Suis-je responsable de ce dont je n`ai pas conscience

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Suis-je responsable de ce dont je n`ai pas conscience
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Sujet : Suis-je responsable de ce dont je n'ai pas conscience ?
LE TRAVAIL DE PREPARATION DE LA DISSERTATION
I - LECTURE DU SUJET
1. Rechercher les mots clés et les concepts essentiels
-
Deux termes sont ici mis en relation : être responsable de quelque chose, ne pas avoir
conscience de cette même chose. On nous demande s'ils sont compatibles ou non. Le
terme directeur est celui de responsabilité.
2. Analyse des termes (sens, étymologie) et des expressions, dans le contexte du sujet.
-
Etre responsable de : être l'auteur d'un acte issu d'une libre décision; répondre de ses
actes, les assumer, s'en reconnaître l'auteur.
-
Ne pas avoir conscience de : ne pas se rendre compte, ne pas remarquer, ne pas savoir,
avoir perdu conscience.
3. Inventaire conceptuel (utiliser le dictionnaire de J. Russ, fort utile pour ce travail) :
Termes voisins
Termes opposés
Termes en
dépendance
relation
Responsabilité
Liberté, conscience, dignité,
imputabilité, intention
Nécessité, innocence,
aliénation
de Action, décision, culpabilité,
justice, devoir, obligation
Inconscience ou inconscient
Ignorance, irréfléchi
Conscient, réfléchi, savoir,
connaissance
Conscience, liberté, choix,
volonté
4. Résultats de la lecture : sens global du sujet (reformulation synthétique su sujet).
-
La signification du sujet est la suivante : puis-je être l'auteur d'un acte dont j'ignore les
causes et les conséquences, dont je ne me rends pas compte et qui n'est pas le fruit d'une
libre décision ?
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II - LA PROBLEMATIQUE
1. Significations, sous-entendus, présupposés du sujet
-
Se poser toujours la question à propos du sujet : pourquoi me pose-t-on cette question?
-
Répondre de quelque chose ou de quelqu'un suppose décision, consentement, c'est-à-dire
conscience. La responsabilité relève de la conscience d'un sujet qui perçoit et accepte les
conséquences de ses actes. Pourtant, il est des situations où cette conscience semble
quelque peu atténuée, voire abolie (exemples de la débilité mentale, de la perte de
connaissance, de l'oubli, de l'ignorance, etc.), au point que la responsabilité du sujet
pourrait être supprimée ou annulée. Peut-on, par exemple, considérer comme responsable
une personne qui n'avait pas conscience des risques encourus, ou qui a agi sous l'emprise
de la colère, de la passion amoureuse ?
-
Qu’est-ce qui est supposé dans la question ? Quels sont les sous-entendus de
l’énoncé ? La question sous-entend que la non conscience d'une chose, d'un état, d'une
situation pourrait constituer un motif d'irresponsabilité – civile, pénale et / ou morale – et
que seul l'auteur d'un acte issu d'une libre décision est responsable. Pourtant, le motif de
l'inconscience peut être difficile à établir et peut même constituer une excuse facile, une
forme de mauvaise foi. La question posée nous invite donc à réfléchir sur une évidence
apparente (n'est responsable que celui qui est conscient de ce qu'il fait) : ne sommes-nous
pas responsables de notre non conscience ou de notre inconscience ?
2. Recherche du domaine d’étude où le sujet prend sens
-
Domaines concrets : juridique (on distinguera la responsabilité civile et la responsabilité
pénale), moral.
3. Questionnement du sujet
-
Comment pourrais-je prendre une décision libre sans en avoir conscience ? Ne peut-on
pas distinguer différents niveaux ou degrés de conscience qui impliqueraient ou non la
responsabilité de l'agent ? Ainsi, sommes-nous responsables pour un acte consécutif à
une perte de conscience ? Suis-je véritablement l'auteur d'un acte dont j'ignorais les
causes et les conséquences possibles ? Suis-je, enfin, responsable d'un acte provoqué par
mon inconscient ? N'y a-t-il pas un devoir de conscience, de sorte que je serais
responsable de mon absence de conscience ? Mais de quelle responsabilité parlons-nous
? S'agit-il de la responsabilité civile, pénale ou bien morale ?
4. Choix du problème fondamental
-
Ces multiples interrogations débouchent sur une question, une énigme, une aporie
fondamentales : la question posée renvoie au problème des conditions d'imputabilité de
nos actes et omissions. Si l'expression " ne pas avoir conscience " signifie la perte de la
liberté, la question de la responsabilité devient celle de la légitimité ou de l'illégitimité de
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cette perte. La perte de ma conscience et de ma liberté est-elle due à un empêchement, à
une défaillance, à une contrainte subie ou à une faiblesse consentie ?
5. Détermination de l’enjeu (l’enjeu est le gain de pensée apporté par la formulation d’un
problème; de la solution que nous choisissons au problème philosophique défini précédemment
dépendent des choix de vie fondamentaux)
-
Il y va de notre liberté et de notre dignité : ne sommes-nous pas responsables de notre
propre inconscience ? Si tel n'est pas le cas, est-ce que je ne risque pas d'arguer de ce
manque de conscience pour fuir mes responsabilités ? Et le motif d'irresponsabilité ne me
retire-t-il pas, d'un certaine façon, mon humanité ?
6. Choix de l’idée directrice devant guider la dissertation
-
Nous tenterons de montrer que je puis être responsable, dans certaines circonstances, de
ce dont je n'ai pas conscience.
7. Plan détaillé :
a) Choix du type de plan : plan progressif. Passer en revue les situations où l'expression " ne pas
avoir conscience de " pourrait avoir un sens et se demander, à chaque fois, si elles peuvent
exclure que je sois l'auteur de l'acte dont je n'ai pas conscience. Montrer que les critères de la
responsabilité peuvent varier en fonction des situations. Distinguer différentes formes de
responsabilité.
b) Etablissement du plan détaillé (Cf. Rédaction)
INTRODUCTION
1) Légitimité de la question
- Partir d'un exemple : l'automobiliste qui perd conscience au volant, victime d'un malaise : estil responsable de l'accident qu'il provoque ? Il semble que non puisque la perte de conscience a
fait plutôt de lui une victime. Mais sa responsabilité n’est- elle pas avérée si le malaise en
question est dû à une consommation excessive d'alcool ? L'automobiliste n’est- il pas en quelque
sorte responsable de sa perte momentanée de conscience ?
2) Position du sujet
- Aussi suis-je responsable de ce dont je n'ai pas conscience ?
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3) Analyse des termes du sujet (utiliser le travail de préparation)
- On nous demande de dire si les termes " être responsable de quelque chose " et " ne pas avoir
conscience de cette même chose " sont compatibles. Les deux termes apparaissent à première vue
incompatibles : être responsable de quelque chose, c'est être l'auteur d'un acte issu d'une libre
décision, c'est répondre de ses actes, les assumer, s'en reconnaître l'auteur. Comment pourrionsnous être responsables de quelque chose dont nous ne nous rendons pas compte, que nous
ignorons tout à fait et pour lequel nous ne savons que nous en sommes l'auteur ? Puis-je être
l'auteur d'un acte dont j'ignore les causes et les conséquences, dont je ne me rends pas compte et
qui n'est pas le fruit d'une libre décision?
4) Problématique
Questionnement (présupposés du sujet, implications…)
- Ne pas avoir conscience d'une chose serait un état, une situation qui pourrait supprimer, annuler
ma responsabilité inhérente à une chose, une responsabilité qu'il faudrait d'abord envisager avant
de l'exclure. De quel genre de chose peut-il s'agir ici qui soit à la fois de nature à engager ma
responsabilité et telle que je pourrais ne pas en avoir conscience ? Comment pourrais-je prendre
une décision libre sans en avoir conscience ? Pourtant, le motif de l'inconscience peut être
difficile à établir et peut même constituer une excuse facile, une forme de mauvaise foi. Ne
sommes-nous pas alors responsables de notre non conscience ou de notre inconscience ?
Problème
- La question posée renvoie au problème des conditions d'imputabilité de nos actes et omissions.
Si l'expression " ne pas avoir conscience " signifie la perte de la liberté, la question de la
responsabilité devient celle de la légitimité ou de l'illégitimité de cette perte. La perte de ma
conscience et de ma liberté est-elle due à un empêchement, à une défaillance, à une contrainte
subie ou à une faiblesse consentie ?
Enjeu
- Il en va de notre liberté et de notre dignité : ne sommes-nous pas responsables de notre propre
inconscience ? Si tel n'est pas le cas, est-ce que je ne risque pas d'arguer de ce manque de
conscience pour fuir mes responsabilités ? Et le motif d'irresponsabilité ne me retire-t-il pas,
d’une certaine façon, mon humanité ?
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DEVELOPPEMENT
I)
Je ne suis pas responsable de ce dont je n'ai pas conscience
- 1ère idée : la notion de responsabilité concerne essentiellement l'auteur d'un acte issu d'une
libre décision. Puis-je être l'auteur d'un acte dont je n'ai pas conscience ? A première vue, non :
comment pourrais-je prendre une décision libre sans en avoir conscience ? Je ne serais donc
responsable que ce dont j'aurais conscience.
A) Responsabilité, conscience et liberté
- Partons d'abord de l'étymologie du mot responsable qui nous donne une première indication. "
Responsabilité : obligation de répondre, d'être garant de certains actes "(Littré) ". Si l'on remonte
au latin, Respondeo a le même sens qu'en français : " faire une réponse ", " se montrer digne
de…, être à la hauteur ". Le préfixe Re indique que l'action concerne deux acteurs : on répond à
un appel, à une sommation; il y a donc une personne, une valeur, une institution, qui nous mettent
en demeure, moralement, juridiquement, de " répondre ". Est donc responsable celui qui a à
répondre de lui-même, de quelque chose, de quelqu'un, comme on doit répondre à l'appel de
son nom : me voici, c'est bien moi, je sors du rang et je me présente.
- Ainsi n'y a-t-il pas de responsabilité cachée : elle ne peut se taire qu'aussi longtemps qu'elle n'est
pas appelée. Pour dire : " Je ne suis pas responsable ", il faut d'abord faire face à la question : "
Qui a ou aura fait cela ? ". Exemple : un accident est provoqué par une construction mécanique.
Qui encourt la responsabilité ? Le propriétaire de l'engin ? Mais ce dernier peut rejeter la
responsabilité initiale sur le constructeur, qui à son tour pourrait exhiber un certificat délivré par
quelque commission de contrôle attestant le bon fonctionnement de l'engin en question.
- Tout au long de cette chaîne, on recherche celui qui est l'auteur de l'acte ayant entraîné
l'événement constaté, dommageable et demandant réparation. La responsabilité concerne donc,
en premier lieu, l'auteur d'un acte issu d'une libre décision. Il semble, en effet, que nous ne
soyons pas seulement responsables des actes que nous avons directement commis. Le droit, par
exemple, ne reconnaît pas un criminel qui tue en état de folie comme responsable de son acte,
tandis que les parents sont, aux yeux de la loi, responsables des actes de leurs enfants. Plusieurs
conséquences découlent de cette affirmation.
- La première est que la liberté fonde la responsabilité. En effet, répondre d'un bien laissé en
garde, d'une dette, d'un hôte, d'un enfant, etc., c'est s'en porter garant, ce qui suppose décision ou
consentement, c'est-à-dire engagement d'un sujet qui se charge d'un souci, d'un devoir. Etre
libre, c'est être en mesure d'assumer l'ensemble de ses actes; être responsable, c'est pouvoir
répondre de ceux-ci, du fait de cette liberté dont ils témoignent.
- La deuxième est le lien originaire qui existe entre liberté et responsabilité. Pas de liberté sans
responsabilité. Du même coup que la liberté est donnée, ou conquise, elle est ainsi rattachée au
souci de l'autre, au devoir que nous avons envers autrui. Exemple du bouddhisme : l'être sauvé de
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la mort passe à la charge de son sauveteur, à qui il doit une seconde fois la vie. Si la liberté venait
à se défaire de la responsabilité, elle irait infailliblement vers le crime ou la folie.
- La troisième, enfin, est que la responsabilité relève de la conscience d'un sujet qui perçoit et
accepte les conséquences de ses actes. Ceci suppose que les conséquences soient, au moins
partiellement, prévisibles et que le sujet ait la possibilité d'appréhender la portée de son acte. Ici
le souci des répercussions de nos actes est l'affaire de la raison et de l'intelligence.
B) Les différents types de responsabilité
- La question : " sommes-nous responsables de ce dont nous n'avons pas conscience ? ", nous
invite à envisager différents types de responsabilité. Et ce n'est qu'à partir d'une élucidation des
critères de la responsabilité que l'on pourra passer en revue différentes situations où l'expression "
ne pas avoir conscience " semble jouer et voir si, à chaque fois, je puis être considéré comme
l'auteur de l'acte " inconscient ". Ces critères de responsabilité varient selon que l'on envisage la
responsabilité civile, pénale et morale.
- Quand suis-je responsable d'un acte sur le plan civil ? La responsabilité civile est l'obligation,
déterminée par la loi, de réparer les torts faits à autrui, soit de son fait propre, soit du fait de ceux
dont l'agent doit répondre (enfants mineurs, domestiques, apprentis, élèves, etc.) et des choses
dont il est propriétaire (dégâts chez un voisin par une fuite d'eau, par exemple). Le droit civil fait
prévaloir la causalité : il faut établir un lien de consécution entre l'acte et le préjudice, l'intention
important peu. Je suis donc responsable d'un acte dont je ne suis pas forcément l'auteur
direct et conscient.
- Quand suis-je responsable d'un acte sur le plan pénal ? La responsabilité pénale est celle
qu'encourt celui qui peut être poursuivi pour une infraction – contravention, délit ou crime. Dans
le droit pénal, à la différence du droit civil, c'est l'acte lui-même qui est mis en cause, dans ses
motivations plus que dans ses conséquences. L'intention coupable, que les juristes appellent le
"dol", peut suffire à qualifier le délit. " Il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le
commettre " (Nouveau code pénal, Article 121-3). Le comportement fautif est celui qui a été fait
sciemment, volontairement ou de mauvaise foi. Par exemple, si je sors en laissant la clé sur la
porte et qu'un cambrioleur y pénètre, je serai fautif au regard de l'assurance, mais le cambrioleur
pourra être poursuivi au pénal, même s'il n'a rien trouvé à voler.
- La responsabilité pénale engage la responsabilité morale, si l'on entend par responsabilité
morale la solidarité de la personne humaine avec ses actes, qui s'en reconnaît l'auteur et qui en
assume le mérite ou le blâme. La responsabilité morale, qui implique conscience et liberté chez
l'agent, est la condition de l'obligation juridique. Le droit pénal cerne donc la responsabilité en
recherchant les motivations et le degré de conscience de l'inculpé. Toutefois, le code pénal admet
des " causes d'irresponsabilité ou d'atténuation de la responsabilité " (ibid., Article 122-1) une
absence de responsabilité si l'auteur a agi sans discernement et sans volonté de commettre son
acte, sous la contrainte ou en état de démence : " N'est pas pénalement responsable la personne
qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son
discernement ou le contrôle de ses actes. " Le mineur de treize ans, le débile mental, le " fou "
(mais non l'alcoolique) sont exonérés et confiés à des thérapeutiques appropriées.
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- Précisons toutefois que si la responsabilité pénale est censée présupposer la responsabilité
morale, elle ne présuppose pas la culpabilité morale. En effet, les actes légalement illicites ne le
sont pas forcément d'un point de vue moral : la loi peut interdire la mendicité, par exemple, mais
le fait de mendier n'est pas forcément blâmable. " Responsable, mais non coupable ! ", comme le
déclara Georgina Dufoix lorsqu'éclata le scandale du sang contaminé en 1992 et 1993 ? En droit
civil, on peut être reconnu responsable sans être coupable; mais en droit pénal, on ne peut être
tenu pour responsable que si l'on est coupable. L'article 1382 du Code civil est clair : " Chacun
est responsable du dommage qu'il a causé, non seulement par son fait, mais encore par sa
négligence ou son imprudence ". Le propriétaire d'un pot de fleurs en équilibre sur le bord d'une
fenêtre est tenu pour responsable si un coup de vent précipite le pot sur la tête d'un passant – il est
responsable, mais non coupable; il est coupable, en revanche, s'il a intentionnellement lancé le
pot sur son voisin.
- Je ne suis donc pas responsable, sur le plan pénal et moral, de ce dont je n'ai pas conscience, si
ne pas " avoir conscience " signifie agir sans discernement, par une contrainte interne
irrépressible, dans l'ignorance du sens et des conséquences des actes. Dans ce cas, le sujet ne
peut être véritablement considéré comme l'auteur de ses actes.
- Le fait d'être responsable de ses actes signifie donc qu'on possède des capacités volitives et
cognitives suffisantes pour se voir imputer tel acte particulier. Un agent est responsable si son
comportement est un acte (un mouvement corporel intentionnel et non un mouvement subi,
effet d'une cause externe, comme la force physique exercée par autrui) et s'il est conscient de ce
qu'il fait. En clair, un agent est responsable d'un acte particulier s'il y a eu de sa part un
engagement volitif (le comportement est volontaire) et cognitif (il est conscient de son acte)
minimal. Mais est-il nécessaire, pour être responsable de son acte, d'agir de bon gré, d'y adhérer
intérieurement et d'en vouloir les conséquences ?
C) Le principe de l'engagement minimal et ses conséquences
- Qu'en est-il alors des abstentions et de leurs conséquences, c'est-à-dire des événements qu'on
aurait pu empêcher en intervenant dans le cours des choses (" si j'avais su…") ? Le principe de
l'engagement minimal évoqué précédemment implique qu'on est responsable de ses abstentions
intentionnelles (par exemple, ne pas avoir porté secours à une personne en danger), ainsi que des
conséquences qui en découlent (la personne que je n'ai pas aidée décède). Toutefois, on ne l'est
pas toujours des mouvements corporels subis (exemple du carambolage : on me rentre dedans et
j'endommage ainsi à mon tour la voiture qui se situe juste devant la mienne), des abstentions non
intentionnelles et des conséquences d'une action ou d'une abstention qu'on n'a ni voulues ni
prévues.
- Dès lors, on peut parler véritablement d'un engagement volitif et cognitif minimal, en ce sens
qu'il n'est pas nécessaire qu'on ait désiré ou voulu les conséquences de son acte pour en être
responsable. Ainsi sommes-nous responsables des actes accomplis sous la menace car, s'il est
vrai que dans ce cas on agit à contrecoeur, on agit malgré tout intentionnellement, dans un but
précis : éviter qu'autrui réalise le mal dont il nous menace.
- Le fait d'être responsable d'un acte ne signifie pas qu'on doive pour autant être blâmé ou loué.
On a souvent tendance à confondre jugement de responsabilité et jugement normatif (" c'est bien,
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c'est mal "), et à " psychologiser " à outrance les causes de justification. C'est ce que montre le
cas de la contrainte : dans certaines situations extrêmes, en effet, où l'agent est exposé à une
menace ayant perturbé ou aboli son pouvoir de décision (des situations de panique, d'effroi, par
exemple), il pourrait y avoir irresponsabilité momentanée; mais si on excuse ici l'agent, ce n'est
point parce qu'il n'est pas responsable de sa décision, au sens du principe de l'engagement
minimal, mais parce qu'on estime que, face à certaines alternatives et vu certaines circonstances,
on ne peut exiger de lui de résister à la menace.
- Exemple de la légitime défense, autre cause d'irresponsabilité pénale : " N'est pas responsable la
personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même
temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d'elle-même ou d'autrui, sauf s'il
y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l'atteinte " (ibid., Article
122-5).
TRANSITION
- Il apparaît donc que la responsabilité, qu'elle soit civile, pénale ou morale, ressortit à la
conscience et à un engagement volitif minimal, de sorte que nous ne saurions être responsable
que ce dont nous avons conscience. Une personne n'est, dès lors, véritablement responsable que
s'il y a eu de sa part " intention coupable ", si elle a accompli l'acte intentionnellement et en
connaissance de sa nature illicite. Dans ce cas et dans ce cas seul, l'agent serait moralement et
pénalement responsable de son acte. Du coup, la non conscience d'un acte pourrait constituer un
motif d'irresponsabilité. Mais est-ce aussi simple ? Est-il certain que nous ne saurions être
responsable de ce dont nous n'avons pas conscience ?
II) Responsabilité, inconscience et ignorance
- Il nous a d'abord paru évident que responsabilité et conscience n'allaient pas l'une sans l'autre :
comment pourrais-je prendre une décision libre sans en avoir conscience ? Prenons maintenant
plus justement l'expression même du sujet : " ne pas avoir conscience ", et essayons de passer en
revue les expressions comparables, correspondant à des situations différentes les unes des autres,
et voyons chaque fois si elles peuvent exclure que je sois l'auteur de l'acte dont " je n'ai pas
conscience ".
A) La perte de conscience
- A son degré le plus négatif (" je n'ai pas "), l'expression peut signifier l'état consécutif à une
perte de conscience. Par exemple, la perte de conscience de l'automobiliste au volant, frappé d'un
malaise subit qui le prive de tout contrôle de sa conduite et provoque un accident. Est-il dans ce
cas l'auteur de l'accident ?
- A première vue non, sur un plan pénal et moral : il semble que l'automobiliste en question soit
l'instrument de l'accident et de la perte de conscience, le lieu de passage d'un événement qui s'est
produit sans qu'il l'ait décidé et dont il peut du reste être lui-même la victime. L'automobiliste
parlera alors d'un malaise imprévisible à titre de motif d'irresponsabilité. Les critères de la
responsabilité que nous avons évoqués précédemment ne concerneraient nullement ce cas de
figure puisque la perte de conscience abolit tout contrôle de ses actes et de leurs conséquences.
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- On pourra toutefois refuser cette excuse, si l'on peut établir que le malaise ponctuel est lié à un
excès récent (la consommation abusive de produits psychotropes – alcool, drogues, médicaments,
etc.) ou à une maladie porteuse de risques. Si l'on cherche le commencement de l'acte qui a
conduit à l'accident, en remontant la chaîne des événements au cours desquels il s'est construit
jusqu'à ce qu'on trouve l'auteur, on le trouvera au moment où, par une libre décision,
l'automobiliste a, malgré le risque, pris le volant de sa voiture.
- Où l'on voit que nous pouvons être responsable de ce dont nous n'avons pas conscience, dès lors
que la perte de conscience est due, en amont, à un choix, c'est-à-dire à un projet libre. Pour que la
cause d'irresponsabilité pût être invoquée, encore faudrait-il démontrer que la perte de
conscience, à l'origine d'un acte délictueux, n'était pas le fruit d'un libre décret de l'agent mais
d'une nécessité indépendante de sa volonté (maladie, par exemple). Aussi convient-il d'envisager,
pour répondre à la question posée, le problème de la responsabilité et de l'ignorance.
B) Responsabilité et prévoyance
- Imaginons à présent que l'automobiliste dise pour se défausser de sa responsabilité : " Je n'avais
pas conscience des risques encourus en prenant ma voiture ". " Je n'avais pas conscience de… "
est ici proche de " je ne savais pas " : " Je ne savais pas la gravité de ma maladie ". L'ignorance
peut-elle être considérée comme un motif d'irresponsabilité ?
- D'abord, ce sens possible de " ne pas avoir conscience " : " Ne pas être suffisamment éclairé sur
les conséquences possibles de mon acte présent ", est susceptible d'une gradation infinie selon les
cas : depuis celui du débile mental, qu'on reconnaîtra à ce titre irresponsable, en passant par
l'enfant, dont la responsabilité est déléguée aux parents ou à un tuteur, ce qui montre qu'il n'est
pas libre et pour cette raison ne peut être à proprement parler l'auteur de ses actes, jusqu'à
l'ignorant appelé à remplir une fonction pour laquelle il n'est pas compétent. Dans le cas de
l'incompétent, la recherche de la responsabilité pourrait d'ailleurs conduire à celui qui l'a nommé
pour exercer cette fonction.
- Tout acte ouvre ainsi un risque auquel correspond un devoir de prévoyance. Il existe, en effet,
une prévision négative : il y a des choses à ne pas faire, des risques à ne pas prendre, quelles que
soient les circonstances : "…lorsque la loi le prévoit, il y a délit en cas d'imprudence, de
négligence ou de mise en danger délibérée de la personne d'autrui " (ibid., Article 121-3). On
ignore certes ce qui peut arriver mais on doit savoir ce qui ne doit pas arriver. On sait que
telle négligence comporte un certain nombre de risques d'accidents qui sont répertoriés : par
exemple, ne pas éclairer suffisamment l'atelier où l'on travaille, c'est prendre une responsabilité à
l'égard de soi-même et des autres. Nombre d'accidents qui sont mis sur le compte du hasard, de la
fatalité, auraient été évités si les garanties et précautions de rigueur avaient été respectées.
- Il peut donc y avoir responsabilité à l'égard d'actes dont nous ignorons les conséquences mais
que nous aurions dû prévoir en vertu d'un devoir de prudence et de prévoyance. Moralité : la
responsabilité se nomme d'abord prudence, circonspection, respect de la procédure, délibération
préalable. Ainsi quiconque prend un risque en prend, en réalité, deux : le premier concerne les
conséquences de son acte; le second, l'imitation que d'autres en feront (certaines professions sont
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du reste plus que d'autres exposées à ce risque secondaire : celles d'enseignant, de prêtre,
d'homme public…) : le risque, c'est l'exemple.
- Au reste, l'intention coupable n'est pas toujours présupposée pour tous les délits par le droit
pénal. Tout dépend de la nature de l'infraction. C'est le cas lorsque le délit, par sa définition
même, fait référence à l'intention et à la connaissance : exemple du recel (on ne peut receler que
des biens qu'on sait volés) ou de l'homicide volontaire. Mais le fait que le dommage causé soit
dû, non pas à l'intention de nuire, mais à l'erreur sur les circonstances et les conséquences de
l'action, n'est pas suffisant pour excuser aux yeux de la loi. L'ignorance de la loi n'excuse pas :
« Nemo censetur ignorare legem » (nul n'est censé ignoré la loi), - même si, en vertu d'une
nouvelle disposition du nouveau code pénal, la responsabilité peut être atténuée lorsqu'est
prouvée l'impossibilité pour le justifiable de se retrouver dans le fatras des textes répressifs : "
N'est pas pénalement responsable la personne qui justifie avoir cru, par une erreur sur le droit
qu'elle n'était pas en mesure d'éviter, pouvoir légitimement accomplir l'acte " (ibid., Article 1223).
- La loi fixe donc un critère objectif – celui de l'homme avisé et prudent – et considère comme
responsable celui qui, suite à une omission ou une imprudence, délibérées ou non, n'a pas satisfait
cette norme. La plupart des erreurs sont donc plus ou moins des fautes, qu'elles soient le résultat
d'une pulsion innocente ou semi-consciente, à laquelle on s'est facilement résigné, ou encore
d'une imprudence.
- L'ignorance des conséquences de nos actes n'est donc pas un motif suffisant d'irresponsabilité
pénale et morale. Les actes d'imprudence sont sanctionnés parce que le législateur veut imposer
une certaine norme de circonspection et d'attention, mais aussi par une décision de notre système
de responsabilité en faveur de l'individu maître de ses choix, capable d'orienter son comportement
en conformité ou en désaccord avec un système de normes. La notion d'agent moral ressortit aux
choix informés de l'individu, à sa capacité de principe de faire de tels choix.
- Outre les conséquences non intentionnelles, sommes-nous responsable des conséquences non
voulues de nos actes, des effets indirectement intentionnels que l'agent prévoit sans pour autant
les vouloir ?
C) Le problème des conséquences indirectement intentionnelles
- L'expression " ne pas avoir conscience de " prend ici un tour un peu plus complexe : je pourrais
prévoir certains effets consécutifs à telle action, sans pour autant les souhaiter; j'en serais donc
conscient mais, en même temps, ma volonté serait comme absente. Que serait alors une action
consciente involontaire ? Ne serait - ce pas une action semi - consciente ou plutôt semi volontaire ? Autrement dit, celui qui agit pour réaliser une fin et qui prévoit avec certitude que
son acte aura des effets qu'il ne veut pas, en est-il responsable au même titre que des
conséquences voulues ?
- Exemple d'acte à double effet : l'administration d'analgésiques à un mourant serait licite, même
en sachant que cela abrège ses jours, du moment que la mort est une conséquence uniquement
prévue et non directement voulue, ni comme fin ni comme moyen, d'un acte licite (soulager les
souffrances). Mais administrer dans les mêmes circonstances une dose d'analgésiques pour faire
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mourir le patient (afin d'abréger ses souffrances) serait illicite et assimilé à l'euthanasie, car dans
ce cas, la mort serait directement recherchée.
- A première vue, il n'y a pas de raisons valables de distinguer les conséquences prévues et les
conséquences intentionnelles. Y a-t-il vraiment une différence entre celui qui met le feu à une
maison en sachant qu'il va causer la mort des occupants et celui qui met le feu avec l'intention de
tuer les habitants ? En décidant de réaliser une fin donnée tout en sachant qu'elle donnera lieu à
certaines conséquences – intentionnelles ou prévues -, on choisit de réaliser la structure d'action
composée de cette fin et de ces conséquences et on est responsable de ces dernières au même titre
que de la première.
- Il convient toutefois là aussi de différencier différentes situations où la responsabilité ne se pose
pas de la même façon. Evoquons les cas où les conséquences sont le fait de l'action d'autrui et où
l'agent n'a pas forcément conscience de cette donnée : par exemple, les organisateurs d'une
manifestation politique dûment autorisée qui, tout en sachant que leurs adversaires tenteront de
l'empêcher, décident de la maintenir, sont-ils responsables des troubles qui éclatent ? Prétendre
que la responsabilité de l'agent est engagée dès qu'il a prévu que son acte donnera à autrui les
moyens ou le prétexte d'accomplir un acte illicite reviendrait à lui imposer l'obligation d'intégrer
dans ses raisons d'agir les motivations d'autrui. Il deviendrait alors impossible d'agir en
conformité avec ses convictions personnelles, ces dernières étant noyées à chaque fois dans une
foule de considérations pragmatiques.
- Le droit évite cette dérive vers une responsabilité hyperbolique plus aisément que la morale : le
droit cherche surtout à imposer des devoirs négatifs (ne pas attenter à l'intégrité physique d'autrui,
ne pas lui prendre son bien, etc.), tandis que les systèmes moraux insistent sur les devoirs de
solidarité. Exemple : le droit ne considère pas comme responsable de participation au crime le
serrurier qui vend une clé dont il sait qu'elle servira à un vol, du moment qu'il n'est pas établi
dans son chef l'intention de prendre part à l'infraction; d'un point de vue moral, ce jugement
apparaît évidemment inacceptable.
D) Le devoir de savoir
- Suis-je responsable de ce dont je n'ai pas conscience ? Nous avons vu que la conscience,
l'engagement volitif et cognitif de l'agent constituent les critères de la responsabilité. On peut
utiliser le même critère d'appréciation lorsque l'expression " ne pas avoir conscience de " signifie
agir par erreur, par ignorance ou imprudence.
- Il y a bel et bien responsabilité lorsque l'erreur, l'ignorance, l'imprudence sont des conséquences
prévues d'un acte intentionnel antécédent. L'homme ivre est ainsi responsable du dommage qu'il
accuse parce qu'il s'est enivré de plein gré, en ayant conscience de s'acheminer vers un état où il
ne sera plus maître des ses actes. On peut certes se retrouver ivre sans jamais avoir eu l'intention
de s'enivrer et encore moins d'en avoir prévu les conséquences possibles; celui qui agit par
ignorance ou erreur ne se doute pas qu'il ignore ou qu'il se trompe, et bien souvent l'imprudent
n'est qu'un inconscient. Si l'agent a été de bonne foi, cela ne suffit pas pour l'excuser : on estime
qu'il aurait pu éviter l'erreur ou l'imprudence. De même, comme nous l'avons montré, on peut
être tenu pour responsable des conséquences non intentionnelles dues à la négligence si, ayant eu
conscience d'un risque, on s'est délibérément abstenu de prendre des précautions.
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- Qu'en est-il plus précisément du motif d'ignorance que le sujet invoque souvent pour se
défausser de sa responsabilité ? Si " ne pas avoir conscience de " signifie ignorer, ne pas savoir,
on remarque néanmoins qu'entre ignorance et inconscience règne une pénombre où l'on pressent
une vérité qu'on n'ose pas regarder en face. " Je ne veux pas le savoir " est la formule rituelle des
bureaucrates, mais aussi de l'opinion publique, d'un peuple qui préfèrent fermer les yeux sur leur
destin. Ainsi les Allemands, qui ne voulaient pas savoir ce qui se passait dans les camps de
concentration; ainsi ces dirigeants français du Centre national de transfusion sanguine qui, en
1984-1985, ne voulaient pas savoir que les produits sanguins non chauffés pouvaient apporter la
mort…
- Aussi la décision de savoir ou d'ignorer précède-t-elle souvent celle de se porter ou non
responsable. La conscience parle antérieurement à la connaissance. Si je laisse le blessé sur la
route, ou si j'accepte une fonction que je sais être incapable de remplir, j'essaierai de trouver des
excuses, de plaider l'incertitude ou l'irresponsabilité, mais on aura le droit, et même le devoir,
moralement et pénalement, de me tenir responsable de mon irresponsabilité.
- Certes, nous avons déjà signalé que la justice concède des atténuations et même des
suppressions de responsabilité lorsque le sujet est atteint de débilité mentale ou de folie. Mais
l'excuse est plus difficile à admettre lorsque la faute ou le délit a été commis par un sujet qui se
trouve dans un état passager d'aliénation, dû à la colère ou à la passion amoureuse, par exemple.
La difficulté ici est d'évaluer, autant que faire se peut, cette aliénation et la part que lui consent le
sujet. L'imprégnation alcoolique est considérée comme un facteur aggravant et non atténuant.
Quiconque s'accoutume à boire est potentiellement responsable des accidents qu'il peut causer
lorsqu'il prend le volant.
- On pouvait également évoquer, dans le sillage de l'ignorance, la bêtise qui cause sans doute
autant de dégâts que l'alcoolisme. La bêtise n'est pas l'idiotie ou l'imbécilité qui sont deux formes
de débilité mentale, répertoriées par la médecine, mais un amoindrissement de l'intelligence
auquel le sujet a plus ou moins consenti et où il arrive qu'il se complaise. Ici se profile l'idée
d'une responsabilité à l'égard de nous-mêmes. Quand on dit à un enfant : " Ne fais pas l'imbécile",
on lui rappelle ce devoir qu'il a envers lui-même et envers les autres, de se comporter comme un
être doué d'intelligence et de conscience, et non comme un animal. " Ne pas avoir conscience de"
revient à déroger à un devoir moral de "responsabilisation" de soi qui est corrélative de la quête
de l'autonomie.
TRANSITION
- Je suis donc bel et responsable de ce dont je n'ai pas conscience, si la non conscience signifie
l'ignorance à l'endroit des conséquences de mes actes. Ce sens possible est susceptible d'une
gradation qui nous a obligé à envisager différents situations où notre responsabilité – morale et
pénale – semblait engagée. Si nous avons un devoir de prévoyance et d'information, et si
l'ignorance peut constituer une bonne excuse pour fermer les yeux et fuir ses responsabilités, la
responsabilité d'un acte, toujours proportionnelle à la liberté de son auteur, ne fait que grandir à
mesure que l'acte accompli s'expose davantage à l'inconnu. Il nous reste à envisager le cas où la
formule " ne pas avoir conscience de " renvoie à l'oubli et à l'hypothèse de l'inconscient.
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III) Responsabilité et oubli
- La question : " suis-je responsable de ce dont je n'ai pas conscience ?", rebondit à nouveau.
Nous n'avons pas retenu jusqu'ici un aspect ambigu du libellé du sujet : la forme du présent dans
l'expression " je n'ai pas conscience ". Nous avons seulement envisagé la simultanéité entre l'acte
et la conscience que j'en ai (ou n'en ai pas) au moment où je décide de l'accomplir. Mais on peut
aussi comprendre que j'ai pu en avoir conscience jadis mais que maintenant je n'en ai plus
conscience. D'où une nouvelle acception qui se fait jour : ne pas avoir conscience voudrait dire
alors avoir oublié. Suis-je donc responsable de ce que j'ai oublié ?
A) Le devoir de mémoire
- L'oubli est sans doute l'excuse la plus répandue, utilisée pour dégager la responsabilité de la
personne que je suis maintenant à l'égard des faits commis par la personne que j'étais auparavant.
Exemple de l'amnésique : est-il responsable d'actes commis dans le passé et dont il ne se
souviendrait plus ? Sans doute non, sur un plan pénal et moral en tout cas.
- L'excuse de l'oubli semble trouver un appui dans la fameuse clause juridique de prescription,
par laquelle la justice renonce à poursuivre un délit au-delà d'un certain laps de temps écoulé
depuis la date où le délit a été commis. Que dit le code pénal exactement ? Le délai de
prescription varie selon la nature de l'infraction : pour les crimes, " les peines prononcées pour un
crime se prescrivent par vingt années révolues à compter de la date à laquelle la décision de
condamnation est devenue définitive " (Nouveau Code pénal, Article 133-2); pour les crimes, le
délai est de cinq ans et pour les contraventions, de deux ans. Seuls les crimes contre l'humanité
sont considérés comme imprescriptibles.
- Il faut toutefois remarquer que la prescription n'innocente pas le coupable, mais décharge plutôt
la justice de ses tâches à mesure que l'accumulation des dossiers anciens bloque le traitement des
nouveaux. Cette tolérance de l'institution juridique n'entame en rien le devoir moral de mémoire,
tout aussi exigeant, sinon plus, que le devoir de prévoyance, pour tout homme libre agissant
librement; même si la voix qui appelle l'auteur d'un acte ancien à répondre des conséquences de
cet acte a pu s'affaiblir avec le temps, elle n'en continue pas moins d'interpeller sa responsabilité.
L'oubli peut dissimuler la dette, il ne l'efface pas.
- L'oubli peut relever d'une forme de mauvaise foi, comme le montre Primo Lévi dans Les
naufragés et les rescapés à propos des criminels nazis qui ont décliné toute responsabilité en
falsifiant la réalité pour ne pas avoir à la regarder en face : " …si ceux qui mentent consciemment
en falsifiant à froid la réalité même existent bel et bien, plus nombreux sont ceux qui lèvent
l'ancre, s'éloignent, momentanément ou pour toujours, des souvenirs sincères et se fabriquent une
réalité qui les arrange ".
- Le devoir de mémoire s'impose donc à nous, aussi bien individuellement que collectivement, et
participe de la responsabilité du sujet libre. Sans sauvegarde de son histoire et de son passé,
l'homme n'est rien. Les choses dignes de mémoire (nos actes notamment) doivent être conservées
et cette conservation est respect, fidélité, condition de la moralité, de la responsabilité par
conséquent. L'oubli peut se faire complice de la lâcheté et de la mauvaise foi, comme on le voit
avec les totalitarismes divers - vastes entreprises de déresponsabilisation autorisant les crimes
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contre l'humanité (la Shoah, par exemple) - qui tentent un effacement de la mémoire, effacement
qui s'avère faute contre la loi, le droit et les valeurs.
- Mais l'oubli est-il la figure ultime de la non conscience ?
B) L'inconscient
- Il resterait à examiner une dernière façon d'entendre le " je n'ai pas conscience " du libellé du
sujet. Elle reviendrait à renverser la forme négative, exprimant un manque, en l'affirmation d'une
force positive présente en moi et qu'on nommerait " l'inconscient ". Autrement dit, si l'on formule
à nouveau la question, suis-je responsable d'un acte provoqué par mon inconscient ?
- Pour répondre à cette question, encore faudrait-il, dans un premier temps, s'interroger sur
l'existence ou non en moi d'une force qu'on suppose intelligente, puisque les actes qu'elle produit
semblent bien répondre à une intention, mais dont l'intelligence s'exercerait à mon insu, de façon
incontrôlable. C'est l'ensemble de la théorie freudienne qu'il conviendrait de convoquer (cf. Cours
sur l'inconscient).
- L'important est ici la réponse : positive ou négative, affirmant ou niant la présence d'une force
compulsive qui s'exercerait en moi et sur moi sans que j'en aie conscience. Dans l'affirmative,
l'acte produit par un tel inconscient ne saurait évidemment être dit un acte libre et, ne pouvant en
être l'auteur, je n'en serais pas non plus responsable. Le jugement porté de l'extérieur sur ma
conduite demeurerait alors suspendu entre ses traces objectives (les " faits ") et les probabilités
subjectives, l'absence d'intention, qu'un expert aurait la charge difficile d'explorer et d'évaluer.
- Pour trancher la question, encore faudrait-il s'interroger sur le statut de la liberté au sein d'une
doctrine dont le concept d'inconscient constitue la pierre angulaire. L'existence en chacun de nous
d'une pensée inconsciente est-elle incompatible avec la liberté ? N'avons - nous pas là aussi le
devoir de connaître notre inconscient, afin de n'en pas subir le poids et les souffrances ? On peut
penser que la connaissance de cet inconscient est la condition sine qua non de la liberté et que le
refuge derrière une prétendue nécessité inconsciente déleste le sujet du fardeau de sa
responsabilité. Mais une telle attitude relève de ce que Sartre appelle, dans L'être et le néant, "une
attitude de mauvaise foi", de mensonge à soi (cf. Cours).
- Rappelons que le code pénal reconnaît qu'une personne est irresponsable lorsque ses capacités
cognitives et volitives ont été abolies au moment des faits incriminés. Dans le cas où le sujet était
atteint d'un " trouble physique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le
contrôle de ses actes ", la responsabilité demeure (la personne est punissable) mais la " juridiction
tient compte de cette circonstance lorsqu'elle détermine la peine et en fixe le régime " (Nouveau
code pénal, Article 122-1).
- Concernant ceux dont il est établi que le discernement est aboli, ce système est critiquable à un
double point de vue. Sur le plan juridique d'abord : en écartant la responsabilité pénale dès le
stade préparatoire de la procédure et avant même que l'existence matérielle de l'infraction et son
imputabilité à la personne soient établies, la société ne donne de réponse satisfaisante ni à la
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victime ni à celui qui est ainsi déclaré irresponsable alors qu'il est présumé innocent et avant
même qu'il ait été reconnu comme l'auteur des faits. Le fait criminel est en quelque sorte effacé
sans qu'un jugement intervienne. Sur le plan médical ensuite : de très nombreux psychiatres
considèrent que ce système retirant au malade toute responsabilité, refusant de le considérer
comme un individu, niant sa part d'humanité et le rejetant dans un statut d'objet de droit (par
opposition à sujet de droit), réduit en définitive ses chances de curabilité.
- Pour ceux dont le discernement est altéré, et non aboli, le nouveau code pénal maintient le
système de la responsabilité atténuée aboutissant en principe à une peine amoindrie. Le débat
rebondit toutefois à propos des assassins d'enfants et des criminels sexuels. Leurs troubles
psychiques sont considérés par l'opinion publique non comme un facteur de réduction de la peine
mais au contraire d'aggravation en raison de leur dangerosité. Le code pénal parle de " perpétuité
réelle " assortie de mesures de soins psychiatriques dans le cadre de l'administration pénitentiaire.
Ces mesures d'urgence, adoptées dans la hâte en réponse aux inquiétudes de l'opinion, ne
répondent cependant pas aux exigences scientifiques et juridiques actuelles, et ne règlent donc
pas le problème de la responsabilité pénale des assassins d'enfants et des criminels sexuels.
- Au-delà des cas pathologiques, la reconnaissance de la responsabilité du sujet est la condition
nécessaire de la reconnaissance de sa dignité et de son humanité. Si la responsabilité s'enracine
étymologiquement dans le don, elle désigne fondamentalement à titre d'exigence, d'idéal, d'idée
régulatrice ou de devoir moral à l'égard de soi-même et des autres.
C) Je suis responsable de ce que je suis
- La liberté : une exigence de prise de conscience de ce dont je n'ai pas conscience justement; un
idéal de connaissance et de réalisation de soi par une connaissance de plus en plus fine des causes
qui me déterminent. On pouvait évoquer ici la philosophie spinoziste. Le déterminisme comme
philosophie de la liberté et du bonheur. Idée d'une responsabilité non point absolue de l'homme
mais éclairée par un pouvoir de plus en plus grand de la raison aboutissant à la miséricorde : ne
plus se railler de l'humaine nature, ne pas juger mais comprendre.
- On peut aborder le problème autrement. Suis-je responsable de ce dont je n'ai pas conscience ?
L’imputation sociale (“c’est ta faute”, “pourquoi as-tu fait cela ?”, “regarde ce que tu es devenu”)
présuppose toujours la responsabilité du sujet. Ce n’est pas nécessairement le sujet qui réclame la
responsabilité pour lui-même : mais dans la constitution de la conscience de soi, il s’apparaît à
lui-même comme responsable. Etre soi, c’est être cause de... ; et comme le procès constitutif est
d’abord extérieur, je suis astreint à la responsabilité. Je suis responsable : c’est donc que j’étais
libre. On pourrait parodier la phrase de Sartre : s’il y a un autre, j’ai un dehors, j’ai une nature et
je suis responsable de ce que je suis. On pourrait même inverser le “je suis condamné à être libre”
sartrien . La responsabilité ne serait pas tant la conséquence de la liberté que l’inverse.
- Je suis ainsi responsable de ce dont je n'ai pas conscience parce que je suis responsable de ce
que je suis, que je le veuille ou non. A la question posée : suis-je responsable de ce dont je n'ai
pas conscience, on peut toujours nous répondre : peu importe puisque vous avez à l’être. La
question deviendra plutôt : comment récupérer effectivement notre liberté de façon à fonder
positivement notre responsabilité ?
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- La différence opérée par Sartre entre projet et volonté peut être ici éclairante. La volonté
désigne mes choix ponctuels dont bien évidemment je me sais l’auteur. Ces choix manifestent
clairement ma liberté et je peux difficilement, sauf mauvaise foi, prétendre échapper à ma
responsabilité. Sartre donnent comme exemples de ces choix : me marier, écrire un livre, adhérer
à un parti. La volonté relève du faire, de l’agir. L’idée de projet est plus difficile à cerner, parce
qu’elle relève de l’être. Je suis mon projet, c’est-à-dire je suis ma façon de me projeter vers les
choses, ma façon d’être-au-monde. Le projet est la raison commune de l’ensemble des choix de
ma volonté. Quand Sartre écrit l’autobiographie de son enfance Les mots, il se demande : quel est
ce projet que je suis et qui permet de rendre compte de la totalité de mes choix ?
- Le projet est donc “ce que je suis”. En suis-je responsable ? Sartre pose que oui. Je suis
responsable de mon projet parce que je suis libre et que j’aurais pu être autrement au monde. Le
résigné ne vit pas le monde comme le révolté, même s’ils partagent la même misère. Le projet est
une posture à l’égard du monde qui engendre des actes (les choix). Le problème reste celui de la
conscience de ce projet. Comment être responsable de ce qui est spontané, de ce qui peut être
décrit comme à la lisière de la conscience ? La réponse de Sartre est claire : la conscience est un
devoir. Je suis l’origine de mon être-au-monde : je dois donc récupérer ma liberté en comprenant
le projet que je suis. On peut d’ailleurs ainsi interpréter les différentes thérapies analytiques de "
recollection " du moi : manières de comprendre son “ce que je suis” de façon à récupérer sa
liberté - puisque, quoique nous prétendions, nous sommes considérés comme responsables.
- Je suis donc responsable de ce que je suis. Contrairement aux apparences, il ne s’agit pas là
d’une thèse métaphysique sur la liberté et ses conséquences morales. Je suis responsable au sens
où je dois pouvoir répondre de ce que je suis face à autrui. Cette responsabilité n’est pas
seulement le prix que je dois payer pour pouvoir bénéficier des avantages de la société - il y va de
la cohérence de mon être-sujet face au monde : il faut bien que je m’éprouve comme auteur de ce
que je suis si veux pouvoir me maintenir comme sujet dans mes rapports aux autres et à moimême.
CONCLUSION
- Suis-je donc responsable de ce dont je n'ai pas conscience ? Quelles sont les conditions
d'imputabilité de nos actes et omissions ? " Ne pas avoir conscience " signifie dans tous les cas
que nous avons examinés (perte de conscience, ignorance, oubli, inconscient psychique…) la
perte de ma liberté. La réponse à la question ne peut pas être tranchée par un oui ou par un non :
la question de la responsabilité devient celle de la légitimité ou de l'illégitimité de cette perte : s'il
s'agit d'un empêchement objectif, d'une défaillance (qui m'échappe totalement ou dont je suis peu
ou prou l'auteur par manque de prudence, d'information, etc.), d'une contrainte subie (qui
m'arrange d'une certaine façon) ou d'une faiblesse consentie. Si la responsabilité est un idéal, une
exigence au fondement de la dignité humaine, je dois finalement tout faire pour être l'auteur
authentique de mes actes, auquel cas j'ai bel et un bien un devoir de responsabilité (et de
responsabilisation) à l'égard de ce dont je n'ai pas conscience et dont je dois précisément prendre
conscience.

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