat et une bouche très large qui a dû certainement tailler des
pipes de très bonne qualité au lycée. Mais mes chances avec elle se sont
évanouies pendant une marche organisée par l'école pour collecter des
fonds, au cours de laquelle elle a essayé de m'apprendre à rouler des
patins. Je n'en ai compris ni le but ni la technique, ce qui m'a valu de
devenir la risée de toute l'école.
Malgré mon manque total d'expérience, j'étais déterminé à perdre ma
virginité, dans ce placard, avec Jennifer. Or, j'avais beau essayer, elle m'a
seulement laissé tripoter sa poitrine plate. La semaine suivante, elle en a
eu marre et m'a jeté.
À ce moment de ma vie, les hôpitaux et les expériences ratées avec les
filles, la sexualité et mes parties génitales m'étaient totalement familiers.
Lorsque j'avais quatre ans, ma mère m'avait emmené à l'hôpital pour faire
agrandir mon urètre parce qu'il n'était pas assez large pour que je puisse
pisser normalement. Je n'oublierai jamais cela : le médecin a pris une longue
mèche coupante très affilée et l'a plantée au bout de ma bite. Après ça,
pendant des mois, j'ai eu l'impression de pisser des lames de rasoir.
Mes années de primaire ont été gâchées par une pneumonie qui m'a
obligé à faire trois longs séjours à l'hôpital. En troisième, je me suis à nouveau retrouvé à l'hôpital. Ayant décidé de retourner sur la piste de skate
après une longue absence, j'avais empenné mes cheveux, enfilé ma boucle
de ceinturon à l'effigie de ELO et passé une chemise boutonnée rosé. Une
fille avec un gros nez, des cheveux frisottés et un rimmel bien épais, m'a
demandé de faire du skate avec elle : je me souviens de son visage, mais
son nom... À la fin, un grand Noir avec des lunettes épaisses, connu dans
le quartier sous le nom de Frog, s'est approché de nous. Il l'a poussée sur
le côté et, sans dire un mot, m'a violemment balancé son poing dans la
figure. Je me suis écroulé, il m'a regardé de haut et a craché : « C'est MA
petite amie. » Étourdi, je suis resté assis là, la bouche en sang, les dents de
devant suspendues au filet rouge me barrant les gencives.
Je n'aimais même pas cette fille et elle a failli me coûter ma carrière
de chanteur. Aux urgences, ils m'ont dit que les dégâts étaient définitifs.
Encore aujourd'hui, je souffre toujours d'un syndrome algo-dysfonctionnel de l'axe temporo-mandibulaire, un trouble qui provoque des maux
de tête et rend la mâchoire raide et douloureuse. Le stress et les drogues
n'arrangent pas l'affaire.
Je ne sais pas trop comment, mais Frog s'est procuré mon numéro de
téléphone ; il m'a appelé le lendemain pour s'excuser et savoir si je voulais m'entraîner avec lui. J'ai décliné l'offre. L'idée de soulever des poids
en. compagnie d'un type qui venait de me casser la figure et la perspective de me doucher avec lui après l'entraînement ne me disaient pas grandchose cet après-midi-là.
Jennifer a été à l'origine de mon passage suivant aux urgences. J'étais
retourné à l'école après avoir passé deux semaines à l'hôpital, je traînais
dans les couloirs, seul et humilié. Personne ne veut être copain avec un
type bizarre aux cheveux longs couleur écureuil, le cou recouvert de
plaques sortant de son sweat Judas Priest. Le tout agrémenté de très longs
lobes d'oreilles, qui pendaient de manière visible sous mes cheveux comme
des testicules mal placés. Mais un matin, alors que je sortais de la salle
de classe, John Crowell m'a arrêté. Il se trouvait que nous avions quelque
chose en commun : notre haine de Jennifer. Nous avons donc décidé de
nous associer contre elle et avons commencé à discuter des différentes
façons de la persécuter.
Une nuit, je suis passé prendre John et mon cousin Chad avec ma Ford
Galaxie 500 bleu clair, et nous sommes allés dans une épicerie ouverte
24 heures sur 24 pour y voler une vingtaine de rouleaux de papier toilette. Nous les avons jetés sur le siège arrière de la voiture avant de foncer chez Jennifer. Nous nous sommes glissés sans bruit dans le jardin et
avons commencé à accrocher du papier toilette partout où nous le pouvions. Je me suis dirigé vers la fenêtre de sa chambre pour y taguer des
obscénités. Mais, tandis que je réfléchissais à un truc vraiment offensant,
quelqu'un a allumé la lumière. J'ai piqué un sprint pour gagner un chêne
gargantuesque, au moment précis où Chad sautait de l'une de ses branches.
Il m'est tombé directement sur le crâne, et je me suis écroulé sur le sol.
Chad et John ont dû me traîner : une de mes épaules s'était déboîtée, mon
menton pissait le sang et j'avais subi un choc à la mâchoire, qui — c'est
ce qu'ils m'ont appris aux urgences — n'a fait qu'aggraver les choses.
De retour à l'école, j'avais mille raisons pressantes de m'envoyer en
l'air : humilier Jennifer, être sur un pied d'égalité avec John — qui prétendait avoir baisé Jennifer — et surtout ne permettre à personne de se
moquer de moi parce que j'étais encore puceau. Pour rencontrer des filles,
j'ai même rejoint l'orchestre de l'école. J'ai commencé par jouer des instruments que je considérais comme machos : basse, caisse claire. Pour
finalement me borner à l'instrument parfait pour ceux qui ne se sentent
pas sûr d'eux : le triangle.
Finalement, vers la fin de la seconde, John m'a proposé un plan à toute
épreuve : Tina Potts. Tina ressemblait davantage à un poisson que Jennifer. Elle avait des lèvres encore plus épaisses et n'était vraiment pas
mince. C'était l'une des filles les plus pauvres de l'école, elle était toute
voûtée et tassée ; cette posture dénotait un sentiment d'insécurité et une
misère intérieure, comme si, enfant, elle avait été violée. Les seules choses
qui jouaient en sa faveur étaient ses gros nichons, ses jeans serrés moulant son cul de vache et, selon John, le fait qu'elle baisait — ce qui était
grandement suffisant pour moi. Du coup, je me suis mis à parler avec
Tina. Mais, comme j'étais désespérément obsédé par mon standing, je ne
lui parlais qu'après l'école, lorsque nous pouvions être seuls.
Au bout de quelques semaines, j'ai pris mon courage à deux mains et
je suis allé lui demander de me rejoindre dans le parc. Chad et moi, nous
nous sommes rendus chez mes grands-parents pour y voler une des capotes
sans nom et délabrées que contenait l'armoire de la cave. Dans la foulée,
nous avons vidé dans mon thermos Kiss la moitié d'une bouteille de Jim
Beam trouvée dans le placard de Grand-mère. Je savais que je n'avais pas
besoin de saouler Tina... mais plutôt moi. Le temps qu'on
arrive chez Tina — ce qui nous a pris environ une
demi-heure — le thermos était vide : j'étais pratiquement bourré. Chad est rentré chez lui et j'ai
sonné à la porte.
Nous avons marché ensemble jusqu'au parc,
puis nous nous sommes assis à flanc de colline. On a très vite commencé à se peloter et,
en moins de quelques minutes, j'avais ma main
dans sa culotte. La première pensée qui m'a traversé l'esprit, c'est qu'elle était très poilue. Peutêtre n'avait-elle pas de mère pour lui apprendre à se
raser le maillot. Ma seconde pensée, tandis que je
lui branlais la chatte et lui titillais les nichons, a
été que j'étais sur le point de tout lâcher dans mon pantalon, parce que
je n'étais pas loin de me la faire. Pour éviter de tout gâcher, je lui ai proposé d'aller faire un tour dans le parc.
Nous sommes allés jusqu'au terrain de base-bail et, sous un arbre juste
derrière la base de départ, je l'ai fait glisser sur le sol sans prêter attention à l'endroit où nous étions. Je me suis débattu avec son étroit pantalon et j'ai fini par l'arracher. Ensuite, j'ai baissé mon pantalon sur mes
genoux avant de déchirer l'emballage flétri contenant le caoutchouc croûteux de Grand-père, tel un cadeau de pochette surprise. Je me suis placé
entre ses jambes et j'ai commencé à me glisser en elle. La simple émotion
de la pénétrer m'a fait décharger. Afin de préserver le peu de dignité qui
me restait, je lui ai affirmé que je n'avais pas eu d'éjaculation précoce.
«Tina, ai-je glapi, nous ne devrions pas faire ça... c'est trop tôt. » Elle
n'a pas protesté. Elle a renfilé son pantalon sans un mot. Sur le chemin
du retour, je n'ai cessé de renifler ma main qui semblait devoir être marquée à vie par l'odeur de chatte d'une lycéenne. Dans sa tête, nous n'avions
pas baisé. Mais pour moi et mes copains, je n'étais plus un garçon désespéré. J'étais un homme désespéré.
Je n'ai pas beaucoup parlé à Tina après cette histoire. Mais bientôt,
je me suis rendu la monnaie de ma pièce — grâce à la courtoisie de la fille
la plus riche et la plus populaire de l'école, Mary Beth Kroger. Après
l'avoir matée de manière éhontée pendant trois ans, j'ai rassemblé mes
forces et je lui ai demandé de m'accompagner à une fête de terminale. À
ma grande surprise, elle a accepté. La soirée s'est finie chez moi à boire
de la bière ; assis à côté d'elle, j'étais mal à l'aise, trop paniqué pour faire
le moindre geste : elle avait l'air tellement coincée. Mais l'image idéalisée que j'avais de Mary Beth Kroger s'est désintégrée aussitôt qu'elle a
arraché ses vêtements, avant de me sauter dessus ; en se foutant complètement d'utiliser une capote, elle m'a baisé comme une nymphe monte
un étalon. Le lendemain, à l'école, Mary Beth avait repris sa tête de
bêcheuse et m'a ignoré comme elle l'avait toujours fait. Tout ce qui me
restait de cette histoire, c'étaient de profondes griffures dans le dos que
je montrais fièrement à mes copains. Du coup, en hommage à Freddy
Krueger dans Les Griffes de la nuit, ils ont décidé de la rebaptiser Mary
Beth Krueger.
À cette époque, Tina, mon premier coup, était enceinte de sept mois.
Le plus drôle, c'est que le père était John Crowell, celui qui m'avait branché avec elle. Je n'ai plus beaucoup vu John après ça, car il n'avait pas
utilisé de capote et s'en mordait les doigts. Je me demande parfois s'ils se
sont mariés, se sont installés pour élever ensemble d'autres accidents de
parcours à gros nichons.
PUNIR LE VER
Tina ayant ouvert les vannes, je me suis déchaîné. Pas déchaîné pour
baiser, mais pour essayer de baiser. Après des mois passés à me faire jeter
et à me masturber, un jour où je m'étais saoulé au Colt 45 pendant un
match de football américain du lycée qui se déroulait à Louisville, un village de fermiers à côté de Canton, j'ai rencontré une pom-pom girl blonde
du nom de Louise. Je ne l'ai pas compris tout de suite, mais c'était la Tina
Potts de Louisville. La salope locale. Elle avait des lèvres épaisses, un gros
nez épaté, des yeux aguichants, une espèce de mélange entre une mulâtre
et Susanna Hoffs des Bangles. Elle avait également un côté Shirley Temple
- petite avec des cheveux bouclés — à la différence près qu'elle semblait
plus apte à faire des branlettes que des claquettes. Elle a été la première
fille à me tailler une pipe. Malheureusement, ce n'est pas la seule chose
qu'elle m'a fait découvrir.
On se voyait pratiquement tous les jours. On écoutait Moving Pictures de Rush ou Scary Monsters de David Bowie et, comme j'avais appris
à mieux contrôler mes orgasmes, nous avions des relations sexuelles normales pour des adolescents. Elle me faisait des suçons sans arrêt, mon
cou était tellement endolori que je n'arrivais plus à tourner la tête. Mais
à l'école je les portais comme des trophées. Et puis elle avalait : ce qui
me permettait de me vanter un peu plus. Un jour, elle m'a offert un nœud
papillon bleu électrique, un peu semblable à ceux que portent les Chippendales. Je suppose qu'elle voulait jouer à une espèce de jeu de rôles,
mais le seul que je connaissais était Donjons et Dragons.
Après une bonne semaine passée à baiser, Louise a cessé de m'appeler. J'avais peur de l'avoir mise enceinte, car je n'avais pas systématiquement utilisé de capote. J'imaginais sa mère l'envoyant au couvent et faisant adopter son enfant... notre enfant. Ou alors Louise allait me faire
payer une pension jusqu'à la fin de mes jours. Il y avait aussi la possibilité qu'elle se soit fait avorter, qu'elle en soit morte, et que ses parents
veuillent m'assassiner. Après quelques semaines de silence, je me suis
décidé à l'appeler, en déguisant ma voix avec un torchon, au cas où ses
parents répondraient.
Heureusement, c'est elle qui a décroché. Elle s'est excusée : « Je suis
désolée de ne pas t'avoir téléphoné. J'ai été malade. »
J'ai paniqué : « Malade ? T'as eu de la fièvre ? Tu vomis tous les matins
ou un truc dans le genre ? »
En fait, elle m'évitait parce qu'elle n'était qu'une salope et avoir un
petit ami aurait ruiné sa réputation. Elle ne me l'a pas dit exactement en
ces termes, mais c'est ce qu'elle m'a fait comprendre.
Quelques jours plus tard, pendant un cours de maths, j'ai ressenti de
violentes démangeaisons aux couilles. Ce phénomène a duré toute la journée, s'étendant même jusqu'aux poils pubiens. Une fois rentré à la maison, je suis directement allé à la salle de bains, j'ai baissé mon pantalon
et, debout contre le lavabo, j'ai regardé ce qui m'arrivait. J'ai immédiatement repéré la présence de trois ou quatre croûtes noires juste au-dessus de ma bite. J'en ai enlevé une et, en regardant de plus près, un peu
de sang en est sorti.
Je supposais toujours qu'il s'agissait d'une peau morte, mais en l'approchant de la lumière j'ai remarqué qu'elle avait des pattes et qu'elles
bougeaient. Choqué, j'ai poussé un hurlement de dégoût et je l'ai balancée dans le lavabo, mais elle n'a pas éclaté comme je l'aurais pensé. Elle
s'est écrasée comme un petit coquillage. Ne sachant pas quoi faire, je l'ai
apportée à ma mère pour lui demander ce que c'était.
« Oh, tu as des poux, a-t-elle soupiré tout naturellement, tu as dû les
attraper à l'institut de bronzage. »
À ma grande honte, je dois avouer qu'à cette époque je me payais régulièrement des séances de bronzage dans un institut de beauté. J'étais terriblement complexé — mon visage était littéralement envahi par l'acné
— et le dermatologue m'avait dit qu'il existait une nouvelle formule de
bronzage qui m'assécherait la peau et me soulagerait la vie.
Il était clair que ma mère ne voulait pas envisager que son fils ait pu
baiser avec une fille et attraper des morpions. Même mon père, qui m'avait
pourtant promis de sabler le Champagne le jour où je me dépucellerais,
n'a pas voulu l'admettre. La raison principale de ce comportement était
qu'il voulait absolument m'emmener voir une prostituée pour que je perde
mon pucelage, depuis que j'avais touché des seins au collège. Du coup,
j'ai fait semblant de croire à cette histoire d'institut de beauté.
Ma mère m'a acheté des médicaments contre les poux, mais, dans le
secret de ma salle de bains, je me suis rasé les poils pubiens afin de gérer
tout seul mes morpions. (À cette époque, je n'avais pas encore l'habitude
de me raser les poils du corps.)
D'après ce que j'en sais, je n'ai plus jamais attrapé de maladie vénérienne. Et mes parents pensent que je suis toujours vierge.
CHARMER LE VER
J'étais, en compagnie de John Crowell, en haut de la colline en face
de sa maison et nous étions occupés à descendre une bouteille de Mad
Dog 20/20 que nous avions fait acheter par un pote plus âgé que nous.
Nous étions là depuis au moins une heure, défoncés, laissant traîner nos
regards autour de nous sur les champs endormis, le ciel meurtri, enflé par
la pluie menaçante, et sur une des rares voitures qui passaient, en route
vers la civilisation. Un peu éméchés et contents de nous, nous étions tombés dans un état d'ahurissement total, lorsque soudain les gravillons ont
jailli dans tous les sens.
Dans un nuage de poussière, une GTO verte a viré imprudemment
dans l'allée et s'est arrêtée en dérapant. La portière s'est lentement ouverte,
une botte noire a touché le sol. Une grosse tête est apparue au-dessus de
la portière, un énorme crâne recouvert d'une peau bien tendue. Les cheveux étaient bouclés et ébouriffés. Les yeux, profondément enfoncés dans
les orbites, brillaient comme des têtes d'épingles au centre de deux cercles
sombres. Tandis qu'il s'éloignait, j'ai remarqué que, comme Richard
Ramirez, le désaxé nocturne, ses mains, ses pieds et son torse étaient dis-
proportionnés et très longs. Il portait une veste en jean au dos de laquelle
était imprimé le symbole universel de la rébellion : une feuille de hasch.
De sa main droite, il a sorti un revolver accroché à la ceinture de son
pantalon. Il a violemment levé son bras vers le ciel et vidé le chargeur :
à chaque tir, le recul faisait tourner son bras un peu plus dans notre direction. Une fois le barillet vide, il s'est dirigé vers nous à grands pas. J'étais
totalement abasourdi : il m'a bousculé et je suis tombé par terre, il a
poussé John et attrapé la bouteille de Mad Dog qu'il a vidée en quelques
secondes avant de la balancer dans l'herbe. Il s'est essuyé la bouche du
revers de sa manche, et a marmonné quelque chose qui sonnait comme
les paroles de Suicide Solution d'Ozzy Osbourne. Il est finalement entré
dans la maison à grands pas.
« C'est mon frère, mec », m'a fièrement annoncé John ; mort de peur
quelques instants auparavant, son visage rayonnait de fierté.
Nous avons suivi son frère au premier où il a claqué la porte avant de
la fermer à clé. John n'avait pas le droit de mettre les pieds dans la chambre
de son frère sous peine de représailles. Mais il savait ce qu'il s'y passait :
magie noire, heavy metal, automutilation et consommation manifeste de
drogue. Tout comme la cave de Grand-père, cette pièce symbolisait à la
fois mes peurs et mes envies. Et, bien qu'effrayé, je voulais plus que tout
au monde voir ce qu'il se passait à l'intérieur.
En espérant que son frère quitterait la maison un peu plus tard dans
la soirée, John et moi sommes allés dans l'écurie — enfin, dans la carcasse en bois de ce qui avait été une écurie —, où nous avions planqué
une bouteille de Southern Comfort.
« Tu veux voir un truc vraiment cool ? m'a demandé John.
- Bien sûr », ai-je rétorqué.
J'étais toujours prêt à faire des trucs cool, surtout avec John.
« Putain, t'as vraiment intérêt à rien dire à personne.
- Promis.
- Des promesses, c'est pas assez, a brusquement dit John. Je veux que
tu jures sur ta putain de mère... Non. Tu dois jurer que si jamais t'en
parles, ta bite flétrira avant de pourrir et de tomber.
- Je jure que ma bite tombera et disparaîtra, lui ai-je dit solennellement, tout en sachant parfaitement que j'en aurais besoin dans les années
à venir.
- La bite dirige le monde, a ricané John en me donnant un grand coup
de poing sous l'épaule. Alors viens, couillon. »
Il m'a entraîné derrière l'écurie et nous avons grimpé au grenier en
empruntant une échelle. La paille était maculée de sang séché. Éparpillés,
il y avait des carcasses d'oiseaux, des moitiés de cadavres de serpents et
de lézards, des lièvres en état de décomposition avancée sur le corps des-
quels des asticots et des scarabées se disputaient le moindre lambeau de
chair traînant sur les os.
« C'est ici, m'a annoncé John en me montrant le pentacle géant et
dégoulinant de rouge dessiné sur le sol, c'est ici que mon frère tient ses
messes noires. »
La scène semblait sortir d'un mauvais film d'horreur, dans lequel un
adolescent un peu dérangé pratique la magie noire en amateur. Il y avait
même des photos de profs et d'anciennes petites amies, couvertes de sang
coagulé, punaisées aux murs et recouvertes d'obscénités écrites au marqueur. Et comme s'il allait jouer la vedette du film, John s'est tourné vers
moi et m'a dit : « Tu veux voir un truc encore plus effrayant ? »
J'étais tiraillé. J'en avais sans doute assez vu pour cette fois. Mais la
curiosité m'a poussé à accepter. John a ramassé par terre un exemplaire
taché et tout déchiré du Necronomicon, livre d'incantations remontant,
selon lui, à l'âge des ténèbres. Nous sommes retournés à la maison, où
John a rempli un sac à dos de lampes électriques, de couteaux de chasse,
de casse-croûte et de babioles qui, selon lui, avaient des pouvoirs magiques.
Il m'a dit que nous allions là où son frère avait vendu son âme au diable.
Pour y arriver, nous avons dû traverser un égout qui partait de la maison de John et passait sous un cimetière. Sans apercevoir ni l'entrée ni la
sortie, nous avons marché, courbés dans une eau boueuse infestée de rats,
en ayant conscience à chaque instant que, dans cette boue qui enveloppait la canalisation, il y avait des cadavres. Je ne pense pas avoir eu, de
ma vie, aussi peur du surnaturel. À mi-parcours de notre odyssée d'un
bon kilomètre, l'écho amplifiait le moindre petit bruit qui devenait énorme
et menaçant : je croyais entendre des squelettes qui cognaient contre le
conduit, des créatures encore vivantes essayant de percer le metal, prêtes
à m'attraper et à m'enterrer vivant.
Lorsque nous avons finalement atteint l'autre côté, nous étions couverts, de la tête aux pieds, d'une pellicule d'eaux usées, de toiles d'araignée et de boue. Nous étions dans une forêt sombre au milieu de nulle
part. Après encore un kilomètre dans la végétation sauvage, une énorme
maison a surgi devant nos yeux. Elle était envahie par les mauvaises
herbes, comme si la forêt essayait de reprendre ce qui lui appartenait : la
moindre parcelle visible de béton était recouverte de pentacles, de croix
renversées, de phrases sataniques, de logos de groupes heavy metal, et de
mots et expressions comme « pédé » ou « nique ta mère ».
Nous avons dégagé les plantes grimpantes et les feuilles mortes qui
recouvraient une fenêtre ouverte, avant de grimper à l'intérieur pour
fouiller la pièce à la lumière de nos lampes électriques. Il y avait des rats,
des toiles d'araignée, du verre brisé et des vieilles cannettes de bière. Dans
un coin, les braises d'un feu mourant nous indiquaient que quelqu'un
était récemment venu ici. Je me suis retourné, John avait disparu. Angoissé,
je l'ai appelé.
« Là-haut, a-t-il hurlé du haut des escaliers. Vise un peu. »
Je paniquais, mais je l'ai quand même rejoint en haut par l'embrasure
de la porte encombrée. La pièce semblait habitée. Un matelas d'un jaune
putride traînait par terre : il était recouvert de seringues hypodermiques,
d'une cuillère au manche tordu et de tout un attirail pour se droguer.
Autour du matelas, on pouvait voir au milieu de magazines pornos gays
désintégrés, qu'on avait jetés là, une demi-douzaine de capotes usagées
qui ressemblaient à des peaux de serpent séchées.
Nous sommes allés dans la pièce suivante, quasiment vide, mis à part
un pentacle, entouré de caractères runiques indéchiffrables, dessiné sur
le mur sud. John a sorti son exemplaire du Necronomicon.
« Qu'est-ce que tu fous ?
- J'ouvre les portes de l'enfer pour convoquer les esprits qui vivaient
autrefois dans cette maison », a-t-il répondu de sa voix la plus sinistre.
Avec son doigt, il a tracé un cercle sur la poussière du sol. Au moment
où il le bouclait, un bruit perçant est venu du rez-de-chaussée. Nous
sommes restés sans bouger, presque sans respirer, à écouter les ténèbres.
Rien, à part le bruit de mon pouls battant dans mon cou.
John s'est placé au milieu du cercle et a tourné les pages du livre pour
trouver la bonne incantation. Un fracas métallique, bien plus fort que le
bruit précédent, a alors retenti en bas. Si ce que nous faisions produisait
quelque effet, nous n'y étions pas préparés. L'alcool qui courait dans
notre sang s'est transformé en adrénaline ; nous avons dévalé les escaliers, avant de passer par la fenêtre pour regagner la forêt, hors d'haleine,
en sueur et la bouche sèche. La nuit s'était installée, des gouttes de pluie
commençaient à tomber. Nous avons coupé par les bois, en silence et
aussi vite que possible, bien que trébuchant à chaque pas.
Lorsque nous sommes arrivés sains et saufs chez John ; son frère était
complètement défoncé : hébété, les yeux rouges, il errait dans la maison.
Les drogues avaient calmé son agressivité. Il semblait presque serein, ce
qui n'était pas plus rassurant que lorsqu'il piquait sa crise. Il tenait dans
les bras une chatte d'un blanc immaculé et il n'arrêtait pas de la caresser.
« Ce chat est son démon familier, m'a murmuré John.
- Son démon familier ?
- Ouais, c'est comme un démon qui a pris l'apparence d'un chat. Il
l'aide lorsqu'il fait de la magie. »
Instantanément, cette chatte blanche et innocente s'est transformée,
dans ma tête, en une créature dangereuse et malveillante. Le frère de John
l'a posée sur le sol et elle est restée assise, les oreilles en arrière, ses yeux
verts braqués sur moi. Elle m'a montré les dents et a commencé à siffler.
« Mec, cette chatte va te tuer, m'a dit John pour me faire encore plus
peur. Elle viendra dans ton sommeil te griffer les yeux et, d'un coup de
dents, elle t'arrachera la langue avant que t'aies le temps de crier. »
Son frère nous a examinés tous les deux de la tête aux pieds, puis a
jeté un regard au chat avant de tranquillement nous proposer de le suivre
en haut. Et finalement, c'était mieux comme ça : pas besoin de faire les
choses en douce ou de jouer au détective. Nous étions autorisés à pénétrer dans la chambre interdite : les formules magiques de John pour ouvrir
les portes de l'enfer avaient peut-être marché.
Bien que tout cela soit nouveau et excitant pour moi, sa chambre ressemblait à l'image que je me faisais de celle d'un péquenot camé adepte
de Satan. Il y avait une lumière noire braquée sur un poster de la grande
faucheuse sur un cheval, une demi-douzaine de photos d'Ozzy Osbourne
et des bougies rouges partout. Au fond de la pièce, il y avait un petit autel
drapé de velours noir, également entouré de bougies allumées. Mais audessus, à la place d'un crâne, d'un pentacle ou d'un lièvre sacrifié, il y
avait un grand cylindre en verre dont le contenu jaunâtre ressemblait à
de l'urine. Le revolver était posé sur la table à côté du lit.
« Tu veux fumer ? m'a demandé le frère de John, en soulevant le
cylindre posé sur l'autel.
- Fumer quoi ? » ai-je stupidement répondu.
Je n'avais jamais touché une pipe à eau, ni fumé d'herbe de ma vie.
« De l'herbe qui rend fou, m'a dit John avec un sourire diabolique.
- Non merci, mec. J'ai arrêté », ai-je menti.
Malheureusement, je n'avais pas le choix. J'ai vite compris que John
et son frère m'auraient passé à tabac si je n'avais pas fumé leur drogue.
Le frère de John a allumé la pipe à eau, qui était déjà remplie de feuilles
brunes pilées, et a tiré une bouffée herculéenne, remplissant, en exhalant,
la pièce d'une fumée douceâtre. J'ai toussé, craché en tirant mes premières
bouffées : l'effet ne s'est pas fait attendre. Mélangé avec le Mad Dog
20/20, le Southern Comfort, la bouteille de vin qui circulait et Blizzard
of Ozz qui passait sur la chaîne, ça m'a fait tourner la tête. Le fait que
personne ne m'aimait à l'école a commencé à me sortir de l'esprit.
Étourdi, présent et absent, je restais assis là tandis que le frère de John
commençait à divaguer. Son visage agité de tics était tout rouge, il invoquait des douzaines d'esprits et de démons ancestraux à qui il ordonnait
de tuer un certain nombre de gens : des profs qui l'avaient recalé, des
petites amies qui l'avaient largué, des amis qui l'avaient trompé, des
parents qui l'avaient maltraité, des patrons qui l'avaient viré — pratiquement tous ceux ayant croisé son chemin depuis qu'il était assez grand
pour savoir ce qu'était la haine.
Ensuite, le frère de John a sorti un couteau à cran d'arrêt de sa poche,
s'est entaillé toute la surface du pouce et l'a laissé goutter dans un petit
bol rempli d'une poudre croûteuse tachetée de brun.
« Angarru le Mauvais ! a-t-il commencé à psalmodier. Ninnghizhidda !
Je t'invoque, Toi le Serpent des Profondeurs ! Je t'invoque, Ninnghizhidda, Toi le Serpent Cornu des Profondeurs ! Je t'invoque, Toi le Serpent à Plumes des Profondeurs ! Ninnghizhidda ! »
Il s'est arrêté pour tirer sur la pipe, puis a frotté la poudre ensanglantée contre ses lèvres, sans vraiment se soucier de notre présence.
« Je Te convoque, Créature de l'Ombre, par les œuvres de l'ombre !
Je Te convoque, Créature de la Haine, par les œuvres de la haine ! Je Te
convoque, Créature des Déchets, par les rites du déchet ! Je Te convoque,
Créature de la Douleur, par les paroles de la douleur ! »
Si le hasch mettait dans des états pareils, cela ne m'intéressait pas.
J'avais les yeux fixés sur le revolver, en espérant que le frère de John ne
l'attrape pas. Et en même temps, j'essayais de ne pas lui montrer que je
fixais le revolver parce que je ne voulais pas qu'il y prête attention. Il était
visiblement fêlé et, s'il n'avait pas déjà tué quelqu'un, il n'y avait aucune
raison pour qu'il ne le fasse pas avant le lever du soleil.
Les minutes et les heures se sont écoulées. La pipe continuait à tourner, mais l'eau à l'intérieur avait été remplacée par du Southern Comfort,
histoire de nous bousiller un peu plus. Black Sabbath jouait Paranoïa sur
la chaîne ou dans ma tête, le chat me sifflait après, la pièce tournait, le
frère de John me mettait au défi d'aspirer le Southern Comfort contenu
dans la pipe et John scandait « cul sec ». En minable invertébré que j'étais,
j'ai approché la pipe de mes lèvres desséchées par le hasch, j'ai retenu
mon souffle et j'ai vidé ce qui a peut-être été le coup le plus infect jamais
concocté. Et puis... je ne sais pas ce qui s'est passé. Je suppose simplement que je suis tombé dans les pommes et que je suis devenu le terrain
idéal des sévices subtils et variés des frères Crowell.
J'ai été réveillé par un sifflement à cinq heures de l'après-midi. Le chat
me surveillait toujours. J'ai posé les mains sur mes yeux : ils étaient toujours là. Et puis j'ai vomi et vomi. Et encore. Mais tandis que je me tordais à genoux au-dessus des toilettes, j'ai réalisé que j'avais appris quelque
chose la nuit précédente : je pouvais utiliser la magie noire pour changer
la modeste vie que je menais. J'ai également appris que je n'aimais ni
fumer de l'herbe, ni le goût de l'eau de la pipe.
LE VER SORT DE SON COCON
La première fois que j'ai compris que quelque chose n'allait pas dans
notre famille, j'avais six ans. Mon père m'avait rapporté un livre qui parlait d'une girafe : ce livre avait été personnalisé, et du coup j'étais l'un
des personnages de l'histoire et je partageais donc les aventures de l'animal. Le seul problème était que mon nom avait été orthographié Brain
(cerveau) dans tout le livre, ce qui suscitait l'image curieuse d'une girafe
chevauchée par un cerveau. Je ne pense pas que mon père se soit jamais
rendu compte de cette erreur.
C'était symbolique de la manière dont il s'était toujours occupé de
moi, ou plutôt dont il ne s'était jamais occupé de moi. J'étais le cadet de
ses soucis. Ses marques d'attention consistaient à plier une ceinture en
deux et à la faire bruyamment claquer sur mon postérieur. Quand il rentrait du travail et que je traînais dans ses pieds, il trouvait toujours une
excuse — la pelouse à tondre ou le lave-vaisselle à vider — pour m'engueuler. J'ai donc appris très vite à paraître toujours sérieux et occupé
lorsqu'il rentrait. Ma mère mettait ses violents accès de colère sur le
compte des séquelles d'un stress post-traumatique dû à la guerre du Vietnam, ce qui expliquait qu'il se réveillait au milieu de la nuit en hurlant
et en cognant sur tout ce qui lui tombait sous la main. Adolescent, quand
je ramenais des copains à la maison, il leur demandait à chaque fois :
« As-tu déjà sucé une bite plus douce que la mienne ? » C'était une question piège : qu'ils répondent oui ou non, ils finissaient toujours avec sa
bite dans leur bouche, au moins de façon allégorique.
De temps en temps, mon père me promettait de m'emmener me promener, mais le plus souvent il avait un travail urgent à régler à la dernière
minute. Nous n'avons fait des choses ensemble qu'en de très rares occasions. En général, il m'emmenait sur sa moto dans une mine à ciel ouvert
près de la maison, où il m'apprenait à tirer avec un fusil qu'il avait récupéré sur le cadavre d'un soldat vietcong. J'ai hérité du don de visée de
mon père, ce qui m'a bien servi pour tirer sur les animaux avec une carabine à air comprimé ou pour lancer des pierres sur les flics. J'ai également hérité de son mauvais caractère (je me mets facilement en rogne),
d'une ambition à toute épreuve que seuls des balles ou des gros bras peuvent arrêter, d'un sens de l'humour acéré, d'un appétit insatiable pour les
tétons, ainsi que d'un rythme cardiaque irrégulier qu'une forte consommation de drogues n'a pas arrangé.
Je n'ai jamais voulu reconnaître que j'avais autant de choses en commun avec mon père. J'avais passé la majorité de mon enfance et de mon
adolescence à avoir peur de lui. Il me menaçait sans arrêt de me foutre
dehors et n'oubliait jamais de me rappeler que j'étais inutile et que je
n'arriverais jamais à rien. Par conséquent, j'ai grandi dans les jupes de
ma mère. Elle me pourrissait et je ne lui en étais pas reconnaissant. Pour
être sûre que je me cramponne bien à elle, afin de me garder à la maison
et de s'occuper de moi, ma mère essayait de me convaincre que j'étais
plus maladif qu'en réalité. Lorsque j'ai commencé à avoir de l'acné, elle
m'a affirmé que je faisais une allergie au blanc d'œuf (qui lui donnaient
de l'urticaire) et je l'ai longtemps crue. Elle voulait que je sois comme
elle, que je sois dépendant d'elle pour que je ne la quitte jamais. Lorsque
j'ai fini par le faire à l'âge de vingt-deux ans, elle allait s'asseoir tous les
jours dans ma chambre et pleurait, jusqu'à ce qu'un soir elle ait cru voir
la silhouette de Jésus dans l'encadrement de la porte. Grâce à cette vision,
elle s'est dit que j'étais protégé, a cessé de se lamenter et s'est mise à traiter comme des animaux de compagnie les rats dont elle était censée nourrir mon serpent. Pour exprimer son côté surprotecteur, elle m'a remplacé
par le plus souffreteux des rats qu'elle a appelé Marilyn et elle est même
allée jusqu'à ranimer le rongeur en lui faisant du bouche à bouche, puis
en le gardant dans une grossière tente à oxygène en film alimentaire pour
prolonger ses jours.
Lorsque l'on est enfant, tout ce qui se passe dans sa famille paraît normal. Mais lorsque la puberté arrive, le phénomène s'inverse et on remet
en question ce qu'on a accepté. En troisième, j'ai commencé à me sentir
de plus en plus isolé, je n'avais pas d'ami et je ressentais une terrible frustration sexuelle. J'avais pris l'habitude de m'asseoir à ma table dans la
salle de classe et de me taillader l'avant-bras avec un couteau de poche.
(J'ai encore des dizaines de cicatrices sous mes tatouages.) La plupart du
temps, je me fichais totalement d'être bon à l'école. Lorsque les cours
étaient terminés, j'apprenais à m'évader dans mon monde, ce qui consistait surtout à faire des jeux de rôles, à lire des bouquins comme la bio de
Jim Morrison, Personne ne sortira d'ici vivant, à écrire des nouvelles, des
poèmes macabres et à écouter des disques. Je commençais à apprécier la
musique comme s'il s'agissait d'une potion magique menant
dans un univers où je serais accepté, un monde
sans règles ni jugement.
Ma mère est la personne qui a dû supporter le plus lourdement ma frustration.
Les crises venimeuses que je piquais contre
elle, je les tenais peut-être aussi de mon
père. Mes parents n'arrêtaient pas de
s'engueuler parce que mon père l'accusait de le tromper avec un ex-flic devenu
détective privé. Mon père avait toujours
été d'un caractère soupçonneux et n'est
jamais arrivé à se débarrasser d'une jalousie maladive, même vis-à-vis de Dick Reed, le
premier petit ami de ma mère, un type efflanqué
dont mon père avait botté le cul le jour où il avait
MAMAN
rencontré ma mère à l'âge de quinze ans. Une de
leurs plus violentes engueulades a eu lieu lorsque, en fouillant dans son
sac à main, mon père a sorti un gant de toilette roulé en boule et lui a
demandé des explications. Je n'ai jamais compris ce que cet objet avait
de louche — s'il venait d'un hôtel inconnu ou avait été utilisé pour nettoyer du sperme. Je me souviens avoir vu le détective en question à la
maison à plusieurs reprises : il avait des armes à feu et des numéros de
Soldier of Fortune, ce qui m'impressionnait beaucoup car je pensais à
l'époque faire carrière dans l'espionnage. La haine et la colère étant contagieuses, je commençais à en vouloir à ma mère parce que je pensais qu'elle
voulait briser son couple. Je m'asseyais sur mon lit et pleurais en pensant
à ce qui se passerait si mes parents se séparaient. J'avais peur d'être obligé
de choisir entre les deux et, comme mon père me terrifiait, de finir par
suivre ma mère pour vivre chichement avec elle.
Dans ma chambre, au milieu des posters de Kiss, des caricatures et
des albums de rock, je possédais une collection de flacons d'eau de Cologne
Avon que ma grand-mère m'avait offerte. Elles avaient toutes la forme
d'une voiture et je crois bien que c'est une Excalibur qui a envoyé ma
mère à l'hôpital un soir. Elle était rentrée tard et ne voulait pas me dire
d'où elle venait. Je sentais qu'elle me mentait, alors j'ai explosé — héritage du caractère impulsif de mon père. Je lui ai lancé la bouteille au
visage, lui entaillant la lèvre ; le parfum bon marché s'est répandu sur le
sol au milieu d'éclats de verre bleu.
Elle a toujours une cicatrice, comme une mise en garde permanente
de ne pas avoir d'autre enfant. Au cours de l'engueulade qui a suivi, je
l'ai frappée, lui ai craché dessus et ai essayé de l'étrangler. Elle s'est contentée de pleurer et je n'ai jamais eu le moindre remords.
La colère réprimée à l'école religieuse s'est dissipée plus tard à l'école
publique. Ma mère acceptait de me faire un mot d'absence si, par exemple,
je n'arrivais pas à me peigner bien à plat (je ne voulais pas être la risée
des filles). Je commençais à l'apprécier pour ça, pas pour longtemps.
Allongé sur mon lit cette dernière nuit à Canton, j'ai haï mes parents
comme jamais. Je commençais à me faire à la vie à Canton et il fallait
maintenant que j'aille vivre dans la banlieue bien clean de Fort Lauderdale parce que mon père y avait trouvé un nouveau boulot chiant de
vendeur de meubles. J'avais connu les endroits les plus bizarres — des
maisons hantées aux salles de gym du lycée. J'avais pris plein de mauvaises drogues, vécu une sexualité minable, et je n'avais aucune estime
pour ma propre personne. Tout cela était terminé, c'était mon passé, et
il allait falloir que je reparte de zéro. Je n'avais aucune envie de déménager. J'étais amer et en colère : j'en voulais à la terre entière.
CERTES J'ÉTAIS SOLITAIRE ET, TRÈS VITE, JE PRIS DES ATTITUDES
DÉSAGRÉABLES QUI ME RENDIRENT IMPOPULAIRE. J'ÉTAIS À L'ÉCOLE.
COMME TOUS LES ENFANTS UNIQUES, JE ME RACONTAIS DES HISTOIRES
ET JE PARLAIS TOUT SEUL À DES PERSONNAGES TOUT DROIT SORTIS
DE MON IMAGINATION. J'AVAIS TOUJOURS EU DES AMBITIONS
LITTÉRAIRES, MAIS J'ÉTAIS SEUL ET JE PENSAIS QU'ON NE ME JUGEAIT
PAS À MA JUSTE VALEUR. JE SAVAIS QUE J'AVAIS UNE CERTAINE FACILITÉ
À ALIGNER LES MOTS, AINSI QU'UNE CAPACITÉ INDISCUTABLE
À FAIRE FACE AUX SITUATIONS LES PLUS ÉTRANGES. JE M'ÉTAIS CRÉÉ
MON PROPRE MONDE DANS LEQUEL J'ARRIVAIS À FAIRE FACE
À MES PROPRES ANGOISSES.
UNE FAMILLE UNIE
par Brian Warner
20 janvier 1988
Brian Warner
3450 Banks Rd. #207
Margate, FL 33063
John Glazer, rédacteur en chef
Night Terrors Magazine
1007 Union Street
Schenectady, NY 12308
Cher John Glazer,
Veuillez trouver ci-joint une nouvelle jusqu'à pre'sent
inédite intitule'e Une famille unie. Je vous laisse
l'exclusivité de ce texte, et j'aimerais savoir si vous
accepteriez de le publier dans votre magazine. Je vous
remercie de consacrer du temps à ce texte. En attendant de
vous lire.
Amicalement,
Brian Warner
Il espérait que le magnétophone marcherait toujours. C'était
un modèle portable couramment utilise dans les écoles et les
bibliothèques. Teddy ne réalisait même pas l'ironie de la situation — c'était bien Angie qui le lui avait offert. Il essuya
les cheveux et le sang sur le coin en poussant un soupir de
frustration. Maman va certainement me priver de télévision, se
dit-il en pensant au désordre qu'il avait mis.
«Qu'elle aille se faire foutre. Qu'ils aillent tous se faire
foutre. Pourquoi avait-elle fait du mal à Peg? Pourquoi? »
En lui jetant un regard torve, il donna un coup de pied dans
le cadavre qui était à ses côtés. Les yeux vitreux étaient posés
sur lui, fascinés, dans le vide.
« Salope ! Tu as tué Peg. »
Le regard mort de sa sœur ne lui donna aucune réponse. (Il
se demandait bien pourquoi.) Son visage semblait si ombragé.
Il souleva sa tête en saisissant ses cheveux poisseux de sang
et s'aperçut que c'était le sang séché sur sa joue qui créait
cette fausse impression d'ombre. Il vit également que l'entaille dans son crâne ne saignait plus. Le sang coagulé avait
formé un bouchon gélatineux.
Maman allait bientôt rentrer. Il allait devoir creuser une
tombe.
Teddy se releva et se dirigea dans sa chambre où le corps
en plastique de Peg traînait, dégonflé. Sur le haut de sa poitrine qui ne saignait pas, un couteau de cuisine était planté;
elle regardait le plafond avec son éternelle expression — la
bouche en forme de 0. Comme si elle allait crier.
Il attrapa la tête de la poupée et, les larmes aux yeux,
regarda sans trembler la surface plate de cet être grandeur
nature privé d'air. Il commença à la bercer et se mit à pleurer — à chaque larme qui coulait, il faisait des milliers de
vœux pour qu'elle revienne à la vie. Il était heureux qu'Angie soit morte : elle avait mérité chaque coup assené. En caressant ses cheveux artificiels, il sentit la puanteur qui parvenait du corps de sa sœur gisant à quelques mètres de là. Il
savait que c'était de l'urine — il avait entendu sa vessie se
libérer lorsqu'il avait donné le coup fatal. Pour plus de
sûreté, il lui avait porté un dernier coup : elle avait tué
Peg. Il avait tous les droits.
Il reposa délicatement la tête de Peg sur le tapis. Il se
pencha, lui embrassa la joue et essuya un truc poisseux colle
sur les lèvres en caoutchouc. Maman lui avait déjà dit de ne
pas toucher Peg et de ne pas faire de saletés dans sa bouche,
mais il ne pouvait pas s'en empêcher. Il l'aimait trop pour
la laisser tranquille. Si maman découvrait qu'il faisait des
saletés, elle lui enlèverait Peg, comme avant — elle aussi,
il faudrait qu'il la trouve.
lorsque Teddy retourna auprès du corps d'Angie, il s'arrêta
quelques instants, émerveille par sa nudité. Planque dans le
placard, il l'avait toujours regardée s'habiller, mais il ne
l'avait jamais vue d'aussi près. Il était fascine par la touffe
noire entre ses jambes — Peg n'avait pas ça. Avec précaution,
il lui toucha la cuisse avant de faire un bond en arrière comme
si sa chair était brûlante. Bien au contraire, évidemment. En
fait, elle commençait à se refroidir. Cela faisait quand même
quatre heures.
«Je te hais», dit-il, s'adressant aux yeux du cadavre.
Puis il lui toucha à nouveau la cuisse, mais cette fois il
ne retira pas sa main. Doucement, il laissa ses doigts glisser le long de sa hanche pour se rapprocher de son entrejambe.
Avec son autre main, il écarta ses jambes musclées. Une flaque
d'urine de la taille d'une galette apparut. Bizarrement, il lui
donna un petit coup dans les parties génitales. Elle était beaucoup plus douce que Peg et, attends... bien qu'elle soit froide
et blanche, elle était chaude à l'intérieur. Cette divinité
sexuelle et macabre l'excitait.
Il fallait qu'il s'arrête —maman se mettrait en colère s'il
faisait des saletés. Elle haïssait les saletés. Papa l'avait
appris à ses dépens. Tout ce qu'elle aimait, c'était faire de
la couture et regarder Family Feud. Richard Dawson, elle adorait ce type.
Mais elle était si souple, si malléable, la peau de Peg, à
l'intérieur, était dure et cireuse — cela faisait dix ans qu'il
l'avait (il l'avait commandée à un magazine porno à l'âge de
dix-huit ans). À l'époque, Angie n'avait que cinq ans, et depuis
elle s était transformée en une superbe jeune femme. Il n'avait
jamais eu vraiment de raison de la haïr, mais elle n'aurait
jamais dû tuer Peg. Il l'avait simplement regardée prendre sa
douche. Ce n'était pas la première fois. Mais, là, elle l'aurait dit à maman, et maman ne supportait pas ce genre d'obscénités chez elle. C'est pourquoi il avait dû cacher Peg au
début : maman était tellement vieux jeu, il devait lui cacher
le plus de choses possible.
Il alla dans le garage pour y chercher une pelle, et commença à creuser dans le jardin. Il fallait qu'il ait fini avant
qu elle rentre.
la terre était tendre et il mit à peu près une demi-heure
pour creuser la tombe.
Son temps était précieux, alors il retourna dans la maison
pour nettoyer. Il s'empara d'une serviette et se dirigea dans
la chambre d'Angie. Il l'attrapa sous les bras pour la déplacer de quelques mètres — la flaque avait maculé la moquette,
laissant une tache sombre. Il l'épongea avec précaution et remit
la serviette dans le placard.
En la traînant dans le salon, une idée lui vint à l'esprit,
la meilleure idée qu'il ait jamais eue de toute sa vie. Si
jamais maman avait aimé les saletés, elle aurait été fière de
cette idée.
Il lâcha les bras d'Angie et retourna dans sa propre chambre.
Il avait de la peine en regardant le corps atrophié de Peg;
l'entaille dans sa poitrine semblait s'être agrandie et lui
faire mal. Il se dit qu'elle était vieille. C'était peut-être
mieux pour elle qu'elle soit morte.
Teddy jeta le couteau et, en passant par la cuisine, transporta le buste flasque de la poupée en plastique derrière la
maison. Peg, je suis désolé, dit-il au visage peinturluré. Il
n'allait pas l'enterrer juste comme ça, il allait essayer son
idée. Si ça marchait, ensuite seulement il la recouvrirait.
Il fallait qu'il se dépêche, ça allait être l'heure. Il
retourna dans la chambre de sa sœur, retira son jean et s'agenouilla près du corps, l'odeur de mort était acre et écœurante,
mais la vie lui faisait trop peur. Il était plutôt un spectateur. Mais il était trop tard pour regarder et elle allait être
parfaite. Il pourrait la cacher. Tout comme Peg.
Tandis que Teddy grimpait sur sa sœur dans un acte de nécrophilie maladroit et incestueux, la voiture de maman pénétra
dans l'allée défoncée. Au travers du pare-brise crasseux, elle
vit les sacs d'ordures pourrissants, entassés au milieu des
mauvaises herbes près du porche. Ce sacré Teddy. Il était comme
son père.
Après seulement quatre lamentables aller—retour, Teddy, honteux, ne put se retenir; il resta en elle encore un peu — il
aimait le contact visqueux sur sa peau. Il était gêné, mais
il aimait tellement les saletés. Pourquoi maman ne comprenaitelle pas ses besoins?
«Teddy, je t'avais demandé de vider les poubelles», beugla-t-elle en ouvrant la porte d'entrée qui alla claquer contre
Pleure—t—elle parce que ses
amis et sa famille sont partis
ou parce qu'elle n'a personne
avec qui se reproduire ?
Ils étaient partis...
Mais non, la raison n'est pas là.
Ce ne sont que les pleurs d'un bébé trahi par sa mère.
Le hurlement de peur d'être abandonné.
Et ces gémissements, ces cris, ces plaintes
forcent les cannettes mortes à se lever
et je n'en crois pas mes yeux,
cette concession de
cannettes de boisson en train de psalmodier
dans une cacophonie de rébellion superficielle
ma Doctrine de l'Anéantissement
dont j'avais discuté au cours de mon
Sommet de 1'Oreiller (qui est à présent
perdu au milieu de ces anarchistes en alliage
d'aluminium marquant le rythme).
j'ai peur, peur de ces
cannettes, de ces rebelles nihilistes.
Tandis qu'une d'elles s'approche — le bébé pleure,
je suppose que c'est là que ma peur
augmente, construit un mur
autour de mon lit, essaie de faire taire
tout ce qu'il y a autour
mais sans aucun doute
le pleurnicheur escalade sans gêne ce que
je pensais être un Grand Mur
un peu comme celui de Berlin.
Il commence à parler.
Ses paroles coulent laconiquement du
trou dans sa tête
telle une musique funéraire : profonde, sonore,
et pleine de tristesse.
Il me dit : Tu dois
capituler face à tes rêves, c'est juste.
Nous restons toute la journée assis à l'attendre
et lorsque tu arrives,
tu nous ignores.
C'est terriblement malpoli.
Intimidé, je baisse la tête sans le vouloir
et il me ferme les yeux.
Non.
Il me donne une paire de lunettes de soleil
aphrodisiaques,
et je m'endors dans l'obscurité.
Endormi dans un champ de jacinthes et de jade.
Lorsque je m'extirpe du sommeil
je me lève,
mes cheveux sont un enchevêtrement de boucles dorées.
Je vais dans la cuisine,
je vais dans le freezer.
J'en sors une seule cannette de bière, et lorsque
je commence à boire
j 'entends
les pleurs d'un enfant abandonné.
5 juin, 1988
John Glazer, rédacteur en chef
Night Terrors Magazine
1007 Union Street
Schenectady, NY 12308
Brian Warner
3450 Banks Rd. #207
Margate, FL 33063
Cher John Glazer,
Il y a deux semaines, j'ai reçu, par courrier, le
premier exemplaire de Night Terrors et j 'ai fini de le
lire. Ça m'a beaucoup plu, surtout la nouvelle de Clive
Barker. Je n'ai pas eu de nouvelles de vous, et je me
demande si vous avez reçu les poèmes que j'avais joints
avec le chèque de mon abonnement, j'ai de plus en plus
envie d'être publie dans Night Terrors Magazine» Je pense
que cette publication est celle qui convient le mieux
à mon travail, j'attends très vite une réponse de votre
part, et je voudrais savoir si vous avez reçu mes derniers
textes, et sinon je vous les enverrai à nouveau.
Bien à vous,
Brian Warner
8 juillet 1988
Brian Warner
3450 Banks Rd. #207
Margate, FL 33063
Night Terrors Magazine
1007 Union Street
Schenectady, NY 12308
Salut Brian,
Content d'avoir de tes nouvelles. Merci pour les compliments à propos
de NT. Oui, j'ai lu tes poèmes, je les ai beaucoup aimés, mais je ne pense pas
qu'ils conviennent pour NT. Je suis désolé, j'ai dû oublier de t'envoyer
ma réponse. Mais j'attends de nouveaux textes de ta part. J'aime réellement
ton travail.
À bientôt,
John Glazer
rédacteur en chef
ALLEZ LES FILLES, HUILEZ VOS LÈVRES
ENFILEZ VOS CHAPEAUX ET BALANCEZ DES HANCHES
N'OUBLIEZ PAS VOS FOUETS
NOUS ALLONS AU BAL DES HORREURS
LORSQUE vous avez des amis, vous montez un groupe.
Lorsque vous êtes seul, vous écrivez. C'est ainsi que j'ai passé mes premiers mois à Fort Lauderdale. Tandis que mon père bossait chez Levitz
Furniture, ce qui était censé être une bonne place pour lui, je restais seul
à la maison et je laissais libre cours à mes délires les plus tordus en écrivant
des poèmes, des récits et des nouvelles. Je les envoyais partout, aussi bien
à Penthouse qu'à The Horror Show ou à The American Atheist. Tous les
matins, dès que j'entendais le facteur, je me précipitais à la porte. Mais
ce qu'il trimbalait dans sa besace n'était que déception : silence ou lettres
de refus. Un seul texte, Reflet au clair de lune — l'histoire d'un écrivain
alcoolique vivant avec un chat surnommé Jimi Hendrix et d'un puits qui
avalait tous ceux qu'il aimait —, a été publié dans une petite revue, The
Writer's Block.
Au cours de cette première année passée en Floride, je traînais ma
déconvenue comme un boulet. Plus je travaillais, moins je recevais en
retour. Ma vie me navrait : je vivais chez mes parents, fréquentais le Broward Community College où je suivais des cours de journalisme et de
théâtre. Pour me faire un peu d'argent, je tenais, la nuit, le Spec's local,
une chaîne de magasins de disques où je me suis mis rapidement à m'attirer les mêmes ennuis qu'à l'école chrétienne.
Deux filles mignonnes travaillaient au magasin. Bien évidement, celle
à qui je plaisais prenait des tonnes de médicaments et était obsédée par
le suicide. Celle qui m'attirait s'appelait Eden, du nom du Jardin des
Délices, mais elle refusait d'en partager le moindre plaisir terrestre avec
moi. Jeune blanc-bec essayant d'être cool, j'ai passé un marché avec elles :
elles auraient le droit de fumer des joints dans l'arrière-boutique si elles
acceptaient de voler des cassettes pour moi. Un agent de sécurité fouillait
nos sacs lorsque nous quittions les locaux. Alors je suis allé chez Sbarro
acheter des cannettes de limonade géantes aux filles et je leur ai demandé
de remplir les récipients de cassettes des Cramps, de Cure, de Skinny
Puppy et de tout ce qui pourrait y entrer. La semaine au cours de laquelle
le Nothing's Shocking de Jane's Addiction est sorti, Eden l'a volé pour
moi et, malgré toutes mes cajoleries, elle a refusé de m'accompagner au
Woody's on the Beach où ils passaient en concert.
Mon premier article dans The Observer, le journal du lycée, était une
critique de leur spectacle, titré « Jane's Addiction revient pour choquer
le public du Woody's ». Je ne savais pas encore qu'il y avait un mot dans
ce titre qui allait être utilisé plusieurs milliers de fois pour décrire ma
musique, et ce n'était pas « Woody ». Et le plus imprévisible, c'est que,
bien des années plus tard, je me retrouverais dans une chambre d'hôtel
de Los Angeles à sniffer en compagnie de Dave Navarro, le guitariste de
Jane's Addiction, tout en l'empêchant de me tailler une pipe. (Si ma
mémoire est bonne, Dave a fini dans la chambre de mon bassiste, Twiggy
Ramirez, qui avait commandé deux prostituées très chères et était occupé
à les baiser sur le rythme d'Eliminator de ZZ Top.)
Ce que j'ai regretté le plus lorsque je me suis fait virer du magasin de
disques comme tire-au-flanc (jamais je ne me suis fait prendre à voler),
c'était que je ne sortirais sans doute jamais avec Eden. Cependant, une
nouvelle fois, le temps et la renommée ont joué en ma faveur : un an et
demi plus tard, je suis tombé sur elle après un concert de Marilyn Manson and the Spooky Kids. Avant de me voir sur scène, elle ne savait même
pas que je jouais dans un groupe et, soudain, elle a voulu sortir avec moi.
Vous pensez bien que je l'ai baisée... et que je ne l'ai jamais rappelée.
Après avoir été viré, j'ai travaillé comme critique rock pour Tonight
Today, un guide de spectacles gratuit dirigé par Richard Kent, un hippie
usé et terrifiant, qui ne m'a jamais payé un centime. Il était complètement
chauve à l'exception d'une touffe de cheveux gris avec laquelle il se faisait une queue de cheval et il portait d'épaisses lunettes noires. Il n'arrêtait pas de tourner en rond dans son bureau en secouant la tête d'avant
en arrière, comme un perroquet trop gras qui cherche quelque chose à
dire. À chaque fois que je lui posais une question, le regard vide, il me
fixait pendant plusieurs minutes. Je ne savais jamais ce qu'il avait derrière la tête, m'agresser peut-être...
Je me suis bientôt infiltré dans 25th Parallel, une revue luxueuse qui
démarrait, en racontant aux patrons, deux amants du nom de Paul et
Richard, que j'avais un diplôme de journaliste et que j'avais déjà travaillé
pour de nombreuses publications nationales. Ils ont avalé mes mensonges
et m'ont nommé rédacteur en chef. J'ai toujours essayé d'imaginer Paul
et Richard au lit, mais je n'y suis jamais arrivé. Paul, un petit Italien potelé
de New York, était comme une version déformée de Richard, un grand
type décharné couvert d'acné et à la denture monstrueuse. Un des trucs
qui me terrifiaient le plus était une photo posée sur le bureau de Paul où
on voyait Slash évanoui dans sa baignoire. Je me suis toujours demandé
dans quelles circonstances cette photo a été prise.
Paul et Richard formaient un couple sans espoir. La plupart du temps,
ils étaient assis au bureau, fauchés, déprimés et en larmes. Si la revue réussissait à sortir tous les mois, c'était grâce à l'argent qu'ils gagnaient en
revendant les disques qu'ils recevaient en service de presse. Et comme
tous ceux qui ne payent pas leurs disques, ils n'aimaient pas la musique.
Je travaillais non-stop sur la section spectacles, et la rubrique que j'appréciais le plus n'était pas celle concernant le rock. C'était celle où mon
amour du journalisme et des récits d'horreur se combinaient.
25TH PARALLEL, AVRIL 1990
ON FAIT TOUJOURS DU MAL À CEUX QU'ON AIME
(UN VOYAGE DANS LE MONDE DU B & D)
L
par Brian Warner
e parfum écœurant et confiné de
vieux sexe et de cuir agresse immédiatement mes sens lorsque j'entre
en trébuchant dans le donjon de Maîtresse Barbara. Après que son esclave
personnel m'a bandé les yeux et
escorté jusque-là, je mets un certain
temps à ajuster ma vision au faible
éclairage de ce salon devenu salle
des tortures ; sans prendre aucune
précaution, je glisse le bandeau
adhésif dans la poche de ma chemise,
Lorsque l'image est enfin nette, je
m'aperçois de la coexistence charnelle au sein de cet appartement de
Fort Lauderdale.
La petite femme corpulente qui
se fait appeler Maîtresse Barbara est,
en fait, une spécialiste du B & D (ce
sur les gens. Je pratique la torture
[génitale], le piercing et le bondage
— je les attache dans des positions
extrêmement inconfortables et je les
laisse pendant de longs moments. Si
la séance a été bonne et s'ils se sont
montrés des esclaves disciplinés,
alors je leur permets de se masturber. »
Sur le mur en face de la porte se
trouve une rangée d'immenses
miroirs encadrés par ses instruments
de travail. Je la suis vers le casier
de droite où elle me montre deux
casques de jockey, un équipement de
cavalier, du matériel électrifié pour
dresser les chiens, des colliers antipuces, une paire d'éperons, ainsi
que des menottes en metal conçues
pour entraver aussi bien les
jambes que les poignets ou
les pouces.
« Je ne m'en sers pas que
pour les poignets, les chevilles
ou les pouces », dit-elle en
riant.
Plus bas sur le mur, je vois une
pléthore de pinces et de poids utilisés pour étirer les parties les plus
tendres du corps. En dessous, un
ensemble d'ustensiles d'aspect familier qu'elle désigne sous le nom de
« pinces à escargot ».
« Elles sont merveilleuses pour les
tortures [génitales]. » Elle sourit en
attrapant les pinces affectueusement
et en les faisant claquer dans les airs
comme s'il s'agissait d'une sorte
de homard en metal. Et en plus, à
« J'exécute tous
les fantasmes, quels
qu'ils soient »
qui signifie bondage et discipline,
pour ceux qui pensaient que la position du missionnaire était encore la
norme) et sa maison de mauvaise
réputation est plus intime que vous
le penseriez.
« J'exécute tous les fantasmes,
quels qu'ils soient », affirme-t-elle en
désignant une pièce remplie d'accessoires de films pornos sadomasos
et de tout un bazar pornographique,
« Dans mes séances commerciales,
j'utilise des instruments de torture
chaque fois qu'ils mangent des escargots, ils pensent à moi. » (Avertissement au lecteur : 25th Parallel recommande de ne pas s'en servir de cette
façon, ni chez soi ni chez Joe's Stone
Crab.)
Encore plus bas, une bonne trentaine de cerceaux en caoutchouc, en
cuir et en metal sont classés par taille,
de trois à dix centimètres de diamètre. Ils ont apparemment été
inventés par les Chinois pour favoriser l'endurance sexuelle. Je trouve
que ça ressemble plutôt à des boucles
d'oreilles de pirates ; normal, que
peut connaître un type comme moi
dont la vie sexuelle est normale et
qui attend les vacances pour se gaver
de Jell-0 ?
Tout en bas, elle me montre un
petit parachute en cuir
avec des chaînes. On
dirait un jouet pour
enfant : voilà ce que
j'imagine être un authentique accessoire bondage
pour Tortues Ninjas adolescentes et perverses.
Elle explique que ce gadget sert à « distendre les
parties génitales ». Je ne pense pas
que vous trouviez ce modèle chez
Toys « R » Us.
Encore plus étrange, cette glace
grossissante sous un harnachement
de parachutiste freudien et cauchemardesque. Elle l'enlève de sa patère
et se moque :
« Ainsi, les hommes dont je m'occupe ont une bonne idée de ce qu'ils
possèdent ; ils peuvent se voir de
leurs yeux comme ils se voient mentalement. »
En bas du mur est planquée une
collection de colliers d'esclaves garnis de pointes, de soutiens-gorge en
cuir, de masques, de bâillons, de
pompons pour mamelons et/ou
pénis. Elle attrape ces derniers en
expliquant :
« J'oblige les hommes à porter ces
pompons et à danser en les faisant
bouger dans le même sens. »
En plus de ces trésors de jouets
grivois, il y a aussi une queue de cheval (améliorée par une fermeture
« bouche-trou » pour les aficionados
de la série TV Mr Ed) et un vrai boulet qu'elle prétend avoir acheté en
solde dans une brocante.
En face, sur l'autre mur. Maîtresse
Barbara entrepose, si l'on peut dire,
ses armes les plus dangereuses : un
tas de chaînes bien sûr, mais aussi
une cane en bouleau, différents types
de raquettes (en osier, en chêne, en
« Pour les anniversaires
et pour le 4 juillet
j'en pose un sur
le bout de leur pénis et
je l'allume. »
caoutchouc, en cuir et en plastique),
un mètre de jardin, une règle, un
fouet hollandais, un fléau moyenâgeux couvert de pointes qu'elle a
surnommé le « casse-couilles »,
quelques chats à neuf queues ainsi
que suffisamment de fouets pour
qu'lndiana Jones en perde la tête. En
outre, les tiroirs alignés sur le plancher contiennent des stimulateurs
musculaires électroniques, des poires
à lavement jetables, des bougies, des
gants en caoutchouc, des capotes (de
la marque Traditional Dry et Naturalube Trojan), du sang de bœuf, du
plâtre de moulage, du film alimen-
taire transparent, un fer à souder, des
lacets de sac-poubelle, de l'Icy Hot
contre le mal de dos, des plumes, des
fourrures, des brosses, du talc pour
bébé, de la lotion à la vitamine E, de
la vaseline, un tiroir plein de godemiches (de différentes couleurs,
formes et tailles), de la lingerie en
plus grande quantité que chez Vic-
fait 45 ans qu'elle le pratique à titre
personnel : elle en a aujourd'hui 57.
Son premier contact avec le monde
du « fouette-moi, frappe-moi, plante
des épingles de nourrice dans mon
sexe », a eu lieu à l'âge vénérable et
incertain de 12 ans.
« Je vivais en Californie et il y
avait un homme de 21 ans qui venait
tout le temps à la maison, se rappelle-t-elle en
allumant une cigarette.
Un jour il m'a taquiné
avec sa cravache et ça
m'a rendue folle. Je lui
ai pris sa cravache, je l'ai
obligé à se déshabiller
et à repartir tout nu
chez lui en voiture. »
À partir de ce jour-là,
elle a abusé des hommes pour leur
plaisir. Cependant, elle n'a perdu sa
virginité qu'à 16 ans. Par la suite, en
1980, elle a déménagé en Floride où
elle a continué ses occupations en
privé. Elle s'est finalement rendu
compte qu'avec un peu de publicité
elle pouvait faire, contre de l'argent,
la même chose avec des étrangers,
À ce jour, à 200 $ la séance (qui peut
durer de 12 minutes à 13 heures), elle
gagne environ 25 000 $ par an, net
d'impôts.
Ses clients, qui ont entre 19 et 74
ans, la repèrent grâce à une annonce
ainsi rédigée : « Femme dominante,
sincère et mûre, possède domicile
pour esclaves : séjours de toute
durée. » La plupart de sa clientèle est
composée d'hommes d'affaires ayant
une famille, dont elle affirme : « Je
crois que plus ils ont de responsabilités et subissent de pression, plus ils
ont recours à ce genre de pratiques,
Je vois des visages et je les reconnais
sur les affiches électorales. Il n'est
« Je lui ai pris sa
cravache, je l'ai obligé
à se déshabiller et à
repartir tout nu chez
lui, en voiture. »
toria's Secret et Frederik's of Hollywood réunis, enfin une boîte de
cierges magiques. Étant profane et
naïf, je demande à quoi servent ces
derniers — je n'aurais pas dû.
« Pour les anniversaires et pour
le 4 juillet, j'en pose un sur le bout
de leur pénis, puis je l'allume,
m'avoue-t-elle sans le moindre sarcasme. La plupart de ces objets sont
des accessoires mais beaucoup
d'hommes aiment s'habiller en
femme. Ils viennent ici pour être
féminins. »
Je me suis assis, en faisant bien
attention, sur la couette en fourrure
noire recouvrant son immense lit surélevé. En dessous, là où la plupart
des gens cachent, disons, leur Monopoly ou à la limite leurs poupées Kiss,
je remarque une cage pour dormir.
Bien que Maîtresse Barbara ne
fasse commerce du B & D (pas au
sens habituel du terme commerce,
puisque cette pratique est des plus
illégales) que depuis trois ans, cela
pas rare que j'aie des pompiers, des
officiers de police, des avoués, des
juges, des pilotes de ligne et des
footballeurs. »
Elle ajoute en riant :
« La plupart des coups de téléphone que je reçois, c'est après des
week-ends de trois jours pendant lesquels ces hommes sont restés à la
maison avec leur femme ; ils n'ont
pas l'habitude de passer autant de
temps en famille. Du coup, je reçois
des appels plutôt frénétiques m'expliquant qu'ils ont été de "méchants
garçons" et qu'ils méritent une fessée. »
Non seulement elle fournit ses
services à des clients sexuellement
pervers, mais ses esclaves résidant à
demeure lui donnent tout ce qu'ils
possèdent. Aujourd'hui, le péon de
cette maison close est un homme
décharné entre deux âges du nom de
Stan. Malgré ses deux têtes de plus
que Maîtresse Barbara, le comportement tyrannique de celle-ci le fait se
ratatiner comme un chat blessé. Tandis que mon photographe, Marc
Serota, installe des éclairages supplémentaires, elle ordonne à Stan de
se déshabiller pour la photo ; l'esclave déguerpit docilement de la
pièce. Elle m'explique en se tournant
vers moi :
« On ne peut pas être une bonne
dominatrice si l'on ne comprend pas
ce qu'est la soumission. Le jeu auquel
nous jouons est : je joue tout en me
contrôlant et je les oblige à faire ce
genre de choses. Mais en fait, c'est
ce qu'ils veulent recevoir. Ils ne prennent aucune décision. Ils ne choisissent pas comment s'habiller ou
quand ils ont le droit de parler. Je suis
tout pour eux. Ce sont des gens qui
n'ont pas été capables de contrôler
leur vie. Ils n'ont jamais été heureux
avec aucune femme. Du coup je
prends les choses en main, ils n'ont
même pas besoin de penser. »
Apparemment, des hommes
comme Stan vivent avec elle et satisfont tous ses désirs, qu'ils soient
d'ordre sexuel ou non. En échange,
chaque semaine, ils lui donnent une
certaine somme dont elle se sert pour
payer ses factures. Une mère pour
ainsi dire. Ce qu'ils ne savent pas,
c'est qu'elle met de côté une partie
de leur argent qu'elle leur reverse
lorsqu'ils décident de s'en aller : elle
aime les aider à prendre un nouveau
départ.
Finalement Stan revient. Je suis
plus que surpris par son entrée. En
dehors du fait qu'il est totalement
nu, il s'est intégralement rasé le corps
et porte quatre ou cinq (je ne suis pas
assez près pour compter le nombre
exact) de ces très chic cerceaux en
metal, que j'ai décrits 27 paragraphes
plus haut, et qui cliquettent lorsqu'il
entre dans la pièce. D'un air penaud,
il rampe sur la chaise de chiropracteur en cuir sur laquelle elle va le crucifier contre le mur. Après lui avoir
attaché fermement le cou, les poignets et les chevilles, elle lui met
négligemment des pinces chirurgicales sur les mamelons.
« Ça fait mal ? lui demande-t-elle
avec une timidité feinte.
« Ça fait mal ? »
- Eh bien... », commence-t-il,
mais avant qu'il ait le temps de finir
sa phrase, elle empoigne ses parties
génitales et les tord comme un vulgaire sac à provisions.
« Il faut que ce soit moins confortable », commande-t-elle, et son
jouet meurtri répond immédiatement. Il tend sa jambe à l'oblique
dans un angle étrange.
Tandis que des marques rouges
de la taille d'une crêpe se forment
sur les seins mutilés de Stan, je lui
demande comment il se sent. Il marmonne lentement... prudemment :
« Je contrôle... je ressens quelque
chose mais c'est difficile de trouver
un nom à cette émotion.
- Stan ne sait pas bien s'exprimer et il minimise toujours tout,
lance la gourou secoueuse de
bourses. J'ai toujours agi de cette
façon avec les hommes. Je me suis
toujours dit que les hommes
devraient être enfermés dans des
niches et des écuries comme les
chiens et les chevaux, et qu'il faudrait ne les laisser sortir que lorsque
l'on a envie de s'amuser avec eux.
C'est très commode. »
Le flash de l'appareil photo commence à crépiter, Stan grimace de
douleur devant le paparazzi, tandis
que Maîtresse Barbara va ouvrir la
porte. C'est Bob, son esclave à temps
partiel. Il apporte une grande boîte
qui, selon ses dires, contient des
vidéos de travestis provenant du
marché noir. Bob est un grand-père
à la retraite qui sert Maîtresse Barbara avec l'autorisation mitigée de
sa femme.
« Ma femme l'accepte, mais c'est
pas son truc, explique Bob en remuant
la monnaie dans ses poches. Elle sait
que c'est un de mes grands fantasmes
et que j'aime ça. Tant qu'elle sait chez
qui je suis, et que les gens y sont sains
et discrets, tout va bien. Je ne mentirai jamais à ma femme, je ne la tromperai jamais. Je ne couche pas avec
d'autres femmes. On ne s'envoie pas
vraiment en l'air ici. »
Que ce soit avec Bob, Stan ou les
autres. Maîtresse Barbara mène une
vie hédoniste. Elle passe son temps
libre à faire du bateau, de l'avion, ou
de la plongée. Elle mange quand et
où elle veut, elle n'a aucun problème
pour assouvir ses besoins sexuels :
elle les a entraînés pour ça.
« Stan n'a pas le droit de bander
sans mon autorisation. Il a appris à
fonctionner à la demande. »
Elle a tout d'une femme équilibrée, même si son comportement est
totalement contradictoire avec l'idée
que l'on se fait d'une femme équilibrée. De plus, elle se fait un maximum de pognon sans jamais avoir
été inquiétée.
Je décide que c'est le moment de
retourner dans le monde de l'Amérique « de la tarte aux pommes pour
le dessert et de la sexualité interdite
en dehors des liens du mariage ». Je
remets donc mon bandeau pour la
suivre dans la lumière moite de
l'après-midi. Comme nous marchons
en aveugle en direction de la voiture,
elle conclut en me chuchotant ces
mots :
« Ils pensent tous que je suis merveilleuse. D'autres peuvent croire que
je suis complètement cintrée. Mais
pourquoi ne pas vivre dans un
monde où l'on vous adore ? »
Peu de temps après, j'ai rencontré une femme qui m'a infligé des tortures beaucoup plus subtiles et douloureuses que tout ce que Maîtresse
Barbara pouvait imaginer avec ses instruments diabolico-sadiques. Elle
s'appelait Rachelle. J'avais dix-neuf ans, elle vingt-deux lors de notre rencontre au Reunion Room, une boîte locale dans laquelle, bien que n'ayant
pas l'âge, je pouvais entrer grâce à mon statut de journaliste. Elle était si
belle que ça me faisait du mal de la regarder parce que je savais que je
ne l'aurais jamais. Elle était mannequin, rousse, avec une coupe de cheveux à la Betty Page, un corps aux formes doucement généreuses, un
visage parfait aux pommettes délicates.
Au cours de la conversation, Rachelle m'a expliqué qu'elle venait juste
de rompre avec son petit ami qui vivait toujours avec elle mais essayait
de se trouver une chambre. Après avoir compris qu'elle était sous le coup
d'un échec, une certaine assurance a lentement commencé à me gagner.
Elle allait partir dans un mois à Paris pour y passer l'été ; j'avais donc du
temps pour la draguer et, miraculeusement, la posséder. Les lettres que
nous avons échangées par-delà l'Atlantique étaient aussi érotiques qu'inspirées. J'étais amoureux. À son retour, notre relation a repris avec encore
plus de passion qu'avant. Une nuit où j'avais besoin de tendresse (ou simplement envie de baiser), je l'ai appelée et lui ai laissé un message. Quelques
minutes plus tard, mon téléphone a retenti et j'ai décroché.
« Pourquoi tu laisses des messages à ce numéro ? m'a demandé une
voix masculine hostile.
- C'est celui de ma petite amie, lui ai-je répondu sur un ton tout aussi
agressif.
- C'est aussi le numéro de ma fiancée », a-t-il rétorqué.
À cet instant j'ai senti mon cœur se glacer, mille morceaux se sont brisés dans mes entrailles.
« Tu sais qu'elle couche avec moi ? »
Je bégayais. Il ne s'est pas mis en colère et n'a pas menacé de me tuer.
Il était, tout comme moi, sous le choc. Pendant des semaines, j'ai erré,
hébété, le cœur brisé. Juste au moment où je commençais à m'en remettre,'
elle m'a appelé.
« Je ne sais pas comment te l'annoncer... je suis enceinte.
- Pourquoi tu me racontes ça ? lui ai-je demandé le plus calmement
possible.
- Je ne sais pas si le bébé est de toi ou de lui.
- Bon... eh ben... on va dire qu'il est de lui », lui ai-je répondu d'un
ton brusque.
Et j'ai raccroché avant qu'elle n'ait le temps d'ajouter quoi que ce soit.
Je l'ai rencontrée deux ans plus tard, au cours d'un dîner. Elle était
toujours la même — vachement somptueuse — mais elle n'avait pas réussi
sa carrière de mannequin. Elle était devenue officier de police et ressem-
blait, dans son uniforme bleu, avec sa casquette et sa matraque, à tout
fantasme masculin de femme dominatrice.
« Il faut que tu rencontres mon fils. Il te ressemble. »
Je suis devenu livide, j'ai ouvert grande la bouche, incapable de prononcer autre chose qu'un « Quoi ? ! » tandis que défilaient dans ma tête
les pensions alimentaires, les week-ends à faire du baby-sitting, ainsi que
l'image d'un mari mûrissant une vengeance cruelle.
Après avoir savouré cet instant, elle a retiré le poignard de ma poitrine, aussi rapidement et cruellement qu'elle l'y avait planté.
« Mais je sais qu'il n'est pas de toi. J'ai fait faire des tests sanguins. »
En réalisant que Rachelle m'avait trahi et vivait avec un autre, je me
suis promis de me détacher de tout ce qui pouvait être de l'ordre des sentiments et de ne plus jamais faire confiance à qui que ce soit. Il fallait que
je cesse d'être la victime de ma propre faiblesse et de mon sentiment d'insécurité vis-à-vis des autres, en particulier des femmes. Rachelle m'a laissé
une cicatrice beaucoup plus profonde que celles que je me suis infligées
depuis. C'est en grande partie la colère et la vengeance qui m'ont poussé
à devenir célèbre, pour qu'elle regrette de m'avoir jeté. De plus, j'étais
frustré de n'être qu'un journaliste musical. Le problème ne venait pas des
magazines ni de mes articles, mais des musiciens eux-mêmes. Plus je faisais d'interviews, plus je perdais mes illusions. Ils n'avaient rien à dire.
Je sentais que j'aurais mieux fait de répondre aux questions plutôt que
de les poser. Je voulais passer de l'autre côté du miroir.
J'avais interviewé Debbie Harry, Malcolm McLaren et les Red Hot
Chili Peppers. J'avais écris des biographies promotionnelles pour Yngwie Malmsteen et d'autres trous du cul de hardeux dans le même genre.
J'avais même publié un article sur Trent Reznor de Nine Inch Nails, sans
me douter que c'était entre nous le début d'une relation qui allait ressembler à ce que j'aurais pu vivre en faisant un stage dans le donjon de
Maîtresse Barbara, parsemée de pics imprévisibles.
La première fois que j'ai vu Trent, il boudait
dans un coin pendant une prise de son, tandis que
son manager, Sean Beavan, coiffé de dreadlocks,
tournait autour de lui d'un air protecteur. Une
fois la conversation engagée, il s'est déridé et est
devenu aimable. Je n'étais qu'un journaliste de
plus. Dans cette ville où il ne connaissait personne,
parler avec moi lui permettait de tuer le temps
avant le concert.
La fois suivante où Trent Reznor est passé en
ville, j'assurais la première partie.
IL LEVA LES BRAS. « JE NE SUIS PAS SARCASTIQUE, J'ESSAIE
UN TRAITEMENT DE CHOC AVEC DES MOTS POUR QUE VOUS
COMPRENIEZ QUE VOUS RACONTEZ DES CONNERIES !
VOUS ÊTES EN TRAIN DE ME PARLER D'UN PSEUDONYME EN TRAIN
DE PRENDRE FORME HUMAINE ! »
MARILYN
U N E DE MES PREMIÈRES ILLUSTRATIONS
Manson était un parfait héros
de roman pour un écrivain frustré comme moi. C'est un personnage qui,
à cause du mépris qu'il a pour le monde dans lequel il vit et, encore pire,
pour lui-même, utilise toutes les ruses pour que les gens l'aiment. Et une
fois qu'il a gagné leur confiance, il s'en sert pour les détruire.
Il aurait dû être le héros d'une assez longue nouvelle d'une soixantaine de pages. Le titre en aurait été La Monnaie de sa pièce et elle aurait
été refusée par dix-sept magazines. Et aujourd'hui elle serait dans la maison de mes parents en Floride en train de jaunir et de moisir dans le garage
au milieu des autres textes.
Mais l'idée était trop bonne pour la laisser pourrir. C'était en 1989 et
les 2 Live Crew de Miami commençaient à faire les gros titres des journaux parce que, dans tout le pays, les propriétaires de magasins étaient
arrêtés pour avoir vendu leur disque — catalogué comme obscène — à
des mineurs. Des pontes et des célébrités se bousculaient pour soutenir
le groupe, en démontrant que leurs textes n'étaient pas de la provocation, mais de l'art. Des comptines un peu cochonnes avec des paroles
telles que « La p'tite Miss Cramouillette était assise sur une touffe d'herbette, les jambes écartées/Une araignée arriva, le nez elle y fourra et dit :
"Sacrée Cramouillette" » avaient suscité un événement culturel.
À cette époque je lisais des ouvrages sur la philosophie, l'hypnose, la
psychologie des criminels et des masses (en plus de quelques livres sur
l'occultisme et le crime). Sans compter que j'en avais vraiment marre de
regarder à la télé les débats et les rediffusions sans fin des Années coup
de cœur : je réalisais que les Américains étaient vraiment des crétins. Bref,
toutes ces influences mélangées m'ont donné l'idée de créer mon propre
projet scientifique et de prouver qu'un groupe blanc qui ne ferait pas de
rap pourrait se révéler plus choquant et plus immoral que 2 Live Crew
et ses comptines salaces. En tant qu'artiste, je voulais être le signal d'alarme
le plus bruyant et le plus tenace qui existe, parce que je ne voyais pas
d'autre issue : il fallait briser les liens de notre société avec le christianisme et la faire sortir du coma dans lequel nous plongent les médias.
Comme je n'arrivais pas à faire publier mes poèmes, j'ai réussi à
convaincre Jack Kearnie, propriétaire du Squeeze, un petit club dans une
rue piétonne, d'organiser des soirées à micro ouvert. Pour moi, c'était
une façon de faire connaître mes textes. Je me suis donc retrouvé tous les
lundis, mal à l'aise et désarmé, planté derrière le micro sur cette minuscule scène à réciter une poignée de textes en tout genre devant une assistance clairsemée. Les gens bizarres qui étaient présents me disaient que
je ne racontais que des conneries, mais que j'avais une bonne voix. Ils me
conseillaient tous de monter un groupe. Mais au fond de moi-même, je
savais que personne n'aime la poésie et que leur conseil était juste — en
plus, tous ceux que j'avais écoutés ou interviewés écrivaient des chansons qui ne voulaient rien dire. J'avais toujours rêvé de faire de la musique
parce que c'était une part très importante de ma vie, mais jusque-là je
n'avais jamais eu la confiance et la foi suffisante dans mes capacités pour
en faire sérieusement. Tout ce dont j'avais besoin était de quelques âmes
résistantes pour se rendre en enfer en ma compagnie.
Le Kitchen Club était l'épicentre de la scène underground de Miami.
C'est un lieu que j'ai fréquenté régulièrement dès l'année où il a ouvert
ses portes : ce club était niché dans un hôtel miteux peuplé de prostituées,
de junkies et de clochards. Derrière, il y avait une piscine dont l'eau était
répugnante à force de servir de baignoire et de laverie aux alcooliques
qui s'étaient pissé et chié dessus. J'arrivais à l'hôtel le vendredi soir, j'y
louais une chambre et, à la fin du week-end, je m'y retrouvais seul et malheureux, en train de vomir dans la baignoire après avoir avalé trop d'amphétamines et trop de vodka orange.
Un vendredi, j'ai débarqué au club en compagnie de Brian Tutunick,
un copain de mon cours de théâtre. J'étais vêtu d'un trench-coat bleu
marine avec, peint dans le dos, « Jésus Notre Sauveur », des bas rayés et
des rangers. À cette époque, j'avais l'impression d'être cool, mais maintenant je me dis que je devais ressembler à un trou du cul. (« Jésus Notre
Sauveur » ?) En entrant, nous avons remarqué un type blond adossé à un
pilier; ses cheveux style Pulp Fiction pendaient sur son visage. Il fumait
une cigarette et riait. Je croyais qu'il se foutait de moi, mais lorsque je
suis passé devant lui il n'a même pas tourné la tête. Il regardait juste dans
le vide en gloussant comme un malade.
Tandis que la sono crachait Life is Life de Laibach, version marche
militaire yougoslave, j'ai repéré une fille aux cheveux noirs avec des seins
énormes (chez les filles au look gothique, on appelle ça les biscuits de
Dracula). En hurlant par-dessus la musique, je lui ai expliqué que j'avais
une chambre à l'hôtel au-dessus et j'ai essayé de la convaincre d'y monter avec moi. Mais, pour la quatre-vingt-dix-neuvième fois cet été-là, je
me suis pris un râteau parce qu'elle était venue au club avec un garçon
qui s'est révélé être le type qui se marrait. Je l'ai suivie jusqu'à son pilier
et je lui ai demandé pourquoi il se marrait. Il m'a expliqué, comme s'il
faisait un cours de travaux pratiques, comment se suicider proprement ;
en me donnant des quantités de détails essentiels, comme l'angle exact
sous lequel il faut tenir le fusil, quel type de munitions utiliser... Il ne cessait de rire bizarrement à chacune de ses paroles et, tout en gloussant, il
répétait ce qu'il venait de dire — calibre douze ou cortex cérébral, etc.
— de façon qu'on sache bien ce qu'il y avait de si drôle.
Il s'appelait Stephen, et il m'a expliqué au cours suivant que ça le faisait chier qu'on l'appelle Steve. Et que ça le faisait également chier qu'on
épèle son nom avec un v à la place d'un ph. Il a continué à discuter sur
la question des prénoms jusqu'à ce que Stigmata de Ministry passe et que
les gothiques et les pseudo-punks s'arrêtent de danser pour se lancer dans
un violent pogo. Tout ce cirque était le fait d'un mec efféminé, une sorte
de Crispin Glover à la chevelure pourpre, habillé d'une minijupe et d'un
collant en peau de léopard. Par la suite, il est finalement devenu notre
second bassiste. Complètement inconscient de ce qui se passait autour
de lui, Stephen m'a expliqué que si j'aimais Ministry, je devais écouter
Big Black. Puis, avec force détails, il s'est mis à analyser le jeu de guitare
de Steve Albini — les techniques qu'il utilisait, les tonalités qu'il produisait — pour enchaîner sur les méthodes de production d'Albini et les
paroles de son album Songs About Fucking.
Cette nuit-là je n'ai pas baisé, ce qui m'a fait bien chier, mais ce n'était
pas nouveau. Nous avons échangé nos numéros de téléphone. Il m'a
appelé la semaine suivante pour me dire qu'il voulait me faire une cassette de Songs About Fucking et m'apporter un autre truc qui m'intéresserait énormément. Il n'a pas voulu me dire ce que c'était. Il voulait juste
venir me voir et me le donner.
À la place de Big Black, il m'a apporté la cassette d'un groupe du nom
de Rapeman et il a passé plusieurs heures à improviser sur la filiation
entre les deux groupes, sans cesser de se balancer d'avant en arrière. Un
peu comme un autiste. J'ai appris plus tard qu'enfant il avait eu un problème d'hyperactivité et que ses parents l'avaient soigné au Ritalin. Il ne
prenait plus ce médicament, mais il partait souvent dans des états de
confusion assez impressionnants. Sa mystérieuse surprise consistait en
une boîte de sardines rouillée dont la date de péremption remontait à
juin 1986. Il ne m'a jamais donné d'explication pour ce geste. Il pensait
peut-être que j'allais en faire du Andy Warhol et en tirer des sérigraphies.
Nous avons commencé à passer beaucoup de temps ensemble, à traîner dans mes lectures de poésie et à aller aux concerts de groupes merdiques du sud de la Floride qu'à l'époque je ne trouvais pas trop mal. Un
soir, à la fin d'un concert, nous sommes rentrés chez moi et je me suis
mis à fouiller dans les poèmes dont je voulais faire des chansons et les
bouts de paroles que j'avais écrites. J'espérais qu'il jouait d'un instrument car il me semblait tout savoir question électricité, mécanique et
pharmacologie. Je lui ai donc demandé. La réponse m'est parvenue sous
forme d'un long monologue emberlificoté à propos de son frère qui était
musicien de jazz et jouait de tout un tas d'instruments à anche, de claviers et de percussions.
« Je sais jouer de la batterie — hé, hé, hé, de la batterie, hé, hé — enfin
dans le genre — hé, hé, dans le genre, hé », a-t-il fini par avouer.
Mais je ne comptais pas avoir de batteur. Je voulais démarrer un groupe
de rock qui utiliserait un synthé, ce qui me semblait quelque part original à une époque où seuls les groupes de musique industrielle, de danse
et de hip-hop utilisaient ce genre de matériel.
« Contente-toi d'acheter un clavier et on démarre un groupe », lui
ai-je répondu.
Stephen n'a pas fait partie de la première mouture du groupe, pas plus
que la personne suivante que j'ai rencontrée et appréciée. J'étais dans un
magasin de disques du centre commercial de Coral Square en train d'acheter des cassettes de Judas Priest et de Mission U.K. pour l'anniversaire de
mon cousin Chad. Un employé bien bronzé, ressemblant à un exotique
squelette du Moyen-Orient surmonté d'une coiffure afro plus imposante
que celle de Brian May, est venu à ma rencontre et a essayé de me refiler
des albums de Love and Rockets. Son badge l'identifiait comme Jeordie
White. Une de ses collègues avait taillé des pipes, voire plus, à pratiquement tous ceux qui appartenaient à la scène du sud de la Floride, moi
exclu, mais Jeordie inclus (bien qu'il le nie toujours aujourd'hui). Presque
un an après, Jeordie et moi allions former un groupe parodique appelé
Mrs. Scabtree et interpréter une chanson célébrant la contribution de Lynn
à la scène musicale. Le titre en était Herpes. Jeordie chantait habillé comme
Diana Ross pendant que je jouais de la batterie en utilisant un pot de
chambre en guise de tabouret. Jeordie allait prendre le nom de Twiggy
Ramirez. Mais pour l'instant, il n'était qu'un sympathique doux-dingue
affublé d'un T-shirt Bauhaus qui cherchait quelqu'un qui le comprenne.
Lorsque j'ai rencontré Jeordie au centre commercial la fois suivante,
il jouait de la basse pour Amboog-A-Lard, un groupe de death metal.
Inutile d'essayer de le persuader de les quitter. Je me suis contenté de lui
demander s'il connaissait un bon bassiste. Il m'a soutenu qu'il n'en existait pas un seul dans tout le sud de la Floride. Et il avait raison. J'ai fini
par en parler à Brian Tutunik, mon copain du cours de théâtre. Dès le
départ, je savais que j'avais tort car cela faisait un moment qu'il parlait
de former son propre groupe et il n'avait aucune intention que j'en fasse
partie. Il pensait sûrement me faire une faveur en intégrant la section
rythmique de Marilyn Manson and the Spooky Kids plutôt que le devant
de la scène comme il le désirait, mais c'était le contraire, car il était un
piètre bassiste, un lourdaud de garçon coiffeur, futur végétarien et adorateur de Boy George. Tout cela le plaçant à des années-lumière de l'agressivité recherchée. Il a tenu deux shows avant que nous le foutions dehors.
Il s'est consolé en formant Collapsing Lungs, un mauvais groupe de metal
industriel édulcoré avec des titres comme Wbo Put a Hole in My Rubber? (Qui a fait un trou dans ma capote ?) Ils pensaient être un don de
Dieu pour le sud de la Floride, surtout après avoir signé à Atlantic Records.
Je leur ai jeté un sort. Aujourd'hui Dieu les fait pointer au chômage (je
suis pas entièrement responsable de leur chute). Être de mauvais musiciens et écrire de mauvaises chansons de metal industriel sur la façon de
sauver les tortues de mer n'a pas du tout aidé leur carrière.
J'ai trouvé le membre suivant du groupe au cours d'une soirée où tout
le monde était bourré. Un crétin à face de rat, totalement parti, avec des
cheveux bruns et gras et de longs bras de singe, s'est écroulé sur le canapé
à côté de moi en affirmant être gay, avant de commencer à étaler sa science.
Il s'est présenté : Scott Putesky. Il semblait avoir de grandes connaissances
techniques sur la manière de faire de la musique. Encore mieux, il possédait un magnétophone à quatre pistes. J'avais un concept mais pas de
véritables connaissances musicales; de plus j'étais facilement impressionnable. Scott était le premier véritable musicien avec qui j'étais entré
en contact, alors je lui ai demandé de rejoindre le groupe. Un peu plus
tard je l'ai rebaptisé Daisy Berkowitz. Il s'est immédiatement révélé être
un fouteur de merde, car lorsque je l'ai appelé le lendemain, sa mère m'a
répondu d'une voix nasale et caustique : « Désolé, Scott n'est pas là. Il
est en taule. » Je me suis dit qu'elle plaisantait mais, en fait, en revenant
de la soirée, il s'était fait choper pour conduite en état d'ébriété.
Auparavant, Scott avait fait partie de différents groupes locaux de
rock et de new wave, et presque tous ceux avec qui il avait travaillé avaient
envie de le tuer parce qu'il était très prétentieux et se berçait d'illusions
en pensant qu'il avait beaucoup de talent. Certaines personnes parlent
mieux qu'elles ne jouent, mais Scott ne réussissait ni l'un ni l'autre. Il
savait juste faire ce qu'il fallait pour emmerder le monde. C'était le genre
de type à dire aux filles : « Tu serais splendide, si seulement on ne voyait
pas ta tête. » Et il pensait leur faire un compliment.
J'aurais pu faire de la scène sous mon véritable nom, mais j'avais besoin
d'une identité secrète pour pouvoir écrire sur ma musique dans 25th
Parallel. J'ai donc soigneusement choisi ce pseudo, un surnom qui sonne
magique comme charabia ou abracadabra. Les mots Marilyn Manson
me semblaient être un symbole correct pour désigner l'Amérique moderne :
à la minute même où je les ai jetés sur le papier, j'ai su ce que je voulais
devenir. Tous les hypocrites que j'avais croisés dans ma vie, de Mlle Price
à Mary Beth Kroger, m'avaient aidé à prendre conscience que chacun
d'entre nous possède une face claire et une face sombre et que l'une ne
peut vivre sans l'autre. Je me rappelle avoir lu Le Paradis perdu au lycée ;
j'avais été frappé par le fait qu'après que Satan et ses compagnons se sont
révoltés contre les cieux, Dieu a réagi à cet outrage en créant l'homme
de façon qu'il puisse avoir une créature à son image mais qui ne possède
pas son pouvoir. En d'autres termes, pour John Milton, l'existence de
l'homme n'est pas simplement le résultat de la bienveillance de Dieu, mais
également de la malveillance de Satan.
En tant que bipède, l'homme est par nature attiré (que vous appeliez
ça instinct ou péché originel) du côté de sa face démoniaque, ce qui doit
être la raison pour laquelle on me pose toujours des questions sur la partie la plus sombre de mon nom, mais jamais sur Marilyn Monroe. Bien
qu'elle reste le symbole de la beauté et du glamour, Marilyn Monroe avait
une face sombre exactement comme Charles Manson possédait une face
bonne et intelligente. L'équilibre entre le bien et le mal, et les choix que
nous faisons entre les deux, sont probablement l'un des aspects les plus
importants qui forgent notre personnalité et l'humanité. Je pourrais développer davantage, mais tout est sur Internet (essayez le alt.life's-onlyworth-living-if-you-can-post-it-online-later newsgroup). Tout ce que je
peux ajouter, c'est que le premier article sur Marilyn Manson a été écrit
par Brian Warner. Et qu'il n'a rien compris à ce que je voulais faire.
À cette époque, Charles Manson avait été ramené sur le devant de
l'actualité : on avait fait sur lui une émission spéciale au nom du sacrosaint indice d'écoute. Lorsque j'étais au lycée, j'avais acheté son album
Lie, sur lequel il chantait bizarrement des chansons originales presque
comiques comme Garbage Dump et Mechanical Man que j'ai incorporé
dans My Monkey, l'un de mes poèmes. « J'avais un petit singe/Je l'ai
envoyé à la campagne et je lui ai donné à manger du pain d'épice/Alors
est arrivé un teuf-teuf, qui a rendu mon singe fou-fou/Et maintenant mon
singe est mort/Enfin c'est ce qu'il paraît, mais de toute façon, nous aussi,
hein ?/(Ce que je fais, c'est ce que je suis, je ne suis pas éternel.) »
Mechanical Man marquait le début de mon identification à Manson.
C'était un philosophe doué, plus fort intellectuellement que ceux qui l'ont
condamné. Mais en même temps, son intelligence (et ce n'est pas peu dire,
puisqu'il réussissait à charger les autres d'agir à sa place) le faisait passer pour un type excentrique et fou, parce que les extrêmes — qu'il s'agisse
du bien ou du mal — ne rentrent pas dans la définition que la société a
de la normalité. Bien que Mechanical Man soit apparemment une comptine, c'était également une métaphore sur le sida, dernière des manifes-
tarions de la vieille habitude que l'homme a de se détruire à cause de sa
propre ignorance, que ce soit dû à la science, la religion, le sexe ou les
drogues.
Après avoir adapté cinq ou six de mes poèmes et diverses notes en
chansons, nous étions prêts à affronter le sud de la Floride pour leur montrer nos sales gueules que, pour des raisons stratégiques, nous avions
entièrement recouvertes de maquillage. Stephen n'ayant malheureusement toujours pas acheté de clavier, nous avons récupéré un pauvre mec
du nom de Perry, au visage couvert d'acné.
J'avais un autre problème : une des nombreuses névroses que l'école
chrétienne m'avait léguées était une peur panique de la scène. En CM2,
le professeur d'art dramatique m'avait choisi pour jouer le rôle de Jésus
dans une pièce de l'école. Pour la scène de la crucifixion, il avait voulu
que je porte un pagne. Oubliant la cruauté dont les enfants sont capables,
j'ai emprunté à mon père une vieille serviette éponge tout effilochée que
j'ai portée sans rien dessous. Après être mort sur la croix, je suis retourné
dans les coulisses, où plusieurs élèves plus âgés m'ont arraché la serviette,
avec laquelle ils ont commencé à me fouetter en me poursuivant dans le
hall. C'est un classique parmi les cauchemars préadolescents : courir nu
dans un couloir devant toutes les filles que vous aimez et tous les garçons
que vous haïssez. Bizarrement, j'ai réussi à chasser cette peur en montant
sur scène, mais je ne suis jamais arrivé à me débarrasser du ressentiment
que j'ai à l'égard de Jésus pour m'avoir traumatisé.
Notre premier show a eu lieu au Churchill Hideaway de Miami. Vingt
personnes se sont pointées, même si maintenant que nous sommes célèbres,
il y a au moins vingt et une personnes qui prétendent avoir été présentes.
Brian, alias Olivia Newton Bundy (il avait changé de nom suivant notre
marque de fabrique qui consiste à combiner une starlette à un tueur en
série), le gros garçon coiffeur, tenait la basse. Perry le boutonneux (qui
s'est lui-même rebaptisé Zsa Zsa Speck sans se rendre compte du calembour sur son visage spectaculairement boutonneux) jouait du clavier.
Scott le fasciste du quatre-pistes (Daisy Berkowitz) jouait de la guitare.
Nous utilisions le synthé Yamaha RX-8 de Scott (machine qui, tout comme
Scott, nous quitterait un jour, à la différence près que nous n'avons plus
jamais entendu parler d'elle).
Étant très prosaïque, je portais un T-shirt Marilyn Monroe, auquel
j'avais ajouté une croix gammée style Manson sur le front. Comme on
venait récemment de m'enlever un grain de beauté présentant des risques
de cancer près du mamelon, à l'endroit même où le Christ avait été blessé,
des gouttelettes de sang avaient traversé le tissu et taché l'œil gauche de
Marilyn Monroe. Bien que le médecin m'ait bien ordonné de ne pas toucher la zone autour de l'incision, j'ai étiré la peau aussi violemment que
possible dès que je suis rentré chez moi. Mes premiers nouveaux hobbies
en tant que Marilyn Manson étaient nés : la scarification et la modification du corps, que je prolongeai, plus tard, grâce à un chirurgien esthétique qui a ramené les lobes de mes oreilles à des proportions plus
humaines.
La scène du Churchill's Hideaway consistait en plusieurs planches de
contreplaqué posées sur des rangées de briques et la sono revenait pratiquement à une paire d'écouteurs de walkman séparés l'un de l'autre et
scotchés sur le mur de chaque côté de la scène. Nous avons ouvert avec
un de mes poèmes favoris, The Telephone.
« Je suis réveillé par la sonnerie incessante du téléphone », ai-je commencé, mon croassement se changeant en grognement tandis que je me
demandais s'il y avait assez de bordel sur scène pour retenir l'attention
du public.
« J'ai encore des croûtes de rêve dans le coin de mes yeux, ma bouche
est sèche, pâteuse et a un goût de merde.
« Encore la sonnerie. Lentement, je sors du lit. Les vestiges d'une érection persistent dans mon caleçon tel un invité gênant.
« Encore la sonnerie. Avec précaution, je m'enfuis dans la salle de
bains pour ne pas exhiber ma virilité aux autres. Là, pour la forme, je
fais les grimaces du matin, qui semblent toujours précéder ma contribution quotidienne à l'eau autrefois bleue des toilettes que j'ai toujours plaisir à rendre verte.
« Encore la sonnerie. Je secoue deux fois comme la plupart des gens,
car je suis contrarié par la petite goutte qui semble toujours rester et qui
crée une petite surface d'humidité sur le devant de mes slips. Alangui,
paresseux, je trébuche lentement dans la turne où mon père fume tout le
temps. Des cigares dans son fauteuil rembourré.
« Oh, ça pue ! »
La chanson s'est déroulée, tout comme le show, et je ne sais pas ce que
j'ai fait ensuite, si ce n'est que je me suis retrouvé dans les toilettes du
club en train de vomir. Je me disais que le show avait été épouvantable
pour les spectateurs aussi bien que pour les musiciens. Mais une chose
curieuse s'est produite tandis que je me penchais au-dessus de mon amalgame putride composé de pizza, de bière et de pilules. J'ai entendu des
applaudissements et j'ai aussitôt senti monter en moi quelque chose qui
n'avait rien à voir avec l'envie de vomir. C'était un sentiment de fierté,
d'accomplissement et d'autosatisfaction suffisamment fort pour éclipser
l'image dégradante que j'avais de moi-même et mon passé de souffredouleur. C'était la première fois de ma vie que je ressentais ça. Et je voulais encore ressentir ça. Je voulais être applaudi, je voulais être sifflé, je
voulais en mettre plein la gueule aux gens.
Rares sont les anecdotes de ma vie qui se sont terminées banalement
et cet incident-ci est arrivé à trois heures du matin lorsque je rentrais à
Fort Lauderdale dans la Fiero rouge de ma mère. En passant sur l'autopont au-dessus de Little Havana et son ghetto rongé par la criminalité,
l'autoradio est tombé en panne. Je me suis garé sur le bas-côté pour voir
ce qui n'allait pas et j'ai découvert que je ne pouvais pas redémarrer la
voiture. La courroie de l'alternateur avait cassé net, et moins d'une heure
après avoir compris quelle était ma vocation, j'étais planté là, tout seul,
à essayer de trouver un téléphone dans Little Havana, où les chances d'un
clown barbouillé de maquillage du nom de Marilyn Manson de ne pas
se faire casser la gueule étaient vraiment très minces. La seule bonne chose
qui est ressortie de cette expérience, alors que le camion de dépannage
n'est arrivé qu'à dix heures du matin, c'est que, tôt dans ma carrière, j'ai
définitivement perdu l'habitude de me coucher après un concert.
Notre premier vrai show a eu lieu au Reunion Room. J'avais réservé
en disant à Tim, manager et DJ de l'endroit : « Écoute, j'ai ce groupe,
nous allons jouer ici et nous voulons 500 dollars. » Les groupes étaient
en général payés entre 50 dollars et 150 dollars. Tim a pourtant accepté
mon prix. Leçon numéro un intitulée « Comment manipuler l'industrie
de la musique » : se comporter comme une rock-star pour être traité
comme telle. À la fin du show, nous avons viré du groupe le boutonneux
et le gros type : il ne fait aucun doute qu'aujourd'hui ils doivent vendre
des sandwiches, se presser les boutons ou être les vedettes d'un sitcom,
Le Boutonneux et le Gros Type, qui a
duré deux épisodes.
Nous avons alors débauché
Brad Stewart, le sosie de Crispin Glover, qui bossait au
Kitchen Club. Il jouait dans
Insanity Assassin, un groupe
concurrent qui comprenait
Joey Vomit à la basse et Nick
Rage au chant. Ce dernier était
un type courtaud, qui pensait
cependant être un grand
mec maigrichon et séduisant.
Convaincre Brad de jouer de
la basse avec nous n'a pas été
difficile (même s'il jouait de la guitare dans Insanity Assassin) car, musicalement, nous poursuivions les mêmes buts et nous avions de meilleurs
noms de scène. Il est devenu Gidget Gein. Nous avons laissé Stephen
rejoindre le groupe en tant que Madonna Wayne Gacy, même s'il n'avait
pas de clavier. Sur scène il jouait avec des soldats de plomb.
Pour le meilleur et pour le pire, un personnage supplémentaire est venu
agrémenter notre galerie des horreurs. Elle s'appelait Nancy et était psychotique dans tous les mauvais sens du terme. Elle connaissait ma petite
amie Teresa, une des premières personnes que j'avais rencontrées après
que Rachel s'était payé ma tête. Je recherchais une image maternelle plutôt qu'une image de top model. Je l'ai rencontrée à un concert de Saigon
Kick au Button South. Teresa travaillait dans la même usine que Tina
Potts, Jennifer et la plupart des filles avec qui je me suis retrouvé dans
l'Ohio. Elle avait un léger embonpoint, des mains fines et une petite mèche
blonde comme celle de Stephen. On les prenait toujours pour des jumeaux.
J'avais déjà croisé Nancy quand je travaillais dans le magasin de
disques : c'était une énorme fille style gothique, qui ne ressemblait à rien
dans sa robe de mariée noire. Lorsque Teresa me l'a présentée un an plus
tard, Nancy avait perdu vingt-cinq kilos et avait une attitude qui voulait
dire : je-suis-mince-et-je-vais-faire-payer-à-la-terre-entière-toutes-cesannées-pendant-lesquelles-j 'ai-pas-baisé-parce-que-j 'étais-grosse. Ses cheveux bouclés noirs tombaient sur ses épaules, ses nichons tombaient en
gants de toilette sous un débardeur provocant, ses traits étaient hispanisants, son visage pâle et elle sentait fort, une odeur mi-fleurie mi-nocive.
Un jour, je lui ai expliqué mes idées de spectacle total; je comptais les
inclure dans les prochains shows. Impossible ensuite de lui échapper. Elle
s'est imposée dans le groupe comme une tique qui a décidé de faire sa vie
sous la peau d'un éléphant. À chaque idée dans laquelle une fille était
impliquée (et peu importait le degré extrême d'humiliation), elle était
immédiatement volontaire pour y participer. Puisqu'elle était volontaire
et que j'étais désespéré — et puisque surtout elle me semblait être quelqu'un que les autres allaient détester autant qu'ils me détestaient, je me
suis avoué vaincu.
Nos singeries ont très vite tourné au dépravé. La première fois que
nous sommes montés sur scène ensemble, je chantais en la tenant en laisse
tout au long du show — bien évidemment pour exprimer mon point de
vue sur notre société patriarcale, et pas du tout parce que ça m'excitait
de traîner une femme vêtue du strict minimum autour de la scène avec
une laisse en cuir. Peu de temps après, Nancy m'a demandé de la frapper
au visage : j'ai donc commencé, show après show, à la frapper de plus en
plus fort.
Ça a dû lui provoquer des dégâts au cerveau car elle est tombée amoureuse de moi. Je sortais pourtant avec Teresa, elle-même très amie avec
Cari, le petit ami de Nancy. Cari était un grand type, débile mais bien
intentionné, avec de larges hanches et un visage très doux, presque efféminé. Cette situation boiteuse s'est encore aggravée lorsque Nancy et moi
avons commencé sur scène à explorer la sexualité en plus de la douleur
et de la domination. Je la pelotais, je lui suçais les seins, elle se mettait à
genoux en caressant tout ce qui lui passait à portée de la main. Sans jamais
baiser, nous allions aussi loin que possible pour n'avoir aucun problème
avec ma copine, son mec ou la loi.
Pendant un concert, nous l'avons enfermée dans une cage et, tandis
que le groupe jouait People Who Died du Jim Carroll Band, j'ai fait
démarrer une tronçonneuse et j'ai essayé de broyer le métal. Mais la
chaîne a sauté et m'a frappé entre les deux yeux, m'entaillant profondément le front : le sang maculait mon visage. J'ai tout juste réussi à finir
le show, car je voyais tout en rouge.
Comme dans tout bon spectacle
total, il y avait un message derrière la
violence. La plupart du temps, ça ne
m'intéressait pas de faire du mal
aux autres ou à moi, ou alors
cela servait à faire réfléchir les
gens sur leur manière
d'agir, la société dans
laquelle ils vivent ou les choses qu'ils trouvent comme allant de soi. Parfois, pour mettre en application mes hypothèses, il m'arrivait de lancer
au public des douzaines de petits sacs hermétiques : une moitié d'entre
eux était remplie de cookies au chocolat, l'autre moitié de merde de chat.
Ou bien j'exploitais le côté dangereux et menaçant des films pour
enfants apparemment inoffensifs, des livres ou des objets du quotidien
comme un simple panier-repas en métal. Ces fameux paniers qui ont été
interdits dans les écoles de Floride, par peur que les mômes les utilisent
pour s'assommer. Pendant Lunchbox, je mettais régulièrement le feu à
un de ces paniers-repas, je me déshabillais et dansais autour pour tenter
d'en chasser les démons. Au cours de certains shows, je tentais à ma
manière de réitérer la leçon de Willy Wonka : je pendais une pinata en
forme de baudet au-dessus de la foule, et posais un bâton sur le bord de
la scène. Ensuite, je les avertissais : « S'il vous plaît, ne l'ouvrez pas. Je
vous en supplie. » La psychologie humaine étant ce qu'elle est, des gamins
du public attrapaient systématiquement le bâton et frappaient sur la
pinata, obligeant tout le monde à en subir les conséquences : au lieu des
cadeaux, une pluie de cervelles de vaches, de foies de poulets et d'intestins de porcs dégringolait du baudet étripé. En plein pogo, les gens glissaient sur cette masse de viande avariée et se fendaient le crâne dans une
totale débauche intestinale. Cependant, les exploits les plus scabreux sont
venus plus tard, à la suite d'un voyage catastrophique à Manhattan, au
cours duquel j'ai écrit ma première vraie chanson.
Une fille, au prénom prétentieux style Asia, que j'avais rencontrée lorsqu'elle travaillait au McDonald de Fort Lauderdale, passait l'été à New
York et m'a offert un billet d'avion pour un week-end. Je sortais avec
Teresa, mais j'ai quand même accepté — je n'étais pas amoureux d'Asia,
tout ce qui m'intéressait, c'était un voyage gratuit à New York. Je pensais que je pouvais y trouver un contrat d'enregistrement pour notre
groupe et j'ai donc pris sur moi une démo rudimentaire. Je n'étais jamais
content de nos démos, que Scott ne manquait jamais d'enregistrer, parce
que nous y faisions l'effet d'un petit groupe industriel, et que je nous imaginais jouer du punk plus immédiat, plus écorché.
Le séjour à Manhattan a tourné à la catastrophe. J'ai découvert qu'Asia
m'avait menti sur son nom et son âge. J'étais fou furieux — j'étais encore
tombé sur une fille qui me décevait — et je suis sorti de l'appartement
comme une tornade. Je ne saurai jamais si c'était par hasard, mais une
fois dans la rue, je suis tombé sur Andrew et Suzie, deux nightclubers de
Floride du Sud à la sexualité douteuse. Dans les clubs, j'avais toujours
trouvé le couple classe et élégant, mais cet après-midi-là, à les voir pour
la première fois à la lumière du jour, ils ressemblaient à des cadavres en
décomposition et paraissaient avoir dix ans de plus que moi.
Dans leur chambre d'hôtel, il y avait une télé câblée avec toutes les
chaînes, phénomène nouveau pour moi. Je passais des heures à zapper
d'un canal à l'autre, regardant Pat Robertson prêcher sur les maux de la
société, avant de demander aux gens de l'appeler pour lui donner leur
numéro de carte de crédit. Sur la chaîne suivante, un type s'enduisait la
bite avec de la vaseline, puis demandait aux gens de l'appeler pour lui
donner leur numéro de carte de crédit. J'ai attrapé le bloc-notes de
l'hôtel et commencé à écrire des phrases comme : « Du cash dans la main
et une bite sur l'écran, qui a dit que Dieu était toujours reluisant ? »
J'imaginais Pat Roberston finissant son baratin plus-droit-que-moitu-meurs, avant d'appeler 1-900-VASELINE. « La Bible Belt achève les
Américains, en remettant les pécheurs à leur place/Ouais, d'accord, c'est
bien, si t'es si bon explique-moi pourquoi la merde te colle au visage ? »
C'est ainsi que Cake and Sodomy est né.
J'avais déjà écrit des chansons que je trouvais plutôt bonnes, mais
Cake and Sodomy était beaucoup plus qu'une bonne chanson. Véritable
hymne sur une Amérique hypocrite bavant devant les nichons du christianisme, c'était le schéma directeur de notre futur message. Si les télévangélistes voulaient nous faire croire que le monde était si malsain, avec
moi ils allaient savoir pourquoi ils pleuraient. Et des années plus tard, ils
l'ont su. La même personne qui m'avait inspiré Cake and Sodomy, Pat
Robertson, s'est mis à citer les paroles de la chanson et à les interpréter
de travers devant son troupeau du 700 Club.
Lorsque je suis revenu de New York, mes véritables ennuis ont démarré.
Teresa était censée m'attendre à l'aéroport, mais elle ne s'est jamais pointée et son téléphone sonnait dans le vide. J'ai donc appelé Cari et Nancy
qui habitaient près de l'aéroport.
« Tu sais où est cette salope de Teresa ? C'était merdique à New York,
je suis planté à l'aéroport, j'ai pas une tune, et tout ce que je veux c'est
rentrer chez moi pour dormir.
- Teresa est sortie avec Cari », m'a répondu Nancy sur un ton froid
qui laissait transparaître la jalousie que je ressentais aussi.
Nancy m'a proposé de venir me chercher et de me raccompagner chez
moi. Nous sommes arrivés et elle m'a suivi à l'intérieur. J'avais juste envie
de m'écrouler, mais comme elle était venue à l'aéroport, je n'ai pas voulu
paraître mesquin. Je me suis écroulé sur le lit et elle sur moi plus lourdement (dans tous les sens du terme) qu'elle ne l'avait jamais fait. Elle a
enfoncé sa langue dans ma gorge et attrapé ma bite. J'étais très inquiet,
disons que je ne voulais pas être pris en flagrant délit. Ma culpabilité
n'était pas motivée par les notions de bien et de mal, mais plutôt par la
peur de me faire prendre.
Teresa ne m'en faisant jamais, j'ai fini par la laisser me tailler une pipe.
Mais, comme sur scène, je n'ai pas voulu qu'on baise. Lorsque Teresa et
Cari ont débarqué moins de quinze minutes plus tard, nous étions innocemment assis sur le lit en train de regarder la télévision. Cari s'est tout
naturellement dirigé vers Nancy et l'a embrassée sur la bouche, sans savoir
que, quelques minutes plus tôt, ce même orifice avait reçu plusieurs millions de mes spermatozoïdes.
Sur le moment, je pensais que c'était marrant, comme un bon
moyen de me venger; je ne savais pas que cette simple fellation était le
commencement de six mois de terreur gothique.
LE DÉSIR D'AIMER, POUSSÉ À SES LIMITES,
EST UN DÉSIR DE MORT.
FORT
Lauderdale, Floride, le 4 juillet 1990. Le truc
dans la paume d'une main tendue vers moi est une dose d'acide qui,
dans un instant, va oblitérer toutes ces informations.
Teresa, ma petite amie, a déjà pris de l'acide auparavant. Nancy, la
psychotique, également. Moi, jamais. Je le laisse faire effet dans ma bouche
jusqu'à ce que j'en aie marre, puis je l'avale et retourne plier les vestiges
du premier concert privé de Marilyn Manson and the Spooky Kids, j'ai
confiance dans ma volonté qui sera forcément plus forte que tout ce que
ce minuscule carré de papier peut me réserver. Andrew et Suzie, le couple
qui m'avait donné l'acide, sourient avec un air de conspirateurs. Je leur
fais un clin d'œil, sans être très sûr de ce qu'ils veulent me faire comprendre.
Les minutes passent... rien. Je m'allonge dans l'herbe et je me concentre
pour savoir si l'acide fait effet — si mon corps est différent, si ma perception a changé, si mes pensées se voilent.
« Ça y est ? Tu le sens ? » me dit une voix gluante et maladive qui
souffle près de mon oreille. J'ouvre les yeux pour voir Nancy qui, au travers de ses cheveux bruns, me lance un sourire masochiste.
« Non, ça m'fait rien, je réponds rapidement pour me débarrasser
d'elle, surtout que ma petite amie traîne dans les parages.
- Il faut que je te parle, insiste-t-elle.
- O.K.
- Je suis en train de prendre conscience de pas mal de choses. À propos de nous. Enfin... j'veux dire... Teresa est mon amie, et Cari... à présent j'en ai plus rien à foutre de Cari. Mais nous avons besoin de leur
dire ce que nous ressentons l'un pour l'autre. Parce que je t'aime. Et je
sais que tu m'aimes, même si toi tu le sais pas. Ça n'a pas besoin d'être
pour toujours. Je connais pas ton avis sur ce genre de choses. Je veux pas
que ça interfère avec notre groupe » — notre groupe ! — « et l'osmose
que nous avons sur scène. Mais nous pouvons essayer. Je veux dire, notre
amour... »
Au moment même où elle a prononcé le mot amour la dernière fois,
son visage s'est éclairé dans le décor herbeux, tel un panneau d'affichage
faisant de la pub pour l'aveuglement. Le mot amour semble suspendu
dans les airs un sacré moment, cachant tout le reste de la phrase. Tout
cela est très subtil. Mais je réalise que je suis en plein trip et que je ne
peux pas faire demi-tour.
« Tu sens ça... la différence, je lui demande, embarrassé.
- Oui, bien sûr », dit-elle avec empressement, comme si nous étions
sur la même longueur d'onde.
J'ai vraiment besoin d'avoir quelqu'un qui soit sur la même longueur
d'onde sinon je vais péter les plombs. Mais je ne veux pas que ce soit elle.
Oh, mon Dieu, surtout pas elle !
Légèrement désorienté, je me lève, et déambule dans la maison à la
recherche de Teresa. Ils discutent dans tous les coins, réunis en petits
groupes qui me sourient et me font signe de me joindre à eux. Je continue à avancer. La maison me semble sans fin. J'explore environ une centaine de pièces sans être vraiment sûr que ce ne soient pas les mêmes,
avant de laisser tomber, persuadé que ma petite amie passe du bon temps
à un endroit où je ne suis pas. Je me retrouve dans le jardin. Mais ce n'est
pas le même jardin. Il fait sombre, il est vide, quelque chose ne va pas. Je
ne suis pas sûr du temps que j'ai passé à l'intérieur.
J'avance, j'erre. Des dessins compliqués, comme des esquisses au crayon,
apparaissent dans les airs, pour disparaître quelques instants après. Je
flashe sur eux en les regardant pendant un temps incertain avant de réaliser qu'il pleut. Ça n'a pas vraiment d'importance. Je me sens si léger et
si incorporel que la pluie semble rebondir à l'intérieur de moi, pénétrant
les couches de lumière qui émanent de mon corps. Nancy s'approche de
moi, essaie de me toucher et comprend. Maintenant, je suis définitivement parti.
Avec Nancy à la remorque, remplissant l'atmosphère de son odeur de
fleurs mortes, je descends la pente jusqu'à un petit ruisseau artificiel. Tout
ici n'est que crapauds à la peau grise sautant sur les rochers et dans l'herbe.
À chaque pas, j'en écrase plusieurs en faisant jaillir leur sang gris-bleu.
Leurs entrailles décolorées me collent aux chaussures, mortes et jaunes
comme des brins d'herbe coincés sous les pieds en métal de meubles de
jardin. Essayer de ne pas tuer ces choses qui ont des parents, des enfants,
une vie à retrouver, me rend fou. Nancy essaie de m'expliquer, j'aimerais
faire semblant de l'écouter. Mais je ne cesse de penser aux crapauds morts.
Je suis persuadé de vivre un mauvais trip parce que si ça, c'est un bon
trip, alors Timothy Leary a des explications à nous fournir.
Je m'assois sur une pierre pour tenter de me reprendre, de me dire que
c'est juste la drogue qui pense à ma place, que le vrai Marilyn Manson
va être de retour dans quelques instants. Ou bien suis-je maintenant en
présence du véritable Marilyn Manson, dont l'autre n'est qu'une représentation superficielle ?
Mon esprit tourne autour de ma conscience comme la roue d'une
machine à sous. Je reconnais quelques images — le terrifiant escalier qui
descend dans mon vieux sous-sol, Nancy jouant à la morte dans une cage,
les cartes de Mlle Price. Les autres, je ne sais pas — un officier de police
au regard mauvais portant un habit de prêtre baptiste, des photographies
de chattes inondées de sang, une femme couverte d'escarres, ligotée, dans
tous les sens, une bande de mômes déchirant un drapeau américain. Brusquement, la roue s'arrête sur une image. Elle monte et descend en bouillonnant confusément dans mon esprit à plusieurs reprises avant que j'arrive
à la distinguer. C'est un visage, large, sans expression. Sa peau est terreuse et jaunâtre, comme s'il avait une hépatite. Ses lèvres sont complètement noires, autour de chaque œil une épaisse forme noire, comme une
rune, a été dessinée. Lentement, il m'apparaît que ce visage est le mien.
Mon visage est posé sur une table près d'un lit. Je tends le bras pour
le toucher, je me rends compte que mes bras sont tatoués avec les motifs
que j'avais décidé de me faire faire. Mon visage est en papier, il est sur la
couverture d'un célèbre, d'un important magazine, c'est pour ça que le
téléphone sonne. Je décroche en me rendant compte que je suis dans un
endroit que je ne connais pas. Quelqu'un qui prétend s'appeler Tracy
essaie de me dire qu'elle a vu le magazine avec mon visage en couverture
et que ça l'a excitée. Je suis censé la connaître, car elle s'excuse de ne pas
avoir donné de ses nouvelles depuis longtemps. Elle veut me voir sur scène
ce soir dans un grand auditorium dont je n'ai jamais entendu parler. Je
lui réponds que je m'en occuperai, je suis content qu'elle vienne, bien que
déçu si c'est uniquement parce qu'elle a vu mon visage de papier. Puis je
me roule sur un lit qui n'est pas le mien et je m'endors.
« Les flics sont là ! »
Quelqu'un hurle à mes oreilles, j'ouvre les yeux. J'espère que c'est le
matin, que tout est terminé, mais je suis encore assis sur un rocher entouré
de crapauds morts. Nancy et un type crient que les flics font une descente.
La police m'a toujours rendu paranoïaque, car même quand je ne fais
rien d'illégal, je pense à faire quelque chose d'illégal. Donc, dès qu'un flic
est proche de moi, je suis mal à l'aise, nerveux, je m'angoisse à l'idée de
dire un mot de travers ou de paraître si assurément coupable que, de
toute façon, ils vont m'arrêter. Et avoir la tête bouffée par les drogues
n'arrange rien à l'affaire.
Nous nous enfuyons en courant. La pluie s'est arrêtée, tout est humide
et doux sous mes pieds. Du coup, plutôt que de courir, j'ai l'impression
de m'enfoncer dans le sol. Ma tête étant complètement embrouillée par
l'acide, la situation prend d'énormes proportions, je sens qu'il faut que
je sauve ma peau. Mon avenir tout entier dépend du fait que je me fasse
prendre ou non. Nous arrivons et stoppons net devant une Chevrolet
recouverte de sang frais et ruisselant, du capot jusqu'au coffre. Je suis
dans de sales draps.
« Qu'est-c'est c'bordel ? (Je pose la question à tout le monde autour
de moi.) Qu'est-ce que c'est? Qu'est-c'qui s'passe? Quelqu'un! ! »
Nancy s'approche de moi, je la repousse et trouve Teresa. Elle m'emmène dans sa voiture — sombre, odeur d'usine et claustrophobique. Elle
essaie de me calmer en me disant que l'autre voiture est juste peinte en
rouge, que le rouge ressemble à du sang à cause des gouttes de pluie. Mais
je suis complètement paranoïaque : des crapauds morts, des flics, une
voiture ensanglantée. Je fais la liaison. Ils m'en veulent tous. Je peux m'entendre crier, sans savoir ce que je dis. J'essaie de sortir de la voiture. Je
cogne sur le pare-brise, passant le poing au travers du verre prétendu
incassable. Les bris de glace m'enveloppent la main comme une toile
d'araignée, mes jointures saignent et ressemblent à une rangée de conduites
d'égout ouvertes et vomissant des déchets.
Puis nous nous asseyons, Teresa me murmure des trucs à l'oreille en
me disant qu'elle sait ce que je ressens. Je la crois, je pense qu'elle aussi
croit en ce qu'elle dit. Nous entrons dans la phase hallucinogène du trip
pendant laquelle nous n'avons plus besoin de parler pour savoir ce que
l'autre pense. Je commence à me calmer.
Nous retournons à la soirée. Bien qu'ils soient moins nombreux, des
gens sont encore là, rien ne prouve que les flics sont venus. Au moment
où je suis en train de passer d'un mauvais trip à un trip supportable, quelqu'un — qui ne se rend pas compte que je me tue à redescendre — essaie
de me pousser dans la piscine. Juste pour rire. Pas la peine d'être agrégé
de maths pour se rendre compte qu'acide plus piscine égale mort certaine. Du coup, je panique, je commence à battre l'air avec mes bras.
Nous engageons bientôt un combat de boxe, je vais le mettre en morceaux comme s'il était une poupée que j'essaie de mutiler. Je lui envoie
mon poing en pleine gueule, avec mes phalanges à vif et à nu, qui ne me
font même pas mal.
Il trébuche, hors de ma portée, je remarque que tout le monde me
regarde, abasourdi. « Allez, on va tous chez moi. » Je m'adresse aux gens
qui m'entourent. On s'entasse dans la voiture — moi, ma petite amie,
Nancy et son petit ami — soit les quatre ingrédients nécessaires à la recette
de la détresse personnelle. De retour en ville, dans la maison de mes
parents, nous allons directement dans ma chambre où nous retrouvons,
allongé sur mon lit, telle une mèche qui attend une allumette, Stephen,
mon clavier sans clavier. Il essaie de nous intéresser à la vidéo qu'il regarde :
Abattoir 5. Le genre de film étrange, décousu et prise de tête qu'on n'a
pas envie de regarder lorsqu'on est sous acide.
Cari est immédiatement absorbé par le film, la télévision rayonne sur
sa bouche qui bave d'admiration. Sans dire un mot, Nancy se lève à la
hâte — d'une manière agaçante — et se dirige vers la salle de bains. Je
suis assis sur le lit avec ma petite amie, mon cerveau clignote, de la même
manière que le film danse sur Cari. Stephen bredouille un truc à propos
des effets spéciaux. J'entends des grattements spasmodiques provenant
de la salle de bains, comme des griffes de dizaines de rats frôlant la
baignoire. Dans un bref instant de lucidité, je réalise qu'il s'agit du bruit
d'un crayon rageur sur une feuille de papier. Le son devient de plus en
plus fort, submergeant celui de la télé, Stephen et tout le reste dans la
pièce. Je sais que Nancy est en train d'écrire un truc qui va me rendre
malheureux et ruiner ma vie. Plus le son enfle, plus j'imagine que ce qu'elle
écrit est dément, tordu.
Nancy ressort de la salle de bains, resplendissante d'une gloire vindicative : elle me tend le papier. Personne d'autre ne semble remarquer.
C'est entre nous. Pour rassembler mes forces, je regarde le poste de télé.
Je le regarde si intensément que j'en oublie le film. De toute façon, ça ne
ressemble pas du tout à une télévision. Ça ressemble à une lumière stroboscopique. Je me retourne pour regarder Nancy. Mais je ne la vois pas.
Je vois une belle femme qui fait la moue, elle a de longs cheveux blonds.
Elle vient de se faire un brushing, elle porte un T-shirt Alien Sex Fiend
qui cache ses courbes. Ce doit être Traci, la fille du téléphone...
Le bruit du crayon est remplacé par la voix de David Bowie : « I. I
will be king. And you. You will be queen. » (Moi, je serai roi. Et toi. Tu
seras reine.)
Je tiens les doigts de Traci dans une main, une bouteille de Jack Daniel's
dans l'autre. Nous sommes debout sur un balcon dominant une soirée
qui semble être en mon honneur. « Je ne savais pas que tu étais aussi
célèbre que ça », ronronne-t-elle, s'excusant pour un événement du passé
dont j'ignore tout. « Je pensais que tu étais quelque chose de différent. »
Il y a des lumières, des flashs. Bowie chante « We could be heroes just
for a day. » (Nous pourrions être des héros, juste une journée.) Tout le
monde nous sourit doucereusement. Elle semble être aussi célèbre que je
semble l'être.
« J'ai passé mon adolescence à me masturber en pensant à cette salope,
caquette un roadie — un des miens ?
- Qui ? je lui demande.
-Ça.
- Quoi ça ?
- Traci Lords, mon sacré salopard. »
À côté de nous, il y a un grand type affalé sur le sol : il a de longs cheveux noirs, son visage est peint en blanc. Il porte des platform-boots, des
bas résille déchirés, un short en cuir noir ainsi qu'un T-shirt noir en lambeaux. Il me ressemble, ou bien il ressemble à ma caricature. Je me
demande si c'est moi.
Une grosse fille, avec des tiges et des anneaux en métal enfoncés dans
la moitié de son visage et du rouge à lèvres maculant l'autre moitié,
remarque que j'observe le grand type. Elle monte, pousse un garde du
corps trapu — le mien ? — et, tandis que son visage ressemble à un stroboscope grotesque dans la lumière, elle explique :
« Tu veux savoir qui est ce type ? Personne ne connaît vraiment son
nom. Il est sans domicile fixe. Il gagne sa vie en faisant le tapin, puis il
dépense l'argent qu'il a gagné à essayer de te ressembler. Il vient toujours
ici, il danse sur tes disques. »
J'écoute à nouveau la musique. Le DJ a mis Sweet Dreams des Eurythmies. Mais c'est plus lent, plus sombre, plus vicieux. La voix qui chante
est la mienne. J'ai besoin de m'éloigner de cette scène surréaliste, de tous
ces gens qui me traitent comme si j'étais une sorte de star dont ils pourraient sucer un peu d'intelligence. Traci me prend la main et m'entraîne,
se déplaçant comme des billes de mercure dans les décombres d'un
immeuble. Nous passons derrière un rideau blanc et vaporeux, jusqu'à
une pièce vide réservée aux VIP, remplie de sandwiches que personne n'a
touchés, et nous nous asseyons. Je tiens quelque chose dans les mains...
un bout de papier. J'essaie de me concentrer sur l'écriture épaisse et
baveuse. « Mon cher et adorable Brian (ça commence comme ça). Je veux
virer mon petit ami, et je veux que tu viennes habiter avec moi. La semaine
dernière, tu m'as dit que tu n'étais pas très satisfait de la manière dont
les choses évoluaient avec Teresa (merde, c'est Nancy). Je te rendrai tellement heureux. Je sais que je le peux. Personne ne s'occupera de toi
comme je le ferai. Personne ne te baisera comme je le ferai. J'ai tant à te
donner. »
Je l'ai reposé. Je ne peux pas m'en occuper pour l'instant, pas tant que
je suis en plein trip. Mais est-ce que je redescendrai un jour ? Nancy est
debout devant la porte de la salle de bains, elle me regarde, sa taille nue
est légèrement distendue sous son T-shirt moulant bleu marine. Son pouce
est enfoncé dans la ceinture de son jean, elle se mord la lèvre inférieure.
Elle n'est pas sexy. Elle est bizarre et difforme, comme une photographie
de Joel-Peter Witkin. Je me lève, je me dirige vers elle. Teresa et Cari sont
assis sur mon lit, ils regardent le film : ils ont totalement oublié notre présence ainsi que le babillage bizarre de Stephen.
La brise fraîche souffle naturellement, en toute logique, par la fenêtre
ouverte de ma salle de bains qui est noire comme du charbon, bien que
les lumières dans ma tête fonctionnent comme un stroboscope. Je cherche
en tâtonnant le bord en porcelaine de la baignoire, je m'y assois en essayant
d'empêcher ma tête de tournoyer et de me rappeler ce que je voulais dire
à Nancy. J'entends de la musique, à présent beaucoup trop forte, beaucoup trop puissante pour ma salle de bains. Je sens que je tourne de l'œil,
j'essaie de résister.
La musique est encore plus forte dans ma tête. « Ce n'est pas ma jolie
maison ! Ce n'est pas ma jolie femme ! »
À présent, la musique n'est plus seulement dans ma tête. Ce sont les
Talking Heads, Once in a Lifetime. Elle m'enveloppe, elle vibre dans mon
dos. Je m'allonge sur le sol, j'essaie de garder les yeux ouverts pour
reprendre conscience.
« Et tu te demandes : "Comment j'en suis arrivé là ?" »
Elle — Traci — est penchée sur moi, elle retire ma chemise, découvrant des lacérations en forme de papillon que je ne me connaissais pas.
Son autre main s'active sur les boutons de mon pantalon. Sa bouche est
chaude, sirupeuse : je sens le goût de la cigarette et du Jack Daniel's. Elle
commence à faire des choses avec cette bouche, ces petites mains et ces
ongles rouge grenade que des millions d'hommes regardent depuis des
années sur des vidéos d'occase — des films qui ne m'avaient jamais intéressé, malgré la fascination que j'ai pour sa vie. Elle baisse mon pantalon et, en gardant les bras bien croisés, elle enlève son haut. Elle remonte
sa jupe, non pas pour l'enlever, mais pour me montrer qu'elle ne porte
rien en dessous. Je suis cloué sur place. Elle ne semble pas malsaine,
comme si elle jouait dans un film porno, même lorsqu'elle me taille une
pipe. Elle est délicate, protectrice, angélique comme une plume suspendue en plein ciel au-dessus d'un enfer d'abjection et de viandographie. Je
suis bourré, et, l'espace d'une seconde, je suis aussi amoureux. Au travers du mince rideau de dentelle séparant l'enchevêtrement de langues,
d'ongles et de chair du reste du club, j'aperçois la silhouette du garde du
corps dans les stroboscopes : il garde la porte comme saint Pierre.
« Une fois dans une vie... »
À présent, je m'enfonce en elle. Elle crie. J'attrape ses cheveux, mais
au lieu de longues boucles blondes, je saisis quelque chose de court, de
touffu et rigide qui m'échappe des mains. Mes bras sont vierges de
tatouages, les gémissements, étouffés par ma main, résonnent dans le
silence. Merde, je suis en train de baiser Nancy. Qu'est-ce que je fais ?
C'est le genre d'erreur qu'on ne peut pas oublier. Baiser une psychotique
équivaut à en tuer une. Il y a des conséquences, des répercussions, un
prix à payer. À chaque flash stroboscopique, le visage de Nancy se lève
vers moi tandis qu'elle s'assoit sur la baignoire, en ouvrant et serrant ses
jambes, écumante et humide comme les babines d'un chien affamé. Flash
après flash, son visage devient de plus en plus déformé, tordu, inhumain,
plus... démoniaque. C'est le terme exact. Mon corps continue à bouger,
je la baise fort, mais ma conscience me crie d'arrêter.
C'est bien ça. Je suis baisé. Je nique le diable. J'ai vendu mon âme.
« Et tu dois te demander : "Où mène cette autoroute ?" »
Quelqu'un me mord le cartilage de l'oreille. J'aime ça, je pense que
c'est Traci. Elle attrape mon collier de chien et attire ma tête vers elle.
Son souffle chaud et moite murmure à mon oreille : « Je veux que tu
viennes en moi. »
La musique s'arrête, les lumières s'arrêtent : je jouis comme un bouquet de lys d'un blanc laiteux explose dans une fosse funéraire. Son visage
est mort, sans émotion. Ses yeux ressemblent à des lampes de spots grillées.
Les lumières venaient donc de là ?
« Et tu dois te demander : "Ai-je raison ? Ai-je tort ?" Et tu dois te
dire : "Mon Dieu ! Qu'est-ce que j'ai fait ?" »
J'ÉTABLIRAI DANS QUELQUES LIGNES COMMENT MALDOROR FUT BON
PENDANT SES PREMIÈRES ANNÉES, OÙ IL VÉCUT HEUREUX; C'EST FAIT.
IL S'APERÇUT ENSUITE QU'IL ÉTAIT NÉ MÉCHANT : FATALITÉ
EXTRAORDINAIRE ! IL CACHA SON CARACTÈRE TANT QU'IL PUT,
PENDANT UN GRAND NOMBRE D'ANNÉES ; MAIS, À LA FIN, À CAUSE DE
CETTE CONCENTRATION QUI NE LUI ÉTAIT PAS NATURELLE, CHAQUE
JOUR LE SANG LUI MONTAIT À LA TÊTE ; JUSQU'À CE QUE, NE POUVANT
PLUS SUPPORTER UNE PAREILLE VIE, IL SE JETÂT RÉSOLUMENT
DANS LA CARRIÈRE DU MAL... ATMOSPHÈRE DOUCE ! QUI L'AURAIT DIT !
LORSQU'IL EMBRASSAIT UN PETIT ENFANT AU VISAGE ROSE, IL AURAIT
VOULU LUI ENLEVER SES JOUES AVEC UN RASOIR, ET IL L'AURAIT
FAIT TRÈS SOUVENT, SI JUSTICE, AVEC SON LONG CORTÈGE
DE CHÂTIMENTS, NE L'EN EÛT CHAQUE FOIS EMPÊCHÉ.
PENDANT
les semaines qui ont suivi le trip,
je me suis senti déprimé, terrorisé, traqué, pris dans les filets de Nancy.
Je la laissais prendre certaines décisions artistiques pour le groupe et,
pire, je n'arrêtais pas de la baiser dans le dos de Teresa. C'était bon, mais
ce n'était pas ça que je voulais. Cependant, chaque fois qu'on se voyait,
elle voulait se mettre à poil. J'étais complètement possédé. Elle me faisait faire des trucs que je n'aurais pas dû, par exemple reprendre de l'acide.
Cette fois, c'était avant un concert.
J'avais reçu un coup de fil de Bob Slade, un DJ punk-rock de Miami
avec une coupe au bol à la Monkees. Nous n'avions pas de manager à
l'époque, alors je m'occupais de nos affaires, tant bien que mal.
« Écoute, m'a-t-il dit de sa voix nasillarde et odieuse d'animateur de
radio. On a besoin de vous les mecs au Club Nu en première partie de
Nine Inch Nails. »
Le Club Nu était un bar de camés de Miami que nous haïssions tous.
J'ai accepté, bien que nous n'ayons que sept morceaux, que Brad soit
toujours en train d'apprendre à jouer de la basse et que Stephen n'ait toujours pas acheté de clavier. L'occasion était trop bonne pour la laisser
passer simplement parce que nous avions la frousse. Avant le show, Nancy
m'a refilé un acide. Comme si ce fameux 4 juillet n'avait été qu'un mauvais rêve n'ayant rien à voir avec les drogues, je l'ai coincé sous ma langue
sans arrière-pensée — sauf qu'après...
Sur scène, je portais une robe orange courte et je baladais Nancy avec
sa laisse et son collier habituels. Pour une raison inconnue, je n'ai pas
décollé fort sur l'acide : par contre Nancy... Pendant tout le spectacle,
elle a pleuré et hurlé en me suppliant de la frapper de plus en plus fort,
jusqu'à ce que des zébrures apparaissent sur son dos pâle et anémique.
Je me voyais faire et j'étais effrayé, mais aussi excité, principalement parce
que la foule semblait prendre beaucoup de plaisir à notre drame psychédélico-sadomasochiste.
Le show terminé, je me suis précipité backstage pour voir Trent Reznor qui, je pense, n'avait pas regardé le spectacle.
« Tu t'souviens de moi ? » J'essayais de faire comme si je n'étais pas
défoncé, bien que mes pupilles ultra-dilatées aient dû me trahir. « Je t'ai
interviewé pour 25th Parallel. »
Poliment, il a fait semblant de se souvenir de moi, je lui ai donné une
bande, puis j'ai filé avant de dire un truc trop stupide. Rendu fou par les
drogues, toujours envoûté par Nancy, je suis allé en trébuchant vers un
endroit plus hospitalier du backstage — très probablement la loge de
Nine Inch Nails — où elle m'attendait. On a baisé et j'ai à nouveau vu
le démon dans ses yeux. Pourtant, je n'avais pas peur. Nous commencions à bien nous connaître.
L'affaire terminée, nous avons rajusté nos robes avant de nous diriger
dans le hall où nous sommes tombés sur Cari, le mec de Nancy, et Teresa,
ma copine. Le temps a semblé s'arrêter pendant cet étrange instant de
reconnaissance. Personne n'a dit un mot. Nous savions ou croyions savoir.
Mais quelque chose m'embêtait chez Teresa : depuis le début de notre
relation, il y avait chez elle un mystère que je n'arrivais pas à percer, comme
s'il y avait un cadavre enfermé dans le sombre placard de son cerveau.
Elle vivait dans une minuscule maison, avec sa mère qui dormait sur le
canapé du salon et son frère, une contradiction ambulante. C'était un
plouc de routier, constamment saoul, branché culture hip-hop et b-boy.
En théorie, il aurait dû passer son temps à se casser lui-même la gueule.
Ce n'était jamais très drôle de dormir chez Teresa, car son frère était
quelqu'un de violent qui cognait sur sa porte à en faire des trous, et son
chien avait des puces, du coup je passais la moitié de la nuit debout, à
me gratter. Bien qu'il eût mieux valu pour tous les deux que nous nous
séparions, j'étais trop instable, j'avais trop peur de me retrouver seul et
de ne plus l'avoir pour béquille. Il ne s'agissait pas de sexe, mais de soutien — elle payait tout, me conseillait, me traitait comme un enfant et
tolérait mon harcèlement moral. Elle était douce, simple et nourricière,
exactement ce que je recherchais après mon expérience avec Rachelle qui
avait un cœur de pierre, qui était splendide mais manipulatrice.
Mais lorsque je suis allé voir Teresa chez elle, le jour de la fête des
mères, ses yeux étaient déjà bien cernés : ils semblaient encore plus sombres
et opaques que d'habitude. Je lui ai demandé ce qui n'allait pas et, après
avoir essayé d'éviter de répondre, elle m'a confessé qu'elle était tombée
enceinte au lycée, avait accouché, puis qu'elle avait fait adopter l'enfant.
Après ces aveux, je l'ai regardée différemment : je remarquais les vergetures sur ses hanches, sa façon de materner tout le monde. Lorsque je
couchais avec elle, j'avais l'impression de baiser ma propre mère. Même
si je la trompais avec Nancy, je ne pouvais pas m'empêcher d'être hypocrite et de me sentir rancunier, car comme toutes les femmes avec qui
j'étais sorti — de la prétentieuse Asia à l'infidèle Rachelle — Teresa m'avait
menti et trahi. Depuis ce jour, j'ai toujours l'angoisse que les femmes que
je rencontre aient déjà un enfant, ou qu'elles veuillent en avoir un avec
moi. En général, c'est le cas.
J'ai également commencé à remarquer que Teresa et Nancy étaient
reliées par une sorte d'équilibre de leurs deux poids. Teresa grossissait,
Nancy maigrissait. Ce qui m'envoûtait c'était que Nancy voyait les trous
qui parsemaient mon armure et faisait tout pour s'y frayer un chemin
comme la rouille corrosive qu'elle était.
Lorsque je suis redescendu de mon trip d'acide, le lendemain du concert
de Nine Inch Nails, j'ai également échappé à l'envoûtement de Nancy.
J'avais l'impression que, depuis le 4 juillet, je n'avais vécu qu'un long
trip. Je m'endormais en colère et troublé, essayant de comprendre ce qui,
les mois précédents, n'allait pas chez moi. Elle m'a appelé en fin d'aprèsmidi. Je venais juste de me réveiller avec dans la tête le refrain de la pire
des chansons que j'ai pu écrire : « Ce n'est pas ma petite amie/Je ne suis
pas celui que tu crois. » Elle a attaqué avec son discours de merde habituel comme quoi elle allait mettre Cari dehors pour m'installer chez elle.
Mais cette fois-ci, ça n'a pas pris.
« Non, jamais ! j'ai explosé. Ce ne sont que des conneries. Premièrement, ce truc avec le groupe, c'est ter-mi-né. Je te vire.
- Mais c'est aussi mon groupe, a-t-elle insisté.
- Non, c'est MON groupe. Ça n'a jamais été ton groupe. T'as même
jamais fait partie du groupe. Tu es un extra, un accessoire, et j'apprécie
ce que tu as fait pour nous sur scène, mais c'est le moment de te barrer.
- Mais... et nous ? Enfin qu'est-ce qu'on va...
- Non. C'est fini aussi. Quoi qu'il se soit passé, c'était une erreur.
C'est terminé maintenant. Teresa est et restera ma petite amie. Je suis
désolé si je me comporte comme un salopard, mais tout est terminé. »
Alors, elle est devenue dingue, encore pire que lorsqu'elle était sous
acide la nuit précédente. Elle a hurlé et pleuré jusqu'à s'enrouer, me traitant de tous les noms qui lui passaient par la tête. La conversation s'est
achevée alors que j'essayais de la convaincre de ne rien dire de notre histoire ni à Cari ni à Teresa. Elle a accepté. Mais, quelques heures plus tard,
Teresa m'appelait.
« Écoute ça », m'a-t-elle dit en posant le combiné près du répondeur.
Il y avait un message de Nancy qui hurlait si frénétiquement qu'il était
difficile de tout saisir.
« Salope... quel bordel t'as... je te l'avais dit... jamais... je vais te
tuer... si je te vois... te brise... j'étends ta sale... bordel... du sang partout sur les murs (clic). »
À partir de là, ça a été le cirque. Nancy appelait les clubs pour
annuler les concerts de Marilyn Manson and the Spooky Kids ; elle venait
à nos shows, menaçait les spectateurs, et allait jusqu'à monter sur scène
pour agresser Missi, la fille qui l'avait remplacée. Elle appelait tous ceux
que je connaissais pour leur dire que j'étais un salopard et elle s'est mise
à me laisser des messages et des paquets obscènes. Un matin, j'ai trouvé
devant ma porte un collier qu'elle m'avait emprunté. Il avait été brisé en
mille morceaux et recouvert d'un truc qui ressemblait à du sang, le tout
rituellement assemblé dans un bocal scellé à l'aide de cheveux. Le frère
de John Crowell aurait pu lancer ce genre de malédiction.
Jamais personne ne m'avait mis dans une telle colère. Elle démolissait
ma vie lorsque nous couchions ensemble, et maintenant que nous avions
arrêté, elle la détruisait de fond en comble. Toutes les nuits lorsque je rentrais chez moi, de nouvelles menaces de mort m'attendaient. J'avais déjà
éprouvé tout un tas de sentiments différents envers Nancy : la répugnance,
la peur, le désir, l'ennui, l'exaspération et la certitude que toutes les filles
qui m'aimaient devaient être folles. Mais ils étaient à présent supplantés
par une haine sombre, profonde et lancinante, une haine au vitriol qui
bouillonnait dans mes veines à chaque fois que son nom était prononcé.
J'ai fini par l'appeler et je n'y suis pas allé par quatre chemins.
« Non seulement tu feras plus jamais partie du groupe, mais si tu
quittes pas la ville, je te fais descendre. »
Je n'exagérais pas : j'étais fou furieux, je n'avais rien à perdre et j'étais
tellement emberlificoté dans cette situation que je ne voyais pas d'issue.
Ce n'était pas seulement Nancy et sa ressemblance avec John Crowell ;
cela venait aussi de moi, je perdais ma personnalité en haïssant les gens
qui, pensais-je, essayaient de la détruire.
Cela faisait un moment que je n'avais plus trop de respect pour la vie.
Je l'avais compris quelques semaines auparavant en sortant du Reunion
Club, lorsque, en traversant la rue, j'avais été témoin d'un accident de la
circulation. Un homme entre deux âges était sorti en trébuchant d'une
voiture — une Chevrolet Celebrity bleue — en se tenant la tête et en hurlant au secours. Il titubait dans la rue, désorienté, en état de choc, puis il
a lâché son front. La peau recouvrant son crâne lui est tombée sur le
visage et il s'est écroulé dans la flaque formée par son propre sang, pris
de tremblements et de convulsions jusqu'à ce que la mort le fauche et
l'apaise. En arrivant de l'autre côté de la rue, là où l'autre véhicule s'était
écrasé, j'ai vu une femme, étendue sur le sol, le crâne fendu en deux. Elle
souffrait, c'était clair, mais semblait calme et consciente, comme si elle
avait compris qu'elle allait quitter ce monde. Au moment où je suis passé
à côté d'elle, elle a lentement tourné la tête vers moi en me suppliant de
la soutenir. « Je vous en prie... quelqu'un... » Elle implorait tout en tremblant. « Où suis-je ? Ne dites rien à ma sœur... s'il vous plaît. Aidez-moi. »
Je voyais l'humanité et le désespoir dans ses yeux noisette. En fait, elle
avait juste besoin d'un simple contact physique, nourricier, avant de mourir. Mais j'ai poursuivi mon chemin. Cela ne me concernait pas, et je ne
voulais surtout pas être concerné. J'avais l'impression d'être déconnecté,
comme au cinéma. Je savais que je me comportais comme un salopard,
mais je me demandais si elle — ou n'importe qui d'autre — se serait arrêtée si j'avais été à sa place. Auraient-ils eu peur pour eux-mêmes ? Peur
de tacher leurs vêtements avec mon sang, peur d'arriver en retard à un
rendez-vous, peur d'attraper le sida, une hépatite ou un truc pire encore.
En ce qui concernait Nancy, d'un côté je pensais que ce n'était pas
correct de prendre une vie humaine, d'un autre je pensais que ce n'était
pas correct de me refuser une pareille occasion de tuer quelqu'un, si cette
existence n'avait aucun intérêt, ni pour le monde, ni pour elle-même. À
cette époque, il me semblait que voler la vie de quelqu'un pouvait être
une expérience initiatique, nécessaire, un peu comme la perte de son pucelage ou avoir un enfant. Je commençais à réfléchir aux différentes façons
dont je pourrais me débarrasser de Nancy en prenant le minimum de
risque. Est-ce que je connaissais quelqu'un qui avait suffisamment touché le fond pour accepter de la tuer pour cinquante dollars ? Est-ce que
je devais le faire moi-même, par exemple en la poussant dans un lac et
faire croire à un accident ? Ou bien m'introduire discrètement chez elle
pour empoisonner sa nourriture ? C'était la première fois que j'envisageais sérieusement de commettre un meurtre. Je ne savais pas quoi faire.
Alors, j'ai appelé le seul, parmi mes connaissances, expert en ce domaine :
Stephen, notre clavier, que nous appelions à présent Pogo parce que ni
Madonna ni Gacy ne correspondaient à sa personnalité, et Pogo était le
surnom de clown de John Wayne Gacy.
J'ai demandé à Pogo tout ce qu'il fallait savoir sur la façon de commettre un meurtre et de faire disparaître un corps. Je ne voyais pas d'autre
solution. Il fallait qu'elle meure. Dans ma tête, elle était devenue le symbole de LA personne qui essayait de me posséder et d'avoir une emprise sur moi, que ce
soit par la religion ou par le sexe. Je
tenais à me venger — une sorte de
compensation — en souvenir du petit
garçon qu'ils avaient perverti et
détruit. Pogo et moi, on s'est mis à
réfléchir méticuleusement à l'accomplissement de cette tâche. Nos
complots ont abouti au crime parfait : nous ne laisserions aucun
indice, nous ne serions pas soupçonnés et cela passerait pour un accident.
On l'a suivie, on a surveillé sa maison pour
bien connaître ses habitudes, avant de trouver la solution : l'incendie criminel.
Ce jeudi soir-là, Pogo et moi, on s'est habillés en noir (comme d'habitude). On a pris un sac en bandoulière contenant un bidon d'essence,
des allumettes et des chiffons. On a bu plusieurs verres au Squeeze. Avant
de quitter la boîte, j'ai téléphoné chez Nancy pour être sûr qu'elle était
bien là. Dès qu'elle a décroché, j'ai raccroché. C'était parti.
Elle vivait dans un quartier de la ville du nom de New River, sous un
pont où squattaient la plupart des sans-abri de Fort Lauderdale. Nous
étions près de sa maison, lorsqu'un vagabond noir s'est mis à nous courir après. Son haleine fétide nous avait déjà signalé son arrivée. Il portait
une énorme bague dorée qui courait sur ses articulations et où était inscrit son nom, Hollywood, et il ne cessait de nous dresser la liste des drogues
qu'il avait à vendre. Il ressemblait à Frog, le môme qui m'avait agressé
sur la piste de skate, ce qui a eu pour effet de démultiplier ma colère, ma
haine et ma détermination à tuer cette fille.
Mais Hollywood ne nous lâchait pas. Il nous a suivis jusqu'à la porte
de Nancy. Avec Pogo, on s'est regardés. On n'avait pas envisagé la présence d'un témoin dans cet endroit désert. Dans notre regard, il y avait
un point d'interrogation. Fallait-il le tuer lui aussi ? Fallait-il abandonner notre projet pour cette nuit ?
On a décidé de faire le tour du pâté de maisons pour ne pas faire voir
que nous allions chez Nancy. Mais il continuait à nous coller aux baskets pour essayer de nous vendre du crack. Si, à cette époque, j'avais su
de quoi il s'agissait, j'aurais certainement accepté son offre.
Souain des sirènes ont retenti. Deux véhicules de pompiers nous ont
dépassés, suivis par une voiture de police et une ambulance. On était si
bien encerclés qu'on a immédiatement fait demi-tour, plantant là Hollywood, Nancy et New River, vivants et indemnes.
Je me suis toujours demandé si Hollywood n'avait pas été une sorte
de messager, de présage m'indiquant que j'avais mieux à faire. Après cette
fameuse nuit, je suis devenu trop paranoïaque pour tuer Nancy, surtout
par peur de me faire prendre et de finir en prison. J'ai pris conscience que
j'avais dit du mal d'elle à pas mal de gens, et même si, avec Pogo, nous
étions capables de monter un plan d'enfer, nous ne serions jamais à l'abri
des éléments extérieurs comme des patrouilles de police. Du coup, je cherchais un moyen pour blesser Nancy de manière que personne ne remonte
jusqu'à moi. Dans mes moments de lucidité et de malveillance, j'imaginais comment l'anéantir, lui faire mal, la faire disparaître de Fort Lauderdale et de ma vie. Je parcourais les rues, enveloppé dans un nuage de
haine. Pour lui jeter un sort, je n'avais besoin ni de Satan ni du Necronomicon : j'avais en moi la force nécessaire. Le lendemain après-midi,
j'ai appelé Cari (son seul et dernier ami) pour lui dire qu'elle le laissait
tomber. Nancy a alors disparu de la circulation.
Au lieu de m'en vouloir, Cari a essayé de m'égaler. Peut-être refusaitil de voir que j'avais couché avec sa petite amie. Estimant que Nancy était
folle, Teresa a été assez stupide pour me pardonner. Toute cette histoire
aurait pu bien se terminer, mais je commençais à me poser des questions
sur le temps que Carl et Teresa passaient ensemble.
Un après-midi, j'ai montré à Teresa un dessin que j'avais fait pour une
cassette démo : ce dessin représentait un arbre tordu et noueux qui semblait sorti du Magicien d'Oz. Quelques jours plus tard, des affiches annonçant le concert d'un autre groupe étaient placardées dans toute la ville
avec, dessus, exactement le même arbre. J'étais furieux : comment Teresa
(qui commençait à me fatiguer en général) avait-elle pu refiler l'idée à
Cari ? J'étais tout aussi dégoûté par le comportement flagorneur de Cari
Je me suis arrangé pour qu'ils soient tous les deux présents au concert
suivant au cours duquel j'ai interprété Thingmaker, une longue diatribe
au cours de laquelle j'expliquais que j'en avais marre qu'il essaie de m'imiter et surtout de me piquer mes idées. Mais le vol ne s'est pas arrêté là :
il a commencé à sortir ouvertement avec Teresa peu de temps après une
abomination qui continue encore aujourd'hui. Frustré et trahi, le jour de
mes vingt et un ans, je suis allé me faire faire mes premiers tatouages :
une tête de chèvre sur un bras et, sur l'autre, le même arbre que celui qu'il
avait plagié. Une sorte de dépôt légal.
Pendant quatre ans, je n'ai plus vu Nancy : j'entendais juste parfois
parler d elle et, un soir, je l'ai revue au Squeeze. Mon premier réflexe a
été de faire la paix avec elle. Elle était seule et, à chaque fois qu'elle passait devant moi, elle projetait violemment son corps contre le mien sans
dire un mot. Ma petite amie, qui devait encore être en primaire lors de
mes déboires avec Nancy, était d'un caractère jaloux et en a vite eu marre
<< La prochaine fois qu'elle fait ça, je lui botte le cul », m'a-t-elle dit
après la quatrième provocation.
Lorsque Nancy est repassée devant nous, ma copine lui a barré la
route en lui hurlant en pleine face : « C'est quoi ton problème, espèce de
grosse salope ? » Nancy a attrapé une bouteille qu'elle lui a brisée sur la
tête. Ma copine devait avoir une certaine habitude de ce genre de situation car e e n'a pas paru sidérée. Elle m'a arraché ma bague à griffes
avec laquelle elle a frappé Nancy cinq fois de suite en pleine figure Elle
a frappé si fort que je suis étonné qu'elle n'en porte pas de traces aujourd'hui. Comme je commençais à avoir le bras long, les videurs ont éjecté
Nancy de la boite. La haine enfouie est remontée à la surface : je me suis
mis en tête de lui faire un truc odieux qui la poursuive longtemps, mais
impossible de découvrir où elle habitait.
Missi, la remplaçante de Nancy, n'a pas seulement comblé le vide laissé
par Nancy sur scène, mais également dans ma vie. Je l'ai rencontrée au
moment ou le psychodrame avec Nancy était à son paroxysme : c'était
a l'entrée d'un concert de Amboog-A-Lard au Button South, une salle
spécialisée dans le heavy metal où il doit encore être cool d'apprécier des
groupes comme Slaughter ou Skid Row. Je distribuais des flyers pour un
de nos concerts en compagnie
de Brad. C'était un bon truc
pour rencontrer des filles,
car, si on leur plaisait, elles
savaient où nous trouver.
Mais, avec Missi, ça ne
s'est pas passé comme
ça. On a échangé nos
numéros de téléphone
et deux soirs après,
nous étions assis sur la
plage en train de boire de
la Coït 45 par litres entiers.
Je lui ai parlé de mes projets
pour le groupe. Elle m'a écouté
attentivement, comme elle allait
le faire pendant des années.
Dans un premier temps, j'étais trop
instable pour rompre avec Teresa ; Missi
MISSI
et moi sommes d'abord devenus amis. Je
n'avais pas de voiture, pas de boulot, pas trop de vie, alors elle passait
me prendre et nous allions au ciné, pendant que Teresa travaillait au restaurant.
Cet hiver-là, notre amitié s'est transformée en une relation plus intime
et j'ai demandé à Missi si elle accepterait de faire partie du show. Dès nos
tout premiers concerts, nous avions pris l'habitude d'appeler l'arrière de
la scène le « terrain de jeu de Pogo » : il y entreposait des tas de gadgets
artisanaux, des trucs en tout genre, dont des instruments de torture. Parmi
ceux-là, il y avait une grande cage à lion rectangulaire, sur laquelle il
posait toujours son clavier. Il avait appris à en jouer en moins de temps
qu'il n'avait fait les économies pour l'acheter. La première fois que Missi
est montée sur scène avec nous, on l'a enfermée dans la cage en compagnie de poulets. Elle était merveilleuse : une fille de dix-huit ans aux longs
cheveux bruns, pâle, topless, juste vêtue de sous-vêtements blancs, avec
les plumes d'une demi-douzaine de poulets qui volaient autour d'elle.
Lorsque le public s'est aperçu que Nancy avait quitté le groupe, des
dingues ont débarqué de toute la Floride pour faire partie du spectacle.
Nous les laissions faire. Il arrivait que nous les embauchions juste pour
provoquer : par exemple, nous avions deux énormes femmes nues qui,
s'inspirant du film de John Waters Pink Flamingos, se pelotaient dans un
parc à bébés. Parfois, nous trouvions un thème pour le show. Au cours
d'un de nos concerts, une fille est montée sur scène avec des bigoudis
dans les cheveux et un oreiller planqué sous sa chemise pour faire croire
qu'elle était enceinte. Elle était debout devant une planche à repasser, et
pendant que nous jouions, elle défroissait un drapeau nazi. Un peu plus
tard au cours du show, elle s'est vautrée sur la table à repasser et a mimé
un avortement. Puis elle a enveloppé un faux fœtus dans le drapeau à
croix gammée et l'a présenté en offrande à une télévision allumée devant
elle. C'était tout simplement pour faire comprendre que la télévision est
un moyen de communication fasciste, et que la famille américaine moyenne
sacrifie ses enfants devant l'autel de cette baby-sitter bon marché et
ennuyeuse à mourir : ou du moins nous essayions de le faire comprendre.
Les shows ne se déroulaient pas tous comme prévu. Au cours d'un de
nos premiers concerts à Tampa, nous avions rempli une boîte géante avec
500 grillons dont je voulais me recouvrir le corps. Mais, lorsque j'ai ouvert
la boîte, ils étaient tous morts. La puanteur qui s'en dégageait est une des
odeurs les plus rances que j'aie jamais respirées, et cette odeur a imprégné mes mains aussi longtemps que celle de la chatte de Tina Pott. J'ai
instantanément vomi, tout comme la demi-douzaine de personnes collées à la scène (dont Jeordie White, notre futur bassiste). J'avais commencé le concert sans idée particulière en tête, j'en tenais une pour finir :
le dégoût est contagieux.
Les défenseurs des droits des animaux s'acharnaient constamment
contre nous; d'ailleurs, ils ne nous ont jamais lâchés. Pourtant, à part le
malheureux incident des grillons, nous n'avons jamais tué aucun animal
— juste des effigies d'animaux. Lors d'un de nos spectacles les plus humoristiques, il y avait une vache grandeur nature que nous avions mis une
semaine à construire avec du papier mâché et du grillage. Influencé par
Willy Wonka, Apocalypse Now et un des magazines zoophiles de Grandpère, j'ai enfoncé mon poing dans le cul de la vache pour en extirper des
litres de chocolat dont j'aspergeais les spectateurs tandis que Pogo jouait
un sample des déclamations de Marlon Brando dans Le Dernier Tango
à Paris : « Tant que tu n'es pas dans le cul de la mort, bien profond, vastu trouver les entrailles de la peur? Et alors, peut-être... » Pour contrarier davantage les défenseurs des droits des animaux, on a acheté des
chats et des cochons articulés qui réagissent au son de la voix et on a
pendu au-dessus de la scène des sacs-poubelle remplis d'intestins : les
jouets bougeaient de façon spasmodique, au rythme de la musique, presque
comme des êtres vivants, le sang coulait. Les militants pensaient que nous
torturions les animaux, alors qu'en fait, c'était eux que nous torturions.
Sur scène, seuls les droits de l'homme étaient violés — nous-mêmes, les
filles que nous enfermions dans des cages, les fans —, mais ça, personne
ne s'en souciait.
Chaque concert était une nouvelle performance artistique. Les clubs
nous engageaient surtout pendant les vacances et on essayait de se renouveler à chaque fois. Pour le jour de l'an, au cours de la première partie,
je portais un smoking et un haut-de-forme. Pour la seconde, une fille du
nom de Terri s'est habillée comme moi, perruque noire, smoking, hautde-forme et godemiché très réaliste scotché autour de sa taille. Lorsqu'elle
est montée sur scène, tout le monde a cru qu'il s'agissait de moi, la bite
à l'air, ce qui n'était pas vraiment une nouveauté. Tandis que le groupe
balançait Cake and Sodomy, j'ai rampé vers elle et je lui ai taillé une pipe.
C'est peut-être ce soir-là que la rumeur est née, comme quoi je m'étais
fait retirer des côtes afin de me sucer tout seul.
Le 14 février, avec Missi, on a essayé de se faire arrêter dans une boîte
du coin, afin de passer la Saint-Valentin en prison. La boîte appartenait
à un type de la mafia qui croulait sous les bijoux en or et dont les employés
avaient tous des casiers judiciaires beaucoup plus longs
que notre play-list. Ce soir-là, les flics étaient partout :
Missi est arrivée, topless, avec un loup sur le visage.
Cette fois, j'étais du bon côté de la pipe. J'ai provoqué les flics en leur demandant de m'arrêter au nom
des lois en vigueur en Floride. Mais ils ne l'ont pas
fait. Ils avaient la patte trop bien graissée.
Missi s'est révélée une parfaite collaboratrice,
même en dehors de la scène. (Comme la fois où
elle avait frappé Nancy au Squeeze.) Notre relation est devenue intime au mois de décembre :
j'étais déterminé à changer de conduite et, pour
une fois, à être fidèle. Surtout qu'au départ, à la
différence de mes autres relations amoureuses, celle-là était basée sur une
solide amitié. Étant aussi plus âgé, je me sentais obligé de l'éduquer et de
la façonner comme si elle était ma protégée.
Notre relation a débuté à peu près au moment des meurtres de Gainesville, lorsque huit lycéens ont été poignardés. À la suite de cette histoire, j'ai pris des photos de Missi, nue, recouverte de sang, exactement
comme si elle venait de se faire brutalement égorger. J'ai fait des polaroïds de ses tétons, de sa chatte, de sa bouche — comme si tout son corps
tailladé trempait dans le sang. Sur certains clichés, je lui ai recouvert la
tête avec un sac en plastique noir pour faire croire qu'elle avait été
asphyxiée, ou bien je lui dissimulais la tête à l'aide d'une étoffe également
noire et je lui grimais le cou pour faire croire qu'elle avait été décapitée.
Nous laissions nos clichés dans les restaurants ou dans les bus, là où les
gens pouvaient tomber dessus et agir selon leur conscience.
Nous avions quand même un problème : nous ne pouvions pas voir
le résultat de nos travaux. Nous avons donc imaginé de nouvelles farces
lorsque nous avons remarqué que des gens installaient des crèches sur
leur pelouse à l'époque de Noël. Malgré mon animosité envers tout cérémonial religieux, j'ai toujours aimé Noël, sans doute parce que mes parents
m'ont élevé dans une tradition laïque (le seul geste religieux qu'ils aient
accompli, c'est de m'inscrire dans une école religieuse), si bien que je n'ai
jamais fait l'association entre Noël et la naissance du Christ. Ça voulait
dire accrocher des merdes dans un arbre, recevoir des cadeaux et regarder les rues entrer dans un chaos de lumières et de décorations.
Quelques jours avant Noël, je suis allé avec Missi à l'épicerie Albertson qui, entre une heure et trois heures du matin, est surtout fréquentée
par des adolescents qui viennent chercher du matériel pour réussir leurs
sales coups. J'avais les moyens de me payer tout ce que je voulais, mais
je préférais voler, uniquement pour montrer que j'étais plus fort que les
trous du cul qui travaillaient dans ce magasin. Par ailleurs, j'ai toujours
pensé que le vol à l'étalage devrait être puni par la peine de mort, car
c'est tellement facile, et si on est suffisamment stupide pour se faire prendre,
on ne mérite que d'être exécuté.
Cette nuit-là, nous avons volé des cisailles et des spots. Nous avons
fait le tour du quartier dans le pick-up de Missi, en s'arrêtant devant
toutes les pelouses où il y avait une crèche pour y voler deux choses : le
petit Jésus et le roi mage africain. Notre but était de saboter un maximum de crèches dans un seul quartier pour qu'on croie à une conspiration. Ensuite, on avait prévu d'envoyer dans chaque maison un message
de rançon censé provenir d'un groupe bidon de militants noirs. Son
contenu était : « L'Amérique a truqué et figé la sagesse de l'homme noir
par une propagande raciste à l'occasion de ce qu'elle appelle son "Noël
Blanc". » Le seul problème, c'est que personne n'a prêté attention et qu'il
n'y a même pas eu une ligne dans les journaux.
Le Noël suivant, on a décidé de faire un truc encore plus blasphématoire et, pour ça, on a acheté chez Alberston un lot d'énormes jambons
salés. Malheureusement, ils étaient trop gros pour qu'on puisse les voler,
mais j'étais toujours prêt à payer pour faire évoluer mon art. On les a
déballés, puis on est retournés devant les mêmes maisons, pour remplacer les petits Jésus par la viande en train de pourrir. Spectacle magnifique,
surtout lorsque, avec les jambons qui nous restaient, on a saboté les scènes
de nativité dans les églises du coin et, dans un coup de grâce symbolique,
on a laissé de la viande de porc dans la crèche du poste de police local.
Peu d'entreprises du sud de la Floride ont échappé à nos frasques, sur-
tout celles fréquentées par des enfants, comme Toys « R » Us et Disney
World. Un jour, j'ai débarqué à Disney World en compagnie de Missi et
Jeordie après avoir acheté de nouveaux jouets dans un magasin de farces
et attrapes, un flingue qui lançait des flammes au niveau des paumes, une
lame de rasoir attachée à un tube rempli de sang, de quoi faire de fausses
blessures. Étant tous trois sous acide, nous étions certains que tous les
gens présents dans le parc faisaient partie des services secrets. Ils semblaient tous parler dans leur barbe, comme s'ils transmettaient nos
moindres faits et gestes à leur quartier général, alors qu'en fait ils essayaient
d'éloigner leurs enfants. Nous étions persuadés qu'ils savaient tous que
nous avions pris du LSD. Cela s'est confirmé (du moins dans nos têtes)
lorsque, en plein milieu du circuit dans la maison hantée, les voitures ont
calé et une voix a annoncé : « Faites bien attention qu'il n'y ait pas d'espions dans vos buggies », ce qui nous a semblé être une allusion directe
à Dune Buggy, l'un des titres de Marilyn Manson and the Spooky Kids.
Lorsque le buggie est reparti dans un sursaut, ils ont clamé (ou nous avons
cru entendre) : « Profitez bien de la fin de votre trip. » Juste après, on
s'est arrêtés dans un zoo rempli d'animaux familiers et, tandis que Jeordie essayait d'engager la conversation avec des poulets, je suis resté, pendant au moins une heure, captivé devant l'énorme chatte palpitante d'une
truie, rosé et recouverte de boue, qui n'était pas sans ressemblance avec
celle que j'ai chevauchée quelques années plus tard dans la vidéo de Sweet
Dreams.
Dans un de ces mondes imaginaires de plastique, des dizaines de familles
étaient assises autour de tables de pique-nique, heureux et satisfaits d'y
rogner leurs cuisses de dinde géantes. La scène ressemblait à un rite barbare célébrant le carnassier, situation d'autant plus ironique que des
pigeons et des mouettes planaient au-dessus de leurs têtes, inconscients
du carnage perpétré juste en dessous sur leurs frères de sang. Je ne suis
pas végétarien, mais ce spectacle joyeusement violent m'a semblé déplacé
et écœurant. Du coup, je me suis dirigé vers un couple de jumeaux, habillés
pareils, qui semblaient tout droit sortis de Children ofthe Damned. Tandis qu'ils étaient assis là, dévorant leur cuisse de dinde, je me suis posté
en face d'eux, j'ai retiré mes lunettes de soleil pour leur montrer mes yeux
vairons, je leur ai décoché un sourire aussi funeste qu'il m'était possible
dans mon état et j'ai sorti mon rasoir pour me taillader le bras. J'ai laissé
le sang couler de mon poignet et goutter sur les tickets usagés et le popcorn qui traînaient par terre. Ils ont laissé tomber leur viande, avant de
se sauver en courant et en hurlant, pendant que je poursuivais mon chemin, grisé par mon exploit, car il n'y a pas de meilleure sensation dans
la vie que de savoir que vous avez modifié la vie de quelqu'un, même si
le résultat est une fortune dépensée en thérapie.
Le lendemain sur la route de Fort Lauderdale, on est passés devant le
Reunion Room, au carrefour même où j'avais vu l'accident de voiture.
Il y avait un manifestant anti-avortement, un type squelettique aux cheveux gris, habillé d'une chemise d'ouvrier à manches courtes avec un
marcel dessous, et d'un bleu de travail. Tel un vieux travailleur en grève,
il passait ses après-midi à déambuler dans le quartier et, au lieu d'arborer une pancarte pour demander une augmentation de l'allocation santé,
la sienne était décorée de photos de fœtus après avortement. Il sermonnait haut et fort tous ceux qui voulaient l'entendre, en leur expliquant
que tuer un fœtus menait directement en enfer.
Encore sous la malveillante influence des substances avalées la veille,
aussi hideux, pâles et sales que des cadavres, on s'est garés en lui demandant de s'approcher de la voiture. Croyant qu'il allait trouver quelqu'un
avec qui discuter de son point de vue sur la damnation, il s'est approché
de nous. Lorsqu'il a été assez près pour nous voir à travers la vitre ouverte,
je lui ai tendu la main. « Aujourd'hui j'ai parlé avec le diable, et il m'a
dit de te saluer. » En grognant, j'ai tiré un pétard dans sa direction. Quand
il lui a éclaté au visage, il a poussé un hurlement impie, a jeté sa pancarte
en l'air avant de partir en courant. Je ne l'ai plus trop revu dans les parages
après cela. Avec le recul, je pense que je lui ai rendu service, car il a dû
devenir un héros populaire dans l'église de son quartier ; tout le monde
sait bien que, comme Job, il faut être sacrement saint et vertueux pour
mériter l'attention du diable.
Même si Jeordie ne faisait toujours pas partie du groupe, on est devenus de plus en plus proches. Nous étions liés par la musique, nous adorions faire des ravages, nous étions tous les deux obsédés par les vieux
jouets d'enfants, particulièrement les produits dérivés autour de Star
Wars, Drôles de dames et Kiss. J'avais déjà parlé plusieurs fois avec Jeordie, mais nous sommes devenus amis à un concert que je donnais avec
Pogo. J'avais à la main un de ces fameux paniers-repas en métal de ma
collection, lorsque Jeordie s'est précipité pour me dire : « Je connais un
type qui en a plein. Si tu veux, je t'emmène chez lui. Il a des tonnes de
paniers-repas. » On a échangé nos numéros de téléphone, et le lendemain
il me conduisait dans un magasin tenu par un mastodonte à la gueule
d'assassin, du nom de John Jacobas. Sa boutique était un paradis rempli
de figurines Star Wars, de poupées Mohammed Ali, de singes en peluche
articulés et rouilles qui jouaient des cymbales et, également, d'un tas d'objets nazis dont il devait tirer la majorité de ses revenus. Il se contentait
de vous regarder, d'évaluer à quel point vous désespériez d'acquérir un
objet, puis annonçait le prix le plus haut qu'il pensait que vous pouviez
mettre. C'était un vrai professionnel et il m'a attiré plusieurs semaines
de suite en me promettant d'apporter son trésor en matière de paniers-
repas. Mais c'était un peu comme l'histoire du chaudron d'or au bout de
l'arc-en-ciel, il n'a jamais pu mettre la main dessus, si tant est qu'il ait
jamais existé.
Jeordie et moi avons aussi découvert que nous avions flashé sur la
même fille, une brunette un peu chaude qui ressemblait à une de ces filles
qui travaillent au centre commercial. Et c'était le cas — elle bossait à la
pagode du piercing. Mais elle ne voulait rien savoir de nos sentiments,
quelle que soit la partie de notre corps que nous lui demandions de percer. Mon naturel est immédiatement revenu au galop et j'ai utilisé toutes
mes ruses habituelles et déviantes pour capter l'attention des filles : une
méchanceté agrémentée d'une attitude stupide. Tous les jours pendant
près d'un mois, Jeordie et moi, on se retrouvait près d'une cabine téléphonique située à deux pas de la pagode, où nous pouvions la voir sans
être vus. Au début, nos appels n'étaient pas méchants. Mais ils sont rapidement devenus de plus en plus mesquins. « On t'a à l'œil... » et autres
menaces proférées au pic de notre désir sous un masque de rancune. « T'as
pas intérêt à quitter ton boulot ce soir, parce qu'on va te violer dans le
parking et puis t'écraser avec ta propre voiture. » Je savais ce qu'elle
devait ressentir, car c'était le genre de message que Nancy me laissait.
Jeordie tournait en rond avec les Amboog-A-Lard, car il était le seul
à avoir une véritable présence sur scène et un peu plus d'ambition que de
n'être qu'une version lourdingue de Metallica. Je lui avais toujours dit
que je voulais qu'il fasse partie des Spooky Kids, et il m'avait toujours
répondu qu'il se sentait plus proche de mon groupe que du sien. Mais
j'avais tous les musiciens dont j'avais besoin, et il était coincé avec AmboogA-Lard, dont les membres commençaient à se retourner contre lui, car il
nous ressemblait un peu trop. Du coup, on a dû se contenter de projets
parallèles comme Satan on Fire, un faux groupe de Christian death mrtal
dans lequel nous jouions des titres comme Mosb for Jesus. Notre but était
d'infiltrer la communauté chrétienne (un fantasme que j'ai toujours), mais
la boîte chrétienne du coin n'a jamais voulu nous signer.
Sans doute parce qu'il ne pouvait pas faire partie de Marilyn Manson
and the Spooky Kids, Jeordie a fini par provoquer lui-même le grabuge
à la fin de nos concerts les plus importants. Nous jouions dans un club
du nom de Weekends situé à Boca Raton, l'équivalent de Beverly Hills
en Floride : la salle était remplie de riches filles de Boca, de sportifs conservateurs et d'une section rebelle de piètres surfeurs. Tandis que nous jouions,
Jeordie grimpait sur la scène et baissait son pantalon, rien de plus nor-
mal chez lui. Bien qu'il se soit toujours foutu que les gens le prennent
pour une fille, il avait parfois besoin de prouver qu'il n'en était pas une.
Le seul truc curieux, c'est qu'il n'a pas essayé de mettre le feu à ses poils
pubiens, comme il avait l'habitude de le faire lorsqu'il baissait son froc
en public sans avoir de relation sexuelle. Puisqu'il était à côté de moi et
que j'avais une main libre, j'ai commencé à le branler. Les snobs de Boca
étaient atterrés et c'est depuis cette période que tout le monde croit que
nous sommes un couple gay. On a fait de notre mieux pour laisser courir et entretenir cette rumeur.
Au cours d'un autre show, Jeordie a amené son petit frère de dix ans.
Pour qu'il puisse entrer dans la boîte, on a affirmé qu'il faisait partie du
spectacle et on l'a installé dans la cage du clavier de Pogo. Derrière lui,
Missi, attachée à une croix, ne portait qu'un masque noir et tenait une
pinte de sang. Je voyais en cette scène l'illustration que l'humanité n'a
pu naître dans l'espoir de l'innocence et de la rédemption qu'en traversant de telles horreurs et de telles violences. Le mythe de la crucifixion
chez les chrétiens ne semblait pas très éloigné de certains sacrifices païens
au cours desquels les gens pensaient qu'ils pouvaient améliorer leur sort
en versant le sang des autres, concept qui me plaisait tout particulièrement depuis que j'avais envie de savoir Nancy morte. À la fin du show,
le frère de Jeordie avait une telle envie d'ajouter sa touche à notre performance artistique qu'il est sorti de la cage et a montré ses fesses au
public. Ce show a créé une autre légende persistante autour de nous, celle
qui prétend que nous exhibons des enfants nus sur scène.
Un jour plus prometteur, Jeordie nous a présenté celui qui allait devenir notre premier manager, John Tovar, qui s'occupait déjà tant bien que
mal de Amboog-A-Lard. C'était un Cubain taillé comme une armoire à
glace, toujours en sueur, gros mâchouilleur de cigares, constamment vêtu
d'un costume noir, d'une cravate noire, et qui s'aspergeait d'eau de Cologne
bon marché pour camoufler l'odeur de son corps. Il ressemblait à un croisement entre Fidel Castro et Jabba the Hutt. Comme si la nature ne l'avait
pas suffisamment gâté, il était gros consommateur de narcoleptiques, à
en être capable de s'endormir pendant une prise de son en s'écroulant
devant une enceinte. Nous avons profité de l'occasion pour faire certaines
experiences et recherches médicales précieuses, en lui parlant pour essayer
de le réveiller, par exemple nous lui hurlions dans les oreilles qu'il n'était
qu'un tas de merde, ou que le bâtiment était en train de brûler. Mais ça
ne l'empêchait pas de continuer à ronfler en soulevant son bide gigantesque. Seuls les mots « milkshake à la vanille » et « Lou Gramm » arrivaient à le réveiller. Alors il soulevait ses lourdes paupières aux veines
épaisses, ses yeux ronds comme des billes roulant vers le ciel avant de
retrouver leur position normale. Puis, en général, il me prenait à part
pour me murmurer des conseils dans le genre : « Vous savez quoi les mecs,
vous devriez jouer un peu moins fort, ça vous permettrait d'aller aux
Slammy Awards. Et même que vous pourriez être à l'affiche avec les
Amboog-A-Lard, ces mecs qui font du boogie. » (Les Slammy Awards
sont, en Floride, les récompenses du hard-rock.)
La seule chose qu'on lui ait concédée a été de réduire notre nom à
Marilyn Manson et de virer notre boîte à rythmes pour la remplacer par
un vrai batteur. La seule personne qui s'est présentée aux auditions s'appelle Freddy Streithors, un petit bonhomme boitillant. Notre guitariste,
Scott Putesky, a insisté pour que nous l'engagions, car ils avaient joué
ensemble dans un groupe pop efféminé : India Loves You. Comme à peu
près tous les membres du groupe, Freddy a bientôt eu plusieurs surnoms.
Sur scène, il s'appelait Sara Lee Lucas. Entre nous, nous l'appelions Freddy
the Wheel. Ce nom nous avait été inspiré par une de nos premières groupies, Jessicka. Elle a, par la suite, monté un groupe, Jack and Jill, que j'ai
pris sous mon aile, avec lequel j'ai joué quelquefois, et que j'ai rebaptisé
Jack Off Jill. Adolescent, Freddy avait eu un accident et, à la suite de son
hospitalisation, les muscles s'étaient atrophiés à tel point que sa jambe
s'était déformée. En fait, il avait appris à jouer de la batterie au cours de
sa rééducation.
Freddy était un brave type et je ne l'ai jamais traité différemment des
autres. Mais je m'en veux de l'avoir poussé à mieux jouer — c'était un
batteur merdique, et à part Scott, tout le monde s'en rendait compte. Jessicka, elle, n'avait aucun scrupule à se moquer de lui. Elle avait décidé
que Freddy avait une roue à la place du pied et que, dorénavant, il s'appellerait Freddy the Wheel (Freddy la Roue). Bien sûr, elle s'est rendu
compte après avoir baisé avec lui qu'elle ne pouvait plus se permettre de
se moquer de qui que ce soit, car elle avait poussé à la roue et s'était
retrouvée dessous.
Finalement, Freddy a atterri dans les bras de Shana, une sorte de sosie
sioux de Siouxsie, avec laquelle j'avais eu une brève aventure avant de
connaître Teresa. Notre relation n'avait pas duré très longtemps parce
que j'avais eu la grippe (elle était venue prendre soin de moi et nous avions
baisé). Il n'était pas évident d'avoir des relations intimes avec elle en plein
jour parce qu'elle faisait partie des nombreux adeptes de l'illusion gothique
dans le sud de la Floride. Et ce n'était pas uniquement à cause du
maquillage qui cachait les crevasses qui se desquamaient sur son visage
à cause du soleil; j'avais également remarqué un mystérieux anneau blanc
autour de son vagin. Je n'ai jamais été capable de savoir s'il s'agissait
d'une infection vénérienne, d'une sorte de champignon, de levure, d'un
bout de croûte de pudding ou d'un morceau de beignet glacé que quelqu'un aurait malencontreusement oublié après une relation. Cette décou-
verte est devenue un événement aussi effroyable et dérangeant que ma
rencontre de gamin avec la morve de Lisa. J'ai donc cessé de la voir. Scott
Putessky, un obsédé de la chatte qui avait déjà essayé de se faire Teresa,
est tombé amoureux d'elle, mais il s'est fait jeter lorsque Freddy s'est
esquivé à la manière d'un Hobbit et est devenu de cette manière Seigneur
des Anneaux.
Comme une vieille voiture tombe en panne à chaque fois qu'elle sort
de chez le garagiste, le groupe semblait se souder lorsque nous avons
commencé à avoir des problèmes avec Brad, notre bassiste. Au fur et à
mesure que nous alignions les concerts, les gens venaient me voir pour
se plaindre : « Ce type n'est qu'un junkie. » Je prenais systématiquement
sa défense car j'étais vraiment naïf, vu que je n'avais jamais pris de drogues
en dehors des pilules, de l'herbe, de l'acide et, parfois, de la colle. Peu sûr
de lui, Brad essayait d'impressionner les gens autour de lui. Je pensais
donc que lorsqu'il parlait de drogues, c'était juste pour avoir l'air cool.
Brad était stupide mais, contrairement à Scott, il le savait. Je l'aimais
bien, et j'avais pris l'habitude de lui prêter de l'argent et de le prendre en
charge. Finalement, j'ai trouvé quelqu'un pour le materner, une riche avocate, plus âgée que lui, du nom de Jeanine. J'avais plusieurs fois couché
avec elle, et bien qu'elle m'ait offert tout ce que je désirais, j'ai décidé que
Brad avait plus besoin d'elle que moi.
Moins de deux mois plus tard, ils vivaient ensemble. Mais à chaque
fois que je passais le voir dans l'après-midi, pendant que Jeanine était au
boulot, il semblait mal à l'aise comme si je le dérangeais. Un jour où il
était encore plus bizarre que d'habitude, il a essayé de me mettre dehors.
Je ne voulais bien évidemment pas partir, car je voulais savoir ce qu'il
cachait. J'ai donc passé un quart d'heure à le regarder tripoter nerveusement ses dreadlocks vertes et violettes, lorsque deux belles Blacks sont
sorties d'un placard dans un nuage de fumée, des petits tubes en verre à
la main. En les entendant parler, il m'est venu à l'esprit que les tubes
étaient des pipes à crack, les filles des prostituées et Brad un junkie. Une
fois de plus, j'étais face à une personne que je croyais connaître mais qui,
je le réalisais un peu tard, avait une vie secrète.
Maintenant que je savais qu'il était accro à l'héroïne, les symptômes
me paraissaient évidents. Il ressemblait à un tas de merde, ses changements d'humeur étaient terrifiants, il était incroyablement paranoïaque,
buvait comme un trou, ratait certains shows, perdait du poids, arrivait
en retard aux répétitions, n'avait aucune énergie et empruntait du fric à
tout le monde. Avec Trish, sa précédente petite amie, ils se prenaient pour
Sid et Nancy, mais je n'aurais jamais pensé que leur hommage allait aussi
loin. Lorsque je le regarde à présent, je n'ai que des sentiments de haine
et de dégoût. Tout ce que j'essaie de faire passer est à l'opposé de ce que
représente un type comme Brad. Je voulais être fort et indépendant, penser par moi-même et aider les gens à penser par eux-mêmes. Je n'ai jamais
pu (et je ne peux toujours pas) supporter ces minables enculés qui ne
vivent qu'au travers d'une cuillère et d'une seringue.
Une nuit, j'ai été réveillé par un coup de fil de Jeanine. « Brad est
mort ! » Elle n'arrêtait pas de hurler. « J'aurais dû l'obliger à arrêter.
Il est mort ! Il s'est foutu en l'air ! Il est mort ! Je sais plus où j'en suis !
Aide-moi. »
Je me suis précipité chez elle, mais c'était trop tard. L'ambulance venait
juste de partir. Jeanine était au téléphone avec ses avocats, car, si quelqu'un meurt par overdose ou si les toubibs trouvent des seringues hypodermiques ou du matériel pour se droguer, ils ont obligation de téléphoner à la police. J'ai passé une partie de la nuit avec Jeanine, jusqu'à ce
que nous apprenions que Brad avait été ressuscité et, dans la foulée, arrêté.
On a passé des heures à en parler. J'étais vraiment désolé pour Brad, car
c'était un type gentil et créatif; de plus, j'adorais écrire des chansons avec
lui. Mais, d'un autre côté, c'était un junkie et un salopard. Je ne pouvais
m'empêcher de penser qu'il aurait dû y rester, pour sa propre paix intérieure et la mienne. Mais sa vie ne tournait qu'autour de l'héroïne. Jouer
de la basse n'était qu'un passe-temps entre deux shoots.
Lorsque j'ai revu Brad, je l'ai fait s'asseoir et, pour la première fois,
j'ai compris combien ce groupe était important pour moi, et qu'il était
hors de question que j'accepte qu'on le foute en l'air. Il n'était plus question de déconner. « Ecoute-moi bien, je te donne une dernière chance. Tu
fais le ménage ou t'es viré du groupe. »
Brad s'est écroulé en larmes, n'arrêtant pas de s'excuser entre deux
sanglots, me promettant de ne plus jamais se shooter. Comme je n'avais
jamais fréquenté de junkies, je l'ai cru. Je l'ai cru la seconde fois et même
la troisième. Il a mis le doigt sur le dernier point faible d'un homme au
cœur de pierre : la pitié, mot qui, au cours des difficiles années à venir,
allait être rayé de mon vocabulaire.
Quelques mois plus tard, nous sommes allés à Orlando pour participer à une importante opération organisée par différents labels qui envisageaient de nous signer. La nuit précédant cet événement, j'ai reçu un
coup de fil désespéré de Jeanine : elle était terrifiée, car Brad avait replongé
et taillé des pipes à un mec cette nuit-là. J'ai confronté Brad, mais il a nié
avoir pris de la drogue : il ne pouvait s'empêcher de se vanter d'avoir réalisé un de ses fantasmes, sucer un type, un shampouineur aux mœurs
légères, qui bossait dans le salon de coiffure à côté de chez lui, où il allait
se faire teindre les cheveux (ce qui était quand même étrange, car ses
dreadlocks étaient toujours sales et puantes).
Sur scène, Brad m'a semblé totalement ailleurs, mais j'avais d'autres
soucis que ses marques sur les bras. Il a disparu juste à la fin du show et,
une fois de plus, j'avais d'autres choses plus importantes en tête, car nous
étions entourés de filles très mignonnes. J'aurais dû me sentir concerné,
mais j'en avais marre de faire du baby-sitting.
Il a débarqué à trois heures du matin en compagnie de trois stripteaseuses que personne ne connaissait. Il portait toujours son costume
de scène — une chemise pourpre sans manches des années soixante-dix
avec des étoiles argentées, un short moulant de femme brillant, avec, en
dessous, des collants rouges décorés de revolvers, ainsi que des rangers.
Il était plus que raide. Ses yeux partaient dans tous les sens et si rapidement que son regard était complètement brouillé ; il tripotait mécaniquement l'anneau piercé sur une de ses lèvres et bafouillait de manière
incohérente à propos d'un truc qui semblait capital pour lui. Juste à côté,
les strip-teaseuses avaient les jambes, les bras et le cou bleuis et décolorés comme si elles étaient à court de veine pour se shooter. Il leur manquait des dents, et celles qui restaient ressemblaient à des petites bougies
blanches qui fondent sur un gâteau au caramel plus très frais. En chancelant de manière indécente dans la pièce, elles offraient à tout le monde
de l'héroïne, du Valium, et plein d'autres trucs qui peluchaient dans leurs
poches. Brad semblait se recroqueviller en lui-même, il se ratatinait sur
le canapé et perdait tellement les pédales qu'il ne savait même plus
comment il s'appelait. Son visage était inondé par la transpiration et des
gouttes de sueur tombaient sur ses vêtements. L'espace d'une seconde, il
a semblé retrouver ses esprits. Il m'a regardé droit dans les yeux, puis il
s'est écroulé sur le sol avant de perdre connaissance. Son visage était vert
pâle à cause de la teinture de ses cheveux qui dégoulinait, huileuse sur
son front ridé en sueur, et ses ongles, qu'il ne vernissait jamais, avaient
viré en un mélange de violet et de bleu.
Les strip-teaseuses, par habitude sans doute, se sont enfuies. Dans un
premier temps, j'ai essayé de réveiller Brad — en aidant les autres à le
faire bouger, en lui donnant des claques et lui balançant des bassines
d'eau. Mais en fait, ce dont j'avais vraiment envie, c'était de lui flanquer
des coups de pompe dans les côtes. J'étais fou de colère contre lui et le
cliché qu'était devenue sa vie. Ayant aimé Brad comme on peut aimer un
petit frère, il était d'autant plus facile pour moi de le haïr. Non seulement
l'amour et la haine sont des sentiments proches, mais il est tellement facile
de haïr quelqu'un dont on s'est occupé.
On s'est éloignés de son corps inerte aux couleurs de l'arc-en-ciel et
on a commencé à discuter — non pas pour savoir comment on pouvait
l'aider, mais comment on pouvait lui faire du mal. J'ai proposé de le
retourner et le laisser s'étouffer dans son vomi. Le coroner ne pourrait
pas nous reprocher de l'avoir bougé, la mort de Brad serait attribuée à
sa propre stupidité. On s'est assis, le débat était engagé : pouvions-nous
être arrêtés et accusés d'homicide par imprudence ? Il me restait encore
une once de pitié, pourtant je voyais sa mort comme une sorte de suicide
accompagné. Pour être franc, je pensais qu'il s'était effectivement suicidé,
car le Brad que j'avais rencontré au Kitchen Club lorsque j'avais conçu
le groupe quelques années auparavant était mort, étranger pour lui
et pour moi.
Mais je ne voulais pas qu'une fois mort il mette le groupe en péril
comme il l'avait fait de son vivant. Finalement, c'est uniquement la peur
de se faire arrêter qui nous a empêchés de le laisser mourir. C'était monstrueux, mais je ne pouvais pas penser autrement. J'étais en train de devenir le monstre froid dépourvu d'émotion que j'avais toujours voulu être,
et je n'étais pas vraiment certain d'aimer ça. Mais c'était trop tard. La
métamorphose était en bonne voie.
Le lendemain, j'ai appelé le studio où Jeordie était en train d'enregistrer le premier album indépendant de Amboog-A-Lard. C'était une grande
responsabilité pour Jeordie, parce que non seulement il jouait de la basse
et de la guitare, mais en plus c'était lui qui produisait l'album. Mais je
savais qu'il avait envie de rejoindre Marilyn Manson au point de copiner avec Brad et de sortir avec lui pour le pousser à boire et à se droguer,
alors qu'on avait dit à Brad d'arrêter les frais.
« Tu veux faire partie du groupe ?
- E h ben... je suis en plein milieu de l'enregistrement, a soupiré
Jeordie.
- Tu as toujours fait partie du groupe.
- Ouais, je sais.
- Et ton groupe peut pas te blairer, ils essayent juste de te pomper au
maximum.
- J'te rappelle », a-t-il dit. Je le tenais.
Pour moi, Brad était mort, Nancy était morte, et mon sens moral également. Marilyn Manson était enfin en train de devenir le groupe que
j'avais toujours voulu qu'il soit.
FAIRE CE QUE TU VEUX SERA LA LOI.
veulent toujours savoir quelles
sont mes convictions philosophiques et religieuses. Mais peu me demandent ce qu'est mon éthique au quotidien — les règles que je me fixe pour
faire face au monde de tous les jours. Voici quelques clés, ne vous gênez
pas pour les découper, puis les coller sur le frigo de votre mère pour qu'elle
ne perde pas de temps.
DROGUES
Le stéréotype qui traîne chez les gens qui ne se sont jamais défoncés,
c'est que tous les gens qui se droguent sont accros, quelle que soit la dope.
En vérité, être accro n'a quasiment rien à voir avec le type de drogue ou
la périodicité à laquelle vous les prenez. D'autres facteurs entrent en ligne
de compte : à partir de quel moment prennent-elles le dessus ? Êtes-vous
capable de mener une vie normale sans en prendre ? Je ne me suis jamais
caché de consommer de la drogue. Mais, cela dit, je n'ai que du mépris
pour les accros. En effet, ceux qui en abusent donnent une mauvaise
image de ceux qui en usent simplement. Je vous propose quelques règles
simples afin que vous puissiez savoir si vous usez ou abusez de la cocaïne,
du hasch ou d'autres substances. Réfléchissez bien, vous êtes accros si...
1
VOUS VOUS PAYEZ DE LA DROGUE.
2
VOUS UTILISEZ UNE PAILLE PLUTÔT QU'UN DOLLAR ROULÉ.
3
VOUS UTILISEZ LE MOT PÉTARD.
4 VOUS ÊTES UN GARÇON ET VOUS ÊTES BACKSTAGE À UN CONCERT
DE MARILYN MANSON (À MOINS QUE VOUS SOYEZ
DEALER OU OFFICIER DE POUCE).
5
VOUS POSSÉDEZ PLUS D'UN DISQUE DE PINK FLOYD.
6
VOUS PRENEZ DE LA COCAÏNE PENDANT UN SHOW (SI VOUS EN PRENEZ APRÈS, TOUT VA BIEN. SI VOUS EN PRENEZ AVANT, VOUS ÊTES
PRÊT À TOMBER DEDANS).
7
LA SIMPLE MENTION DE LA COCAÏNE VOUS FAIT FRISSONNER OU
BIEN EN VOIR VOUS DONNE ENVIE DE CHIER.
8
VOUS AVEZ ÉCRIT PLUS DE DEUX CHANSONS FAISANT RÉFÉRENCE À
LA DROGUE.
9
VOUS AVEZ DÉJÀ ÉTÉ VIRÉ D'UN GROUPE POUR USAGE
MASSIF DE DROGUE.
10
UNE DE VOS COPINES EST MANNEQUIN.
11 VOUS HABITEZ LA NOUVELLE- ORLÉANS.
12 VOUS PAYEZ VOTRE ÉPICIER AVEC DES DOLLARS ROULÉS.
13 VOUS AVEZ FAIT PARTIE DE DR HOOK, OU VOUS CONNAISSEZ
PAR CŒUR UNE DES CHANSONS DE DR H O O K
14 LES CHIFFRES EN RELIEF DE VOTRE CARTE DE CRÉDIT, SURTOUT LE
o, LE 6 ET LE 9, SONT RECOUVERTS D'UNE MYSTÉRIEUSE POUDRE
BLANCHE.
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18
19
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21
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26
27
VOUS ÊTES SEUL DANS VOTRE CHAMBRE D'HÔTEL AU COURS D'UNE
TOURNÉE, ET VOUS VOUS DÉFONCEZ.
VOUS PRENEZ DE LA DROGUE AVANT SIX HEURES DU SOIR OU APRÈS
SIX HEURES DU MATIN.
VOUS HAÏSSEZ LA TERRE ENTIÈRE. (SI VOUS AIMEZ TOUT LE MONDE,
C'EST QUE VOUS PRENEZ DE L'ECSTASY ET ÇA, J'AIME PAS.)
VOUS CONNAISSEZ LE NOM DU BOUT DE PEAU SITUÉ ENTRE LE
POUCE ET L'INDEX.
VOUS AVEZ DÉJÀ DIT « C'EST MA DERNIÈRE LIGNE », OU
À L'INVERSE : « QUELLE LIGNE EST LA PLUS GROSSE ? »
VOUS INVITEZ DES GENS À VENIR CHEZ VOUS ALORS QUE VOUS ÊTES
DÉFONCÉ.
LORSQUE VOUS ÊTES DÉFONCÉ, VOUS PARLEZ DE VOTRE ENFANCE À
TOUT LE MONDE.
À CET INSTANT PRÉCIS, VOUS NE PENSEZ PAS À UNE PAIRE
DE SEINS.
VOUS AVEZ POUR HABITUDE DE DIRE : « JE NE FAIS ÇA QUE LORSQUE
JE SUIS AVEC TOI. »
VOUS AVEZ UN GARDE DU CORPS QUI SURVEILLE LA PORTE
LORSQUE VOUS ALLEZ DANS LA SALLE DE BAINS.
VOUS ÊTES UN MEC ET VOUS PARLEZ PLUS DE CINQ MINUTES À UNE
FILLE QUI A UN PETIT AMI, PARCE QU'ELLE A DE LA DROGUE.
VOUS ÊTES UN ENFANT DE LA BALLE.
SI EN LISANT CE LIVRE VOUS VOUS FAITES UNE LIGNE À CHAQUE
FOIS QUE LE MOT DROGUE EST MENTIONNÉ, NON SEULEMENT VOUS
ÊTES ACCRO, MAIS IL SE PEUT QUE VOUS SOYEZ DÉJÀ MORT.
LES RÈGLES QUE J'AI TRANSGRESSÉES : 1, 4 (mais ça ne
compte pas), 5, 6 (et je suis retourné sur scène avec un billet d'un dollar
coincé dans une narine), 7, 8 (j'en ai écrit des douzaines), 12, 13, 14
(sauf si j'ai fait le ménage parce que je passe une frontière), 15, 16, 17,
19, 20, 21 (mais seulement pour ce livre), 24, 25.
HOMOSEXUALITÉ
Ma philosophie en ce qui concerne la sexualité est que tout le monde
fait ce qu'il a envie de faire. Tout ce que je demande c'est que vous en
connaissiez les règles. J'ai sucé la bite de plusieurs types, ce qu'un paquet
d'hétéros n'admettront pas avoir fait ou avoir eu envie de faire. De la
même façon qu'on ne met pas une fille enceinte en l'embrassant, on ne
devient pas gay en suçant la bite d'un type (à moins de violer la règle
n° 3). Je n'ai rien contre le fait d'être gay — je veux juste mettre à plat
les raisons qui amènent à être gay. Il est important de noter que cette liste
ne concerne que les hommes, les femmes étant toutes lesbiennes par nature.
Regardons les choses en face (sans faire d'ironie) — si vous remplissez
l'une des conditions ci-dessous, alors vous êtes gay.
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
15
16
SI VOUS AVEZ SUR VOUS LE SPERME D'UN AUTRE.
SI VOUS AVEZ DÉJÀ POSSÉDÉ UN ALBUM DES SMTTHS.
SI VOUS BANDEZ LORSQUE VOUS SUCEZ LA BITE D'UN MEC.
SI VOUS NE BANDEZ PAS, TOUT VA BIEN - À MOINS QU'IL NE BALANCE
SON SPERME SUR VOUS.
SI MICHAEL STIPE EST DANS UNE PIÈCE AVEC VOUS ET QUE VOUS
SOYEZ EN TRAIN DE BAISER UNE FEMME, VOUS ÊTES BISEXUEL.
SI VOUS ÊTES DANS UN BAR GAY, VOUS N'ÊTES PAS GAY. PAR CONTRE,
SI VOUS ÊTES DANS UN BAR HÉTÉRO ET SI VOUS PARLEZ AVEC UN
TYPE PLUS LONGTEMPS QUE VOUS NE LE FERIEZ AVEC UNE FEMME,
ALORS VOUS ÊTES GAY.
SI VOUS BATTEZ LA MESURE EN ÉCOUTANT LES SMITHS.
SI VOUS PARLEZ D'ART PENDANT PLUS DE TROIS QUARTS D'HEURE.
SI VOUS AVEZ DÉJÀ PORTÉ UN BÉRET.
SI VOUS EMBRASSEZ UN GARÇON ET QU'IL BANDE, VOUS N'ÊTES PAS
GAY, À MOINS QUE VOUS NE VOUS METTIEZ À BANDER ÉGALEMENT.
SI VOUS BAISEZ - AVEC UN HOMME OU UNE FEMME - EN
ÉCOUTANT LES SMITHS, VOUS ÊTES GAY.
SI VOTRE SEUL BUT DANS LA VIE EST DE METTRE LES FILLES
ENCEINTES POUR QU'IL Y AIT ENCORE PLUS DE FILLES QUI AIENT DES
RELATIONS HOMOSEXUELLES.
SI EN VOUS MASTURBANT VOUS BALANCEZ LE SPERME SUR VOUS.
SI VOUS AVEZ UNE ÉRECTION EN REGARDANT L'ÎLE AUX NAUFRAGÉS.
SI VOUS N'AVEZ PAS D'ÉRECTION EN REGARDANT MA SORCIÈRE BIENAIMÉE.
SI VOUS ÊTES DANS LES TOILETTES D'UN BAR, LA BITE À LA MAIN,
PENDANT QUE PASSE UNE CHANSON DES SMITHS.
SI VOUS VOUS APPELEZ PAUL ET QUE L'ON VOUS SURNOMME POPAUL.
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18
19
20
21
22
23
SI VOUS ÊTES COPAIN AVEC QUELQU'UN QUI S'APPELLE POPAUL.
SI VOUS NE TROMPEZ PAS VOTRE FEMME ET SI VOUS VOUS EN SERVEZ
UNIQUEMENT COMME PRÉTEXTE POUR QUE LES GENS PENSENT QUE
VOUS N'ÊTES PAS GAY.
SI UNE DE VOS COPINES EST MANNEQUIN.
SI VOUS BAISEZ UNE FILLE QUI AIME LES SMITHS.
SI VOUS NE MANGEZ PAS DE VIANDE PARCE QUE L'ALBUM DES SMITHS
MEAT IS MURDERA CHANGÉ VOTRE VIE.
SI VOUS FAITES QUOI QUE CE SOIT DE RELIGIEUX.
SI VOUS BAISEZ AVEC UNE FEMME ENCEINTE QUI ATTEND UN GARÇON,
VOUS ÊTES GAY. SI VOUS BALANCEZ VOTRE SPERME SUR LA POCHE DES
EAUX, LE BÉBÉ AUSSI SERA GAY LORSQU'IL SERA GRAND.
24
SI VOUS AVEZ DÉJÀ EU UNE COUPE DE CHEVEUX COMME CELLE DE
MORRISSEY.
25
SI VOUS VOUS ÊTES DÉJÀ FAIT COUPER LES CHEVEUX PENDANT QU'UN
ALBUM DE MORRISSEY OU DES SMITHS PASSAIT.
26 SI VOUS AVEZ DÉJÀ EU DES CONVERSATIONS SUR LES CRISTAUX, SI VOUS
EN AVEZ DÉJÀ POSSÉDÉ - SURTOUT S'IL S'AGIT DE CRISTAUX
DE MÉTHADONE.
27 SI VOUS VOUS ÊTES DÉJÀ MIS DES PANSEMENTS AU BOUT DES SEINS
PARCE QUE VOUS TROUVIEZ ÇA CHIC.
28 SI VOUS AVEZ PASSÉ PLUS D'UNE SEMAINE À SOUTH BEACH.
29 SI, À CE MOMENT PRÉCIS, VOUS NE PENSEZ PAS À UNE PAIRE DE SEINS.
30 SI VOUS AIMEZ TOUJOURS JUDAS PRIEST ALORS QUE VOUS CONNAISSEZ
LA RUMEUR COMME QUOI ROB HALFORD SERAIT GAY.
31 SI VOUS BANDEZ EN CHIANT.
32
SI VOUS SAVEZ QUEL GOÛT A LE SPERME (SURTOUT LE VÔTRE).
33 SI VOUS EMBRASSEZ UNE FILLE AVEC LA LANGUE APRÈS QU'ELLE A AVALÉ
VOTRE SPERME.
34 SI LIRE CECI VOUS FAIT BANDER.
35
SI VOUS CONNAISSEZ LE NOM DE N'IMPORTE QUEL DES MUSICIENS
AYANT FAIT PARTIE DES SMITHS, EN DEHORS DE MORRISSEY ET DE
JOHNNYMARR.
36
37
38
39
SI VOUS ÊTES UN MANNEQUIN HOMME.
SI VOUS VOUS ÊTES ÉTRANGLÉ EN ÉCOUTANT BOYS DON'T CRYBES
CURE.
SI VOUS ÊTES STYLISTE.
SI VOTRE PRÉNOM, VOTRE NOM OU VOTRE SURNOM EST MORRISSEY.
LES RÈGLES QUE J'AI TRANSGRESSÉES : 1, 2, 12 (celles qui
font que, probablement, nous sommes tous gays), 20 (sans le faire
exprès), 26, 30, 33, 38 (je dessine moi-même mes vêtements).
INFIDÉLITÉ
Bien que les rock stars aient une réputation de pillards éhontés dès
qu'ils aperçoivent une paire de seins libre et onéreuse, la vérité est que
nous sommes complètement fidèles à nos petites amies. Je peux dire honnêtement que je n'ai jamais trompé ma petite amie. Et tout ça parce que
j'ai respecté les règles listées ci-dessous : elles sont ici pour que vous vous
en serviez, et aussi pour faire votre éducation.
1 VOUS POUVEZ PELOTER DES FAUX SEINS CAR, JUSTEMENT, ILS NE
SONT PAS VRAIS : IL N'Y A DONC PAS INFIDÉLITÉ.
2
SI VOUS NE VOUS SOUVENENEZ PAS DE LEUR NOM, ÇA NE
COMPTE PAS.
3 SI VOUS NE LES RAPPELEZ JAMAIS APRÈS, ÇA NE COMPTE PAS.
4
LES PIPES NE COMPTENT PAS - C'EST COMME DONNER UNE
POIGNÉE DE MAIN OU SIGNER DES AUTOGRAPHES.
5
SI VOUS LA CÂLINEZ, IL Y A INFIDÉLITÉ.
6
SI VOUS ÊTES DANS UN FUSEAU HORAIRE QUI EST EN AVANCE SUR
LE FUSEAU HORAIRE DANS LEQUEL SE TROUVE VOTRE PETITE AMIE,
SERVEZ-VOUS DE L'ÉQUATION SUIVANTE : SOIT X LE DÉCALAGE
HORAIRE ENTRE LES DEUX PAYS, SOIT Y LE NOMBRE D'HEURES
ÉCOULÉES DEPUIS LA DERNIÈRE FOIS QUE VOUS AVEZ COUCHÉ
AVEC UNE AUTRE FEMME. SI VOUS AVEZ VOTRE PETITE AMIE
AU TÉLÉPHONE ET QUE Y EST INFÉRIEUR À X, VOUS NE L'AVEZ
PAS TROMPÉE, PARCE QUE ÇA NE S'EST PAS ENCORE PRODUIT. PAR
CONTRE, SI Y EST SUPÉRIEUR À X, VOUS L'AVEZ TROMPÉE.
7
SI VOUS ÊTES EN EUROPE, AU CANADA, EN AMÉRIQUE DU SUD OU AU
JAPON, VOTRE CONTRAT DE MARIAGE N'EST PAS VALABLE. VOUS
POUVEZ DONC COUCHER AVEC QUI VOUS VOULEZ.
8
SI VOUS BAISEZ AVEC QUELQU'UN LA VEILLE DE REVOIR VOTRE
PETITE AMIE, PAS DE PROBLÈME, VOUS ÊTES JUSTE EN TRAIN DE
VÉRIFIER QUE VOUS N'AUREZ PAS D'ÉJACULATION PRÉCOCE
LORSQUE VOUS LA REVERREZ.
10 SI C'EST AU COURS D'UN SHOW, ÇA NE COMPTE PAS.
11 SI VOUS FAITES ÇA PAR INTÉRÊT POUR VOTRE CARRIÈRE, ÇA NE
COMPTE PAS. PAR CONTRE, SI C'EST POUR AIDER SA CARRIÈRE, IL Y A
INFIDÉLITÉ.
12 SI VOUS VOUS RAPPELEZ LE NOM D'UNE FILLE QUI A JUSTE TIRÉ UN
COUP AVEC UN AUTRE, DANS CE CAS VOUS ÊTES INFIDÈLE PARCE QUE
VOUS Y PENSEZ PLUS QUE LE TYPE QUI A COUCHÉ AVEC ELLE. SI VOUS
N'AVEZ PAS DE PETITE AMIE, CETTE SITUATION VOUS DÉPRIME : VOUS
AVEZ DONC TROMPÉ VOTRE PROCHAINE PETITE AMIE.
13
SI C'EST L'ANNIVERSAIRE DE QUELQU'UN, ÇA NE COMPTE PAS
(SURTOUT SI C'EST LE VÔTRE).
14 SI LA FILLE A UN TATOUAGE AVEC VOTRE NOM, C'EST LA MOINDRE
DES COURTOISIES QUE DE BAISER AVEC ELLE.
15 SI VOUS AVEZ UNE RELATION ANALE AVEC QUELQU'UN D'AUTRE, ÇA
NE COMPTE PAS, PARCE QU'IL N'Y A PAS EU COÏT (À MOINS QUE VOUS
NE SORTIEZ AVEC MORRISSEY).
16 SI ELLE PORTE LE MÊME PRÉNOM QUE VOTRE PETITE AMIE, ÇA NE
COMPTE PAS - IL SUFFIT EN FAIT QUE LA PREMIÈRE LETTRE DE SON
PRÉNOM SOIT LA MÊME. DANS LES AUTRES CAS, ASPERGEZ-LA AVANT
AVEC LE MÊME PARFUM QUE CELUI DE VOTRE PETITE AMIE : VOUS
SEREZ TOTALEMENT DÉDOUANÉ.
17 SI, LE MATIN, VOUS LEUR EXPLIQUEZ QUE VOUS LES RESPECTEZ
ET QU'EN PLUS VOUS CROYEZ EN CE QUE VOUS DITES, ALORS, VOUS
ÊTES GAY.
LES RÈGLES QUE J'AI TRANSGRESSÉES : Aucune.
J'AI VU UN GÉNIE DE LA SOUFFRANCE TEL QU'IL EST DÉCRIT PAR
NIETZSCHE LORSQU'IL LES DÉPEINT, CAPABLES DE DÉVELOPPER DE
MANIÈRE ILLIMITÉE ET EFFRAYANTE LEUR PROPRE DOULEUR. J'AI VU EN
MÊME TEMPS QUE LES RACINES DE CE PESSIMISME N'ÉTAIENT PAS DUES
À UN MÉPRIS DE L'HUMANITÉ MAIS À UN MÉPRIS DE SOI-MÊME ;
CEPENDANT, IL A DÛ SANS PITIÉ ANÉANTIR LES INSTITUTIONS
ET LES GENS PAR UN DISCOURS DONT LUI-MÊME SE TENAIT À L'ÉCART.
C'ÉTAIT TOUJOURS LUI LE PREMIER ET LE PLUS EN VUE QUI TIRAIT
LA FLÈCHE DE CUPIDON, D'ABORD SUR LUI-MÊME ET ENSUITE
SUR LES GENS QU'IL HAÏSSAIT OU MÉPRISAIT.
LE ROI DES ORDURES DEVIENT PROPRE :
PREMIÈRE PARTIE D'UNE HISTOIRE EN DEUX PARTIES
par Sarah Fim
Empyrean Magazine, 1995 1
Des images de garçons nus et de corps en décomposition scintillent sur
l'écran de la télé dans la chambre d'hôtel de Marilyn Manson, tandis qu'il
retire ses lunettes de soleil et s'installe sur le canapé. Des photos, des vêtements et des journaux sont éparpillés sur le sol, tels les débris d'une année
chargée pour Manson, leader du groupe de rock à scandale et controversé
du même nom. Pratiquement du jour au lendemain, le quintette a été
catapulté directement du statut de petit groupe local de Floride à une
machine à remplir les stades, après avoir signé sur Nothing Records, le
label de Trent Reznor de Nine Inch Nails. Depuis, Manson, dont le véritable nom est Brian Warner, a été arrêté, interdit et battu. Il a été accusé
de torturer des femmes, de tuer des animaux et d'immoler son batteur
par le feu. Aujourd'hui, pour la première fois, il accepte de parler franchement devant un magnétophone de ses deux dernières années de folie.
Pour être certain qu'il ne revienne pas sur sa promesse, nous avions fait
le plein d'alcool et de drogues et, de plus, loué l'un de ses films préférés,
le western spaghetti hallucinogène d'Alexandre Jodorowsky, El Topo.
Sur la table en verre, pile devant lui, traîne le CD de Judas Priest, British Steel, celui où il y a une lame de rasoir sur la pochette. Cette photo
est parfaitement appropriée, car dessus sont disposées plusieurs lignes de
la cocaïne la plus pure que les directeurs d'Empyrean puissent s'offrir. Manson roule un billet de 20 dollars et s'enfile la moitié d'une des lignes dans
la narine droite. Il rejette la tête en arrière en secouant ses longs cheveux
noirs, penche à nouveau la tête en avant, et sniffe le reste de la ligne par
l'autre narine. En musique, comme dans la vie, Marilyn Manson ne joue
pas les bons élèves. Il aime tout détruire sans faire de concession.
EMPYREAN : T'as l'air épuisé.
MANSON : Ouais. Je me suis réveillé à sept heures ce matin et j'ai essayé
de trouver quelqu'un avec qui parler, mais y avait personne. J'ai tourné
en rond comme un lion en cage. Alors, j'ai appelé Missi [sa petite amie].
1. Cette série d'articles a, au départ, été écrite pour Empyrean Magazine, vol. 7, n° 2
et 3, de mai et juin 1995. Ils n'ont jamais été publiés suite à une décision de l'éditeur
d'Empyrean, Centaur Enterprises, qui a estimé que l'interview n'avait pas respecté
l'éthique professionnelle, et ce dans le but d'arracher des informations à M. Manson.
Le magazine a cessé de paraître peu de temps après.
Il y a quelque chose qui cloche avec les gens qui m'aiment, alors que je ne
suis vraiment pas un type aimable.
Ça te dit, une ligne ?
Je pourrais me faire une ligne, et puis...
... voir si t'en as besoin d'une autre ?
En fait, y faut pas commencer.
Mais tu en as toujours besoin d'une autre.
Ouais, si on commence, on peut pas s'arrêter, question d'équilibre [reniflements].
Raconte-nous comment t'as fini par quitter Fort Lauderdale.
Bon, ça s'est passé au moment où j'ai décidé de raccourcir le nom du
groupe en Marilyn Manson, en fait tout le monde nous appelait comme
ça. Le groupe commençait à sortir de sa période BD pour prendre une
tonalité plus sérieuse. Différents labels s'intéressaient à nous. Epic nous
avait fait venir à New York pour un showcase. On avait été dragués
par Michael Goldstone, le type qui, à l'époque, venait juste de signer Pearl
Jam. Leur album était pas encore sorti : je suis tombé dessus et j'ai trouvé
ça très médiocre. C'est vrai qu'en même temps j'idéalisais notre musique,
j'anticipais notre succès. Mon ego en a pris un coup lorsque Epic a fini
par nous dire qu'ils n'aimaient pas ce qu'on faisait. La déception a été
énorme, parce qu'on avait craqué les trois quarts de notre pognon pour
aller à New York.
Comment en es-tu arrivé à travailler avec Trent Reznor ?
Tout a commencé le jour de notre retour, on était presque fauchés.
Missi et moi, on est passés au magasin de disques où j'avais travaillé pour
acheter Broken de Nine Inch Nails qui était sorti le jour même. Je me disais
que ça faisait un moment que je n'avais pas eu de nouvelles de Trent ; on
avait pourtant l'habitude de s'appeler de temps en temps, juste histoire
de se dire bonjour, de garder le contact. Pendant que j'écoutais le disque,
j'ai reçu un coup de téléphone du manager de Trent, qui me demandait
de lui envoyer des démos. (Ce genre de coïncidence m'arrive toujours et
me porte à croire que tout vient à point.) Je savais pas pourquoi il voulait
une démo. Peut-être simplement pour l'écouter.
Quelques jours plus tard, j'ai reçu un coup de fil.
« Salut, c'est Trent. »
Et j'réponds un truc comme : « Hé, qu'est-ce qui se passe ? »
Et il me répond : « Bon, tu devineras jamais où j'suis. J'habite dans la
maison de Sharon Tate. » C'était marrant, parce que la première fois que
je l'avais rencontré, je lui avais dit que l'un de mes rêves était d'enregistrer My Monkey, version très personnelle d'une chanson de Charles
Manson, dans la maison de Sharon Tate. Je n'y croyais pas : voilà que Trent
y était.
Il me dit : « Pointe-toi. On est en train de tourner une vidéo pour un
de mes titres, je voudrais que t'y joues de la guitare. »
Je lui réponds : « Eh bien, je sais pas vraiment jouer de la guitare. »
Mais j'y suis quand même allé et j'ai fait semblant de jouer de la guitare
sur un clip qui n'est toujours pas sorti. Le morceau s'appelait Gave Up.
Et du coup, tu as signé sur Nothing ?
En fait, je savais pas encore que Trent démarrait un label. Nous avons
juste traîné, passé du bon temps, c'est comme ça qu'on est devenus de
plus en plus proches, et que notre amitié a commencé.
Tu as des souvenirs précis de cette époque ?
Je me rappelle le soir où Trent a plaqué sa copine, une riche adolescente tellement entichée de lui qu'elle s'était fait tatouer ses initiales sur
le cul. Nous sommes allés au Smalls, un bar de LA. où on a rencontré des
filles (aujourd'hui, je voudrais même pas qu'elles sortent mes poubelles).
Mais, à cette époque, elles me semblaient être le genre de gonzesses qui
valaient le coup parce que je ne connaissais pas mieux.
En fait, on était pas spécialement attirés par le sexe. On voulait juste
s'amuser comme deux nouveaux copains. On a donc ramené ces deux horreurs chez lui ; je me souviens que l'une d'entre elles s'appelait Kelly, ce
que j'avais trouvé intéressant, car ce prénom, tout comme son visage, pouvait appartenir à une fille ou à un garçon. On a tourné une vidéo que j'ai
perdue depuis. Je sais juste qu'elle s'appelait Le Trou du cul de Kelly. Tu
dois deviner pourquoi.
Non. Explique-moi.
Ben, on leur a joué un des mauvais tours qui m'ont rendu assez célèbre.
Il faut remplir à ras bord un grand verre de tequila pour ton adversaire,
ou ta victime, puis tu te remplis un verre de bière en faisant croire à l'autre
que c'est aussi de la tequila. Tu le persuades de boire son verre cul sec à
en vomir, à en perdre connaissance, et puis tu le laisses souffrir le martyre.
On m'a fait ce genre de blague lorsque j'étais plus jeune.
Comme d'habitude, cette sale blague a marché ; Kelly et sa copine
étaient bourrées, elles couraient autour de la pelouse où Sharon Tate et
ses amis avaient été assassinés. Elles ont sauté dans la piscine et, bizarrement, j'ai suivi. C'est pourtant un truc que j'aime pas faire parce que je ne
sais pas nager. Bref, j'étais dans la piscine en compagnie d'une morue, il
n'y a que comme ça que je peux la décrire. Elle sentait aussi fort qu'un
marsouin femelle et elle ressemblait à un monstre marin. Pour essayer
d'animer la soirée, j'ai proposé : « Et si on jouait à colin-maillard, on vous
met un bandeau sur les yeux, et vous essayez de reconnaître les gens qui
vous touchent. » Du coup Trent et moi, on attire notre morue dans le salon,
tandis que l'autre fille s'est déjà évanouie et, avec un peu de chance, noyée
dans son vomi.
On a bandé les yeux de la créature marine. Non. En fait, on lui a juste
noué une serviette autour de la tête, son visage était recouvert et nous
nous sentions plus à l'aise. Non pas que son corps était mieux que sa gueule.
C'était terrible, j'en ai encore honte rien que d'en reparler.
On a commencé à lui pincer le bout des seins tout en lui caressant l'entrecuisse pour voir ce qu'il s'y passait. On rigolait parce qu'on était tous
les deux bourrés certes, mais pas autant qu'elle. En fond sonore passait un
album de Ween dont les paroles étaient : « C'est ta pointure, fais-la jouir... »
tandis que le jeune Trent Reznor et moi-même fourrions nos doigts dans
la cavité fertile d'une étrange femme-poisson à la recherche de caviar. On
a fini par se retrouver confrontés à un nodule étrange — un duvet blanc
ou un grain de mais — qu'elle avait sur la partie extérieure du rectum. On
était horrifiés, on s'est regardés, choqués, dégoûtés. Mais il fallait qu'on
avilisse jusqu'au bout cette pauvre créature innocente. J'ai donc pris un
briquet et j'ai commencé à lui brûler les poils du pubis. Ça lui faisait pas
mal, mais l'odeur qui s'en dégageait n'a amélioré en rien la qualité de l'air
ambiant.
Malheureusement, il n'y a eu aucune apogée à cette histoire, si ce n'est,
je pense, qu'elle avait seulement besoin de se faire cajoler, et on est alors
partis en courant.
A-t-elle fini par vous avoir ?
Je crois que Trent aurait pu finir par se la faire parce qu'il a une certaine attirance pour les femmes douteuses. On a tous un penchant à embarquer des filles moches en se disant qu'elles seront moins moches le
lendemain matin. Mais, immanquablement, elles se révèlent encore pires.
Là, je suis allé me coucher en espérant oublier cette histoire. C'est ce
qui s'est passé le lendemain, et ça nous a rapprochés, Trent et moi : il m'a
expliqué qu'il démarrait son propre label « Nothing », au travers d'Interscope Records, et qu'il voulait que sa première signature soit Marilyn Manson. Je pensais que c'était le meilleur label possible pour nous, car Trent
en avait tellement marre des mauvaises expériences avec son ancienne
maison de disques, TVT, que l'une de ses priorités était de ne jamais décevoir ou maltraiter les groupes accueillis sur Nothing.
Trent m'a dit avoir été particulièrement impressionné par Live as Hell,
une des démos qui étaient sorties à l'époque. Nous l'avions enregistrée
dans une station de radio de Tampa Bay, et le son était complètement
pourri. Notre batteur de l'époque, Freddy the Wheel [Sara Lee Lucas], avait
un rythme aussi impressionnant que le trou du cul de Kelly.
Parle-moi de l'enregistrement de ton premier album. Portrait of an
American Family, qui, l'année dernière, a été élu meilleur album de l'année par nos lecteurs.
Au départ, ça a été une véritable catastrophe. On est allés enregistrer
à Hollywood, en Floride, aux studios Criteria qui appartiennent aux Bee
Gees. Le type avec qui on travaillait s'appelait Roli Mossiman, un personnage plutôt étrange. Je sais plus s'il était suisse ou allemand — en tout
cas, il venait d'un pays où la brosse à dents n'existe pas. Il lui restait six
— peut-être sept — dents dans la bouche. Et il en a perdu deux au cours
de l'enregistrement. Pourries, elles tombaient tout naturellement et ça
l'empêchait pas de fumer. Et tu sais ce que je ressentais ?
Ton manager m'a dit que tu le méprisais.
Exact. En studio, Roli s'amenait la cigarette au bec et cherchait à partir le plus rapidement possible. Il arrêtait pas de nous raconter comment
c'était lorsqu'il faisait partie des Swans, ce qui était une des raisons pour
lesquelles nous l'avions choisi. En fait, il travaillait entre cinq et six minutes
par jour.
Lorsqu'on a enfin fini, Roli a fait exactement le contraire de ce que
j'attendais de lui. Je pensais qu'il allait ajouter une touche sombre. Mais
il essayait d'arrondir les angles, pour nous faire ressembler à un groupe
pop, ce qui ne m'intéressait pas du tout, à l'époque. Le disque que nous
étions en train de faire avec lui allait être terne et sans âme. Trent, pensant la même chose, s'est porté volontaire pour nous aider à réparer ce
qui avait été abîmé.
Et le groupe est parti à Los Angeles ?
Non, dans un premier temps, j'y suis allé tout seul pour essayer de
remixer les morceaux qui me semblaient récupérables. Il m'est arrivé un
truc bizarre un jour où je me suis senti prêt. J'ai appelé en Floride pour
parler à Daisy [Berkowitz, guitariste], et je suis tombé sur Pogo [clavier
connu sous le nom de Madonna Wayne Gacy]. Il m'a dit qu'ils étaient au
Squeeze et raides d'équerre. Daisy ne tenant pas l'alcool, il s'était écroulé
et éclaté la tronche. Il s'était ouvert le menton et avait perdu la mémoire.
En se réveillant, il ne savait plus qui il était et n'arrêtait pas de dire : « Où
est ma voiture ? Où est ma voiture ? » Il était persuadé d'avoir eu un accident de voiture. Quand je l'ai appelé, on aurait dit quelqu'un d'autre. Je
pouvais pas communiquer avec lui. Il comprenait pas ce que j'essayais de
lui dire et savait probablement pas qui j'étais. Les médecins lui ont annoncé
qu'il avait une bulle d'air dans le cerveau.
Y avait-il des tensions dans le groupe à cette époque ?
C'est Trent qui m'a vite fait observer qu'il y avait des problèmes dans le
groupe. Il avait remarqué, comme tous ceux qui travaillaient avec lui, que
Freddy the Wheel était un de nos points faibles. Brad Stewart [au départ
bassiste de Gidget Gein] était lui aussi encore dans le groupe, et je savais
qu'il était un autre point faible surtout depuis ses trois ou quatre overdoses.
J'étais sur le point de le virer pour le remplacer par Twiggy Ramirez.
D'autre part, pas mal de gens aimaient pas Daisy, non seulement à cause
de son caractère caustique, mais ils trouvaient également qu'il n'avait pas
une technique extraordinaire — personnellement, je trouvais qu'il jouait
pas mal et j'avais jamais de problèmes avec lui. Je savais que nous étions
aux portes du succès, mais je n'étais pas satisfait. Marilyn Manson n'était
pas le groupe qu'il pouvait être. Je savais que je devais faire un tour en
enfer pour amener le groupe là où je voulais. Je ne suis toujours pas revenu
de l'enfer. Vous savez, la seule façon d'en sortir, c'est de vraiment toucher
le fond.
Je suis désolé. Une autre ligne ?
Sniffer la poudre ? OK ? [Bruits de couteau, reniflements.]
On en était où ?
On parlait de Daisy.
Lorsque Daisy est sorti de l'hôpital, on lui a dit : « Ramène-toi. Viens
écouter les mixes. Il faut qu'on cale les autres chansons. » Le jour où il était
censé venir, il a raté son avion et est arrivé en retard. Il est entré dans le
studio, c'était la première fois que Trent se trouvait face à lui. Trent lui a
dit bonjour, et Daisy, agressif, a commencé à jouer au lèche-cul. Comme
d'habitude, on avait l'impression qu'il s'était passé de la graisse sur le visage
et les cheveux. Le gamin avait besoin de Stridex. Bon, il entre, avec sa tête
d'adolescent boutonneux et coléreux. Trent lui balance : « Tu veux écouter les mixes ? »
Et Daisy lui répond : « Non, je vais fumer une dope. » Il s'est montré
crétin d'entrée de jeu et ça me rendait mal à l'aise parce qu'il fallait que
je prenne sa défense. Lorsqu'il a enfin entendu les mixes, Daisy ne leur a
prêté aucune attention et n'a fait aucun commentaire. Il s'est contenté de
nous prendre la tête avec ses foutus projets musicaux.
On a quasiment passé le mois suivant à essayer de réenregistrer des
chansons et à arranger les choses. Et on a tous compris qu'il n'était pas
facile de travailler avec Daisy. Il était têtu, incapable de se souvenir d'aucune chanson de l'album. Il se contentait de gérer son agenda personnel
de musicien. Il voulait nous déballer toutes ses qualités. Faire ce disque a
parfois été frustrant. Mais on s'est surtout bien amusés. C'était nouveau.
La vie semblait valoir la peine d'être vécue.
Pendant que nous travaillions sur Portrait, Trent commençait son album,
The Downward Spiral. On a passé de bons moments à bosser ensemble.
C'était exactement comme ça que j'avais envisagé de faire de la musique.
Tout le monde était relativement sobre, nous ne buvions que lorsque la
nuit était bien avancée et, à part Brad Stewart qui était à fond dans l'héroïne, je ne me souviens pas que quiconque se soit drogué. J'en avais marre
du monde entier, de tout ce qui ne faisait pas partie de ma vie, de ma
façon de voir la vie des autres. C'était bien d'être idéaliste. Je n'avais pas
encore été balafré par les maladies vénériennes, les drogues et les tournées qui allaient suivre.
En as-tu gardé de bons souvenirs ?
Ouais. Dans le studio, il y avait une grande baie vitrée d'où on pouvait
voir la salle d'enregistrement et une nuit, on a eu envie de s'amuser un
peu. On a scotché 150 dollars sur la porte intérieure du studio — en fait
Trent et moi avions chacun mis 75 dollars. Pour remporter cette somme,
il suffisait de sortir du studio qui se trouvait sur Santa Monica Boulevard,
là où dès la tombée de la nuit se retrouvaient, telles des blattes hermaphrodites, tous les prostitués, travestis ou transsexuels. Le jeu consistait à
en lever un (ou une), et à le ramener au studio.
On est donc tous sortis faire un tour. Il y avait énormément de clients
en voiture qui semblaient n'avoir aucun problème pour en lever. Mais, les
putes ayant visiblement peur de nous, on est rentrés, frustrés, et on a
mangé.
Pogo, qui avait un look de skinhead agrémenté d'une longue barbiche,
est allé dans la salle de bains pour se raser la tête. Il trimbalait toujours
sur lui du maquillage de clown, car il lui arrivait souvent d'aller se balader déguisé. Il s'est grimé comme Gene Simmons et est sorti tout seul.
Nous avions commencé à enregistrer quelques morceaux, lorsque soudain
Pogo est entré dans le studio au bras d'un être androgyne. Dans la cabine,
on a eu juste besoin d'ouvrir les micros de la batterie pour entendre leur
conversation. Cette personne s'appelait apparemment Marie, et d'où on
était, elle ressemblait plutôt à une femme, pas mal en plus, du moins pour
une prostituée. Mais en la regardant plus attentivement, on pouvait voir
sous ses bas résille des plaies sur ses jambes qui ressemblaient à des brûlures d'énormes cigares ou d'autres sévices dont nous ne voulions pas
entendre parler.
Finalement, elle était plus maligne que nous ne pensions. Elle savait
qu'on était en train de mater et a demandé une rallonge. On n'était pas
d'accord, alors Pogo a disparu dans une autre pièce et, d'après ce que j'en
sais, il s'est branlé sur les seins d'un homme — je ne sais pas dans quelle
catégorie le placer... autre que dépravé, bien sûr.
C'était pas angoissant de travailler dans la maison de Sharon Tate ?
Un truc bizarre est arrivé pendant que nous mixions Wrapped in Plastic. Cette chanson parle d'une famille américaine moyenne qui recouvre
son canapé d'une housse en plastique et se pose la question : « La poussière sera-t-elle dehors ou dedans ? » Il arrive souvent que les gens qui
semblent être propres sur eux soient en fait très sales. On utilisait un ordinateur parce qu'on avait beaucoup de samples et de séquences. Pendant
qu'on travaillait sur ce titre, des samples de Monkey, une chanson de
Charles Manson, se sont incrustés dans le mix. Brusquement, on entendait
la phrase : « Pourquoi un enfant grandit-il, et finit par tuer maman et
papa ? » On ne comprenait pas ce que ça venait faire là. Le refrain de
Wrapped in Plastic étant : « Viens chez moi, on espère que tu vas rester ? »
J'étais seul dans la maison de Sharon Tate en compagnie de Sean Beavan
[le producteur assistant du disque]. On était totalement paniqués et on se
disait des trucs du genre : « Cette nuit est la dernière. » Le lendemain, tout
était rentré dans l'ordre. Les samples de Charles Manson n'étaient plus sur
la bande. Il n'y avait aucune explication logique ou technique au fait
qu'elles y aient été. Ce simple événement surnaturel m'avait fait flipper.
Pourquoi penses-tu que ce soit si branché pour des musiciens de faire
référence à Charles Manson ?
Ça me gonfle. Axl Rose a été attaqué de toutes parts parce qu'il avait
enregistré une chanson de Charles Manson ; je vais vous expliquer comment il en a eu l'idée dans une minute. Lorsque Trent vivait dans la maison de Sharon Tate, j'avais l'impression d'être le Marilyn Manson qui prenait en marche le train de Trent Reznor, ce qui est assez drôle. Mais je n'en
voulais pas à la terre entière. Je m'en foutais. En effet, c'était une occasion unique d'enregistrer là, de dormir là et de flipper à cause des fantômes qui vivaient là.
C'est une bonne raison. Encore une petite ligne ?
D'accord, mais c'est la dernière. [Bruits de succion.]
Alors ce qui s'est passé avec Guns N'Roses : un soir, Trent m'avait traîné
à un concert de U2 et, backstage, j'ai rencontré Axl Rose. Il était névrosé,
il me parlait de ses problèmes psychologiques, de son dédoublement de
personnalité, pendant que je me disais : « Ce mec est complètement naze. »
Mais comme je suis du genre plus que fervent, j'ai commencé à lui parler
de mon groupe et je lui ai dit : « Tu sais, on fait une chanson qui s'appelle
My Monkey, c'est une adaptation d'un titre de Lie, l'album de Charles
Manson. »
Et il me fait : « Jamais entendu parler. »
Je lui réponds : « Tu devrais le trouver, c'est cool. » Et puis, environ six
mois plus tard, Guns N'Roses sort The Spaghetti Incident, où Axl Rose fait
une reprise de Look at Your Game, Girl tiré de l'album Lie.
Il s'était mis tout le monde à dos, surtout la sœur de Sharon Tate. On
a fini notre album peu de temps après. Dessus, il y avait My Monkey, le
titre sur lequel chante Robert Pierce, un môme de cinq ans. L'ironie se
trouve là : pour lui, il ne s'agissait que d'une innocente comptine, alors
que pour tout le monde, c'était une histoire horrible.
Une fois l'album plié, j'ai reçu ce coup de fil de Trent et de John Malm,
le manager de Trent et le responsable de Nothing Records. Ils étaient du
genre : « Écoute, t'es d'accord pour sortir l'album en virant My Monkey ? »
Je leur ai demandé pourquoi.
Ils m'ont répondu : « Interscope a eu des problèmes à cause de la version merdique d'AxI Rose et ils sont obligés de verser tous les bénéfices
du titre aux familles des victimes. »
J'ai dit : « Ça ne me pose aucun problème. Expliquez-moi simplement
ce qui va se passer. » (Le texte n'était pas entièrement de Charles Manson.
Je lui avais juste emprunté quelques phrases, le reste était de moi.)
Finalement, Interscope a insisté pour virer ce titre, j'ai fini par leur dire
« Non », si bien qu'ils n'ont plus voulu sortir l'album. Tout d'un coup, on
était passé du statut d'espoir de la scène du sud de la Floride, à celui de
seul groupe qui ne sortirait jamais, de nouveau un groupe local sans label.
Ça craignait. C'est la pire période de ma vie parce que le disque était fait
et que tout le monde l'attendait dans les bacs.
Pendant ce temps, mon premier bassiste [Brian Tutunik, plus connu
sous le nom d'Olivia Newton Bundy], avait monté un groupe, Collapsing
Lungs, signé par Atlantic. Ils nous prenaient de haut parce qu'ils étaient
persuadés de devenir d'énormes rock stars. C'est à la même période qu'on
a viré Brad, son remplaçant. Il était dans l'héroïne jusqu'au cou et on passait plus de temps à s'occuper de lui qu'à répéter. À cette époque, je me
sentais vraiment frustré. J'étais prêt à tout arrêter. Je pensais que c'était
terminé, que mes idées étaient trop fortes pour les gens. J'ai même pensé
trouver une autre forme d'expression, tout en sachant qu'une année ou
deux seraient bénéfiques à ma musique.
Comment Interscope est-il revenu à la charge ?
Lorsque tout allait de travers, Trent nous a soutenus et nous a pas laissés tomber. Il nous disait de ne pas nous en faire car il avait la possibilité de
sortir un album sur n'importe quel autre label, ce qui faisait partie de son
contrat à Interscope, même si, techniquement, Interscope possédait Nothing.
Guy Oseary, de Maverick Records [le label de Madonna], est donc venu nous
voir, accompagné de Freddy DeMan, le manager de Madonna. Le truc le
plus marrant qui s'est passé avec ces deux types, c'est la première question
qu'ils m'ont posée après le show : « Eh, les mecs, vous êtes juifs ? » Notre
clavier leur a dit : « Ouais, j'suis juif, mais j'suis pas croyant, et pas pratiquant. » Et ils ont répondu : « Ouais, OK, c'est cool, ça va coller entre nous. »
Ça semblait rouler. Ils sont repartis pour New York et ont appelé notre
manager deux jours plus tard en lui disant : « Nous n'avons aucun problème avec l'image de Marilyn Manson, ni avec ses tatouages, ni avec son
mélange d'occultisme et de satanisme. Mais il faut qu'on sache un truc.
Manson a-t-il des tatouages de croix gammées ? » Il leur a répondu : « Non.
Vous parlez de quoi ? »
Ils ont dit : « On voulait vérifier qu'il n'y ait pas de message antisémite
parce qu'on ne veut pas les cautionner. »
Alors que je m'acharnais à mettre en évidence les opprimés, je ne comprenais pas comment il pouvait se tromper à ce point sur le sens de mon
message. La situation était vraiment étrange. Après avoir contrôlé mes
tatouages, ils nous ont proposé un deal. Chez Interscope, ça a dû être
comme si on leur avait mis un pétard dans le cul, parce qu'ils sont revenus
immédiatement à la charge, en nous disant : « Écoutez, on est d'accord
pour sortir le disque et vous donner une grosse avance. » On a accepté
parce que, depuis le début, on voulait être sur Interscope, j'avais confiance
dans ce label. J'ai d'ailleurs toujours confiance. En fait, ils avaient un deal
avec Time Warner et c'est eux qui nous ont mis des bâtons dans les roues.
Et du coup, Interscope t'a autorisé à mettre My Monkey sur l'album ?
Oui, mais on a continué à avoir des problèmes. Je voulais mettre dans
le livret une photo de moi enfant, allongé nu sur un canapé. Lorsque tu
veux expliquer quelque chose aux gens, leur première réaction est de saisir en quoi ça les concerne. Et c'est ce qui s'est passé avec les avocats d'Interscope lorsqu'ils m'ont dit : « D'abord, cette photo va être considérée
comme de la pornographie pédophile, et non seulement les magasins qui
vendront l'album auront des ennuis, mais nous allons devoir payer pour
ça. » Ils m'ont expliqué que si un juge tombait là-dessus, il prétendrait qu'il
s'agit du cliché d'un mineur pouvant inciter à des pratiques sexuelles interdites, donc considéré comme acte de pédophilie. J'ai répondu : « Je suis
complètement d'accord. Cette photo a été prise en toute innocence par
ma mère, un acte très naturel. Mais si vous considérez ça comme de la pornographie, en quoi suis-je coupable ? C'est vous que ça fait bander. Pourquoi on vous punit pas vous ? » C'est exactement ce que je veux montrer.
La morale populaire est stupide. Dès que ça les excite, c'est pas bien.
[Manson fouille dans ses bagages et sort le livret original de l'album.
Il n'y a aucun texte, juste la reproduction d'une peinture d'un clown en
couverture.]
Tu vois, on avait une toile de John Wayne Gacy représentant un clown
sur la couverture. Regarde l'autre photo à l'intérieur. Une de mes photos
préférées et je ne m'en suis jamais servi. C'est une de ces poupées des
années soixante, on tire une ficelle qui est dans son dos et ses yeux s'agrandissent en changeant de couleur. Autour d'elle, il y a un cercle composé
de dents de sagesse, de bonbons, de pastilles de menthe et de polaroïds
d'une fille mutilée. J'avais truqué la photo sans que ça se voie. Ils m'ont
tout de suite appelé pour me dire : « Écoute. D'abord, on ne va pas imprimer ce genre de photo et, surtout, on ne peut pas le faire à moins que tu
nous fournisses un nom et une déclaration sous serment de la personne
qui est sur le cliché. Sinon, on va finir en taule. » Ils étaient persuadés que
la photo était vraie : alors j'ai donné mon accord pour ne pas l'utiliser. Je
crois que ça les a rassurés de penser que la photo n'était pas truquée. Ça
a toujours été un jeu de ne pas se compromettre, mais aussi de connaître
ses limites et de faire du mieux qu'on peut à l'intérieur de ces limites.
Tes premières expériences avec Interscope ne t'ont pas rendu amer ?
En fait, on en veut toujours à la terre entière lorsqu'on a la sensation
qu'un label ne soutient pas un artiste jusqu'au bout, alors qu'il le mérite.
C'était à nous de nous bouger le cul, de faire des tournées. On a tourné
pendant deux bonnes années : un an en première partie de Nine Inch Nails,
et l'année suivante on a écumé tous les clubs. Il fallait juste être persévérant.
Avec le recul, es-tu satisfait de cet album ?
Eh bien, en fait, dans cet album je voulais mettre tout un tas de trucs
que j'avais déjà déclarés dans des interviews. Mais aujourd'hui, je crois
que je suis un peu passé à côté, comme si je m'étais pas bien fait comprendre. Je suis peut-être trop resté dans le flou, ou peut-être que les
chansons n'étaient pas assez bonnes. Qu'importe, je voulais dénoncer
l'Amérique du talk-show qui, à force d'être propre sur soi, passe finalement son temps à blablater plutôt qu'agir.
J'étais obsédé par la manière dont les mômes grandissaient, ce qui nous
était présenté se trouvait beaucoup plus chargé de sens que ce que nos
parents pensaient, du style Willy Wonka ou les frères Grimm. Ce que j'avais
choisi de montrer du doigt, c'était que nos parents nous cachaient la vérité
et cela faisait davantage de dégâts que de montrer d'entrée de jeu Marilyn Manson par exemple. Je pense que, vu sous cet angle, je suis un antihéros. Je pense que je réussirai à mieux l'exprimer sur le prochain album.
L'AMÉRIQUE RENCONTRE MARILYN MANSON
SECONDE PARTIE D'UNE HISTOIRE EN DEUX PARTIES
par Sarah Fim
Empyrean Magazine, 1995
La dernière fois, nous avons laissé Marilyn Manson dans sa chambre
d'hôtel : il sniffait de la coke en donnant une interview exclusive à Empyrean à propos de la tornade qu'avait été l'année précédente. Nous sommes
le même jour, il est quatre heures du matin, et il se prépare à se lancer
dans les aventures dévastatrices vécues au cours de ses tournées avec Nine
Inch Nails (avec le Jim Rose Circus Sideshow, et plus tard avec Hole en ouverture), lorsqu'on frappe à la porte. Il cache le CD de Judas Priest recouvert
de dope derrière une boîte en carton, puis se lève en arrangeant son Tshirt Friend or Foe d'Adam Ant. Il regarde longuement par le judas, craignant sans doute de découvrir certaines de ces fugueuses psychotiques
qui le suivent servilement, tout en surveillant le moindre de ses gestes, et
couchent avec son équipe (et parfois avec les musiciens lorsque ceux-ci
sont vraiment au bord du désespoir) pour apprendre de nouveaux ragots
sur lui.
Mais la vision qui lui fait face lorsqu'il ouvre la porte est encore plus
épouvantable : c'est Twiggy Ramirez, son bassiste, une bouteille de vin à
la main. Il a l'air de revenir de l'enfer. Il se plaint d'être vraiment très mal
par-ce qu'il a sniffé trop de cocaïne. Puis il se fait une autre ligne avant de
s'asseoir dans un fauteuil dans un coin de la pièce en remontant ses genoux
sur sa chemise rouge et blanc grande ouverte. Au lieu de le rendre volubile, la coke le casse. À chaque question qu'on lui pose, il n'a qu'une seule
réponse : « du whisky et du speed. »
J'espère que sa présence ne va pas empêcher Manson de parler en toute
liberté et de rester honnête. Tout en se servant un grand verre de vin,
Manson me dit qu'il n'y a pas de problème.
EMPYREAN : Sniffe un peu avant qu'on reprenne.
MANSON : Cette poudre sait faire parler. [Reniflements.] Beurk ! (Il sursaute en voyant sur la vidéo une scène au cours de laquelle des handicapés se font mutiler.]
Quand as-tu commencé à prendre de la cocaïne ?
Ça fait pas très longtemps. La première fois, c'était sur la tournée de
Nine Inch Nails. On venait de finir un show à Chicago et un des roadies
m'a dit de passer avec Twiggy dans la loge de Trent. Il était là avec un de
ses musiciens. La pièce était dévastée, il y avait de la nourriture partout.
De la merde était écrasée sur le sol. Des fringues sales traînaient dans tous
les coins. Tout était recouvert de farine, car ces types avaient l'habitude
de se balancer de la farine.
Au milieu des débris, il y avait un type étrange aux cheveux gris, une
espèce de hippie vérolé qui avait pu passer backstage en refilant de la
dope : il avait préparé une trentaine de lignes sur le lavabo en alu de la
salle de bains. C'était la caricature de la drogue chez les rock stars, il y en
avait au moins 500 grammes. Il nous a fait : « Vous en voulez ? » Et nous :
« On n'en a jamais pris. » Alors il nous a dit : « Essayez. » On a essayé et
ça nous a explosé la tête. On s'est fait ligne sur ligne.
Je portais des sous-vêtements en caoutchouc qui n'avaient qu'une seule
ouverture pour laisser passer ma bite. Je n'ai porté que ça pendant cette
tournée. Et il y avait ces deux nanas qui attendaient backstage, une blonde
et une rousse : les deux étaient bien roulées. L'une faisait des études de
psychiatrie, l'autre n'était qu'une traînée. Je me rappelle que j'étais très
stoned, et que j'avais toujours mon pantalon que je ne retirais que lorsque
j'allais me coucher. Et je les ai baisées toutes les deux tout habillé, dans
l'antichambre, une sorte de version crade de Superman. Ma peau ne les
a pas touchées. C'était comme si je portais une capote intégrale.
Tu n'avais pas peur que ton cœur lâche à cause de la cocaïne ?
À l'époque, je m'en foutais complètement. On pensait que c'était drôle,
juste un cliché, qu'il n'y avait que des crétins comme John Belushi et Corey
Feldman pour se foutre en l'air avec ça.
Cette tournée a dû être ahurissante. Tu sors de nulle part et tu vis
comme une rock star sur le circuit des stades !
Personne n'avait entendu parler de nous, et notre album n'était pas
encore sorti. Des rumeurs couraient, nous avions eu quelques papiers grâce
à notre agent, Sioux Z., qui était très excitée par notre projet, bien que je
sois persuadé qu'elle n'y comprenait rien. J'en voulais toujours plus. C'était
mon problème : j'en voulais toujours plus. Et à chaque fois que j'en parlais à mon agent de publicité, à ma maison de disques ou à mon producteur, ils me disaient tous que je devais être patient et qu'il fallait que j'arrête de rêver. Même Trent et son manager, le jour où ils nous ont signés,
nous ont dit un truc du genre : « Les mecs, je pense qu'un de ces jours vous
vendrez autant que Ministry. »
Ça veut dire 200 000 albums.
Exact. Et ça me brisait le moral. Je veux être plus gros que Kiss. Je veux
pas passer inaperçu. Je devrais pas le dire, mais merde, personne ne lit ton
magazine. [Il se fait une ligne et en sniffe la moitié.]
En tout cas, depuis le début, j'ai toujours eu l'impression de participer
à une compétition. Pas de mon côté, mais du leur. Ils n'arrivaient pas à me
suivre, j'avais toujours une longueur d'avance dans ma tête, j'étais certain
d'y arriver, mais j'étais le seul. C'était très décevant. Y a un truc que
personne comprenait alors : la seule façon d'arriver là où vous voulez, de
réaliser vos rêves et de devenir important, c'est d'exiger ce type d'attention. C'est à vous d'y croire. Et je pense qu'à l'époque personne n'y croyait
à part moi et mon groupe, enfin tout du moins le noyau du groupe,
c'est-à-dire Pogo, Twiggy et moi.
Revenons-en à la tournée.
Ouais, d'accord. Il s'est passé plein de choses intéressantes avec Jim Rose
[leader d'une troupe itinérante de monstres et de contorsionnistes appelée The Jim Rose Circus Sideshow]. C'était toujours une grande émotion
de l'avoir à côté de nous parce qu'il avait une idée à la seconde. Il y avait
une fille qui nous suivait de ville en ville pendant la tournée, un peu grosse,
mais mignonne : elle ressemblait à ce que pourrait être une femelle koala
avec des mamelles de style gothique. Un soir, on l'a convaincue de se mettre
nue, de se pencher en avant tandis que, tour à tour, tout le monde crachait en visant son trou du cul. Je n'ai pas participé à ce jeu que je trouvais vulgaire.
Tu dis ça juste pour moi.
Non, c'est vrai. Effectivement, à un moment je me suis dit : « Pourquoi
pas ? » Mais j'étais gêné, j'avais un peu honte pour elle. Elle semblait être
le type de personne qui voulait simplement se faire accepter. On profitait
de son anxiété et de son dénuement, et j'ai un faible pour les gens comme
ça, parce que j'ai un tel besoin de reconnaissance que j'ai souvent laissé
les gens profiter de moi. J'ai moi-même établi certaines limites à ne pas
dépasser. Je ne pense pas détenir la vérité. Je prenais ça pour une simple
distraction. Sauf que je n'y participais pas.
Par contre, j'ai participé à d'autres trucs. Celui qui m'a le plus marqué
s'est passé à la fin de la collaboration de Jim Rose à la tournée. On avait
envie de déconner. Jim Rose avait rassemblé des gens très différents les
uns des autres. Il avait bien fait les choses. Il avait amené une dizaine de
filles nubiles et toutes prêtes à se faire sauter. Malheureusement, ce n'est
pas ce qui s'est passé, et je suis certain qu'elles ont été déçues.
À la place, il a inventé un concours de mouvements d'intestins, dont le
but était de s'enfiler une poire à lavement et de la garder le plus longtemps possible. La première personne qui la rejetait avait perdu. Trois des
filles ont accepté d'y participer. Elles étaient pas mal pour des filles qui
participent à ce genre de truc. Moi, je donnais les poires à lavement et je
tenais un bol de céréales Fruit Loops sous leur cul. La première des filles
l'a immédiatement expulsé — en rejetant une espèce de liquide brunâtre
qui n'était pas tout à fait de la merde. Juste un liquide d'une couleur
étrange. Du coup Mr. Lifto, qui jouait le costaud dans le Jim Rose Show et
qui avait une bite à la place du cerveau, a avalé le bol de céréales. La fille
qui a fini par gagner n'a pas rejeté la poire, ni même chié.
Et qu'est-ce qu'elle a gagné ?
Notre respect et notre admiration.
Tu t'es senti vengé quand tu es revenu à Fort Lauderdale avec le statut de rock star ?
En fait, notre premier grand show a eu lieu à Miami. Tout le monde
était là : mes parents, toutes les filles avec qui j'avais couché, toutes les
filles avec qui j'avais eu envie de coucher, ainsi que tous ceux que j'avais
virés du groupe. Et pendant que nous étions sur scène, Robin [Finck], le
guitariste de Nine Inch Nails, est arrivé en courant, vêtu d'un cache-sexe
avec, à la main, un gâteau recouvert de poudre qu'il avait l'intention,
pour une raison qui m'échappe, de m'écraser sur la tête. Pour contrer ce
sabotage, je l'ai attrapé, j'ai baissé son froc et mis son pénis flasque et salé
dans ma bouche. Et... euh... je l'ai sucé pendant quelques instants, mais
pas suffisamment pour que ce soit une vraie pipe. Il faut que je signale
que ça ne m'a pas fait bander, juste pour faire taire tous ceux qui
prétendent que je suis gay. Ensuite, très emmerdé, il est sorti de scène à
toute allure et, dès la fin du show, il a fallu que j'échappe aux flics. Ils sont
venus backstage pour m'interpeller, alors que j'étais caché dans les
toilettes où, traditionnellement, nous planquions la dope. Par chance, ils
n'ont jamais envoyé de mandat d'arrêt ni engagé de poursuites pour cet
événement particulier.
On a recommencé quelques jours plus tard, en privé. On racontait cette
anecdote pour la vingtième fois à la fête qui a suivi le concert de Nine Inch
Nails, où traînaient toutes sortes de gens sélectionnés par Jim Rose en
personne — beaucoup de superbes filles qui semblaient suffisamment
idiotes pour faire tout ce qu'il voudrait. On m'a demandé de refaire la performance : je ne me suis pas dégonflé et j'ai recommencé pour prouver
que ce n'était pas uniquement pour l'art, mais également pour le plaisir.
Cette fois, je m'y suis mieux pris et, contrairement à lui, je pense, je ne
bandais toujours pas.
Qu'est-ce qui s'est passé d'autre au cours de cette tournée ?
Je crois que ma première vraie expérience dans le monde du rock'n'roll,
ça a été à Cleveland, le jour où Hole a rejoint la tournée. La programmation était : Marilyn Manson, Hole et Nine Inch Nails. Courtney est montée
sur scène en retard. Elle descendait à peine de l'avion et était complètement en vrac en arrivant au concert. Elle a certainement fait l'un des pires
concerts de sa vie. Je suis certain qu'elle le reconnaîtrait. Elle a enlevé le
haut et a fait une réflexion sarcastique sur Trent Reznor, comme quoi il
était le champion ou le pire pour faire chier le public, avant de se jeter
dans la foule. Les gens essayaient de lui tripoter les seins et de la déshabiller entièrement.
Une fois sortie de scène, elle s'est pointée dans notre loge qui était
juste à côté de la sienne. Elle n'avait plus que sa culotte et son soutiengorge, et elle traînassait, étalée là, soit défoncée, soit bourrée. Peut-être
les deux. J'étais troublé par la situation car — en dehors de Trent — c'était
une des premières personnes de (mauvaise) réputation que j'avais jamais
croisées. J'ai donc gardé mes distances. Je ne sais pas si c'est parce que
j'étais effrayé ou si je ne voulais pas être mis en cause.
Elle a essayé les fringues de tout le monde. Je me souviens que Daisy
m'a gonflé parce que, avec son mauvais goût habituel, il essayait d'échanger ses vêtements contre une des guitares de Kurt Cobain. Elle a été très
cool à ce sujet et n'a pas été choquée.
Encore un peu de vin ?
Oui. Il faudrait que je dorme, en fin de compte. [Il remplit son verre.]
Courtney a toujours prétendu avoir eu une relation avec Trent, Trent
l'a toujours nié. Quelle est la vérité ?
Je ne devrais pas en parler. Tout ce que je dirai c'est qu'il me semble
que Trent avait amené Hole sur la tournée pour apporter un peu de nou-
veauté. Il semblait la détester et je pense qu'il l'avait prise sur la tournée,
soit pour se moquer d'elle, soit plus simplement pour l'étudier. Mais au
fur et à mesure, j'ai remarqué que Trent et Courtney passaient de plus en
plus de temps ensemble ; d'ailleurs, à ce moment de la tournée, Trent ne
nous parlait plus beaucoup. Il semblait avoir disparu dans son propre
monde — ou dans celui de Courtney.
Bref, tu ne sais pas s'ils couchaient ensemble.
Eh bien, les choses ont commencé à devenir bizarres un peu plus d'un
mois après, vers la fin de la tournée. Courtney s'est pointée au bungalow
de Trent, a essayé de forcer la porte et de faire d'autres trucs dont je me
souviens pas parce que j'étais bourré. Mais elle piquait une crise comme
seule peut le faire une fille que t'as baisée. J'ai donc pensé qu'il se passait
quelque chose dont Trent ne nous avait pas parlé, surtout qu'il rôdait
autour de sa chambre d'hôtel à des heures bizarres de la nuit. Encore
aujourd'hui, il n'admettra devant aucun d'entre nous ce qui s'est passé. À
toi de juger.
Je pensais que tu devais me dire la vérité sur tous les événements de
l'année dernière.
Je dis la vérité. Twiggy peut t'en dire plus parce que, par la suite, il a
eu avec elle une relation discrète, non officielle, dont personne n'a entendu
parler.
C'est vrai Twiggy ?
TWIGGY : La vérité, c'est que j'ai
besoin de whisky et de speed.
MANSON : Ce qui est arrivé, quand
Hole a quitté la tournée, c'est qu'on
n'arrêtait pas de tomber sur Courtney. À chaque fois qu'elle se pointait,
cela mettait Trent dans un état de
stress pas possible. C'est un type qui
n'aime pas les conflits, alors plutôt
que de les affronter, il se ronge les
sangs.
Une nuit, nous sommes partis en virée. Je crois que c'était à Huston :
Trent travaillait sur la bande-son de Natural Born Killers. Twiggy et moi,
on est entrés dans un bar et un type nous a refilé de la dope. On a connu
un de nos premiers grands flips. J'avais la sensation que j'allais mourir, je
voulais appeler tous ceux que je connaissais pour leur dire que je les aimais,
que j'avais peur. Pendant que j'étais en plein flip, Twiggy a disparu parce
qu'il avait reçu un coup de fil hystérique en plein milieu de la nuit. Courtney était apparemment en ville et lui avait dit : « Ramène-toi, je flippe ! »
Il est réapparu le lendemain matin à sept heures. Je lui ai demandé ce
qui s'était passé. Il a enlevé sa chemise et m'a montré des traces géantes
de griffures rouges qu'il avait dans le dos. Penaud, il m'a avoué s'être
adonné à des actes sexuels particulièrement obscènes et très graphiques.
Très excitants. Je laisse le reste à ton imagination.
Ils ont continué leur liaison en la gardant secrète, sans doute parce qu'à
l'époque Twiggy n'était pas assez connu pour que Courtney reconnaisse
qu'elle baisait avec lui.
Penses-tu qu'elle le manipulait pour avoir Trent ?
MANSON : Je ne sais pas, mais Trent semblait le penser. Et ça a marché.
Peu de temps après, on a reçu
un coup de fil de John Malm,
le président de Nothing. Pendant la tournée, on avait viré
notre manager de Floride, bien
trop occupé avec le groupe de
country Mavericks pour s'intéresser à nous. Il a passé le relais
à Nothing. Alors, John Malm,
notre nouveau manager, nous
a dit : « Écoutez, ne traînez pas
avec Courtney. Elle est en train
de chercher où Trent se trouve,
elle se sert de vous pour le
savoir. »
Alors, Twiggy, qu'as-tu choisi ? La paix de Trent ou ta relation nouvelle
avec Courtney ?
TWIGGY : Du whisky et du speed.
MANSON : Il est resté avec elle, mais pas du tout pour provoquer qui
que ce soit. Il était juste fou d'elle. Je pense aussi qu'il était fasciné par
Courtney parce qu'il n'avait pas vécu d'aventure avec quelqu'un de cette
stature. Pendant cette période, je ne comprenais pas vraiment Courtney,
je me rangeais du côté de Trent. J'ai sympathisé avec lui et j'ai cru sa version de l'histoire. Je ne sentais pas du tout Courtney et je n'avais pas envie
de m'en mêler. [Soudain, Twiggy a bondi de sa chaise en rougissant]
TWIGGY : Tout le monde m'accusait de me faire manipuler, mais à cette
époque c'était une vraie histoire. Elle avait une signification. J'ai plus appris
avec cette relation qu'avec aucune autre. Elle m'inspirait. Plus nous étions
proches l'un de l'autre, plus la pression était grande pour qu'on s'éloigne.
Je pense qu'au début il y avait aussi l'idée que je discréditais le trophée
de Trent. [Il s'écroule à nouveau sur sa chaise.] Le timing n'était pas bon.
Twiggy, veux-tu ajouter quelque chose ?
TWIGGY : Du whisky et du speed.
MANSON : Jusqu'à récemment, je n'avais jamais eu de vraie conversation avec Courtney, et là, j'ai découvert que c'était quelqu'un de très bien,
et de beaucoup plus stable que ne le pense la majorité des gens. Nous
jouions quelque part sur la côte ouest, lorsqu'on a frappé à la porte de
notre bus. J'ai entendu cette voix alcoolisée et râpeuse en train de hurler : « Jeordie ! Jeordie ! Où est cet enculé de Jeordie ? » Et Courtney est
montée dans le bus en boitant, car, apparemment, elle était tombée la
nuit précédente et s'était blessée à la jambe. Elle a vu une fille assise et
l'a immédiatement prise à partie en hurlant : « T'as aucune raison d'être
dans ce bus. Tu frais mieux de te trouver un clavier et de démarrer ton
propre groupe. Ça serait ces mecs qui seraient dans ton bus. »
Puis elle nous a regardés et nous a demandé si nous avions des beignets. J'en avais une douzaine, elle en a pris quatre et les a dévorés avant
même d'avoir eu le temps d'ouvrir la bouché. Alors elle a viré son bandage et l'a balancé à notre directeur de tournée qui commençait à criser
parce qu'il avait du sang sur lui. Même si c'était le sang d'une star, ça n'était
pas dans son contrat. Lorsque Twiggy a déboulé de l'arrière du bus, où il
avait sans doute planqué plusieurs adolescentes, il semblait à la fois embarrassé et amusé par la situation. C'est à cet instant précis que j'ai commencé
à bien aimer Courtney et à avoir du respect pour elle, parce qu'elle m'avait
fait rire : je la trouvais cool.
Je me suis laissé dire que, pendant le dernier concert de la tournée,
les Nine Inch Nails se sont vengés. C'est vrai ?
Ils ne se sont pas vraiment vengés. C'est une tradition pendant le dernier concert d'une tournée. Le groupe qui ouvre se fait emmerder par la
tête d'affiche. Donc, à Philadelphie, lors de notre dernier show, je sortais
des toilettes en backstage avant de monter sur scène et, là, j'ai vu deux
filles nues enlacées qui se caressaient. À côté d'elles, il y avait, à poil, un
étrange bisexuel. Tout le monde — notre groupe et Nine Inch Nails — les
regardait. C'est alors que le type s'est approché de moi : « J'ai entendu
dire que tu étais prêt à faire un fist-fucking backstage à tous ceux qui
avaient des couilles. Je voudrais savoir si je peux profiter de cette proposition. »
Nine Inch Nails me l'avait mis dans les pattes parce que, sur scène,
j'avais pris pour habitude de lancer cette phrase : « Qui veut me suivre
backstage que je lui enfonce mon poing dans le cul ? » Ils s'étaient dit :
« Ah, ah, on va lui montrer. On va lui ramener un mec et il se dégonflera. » Mais, plus pour détruire leur plan que par peur de passer pour
un hypocrite, j'ai répondu : « D'accord, pas de problème. » J'ai enfilé un
énorme gant en caoutchouc jusqu'au poignet et, ne trouvant qu'une
plaquette de margarine en guise de lubrifiant, j'en ai enduit mon poing
et puis j'ai essayé d'enfoncer ma main le plus profondément possible,
sans doute au-delà de mes phalanges, dans le rectum béant et angoissé
de ce type.
Je pensais que ça allait être terminé. Mais, lorsque cinq minutes plus
tard je suis monté sur scène, Nine Inch Nails nous ont tendu un guetapens et nous ont recouverts de toutes les substances dégoûtantes qui
leur tombaient sous la main — farine, sauce tomate, vaseline, guacamole, ketchup, talc pour bébé. On a donc été obligés de monter sur scène
avec toute cette merde sur nous et, pendant qu'on jouait, cinq stripteaseurs sont arrivés en courant sur la scène et ont commencé à danser.
Je trouvais que ça allait trop loin : ils nous sabotaient notre show, je ne
voulais pas que les spectateurs pensent que je puisse être responsable
d'un truc aussi stupide.
On est sortis de scène avec une énorme envie de faire payer à Trent
et à sa bande ce bizutage qui avait été trop loin. Mais ce n'était pas terminé. Je portais un short en cuir et des chaussettes trempées, et nous
étions tous recouverts de bière, de sueur, de rouge à lèvres et de tous les
condiments qui traînaient backstage. On est tombés dans une nouvelle
embuscade, sans avoir le temps de nous réfugier dans notre loge : on
était couverts de crème fouettée. Des gardes de la sécurité nous ont sauté
dessus pour nous passer les menottes dans le dos, nous ont entraînés vers
une sortie de secours, puis nous ont forcés à monter dans un pick-up.
Ils ont fermé les portières avant de démarrer : il ne s'agissait plus d'une
plaisanterie. Avec le recul, je suis impressionné par l'organisation qu'ils
avaient mise en place. Mais, sur le moment, j'avais une trouille terrible
parce qu'on a roulé pendant une demi-heure. On a atterri dans le centre
de Philly où ils nous ont fait descendre de la camionnette, puis ils ont
jeté les clés des menottes dans une poubelle. Ils ont froissé un billet d'un
dollar qu'ils ont lancé par terre en éclatant de rire : « Ça vous aidera à
retourner au concert. »
Il devait faire dans les cinq degrés, on était pratiquement nus, grelottant de froid, trempés et couverts de crasse. Nous étions si effrayants,
pathétiques et dégénérés que personne n'aurait voulu marcher sur le
même trottoir que nous. On a quand même fini par tomber sur des étudiants que nous avons suppliés de nous reconduire au stade.
Tu leur en veux ?
Non. Lorsqu'on est capable de passer un savon, il faut savoir en recevoir. À cette époque, j'avais beaucoup de mal à garder mon sang-froid,
mais à présent je vois ça comme une bonne farce, beaucoup plus subtile
et cruelle que tout ce que j'aurais pu inventer. En fait c'était comme un
bizutage de première année. On pouvait passer dans la classe supérieure.
Il y a quand même bien eu un peu de sang versé en cours de route,
dont ont été victimes votre batteur et un certain nombre de poulets ?
Bon, il faut que je mette les choses au point. Il y a des gens qui prétendent que nous avons tué un poulet au cours d'un show au Texas, d'autres
qu'il n'est pas mort. En vérité, une fois la tournée avec Nine Inch Nails terminée, nous avons fait quelques shows de notre côté avant d'aller à La
Nouvelle-Orléans pour bosser sur le single Smells Like Children. Pour plaisanter, j'avais suggéré que nous ayons un poulet vivant dans notre show.
Je pense qu'au Texas il est tout à fait normal d'avoir des poulets qui courent partout, parce qu'un soir, backstage, au milieu des pousses de céleri
et des bouteilles de Jack Daniel's, on a trouvé un poulet en train de glousser dans une cage. Je l'avais baptisé Jebediah et je me suis rapidement
attaché à lui. Je n'avais aucune intention de le tuer. Or le décor de notre
spectacle étant un croisement bizarre entre Ziggy Stardust et Massacre à
la tronçonneuse, je trouvais visuellement intéressant d'intégrer le poulet
à ce que nous essayions de représenter. Il a donc fait la tournée avec nous,
et de temps en temps je lui tendais le micro pour qu'il chante avec nous.
Mais au cours d'un show au Trees à Dallas, la porte de la cage s'est brusquement ouverte, le poulet s'est envolé dans la foule qui le lançait dans
toutes les directions, mais il n'est pas mort. Il est retourné dans sa ferme
et, depuis, a certainement dû être transformé en Nuggets. Dieu m'interdit de tuer un poulet, mais Ronald McDonald a le droit de le faire.
Du coup, « tuons le poulet » est devenu une expression que nous utilisons soit pour se défoncer, soit pour avancer. Lorsque nous sommes prêts
à monter sur scène, plutôt que de s'en taper cinq ou de se dire : « Allons
nous éclater », on se dit : « Allons tuer le poulet. »
Il reste une ligne. Qui la veut ?
Je pense que je vais pas tarder à me coucher. Je préférerais un Valium.
[Il ouvre un compartiment secret d'une bague de son index gauche et en
sort une pilule bleue qu'il avale avec une gorgée de vin.]
Avant que je te laisse dormir, qu'est-il arrivé à Freddy ?
Le dernier show de la tournée était dans un bar gay de Caroline du
Sud. Il n'y avait pas grand monde dans la salle, alors on s'est dit qu'on pou-
vait tenter un truc différent. Twiggy avait mis un costume, moi un chapeau de cow-boy noir, un long manteau noir, et je m'étais peint une ligne
noire qui partait de mon front pour finir sur ma bite. Pogo était torse nu,
il portait mon sous-vêtement avec l'ouverture pour la bite, ainsi qu'une
énorme ceinture cloutée sur laquelle le mot Hate flamboyait en grandes
lettres rouges. Il ressemblait à une sorte de grand bébé poilu et terrifiant
surmonté d'une tête de fœtus chauve, une large poitrine broussailleuse,
une ceinture de force de catcheur olympique, bourré aux stéroïdes, une
bite flasque entourée de vinyle noir et des bottes de combat. C'était lui,
parmi nous tous, qui avait le look le plus gay. J'ai essayé de convaincre
Daisy de faire quelque chose de différent et de prendre davantage de plaisir ; il m'a répondu un truc stupide du genre [parlant lentement, d'une
voix traînante] : « Ouais, pigé. Je devrais ressembler davantage à Daisy
Berkowitz. »
Tout le monde savait que Freddy allait être viré sauf lui, car une semaine
plus tôt, pendant que Freddy the Wheel bricolait dans son coin, on avait
auditionné Kenny Wilson, un batteur de Las Vegas, un type calme et plus
âgé, à qui on avait demandé de rejoindre le groupe sous le nom de Ginger Fish. Il avait passé une nuit avec nous dans le bus, on avait juste raconté
à Freddy que c'était un copain de notre manager. Il a gobé ça.
On ne voulait pas faire de peine à Freddy, on l'aimait bien en tant qu'individu. Il fallait bien qu'on fasse un truc exceptionnel pour son dernier
show avec Le groupe. Twiggy et moi, on s'était rasé les sourcils, lui avait
toujours sa barbichette ainsi qu'une coupe de cheveux qui consistait en
quelques mèches brunes et rebelles sur l'avant d'un crâne rasé. Je pense
qu'il faisait ça parce qu'il commençait à devenir chauve sur l'arrière du
crâne. Il était très conscient de ce qu'il était. Cependant, on a réussi à le
convaincre de se raser intégralement la tête et le visage ; il a fini par ressembler à ce cancer sur pattes qu'est Oncle Fester dans La Famille Addams.
Il avait l'air tellement cool que, pendant quelques secondes, on a regretté
qu'il quitte le groupe.
Dès qu'on est montés sur scène, on a compris que ça allait mal se passer. Les techniciens, pour fêter la fin de la tournée, avaient décidé de faire
une farce mémorable en plaçant des pattes de poulet crues sur scène. J'ai
glissé dessus et me suis étalé sur une bouteille de bière qui s'est fracassée.
Ça m'a fait tellement chier que je l'ai prise et m'en suis lacéré la poitrine
en travers. C'était mon premier geste d'automutilation en public. On a
sacrifié Freddy en mettant le feu à sa grosse caisse, mais le feu s'est propagé à toute la batterie, ainsi qu'à Freddy. Celui-ci s'est précipité backstage à la recherche d'un extincteur pendant que nous commencions à tout
saccager. C'est ainsi que le dernier jour de la tournée a été la chrysalide
d'une nouvelle étape de notre évolution, une sorte d'effusion de sang
rituelle, suivie par un sacrifice à ce que nous étions en train de devenir :
je ne pourrais pas expliquer en quoi parce que je n'ai pas encore compris
moi-même.
En fait, tu n'as jamais vraiment viré Freddy ?
Non. On lui a jamais dit qu'il était viré, il nous a jamais dit qu'il partait.
Je pense qu'il savait qu'il était sacrifié parce que, le lendemain, il a simplement pris l'avion pour rentrer chez lui. Je n'ai pas eu à lui dire au revoir,
je ne lui ai plus jamais reparlé. Il a fait les choses dans le calme, et j'ai beaucoup de respect pour son attitude. Alors s'il veut à présent me faire un
procès, je lui brise les rotules.
POUR AUTANT QUE JE SACHE, IL N'Y A PAS UN SEUL MOT
DANS LES ÉVANGILES QUI FASSE L'ÉLOGE DE L'INTELLIGENCE.
J AVAIS
écrit, j'avais appelé, j'avais supplié. Pour
finalement obtenir un rendez-vous. Un jour de relâche en octobre
pendant la tournée 94 de Nine Inch Nails, le téléphone de l'hôtel a
sonné.
« Le docteur veut vous rencontrer », m'a dit une femme d'une voix
sévère et enrouée.
Je lui ai demandé si le docteur aimerait venir voir notre show le lendemain. Je connaissais tout ce qu'il fallait sur le docteur, mais il savait
très peu de chose sur moi. Elle m'a répondu sur un ton glacial :
« Le docteur ne sort jamais de chez lui.
- D'accord. Quand voulez-vous que je vienne ? Je suis en ville quelques
jours.
- Le docteur tient vraiment à vous rencontrer. Pouvez-vous venir cette
nuit entre une et deux heures ? »
Je me foutais complètement de savoir à quelle heure le docteur m'appelait, où il me convoquait : je m'organisais pour être au rendez-vous. Je
l'admirais, je le respectais. Nous avions beaucoup de choses en commun :
notre expérience d'organisateurs de shows délirants, notre brillante capacité à jeter des sorts, une certaine connaissance de la criminologie et des
tueurs en série, une parenté d'esprit au travers des écrits de Nietzsche,
ainsi que l'idée de l'élaboration d'une philosophie tournée contre la répression et en faveur de l'anticonformisme. Bref, nous avions tous deux consacré la meilleure partie de notre vie à faire basculer le christianisme grâce
au poids de sa propre hypocrisie et, par conséquent, nous nous étions
retrouvés en position de bouc émissaire, justifiant l'existence même du
christianisme.
Avant de raccrocher, mon interlocutrice a ajouté :
« Ah oui, surtout, venez seul. »
Le titre de docteur était le privilège d'Anton Szandor LaVey, fondateur et grand prêtre de l'Église de Satan. Ce que pratiquement tous ceux
que j'avais croisés dans ma vie — de John Crowell à Mlle Price — avaient
compris de travers : le satanisme ne consiste pas à faire des sacrifices
rituels, à retourner des tombes ou à vénérer le diable. Le diable n'existe
pas. Le satanisme consiste à se vénérer soi-même, parce que c'est à vous
de faire la différence entre le bien et le mal. La guerre du christianisme
contre le diable a toujours été un combat contre les instincts les plus naturels de l'être humain — le sexe, la violence, la satisfaction de ses propres
désirs — et la négation de l'appartenance de l'homme à l'espèce animale.
L'idée du paradis est tout simplement la seule manière pour les chrétiens
de créer l'enfer sur terre.
Je ne suis pas et je n'ai jamais été un porte-parole du satanisme. C'est
seulement une des choses en lesquelles je crois, tout comme je crois en
Dr Seuss, Dr Hook, Nietzsche et la Bible. J'en ai juste une vision personnelle. Cette nuit-là, à San Francisco, je n'ai dit à personne où j'allais.
J'ai pris un taxi pour aller chez LaVey, qui habitait dans une des grandes
artères de la ville. Il vivait dans un immeuble noir anonyme, protégé par
une haute et cruelle grille en fil de fer barbelé. Après avoir payé le chauffeur de taxi, je me suis dirigé vers le portail qui n'avait pas de sonnette.
J'allais repartir lorsque la grille s'est ouverte en grinçant. J'étais aussi nerveux qu'excité car, contrairement à la plupart des occasions où on rencontre quelqu'un qu'on idolâtre, je savais déjà que je ne serais pas déçu.
Je suis timidement entré dans la maison et, jusqu'à mi-escalier, je n'ai
vu personne. Un gros type en costume, avec une touffe noire de cheveux
graisseux dissimulant un début de calvitie en haut du crâne, se tenait en
haut des marches ; sans dire un mot, il m'a fait signe de le suivre. Par la
suite, à chaque fois que je suis allé voir LaVey, le gros homme ne s'est
jamais présenté et ne m'a jamais adressé la parole.
Il m'a entraîné dans un couloir où il a fermé violemment une lourde
porte, nous plongeant dans le noir. Je ne pouvais plus voir le gros bonhomme, encore moins le suivre. J'étais pris de panique, quand tout à coup
il m'a attrapé par le bras pour me guider le restant du chemin. En tournant dans le couloir, ma hanche a heurté la poignée d'une porte, l'abaissant légèrement. En colère, le gros bonhomme m'a violemment tiré en
arrière. Ce qui se trouvait derrière cette porte était interdit aux visiteurs.
Finalement, il a ouvert une porte, me laissant seul dans un cabinet de
travail faiblement éclairé. À côté de la porte, il y avait un portrait somptueusement détaillé de LaVey posé à côté du lion qui lui servait d'animal
de compagnie. Le mur en face était couvert de livres — un mélange de
biographies d'Hitler et de Staline, des romans d'épouvante de Bram Stoker et Mary Shelley, des livres philosophiques de Nietzsche et d'Hegel,
ainsi que des manuels sur l'hypnose et le contrôle de l'esprit. L'espace
était largement occupé par un canapé rococo, au-dessus duquel étaient
accrochées de nombreuses peintures macabres qui semblaient tout droit
sorties du Night Gallery de Rod Sterling. Dans la pièce, les objets les plus
étranges étaient un immense parc pour bébé posé dans un coin et une télé
qui semblait totalement déplacée dans cet endroit. Objet de consommation dans un monde fait de contemplation et de mépris.
Pour certaines personnes, ce décor semblerait ringard, pour d'autres,
terrifiant. Pour moi, c'était très excitant. Quelques années auparavant,
j'avais lu la biographie de LaVey par Blanche Barton : l'intelligence de ce
type m'avait impressionné. (Avec le recul, je crois que ce livre n'était pas
objectif, car l'auteur était la mère d'un de ses enfants.) Le pouvoir que
LaVey détenait, il l'obtenait par la peur ; la peur des gens tenait en un
seul mot : Satan. En disant qu'il était sataniste, à leurs yeux, LaVey était
devenu Satan — j'avais eu la même attitude lorsque j'avais décidé d'être
une rock star. « On craint ce qu'on déteste, avait écrit LaVey. J'ai acquis
mon pouvoir sans faire aucun effort, je me suis contenté d'être. » J'aurais pu écrire ces lignes. Tout aussi important, l'humour, qui n'a aucune
place dans le dogme chrétien, est une des valeurs essentielles du satanisme, en réaction à un monde grotesque et difforme dominé par une
race de crétins.
LaVey a été accusé d'être nazi, raciste, alors que sa quête était l'élitisme, le principe de base caché derrière la misanthropie. D'une certaine
façon, sa notion d'élitisme intellectuel (qui est également la mienne) est
de nos jours politiquement correcte, parce qu'il ne juge pas les gens en
fonction de leur race ou de leurs convictions, mais en fonction des critères d'intelligence à la portée de tout le monde. Pour un sataniste, le plus
grand des péchés n'est ni le meurtre ni la bonté : c'est la bêtise. Au départ,
j'avais écrit à LaVey non pas pour lui parler de la nature humaine, mais
pour lui demander s'il accepterait de jouer du theremin sur Portrait of a
American Family, car il était le seul joueur de theremin répertorié par
l'association des musiciens américains. Il n'a jamais répondu à ma demande
directement.
Cela faisait plusieurs minutes que j'étais assis seul, lorsqu'une femme
est entrée. Son eye-liner était d'un bleu criard, sa coiffure peu naturelle
faite de cheveux platine brushés, et son rouge à lèvres rose débordait
comme les couleurs peuvent déborder sur les coloriages d'enfants. Elle
portait un pull serré en cachemire bleu layette, une minijupe, des collants
couleur chair, des porte-jarretelles des années quarante et des talons hauts.
Elle était accompagnée d'un petit garçon, Xerxes Satan LaVey, qui s'est
précipité sur moi pour essayer de m'enlever mes bagues.
« J'espère que vous allez bien, m'a dit Blanche sur un ton froid et formel. Je suis Blanche, la femme que vous avez eue au téléphone. Salut à
Satan ! »
Je savais que je devais répondre par une phrase-cliché se terminant
par « Salut à Satan ! », mais je ne pouvais pas m'y résoudre. Ça me semblait vide de sens, trop rituel, exactement comme porter un uniforme à
l'école chrétienne. Je me suis donc contenté de regarder le gamin et de
lâcher : « II a les yeux de son père », une phrase tirée de Rosemary's Baby
qu'elle devait très certainement connaître.
Avant de me laisser, visiblement déçue par mes manières, Blanche m'a
informé que le docteur allait arriver dans une minute.
Le cérémonial que j'avais vu jusque-là, agrémenté de tout ce que je
savais sur le passé de LaVey — dresseur dans un cirque, assistant d'un
magicien, photographe pour la police, pianiste dans une comédie musicale, et arnaqueur en tout genre —, me laissait espérer une entrée grandiose. Je n'ai pas été déçu.
LaVey n'est pas entré dans la pièce, j'ai eu droit à une apparition. Il
ne manquait que le bruit d'une explosion et le nuage de fumée. Il portait
une casquette de marin noire, un costume noir taillé sur mesure et, bien
qu'il soit deux heures et demie du matin, à l'intérieur d'une maison, des
lunettes noires. Il s'est approché de moi, m'a tendu la main en me disant
immédiatement de sa voix grinçante :
« J'aime le nom de Marilyn Manson parce qu'il rassemble deux
extrêmes ; c'est ce dont parle le satanisme. Mais je ne peux pas vous appeler Marilyn. Puis-je vous appeler Brian ?
- Bien sûr, comme vous voulez.
- C'est à cause de ma relation avec Marilyn dans les années soixante.
Cela me rend mal à l'aise. Elle tient une place particulière dans mon
cœur », m'a expliqué LaVey en fermant doucement les yeux. Il a enchaîné
en me racontant la relation sexuelle qu'il avait eue avec Monroe à l'époque
où il était pianiste dans un bar et elle strip-teaseuse. Au cours de la conversation, il a semé des petits cailloux, selon quoi son association avec elle
avait lancé sa carrière d'actrice. Cela faisait partie de la personnalité de
LaVey de faire croire à ce genre de choses, mais il n'était jamais arrogant.
Il racontait ça de manière naturelle, comme si c'était de notoriété publique.
Il a ôté les lunettes de soleil de sa tête de gargouille à barbichette,
bien connue de milliers d'adolescents amateurs, grâce au dos de la Bible
satanique. Instantanément, nous nous sommes lancés dans une conversation intense. Je venais juste de rencontrer Traci Lords après un show
à l'Universal Amphitheater de Los Angeles, et elle m'avait invité à une
soirée, le lendemain. Sexuellement, il ne s'était rien passé, mais cette expérience a été très impressionnante car elle était comme une version féminine de moi-même — très autoritaire, faisant constamment des mots
d'esprit. Maintenant que je savais que LaVey avait eu une relation avec
un autre sex symbol, j'ai cru qu'il pourrait me conseiller en ce qui concernait Traci, qui, à la fois, me troublait et me captivait.
Le conseil qu'il m'a donné reste très énigmatique, sans doute une
manière de garder le pouvoir. Moins les gens vous comprennent, plus
vous les fascinez. « Je sens que vous vous appartenez, et je pense que
quelque chose de très important va déboucher de votre relation. » Telle
était sa conclusion. J'avais l'impression d'avoir passé cinq minutes sur le
site web Psychic Friends pour cinquante dollars, sans avoir entendu une
des réponses que j'attendais de sa part. Mais j'ai fait semblant d'être
reconnaissant et impressionné, car LaVey n'était pas quelqu'un que l'on
pouvait se permettre de critiquer.
Il a continué à me débiter des détails sordides sur sa vie sexuelle avec
Jane Mansfield, en m'expliquant qu'après tout ce temps il se sentait toujours responsable de sa mort dans un accident de voiture, parce que, après
qu'ils s'étaient disputés, il avait jeté un sort à Sam Brody, son manager
et amant. Malheureusement, Jane Mansfield s'était trouvée avec lui cette
nuit-là à La Nouvelle-Orléans lorsqu'un camion de dératisation s'était
écrasé sur la voiture, les tuant tous les deux sur le coup. Bien qu'ayant
un doute sur les déclarations de LaVey, ses mots et son aplomb le rendaient très convaincant. Le service le plus précieux qu'il m'ait rendu ce
soir-là a été de m'aider à comprendre et à accepter les sentiments d'inertie, de rigueur et d'apathie, des sentiments que je ressentais pour moimême et pour le monde qui m'entourait. Il m'a expliqué que c'était une
étape nécessaire qui m'aiderait à passer de l'état d'enfant innocent à celui
d'adulte intelligent et fort, capable de laisser une empreinte de son passage sur terre.
Un des aspects les plus folkloriques de la personnalité de LaVey était
qu'il aimait s'aligner avec des personnalités comme Jane Mansfield,
Sammy Davis Jr. et Tina Louise de L'île aux naufragés, qui faisaient tous
partie de l'Église de Satan. Je n'ai donc pas été surpris lorsque, comme
je partais, il m'a encouragé à amener Traci chez lui.
Il s'est trouvé que, le lendemain, Traci prenait l'avion à Los Angeles
pour nous voir jouer à Oakland. J'étais salement couvert de bleus et amoché après le concert : alors elle est revenue à l'hôtel où elle m'a fait prendre
un bain et m'a materné. Une fois de plus, je n'ai pas couché avec elle :
j'étais déterminé à rester fidèle à Missi, quoique Traci soit la première
personne que j'ai rencontrée capable de me faire revenir sur cette résolution. Je lui ai parlé de ma rencontre avec LaVey et elle m'a sorti l'intégrale de Deepak Chopra, Celestine Prophecy, un cristal qui guérit, du
rap New Age qui parlait du destin, de résurrection et de la vie après la
mort. Elle ne semblait pas très bien comprendre ce qu'il représentait, alors
j'ai essayé de la mettre au parfum tout en essayant de ne pas m'écrouler
de fatigue : « Ce type est vraiment intéressant. Tu devrais l'écouter. »
Lorsque le lendemain je l'ai emmenée chez lui, elle était beaucoup plus
sûre d'elle et cynique que je ne l'avais été... la première fois. Elle a débarqué là-bas comme s'il n'était qu'un déconneur amateur de canulars et
s'est mise à discuter avec lui à chaque fois qu'elle n'était pas d'accord,
même légèrement. Mais lorsqu'il lui a expliqué qu'un pou avait davantage le droit de vivre qu'un être humain, que les catastrophes naturelles
étaient bonnes pour l'humanité, ou encore que le concept d'égalité n'était
qu'un énorme bobard, il était prêt à soutenir ses arguments avec intelligence. Elle a quitté la maison sans dire un mot, des dizaines de nouvelles
idées se bousculant dans sa tête.
Au cours de cette entrevue, LaVey m'a fait visiter sa maison plus à
fond : la salle de bains, dans laquelle s'étalaient des toiles d'araignée,
fausses et vraies. La cuisine, remplie de serpents, d'instruments électroniques ancestraux et de mazagrans recouverts de pentacles. Comme tout
bon artiste, LaVey ne confiait que de petits morceaux de sa vie et, lorsqu'il semblait vous livrer des informations, c'était pour vous faire comprendre que vous ne connaissiez que peu de chose sur lui. Nous allions
le quitter, quand il m'a proposé de me faire révérend ; il m'a donné une
carte cramoisie qui m'intronisait ministre de l'Église de Satan. Je ne savais
pas à l'époque qu'en acceptant cette carte je faisais l'un des gestes les plus
controversés de ma vie ; il me semblait alors (et aujourd'hui encore) que
cette ordination n'était qu'une simple marque de respect. Comme un
diplôme universitaire.
Pour LaVey, c'était également une façon de passer le flambeau : il était
presque à la retraite, fatigué de délivrer le même argument depuis des
années. Aucun groupe de rock important n'avait prôné le satanisme d'une
manière aussi lucide, intelligente et accessible, depuis peut-être les Rolling Stones, qui dans Monkey Man ont écrit ce qui pourrait être mon
credo : « J'espère que nous ne sommes pas trop messianiques/Ou un peu
trop sataniques. » En partant, LaVey a posé sa main osseuse sur mon
épaule. Son geste n'avait rien de chaleureux, mais il m'a dit : « Tu vas
faire ton trou. Tu vas laisser ton empreinte sur le monde. »
Les prophéties et les prédictions de LaVey se sont rapidement révélées
exactes. Ma relation avec Traci commençait à marcher fort.
Le jour où je suis devenu sataniste a aussi été celui où les forces du
christianisme et du conservatisme ont commencé à se mobiliser contre
moi. Juste après notre rencontre, j'ai appris que le Delta Center, où nous
devions passer à Sait Lake City, nous interdisait de jouer en première partie de Nine Inch Nails. La première fois, mais pas la dernière, où on nous
a offert de l'argent pour ne pas jouer. En l'occurrence 10 000 dollars.
Bien que nous soyons retirés de l'affiche, Trent Reznor m'a quand même
invité et j'ai passé toute ma partie du show à faire un geste répétitif en
psalmodiant « Il m'aime, il ne m'aime pas », tout en déchirant les pages
du Livre des mormons.
Depuis que l'espèce humaine a créé les premières lois et les codes de
conduite en communauté, ceux qui ne les respectent pas n'ont qu'une
solution à leur disposition : partir en courant. C'est donc ce que nous
avons fait après le show en nous réfugiant dans le bus de la tournée pour
éviter de passer une nuit sous les verrous, au centre pénitentiaire de Salt
Lake City. On n'a jamais touché nos 10 000 dollars, mais il valait mieux
rester libres que toucher ce fric.
On avait déjà vécu ce genre de situation au cours de la tournée à Jacksonville, une des villes les plus conservatrices de Floride, où les baptistes
qui dirigent la ville avaient menacé de venir m'arrêter après le concert.
À notre visite suivante à Jacksonville pour notre première tête d'affiche,
à la suite de la tournée avec Nine Inch Nails, je n'ai pas eu la même chance.
Sous mon pantalon, je portais mon slip en caoutchouc, celui avec une
fente pour laisser passer ma bite, sur lequel s'était accumulé son lot de
taches de sang, de crachat et de sperme. À mi-show, comme d'habitude,
j'ai baissé mon pantalon et je me suis aspergé d'eau en faisant des mouvements convulsifs : j'ai rejeté mes cheveux en arrière, je me suis secoué
d'avant en arrière pour envoyer de l'eau sur le public. Ma bite étant soigneusement enfermée dans son carcan en caoutchouc, aucune partie
inconvenante de mon corps n'était exposée. Mais la brigade des mœurs,
placée à chacune des sorties du Club Five, a vu ce qu'elle a bien voulu
voir et m'a accusé de me branler avec un godemiché attaché à ma taille
(que je n'avais même pas) et de pisser sur le public.
Vers la fin de nos spectacles, j'avais pour habitude de m'enduire le
visage de rouge à lèvres rouge, et, si je voyais des filles sur le bord de la
scène que j'avais envie de rencontrer, je les attrapais pour les peloter afin
de laisser sur leur visage le signe de la bête, qui devait leur servir de passeport pour l'enfer qu'étaient, et seront toujours, les coulisses.
Une fois le show terminé, j'ai quitté la scène pour monter dans la loge.
Notre directeur de tournée, Frankie, m'a couru après. C'était un junkie
ou un ex-junkie, ça dépendait à qui on parlait. Il ressemblait à Vince Neil
de Môtley Crue, les cernes noirs en plus. Pris de panique, il bafouillait :
« Les flics sont là. Ils vont t'arrêter. »
Je me suis précipité en haut pour paraître à peu près respectable, ce
qui se résumait à enlever mon slip en caoutchouc pour enfiler un jean et
un T-shirt noir à manches longues. Dans le hall, il y avait un boucan d'enfer, deux flics en civil sont entrés en trombe et ont hurlé : « Vous êtes en
état d'arrestation pour violation des lois concernant le divertissement des
adultes », une formule qui sonnait comme « divers glissements des sales
putes » et qui couvrait le bruit de la musique disco que la sono crachait.
Ils m'ont passé les menottes dans le dos, m'ont sorti de la boîte pour me
traîner au poste de police. Je ne m'inquiétais pas plus que ça car ils ne
m'en voulaient pas particulièrement. Ils se contentaient de faire leur boulot. Par contre, en arrivant au commissariat, les choses ont changé lorsque
je me suis retrouvé face à plusieurs ploucs baraqués en uniforme de flics
qui, eux, semblaient vouloir faire un peu plus que leur boulot.
L'un d'entre eux en particulier, un type râblé avec une épaisse moustache noire et une casquette sur laquelle était inscrit PREMIÈRE ÉGLISE
BAPTISTE DE JACKSONVILLE, semblait particulièrement m'en vouloir. Avec
ses copains flics, ils ont commencé à m'envoyer des vannes très vaseuses,
pour finir par prendre des polaroïds à mes côtés, sans doute pour montrer à leur femme avec quel genre de singe ils avaient joué pendant leurs
heures de service. La nuit promettant d'être calme, je leur servais de distraction.
Bon, je n'avais aucune raison de me plaindre, car, après tout, je suis
un amuseur public. C'est alors qu'est entré un colosse noir, sans doute le
type le plus baraqué que j'aie jamais vu de ma vie. L'ombre de ses mains
semblait pouvoir recouvrir tout mon corps, chacune des veines de son
cou était aussi large que mon propre cou. Il m'a poussé dans une minuscule cellule où il y avait un étrange système en acier inoxydable censé être
à la fois un lavabo, les toilettes et une fontaine d'eau potable. J'étais en
train de calculer où étaient le lavabo et les toilettes, lorsque le colosse m'a
ordonné d'enlever mon maquillage. Je ne disposais que d'eau et de papier
toilette, autrement dit rien. Après m'avoir observé en train de me débattre
avec ça, il a ouvert la porte et a grondé un « sers-toi de ça », en lançant
un bidon rempli d'un détergent rose
pour le sol.
Après avoir récuré mon visage rosi
et à vif, je me suis assis dans la cellule,
abattu et abandonné, n'ayant plus qu'à
attendre d'être sauvé par le monde extérieur. Le colosse est réapparu en claquant la porte derrière lui. « Très bien »,
a-t-il ordonné d'une voix de sergent en
exercice qui résonnait dans la pièce. « Il
va falloir enlever tous ces habits. »
Même si vous avez une tendance à
l'exhibitionnisme, lorsque vous vous
Fig. 313. TALISMAN FOR DELIVERANCE
retrouvez nu face à un individu qui
FR0M PRISON
mesure plusieurs fois votre taille et qui
a le pouvoir de vous faire tout ce qu'il veut sans être inquiété, vous commencez à apprécier la rayonne, le coton, le polyester, bref ces merveilleux
tissus qui protègent le corps de tout contact physique direct. Lentement,
minutieusement, sous la menace d'un accès de violence de ses mains rustres
et calleuses, il m'a fouillé de haut en bas ainsi que dans mon intimité.
Lorsqu'il est sorti, une engueulade a démarré de l'autre côté de la porte
de ma cellule. Le colosse discutait ferme avec deux autres officiers. Dans
mon esprit, j'essayais de deviner de quoi ils parlaient, sachant que mon
sort dépendait de cette violente discussion. J'ai fini par me persuader que,
soit l'un d'eux voulait me relâcher pour manque de preuve, soit l'autre
voulait faire de moi son nouveau petit ami.
La discussion a pris fin, le colosse est revenu. Je le sentais embarrassé
lorsqu'il m'a demandé d'un ton cassant : « Où est le godemiché ? » Avant
même d'avoir pu ravaler mes instincts de bêcheur, je lui ai demandé avec
coquetterie ce qu'il voulait faire avec un godemiché. C'est à cet instant
que les foudres de l'enfer se sont abattues.
Son visage est devenu cramoisi comme s'il avait été marqué au fer
rouge, sa poitrine s'est gonflée comme celle de l'Incroyable Hulk, il a plaqué mon corps nu, pâle et tremblant contre le mur. L'autre flic, le traînela-merde de baptiste a collé son visage contre le mien et a commencé à
m'interroger en soufflant sur moi sa chaude haleine de porc. La confrontation a duré aussi longtemps que le concert : il voulait savoir où était
passé le godemiché avec lequel j'avais, prétendument, commis des actes
lubriques et obscènes. Au bout d'un moment, ils ont semblé se calmer et,
une fois de plus, se sont remis à discuter entre eux, essayant d'imaginer
qu'ils aient pu commettre une erreur.
Lorsqu'ils ont eu terminé, le colosse m'a ordonné de me rhabiller. Ils
m'ont mis dans un panier à salade en compagnie d'une demi-douzaine
de personnes qui, à cause de mon apparence, étaient trop effarées pour
s'asseoir sur la même banquette que moi. Mon seul compagnon avait
l'aspect et le mental d'un enfant de huit ans, le corps épais d'un pédophile obèse. En fait, c'était comme ça que j'imaginais Lenny dans Des
souris et des hommes. Il m'a raconté que sa mère, avec qui il vivait encore,
l'avait dénoncé pour avoir signé un chèque à sa place. J'avais envie de
lui demander s'il avait été pris sur le fait à la pâtisserie Dunkin'Donuts,
mais je me suis retenu et le bon sens a triomphé. Notre conversation m'a
rappelé celle que j'avais eue avec Pogo la première fois que je l'avais rencontré : Lenny commençait à me donner des tuyaux pratiques pour gagner
du temps quand on veut se débarrasser d'un cadavre. La seule différence
était que ce type avait effectivement tué quelqu'un et sa méthode avait
été celle que nous avions envisagée pour Nancy : le feu.
Pendant neuf heures, Lenny m'a flatté et m'a fait la cour, régulièrement interrompu par les flics qui, pour frimer, me faisaient défiler dans
le commissariat. Au bout de la huitième fois, ils ne m'ont pas ramené en
cellule de détention, mais m'ont annoncé que j'allais être transféré avec
les droits communs. Sur le chemin, ils m'ont confié à une infirmière qui
m'a fait passer un test psychologique. N'importe quel psychopathe de
base sait se débrouiller avec ce genre de test : il y a les réponses pour les
gens normaux, les réponses pour les fous et les questions pièges afin de
démasquer les fous qui font semblant d'être normaux. J'ai examiné les
questions du genre « Que pensez-vous de l'autorité ? » « Croyez-vous en
Dieu ? » « Est-ce normal de faire du mal à quelqu'un qui vous a fait du
mal ?» — et j'ai répondu comme ils voulaient que je réponde, afin de
m'éviter un séjour en hôpital psychiatrique.
Après m'avoir déclaré normal, on m'a dirigé vers un médecin qui m'a
fait passer des tests physiques. Il a commencé par me présenter une paire
de tenailles et m'a expliqué : « Il faudrait retirer ça », en désignant l'anneau transperçant ma lèvre.
« Ça ne s'enlève pas vraiment.
- Si on ne le retire pas, on va vous l'arracher dès la première bagarre »,
m'a-t-il dit sur un ton très calme, le visage barré par un sourire sadique
qu'il avait du mal à dissimuler.
Ils ont sectionné l'anneau et m'ont conduit dans le couloir. Il y avait
deux types de population chez les droits communs : un troupeau de bêtes
s'entraînant à soulever des poids tout en matant les types à cheveux longs
qu'ils pourraient sodomiser, puis la lie de notre société — des ivrognes,
des clochards et des junkies. Pour une raison qui m'échappe, les flics qui
m'accompagnaient ont enfreint leur code tacite de sadisme et m'ont épargné le chemin épineux. Personne n'a essayé de me baiser : soulagé, je me
suis instantanément endormi.
Je me suis réveillé je ne sais pas combien de temps après, pour découvrir un plateau sur lequel il y avait des feuilles de laitue fanées arrosées
d'un mélange d'eau et de vinaigre, un morceau de pain rassis, et pour
dessert la nouvelle selon laquelle quelqu'un avait payé la caution. On m'a
dit que cela faisait seize heures que j'étais en prison. Le pire, c'est que
mon manager avait versé la caution à la minute même où j'avais été emprisonné. Mais c'est le genre d'information qui voyage lentement lorsque la
police vous hait. En temps normal, ce scandale aurait dû être l'occasion
de s'offrir une publicité gratuite, ce dont à l'époque nous avions vraiment
besoin. Malheureusement, les journaux n'en ont jamais parlé car, par
précaution, le juge avait conclu un accord avec mes avocats, leur conseillant
de passer ce fait divers sous silence afin de m'éviter une peine maximale.
La police ne possédant aucune preuve, je ne pouvais qu'être libéré.
Lorsque, un an et demi plus tard, j'ai de nouveau rencontré LaVey au
cours de notre tournée Antichrist Superstar de 1996, nous avions beaucoup de choses à nous dire. J'avais compris qui étaient mes ennemis : non
seulement ils étaient capables d'interrompre des shows ou de contrôler
leur déroulement, mais ils étaient également capables, sans aucune raison, de nous prendre la seule chose pour laquelle LaVey et moi nous nous
battions : la liberté individuelle. Tout comme LaVey, j'avais découvert ce
qui peut arriver lorsque l'on dit un truc un peu puissant qui amène les
gens à penser. On neutralise votre message en vous collant une image
réductrice — comme fasciste, adorateur du diable ou avocat du viol et
de la violence.
On a parlé religion, comme d'une coutume servant à préserver des
codes pratiques de santé, de morale et de justice, valeurs qui n'ont plus
de raison d'être pour la survie de l'espèce (par exemple ne pas manger
d'animaux aux pieds fourchus). Lire et comprendre La Bible de Satan a
davantage de sens, avec le XXe siècle en perspective, que lire une œuvre
écrite pour accompagner une culture depuis longtemps disparue. Qui
sait : dans un siècle peut-être un crétin trouvera-t-il un T-Shirt Marilyn
Manson — ou une casquette de base-bail des Collapsing Lungs — et le
clouera sur un mur pour en faire un objet de dévotion.
LaVey, au cours de la conversation, quittait la pièce toutes les dix
minutes. J'avais la sensation qu'il nous observait par les yeux des chats
représentés sur ses peintures à l'huile ; alors, je restais totalement calme
lorsqu'il n'était pas là.
LaVey m'a demandé ce qui s'était passé avec Traci Lords. Je lui ai dit
qu'elle m'avait jeté et que ses prédictions optimistes sur notre relation
s'étaient révélées inexactes. Mais le lendemain après notre show, j'ai
découvert qu'elle me courait après depuis un moment. J'avais un album
dans les dix premiers des charts, j'avais fait la couverture de Rolling Stone
et, comme l'avait prédit LaVey, notre relation s'est inversée. Lorsque
j'avais rencontré Traci la première fois, c'était une star distante et inabordable. Certes, cela m'avait anéanti, mais aussi rendu plus fort. Cette fois,
j'étais aux commandes et je n'en avais rien à foutre : je voulais d'elle uniquement quand je ne pouvais pas l'avoir.
L'année suivante, quelques jours après Halloween, j'ai reçu un coup
de téléphone à quatre heures du matin m'annonçant la mort de LaVey.
J'étais surpris par la tristesse que je ressentais : il était devenu une image
paternelle et je n'avais pas eu l'occasion de lui dire au revoir, ni même
de le remercier pour son inspiration. Mais par ailleurs, je savais que si
le monde avait perdu un grand philosophe, l'Enfer avait gagné un nouveau chef.
JE TROUVE TERRIBLE L'IDÉE QUE LES AUTRES
PEUVENT ME FAIRE CE QUE JE LEUR FAIS.
MAUVAIS TRAITEMENTS : INFLIGÉS
Avec ses cent kilos de chair maltraitée, de muscles atrophiés et ses os
sclérosés, Tony Wiggins était un aspirateur à péchés. Ses yeux bleus
brillaient de l'éclat d'une fête perpétuelle, et ses lèvres cyanosées exhibaient une moue menaçante. Le seul charme de ce plouc émanait de sa
queue de cheval blonde et de sa barbiche à la colonel Sanders, qui lui
donnaient un vague vernis de bonnes manières, de décence et de morale.
Peu importe où il était et à quelle heure — plus la ville était petite, plus
les circonstances étaient improbables —, Tony Wiggins réussissait toujours à sucer la crasse, la corruption et la décadence des rues dans le but
de nous les restituer.
Nous avons rencontré Tony Wiggins au bon moment, à l'époque où
nous étions fragiles et vulnérables. Cette première année passée sur la
route avait fait pas mal de dégâts, pas seulement en ce qui concernait
notre santé physique et mentale, mais également parmi nos amis et nos
relations. Dans le même temps, nos singles n'avaient pas marché, on n'entendait pas nos disques à la radio, personne ne nous connaissait à part
une poignée de fans de Nine Inch Nails et quelques marginaux çà et là.
Nous avions un nouveau batteur, Ginger Fish, nous étions prêts à retourner en studio pour enregistrer une nouvelle salve et, si jamais on se plantait aussi, nous étions prêts à faire les chœurs chez Collapsing Lungs.
Nous n'avions aucune envie d'être éternellement un groupe underground.
Nous méritions mieux que ça.
Pendant que nous nous préparions à enregistrer de nouveaux titres à
La Nouvelle-Orléans, on nous a invités à faire la première partie de la
tournée de printemps 1995 de Danzig. Nous ne pouvions pas refuser car
notre label considérait que c'était une excellente occasion de faire la
promo de Portrait of an American Family, un album que, pour notre
part, nous avions déjà enterré. La tournée Danzig a démarré sans enthousiasme : nous étions amers, désabusés. De plus, au cours de notre dernier tour de chauffe dans le Nevada, une fille m'avait refilé des cristaux
de méthadone en me faisant croire que c'était de la coke, ce qui n'a pas
arrangé les choses. J'ai vomi pendant tout le show et n'ai pu fermer l'œil
pendant tout le voyage en bus qui nous conduisait à San Francisco pour
notre première date avec Danzig.
Le premier soir, je suis monté sur scène habillé d'une camisole de force,
d'un suspensoir noir et de bottes. À cause de trois nuits sans sommeil,
j'avais les yeux rouges et larmoyants. D'entrée, j'ai senti un truc froid et
dur me frapper au visage. Je pensais que c'était le micro, mais le truc s'est
fracassé sur le sol et j'ai senti des éclats de verre se briser sur mes jambes.
C'était une bouteille lancée par le public. Dès le second titre, la scène était
recouverte de bouteilles et de détritus en tout genre, tandis qu'une bande
de costauds tatoués s'était amassée devant la scène et me demandait de
venir me battre. J'étais fou furieux. J'ai attrapé une des bouteilles de bière
qui traînaient sur la scène, je l'ai fracassée sur la batterie, avant d'arrêter de chanter. J'ai hurlé : « Si tu veux te battre, monte sur scène, mon
chou. » Et j'ai pris le tesson que j'ai plongé dans un de mes flancs, le
tirant sur ma peau jusqu'à l'autre côté, créant ainsi une des pires cicatrices du treillis qu'est devenu mon torse.
Pissant le sang, je me suis jeté dans la foule et j'ai atterri sur le chef de
la confrérie. Lorsque la sécurité m'a ramené sur scène, j'étais complètement nu et presque tout le monde au premier rang était recouvert de sang.
J'ai saisi le pied du micro et l'ai violemment balancé sur la grosse caisse
de Ginger, qui est partie en morceaux. Ginger m'a regardé, partagé entre
la colère et la confusion — ce n'était que son second concert avec nous
depuis qu'il avait remplacé Freddy the Wheel — mais, pigeant vite, il a
transpercé un de ses tambours à timbre. Twiggy a levé sa basse au-dessus de sa tête et l'a écrasée sur le moniteur. Daisy a fait de même avec sa
guitare qu'il a lâchée sur son pied. Bref, on a détruit ce qui se trouvait
sur scène.
En sortant de scène après un show réduit à quatorze minutes, on a
croisé Glenn Danzig, qui est deux fois plus petit que moi (bien que sa
masse musculaire soit sans doute dix fois supérieure à la mienne). Je lui
ai lancé un sourire malicieux comme pour lui dire : « Tu nous as voulus,
ça va te coûter cher. »
On ne voulait plus jouer de musique sur scène. On n'en a plus joué.
Les shows ont continué à être de brefs exercices de brutalité et de nihilisme, et la carte routière sur ma poitrine s'est agrémentée de nouvelles
cicatrices, ecchymoses et autres zébrures. Nous étions tous lamentables,
épuisés, vidés — un peu comme les automates de Mondwest lorsqu'ils
perdent les pédales. On commençait à se fatiguer de notre propre violence et j'étais au fin fond du trou à la suite d'un coup de fil de Missi qui
mettait fin à notre relation — la première relation qui avait compté pour
moi — parce que je n'étais jamais là. C'est alors que nous avons fait la
connaissance de Tony Wiggins.
Il sortait du bus de Danzig, vêtu d'un jean noir, d'un T-shirt noir et
d'une paire de lunettes noires brillantes et panoramiques. Il ressemblait
à un mec capable de vous casser la gueule pour rien, avant de se confondre
en excuses. Je l'ai complimenté sur ses lunettes. Il les a aussitôt retirées
et m'a dit sans aucune hésitation : « Tiens, elles sont à toi. »
À partir de ce jour-là, nous n'avons plus tourné avec Danzig, mais
avec Tony Wiggins, le type qui conduisait leur bus. Tous les matins, il
frappait à la porte du bus ou de la chambre d'hôtel et nous réveillait avec
une bouteille de Jagermeister et une poignée de drogues. Lorsqu'il portait une queue de cheval, chose rare, cela signifiait qu'il travaillait et
conduisait le bus de Danzig. Lorsque ses cheveux étaient détachés, il s'occupait de nous, s'assurant que notre autodestruction ne se limitait pas à
la scène. Une nuit, dans un hôtel miteux de Norfolk en Virginie, il est
entré comme un fou dans la chambre, a fait quelques lignes à même le
sol recouvert de poussière et de poudre anti-cafards et les a sniffées. Puis
il a ordonné : « Monte sur mon dos. » Twiggy a attrapé une bouteille de
Jack Daniel's qui traînait par terre et a obéi. Je ne faisais pas attention à
eux car j'étais en train d'écrire les paroles de The Beautiful People. Ils
ont passé tranquillement le seuil de la porte, bête bourrée à deux culs
— plus tard, nous les avons surnommés « les frères Twiggins » —, et se
sont dirigés vers l'escalier extérieur. Soudain, j'ai entendu un fracas et
une bordée de jurons. J'ai retrouvé Twiggy en bas des escaliers, le visage
baignant dans une flaque d'eau de pluie et de sang. On s'est précipités
aux urgences, mais comme on ressemblait à des fous — dégoulinant de
maquillage, de pluie et de sang — personne ne s'est occupé de nous. Wiggins aurait pu se plaindre, mais il s'est contenté d'attraper un plateau
métallique pour encore se faire des lignes. Les nuits finissaient en général comme ça avec Wiggins. Ça l'amusait de jouer les fauteurs de troubles
et il ne lâchait jamais le morceau, jusqu'à ce que quelqu'un meure, se
retrouve à l'hôpital ou s'écroule dans son vomi. Et il continuait à faire
la fête jusqu'à ce que cette personne soit lui.
En fin de compte, Wiggins, Twiggy et moi, on a compris qu'il fallait
tirer le meilleur parti possible de la situation, en essayant d'apprendre et
d'accumuler les expériences de valeur sur la route. On a commencé à
mener diverses expériences psychologiques : du genre, on se dirigeait vers
un couple et on ne donnait un passe pour aller backstage qu'à la fille,
juste pour tester leur relation.
Petit à petit, la tournée, de misérable, est passée à mémorable. Au
cours de la tournée avec Nine Inch Nails et Jim Rose, je m'étais retenu
de jouer les farces parmi les plus stupides dont ils se repaissaient, mais
là, je m'en foutais totalement. Nous étions assis en haut d'une tour en
acier de dix mètres de haut à l'extérieur du Sloss Furnaces, un club de
Biloxi, dans le Mississippi, en train de nous chauffer avant le show à
coups de Jagermeister et de dope. Avec Wiggins et Twiggy, nous avons
juré d'arrêter d'exploiter et d'humilier les filles qui traînaient backstage.
On a décidé de créer une sorte de nouvelle thérapie pour les aider. Pour
cela, nous n'avions besoin que d'une simple caméra et de quelques filles
acceptant de confesser leurs péchés les plus enfouis et les plus intimes.
Nous ne doutions pas que la vie de nos fans était des plus sombres et des
plus perturbées.
Wiggins a préparé le terrain pendant que nous jouions. Sous le club,
il avait découvert un réseau de catacombes obscures avec des grilles en
métal, de l'eau qui gouttait et une ambiance tout droit sortie d'une scène
de La Revanche de Freddy. À la fin du spectacle, j'ai couru le rejoindre,
non seulement parce que j'étais excité, mais également parce que je devais
me planquer, les flics cherchant à m'arrêter pour attitude indécente. Pendant que notre manager les retenait, Wiggins nous a entraînés dans les
catacombes, où nos deux premières patientes éventuelles nous atten-
daient. Nous ne savions absolument pas si le plan que nous avions monté
pour extorquer des confessions allait fonctionner et, à ce moment-là, nous
ne comprenions pas ce que porter en fardeau les secrets les plus glauques
des autres signifiait. Les gens ne se confessent pas nécessairement pour
se libérer d'un poids. Ils veulent avant tout être rassurés et ce n'est pas
simple de le faire avec conviction.
Sous le feu nourri des questions de Wiggins, la première fille a craqué
et nous a avoué qu'à onze ans, plusieurs garçons du voisinage la harcelaient régulièrement. Une nuit, elle s'est réveillée et a trouvé la fenêtre
ouverte ainsi que quatre d'entre eux dans sa chambre. Sans dire un mot,
ils ont enlevé les draps, lui ont arraché son pyjama et l'ont violée à tour
de rôle. Le lendemain, elle en a parlé à son père qui est resté indifférent.
Il faut dire qu'il abusait d'elle depuis un an. Elle nous racontait ça, agenouillée sur le sol humide qu'elle fixait. Lorsqu'elle a terminé, elle m'a
jeté un regard implorant, ses yeux étaient humides, ses joues étaient marbrées de mascara noir. Je me devais de faire quelque chose, dire quelque
chose, au moins l'aider. Au travers de ma musique et de mes interviews,
je n'avais jamais eu aucun problème pour dire aux gens ce que je pensais
de la vie qu'ils devaient mener et de l'indépendance qu'ils devaient acquérir. Mais, à l'époque, je m'adressais à une foule, une masse, un groupe de
gens anonymes. Et là, me retrouvant face à une personne dont je pouvais
changer la vie, j'étais pétrifié. J'ai pu seulement lui dire que le simple fait
qu'elle soit là, devant moi, et puisse parler de tout ça, était la preuve
qu'elle était suffisamment forte pour vivre avec et l'accepter.
Je me demande encore si ce que j'ai pu lui dire lui avait apporté quelque
chose, où si je n'avais fait que répéter les mêmes clichés qu'elle avait entendus toute sa vie. Elle m'a dit qu'elle voulait échanger des vêtements avec
moi, puis elle a retiré son T-shirt, sur lequel était imprimé la phrase de
Nietzsche « Dieu est mort », suivie de la réponse de Dieu : « Nietzsche
est mort. » Où que j'aille, j'emporte toujours ce T-shirt avec moi.
Cette première histoire était si déchirante que je n'ai aucun souvenir
de la confession de la seconde fille. Je me rappelle simplement qu'il s'agissait d'une belle blonde qui avait le mot échec gravé sur le bras.
Wiggins affinait sa méthode inquisitoire à chaque show. Son art était
à la fois brutal et sophistiqué et, parfois, très certainement contraire à
l'éthique de la psychanalyse. Il était arrivé si loin qu'afin de continuer ses
recherches il a dû créer son propre système d'investigation, qu'il a dévoilé
après un show dans l'Indiana.
Backstage, à la fin du show de Danzig, on a découvert notre équipe
en train de filmer une petite nana bien en chair à la peau très pâle et aux
cheveux blancs. Un garçon d'environ dix-neuf ans — soit son frère, soit
son petit ami — efféminé, maigrelet, les cheveux roux coupés au bol, le
visage légèrement parsemé de taches de rousseur et un bleu décoloré sur
la joue, était à côté d'elle et tournait nerveusement une cigarette éteinte
entre ses doigts. Une odeur de crème à raser emplissait l'atmosphère : à
force de cajoleries, ils avaient convaincu la fille de se raser et de faire
d'autres choses inavouables. C'était le genre d'exploitation que Wiggins
et moi essayions d'éviter.
Dès qu'ils m'ont vu, la fille et le garçon sont tombés à genoux. Elle
hurlait : « Les dieux ont entendu nos prières. »
Lui, plus simple : « Je voulais juste te rencontrer. C'est pour ça que
nous sommes ici. » Alors, tout naturellement, Wiggins et moi, nous leur
avons demandé s'ils avaient des choses à confesser, en dehors des atrocités auxquelles la fille venait de participer avec nos roadies. La fille a
immédiatement jeté un regard au garçon qui, honteux ou plein de tristesse, a baissé la tête. On venait de tomber sur la personne idéale pour
tester la nouvelle invention de Tony.
Wiggins a demandé au type si cela ne le dérangeait pas d'être ficelé et
ligoté, puis il l'a emmené derrière, dans les loges, car il lui fallait quelques
minutes pour le préparer. Lorsque je suis entré, il était pieds et poings
liés, les mains dans le dos, dans un appareil qui l'obligeait à maintenir
ses jambes à quatre-vingt-dix degrés. Le mécanisme était prévu pour des
femmes et c'était d'autant plus troublant de voir un type nu étendu de
cette façon. S'il bougeait ne serait-ce que très légèrement de cette position acrobatique, la corde autour de son cou se resserrait et l'étouffait.
Pour éviter de s'étrangler, il fallait absolument qu'il reste dans cette position difficile et délicate. Une caméra à la main, Tony se tenait au-dessus
de lui, filmant cette strangulation sous tous les angles.
« T'as quelque chose à confesser ? » Wiggins parlait avec un élégant
accent du Sud sous lequel se cachait comme une sorte de menace. Derrière la porte, le Master of Puppets de Metallica servait de bande-son à
cette confession bidon.
Il hésitait et essayait de se tortiller pour se mettre dans une position
plus confortable, ce qui était totalement impossible. De sa main libre,
Tony lui a relevé le menton en direction de la caméra et il a commencé à
parler.
« Ça fait à peu près deux ans que ma sœur et moi, on s'est barrés de
la maison. Afin de... » Il parlait de manière hachée à cause des cordes
qui l'étranglaient.
« C'est ta sœur qui est derrière la porte ? » lui a demandé Wiggins. Il
ne laissait jamais les choses dans le flou.
« Non. C'est juste une copine. On fait la manche ensemble.
- Pourquoi tu t'es barré ?
- Maltraités. On était maltraités. Surtout par notre beau-père. Et puis
on avait besoin de fric pour les tickets. Pour aller au concert. Et puis pour
d'autres trucs. On a fait du stop pour se rendre sur une sorte de parking
pour routiers. Je voulais la vendre. Vendre son corps.
- Elle était habillée comment ? » Wiggins, curieux comme une fouine,
voulait savoir.
« Des chaussures à talons qu'on avait trouvées. Un bustier. Un jean.
Du maquillage volé. Mais c'était pas pour baiser. Juste des pipes.
- C'était la première fois que tu jouais au maquereau ?
- En quelque sorte.
- Oui ou non ? » Wiggins était un maître.
« Pour du fric, ouais.
- Et puis, qu'est-ce qui s'est passé ?
- Ce routier. » Le môme s'est mis à pleurer et, par l'action combinée
de l'émotion et des cordes lui serrant le cou, il est devenu cramoisi. Il a fléchi ses cuisses couvertes de taches de rousseur pour éviter de s'étouffer.
« Ce camionneur, il l'a emmenée à l'intérieur de son camion. Et j'ai
entendu ma sœur hurler, alors j'ai grimpé. Jusqu'à la glace. Mais avant
que je puisse... » Il a eu des haut-le-cœur pendant un moment avant de
retrouver son équilibre.
« Il m'a frappé, frappé. Et... » Il pleurait, ses jambes tremblaient. « Et
je sais pas où elle est...
- Tu veux dire qu'il l'a embarquée ? »
Wiggins a posé la question sans y croire. Il ne faisait plus attention à
la caméra. Je ne l'avais jamais vu s'étonner de quoi que ce soit et ça n'est
plus jamais arrivé depuis. On savait très bien que cela dépassait nos espé^
rances et que le môme n'allait pas résister très longtemps aux cordes.
Puis dehors, la musique s'est arrêtée d'un seul coup pour laisser place
à des voix aboyant des ordres. J'ai entrouvert la porte pour espionner ce
qui se passait dans la loge, où deux flics fouillaient nos trousses à
maquillage et contrôlaient le permis de conduire des filles qui étaient là.
J'ai refermé la porte, tourné la clé et jeté un regard affolé autour de moi.
Mes poches étaient bourrées de drogues, un fugueur à poil était attaché
dans un appareil de torture et tout était enregistré sur vidéo. On s'est
empressés de le détacher et il a roulé sur le côté en se mettant en position
fœtale. Pendant qu'il reprenait sa respiration et ses esprits, on l'a aidé
tant bien que mal à rapidement enfiler ses vêtements. J'écoutais à la porte.
Les gens riaient à nouveau, signe que les flics étaient repartis. Par le plus
grand des hasards, ils ne connaissaient pas l'existence de cette pièce cachée.
Ils recherchaient la fille d'un politicien local. Le môme voulait qu'on
l'aide, mais, comme les flics étaient encore dans la boîte, on a poussé
notre nouvel ami à aller les trouver pour leur raconter son histoire qui
me hante encore aujourd'hui.
J'avais une vie beaucoup plus facile que la plupart de mes fans. Je m'en
suis rendu compte grâce à Zepp que j'ai rencontré lors d'un show à Philadelphie. Alors que nous rejoignions notre bus après le concert, un petit
bonhomme trapu à la mâchoire carrée, aux cheveux longs avec une barbe
à la Anton LaVey nous a fait signe de l'autre côté du parking en nous
promettant de nous donner une cannette d'oxyde de nitrate contre quelques
autographes. Comme je n'avais jamais inhalé de gaz hilarant auparavant,
j'ai accepté. Il s'est présenté sous le nom de Zepp, à cause d'un vieux
tatouage Led Zeppelin sur l'épaule droite qu'il regrettait. Pendant les
douzaines de shows qui ont suivi, Zepp s'est pointé backstage avec soit
de l'oxyde de nitrate, soit des pizzas, soit des photos d'adolescentes.
Comme il passait de plus en plus de temps avec nous, on s'est dit qu'il
pouvait tout aussi bien travailler pour nous. Je lui ai offert une caméra,
je l'ai payé et il a continué la tournée avec nous. J'ai su qu'il n'y aurait
pas de problème le jour où, en ouvrant la porte du salon à l'arrière du
bus, je l'ai vu filmer Twiggy et Pogo en train de baiser une poupée gonflable que j'avais achetée pour plaisanter. Dans son cul, elle avait la bite
de Pogo et, dans sa bouche, celle de Twiggy, et j'ai oublié de regarder si
Zepp avait la sienne dans sa main.
Petit à petit, on a appris que Zepp n'était pas un simple type originaire de Pennsylvanie. Il répétait haut et fort qu'il avait baisé trois cents
filles dans sa ville natale, et un jour, en ouvrant la soute du bus, on l'a
trouvé sur la trois cent unième. Avec sa tante, ils s'injectaient du speed et
il nous a raconté des histoires exotiques comme, au plus haut de leur folle
dépendance, quand ils se shootaient avec de la boue ramassée dans des
flaques ou du whisky. C'était un petit miracle qu'il soit encore en vie et
un vrai coup de pot, car c'est Zepp qui nous a présenté les pisseuses, deux
filles qui nous ont suivis à travers tout le pays. Elles me faisaient penser
aux filles de Charles Manson en 1969, car elles ressemblaient à des adolescentes américaines, des banlieusardes classiques ayant légèrement
dérapé. Cette fois, l'une d'entre elles était une fille à l'air innocent qui
rougissait facilement. Elle avait des sourcils blancs, s'appelait Jeanette et
aimait se graver le mot Marilyn sur la poitrine avant chaque concert.
L'autre fille était calme avec de longs cheveux bruns et une demi-douzaine d'anneaux dans les lèvres. Elle s'appelait Alison et se gravait Manson sur la poitrine, avec le S à l'envers. Depuis, à presque tous les shows,
je les ai vues collées contre les barrières, chantant en chœur, du sang coulant sur le devant de leur robe ou leur débardeur à cause des blessures
qu'elles venaient de s'infliger.
Entre Zepp, Tony Wiggins et ma propre folie qui gagnait du terrain,
la tournée est devenue l'une des périodes les plus chaotiques, troublées
et décadentes de ma vie. Un des incidents les plus inquiétants a eu lieu
après un show à Boston. J'étais dans la loge en train de boire du Jack
Daniel's avec le reste du groupe, lorsque Wiggins m'a fait signe par l'entrebâillement de la porte.
« Il y a quelqu'un qui veut te dire quelque chose », a-t-il murmuré
sournoisement.
Il m'a emmené dans une pièce à l'écart dans laquelle m'attendait une
fille en slip blanc, soutien-gorge blanc et chaussettes roses, attachée et
ficelée dans le « suce-péché » de Wiggins. Elle aurait pu être séduisante,
mais tout son corps, particulièrement sa nuque et l'arrière de ses jambes,
était recouvert de taches rouges d'où émergeaient des îlots blanchâtres.
Ce n'était pas très agréable à regarder, et avant qu'elle ait prononcé le
moindre mot j'avais déjà pitié d'elle. En dépit de moi, j'étais encore plus
bouleversé parce qu'elle ressemblait à la Belle qui aurait été molestée par
la Bête. Et une beauté défigurée peut très bien être bandante. Encore plus
étrange, elle me rappelait quelqu'un, comme si je l'avais déjà rencontrée.
« Qu'est-ce qui t'est arrivé ? » » C'était à moi de poser les questions.
« J'ai une maladie de peau. Mais ce n'est pas contagieux.
- C'est ça que tu veux confesser ?
- Non, a-t-elle dit en essayant de prendre
des forces pour s'exprimer. Ma confession a un rapport avec toi.
- Les fantasmes ne comptent pas.
- Non. Je t'ai rencontré il y a un an.
Tu tournais avec Nine Inch Nails. »
Elle s'est arrêtée pour se débattre
avec ses liens. Elle était chétive et
faible.
« Continue. » Je savais que si j'avais
commis des actes inavouables avec elle,
je n'aurais pas oublié ses taches.
« J'étais backstage et tu m'as dit salut. C'est
moi qui suis rentrée avec Trent ce soir-là.
TONY WIGGINS _ Ouais, je m'en souviens. » Et c'était vrai.
« En fait, à cette époque, je sortais avec quelqu'un et il était en colère contre moi parce que je voulais aller backstage
et passer la nuit avec Trent. Ce que j'ai fait.
- Et il t'a larguée ?
- Oui. Mais... c'est pas ce que... ce que j'essaie de dire. Le lendemain,
j'ai commencé à avoir mal au ventre, de vraies douleurs. Je suis allée chez
le médecin qui m'a annoncé que j'étais enceinte de plusieurs mois. Mais »,
elle a fondu en larmes, « que je n'aurais jamais ce bébé. J'ai fait une fausse
couche parce que j'avais baisé. »
Je ne sais pas si je croyais ce qu'elle disait, mais, elle, semblait y croire.
Le dernier mot, « baisé », avait jailli de sa bouche comme une fléchette
de sarbacane. Elle était tellement bouleversée par ce souvenir qu'elle avait
relâché la tension de ses mains et ses jambes, ce qui avait permis au
bidouillage de Wiggins de se resserrer autour de son cou. Elle a perdu
connaissance et sa tête est allée heurter le sol. Encore sous le choc de sa
confession, complètement ahuri, je me suis baissé et j'ai commencé à me
débattre avec les nœuds et la corde, incapable d'empêcher son visage de
passer du rouge au violet. Wiggins a sorti de sa poche un couteau de l'armée et a coupé la corde qui lui serrait le cou, relâchant ainsi la pression.
Mais elle ne se réveillait toujours pas. On lui a donné des claques, on lui
a crié dessus, on lui a balancé de l'eau : rien n'y faisait. On était mal barrés. Je ne voulais pas être le premier rock-and-roller à avoir tué une fille
backstage pour cause d'hédonisme.
Au bout de trois minutes, elle s'est mise à grogner et à cligner des yeux.
C'est sans doute la dernière fois qu'elle a eu envie de passer backstage.
MAUVAIS TRAITEMENTS : REÇUS
Lorsque, après la tournée, on est revenus à La Nouvelle-Orléans pour
enregistrer, on s'est dit que la vie allait redevenir normale. Mais tout
comme Wiggins nous avait montré la signification du mot indulgence,
un mot que nous pensions jusqu'à présent connaître, La Nouvelle-Orléans
nous a appris les mots haine, dépression et frustration. Les gens aiment
penser que la haine et la misanthropie sont des remparts contre le monde.
Pour ma part, ils ne viennent pas de ma dureté, mais du vide, du fait que
je me vidais de mon humanité tout comme mon sang s'échappait des blessures que je m'étais infligées. Afin de ne rien ressentir — ni plaisir ni douleur — j'étais à la recherche d'expériences plus normales, plus humaines.
La Nouvelle-Orléans, qui ne prêtait à sourire que par son aspect dépressif, allait se révéler le pire des endroits pour partir à la recherche du sens
et de l'humanité. C'était comme essayer de trouver de la chaleur dans les
bras d'une pute. Si tourner avait épuisé ce qu'il me restait de morale, La
Nouvelle-Orléans, elle, a dévoré mon âme.
Plus vous passez de temps à La Nouvelle-Orléans, plus vous devenez
répugnant. Et les gens que nous fréquentions là-bas étaient parmi les plus
répugnants : des dealers, des invalides et des ordures. Dans cette ville, les
seuls gens intéressants étaient ceux qui se rendaient à l'aéroport et ceux
qui en arrivaient. Les seules planches que nous foulions étaient des bouges
comme The Vault, un bar gothique-industriel de la taille d'une chambre
d'hôtel. Le sol était recouvert d'un dépôt visqueux fait d'urine congelée,
de bière et de condensation due au climat humide et fétide de la ville. Les
toilettes, utilisées uniquement pour la consommation de substances prohibées, n'avaient pas de chiottes. On passait des nuits entières dans le
club à sniffer avec le disc-jockey et à le convaincre de passer intégralement le Number of the Beast d'Iron Maiden pour qu'on puisse regarder
les jeunes gothiques essayer de danser dessus. À l'aube, on rentrait dans
notre appartement, un minable deux-pièces situé dans un quartier merdique où, récemment, deux flics s'étaient fait descendre. Nous dormions
tous dans la même chambre sordide, respirant la puanteur des fringues
sales tout en repoussant les punaises et les rats. Lorsqu'on en a eu marre,
on a loué les services d'une femme de ménage guatémaltèque, qui virait
tout ce qui traînait pour dix dollars de l'heure.
À La Nouvelle-Orléans, tout le monde nous traitait comme de la merde
et on les méprisait tous, en les traitant à notre tour comme de la merde.
Une fille nous poursuivait afin d'obtenir une interview pour son fanzine,
et un soir j'ai craqué : je lui ai pris son magnétophone que j'ai fait passer de main en main en demandant à tous ce qu'ils pensaient d'Iron Maiden. Puis j'ai pissé sur le micro et le lui ai balancé dans la gueule. Nos
nuits devenaient une accumulation d'actes nihilistes.
Une autre fille nous filait, Trent me l'avait présentée lorsque nous tournions avec lui. On la connaissait sous le nom de Big Darla, ce qui lui allait
très bien. Elle faisait partie des vampires qui rôdaient autour de moi dans
les bars, cherchant à capter mon regard pour réussir à me sucer à fond.
Le premier soir où nous étions à La Nouvelle-Orléans, elle s'est présentée à la porte vêtue d'un vieux T-Shirt Marilyn Manson peu connu. Elle
nous apportait une boîte de friandises de La Nouvelle-Orléans qui ressemblaient à des bouses de vache écrasées recouvertes d'olives, de moutarde et de pisse de chat. Pendant tout notre séjour à La Nouvelle-Orléans,
ni elle ni ses sandwichs ne nous ont lâchés d'une semelle.
Le jour de l'anniversaire de Trent Reznor, on marchait sur les rives du
Mississippi en cherchant ce qu'on pourrait bien lui offrir : il a tout et a
pour habitude de balancer les cadeaux dans un coin et de ne plus y prêter attention. J'ai alors remarqué un mendiant unijambiste et je me suis
mis en tête de récupérer sa prothèse pour en faire cadeau à Trent. Pendant que j'essayais de le convaincre de me la céder, une jolie fille squelettique est passée près de nous et j'ai commencé à lui parler. Je lui ai
demandé si elle connaissait la musique de Nine Inch Nails et elle m'a
répondu que oui. Puis elle m'a montré une coupure qu'elle avait sur le
bras comme s'il y avait un rapport.
« C'est l'anniversaire de Trent Reznor aujourd'hui. Tu veux
m'accompagner pour lui faire une surprise ? »
Elle semblait avoir dix ans, même si elle devait en avoir beaucoup
plus. En fait, elle était strip-teaseuse et j'avais très envie de la sauter en
passant à l'appartement pour me changer avant le dîner. Mais elle a commencé à me parler de crack et à faire des allusions à la prostitution, ce
qui m'a fait peur. On l'a emmenée chez Brennan, un des restaurants les
plus chers de la ville. Trent s'est dit que c'était ma gonzesse et on n'a fait
aucune allusion à son anniversaire. À la fin du dîner, Trent était en train
de parler lorsqu'elle est nonchalamment montée sur la table, a retiré ses
vêtements, ce qui a scandalisé — mais aussi émoustillé — la riche clientèle de ce restaurant très chic. Elle ressemblait à Brooke Shields dans La
Petite et elle a réussi à mettre tout le monde dans l'embarras en nous faisant passer pour une bande de pédophiles. Cela a provoqué un beau chahut : on était saouls et défoncés et on s'est mis à discuter avec des gens
auxquels nous n'aurions, en temps normal, jamais adressé la parole si
nous n'avions pas été dans cet état-là. Pour mettre un point d'orgue à
cette soirée bordélique, nous sommes retournés à la maison et, en ouvrant
la porte, on est tombés sur le large dos nu de Big Darla. Écrasé sous elle,
il y avait une paire de jambes maigrichonnes dont les pieds dépassaient
juste devant la porte. C'était celles de Scott et elle semblait beaucoup plus
embarrassée que lui d'être prise sur le fait. Comme des lycéens qui surprennent un de leurs camarades en train de se masturber dans les chiottes,
Trent et moi, on a profité du spectacle, ajoutant ce souvenir à notre liste
toujours plus grande de blagues perso — bien que Trent ait été peu disposé à se moquer d'eux car, pour des raisons différentes, il avait un faible
aussi bien pour Scott que pour Big Darla, quelles qu'en soient les raisons.
La vie n'était pas moins étrange en studio. Le chaos qu'avait été la
tournée avec Tony Wiggins et la corruption de La Nouvelle-Orléans nous
avaient lancés dans une orgie d'écriture : j'ai pondu treize titres avec
Twiggy. On était en pleine osmose et on n'avait même pas besoin de se
parler pour s'échanger des idées. Lorsqu'on a réuni les chansons sur une
bande démo, on s'est aperçus qu'on avait créé une métaphore géante
autour de notre passé, de notre présent et de notre futur. Ça parlait de
l'évolution d'une créature sombre, tordue et viciée, de son enfance passée dans la peur à une vie d'adulte passée à semer la peur, de son passage
de l'état de mauviette à celui de mégalomane, de celui de mangeur de
merde à celui de fouteur de merde, d'asticot à destructeur du monde.
Nous avions une vision, nous avions un concept, et même si personne ne
croyait en notre musique, nous savions que nous tenions là plusieurs de
nos meilleures chansons. Nous étions prêts à faire un résumé de nos vies
qui allait tenir sur un disque parfaitement achevé.
Mais lorsqu'on a fait écouter à Trent la bande pour lui demander son
avis, sa première réaction a été de nous faire remarquer que Scott ne jouait
pas de guitare dessus.
« Écoute, ai-je essayé de lui expliquer. On ne sait même pas si on est
capables de jouer avec ce type. Il ne comprend pas du tout dans quelle
direction nous allons.
- C'est l'épine dorsale de Marilyn Manson. » Trent était enthousiaste.
« Marilyn Manson est connu pour ses guitares. »
John Malm, notre manager et directeur du label, l'approuvait. Une
vague de frustration m'a envahi. Je me pinçais, je croyais rêver.
« J'ai lu des centaines d'articles, et personne n'a jamais mentionné les
guitares. » J'avais les boules. « C'est vrai, personne non plus n'a parlé
des chansons. Je veux écrire de bonnes chansons dont les gens parleront. »
Je leur ai proposé de leur montrer les paroles, de resserrer les chansons, d'y ajouter des lignes mélodiques, mais personne ne croyait à ce
projet. Par contre, ils voulaient tous que nous continuions la promo de
Portrait ofan American Family. En fait, je n'avais toujours pas confiance
en moi et j'étais mon pire ennemi, parce que j'étais trop naïf. Ne connaissant pas les ficelles du métier, je croyais tout ce que disaient les publicitaires, les avocats et les directeurs de label. Je suivais leur instinct plutôt
que le mien, alors j'en oubliais les chansons que j'avais écrites et, pour
la première fois de ma vie mais sûrement la dernière, j'ai fait des concessions. On a commencé à travailler sur un single de remixes, de reprises
et d'expérimentations en tout genre, afin de résumer ce que nous étions
à l'époque, c'est-à-dire ténèbres, chaos et drogue.
Les défauts qui me sautaient aux yeux dans Portrait n'étaient rien en
comparaison du désastre qu'était ce single. C'était comme quand, après
avoir cousu un costume compliqué pour une fête, en sortant de la maison, on accroche l'ourlet à un clou : il ne reste plus qu'à regarder le costume s'effilocher et tomber en morceaux. En l'occurrence, le clou s'appelait Time Warner, la compagnie mère d'Interscope/Nothing.
L'album qu'on a enregistré pour ce label commençait par une des pires
bandes que j'aie jamais enregistrées. Évidemment, Tony Wiggins était
dans le coup. Grâce à une fille qu'il avait ramassée backstage au cours
de la tournée avec Danzig. Elle l'avait supplié de l'humilier et d'abuser
d'elle. Wiggins avait commencé, pour plaisanter, par lui couper les poils
du pubis en la fouettant avec délicatesse, et, plus menaçant, il lui avait
passé une chaîne autour du cou. Mais elle en voulait toujours plus : elle
a fini par hurler que sa vie ne valait rien et l'a supplié de la tuer sur place.
La bande montrait Wiggins emmerdé d'avoir poussé le bouchon trop
loin. « T'es sûre que ça va ? » lui demandait-il tandis qu'elle n'arrêtait
pas de crier de douleur et de plaisir, on ne faisait plus la différence.
« Tu sais bien que je ne vais pas te tuer, lui disait-il en essayant de la
calmer.
- Je m'en tape, lui répondait-elle. C'est si bon. »
C'était la première fois que je voyais Wiggins se retenir.
Sur l'album, au moment où elle commence à dire que vivre ne l'intéresse pas et supplie d'en finir, il y a un bruit cataclysmique suivi d'une
ligne de basse introduisant Diary of a Dope Fiend. C'était l'ouverture
idéale pour un album sur les abus en tous genres : sexe ou drogue, domestiques ou mentaux. Au milieu de l'album, on a introduit une autre des
confessions que nous avions enregistrées, celle d'une fille qui avait martyrisé son petit cousin âgé de sept ans. Ça mettait en valeur le fil conducteur du disque : la cible la plus facile pour les abus est l'innocence. J'ai
toujours aimé le syndrome de Peter Pan qui reste un enfant dans un corps
d'adulte, et Smells Like Children était supposé être un disque pour enfants
adressé à ceux qui n'en sont plus, des gens comme moi qui veulent retrouver leur innocence maintenant qu'ils sont suffisamment corrompus pour
apprécier cette innocence. Nous étant récemment fait avoir par Frankie,
notre organisateur de tournée, que nous venions de virer pour avoir piqué
dans la caisse 20 000 dollars en notes de frais qu'il était incapable de justifier, nous avons enregistré une chanson intitulée Fuck Frankie.
Le tout tenait debout grâce à des dialogues extraits de Willy Wonka
and the Chocolaté Factory qui, sortis de leur contexte, étaient porteurs
de connotations sexuelles. L'axe central du disque était la reprise de Sweet
Dreams d'Eurythmics, que nous jouions déjà sur scène. En une seule
phrase, la chanson résumait parfaitement non seulement l'album, mais
la mentalité de tous ceux que j'avais croisés depuis que j'avais monté le
groupe : « Certains d'entre eux veulent vous maltraiter/Certains d'entre
eux veulent être maltraités. » Notre label fait partie de la première catégorie. Ils nous ont fait enlever les samples extraits de Willy Wonka and
the Chocolaté Factory en prétendant que nous n'aurions jamais l'autorisation d'utiliser ce texte et — si j'avais retenu la leçon — que, de plus,
nous avions besoin de l'autorisation écrite des personnes enregistrées par
Tony Wiggins. La plupart des labels auraient réagi de la même façon, ce
qui prouve bien que, par essence, l'art et la culture sont incompatibles.
Enfin, sans nous avertir, Nothing a pris une décision qui allait à l'encontre de n'importe quel instinct commercial. Ils ne voulaient pas sortir
Sweet Dreams en single, alors que je savais que même ceux qui n'aimaient
pas le groupe aimeraient ce titre. Le label préférait sortir notre version
de I Put a Spell on You de Screamin'Jay Hawkins, morceau beaucoup
trop sombre et ésotérique même pour certains de nos fans. Là, on s'est
battus avec le label et c'est comme ça qu'on a appris qu'on pouvait gagner.
J'ai aussi appris à me fier à mon instinct. Cette expérience a été démoralisante mais m'a moins atteint que le fait que personne au sein du label
ne nous ait jamais félicités pour le succès de la chanson. Ce disque très
bordélique a fini par créer le bordel uniquement dans ma tête.
Ma seule consolation a été l'erreur malencontreusement commise au
moment du pressage du disque : plusieurs milliers d'exemplaires ont été
fabriqués d'après notre première version de l'album, alors qu'ils pensaient travailler sur la nouvelle. La maison de disques a envoyé des copies
aux stations de radio et aux journalistes sans même avoir écouté le disque.
Ils n'ont réalisé leur erreur que plus tard. On peut aujourd'hui trouver
cette version sur Internet. Bien que certaines personnes au sein du label
m'aient accusé d'avoir monté le coup, j'aimerais bien en être l'auteur. Les
voies du Seigneur, même si je n'en tiens pas compte, sont impénétrables.
Un autre miracle s'est produit : certes on nous a obligés à retirer les
bandes live de la tournée, mais les avocats ayant donné leur accord, on
a pu y mettre les enregistrements réalisés par Tony Wiggins. L'un des instants les plus étonnants et les plus amusants du disque est la version acoustique de Cake and Sodomy. Puisque la chanson critique les inepties
blanches et chrétiennes du Sud, on s'est immédiatement dit qu'il fallait
remixer avec Wiggins pianotant et fredonnant une version plouc.
Au cours de notre séjour à La Nouvelle-Orléans, on a passé un seul
bon moment. Et il faut en remercier Tony Wiggins.
La drogue coulait à flots, au point qu'on en avait marre de seulement
se droguer. Pour s'amuser, il nous fallait ajouter d'autres jeux, rituels et
mises en scène autour de la drogue. Pour l'anniversaire de Twiggy, un
barman à l'air un peu débile et à la tête de boxeur qui travaillait dans un
bouge du Quartier français est venu avec un copain musicien qui n'avait
qu'un bras et jouait de la contrebasse en faisant claquer les cordes avec
son crochet. Comme sa principale source de revenus provenait de la
revente de drogue, il avait dans ses poches plusieurs doses de cocaïne.
Mais nous ne voulions pas uniquement de la drogue. Nous avions besoin
d'un mélange de drogues, de rites et de situations que seul Wiggins était
capable d'organiser.
Avec Twiggy, on a fait une esquisse de Wiggins au crayon à papier et
au crayon de couleur rouge, en train de mourir comme le Christ sur la
croix, de présider la Cène, avec au menu des asticots et du sang, et de
descendre sur terre sous l'apparence de l'Ange de la Mort. Sur un plateau posé par terre, on a disposé des lignes de cocaïne à côté de bouteilles
de Jagermeister et de poulet en croûte (histoire de symboliser la mort fictive du poulet et notre batteur en train de prendre feu sur scène). Derrière tout ça, on a installé une poupée cabossée d'Huggy les Bons Tuyaux,
l'indic dans Starsky et Hutch, à laquelle il manquait une jambe. C'était
dans la cavité de cette chose en plastique que nous avions pris l'habitude
de planquer la dope au cours de la tournée avec Tony Wiggins. À chaque
fois que nous tapions dedans, on se passait un code qui était « aller danser avec l'indic unijambiste ». Le soir de l'anniversaire de Twiggy, nous
avions sorti nos carnets de bal, prêts à être poinçonnés. À part une perruque blonde, un masque de coq avec des yeux clignotants et une couronne en papier crépon rouge, j'étais nu. Twiggy portait une robe en tissu
écossais bleu qui ressemblait à une nappe de cuisine, des collants marron, une perruque auburn et un chapeau de cow-boy. Il ressemblait au
zombie d'une souillon du Texas.
On a appelé Wiggins sur son portable et, dès qu'il a décroché, on a
communié à notre façon, ce qui consistait à essayer de transsubstantier le
corps et le sang de Tony Wiggins en notre repas de substances toxiques.
On s'est fait une ligne, puis on a léché la tête d'Huggy les Bons Tuyaux
qu'on a plongée dans le reste de coke pour s'en tartiner les gencives. Et
on s'est envoyé une rasade de Jagermeister tout en se calant une tranche
de poulet entre les dents. Avec Twiggy, ça nous a pris quarante-cinq secondes
pour accomplir ce rite sacré. Wiggins nous a immédiatement reconnus.
Comme si j'avais croqué dans le fruit de la connaissance, j'ai tout à
coup réalisé qu'il fallait que je recouvre mon intimité. J'ai donc pris le
tube cartonné d'un rouleau de papier toilette que j'ai scotché autour de
ma bite. Pour que ça ressemble à un suspensoir bricolé,, en titubant, j'ai
arraché la télé du mur pour en attacher le câble autour de ma taille afin
de m'en faire une ceinture. Ensuite, on a essayé en vain de convaincre
Pogo de se déguiser ou de faire quelque chose pour nous faire rire. Pendant une heure, on a regardé une vieille sorcière bourrée, aux jambes
recouvertes de croûtes, à genoux sur le visage de Pogo, les bas descendus
sur ses genoux, essayant anxieusement et lentement d'uriner dans sa
bouche avide. Ensuite, on a mis Pogo au défi de se taillader le poignet
avec un couteau — ce qu'il a fait à plusieurs reprises — avant de s'enduire les parties de baume du tigre et de se masturber — ce qu'il a également fait — mais sans provoquer la moindre excitation ni chez lui ni
chez nous.
Nuit typique : on avait pris trop de drogues et commencé à péter les
plombs avec une énergie fébrile bien après le lever du jour. Twiggy a
attrapé sa guitare acoustique et mis le magnétophone sur vitesse rapide,
ce qui a donné un résultat comparable à des versions tordues des chansons des Chipmunks. Comme ce n'est pas très drôle de jouer sans public
(et pas drôle du tout si on n'est pas complètement défoncé), toujours
habillés avec nos vêtements bricolés, on a déboulé dans les rues en hurlant pour finir par trébucher sur un S.D.F. qui dormait sur le trottoir.
« Hey mec, qu'est-c'que tu branles ? » lui a demandé Twiggy pour être
Q : Acceptes-tu à présent de parler de l'incident de la viande ?
R : Oui. En fait, j'ai rencontré Alyssa à l'occasion d'un showcase pour
Freddy DeMann chez Maverick Records. C'était la dernière fois que Brad
Stewart jouait avec nous. Elle s'est pointée backstage : une petite blonde.
Mignonne. Elle avait un joli visage, mais surtout des seins d'une taille
exceptionnelle. Une poitrine incroyable. Le genre de fille qu'on peut remarquer dans un concert de Warrant, juste à sa façon de s'habiller et de se
comporter. Au son de sa voix, j'ai immédiatement remarqué qu'elle était
sourde. Elle m'a expliqué qu'elle était capable de ressentir la musique et
de l'apprécier lorsqu'elle était collée à la scène. Elle avait eu une telle
façon de me brancher, comme si elle voulait baiser avec moi. Mais, à ce
moment-là, ça ne m'intéressait pas. Sans doute parce que ma petite amie
était derrière la porte. Si elle n'avait pas été là, ça m'aurait certainement
intéressé.
Un an plus tard, on est allés enregistrer la face B du single Lunch Box
aux studios South Beach de Miami. Nine Inch Nails avait loué mes services, ceux de mon groupe, de Trent [Reznor], de Sean Beavan [notre producteur assistant] et Jonathan pour être documentaliste sur leur vidéo.
Si je me souviens bien, je devais avoir un statut genre directeur de la photo.
Ou celui d'Officier en Chef Chargé des Obscénités.
Je suis simplement sorti chercher un truc à manger, lorsque je me suis
cogné à Alyssa. Pensant que ça pourrait être marrant de la présenter à
tout le monde, je lui ai proposé d'entrer dans le studio. La situation était
étrange car Pogo venait de nous dire que l'un de ses fantasmes était de
baiser avec une sourde pour pouvoir lui dire tout ce dont il avait envie
sans l'emmerder et sans lui-même se sentir gêné. Je l'ai donc emmenée
au studio pour la présenter à tout le monde. Afin de briser la glace, j'avais
pris comme habitude de dire tout ce qui me passait par la tête, dans l'espoir de faire rire les autres ou d'engager une joute verbale. Je lui ai donc
demandé de se déshabiller. Elle a éclaté de rire, puis a retiré tout ce qu'elle
avait sur elle, sauf ses bottes. Dans le studio, on était tous à la fois choqués et troublés d'avoir un tel impact sexuel sur cette fille sourde et nue.
Q : Comment arrivait-elle à comprendre ce que vous disiez ?
R : Elle lisait sur les lèvres à la perfection, une technique qu'elle avait
certainement acquise au cours des années passées au premier rang des
concerts de heavy métal à apprendre les paroles de chansons merdiques
comme Fuck Like a Beast, qui nous apportait de la chair fraîche sur un
plateau puisque j'étais en compagnie de l'auteur du récent refrain heavy
metal, « I want to fuck you like an animal » (Je veux te baiser comme
une bête).
Plus tôt dans la journée, on avait récupéré toutes sortes de viandes.
D'énormes os à moelle, des hot dogs, biftecks, des steaks hachés, du
salami, de la saucisse, du bacon, des tripes, des pieds de cochon, des
pattes, des cuisses, du blanc, des ailes et des gésiers de poulet. Toutes ces
viandes étaient crues. On a construit un casque en viande à partir d'un
énorme jambon, complété par des bouts de bacon, des chapelets de saucisses et d'autres morceaux du même genre qui pendouillaient un peu
partout. On a couronné la fille avec le casque et je me suis servi de pains
aux piments pour lui cacher le bout des seins. Ensuite, on lui a passé plusieurs couches de lasagnes sur le dos. Ce jour-là, on a tous gagné notre
passeport pour les coulisses de l'enfer.
Dès le début de l'opération, j'avais enfilé des gants en latex jaunes,
uniquement pour ne pas toucher le salami à main nue. C'était l'unique
raison.
On avait passé une demi-heure à s'amuser avec la viande, à la manipuler, la travailler, la caresser, la tripoter.
Q : On pourrait appeler ce chapitre « Comment enviander les fans ».
R : Je pensais plutôt à « Meat and greet ».
Q : Impeccable. Continuons.
R : On a immortalisé l'événement sous différentes formes. Des croquis au crayon, des photos, des vidéos, tout ce qu'on pouvait trouver
pour garder une trace de ce grand moment de l'histoire de l'art. Jusquelà, je ne voyais rien de sexuel dans tout ça. C'était une simple sculpture
en viande vivante. Ce qui s'est ensuite passé est typiquement représentatif de mon besoin d'aller toujours plus loin. J'ai demandé à Pogo et à
Twiggy de scotcher leurs bites ensemble pour voir si elle pouvait mettre
deux pénis dans sa bouche à la fois. Mais ça n'a pas marché car ils ne
pouvaient pas se tenir l'un à côté de l'autre et réaliser cet exploit. À la
fin, ils ont mis leur bite l'une en face de l'autre, en une sorte de bras de
fer. Elle s'est mise à lécher ce qui ressemblait en fait à un harmonica en
forme de bite. Un harmonica géant. Et c'est là que ça a commencé à déraper. Car c'est à cet instant qu'on a décidé de laisser Pogo donner libre
cours à ses fantasmes et baiser la sourde...
Alors, il a enfilé une capote...
Q : Attends. Comment a-t-il fait pour se séparer de Twiggy ?
R : Elle a rongé la bande adhésive comme un rat ronge un bout de
fromage. Et lorsque Pogo a enfilé la capote, sa bite ressemblait à un mor-
ceau de boudin. Ensuite il a commencé à la baiser par-derrière, ce qui
allait très bien parce qu'elle avait une laisse pour chien et lui tenait la
laisse, si bien qu'il pouvait lui hurler toutes les insanités qu'il voulait...
Il faut que je précise qu'à aucun moment je n'ai eu la sensation qu'on
abusait d'elle. Certes, dans la pièce, il y avait plusieurs caméras, des musiciens et des dessinateurs qui tapaient dans leurs mains et dansaient sur...
Slayer ou un autre morceau. Enfin, peu importe, elle semblait très excitée de participer à tout ça. Je crois qu'en plus elle avait le sentiment de
faire de l'art et de passer un bon moment. D'ailleurs, tout le monde passait un bon moment — à part les types de Nine Inch Nails qui gardaient
leurs distances.
Pendant ce temps-là, Pogo a dit un truc plutôt offensant qu'il vaudrait
peut-être mieux ne pas mentionner ici.
Q : Continue. On pourra toujours l'enlever du bouquin plus tard.
R : Il a hurlé : « Je vais te baiser ton oreille crevée. » Cette phrase a
résonné dans la pièce comme une des choses les plus sombres qu'on ait
jamais entendues. Je me disais que ce que j'avais fait avec les petits Jésus
était vraiment très anodin.
Ensuite, Alyssa a voulu prendre une douche : elle était recouverte de
viande et puait. Pendant qu'elle se dirigeait vers la douche, je lui ai demandé
si on pouvait lui pisser dessus. Elle a alors dit un truc encore plus sombre
et profond que ce qu'avait dit Pogo : « D'accord, mais pas sur mes bottes. »
On s'est regardés tous comme vous êtes en train de me regarder. « Ouah ! »
Finalement, elle possédait un certain sens moral. Et puis, la cerise sur le
gâteau — ou sur la viande —, elle nous a dit : « Et pas dans mes yeux
non plus, ça brûle. » Elle avait visiblement de l'expérience en la matière.
Elle est entrée dans la cabine de douche, l'équipe du film regardait
tandis que, un pied dans la cabine et l'autre sur la lunette des toilettes,
Twiggy et moi, on l'a arrosée d'urine. Elle avait l'air ravie, les seins éclaboussés par les jets d'urine qui décollaient des morceaux de viande de sa
poitrine.
Enfin est arrivé ce qui devait arriver, Twiggy a raté sa cible et l'a touchée au visage, ce qui a paralysé tous ceux qui étaient présents : nous
avions été trop loin.
Sean Beavan a trouvé une formule qui résume parfaitement la situation. Cette phrase est devenue une sorte de rengaine pendant tout le reste
de la tournée. Mais j'arrive pas à m'en souvenir. Twiggy doit savoir.
[Il attrape le téléphone, compose le numéro, attend.]
Il n'est pas là. Ça me reviendra plus tard.
L'urine coulait le long de son menton, lorsque le Gardien du Sexe
[Daisy Berkowitz] est entré et s'est approché : « Qu'est-ce qui se passe ?
Qu'est-ce que vous faites ? »
On lui a répondu qu'Alyssa prenait simplement une douche. Ce n'était
pas notre devoir de lui raconter tout ce qui s'était passé auparavant, parce
que c'était lui le Gardien du Sexe et que ça pouvait être amusant. On a
ajouté : « Alyssa est dans la douche, elle voudrait que tu la rejoignes. »
Je pense que son peu d'expérience avec les filles, qu'elles soient belles
ou moches, l'a poussé à aller sous la douche. Daisy s'est déshabillé devant
nous — ce qui ne l'a pas dérangé — et a sauté la rejoindre. Elle n'avait
pas eu le temps de se rincer qu'il commençait à embrasser ses lèvres encore
couvertes d'urine. On était dans un mauvais trip. Et lui, bien sûr, s'était
dit que nous étions dans un mauvais trip parce que nous étions impressionnés par son énergie et ses capacités sexuelles, ainsi que par la taille
de sa bite. De toute façon, même s'il avait su qu'elle était recouverte
d'urine, je crois bien qu'il n'en aurait rien eu à foutre.
On a conclu cette petite séquence cinématographique en prenant le
dernier morceau de viande qu'il nous restait — un énorme saumon cru,
avec la tête, les yeux, les écailles et tout le reste — qu'on a lancé dans la
douche avant de bloquer la porte. Fin du film.
Q : Tu te souviens de ce qu'a dit Sean Beavan ?
R : Ouais, il a dit : « Ce n'est pas bien », et mettez bien l'accent sur
le « pas » quand vous sortirez cette interview.
[RÊVES]
TANDIS QUE JE MARCHAIS SUR L'ÉTENDUE DU MONDE,
JE ME SUIS TROUVÉ PAR HASARD DANS UN ENDROIT OÙ IL Y AVAIT
UN REPAIRE ; JE ME SUIS ALLONGÉ À CET ENDROIT POUR Y DORMIR :
ET, TANDIS QUE JE DORMAIS, J'AI FAIT UN RÊVE. J'AI RÊVÉ, J'AI VU
UN HOMME HABILLÉ DE GUENILLES, DEBOUT À UN ENDROIT PRÉCIS,
SON VISAGE DÉTOURNÉ DE SA PROPRE MAISON, UN LIVRE À LA MAIN,
UN LOURD FARDEAU SUR LE DOS. J'AI REGARDÉ, JE L'AI VU OUVRIR LE
LIVRE ET LE LIRE ; ET TANDIS QU'IL LISAIT, IL PLEURAIT ET TREMBLAIT :
ET, INCAPABLE DE SE RETENIR DAVANTAGE, IL A LANCÉ UN CRI
DE LAMENTATION : « QUE VAIS-JE FAIRE ? »
une chose que je n'ai jamais dite à personne, je
m'en suis souvenu récemment lorsque je suis allé chez le chiropracteur ;
il m'a redressé le cou et je me suis évanoui en moins d'une seconde. À cet
instant, je me suis retrouvé à Canton, Ohio. Je descendais la trentecinquième rue, dans le quartier où j'avais vécu : au milieu de la route, il
y avait des centaines de cadavres en train de pourrir qui essayaient de
m'arrêter. Leur peau était jaune, le vent balançait leurs dents nacrées et
branlantes d'avant en arrière dans leur bouche. Je n'arrêtais pas de leur
rentrer dedans et, à chaque fois que mon véhicule les heurtait, ils se désintégraient. Missi était dans la voiture, les cadavres essayaient de l'en
faire sortir en la tirant vers l'extérieur : il fallait que je la sauve. J'ai arrêté
la voiture, je suis descendu pour l'aider, mais des molosses tachetés et
musclés partout me sautaient dessus, au ralenti, tous crocs dehors. Au
bout de la rue, une manifestation se dirigeait dans ma direction, comme
une tribu. À leur tête, Traci Lords. Sa peau était encore plus jaune que
celle des cadavres, une croix rose lumineuse était peinte sur son visage.
Elle se déplaçait comme un personnage animatronique. Ses yeux bougeaient
mécaniquement d'avant en arrière dans ses orbites, sa bouche s'ouvrait
et se refermait comme celle d'un pantin ventriloque.
Dans mes rêves, je retourne toujours à Canton, Ohio. En général, je
suis dans ma chambre au sous-sol, ce sous-sol qui me terrifiait autant
que celui de mon grand-père. Sauf que la peur que je ressentais n'était
pas palpable, elle n'existait que dans ma tête. Lorsque j'étais enfant, sans
aucune raison particulière, j'avais régulièrement peur lorsque j'étais en
bas, du coup je me réfugiais souvent en haut. Pas seulement au milieu de
la nuit, même en pleine journée. Je n'étais jamais à l'aise lorsque j'étais
seul dans ma chambre : je dormais toujours avec la télévision allumée,
juste pour couvrir les bruits que je croyais entendre. S'il y a bien un fantôme de mon passé qui me poursuit ou un cadavre dans mon placard,
il se trouve dans ce vieux sous-sol. La nuit, mon esprit se débat désespérément pour m'y faire revenir, pour me faire croire que je n'en suis jamais
parti, que je suis condamné à vivre éternellement dans ce sous-sol. Les
gens que j'ai connus après l'avoir quitté et ceux que je vais rencontrer
sont dans cette chambre ; et là, ils se tordent, se contorsionnent, ils deviennent monstrueux et malveillants. Puis mon esprit bloque la sortie,
rendant impossible l'accès à l'escalier en colimaçon. J'essaie de monter
l'escalier en courant, mais je n'arrive jamais en haut car des mains passent entre les marches et m'attrapent les jambes.
Dans un autre rêve récurrent, je n'arrive pas à quitter le sous-sol parce
qu'une force ou un être invisible ne cesse de me pousser contre le mur
pour m'enfermer à l'intérieur. Ou alors, O.J. mon chat, un matou orange
tigré que j'avais trouvé sur les marches de l'école chrétienne, m'attaque
dès que j'essaie de m'enfuir. Dans un autre rêve, les ampoules du soussol grillent. Je tente de les changer le plus rapidement possible : j'ai peur
de rester seul dans le noir. Mais à chaque fois que je change une ampoule,
elle grille immédiatement. Je suis coincé, je n'arrête pas de courir afin de
ne pas rester dans l'obscurité pour toujours.
Il existe des explications psychologiques très simples pour analyser
ces rêves. Aucune d'entre elles ne me convient. Je me rappelle un seul
rêve dans lequel j'arrive en haut de l'escalier ; le sol de ma chambre n'est
pas, comme d'habitude, recouvert de moquette bricolée avec des pièces
de verts différents récupérées par mon père dans le magasin où il travaillait. C'est du ciment, je me rends dans le coin de la pièce qui me
faisait tant peur, enfant, là où la machine à laver et le sèche-linge sont
plongés dans le noir, à cause du plafond qui est bas. Je fouille dans les
boîtes moisies et recouvertes de toiles d'araignée qui contiennent de vieux
souvenirs personnels : je suis nerveux, un animal — une araignée, un
rat, un serpent, voire un lion, car tout peut arriver, me semble-t-il — va
me mordre. Dans une petite boîte, je trouve une poupée Curious George.
Lorsque j'essaie de la prendre, quelque chose bouge dans la pièce — une
force chaude, indescriptible, incorporelle qui, pour une raison qui
m'échappe, est blanche. Elle me colle contre le mur pendant que Curious
George devient vivant, court partout, fait tomber tout ce qui traîne sur
les étagères, met le feu à une des boîtes. J'essaie de l'éteindre, quand je
n'y arrive pas, je cours. Je tente de m'enfuir par les escaliers : la force
me retient. Je la repousse de plus en plus fort, finalement, j'arrive en
haut. J'ouvre la porte, derrière il y a une femme. Elle ressemble à la fois
à ma mère et à la fille qui m'avait refilé des morpions au lycée. Des mots
sont inscrits sur ses bras, au rouge à lèvres, à la peinture, en décalcomanie. Je suis incapable de les lire.
Dans un autre de mes rêves, je suis au sous-sol avec ma mère. On
trouve une boîte dont on force le couvercle. On y découvre des dizaines
d'insectes de différentes espèces que je suis incapable de reconnaître. On
enlève carrément le couvercle, une mante religieuse s'en échappe pour se
poser sur un des chevrons au-dessus de ma tête. On regarde à nouveau
dans la boîte, on y découvre une araignée en cristal. Elle est complètement transparente : ses pattes sont comme des glaçons, on voit tous ses
organes. Je demande à ma mère d'aller chercher une bombe insecticide
avant qu'elle ne sorte de la boîte et m'attaque. Et lorsque je la vaporise,
elle se transforme en femme. Elle est habillée en noir, elle me poursuit
dans le sous-sol jusqu'à une plage de galets. Chacun des galets renferme
une araignée qui veut s'échapper.
La même nuit — il m'arrive souvent de faire des cauchemars à la
chaîne, phénomène à la fois redouté et espéré — je trouve, dans ma
chambre, ma grand-mère au côté de ma mère. Elle est couchée dans un
lit d'hôpital, des tubes sont branchés sur tout son corps enchevêtré dans
des fils de fer eux-mêmes retenus par des straps pour trachée artère. Un
caisson rond et flexible à côté du lit est en train de pomper de l'air dans
ses poumons, le matériel qui la maintient en vie ronronne tout en produisant des pulsations électroniques. J'entends un bruit sourd dans le placard, la porte s'ouvre, je découvre mon père allongé sur un lit. Il n'a que
trente ans, les cheveux en bataille, il semble être devenu fou. Je parle à
ma grand-mère, elle cherche à me rassurer en me disant que tout va bien,
que j'ai réussi dans la vie et qu'elle n'est pas en colère après moi. Le grand
bandeau qu'elle a sur les yeux tombe. Du pus coule, lui dégouline sur le
visage et imprègne l'oreiller, en faisant une auréole jaune. Je me penche
sur elle et m'aperçois qu'elle n'a pas d'œil.
Je crois aux rêves. Je crois que, chaque nuit sur cette planète, tout ce
qui est, a été et sera, est rêvé. Je crois que tout ce qui arrive dans les rêves
n'est ni différent ni moins important que tout ce qui se passe dans le
monde éveillé. Je crois que, pour le genre humain contemporain, rêver
est ce qui se rapproche le plus des voyages dans le temps. Je crois qu'on
peut visiter son présent, son passé et son avenir en rêve. Je crois que j'ai
vécu en rêve une partie de ma vie qui n'est pas encore arrivée.
Je ne crois ni au hasard ni aux accidents, encore moins aux coïncidences. Je crois au Moi Délusionnel, je crois que mes paroles et mes
pensées changent le monde autour de moi et ont pour résultat des événements qui semblent le fruit d'une coïncidence. Je suis persuadé que ma
vie a une telle importance qu'elle influence celle des autres. Je crois que
je suis Dieu. J'ai rêvé que j'étais l'Antéchrist. Je le crois encore.
J'avais pensé être l'Antéchrist avant même qu'on m'explique le monde
à l'école chrétienne. Dans la Bible, le terme d'Antéchrist est utilisé
uniquement pour désigner les gens qui ne croient pas en l'enseignement
de Jésus de Nazareth. Il ne désigne pas une entité satanique — la bête de
l'apocalypse, comme la plupart des gens le croient — mais une personne,
n'importe quelle personne, qui s'écarte de l'orthodoxie chrétienne.
Mais après des années passées à bâtir des mythes et à semer la peur,
le christianisme a métamorphosé les antéchrists en une entité unique :
l'Antéchrist, mélange de scélérat apocalyptique et de démon chrétien,
capable de terrifier les gens, tout comme le Père Noël sert à réguler
le comportement des enfants. Après avoir étudié ce concept pendant des
années, j'ai commencé à réaliser que l'Antéchrist est un personnage
— une métaphore — qui existe sous différents noms dans presque toutes
les religions. Il y a peut-être une vérité derrière tout ça, un besoin. Mais,
vu sous un autre angle, ce personnage peut être perçu non pas comme
un vaurien, mais comme l'ultime héros qui va sauver le monde de sa
propre ignorance. L'apocalypse ne se résume pas aux tourments de
l'enfer. Elle peut se situer à un niveau individuel. Si vous pensez être le
centre de votre monde et que vous vouliez le détruire, il suffit de mettre
une seule balle dans le chargeur.
Quand, plus tard, je me suis mis à rêver de plus en plus souvent à
l'Antéchrist, j'ai compris que j'étais son incarnation. Lorsque, enfant, je
rêvais que je jouais devant des milliers de personnes, cela paraissait assez
improbable. À présent, je ne doute plus de rien. Après tout, les bêtes et
les dragons de l'apocalypse sont tous nés d'un rêve, un rêve fait par Jean
l'apôtre, connu de nos jours sous le nom d'Apocalypse et raconté comme
un fait réel. Au cours d'une de mes révélations — nous en avons tous —,
c'était la fin du monde, le Jugement dernier. Il y avait à New York une
parade géante avec lancer de confettis et de serpentins. Mais à la place
du papier, les gens lançaient des légumes et de la viande pourrie. J'étais
sur un crucifix géant monté sur un char construit avec de la peau humaine
et animale. Nous approchions de Times Square, le ciel était très sombre,
zébré par des bandes irrégulières de couleur orange, jaune, rouge et violette. Toute la foule priait. Ils étaient heureux de mourir, enfin.
Une autre révélation se passait en Floride, dans le futur. La plupart
des êtres humains avaient été transformés en zombies pour le plaisir d'une
petite élite. Dans une boîte de strip-tease, ils avaient réanimé des cadavres
de femmes et les faisaient danser nues dans des cages aux épaisses barres
métalliques. Leur chair était recouverte de furoncles, de veines noueuses,
leurs cheveux tombaient par touffes entières. On leur avait attaché la
mâchoire pour qu'elles ne puissent pas arracher la bite des types qui se
masturbaient autour d'elles. Un monde dégénéré, sorte de Sodome et
Gomorrhe : il était clair que l'heure de l'Antéchrist et du second avènement du Messie était venue.
J'ai rêvé que des petites filles exécutaient un strip-tease en dansant
tandis que des petits garçons (ou des nains) les frappaient avec des serpents en caoutchouc, des camions Majorette et des sucettes au lieu de
leur lancer des pièces de monnaie. Puis j'ai rêvé que je récupérais les dents
et les cheveux de mon enfance, que ma mère avait gardés, afin de les utiliser de façon très rituelle pour me créer un compagnon artificiel. On
retrouve tout ça dans l'album Antichrist Superstar. De mes rêves ou de
ma musique, je ne peux pas dire ce qui est le plus réel.
Je vais vous laisser avec un dernier rêve, celui que j'ai fait la nuit dernière. Il y avait des scarificateurs, ces fans qui se tailladent le nom du
groupe sur la poitrine. Dans mon cauchemar, je suis au lit avec Jeanette,
celle qui ressemble à un chérubin. Elle s'est tailladé Marilyn sur le corps,
toutes les lettres coulent sur ses seins comme de la peinture fraîche, tachant
son débardeur blanc. Je la baise et on se marre parce qu'il nous semble
que nous sommes en train de faire un truc que nous ne devrions pas faire.
Sa copine Alison est assise à côté d'elle, le mot Manson saigne sur sa poitrine. L'un de ses sourcils est décoloré, les bagues incrustées dans ses lèvres
cliquettent l'une contre l'autre, elle porte une robe noire, des bas et des
bottes noires qui s'arrêtent aux genoux. Elle semble en colère contre moi
parce que je ne devrais pas faire ça avec sa copine et elle en veut à sa
copine parce que la situation la fait rire.
Une fois l'affaire conclue, elles m'invitent à dîner. On descend dans
un lieu humide et caverneux, les murs sont en pierre, comme un donjon.
Ça pourrait être le sous-sol de mes parents, sauf que c'est aussi un
restaurant. De l'eau suinte du plafond tandis que, par une ouverture audessus de nos têtes, la lumière pénètre à flots. Le serveur est un homo
immense, genre aryen maigrelet. Il nous apporte de grands bols en métal
noir qui contiennent tous un oiseau vivant. Ils ressemblent à des corbeaux, ce n'en sont pourtant pas. Ce sont juste des oiseaux noirs recouverts d'une pellicule de graisse luisante. Un autre type blond vient à notre
table, attrape des pinces géantes qui servent à couper les antivols de vélo :
il les décapite, les pèle. Il ne leur reste plus que la viande sur les os. Et les
oiseaux sont toujours en vie. Le type attrape la tête d'un des animaux, il
en boit le sang, puis me propose de goûter à sa chair. Je ne veux pas parce
que j'ai peur d'attraper une maladie bizarre, mais j'accepte quand même.
Je bois tout le sang de l'oiseau. Lorsque j'ai fini, je ressens une violente
douleur dans la nuque. Je me retourne, le serveur est en train d'essayer
de se servir de ses pinces sur moi pour le plaisir de clients assis sur des
tabourets au bar au-dessus de moi. Par contre, les pinces ne ressemblent
plus à des pinces, mais à un croisement entre un bec d'oiseau et des
mâchoires de crocodile. J'essaie de protester, je comprends que c'est inutile,
car tout ce que je regarde est à l'envers, puisque l'un d'entre eux porte à
ses lèvres le bord de mon cou pour boire mon sang.
Je me suis déjà vu mourir en rêve, c'est sans doute pour ça que j'apprécie la vie. Je me suis également vu vivre en rêve et c'est sans doute
pour ça que j'apprécie la mort.
POUR MOI, L'APOCALYPSE... DOIT EN TOUT PREMIER LIEU
ÊTRE UN ÉVÉNEMENT INTIME ET SPIRITUEL ET, EN SECOND LIEU
SEULEMENT, UNE CATASTROPHE EXTÉRIEURE. LES GRILLES
DES TOURS DE GUET... SONT DES CONSTRUCTIONS MENTALES.
LORSQU'ELLES S'OUVRENT, ELLES PERMETTENT [À SATAN],
NON PAS D'ÊTRE DANS LE MONDE PHYSIQUE MAIS DANS NOTRE
SUBCONSCIENT... L'APOCALYPSE EST UNE TRANSFORMATION
MENTALE QUI SURVIENDRA, OU QUI EST EN TRAIN •
DE SURVENIR, À L'INTÉRIEUR DE L'INCONSCIENT COLLECTIF
DE L'ESPÈCE HUMAINE.
homme est mort. »
Une voix masculine parlait quelque part au-dessus de moi. Ses paroles
étaient les premiers sons que j'entendais depuis des heures, ou peut-être
des jours. Je ne savais pas depuis combien de temps j'étais allongé là.
Je ne savais même pas où j'étais, si je vivais encore. J'essayais de me
libérer, mais je n'y arrivais pas. Mon bras gauche me picotait. Tout le
reste de mon corps était engourdi et faible, comme les membres en bois
d'une marionnette désarticulée, à qui on aurait coupé les fils. J'essayais
d'ouvrir les yeux, de soulever les paupières, en vain. Il fallait que je me
réveille pour leur dire que je n'étais pas mort. J'étais toujours en vie. Mon
heure n'était pas venue. Il me restait tant de choses à accomplir.
Mes paupières se sont mises à battre, découvrant une pellicule bleue
et floue qui troublait ma vision. Tout ce que je percevais, c'était une
lumière blanche aveuglante qui pénétrait mon corps, ou du moins ce qui
en restait. Mon heure n'était pas venue. Je le savais.
Le revers d'une main osseuse et variqueuse m'a caressé le front. Je ne
sais pas depuis combien de temps elle est là. Une ombre hideuse, vieille,
corpulente, sentant le fromage aigre et le bois humide me cachait la
lumière. Elle s'est mise à parler : « Dieu t'aimera toujours. » La voix était
celle d'une femme toussant calmement dans le creux de sa main, en
secouant son habit de nonne, avant de continuer de me caresser le front
du revers de la main dans laquelle elle venait de cracher.
J'arrivais à présent à sentir ma poitrine. J'étais oppressé, mon cœur
me faisait mal. Il y avait un peu de tapage à mes côtés. Un vieil homme
émacié, recouvert d'escarres à cause du matelas, de l'âge ou de ses os
pointus, venait de mourir dans le lit près du mien.
Une main plus douce m'a attrapé la mâchoire et me l'a maintenue
ouverte. « Vous allez avoir très mal à la tête, mais ça permettra à votre
cœur de mieux fonctionner. » Elle a placé quelque chose sous ma langue,
un truc qui faisait des bulles, pétillait et me chatouillait. Puis elle a éteint
la lumière violente au-dessus de mon lit. Mon corps s'est tassé un peu
plus dans le lit, mon sang a de nouveau circulé dans ma tête, m'enveloppant d'une douce chaleur tandis que je me rendormais.
Lorsque je me réveillai, j'étais dans le noir et la pièce était vide. Mes
tempes battaient fort sous ma peau, mon bras gauche était toujours
engourdi. Par contre, j'avais l'impression de recouvrer mes forces. Je ne
portais qu'une blouse d'hôpital verte ouverte dans le dos. Mes habits formaient un tas noir, soigneusement plié par terre, et sur la table de chevet
il y avait un grand sac-poubelle jaune citron. J'essayais de me rappeler
pourquoi j'étais là.
Malgré une douleur qui me secouait les côtes, j'ai réussi à tendre
la main jusqu'à la table. Dans le sac, il y avait une brosse à dents, du
dentifrice, un stylo, une boîte à maquillage et un calepin noir — mon
journal intime.
Je l'ai ouvert à la première page en essayant de fixer mon attention
sur les lignes bleues qui tanguaient.
Au restaurant, je n'arrive pas à supporter les gens qui rient, qui
s'amusent, qui profitent de la vie. Leur pitoyable bonheur me
rend malade. Et quand je regarde la télé, c'est la vraie vie qu'on
me montre ? C'est une blague ? On élève des enfants pour leur
faire croire que la vie, c'est Alerte à Malibu, des rires enregistrés, Jenny Jones et ses reality-shows ? De stupides ménagères
secouant leurs jambes flasques pour maigrir grâce au Thighmaster de Suzanne Somer ? C'est elle qui a participé à la création du stéréotype de la gourde blonde et elle a fini par devenir
cette espèce d'héroïne populo-médiatisée qui essaie de nous
vendre un appareil inutile et dont le discours ressemble aux dialogues d'un film porno ou aux paroles d'une chanson d'Aerosmith. Saloperie de consumérisme aveugle. Les cons n'ont que
ce qu'ils méritent. Ils sont capables de porter des T-shirts sur
lesquels est inscrit « Je suis très con », uniquement parce que
Cindy Crawford leur a expliqué que c'était cool. J'aimerais les
tuer tous, mais ce serait leur rendre service. La pire punition
qu'ils méritent est de se lever tous les matins pour mener leur
vie à la con, élever leurs connards de môrnes dans leurs baraques
de merde et, bien sûr, que je fasse un album intitulé Antichrist
Superstar qui les emmerdera et les anéantira tous les uns après
les autres. Que l'Amérique aille se faire foutre. Et moi aussi. Le
monde écarte les jambes pour une autre putain de star...
J'avais écrit ces lignes le jour de mon arrivée à La Nouvelle-Orléans
quatre mois auparavant. Je m'en souvenais comme si c'était hier, car,
depuis que j'avais mis les pieds ici, tout avait été de mal en pis, et finalement j'étais démoli par les drogues, la fatigue, la paranoïa et la dépression ; mon corps avait fini par me lâcher et m'abandonner dans cet hôpital à l'odeur fétide et aux murs blancs. J'étais pourtant optimiste après
avoir assuré la promotion de Smells Like Children. Je ne doutais plus de
moi — enfin, je le croyais — même si cela m'avait pris deux années de
tournée. De ce cocon avait émergé une gargouille maléfique, dure et sans
âme, confortable et terrifiante, couverte de cicatrices et engourdie, prête
à déployer ses ailes rugueuses. Mon but était d'écrire un album sur la
transformation qui s'était opérée en moi depuis vingt-sept ans, mais je
ne savais pas que j'allais endurer le pire au moment où je prenais des
notes dans mon journal, assis dans la voiture de Missi alors qu'elle tournait sur Decatur Street par un moite après-midi de février.
Sur le siège arrière, il y avait notre unique « enfant », un chien noir
et blanc, croisé dalmatien et boxer, du nom de Lydia. Elle s'est mise à
aboyer de plaisir ou de peur lorsque je suis descendu de la voiture après
avoir embrassé Missi.
« Ne m'attends pas, vas te coucher. » J'essayais d'être convaincant.
« La journée va être longue. »
J'ai ouvert la grille en fer forgé, appuyé sur l'interphone, et j'ai attendu
que le directeur du studio me laisse entrer. J'ai été accueilli — comme
tous ceux qui arrivaient au studio — par une meute de chiens appartenant à Trent Reznor, le propriétaire des lieux. Ils aboyaient, sautaient et
se battaient entre eux, avant de décider ce qu'ils allaient déchirer ou à
quel endroit ils allaient chier.
« Cet été, tout le monde semble avoir un chien. » Je parlais tout seul.
« Sans doute parce qu'ils connaissent nos secrets, et que malgré ça ils ne
nous jugent pas. »
Je me suis assis sur un canapé en cuir noir dans l'entrée. Un écran de
télé géant emplissait la pièce de bruit et de lumière avec le jeu vidéo tiré
de la trilogie d'Alien. Dave Ogilvie, l'ingénieur du son engagé pour coproduire l'album avec Trent Reznor, était à genoux devant, comme s'il
faisait sa prière. C'était un petit Canadien à lunettes, le genre de type qui
avait dû se faire taper dessus à l'école, pas très différent de Corey Haim
dans le film Lucas, bien qu'il ait la même attitude enfantine qui me
plaît. Pour tuer le temps en attendant Trent — il était toujours le dernier
arrivé —, j'ai oblitéré les xénomorphes et les chiens en train d'aboyer ;
je me suis demandé pourquoi j'étais là et dans quelle aventure j'étais en
train de m'embarquer. Je n'étais pas libéré de mes cauchemars. En fait,
depuis que j'étais à La Nouvelle-Orléans, j'en faisais de plus en plus souvent, contrecoup de l'histoire sombre et secrète qui se tortillait dans le
ventre de la ville comme un ver solitaire. La vie en avait été aspirée et
réduite à néant. Rien de positif ne semblait pouvoir sortir d'ici.
J'en étais venu à accepter le fait que l'acquisition de trop de connaissances m'avait entraîné à consommer trop de drogues, tout en ayant
conscience que la consommation de drogues m'avait amené sur le chemin de la connaissance. En tant que groupe, nous étions d'accord pour
arrêter nos conneries. Fini la dope, les femmes et les aventures. Nous
étions à La Nouvelle-Orléans pour travailler. Je voulais me concentrer
sur ma haine, affûter mon mépris, même si ces deux sentiments, c'était
d'abord à moi que je les réservais.
Une BMW noire s'est arrêtée en dérapant dans le garage, une porte a
claqué, annonçant Trent qui est entré en coup de vent, nous a fait un
signe de tête comme le font les types au feu rouge ou à l'entrée d'un centre
commercial. Puis il s'est dirigé vers la cuisine. Le reste du groupe est arrivé
peu de temps après au studio et a commencé à monter son matériel.
Twiggy Ramirez, une sorte de môme remuant et espiègle enfermé dans
la peau d'un psychopathe taciturne. Daisy Berkowitz, fournisseur en restes
de nourriture, équipements en tout genre et filles. Ginger Fish, le plus
silencieux et le plus dangereux de tous, une bombe à retardement prête
à déclencher avec délicatesse une explosion cataclysmique. Enfin Pogo,
un génie trop fou pour se servir de son intelligence de manière constructive. Il m'a toujours fait penser au prof dans L'île aux naufragés : capable
de fabriquer une télévision à partir d'une noix de coco, mais une barque
qui ramènerait tout le monde à la maison... Si on le défiait, Pogo était
heureux de faire n'importe quoi : par exemple boire son urine. Par contre,
il était malade comme un chien si jamais quelqu'un faisait quelque chose
d'aussi insignifiant que mettre de la mayonnaise sur un plat.
Tandis que Trent et Dave jouaient aux jeux vidéo, nous étions assis à
nous regarder dans le blanc des yeux. Nous avions un maximum d'idées,
nous jouions gros, et nous ne savions pas par quel bout commencer. Daisy
était le seul à parler. Il était excité et inquiet parce qu'il pensait avoir
finalement compris l'album qui, nous a-t-il expliqué, était comme une
comédie musicale racontant l'histoire de Jésus-Christ en train de faire
une tournée de rock star. Il avait même apporté une bande démo avec six
titres qu'il avait enregistrés, mais son concept ne tenait pas la route. L'écouter nous a rendus encore plus dépressifs.
J'ai quitté la pièce et j'ai grimpé l'escalier — suffisamment large pour
laisser passer les cercueils autrefois entreposés dans cette ancienne morgue
— pour filer dans le bureau et attraper le téléphone. Je connaissais le
numéro de Casey par cœur. Je l'avais tant de fois composé lors de notre
dernière visite à La Nouvelle-Orléans. Casey s'est pointé avant même que
j'aie eu le temps de rouler un billet de vingt dollars. C'était une espèce de
sangsue éblouie qui vendait de la dope aux stars, non pas pour gagner
de l'argent, mais pour faire partie de l'entourage des musiciens et des célébrités. Pour les croiser, certains deviennent roadies, journalistes ou découvreurs de talents dans une maison de disques. Casey, lui, était devenu
dealer. Les murs de son appartement étaient recouverts de disques d'or
et de platine, testament de différentes stars du rock tellement accros et
désespérées qu'elles avaient échangé ces trophées contre de la dope.
Casey a coupé une énorme ligne sinueuse sur le bureau en contreplaqué et m'a invité à en profiter. J'ai appelé Twiggy pour qu'il me rejoigne.
Je n'avais pas envie de me défoncer tout seul : je me disais que c'était une
Dans le studio, plus personne ne semblait s'intéresser à l'album. Trent
devenait de plus en plus mécontent parce qu'il devait écrire et enregistrer la suite de The Downward Spinal ; Dave n'était jamais là lorsqu'il
fallait travailler. Ginger ne semblait plus faire partie du groupe, trop
occupé qu'il était à amuser son harem obscène de strip-teaseuses qu'il
avait racolées à côté du studio. Daisy n'était quasiment jamais dans la
cabine. Il passait la plupart de son temps dans l'entrée du studio avec un
casque sur les oreilles, à jouer des riffs de hard rock rebattus qu'il enregistrait sur son magnétophone quatre-pistes. Lorsqu'il était adolescent,
il n'avait jamais écouté de heavy metal, alors il prenait constamment
ses clichés pour des morceaux originaux. Il jouait sur une vieille Jaguar
— le même modèle que celle de Kurt Cobain — non pas parce qu'elle
avait un bon son, mais parce il l'avait réparée lui-même. Cette guitare
était censée avoir été démolie au cours du tournage du clip de Sweet
Dreams, mais Daisy était fier de l'avoir sauvée. « Qu'est-ce que ça peut
faire si elle ne cesse de faire des larsens, expliquait-il. J'ai passé tellement
de temps à la réparer que ce serait du gâchis de ne pas s'en servir. »
Daisy était tellement excité par les progrès qu'il faisait avec son quatrepistes qu'il voulait vraiment en sortir quelque chose et enregistrer quelques
riffs sur l'album, peut-être sur Wormboy, le titre auquel il avait le plus
participé. Il est entré dans la salle d'enregistrement, nerveux à l'idée que
Trent s'y trouve. Le reste du groupe tramait autour de la console de
mixage, on surveillait ce qui se passait dans le studio grâce à deux circuits de télévision internes. Sur l'écran, on voyait Daisy, tout excité, qui
montrait à Trent sa guitare remise à neuf. Trent semblait s'y intéresser.
On a vu Trent attraper la guitare, la mettre sous son bras, grattouiller les
cordes un moment avant de la fracasser impitoyablement contre l'ampli,
la renvoyant au sort qui lui était destiné six mois auparavant. Trent est
sorti de la pièce avec un air détaché, laissant Daisy ébahi pendant un long
moment avant de sortir à son tour, comme une furie, et de passer le reste
de la journée dehors à essayer de comprendre ce qui était arrivé.
On venait de franchir un nouveau cap sur le travail en cours sur Antichrist Superstar. Après avoir été improductifs, arrivait la phase de destruction. Les jours suivants, notre première boîte à rythmes est passée
par la fenêtre, on donnait des coups de poing dans les murs de Trent, on
a fracassé le matériel de Twiggy et on a placé le quatre-pistes de Daisy
dans un four à micro-ondes en position maximum, grillant ainsi pour de
bon tout le circuit.
Le 4 juillet, on est restés en studio, histoire de se bourrer la gueule,
pendant que Trent et moi allumions des feux d'artifice qu'on balançait
dans le micro-ondes, avant de jeter les vestiges irradiés dans la rue.
S'est ensuivie la destruction systématique de mes jouets Spawn et d'une
figurine Vénom (l'un des méchants dans la BD Spider Man, qui avait été
retiré du marché parce qu'elle disait : « Je vais vous manger le cerveau »)
— un peu comme les drogues qui étaient en train de nous bousiller. Le
seul fil conducteur de la soirée était de balancer régulièrement des bouteilles sur Ginger — non pas par franche rigolade, mais parce qu'on lui
en voulait d'avoir trouvé un semblant de bonheur avec ses strip-teaseuses
de dernière zone. La seule compagne qui nous restait était la déprime. À
l'aube, Twiggy cherchait des marshmallows pour les faire griller sur la
console de mixage que Trent avait prévu de brûler. Ce n'était pas uniquement de la destruction : c'était une forme très violente de procrastination.
Notre matériel était comme nous : totalement démoli. En quelques
semaines, Daisy avait quitté le groupe. Pour la première fois de sa vie,
cette chochotte avait bougé ses fesses, avait provoqué une réunion et avait
quitté le groupe. Cette réunion s'est étonnamment bien déroulée. D'une
certaine façon, je le respecte car il était resté fidèle à lui-même et avait
préféré partir. J'ai d'ailleurs cru que c'était une blague, j'ai même dit aux
autres que ça me manquerait de ne plus regarder Daisy, le Gardien du
Sexe, ramasser des capotes usagées lorsqu'il suivait le groupe et les techniciens, aller acheter des chocolats et des fleurs pour séduire des filles que
nous nous étions déjà faites. Mais, en réalité, j'étais plus mal que jamais.
Toutes les personnes avec lesquelles j'avais formé le groupe étaient parties, et ceux qui restaient essayaient de se retourner contre moi. J'étais le
seul à avoir une petite amie à La Nouvelle-Orléans, et le seul qui semblait avoir envie de travailler. Même Twiggy était en train de devenir un
étranger pour moi, pris en étau entre la dope que lui procurait Casey et
son désir de se rapprocher de Trent, pour qui intégrer Nine Inch Nails
semblait plus intéressant que de faire partie de Marilyn Manson. Il avait
pris l'habitude de m'appeler Arch Deluxe, du nom du hamburger, et bientôt tout le monde a suivi. J'avais l'impression d'être un père de famille
haï par ses gosses lorsqu'il leur demande de faire leurs devoirs.
Quand je voulais leur parler des livres que j'avais lus sur l'apocalypse,
la numérologie, l'Antéchrist ou la Cabale, personne n'en avait rien à
foutre. Lorsque j'avais fini d'enregistrer un titre, systématiquement, personne ne l'aimait, ou ils voulaient le faire plus bruyant, plus dur — et
même parfois utiliser une boîte à rythmes plutôt qu'un vrai batteur. Ce
n'était plus de la production, c'était du sabotage. Je ne savais plus quoi
penser. La seule fois où tout le monde a été d'accord avec moi, c'est quand
j'ai proposé d'appeler Casey.
En dehors du studio, La Nouvelle-Orléans n'était qu'un cloaque. Tous
les endroits que nous avions fréquentés l'été précédent étaient remplis de
touristes gothiques. La ville s'était transformée : avant, personne ne nous
connaissait, à présent nous étions des clichés ambulants, des parodies de
nous-mêmes. Tous les soirs je buvais, j'avalais et sniffais tout ce qui passait pour m'évader. Un soir, Missi et moi, on a fini la soirée dans un bar,
The Hideout, qui, l'année d'avant, était un repaire de bikers où traînaient
deux ou trois consommateurs et un juke-box qui jouait Whitesnake et
Styx. On aimait aller boire un coup là-bas, parce que c'était vide, facile
d'accès et que la porte des toilettes fermait à clef.
Quand je suis retourné au Hideout avec Missi, l'endroit était devenu
LE lieu branché. Tout le monde semblait froid et indifférent, comme s'ils
étaient trop cools pour ne pas nous reconnaître, alors qu'ils étaient venus
là uniquement pour nous croiser. Au milieu de gens habillés en noir,
maquillés et aux cheveux décolorés, j'ai aperçu comme une enseigne lumineuse couleur argent ressemblant à une boule à facettes humaine, une
brune recouverte de paillettes, avec du rimmel et du rouge à lèvres métallisé. Elle était debout au milieu de la salle, telle une sorte de feu clignotant, témoin vivant de mon infidélité : elle m'avait taillé une pipe l'été
précédent. Si les filles ont des antennes, celles de Missi étaient spécialement bien déployées ce soir-là : elle a immédiatement saisi la tension existant entre moi et la boule à facettes style Clayderman. Plus on picolait,
plus la situation devenait explosive. Missi n'arrêtait pas de me demander qui était cette fille, si j'avais couché avec elle, et bien sûr je lui répondais que non. Dans le même temps, la fille me dévorait des yeux, comme
si Missi était transparente, ce qui de toute façon n'était pas faux.
Je me suis levé pour aller aux toilettes, la fille s'est faufilée avec moi
alors que j'allais fermer la porte. J'étais saoul, pris de vertiges et coincé
avec cette fille puante dans cet endroit puant dont le carrelage blanc n'était
qu'un ramassis d'urine et de poils pubiens coagulés. Elle s'est d'abord
assise directement sur les chiottes pour pisser. J'essayais de ne pas regarder, de ne pas faire attention, mais elle m'a appelé. « Vise un peu », m'at-elle dit, en secouant un anneau piercé dans son clitoris et un autre à la
limite de sa cuisse et de son entrejambe. « Je me les suis fait mettre quand
j'avais quinze ans.
- C'est génial », ai-je répondu, dégoûté par la peau rouge et infectée
autour de ses piercings, mais aussi à vif et irritée autour de ses parties
génitales qui avaient été récemment rasées. Je ne savais pas si j'étais supposé la lécher, lui mettre un doigt ou la baiser ; je me tenais là, comme
un abruti, ne trouvant qu'à lui dire que j'allais me faire prendre. Au lieu
de partir, elle a remonté son pantalon et a fouillé dans sa poche pour en
sortir un minuscule sac à zip. Je me suis toujours demandé qui pouvait
bien fabriquer ce genre de sac. Quelle sorte de sandwich peut-on mettre
là-dedans ?
« Tous mes petits amis sont soit morts, soit en prison », m'a-t-elle
annoncé en préparant une
ligne de coke sur la
chasse d'eau des toilettes. Je l'avais à
peine sniffée que mes
narines ont commencé à me brûler,
suivies. par mes
yeux qui se remplissaient de larmes.
Sa dope était incontestablement coupée
avec du speed, du verre
pilé, du Pop Rocks ou
autre chose. J'étais assis là,
assommé par l'alcool et la
dope de mauvaise qualité, lorsqu'elle a saisi mon visage entre ses
mains et a commencé à me peloter
en me couvrant de maquillage. Mon
pantalon était à moitié descendu et elle tirait sur ma bite molle. Me faire
prendre était le dernier de mes soucis : j'étais totalement obsédé par l'urine.
J'avais l'impression d'en avoir inhalé, je ne sentais que ça ; en plus, j'avais
une énorme envie de pisser. La puanteur me prenait la tête et imprégnait
tout mon corps. J'avais envie de vomir. J'ai plongé ma main dans son
pantalon et j'ai tiré d'un coup sec sur l'anneau de son clitoris, en la faisant hurler : de douleur, de surprise ou de plaisir ? Puis j'ai enfoncé mon
pouce en elle et mon majeur dans son cul. Je me demandais pourquoi je
faisais ça. Je n'avais aucune intention de nous exciter. Je n'avais qu'une
envie, faire quelque chose de dégueulasse. La situation semblait idéale.
J'aurais tout aussi bien pu plonger ma main dans une poubelle.
J'ai retiré mes doigts aussi rapidement que je les avais enfoncés, j'ai
pissé et je suis sorti des toilettes pour aller rejoindre Missi. Mais elle était
partie, sans doute folle de rage, me laissant coincé avec la reine de la boîte.
J'en voulais tellement à Missi que j'ai décidé de plonger encore un peu
plus dans la tranchée sordide où je m'étais enlisé. Alors que je demandais à tout le monde où Missi était passée, une petite grosse dont le ventre
mou débordait de son jean trop serré et dont le débardeur blanc trempé
de sueur révélait des seins affaissés et l'absence de soutien-gorge, est venue
à moi et, les yeux dans les yeux, s'est postée à quelques centimètres de
mon visage.
« Pardon ? » ai-je demandé, embarrassé et mal à l'aise.
Comme réponse, elle m'a balancé son verre en pleine figure — et pas
seulement le contenu, mais le contenant aussi. Je lui ai expédié ma bouteille de bière et j'ai aussitôt senti des mains me retenir avant de me virer
du bar. Elle m'a suivi à l'extérieur en hurlant quelque chose d'inintelligible : j'étais certainement un traître, un salaud ou un type trop bien pour
elle. Elle fantasmait sur le fait que sa propre existence était d'une telle
importance que je ne pouvais pas l'ignorer.
Avec la boule à facettes roulant encore à mes côtés, je suis entré en
courant et en zigzaguant dans une ruelle proche qui longeait une grande
église espagnole blanche et je me suis caché dans un coin. Un lieu de culte
était certainement le dernier endroit où les flics me chercheraient. J'avais
coincé le sac à zip dans mon poudrier. je l'ai sorti pour nous faire quelques
lignes avec les clefs de la maison. Je ne sais pas pourquoi j'ai sniffé la
coke de cette fille, si ce n'est parce qu'elle en avait. Je l'ai immédiatement
regretté. J'ai eu l'impression que mon cœur allait exploser. Je suis reparti
en courant, abandonnant la fille derrière moi, à la décennie à laquelle
elle semblait appartenir, et j'ai hélé un taxi. Le chauffeur, un balourd
blanc en marcel aux cheveux graisseux et à l'immense moustache brune,
a aussitôt entamé la conversation.
« Vous avez vu La Planète des singes ? On n'est pas dans La Planète
des singes, avec tous ces nègres partout ?
- De quoi vous parlez ?
- Eh ben, regardez autour de vous.
- Le Sud peut avoir tant de charme, lui ai-je répondu avec un air
dégoûté qui ne lui a pas échappé.
- T'es pédé ou quoi ? » m'a-t-il balancé méchamment.
Je ne sais plus exactement ce que je lui ai répondu, mais il devait y
avoir un truc du genre « va te faire mettre », « trou du cul » ou « sucemoi la bite » — parce qu'il s'est arrêté au milieu de la rue en faisant
crisser les pneus, m'a collé son poing de singe velu en pleine figure au
travers de la glace de séparation et m'a dit de dégager de son taxi.
J'ai fini à pied les quelques centaines de mètres qui me séparaient de
chez moi, le nez en sang, mon cœur et ma tête battaient à l'unisson et
le mélange de mauvaise dope et de coups m'a fait penser à cette phrase
de Charlton Heston : « Enlève tes sales pattes de moi, salopard de singe. »
Lorsque j'ai ouvert la porte d'entrée, une tornade était passée par là. Mes
disques avaient été balancés dans tout l'appartement et griffés par Polly,
la chatte blanche de Missi, qui ressemblait à s'y méprendre à celle du
frère de John Crowell, sauf que l'un de ses yeux était bleu et l'autre vert.
J'ai posé mes clefs sur la table, Polly s'est jetée sur ma main en déchirant
la peau sur mes tendons. Je l'ai saisie violemment par le cou. Missi était
au téléphone, en train de se plaindre à une copine ; elle faisait semblant
de ne pas me voir. Mais, lorsque du coin de l'œil elle a vu que j'allais
décalquer le chat contre le mur, elle a vite raccroché et a commencé à me
hurler dessus. Ce qui n'a fait qu'empirer lorsqu'elle a vu sur mon visage
le sang mélangé au maquillage.
Tout le monde dans la maison m'en voulait, même le chien qui comme
d'habitude s'était attaqué au livre que j'étais en train de lire (le Tetragrammaton) et l'avait mis en lambeaux. Mon cœur battait de plus en plus
vite, de plus en plus fort, je me suis précipité dans la salle de bains où je
me suis enfermé. De l'autre côté de la porte, Missi m'entendait vomir et
vomir : elle s'est calmée et ses assauts se sont transformés en compassion,
ce que je ne méritais vraiment pas. La panique m'envahissait, chose normale, car plus on est inquiet d'être trop défoncé, plus la situation empire
puisque le stress fait battre le cœur de plus en plus vite. Et pour en rajouter une couche, je ne pensais qu'au fait que, comme mon père, j'étais
atteint du syndrome de Wolf-Parkinson-White, qui provoque des accélérations cardiaques irrégulières : je ne passerais sûrement pas la nuit.
J'essayais de me détendre en m'allongeant sur le sol et en buvant de
l'eau, mais mon cœur m'oppressait trop pour je puisse me relaxer ; je le
voyais donner de grands coups sous ma poitrine lacérée. Je n'avais pas
peur de mourir. J'étais surtout effrayé d'être arrêté par les flics et qu'ils
m'interrogent. Pendant que Missi essayait de trouver une solution pour
m'emmener à l'hôpital sans que la presse et la police soient au courant,
j'ai jeté le petit sac vide dans les toilettes et nettoyé mes cartes de crédit.
Puis je me suis penché sur les toilettes, j'avais des haut-le-cœur. Ensuite
j'ai enfilé des vêtements propres et ordinaires, et j'ai demandé à Missi de
me conduire à l'hôpital. Ce n'était pas moi-même qui agissais, on aurait
dit que quelqu'un d'autre faisait ces préparatifs. De cette position avantageuse, j'étais impressionné de me voir agir aussi rationnellement qu'un
type qui a pris une trop grosse cuite et dont le cœur tambourine vite et
lourd. La crise cardiaque était proche. Mon bras gauche me lançait et je
me rappelais que, quelques années plus tôt, on m'avait dit que c'était les
signes avant-coureurs d'un infarctus.
Je me suis réveillé dans un état de confusion totale sur un lit d'hôpital aux côtés d'un mort. De la nuit précédente, je ne me souvenais que
d'une suite d'images. Au début, ce n'était que quelques instantanés qui
ont doucement commencé à se multiplier pour finalement former un film
entier. Le seul chaînon qui manquait vraiment à l'histoire était mon arrivée à l'hôpital : je me souviens d'une grosse femme noire qui s'est occupée de mon admission, je me souviens d'une perfusion, et je me souviens
d'avoir pensé : « À présent je sais ce qu'a ressenti Brad Stewart. »
Cette nuit-là, au fur et à mesure que je reprenais connaissance dans
ce lit d'hôpital, j'essayais de comprendre pourquoi ça m'avait traversé
l'esprit. Brad Stewart — l'homme, pas le junkie — était un être abject,
un type totalement à l'opposé de ce que je voulais être. Il ne contrôlait
pas sa vie. Je pensais être différent, parce que je pouvais arrêter. Mais
pourquoi n'avais-je pas arrêté ? Pourquoi avais-je besoin de drogues pour
travailler, jouer, dormir, pour tout ? Je m'étais toujours dit que c'était très
bien de prendre des drogues, mais qu'être accro ne l'était pas.
Allongé dans mon lit, j'ai cependant réussi à me convaincre que je
n'étais pas Brad Stewart, que je me contrôlais toujours. Cette overdose
ne serait pas une épiphanie ni un signal d'alarme pour remettre de l'ordre.
C'était juste une erreur. Trop de trucs clochaient dans ma vie pour tout
mettre sur le dos des drogues. Cela aurait été trop facile. Les drogues
n'étaient pas la raison du problème, elles n'en étaient que le symptôme.
Antichrist Superstar était devenu un produit de notre imagination, un
conte de fées qui n'avait pas d'autre but que celui de nous faire peur, un
peu comme le père fouettard ou Corey Feldman. Non seulement rien
n'avait été fait, mais tout le monde me disait que c'était faiblard, mal
joué et une pâle imitation de ce que Trent avait déjà fait avec The Downward Spiral. Et ils avaient peut-être raison. J'avais sans doute trop eu
confiance dans le concept d'Antichrist Superstar. Peut-être que tout le
monde essayait de me sauver de moi-même.
Mais il était possible qu'ils n'aient jamais pris le temps de l'écouter et
d'en comprendre l'idée. L'album qu'ils pensaient que Marilyn Manson
devait faire n'était sans doute pas celui que j'avais en tête. J'avais l'impression que Trent et moi n'étions pas d'accord sur le disque à faire. Je
voyais essentiellement Antichrist Superstar comme un album pop — bien
qu'intelligent, complexe et sombre. Je voulais faire un album qui ressemblerait aux classiques avec lesquels j'avais grandi. Trent, quant à lui,
semblait vouloir explorer de nouveaux terrains, en tant que producteur,
en enregistrant de la musique expérimentale, un projet qui allait totalement à l'inverse de la mélodie, de la cohérence et de la portée que je désirais. En studio, je m'étais toujours fié à Trent, mais qu'étais-je censé faire
maintenant que nos opinions divergeaient ? Peu importe ce que les autres
disaient, je savais qu'Antichrist Superstar ne ressemblait pas à The Downward Spiral, qui était le récit de la descente de Trent dans un monde intime
et nombriliste, dans lequel il exprimait ses propres tourments et ses malheurs. Antichrist Superstar parlait d'utiliser son pouvoir et non pas sa
souffrance, d'expliquer que ce pouvoir peut nous détruire ainsi que ceux
qui nous entourent. Ce qui était en train de m'arriver était un mélange
pervers de deux sortes d'autodestruction. Cela faisait presque quatre mois
et il fallait bien admettre que le résultat se résumait à cinq titres à moitié enregistrés, des narines bousillées et une facture d'hôpital. Personne
ne semblait se rendre compte que le groupe se désintégrait.
En même temps, jour après jour, Trent se montrait de plus en plus distant, aussi bien en tant qu'ami que comme producteur, certainement parce
qu'on traînait tellement sur ce projet qu'il n'y croyait plus. Au détour
d'une conversation au début de l'enregistrement du disque, il avait dit
qu'il était impossible de faire un grand disque sans perdre des amis, et à
l'époque je n'avais pas fait attention à cette réflexion. À présent je ne pouvais que m'en souvenir, car j'étais en train de perdre les trois personnes
qui comptaient le plus pour moi : Missi, Trent et Twiggy. Il ne me restait
plus que ma famille.
À ma sortie de l'hôpital, j'ai réservé une place sur un vol pour Canton, Ohio, afin d'assister au mariage de Chad. Je me suis toujours senti
responsable de Chad, comme si je l'avais détourné de sa vocation
d'acteur ou de comédien. Je n'avais aucune raison de penser ça, sauf que
je me sentais coupable de m'être échappé de Canton pendant que sa vie
à lui stagnait là-bas. Il s'était lui-même enterré dans la vie d'un Américain moyen : il était allé au lycée, avait engrossé sa petite amie, et maintenant il allait l'épouser et être malheureux ou, encore pire, heureux.
Il n'avait pas changé, toujours les dents en avant, le visage couvert de
taches de rousseur, il avait juste un bouc en plus. En lui parlant, je me
suis senti très loin de son univers. Comment aurait-il pu comprendre ce
que ça fait d'être sur scène devant des milliers de personnes qui hurlent
votre nom ? Comprendre ce que signifiait de passer trois nuits blanches
de suite à se défoncer en regardant des gens pisser, chier, se fouetter et
pratiquer le fist-fucking, simplement pour s'amuser ? Comprendre ce que
c'était d'essayer de s'endormir avec la poitrine ensanglantée, tailladée par
des tessons de bouteilles, et la tête fendue par un pied de micro ? On ne
pouvait parler que de banalités : la surprise de son mariage, la robe de
sa femme et l'étrange concept d'avoir des enfants.
Ce mariage a été pour moi la première occasion d'entrer dans une
église depuis que j'étais môme, je me suis senti mal à l'aise tout au long
de la cérémonie. Je portais mon costume noir, une chemise rouge, une
cravate noire et des lunettes noires. Toute l'assistance me jetait un regard
réprobateur. Il n'y avait pas que le prêtre qui me regardait de travers, ma
famille aussi. Tandis qu'ils récitaient pieusement leurs prières et chantaient hymne après hymne, je les étudiais froidement un par un. Je m'imaginais en train de descendre l'allée à la place de Chad au bras d'une femme
noire ou d'un homo tout en observant le trouble et la colère qui en résultaient. Je m'imaginais répondre à la question du prêtre, « Voulez-vous
prendre cette femme pour épouse, jusqu'à ce que la mort vous sépare ? »,
en m'arrosant d'essence avant d'y mettre le feu. Je ne comprenais pas
pour quelle raison j'étais différent des autres. J'avais reçu la même édu-
cation, profité des mêmes avantages, des mêmes inconvénients. C'est
comme ça que m'est venue la phrase qui clôture l'album : « L'enfant que
vous avez aimé est l'homme dont vous avez peur. »
À la sortie, je suis allé à la rencontre du frère et de la mère de Chad,
scandalisés que j'aie osé mentionner le nom de Grand-père dans la presse.
Sa mère m'a réprimandé sèchement : « Pourquoi te sens-tu obligé de
raconter nos secrets de famille ? »
Je lui ai répondu sèchement : « De toute façon personne ne croit ce
que je dis. » Grand-père était décédé le jour du dernier Thanksgiving :
j'avais décidé de ne pas assister à son enterrement et ma famille avait
alors tacitement conclu un pacte pour m'excommunier.
Tous les gens à qui je parlais me demandaient si j'étais homo, junkie
ou adepte de Satan. Aucune parole gentille ; personne ne cherchait à me
comprendre. Je n'étais plus Brian Warner, j'étais un pauvre type repoussant et indéfinissable, qui était lentement sorti d'un égout pour polluer
leur vie trop lisse. Chad était trop jeune et trop intelligent pour tomber
dans ce piège, et je ne voulais pas grandir et avoir à supporter cette existence réglée d'avance. Certes ma vie n'était pas plus brillante. Il devait
exister une troisième voie.
Après la cérémonie, on est retournés chez Grand-mère. Tout le monde
était assis, buvait du vin et mangeait des petits gâteaux, luttant pour
essayer de trouver quelque chose d'intéressant à dire. Je me suis éclipsé
pour explorer la cave de Grand-père. Apparemment, rien n'avait beaucoup changé : mais le train électrique s'était volatilisé ainsi que la poire
à lavement. L'armoire à pharmacie blanche avait également été vidée. Les
photos pornos cachées derrière le miroir du plafond n'étaient plus là. Par
contre, quand j'ai ouvert une des boîtes de peinture, je suis tombé sur les
films seize millimètres. J'ai attrapé le premier de la pile pour le regarder
par transparence dans la lumière jaunâtre qui passait par la fenêtre poussiéreuse : un Black était en train de faire l'amour avec une grosse blonde.
J'ai pris une autre bobine au hasard que j'ai glissée avec l'autre sous la
ceinture de mon pantalon.
Je ne me voyais plus petit et effrayé dans cette cave. En fait, c'était la
première fois que je me sentais chez moi depuis que j'étais revenu à Canton. Je me trouvais désormais beaucoup de points communs avec Grandpère : je n'étais plus le môme innocent qui explorait sa cave, ce qui allait
totalement à l'encontre des promesses que je venais de faire à l'église
comme quoi je ne grandirais jamais. Comme Grand-père, je portais de
la lingerie féminine et je pratiquais des actes sexuels beaucoup plus pervers que ceux montrés dans des magazines du style Watersports et Anal
Only. Grand-père avait été l'image la plus laide, sombre, obscène et dépravée de mon enfance, une bête plus qu'un homme, et j'avais grandi pour
lui ressembler, enfermé à la cave avec mes secrets tandis que tout le monde
faisait banalement la fête à l'étage au-dessus. Dans cette cave, je voyais
mon moi inéluctable, noir et antique, comme un crabe qui essaie de sortir de sa carapace : je me sentais sale, fragile, obscène. Pour la première
fois de ma vie, j'étais vraiment seul.
Les premières semaines qui ont suivi mon retour à La Nouvelle-Orléans
ont servi à me prouver une chose : la situation était pire que ce que j'avais
imaginé. Cette pause avait détruit le dernier appui qui me retenait et,
pour aggraver le tout, je me retrouvais au studio, exactement dans la
même situation d'autodestruction et d'inutilité. J'allais à des orgies de
drogue qui duraient des jours et se terminaient en évanouissements,-en
bagarres, et détruisaient tout ce que je possédais et aimais. Ma vie, mon
groupe, le disque partaient en morceaux. Je n'étais plus qu'un cliché du
milieu du rock'n'roll et je n'avais toujours pas percé.
Assis dans le studio en compagnie de Twiggy pour enregistrer The
Minute of Decay, j'ai été écrasé par la futilité d'un tel projet. Certes, je
m'étais absenté, mais je m'étais dit que tout allait continuer à marcher
sans moi. Le grand disque que nous pensions enregistrer s'est révélé être
de la merde. J'allais chanter sur un ampli de guitare, sur une batterie qui
n'était qu'une boîte à rythmes fixée à une radiocassette, avec Twiggy à
la basse sur un ampli pourri. La seule chose de valeur dans le studio était
le tas de coke bien attaqué que nous avions en face de nous. Comme un
oiseau au milieu de l'océan, j'avais beau battre des ailes, me tortiller et
batailler, je n'avais aucun moyen de m'en sortir. J'étais suspendu à un fil
que je n'arrivais pas à couper. Ces dernières années, j'avais travaillé si
dur et je me retrouvais coincé là, à douter de mon projet artistique et de
ma propre existence. Le seul truc dont j'étais sûr — et dont j'avais toujours été sûr — était qu'il y avait une porte de sortie. Mais je refusais d'y
penser. La vérité ? J'étais trop égoïste pour me suicider et avouer — non
seulement aux gens présents dans le studio, mais à toute ma famille, mes
professeurs, mes ennemis, au monde entier — qu'ils avaient gagné.
J'ai commencé à chanter. « Il n'y a plus de place pour l'amour. » Puis,
par simple réflexe, j'ai sniffé une ligne de coke avant d'enchaîner : « Trop
fatigué pour haïr. » La dope ne me faisait plus aucun effet. « Je sens le
vide. » Un truc mouillé s'est écrasé en plein milieu du tas de poudre
blanche. « Je sens le début de la fin. » C'était une larme. « Je perds pied. »
Je pleurais. « Je voudrais t'entraîner avec moi. » Je ne me rappelais même
« IL S'AGIT SANS DOUTE DU GROUPE LE PLUS ECŒURANT
JAMAIS PRODUIT PAR UNE MAJOR. »
SÉNATEUR JOSEPH LIEBERMAN DU CONNECTICUT
« D'APRÈS CE QUE J'AI COMPRIS AU TRAVERS DES TEXTES ET DU MESSAGE,
QUI ONT ÉTÉ CONFIRMÉS PAR LEUR COMPORTEMENT SUR SCÈNE, [MARILYN MANSON]
ESSAIE DE DONNER SUR SCÈNE UNE IMAGE DÉGRADANTE DE LA FEMME, DE LA RELIGION
ET DE LA DÉCENCE TOUT EN FAISANT L'APOLOGIE DU SATANISME, DE LA DROGUE
ET DES MAUVAIS TRAITEMENTS AUX ENFANTS. CES GENS SONT DES POUBELLES
AMBULANTES. ILS SONT UNE PREUVE SUPPLÉMENTAIRE QUE LES VALEURS MORALES
DE NOTRE SOCIÉTÉ SONT EN TRAIN DE S'ÉCROULER. »
FRANK KEATING, GOUVERNEUR DE L'OKLAHOMA, LORS DU CONCERT
AU CHAMP DE FOIRE LOCAL
« JE PENSE QU'IL EST TEMPS QUE LA NATION REJETTE MARILYN MANSON. CE QU'ILS
FONT EST DES PLUS DÉGRADANTS. ILS INVITENT LES GENS À TUER ET À VIOLER. OSER
AFFIRMER À UNE ÉPOQUE AUSSI PRÉOCCUPÉE PAR LE HARCÈLEMENT SEXUEL QUE LE
VIOL N'EST PAS TRÈS IMPORTANT - . . . C'EST INCROYABLE ! ET POURTANT ILS SONT EN
TÊTE DES HIT-PARADES ET ROLLING ST0NE EXPI1QUE QUE CE SONT DES GENS TRÈS
CRÉATIFS. MAIS DE QUELLE SORTE DE CRÉATIVITÉ S'AGIT-IL ? »
PAT ROBERSTON, THE 700 CLUB
« DE NOMBREUSES PERSONNES SAVENT QUEL NIVEAU DE DÉBAUCHE MARILYN
MANSON A ATTEINT : PORNOGRAPHIE INFANTILE, SODOMIE, SADOMASOCHISME,
PÉDOPHILIE, SATANISME, ETC. LA POPULATION DU MINNESOTA EN EST CLAIREMENT
TROUBLÉE, MENACÉE ET DÉGOÛTÉE. NOTRE COMMUNAUTÉ MÉRITE MIEUX.
« NOUS ESPÉRONS QU'À L'AVENIR VOUS CHOISIREZ LES ÉVÉNEMENTS CULTURELS
QUE VOUS SPONSORISEZ SUR DES CRITÈRES PLUS RAISONNABLES. PAR AILLEURS,
NOUS PENSONS QUE CE SERAIT UNE EXCELLENTE CHOSE
QUE VOUS ADRESSIEZ DES EXCUSES PUBLIQUES AUX VILLES DE MINNEAPOLIS
ET DE ST PAUL QUI ONT DÛ SUBIR MARILYN MANSON. »
LETTRE DU MINNESOTA FAMILY COUNCIL À UNE CHAÎNE DE SUPERMARCHÉ
« NOUS LUTTONS POUR DIEU CONTRE SATAN. »
FLORENCE HENSELL, DANS UNE LETTRE AU CONSEIL MUNICIPAL D'UTICA
À PROPOS DU CONCERT À L'AUDITORIUM DE LA VILLE
«JE N'AI PAS L'HABITUDE D'INTERFÉRER AVEC LE LIBRE ARBITRE,
MAIS DANS LE CAS PRÉSENT, JE NE COMPRENDS PAS POURQUOI
ON FAIT PAYER LES GENS POUR VOIR CETTE MERDE. »
ALDERMAN RAY CLARK DE CALGARY À PROPOS DU CONCERT AU MAX BELL CENTER
« JE N'AVAIS JAMAIS ENTENDU PARLER D'UN GROUPE APPELÉ MARILYN MANSON
JUSQU'À IL Y A DEUX OU TROIS SEMAINES, LORSQUE J'AI ÉTÉ INONDÉ
DE COUPS DE TÉLÉPHONE, AUSSI BIEN À MON BUREAU QU'À MON DOMICILE,
À PROPOS DU CONCERT QUI A LIEU CE SOIR AU WINGS STADIUM DE KALAMAZOO...
LEUR MESSAGE EST UN APPEL À TUER DIEU, À TUER SES PARENTS ET À SE SUICIDER.
J'AI DISTRIBUÉ À TOUS MES COLLABORATEURS UN ARTICLE DE PRESSE
DANS LEQUEL EST INSCRIT TOUT CE QUE M. MANSON RECONNAÎT AVOIR FAIT SUR
SCÈNE : TOUT TYPE D'ACTES SEXUELS, AINSI QU'UN CERTAIN NOMBRE
DE VULGARITÉS AFIN DE PROMOUVOIR LA VIOLENCE DANS NOTRE SOCIÉTÉ.
NOUS AVONS DONC ÉTÉ AMENÉ À PRENDRE CETTE DÉCISION : TOUTE PERSONNE
DE MOINS DE DIX-HUIT ANS DEVRA ÊTRE ACCOMPAGNÉE DE SES PARENTS. DANS LA SEULE
VILLE DE KALAMAZOO, NOUS AVONS RECUEILLI PLUS DE DIX MILLE LETTRES
POUR PROTESTER CONTRE LA TENUE DE CE CONCERT. »
DALE SHUGGARS, SÉNATEUR DU MICHIGAN
NON DATÉ
Je viens de recevoir un coup de téléphone de mon père. Il était en train de regarder Histoires
vraies d'une patrouille sur l'autoroute et l'un des reportages relatait l'arrestation d'un type qui
était recherché dans tout l'Ohio. Son coffre était rempli d'armes à feu. Il s'agissait d'un chrétien fanatique édenté de vingt-cinq ans qui avait avoué se rendre en Floride pour tuer l'Antéchrist. Cette émission est passée la semaine où nous devions jouer en Floride.
AVRIL 1997
Je suis en train de plier la serviette en papier sur laquelle j'ai fait un brouillon pour expliquer sur MTV l'annulation, contre notre volonté, de notre concert en Caroline du Sud.
« Une fois de plus, les soi-disant serviteurs de Dieu ont confirmé qu'ils n'étaient que des
hypocrites. Ils ont illustré par leur hostilité que l'Église et l'État ressemblent de façon écœurante
à l'Allemagne nazie. Tout le monde en souffre : nous souffrons, nos fans souffrent, la constitution des États-Unis souffre et nos culs bénis de politiciens de droite en Caroline du Sud souffrent parce qu'ils ne peuvent plus cacher à la population qu'ils ne sont que des connards de fascistes. Que peut-on espérer dans un État qui brandit encore le drapeau de la Confédération ?
Vous voulez la révolution ? Vous allez l'avoir. »
10 MAI 1997
Sean McGann, l'un de mes roadies, est mort la nuit dernière. Il avait picolé et a essayé de
descendre en rappel de la passerelle. Mais il avait oublié d'attacher les cordes. Je sais que je n'y
suis pour rien, mais je me sens responsable, car s'il n'avait pas bossé pour moi, il serait sans
doute toujours en vie.
J'ai sans doute vécu une vie relativement tranquille. À part ma chienne Aleusha, c'est la première personne proche de moi qui est morte. Ça me renvoie des années en arrière, lorsque je
voulais tuer Nancy, ainsi que Bratt mon premier bassiste. Ça n'aurait servi à rien. La nature a
toujours le dernier mot. Mais Sean méritait-il ça ?
ANTICHAMBRE, JOUR DE LA FÊTE DES MÈRES, 6 HEURES DU MATIN.
Aujourd'hui, j'ai appelé ma mère et pour la première fois je me suis rendu compte que j'avais
dû être un môme très chiant et qu'elle avait dû en souffrir. Je lui ai dit que je l'aimais. J'ai souvent vu mon père ces derniers temps. Il est venu à plusieurs de mes spectacles. Il semble plus
sensible aux compliments que je ne le suis. Il se balade partout en disant qu'il est le père du Roi
de la Baise. Nous nous entendons beaucoup mieux que lorsque j'étais gamin. Quand les gens
ont commencé à accepter ma démarche, je crois que mes parents ont suivi.
PARIS, LE 29 MAI 1997
Aujourd'hui, j'ai parlé à Snoop Doggy Dogg. Je ne sais pas si on peut appeler ça une conversation, car j'avais beaucoup de mal à comprendre ce qu'il me disait. Je crois qu'il veut collaborer avec moi, d'une manière ou d'une autre ; il a parlé de marijuana aussi.
NEW YORK, LE 15 JUIN 1997
Grâce à notre avocat Paul Cambria, nous avons gagné notre procès contre l'État du New
Jersey, et ce soir nous allons pouvoir jouer à l'OzzFest au Giants Stadium, malgré les objections
de la direction du stade. (C'est amusant parce que j'ai vu le film Larry Flint il y a quelques jours,
et mon copain Edward Norton — le petit ami de Courtney Love — y joue un mélange de Paul
et de différents avocats ayant travaillé sur le procès Hustler.) Bien qu'on parle de cette affaire
toutes les cinq minutes aux informations, je ne suis pas sûr que le public ait été au courant. On
a tout brisé, y compris nous-mêmes, par frustration, pour tenter de les faire sortir de leur apathie. J'ai fini par m'entailler gravement, et le personnel de santé présent n'a pas voulu me recoudre
sur place, pour une histoire d'assurance. Ils voulaient que j'aille à l'hôpital, mais j'ai préféré
rester backstage pour me soûler avec Pantera.
[À SUIVRE]
UNE REQUÊTE A ÉTÉ DÉPOSÉE POUR INTERDIRE LA NEW JERSEY SPORTS EXHIBITION
AUTHORITY ( « NJSEA ») DE PROGRAMMER MARILYN MANSON AU COURS DE LA « OZZFEST 97 »
QUI SE TIENDRA AU GIANTS STADIUM LE 15 JUIN 1997. MARILYN MANSON EST UN GROUPE
DE HEAVY METAL QUE LE NJSEA A JUGÉ INADMISSIBLE. MARILYN MANSON N'AURA PAS LE
DROIT DEJOUER AU GIANTS STADIUM EN RAISON DES BARRAGES CRÉÉS SUITE À LA COLLISION AVEC LES PRINCIPES CONSTITUTIONNELS ET CONTRACTUELS BIEN ÉTABLIS...
LE 18 AVRIL 1997, LE NJSEA A PUBLIÉ UN COMMUNIQUÉ INTITULÉ « DÉCLARATION DU
NJSEA À PROPOS DE MARILYN MANSON ET DE L'OZZFEST ». CE COMMUNIQUÉ DÉCLARAIT
QUE MARILYN MANSON N'AURAIT PAS LE DROIT DE JOUER AU GIANTS STADIUM ET QUE L'OZZFEST SERAIT ANNULÉ POUR CAUSE DE PRÉSENCE DE MARDLYN MANSON À L'AFFICHE...
LE NJSEA PRÉCISE QUE MARILYN MANSON EST RETIRÉ DE L'AFFICHE À CAUSE DES ANTÉCÉDENTS DU GROUPE. D'APRÈS LE NJSEA, LA PRÉSENCE DE CE GROUPE PEUT REPRÉSENTER
DES RISQUES POUR LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET SALIR AINSI LA RÉPUTATION DU NJSEA ET
L'EMPÊCHER PAR LA SUITE D'ÊTRE UN FORUM D'ORGANISATION LUCRATIVE DE CONCERTS...
LA MOTIVATION DU NJSEA EST CONFIRMÉE PAR LA CLAUSE SUR LAQUELLE LE NJSEA
APPUIE SON AUTORITÉ AFIN D'EXCLURE MARILYN MANSON DU CONCERT. DANS LE CONTRAT
QUE SOUMET LE NJSEA, UN ARTISTE PEUT ÊTRE EXCLU POUR « TERRAIN SUJET À OFFENSER
LA MORALE PUBLIQUE, MANQUEMENT AUX PRÉTENTIONS EXIGÉES PAR LA PUBLICITÉ
AUTOUR DE L'ÉVÉNEMENT, VIOLATION DES RESTRICTIONS DANS LE CONTENU DE L'ÉVÉNEMENT, CLAUSES LUES ET APPROUVÉES PAR LES DEUX PARTIES À LA SIGNATURE DE L'ACCORD ». LE SEUL POINT DANS CETTE CHARTE SUR LEQUEL S'APPUIE LE NJSEA EST QUE LE
SPECTACLE DE MARILYN MANSON EST PAR AVANCE SOUPÇONNÉ D'ATTEINTE À LA MORALE
PUBLIQUE. CE QUI SEMBLE ÊTRE LA QUINTESSENCE DES RÉGLEMENTATIONS BASÉES SUR LE
CONTENU.
UN ARGUMENT SUPPLÉMENTAIRE DU NJSEA VEUT QUE LES PROBLÈMES DE SÉCURITÉ
LES AIENT POUSSÉS À REFUSER LA PARTICIPATION DE MARILYN MANSON AU GIANTS STADIUM. MAIS LE NJSEA N'A APPORTÉ AUCUNE PREUVE QUE LA QUESTION DE LA SÉCURITÉ
ÉTAIT LÉGITIME ET NON PAS UN PRÉTEXTE. AU CONTRAIRE, AUCUNE ACTIVITÉ ILLÉGALE
OU VIOLENTE N'A ÉTÉ CONSTATÉE LORS DE L'ACTUELLE TOURNÉE DE MARILYN MANSON.
IL APPARAÎT QUE LES PLAIGNANTS ONT OBÉI AUX REQUÊTES DU NJSEA EN FAVEUR DE
CONCESSIONS AFIN DE RENFORCER LA SÉCURITÉ.
LE NJSEA A AVANCÉ ÉGALEMENT QUE LA PARTICIPATION DE MARILYN MANSON ALLAIT
NUIRE À SA RÉPUTATION ET À SA SOURCE DE REVENUS. PAR CONTRE, LE NJSEA A CONCÉDÉ
APRÈS CONFRONTATION VERBALE QUE LA DÉCISION D'EXCLURE MARILYN MANSON N'ÉTAIT
PAS BASÉE SUR L'ASPECT ÉCONOMIQUE DU SHOW EN QUESTION ; LE SHOW DEVAIT PAR
AVANCE APPORTER DES REVENUS SUBSTANTIELS. PAR CONTRE, LE NJSEA A AFFIRMÉ QU'À
CAUSE DE LA PRÉSENCE DE MARILYN MANSON IL NE POURRAIT SANS DOUTE PLUS UTILISER
LE STADE À L'AVENIR. L'ARGUMENT FOURNI PAR LE NJSEA N'EST PAS SUFFISAMMENT TANGIBLE POUR ÊTRE PERSUASIF. AUCUNE PREUVE ÉCRITE N'EST VERSÉE AU DOSSIER POUR JUSTIFIER CE QUI POURRAIT NUIRE À SA RÉPUTATION. LA COUR SE DÉCLARE DONC NON
CONVAINCUE.
DE PLUS, IL APPARAÎT QUE LA REQUÊTE DU NJSEA DEMANDANT À TOUS LES ARTISTES DE
SIGNER UN CONTRAT AUTORISANT LE NJSEA À CONTRÔLER LA MORALITÉ DES CONCERTS
NE LEUR PERMET PAS DE RESTREINDRE L'ACCÈS, MÊME À UN FORUM PRIVÉ. IL PARAÎT CLAIREMENT DÉRAISONNABLE QUE LE GIANTS STADIUM ACCUEILLE TOUT UN CONCERT DE
GROUPES DE HEAVY METAL À L'EXCEPTION D'UN SEUL - MARILYN MANSON - QUI N'A
DÉMONTRÉ AUCUNE PROPENSION À COMMETTRE DES ACTIVITÉS ILLÉGALES SUR SCÈNE.
PAR CONSÉQUENT, LE NJSEA NE SOUFFRIRA AUCUN PRÉJUDICE IRRÉPARABLE EN AUTORISANT MARILYN MANSON À JOUER AU GIANTS STADIUM...
LE 7 MAI, IL A ÉTÉ ORDONNÉ QUE, EN ATTENDANT UNE AUDITION CONCERNANT UNE
DEMANDE D'INJONCTION PERMANENTE, LE NJSEA EST PRÉLIMINAIREMENT ENJOINT ET
CONTRAINT À NE PAS INTERDIRE LES PLAIGNANTS DE PRÉSENTER AU CONCERT LEUR SHOW
« MARILYN MANSON » AU GIANTS STADIUM LE 15 JUIN 1997.
DÉCISION RENDUE PAR LA COUR DE PREMIÈRE INSTANCE
DU NEW JERSEY, CONFIRMANT LE DROIT DU PLAIGNANT MARILYN
MANSON, INC. ET AUTRES DE JOUER AU CONCERT « OZZFEST »
AU GIANTS STADIUM, QUI AVAIT ÉTÉ ANNULÉ PAR L'ACCUSÉ LE NJSEA
NEW YORK [SUITE]
Il m'a ramené, ainsi que Twiggy et Pogo, dans sa maison de Dallas. Après avoir fait le
tour des boîtes de strip-tease et s'être comportés comme les gens qui ont un autocollant « Je
' suis un rebelle » sur leur voiture sont censés le faire, je me rappelle vaguement que quelqu'un
m'a glissé un acide dans la bouche et que je me suis réveillé dans une poubelle en essayant
d'empêcher un porc de me chier dessus.
CHICAGO, LE 19 JUIN 1997
J'espérais que le public de l'OzzFest serait plus large d'esprit. C'est le type de public qui
a grandi avec des groupes comme Black Sabbath et Alice Cooper, bref, des groupes qui se
donnaient plus sur scène que la moyenne des groupes de rock and roll. Mais jusque-là, ce
n'est qu'une bande de trous du cul habituels, bourrés et intimidés tellement ils sont embrouillés
et veulent (peut-être) baiser avec moi, ce qui les emmerde vraiment. C'est une impression
étrange, je pense que je commence à aimer ça. Ça fait un bout de temps que nous ne sommes
pas passés en tête d'affiche. Parfois une foule comme celle-là, qui me déteste autant, est aussi
bonne qu'une foule qui m'adore : cela me donne envie de donner le meilleur de moi-même.
TORONTO, LE 31 JUILLET 1997
Aujourd'hui, la police m'a prévenu que, si je chantais la chanson de Patti Smith Rock and
Roll Nigger, je serais immédiatement arrêté pour incitation à la haine raciale. Pour déconner
avec ces crétins, je me suis rendu à leur convocation accompagné d'un ami noir, Corey, et
d'Aaron, mon garde du corps. J'avais un képi de flic sur la tête et j'ai demandé à l'officier de
police ce qui le dérangeait dans notre spectacle. Nerveusement, il a feuilleté ses notes et m'a
dit : « Il y a une chanson en particulier », comme s'il ne savait plus de laquelle il s'agissait. Il
finit par marmonner Rock and Roll Nigger, surtout pour ne pas offenser Corey qui semble
vouloir démonter tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à un Blanc. Je me suis senti
obligé de lui expliquer que ce n'était pas moi, mais Patti Smith qui avait écrit cette chanson,
et qu'elle y dénonce justement la mise à l'écart et la discrimination des gens pour leurs idées,
leurs croyances ou leur art — ce que ce trou du cul était justement en train de faire. Comme
il ne semblait toujours pas comprendre, je me suis contenté de lui signifier que j'allais jouer
ce titre et qu'on verrait bien ce qu'il se passerait après.
Bien que je lui aie affirmé que le show n'allait pas être modifié, j'en ai tout de même changé
quelques petits trucs. J'ai enfilé un uniforme de policier, avec un badge qu'un fan m'avait
offert et qui avait appartenu à un flic mort en service. J'ai également invité Corey sur scène
pour chanter, particulièrement les phrases dans lesquelles était cité le mot nègre.
Pour le rappel et avant de commencer à chanter, j'ai fait cette déclaration au public : « Je
vais vous raconter un truc qui vient de m'arriver. Il y a une chanson qui a été écrite il y a vingt
ans par une femme qui s'appelle Patti Smith. Deux flics blancs sont venus me voir et m'ont
dit : «Vous ne pouvez pas chanter cette chanson.» Ils m'ont dit que c'était une chanson contre
les gens de couleur. C'est pourquoi je tiens à expliquer à ces deux idiots crétinisants que ce
titre parle de gens comme vous et moi, de gens qu'ils discriminent pour ce qu'ils sont. Comme
ils nous ont discriminés aujourd'hui. Et ils sont incapables de comprendre. Ce sont vraiment
des connards de première. Je dédie cette chanson aux forces de police canadiennes. »
Tout le monde s'est rendu compte, le public comme le groupe, que personne ne haïssait
les « nègres ». Par contre, nous haïssions tous les flics. Je n'ai pas été arrêté, je n'ai même pas
eu d'amende. Peut-être n'écoutaient-ils pas ? Ils devaient être plus occupés à chercher des
brosses dans les toilettes pour nous les mettre dans le cul.
PORTUGAL, SEPTEMBRE 1997
Des tas de gens pourraient faire ce que je fais, même underground. C'est ce que nous avons
fait pendant des années et personne ne faisait attention à nous. C'est uniquement lorsqu'on
entre dans les foyers que les gens s'intéressent. Mais ce que nous avons fait sur scène,
avec des bannières fascistes, les Bibles déchirées, la neige qui tombait du ciel, toutes les
. choses merveilleuses : le message est quand même plus sujet à controverse que de se mettre
à poil ou de tuer des chiens sur scène parce que c'est trop puissant et significatif. Je suis
fier, parce que au départ je n'osais pas le faire. Je ne savais pas si je pouvais m'en sortir.
J'aurais pu être démoli. Je me souviens de la première fois où nous avons fait écouter l'album à Jimmy [Lovine, le patron d'Interscope Records], il nous a dit : « C'est le meilleur
album de rock écrit depuis dix ans. Mais je ne veux pas que vous partiez sur de mauvaises bases, car personne ne va l'écouter. N'importe qui peut vendre 700 000 albums.
Sortez de votre garage. » Je lui ai répondu que la chose la plus importante pour moi était
d'avoir écrit des chansons que les gens chanteront, et dont ils se souviendront. Nous
avons pénétré le système d'une manière inattendue et ça, c'était une forme d'expression
artistique en soi.
BRÉSIL, SEPTEMBRE 1997
J'ai ouvert un biscuit chinois dans lequel la devise était : « Lorsque tous vos souhaits
auront été réalisés, nombreux seront les rêves qui s'écrouleront. » Bien, j'ai obtenu tout
ce que je voulais. Nous sommes le plus grand groupe des États-Unis. Nous avons reçu
des disques de platine. Nous avons fait la couverture de Rolling Stone, ce que Dr Hook
n'a jamais réussi à obtenir. Mais en chemin j'ai réussi à détruire et perdre tout ce que j'aimais. Le monde me regarde comme moi je regardais mon grand-père. J'espère qu'ils
apprécient ce qu'ils voient, parce que moi, oui.
Je me sens comme un mélange d'Elvis Presley, de Jack Warner et du révérend Ernest
Angley, et ça me trouble. À force de bâtir mon succès sur mes échecs, je suis devenu ce
qui me faisait peur.
MEXICO, LE 17 SEPTEMBRE 1997
Le show de ce soir a été un véritable désastre, un soulagement, un fiasco, un combat
sans vainqueur, un mauvais trip. Twiggy s'est éclaté la main sur le dernier morceau de ce
tout dernier show en explosant sa basse. C'était l'illustration parfaite du rock and roll,
de ce que nous représentions. Nous avons vraiment progressé au cours de cette année et
je suis content que ça soit terminé. Je vois déjà l'Amérique, Nothing Records, nos amis
ainsi que les médias affirmer que nous sommes au sommet de notre carrière. Malheureusement pour eux, cela ne fait que commencer.
REMERCIEMENTS
Muscular
Inferior Hemorrhoidal.
Perineal.
Dorsal Artery
Artery of the Urethral Bulb.
Urethral.
Deep Artery of the Penis.
of the Penis.
FIG. 561—The superficial branches of the internal pudendal artery.
MERCI À ALEUSHA, ALYSSA, ANDREW ET SUZIE, LE RÉVÉREND ERNEST
ANGLEY, FIONA APPLE, TOM ARNOLD, DANIEL ASH, ASIA,
BIG DARLA, BLANCHE BARTON, SEAN BEAVAN, MRS. BURDICK,
PAUL CAMBRIA, CARL, CASEY, CHAD, CAROLYN COLE, COREY,
BILLY CORGAN, KEITH COST, JOHN CROWELL ET SON FRÈRE, DAVE,
FREDDY DEMANN, AARON DILKS, DIMEBAG DARRELL, EDEN,
COREY FELDMAN, ROBIN FINCK, FLAVOR FLAV, FRANKIE, FROG,
MICHELLE GILL, JOHN GLAZER, SHERMAN HELMSLEY, JIMMY IOVINE,
JAY ET TIM, JOHN JACOBAS, JENNA JAMESON, JEANINE, JEBEDIAH,
JENNIFER, JESSICKA, JONATHAN, JACK KEARNIE, AU TROU DE BALLE DE
KELLY, BILL KENNEDY, RICHARD KENT, MARY BETH KROGER, XERXES
SATAN LAVEY, LENNY, MR. LIFTO, LISA, TRACI LORDS, LOUISE, COURTNEY
LOVE, DAVID LYNCH, LYNN, JOHN A. MALM JR., MARIE, MARK,
ROSE MC GOWAN, MISSI, MAÎTRESSE BARBARA, NANCY,
CRÉDITS PHOTOS
p. ii
Floria Sigismondi
p. xiii
Dean Karr
p. 43
Floria Sigismondi
pp. 74-75
Dean Karr
p. 77
Dean Karr
p. 103
Joseph Cultice
p. 112
Joseph Cultice
p. 127
JefferyWeiss
pp. 128-129 Joseph Cultice
p. 151
Jim Lanza
p. 156
Kevin Mazur
p. 157
Joseph Cultice
pp. 166-167 Blanche Barton
p. 184
Joseph Cultice
pp. 204-205 Dean Karr
p.
p.
p.
p.
p.
p.
p.
p.
207
208
212
214
222
229
239
264
p. 268
p. 270
p. 271
Dean Karr
Myk Mishoe
Floria Sigismondi
Dean Karr
Dean Karr
Dean Karr
Joseph Cultice
Jen Syme (Navarro), Jim
Lanza (Papa et Zepp ;
Cambria et les autres),
Melissa Au der Maur (Corgan), Jim Lanza (Ozzy)
Jim Lanza
Dean Karr
Joseph Cultice
CAHIER PHOTOS COULEURS
p.
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p.
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p.
FiG. 911.—Front of left eye with eyelids separated to show
medial canthus.
1
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Joseph Cultice
Joseph Cultice
Dean Karr
Joseph Cultice
Joseph Cultice
Dean Karr
Bob Mussell
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Joseph Cultice
Dean Karr
Dean Karr
Jim Lanza
Dean Karr
Dean Karr
Bob Mussell
Toutes les autres photos font partie de la collection privée de l'auteur.
Les illustrations page iv, tirées de L'Enfer de La Divine Comédie de Dante Alighieri,
sont d'Allen Mandelbaum (1980). Avec l'aimable autorisation de Bantam Books, division de Bantam Doubleday Dell Publishing Group, Inc.
MARILYN MANSON FAMILY
25935 DÉTROIT RD., SUITE #329

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