"Mujeres blancas" en la Comisión Corográfica en

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"Mujeres blancas" en la Comisión Corográfica en
”Mujeres blancas” en la Comisión Corográfica en
Colombia.
Pascale Molinier
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Pascale Molinier. ”Mujeres blancas” en la Comisión Corográfica en Colombia.. 2012. <hal01075699>
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Pascale Molinier – juin 2013 – Inédit en français « Mujeres blancas » dans la Comisión Corográfica en Colombie. Une lecture fabulatrice. Mujeres blancas. Ocaña. est une aquarelle du peintre vénézuélien Carmelo Fernández réalisée pour la Comisión Corográfica d’Augustin Codazzi entre 1850 et 1852. Cette image comporte une dimension allégorique : trois femmes incarnant trois mondes – espagnol, créole, métisse noir et indien – pour en faire un nouveau, au commencement de la République. Trois mondes qui ne sont toutefois pas sur un même pied d’égalité. J’ai immédiatement été frappée par la composition politique de l’image : deux femmes blanches au premier plan, une femme noire à l’arrière, regardant de l’autre côté. De plus, la complexité de l’ensemble « métisse noir et indien » ‐ pourtant bien présente dans 1 l’œuvre de Fernández ‐ est ici stylisée par un traitement métonymique en une seule figure mise au fond qui contraste avec le dédoublement hyperbolique des mujeres blancas. Cette représentation a retenu et fasciné mon attention, piqué ma curiosité, quand d’autres images de la Comisión Corográfica, plus romantiques ou égalitaires, paraitront sans doute plus évocatrice du rêve d’un monde mestizo qui se voudrait dégagé de l’emprise de la colonie. Cette image pourtant, par l’extraordinaire présence de la femme à l’arrière plan, à mes yeux, fut d’emblée envoutante. La fascination est‐elle un bon point de départ pour l’analyse d’une œuvre picturale ? L’historienne de l’art Linda Nochlin dans l’introduction de son livre Politique de la vision parle de son « obsession » pour le tableau de Manet Le Bal à l’opéra, de sa « fascination » pour un dessin de l’illustrateur français Renouard représentant un vieux tisserand et sa famille. Elle dit encore s’être « arrêtée net » devant Les Étapes de la vie d’un ouvrier de Léon Frédéric (Nochlin, 1989). Pour une psychologue comme moi, plus encore que pour l’historienne de l’art, ce qui s’impose comme objet pour la pensée ne dépend pas de l’importance de l’œuvre au regard du canon artistique, ni de la profondeur de son sujet, mais du « message énigmatique », pour le dire dans les termes du psychanalyste Jean Laplanche (1993), qu’elle m’adresse en tant que je suis celle dont le regard est « arrêté ». On verra que ce qui m’intrigue est directement lié avec la question du rapport sujet/objet, centrale en psychologie. Notre enquête, toutefois, empruntera aussi d’autres itinéraires théoriques du côté des études de genre et des études culturelles et nous nous s’autoriserons des variations autour de différents thèmes suggérés par Mujeres Blancas. Des savoirs situés à l’hybridité J’avais acheté il y a quelques années, pour trois sous aux puces de Bogota, une mauvaise reproduction mal encadrée qui avait dû en son temps orner un mur de chambre ou de vestibule ; ces images sérielles, sans atteindre une diffusion de masse, ont largement circulé. Plus tard, en achetant le livre En Busca de un pais. La Comisión Corográfica, je ne me suis rendue compte avec stupéfaction du décalage entre le titre ‐ Mujeres blancas ‐ et ce qui est représenté : trois femmes, dont seulement deux peuvent être dites blanches. La femme mystérieuse à l’arrière plan n’est donc pas désignée dans le titre. Pourtant, avec ou sans connaissance du titre, je ne vois qu’elle. L’innommée réduit les deux autres 2 personnages au rang de figurantes sans épaisseur. Dans un premier temps, j’ai pensé que cette image dans son caractère sobre, épuré, avec son « détournement » avant la lettre des gravures de mode des grandes métropoles occidentales, était l’une des rares dans les images de la Comisión Corográfica, en tout cas la seule parmi celles qui nous soient parvenues de Carmelo Fernández, à exprimer la permanence brutale d’un rapport social de type colonial dans une iconographie qui tend plutôt à mettre en valeur un vivre ensemble dans le métissage. Comme si le rapport colonial perdurait avec plus de force dans l’espace privé, c’est‐à‐dire là où le XIXème siècle a tant souhaité cantonner les femmes, entre femmes. Il m’est apparu ensuite que cette image pouvait aussi être lue de façon renversée : l’innommée qui a été mise au fond n’est pas assimilable à une figure de l’abjection, elle est, pour paraphraser Maud Mannoni, « ce qui manque à la vérité pour être dite »1, le signe d’une interpellation muette, encore privée de sa voix. Quelle est ma méthodologie ? Je ne suis ni historienne, ni historienne de l’art. Je ne cherche pas à expliquer le passé, mais plutôt à faire du passé présent, à l’intégrer dans mon présent. Le sens d’une image sérielle change en fonction des contextes de son exposition. La reproduction de Mujeres blancas est accrochée dans mon couloir parisien avec une intention féministe qui n’est sans doute pas celle de ses précédents propriétaires. Mais qu’est‐ce que j’en sais ? Mujeres blancas est pour moi littéralement un pré­texte, une incitation à l’enquête spéculative qui vise à (ré)ouvrir des chemins de traverse et à faire des « pas de côté » pour expérimenter les linéaments d’une méthodologie située. Je vais faire, comme on dit en français, « toute une histoire » de cette image. Je vais la retourner dans tous les sens, en inverser le rapport fond forme, je vais la faire parler et parler à partir d’elle. Pour le dire dans les termes d’Isabelle Stengers et Vinciane Despret, cette image, je vais la fabuler pour mieux la « re‐susciter ». (Despret, Stengers, 2011). Ma démarche est fondée sur une double illégitimité revendiquée, disciplinaire comme je l’ai déjà souligné, et géopolitique. Tout en ayant l’expérience de vivre en Colombie, les fictions régulatrices locales ne sont pas ancrées dans mon imaginaire ou mon identité, je suis libre – et d’une certaine manière obligée – si je veux comprendre où je vis, de construire ma propre fabulation. Il s’agit aussi de répondre à un défi qui m’est sans cesse 1 Voir infra, la référence au livre de Maud Mannoni du même nom. 3 renvoyée en tant qu’européenne : prouver que mon regard échappe à la condescendance des « ojos impériales » (Pratt, 1992). Usant « du privilège de la perspective partielle » dont parle Donna Haraway, je me sers ici de mon extranéité ‐ étrangère aux règles du discours national ‐, comme d’une possibilité heuristique. Je définis la théorie, avec Stuart Hall, comme un « ensemble de savoirs contestés, localisés, conjoncturels qui doivent être discutés de manière dialogique ; et également comme pratique qui réfléchit encore et toujours sur son intervention dans un monde où elle pourrait changer les choses, où elle aurait un effet » (Hall, 1992). Qui parle ? Qui est autorisé à parler des femmes des Caraïbes ou de l’Altiplano colombien ? Aussi longtemps que la science a été confondue avec « le métarécit surplombant des savoirs reconnus » (Hall, ibid.), c’est‐à‐dire les savoirs impériaux des hommes blancs occidentaux, la question des savoirs situés ne s’est pas posée. On assiste aujourd’hui, sous la poussé des « politiques des identités », à un éclatement de ce métarécit. Le risque serait que naisse, comme autant de surgeons, une multitude de micro‐métarécits surplombant leurs fiefs localisés ; sans que la question fondamentale de ce que la multitude change aux récits scientifiques désormais pluriels et contextuels soit traitée avec l’exigence qu’elle requiert. Ou pour le dire en d’autres termes, on a reproché, à juste titre, au discours occidental sa prétention à parler au nom de tous, tout en étant lui même nulle part et partout. Mais la difficulté épistémologique posée par les savoirs situés est qu’elle ramène inexorablement à la question du sujet de l’énonciation. Il ne suffit pas d’être Noir pour prétendre parler au nom de tous les Noirs. De même, on ne peut récuser la légitimité à qui n’est pas femme de parler néanmoins des femmes ; Flaubert n’a‐t‐il pas dit : « Madame Bovary, c’est moi » ? Il me semble que l’on ne peut sortir de l’ornière qu’à la condition de tenir, de la façon la plus rigoureuse et modeste possible, la tension entre le je et le spectre des identités (dans mon cas : femme, féministe, blanche, française, psychologue, etc.) dans lequel ce je peut être inclus, lu et interprété par lui‐même ou par autrui, mais auquel il ne peut jamais être réduit. D’autant que le multiculturalisme a mis en évidence la dimension conflictuelle d’hybridité des sensibilités décolonisées. Si l’on met de côté les gens qui se barricadent défensivement dans des formes régressives d’identité ‐ nationale ou de genre, entre autres ‐, nous sommes tous à différents degrés des sujets « hybridisés » par le multiculturalisme. Par différence avec l’idée de métissage, le concept post‐colonial d’hybridité permet, selon moi, une approche 4 ouvertement dé‐essentialisée des identités et de leur conflictualité interne (Hall, 2000). Il convient d’occuper – positionnellement ‐ ce site de l’hybridité non seulement sur le plan identitaire mais aussi depuis l’intérieur de la science. Par défaut, la pluridisciplinarité resterait un vœu pieux, au mieux une mise en parallèle prudente des récits disciplinaires qui n’en altèrerait pas les frontières, ce qui ne répondrait pas aux défis épistémologiques posés par la traduction culturelle et la déconstruction critique des catégories et des hiérarchies. Carmelo Fernández, le passeur de frontières Carmelo Fernández (1808‐1887) était un neveu du général vénézuélien José Antonio Páez qui veilla sur son éducation, l’envoyant étudier le dessin à New York. Cultivé, cosmopolite, engagé militairement dans l’armée de Bolivar, ingénieur, artiste et typographe, il est considéré par les critiques aujourd’hui comme le meilleur peintre de la Comisión. Pourtant, il en sera rapidement exclu du fait d’un caractère fantasque et de brouilles obscures avec Codazzi. Les deux hommes se connaissaient de longue date. Fernández avait participé à l’Atlas físico y político de la República de Venezuela, accompagnant le savant italien à Paris pour en superviser l’édition. Il travaille alors avec les prestigieux ateliers de lithographie Thierry Frère qui jouèrent un rôle important dans la diffusion du genre « pittoresque » dont nous reparlerons plus loin. Dans le contexte de la persecución a los amigos y colaboradores de Páez, por parte del gobierno de José Tadeo Monagas, et bien qu’il ait pris des distances avec son oncle, en 1849, il s’exile en Colombie, un pays qu’il a déjà sillonné de long en large durant sa carrière militaire. Carmelo Fernández avait aussi été le peintre officiel du voyage de la dépouille du libertador de Santa Marta à Caracas. Il produira pour la commission « 33 acuarelas que formarán parte de los 156 dibujos y pinturas, que conforman el álbum de la Comisión Corográfica Colombiana. Había trabajado en el segundo y tercer itinerario por el territorio de los actuales departamentos de Boyacá, Santander y Norte de Santander » (Gonzalez, 1991)2. 2 Celles qui ont été conservées, le sont à la Biblioteca Nacional de Bogota. 5 Dans l’histoire de Carmelo Fernández, telle que la conte Beatriz Gonzalez, j’aime l’idée qu’il franchissait les frontières par des moyens mystérieux apparaissant là où on ne l’attendait pas, sans que l’on sache comment il avait fait. Carmelo, par ailleurs, avait un goût prononcé pour la fréquentation sexuelle des femmes, de celles que Codazzi appelle dans la correspondance avec son épouse, “las pelonas” : “No sé lo que tenga en la cabeza, ya se ve que es loco el pobre i las diferentes fases de la luna deben influir en su personita que procura estar lejos de nosotros para que no veamos que no trabaja sino con las pelonas. » (cité par B. Gonzalez). Carmelo Fernández avait fréquenté Paris à une époque où l’artiste y était considéré comme faisant partie d’une avant‐garde révolutionnaire n’ayant pas comme fonction de représenter la réalité, mais de la produire (Nochlin, op. cit.). Quelle réalité Fernández voulait‐il produire ? Rien ne dit qu’il ne soit pas l’auteur du titre de l’œuvre qui nous intéresse. Quoi qu’il en soit, la figure qui n’est pas nommée, celle de la femme noire au second plan, participe comme un motif indispensable à la construction de cette fiction régulatrice des Mujeres blancas. Si l’on adopte une perspective gestaltiste, elle est le fond (noir) sur lequel se détache la forme (blanche) et l’on sait que les rapports fond/forme ont pour caractéristiques, à l’instar la fameuse forme « vase ou visage », d’une part, leur réversibilité ; d’autre part, la loi perceptive qui veut que lorsque l’on voit une forme (ou Gestalt), on ne peut voir l’autre en même temps : vase ou visage. Ce rapport fond forme peut immédiatement croiser avec une lecture en termes de classes : la femme noire est le fond de servitude sur lequel se détache la forme oligarchique de la féminité. L’image de ce point de vue dit bien que blanc et noir n’ont de sens que dans un rapport, et ce rapport de race, mieux vaudrait dire racialisé, est consubstantiellement un rapport de classe. Cette lecture intersectionniste n’est pas forcée, je crois, quelle que soit l’intention du peintre et indépendamment du titre de l’œuvre. Sa composition conduit nécessairement à cette lecture. Ce qui n’est pas tranchée, en revanche, est le sens politique qu’il convient de lui accorder. Dans une conception conservatrice – celle des gens à qui appartenait ma reproduction ? – la composition hiérarchisée et antagonique de l’image ne fait pas énigme. Comment pourrait‐il en être autrement ? La femme noire n’a qu’une valeur connotative. Mais… vase ou visage ? Grâce au surcroît de présence accordé par le peintre à ce personnage d’arrière plan, et singulièrement à son visage, je prétends que la même image peut aussi être interprétée de façon inversée, comme une 6 critique de ce même rapport. C’est en tout cas de cette manière qu’on peut la reconfigurer ou la resignifier comme support ou pré‐texte à d’autres fictions, d’autres récits. Et c’est bien de cette façon qu’elle figure aujourd’hui sur les murs de ma maison, dans mon ordinateur ou dans le présent article. Blanche, vraiment ? Mujeres blancas appartient à la série « razas, tipos y costumbres » qui fait l’originalité de la comisión, par rapport à l’Atlas Vénézuélien que Codazzi avait précédemment réalisé. Grâce à cette série, nous disposons d’un témoignage émouvant sur les habitants de la Colombie au XIXè siècle. Mais sur la plupart des autres laminas, les personnages ne sont pas représentés indépendamment de leur environnement et figurent souvent au premier plan d’un paysage vertigineux ou luxuriant. Sur celle‐ci, aucun décor régional, architectural ou naturel, pas un arbre, une montagne, un abîme, une rivière, un pont, rien qui n’évoque géographiquement la Colombie. La belleza del valle de los Hacaritamas, glorifiée par Ciro Osorio Quintero, el « poeta de la Ocañeridad », con sus « verdes montañas y ocres colinas amables », sus « hermosos ríos y ruidosas quebradas transparentes, su « fauna numerosa » y su « flora variada » est ici complètement effacée. De telle sorte que c’est avant tout la présence de la femme noire qui créolise celles qui pourraient (presque) apparaître comme des Espagnoles du continent : la duègne (ou la mère ?) et la jeune fille. On peut alors considérer qu’en remplaçant la luxuriance de la Nature, paradoxalement, la femme noire incarne et symbolise à elle seule le monde libre qu’il s’agit d’anticiper et d’inventer, de produire, dans le cadre de la comisión. En remplaçant le décor naturel ou urbain par un fond blanc, l’aquarelle reprend à son compte le style graphique des gravures de mode européennes de la même époque. Cet emprunt à un art frivole est décalé dans le contexte, introduisant un élément d’inquiétante étrangeté. J’ai d’abord pensé que la jeune fille était particulièrement fade au regard de l’intensité du personnage de la femme noire. Mais en y regardant de plus près, la jeune fille n’est peut‐être pas tout à fait aussi blanche que sa robe immaculée le laisse supposer. Son nez est discrètement aquilin – le genre de nez qui trahi des origines métisses et que des arrières et arrières petites filles feront opérer pour accentuer leur blanchitude, « passer » pour blanche. Corps de face, visage de profil : c’est aussi la 7 position de Bolivar en el Chimborazo, gravure de Fernández datée de 1842, une position de prestance, voire de majesté. Ce qui rompt avec l’aspect de frivolité. Cependant, même si sa pose est un peu raide et dépersonnalisée, on constate un mouvement du bras, le poignet élégamment retourné sur la hanche, qui évoque un mouvement de danse. Bambuco? Pasillo ? Danses d’origine africaine ou espagnole ? On ne représenterait pas, en Espagne à la même époque, une jeune fille de bonne famille avec ce mouvement de bras alangui. C’est le même geste que Fernández accorde dans l’aquarelle Tipo africano y mestizos à une femme de trois quart, paysanne d’aspect plutôt blanche. Quelle est l’intention du peintre en donnant, ne serait‐ce que discrètement, un geste sensuel métissé à la jeune fille blanche ? Que pensait Carmelo Fernández de l’élégance des jeunes femmes ocañeras, lui qui avait connu les grandes métropoles, New York et Paris ? Le costume de la jeune fille est de style victorien. Depuis 1840, les femmes qui suivaient la mode portaient des jupes coupées « en forme », c’est‐à‐dire avec peu de fronces à la taille et évasées en bas, en forme de cloche. Les bustiers étaient légèrement plus longs que la taille normale et se terminaient en pointe. Les épaules étaient souvent découvertes, pour accentuer la forme de triangle du bustier. Ainsi la silhouette de la jeune fille est‐elle conforme ‐ large aux épaules, fine à la taille et large à l’ourlet – à la fameuse « silhouette en sablier » de l’époque, encore mise en valeur par le corset. Toutefois, à partir de 1850, les robes sont formées de plusieurs volants et superposent les jupons, ce qui n’est pas le cas ici, bien que ces volants figurent sur les habitantes de la capitale de Entrada a Bogota por San Vitorino (1855). Par ailleurs, la silhouette romantique impliquait des corsages très décolletés, la courbe de l’épaule et de la nuque étant dégagé. La couture de l’emmanchure étant très basse, les femmes étaient forcées à se tenir les bras le long du corps, ce qui était censé leur donner une stature très distinguée. Notre main retournée sur la hanche dénote par rapport à une telle disciplinarisation des corps. Bras nus, pas de gants (sur presque toutes les gravures de mode parisienne de l’époque, les femmes en portent), pas de chapeau, la robe est élégante, certes, mais très simple et chaste, pas de bijou, seulement de petites fleurs, presque champêtres, dans les cheveux et sans doute pas de corset : une beauté simple et naturelle qui pourrait être celle de la Sophie de Rousseau, l’idéale épouse de l’Émile dont l’influence a marqué l’ensemble des élites blanches progressistes du XIXème siècle. 8 L’image est donc plus ambiguë et composite qu’on pourrait le penser. La femme blanche est d’autant plus blanche (et pure) par la robe3 et par le contraste avec la présence de la femme noire, tandis que son espagnolité, c’est‐à‐dire son origine extra américaine et coloniale est rappelée par la présence de la duègne (ou mère), vêtue de noir comme il se doit, coiffée de la mantille et portant la croix autour du cou. La duègne elle‐même est représentée de façon stylisée, comme un « type », où le seul élément de fantaisie est la petite ombrelle de couleur claire, qui rappelle la nécessité, pour rester blanche, de se protéger du soleil. L’image procède ainsi comme une fiction régulatrice pour une féminité neogranadina. Cette féminité se construit comme « blanche » dans un rapport avec les femmes « de couleur », noires et indiennes ; il s’agit donc d’une féminité proprement créole. Cette féminité se construit aussi dans une concurrence avec la féminité des classes privilégiées d’Europe, ce que dénote le genre « gravure de mode », tout en s’autonomisant par rapport à celle‐ci. La pose figée et conventionnelle de la jeune fille est discrètement contredite par une aisance et une liberté de corps, la main sur la hanche, qui évoque les danses régionales et une certaine simplicité et sensualité, plutôt que la rigueur puritaine de l’Espagne catholique (qui la suit cependant comme une ombre). Vers la liberté ? L’image est construite sur un rapport fond forme, comme nous l’avons vu. Mais aussi sur un mouvement dynamique, la femme noire regarde dans la direction opposée des deux femmes blanches, comme prête à s’en aller ailleurs, pendant que les autres se figent en prenant la pose. Il s’agit là d’un autre paradoxe : la femme noire, qui est indubitablement une servante, paraît plus vraie et plus libre, moins guindée, plus expressive que les femmes blanches. Elle est aussi beaucoup plus personnalisée, il s’agit moins d’un « type », mais presque d’un portrait. De façon plus étrange encore, le corps et les cheveux de la femme noire sont dissimulés sous un grand vêtement ample de couleur sombre. Ceci présente l’avantage « technique » de mettre en avant la jeune femme dont la robe blanche se détache sur les 3 Notons que les deux femmes blanches sont aussi dotées de mouchoirs de taille plutôt conséquente, pour éponger la chaleur. 9 fonds noirs de la robe de la duègne et du vêtement de la servante. Mais le voile, comme on le sait, c’est à la fois ce qui cache et ce qui révèle l’existence de quelque chose comme cachée : ici le corps. La duègne n’a plus de sexualité, la jeune fille n’en a pas encore une, et elle est vouée aux tâches reproductrices. L’éloge fait à sa beauté est l’une des mystifications de la double morale sexuelle, typique du XIXème siècle. Celle‐ci se traduit localement « como reza un dicho popular, la blanca para esposa y la negra para moza »4. « La mujer negra, y especialmente la mulata, tuvieron un fuerte atractivo para el blanco (…). La esclava debió ser muchas veces la iniciadora sexual de los hijos de los propietarios en la Nueva Granada (…) la atracción que la negra y la mulata ejercieron sobre el blanco fue, por otra parte, uno de los factores más atractivos del mestizaje en la sociedad de los siglos XVII y XVIII5. » La femme noire est l’objet du désir des Blancs et l’on a vu que Fernández ne lui est sans doute pas insensible, las pelonas qui circulent dans son lit sont selon toute évidence d’origine populaire, métisses noires et indiennes. Autre retournement : les pelonas que Carmelo consomme en série, négligeant son travail au grand dam de Codazzi, trouvent ici une incarnation singularisée qui capte le regard. La femme noire est l’ombilic de la gravure, comme on dit « l’ombilic du rêve », ce qui fait son mystère, accentué par le vêtement ample et noir qui la recouvre toute entière. Ce vêtement ample, qui curieusement s’apparente à celui d’une nonne, est‐ce une façon de désexualiser la femme noire pour accentuer la sexualisation de la jeune fille ? Opère‐t‐il un déni du désir pour le corps féminin noir ou bien accentue‐t‐il le mystère érotique de celle qu’il recouvre ? Trivialement, Carmelo a‐t‐il sorti du lit sa compagne d’une nuit, la couvrant d’une cape noire et lui mettant une couverture dans les bras ? A‐t‐il jeté un voile sur son corps pour augmenter sa dignité ? En faisant disparaître le corps, force‐t‐il le respect pour la personne ? Dans l’orientalisme, chez des peintres contemporains de Fernández comme Delacroix ou Gérome, l’utilisation de la servante noire pour faire ressortir la blancheur des corps des 4 Prescott, citado por Congolino Sinisterra, op. cit, pagina 322. 5 Jaramillo citado por Maria Lilia Congolino Sinisterra, « Hombres negros potentes, mujeres negras candentes ? Sexualidades y Estereotipos Raciales. La experiencia de jovenes universitarios en Cali‐
Colombie », in Peter Wade, Fernando Urrea Giraldo, Mara Viveros Vigoya, Raza, etnicidad y sexualidades, Lecturas CES, 2008, página 323. 10 Odalisques a été largement utilisée. Ce motif est repris plus tard par Manet dans son Olympia, où la servante noire, associée à l’ombre et au chat noir en position d’effroi, apporte un surcroit de sexualité6. En outre les Français mettent en scène « le fantasme de la totale possession des corps féminins dénudés »7 et « la présentation de femmes nues impuissantes à des hommes vêtus, eux »8, comme expression décomplexée de la domination masculine et de l’appropriation à des fins érotiques des corps de femmes subalternes. À l’inverse de l’érotique orientaliste, il est frappant que le corps de la femme noire soit ici complètement dissimulé. Est‐ce parce que l’image est contemporaine de la loi de manumission (1er janvier 1852) ? Le vêtement qui recouvre amplement celle qui sort tout juste de l’esclavage est à l’exact opposé des femmes nues exhibées comme du bétail. On peut penser que ceci traduit l’hypocrisie de la double morale dans une société marquée par l’influence espagnole et moins laïque que la société française, ou une négation pure et simple de la féminité des femmes noires. Mais cette interprétation, même si elle ne peut complètement être ignorée, me semble néanmoins proche du poncif. Une autre interprétation, plus immédiatement perceptive, consisterait à dire qu’en dissimulant le corps, donc le commerce sexuel avec les femmes noires, c’est bien sur son expression que le peintre fait porter son attention. Il lui confère d’être avant tout un visage. Anticipant la philosophie du visage de Levinas, il insiste sur son humanité. Une domination rapprochée La figure de l’innommée condense celles de la moza, la servante et la nourrice. La lecture de la moza, comme figure érotique dissimulée ‐ dont il ne faudrait pas parler ‐ et d’autant plus érotique qu’interdite et dissimulée, sollicite plutôt le regard masculin, tandis que la lecture de la servante renvoie plutôt à une lecture féministe. Même si les trois corps semblent presque se toucher, ce qui dénote une proximité, celle‐ci est contredite du fait que le corps de la servante complètement tourné de l’autre côté 6 Selon certaines lectures dont Nochlin se fait l’écho, l’association d’une femme blanche et d’une femme noire, dans un contexte sexuel, évoque le lesbianisme, dont on sait par ailleurs qu’il était répandu chez les prostituées parisiennes au XIXème siècle. Les félins noirs, quand à eux, si l’on suit la stimulante lecture que propose Teresa de Lauretis de la panteridad de l’héroïne du film de Jacques Tourneur La Féline, sont une représentation de la pulsion sexuelle, avec son déchainement toujours possible (Lauretis, 2012). 7 Voir Le marché aux esclaves de Gérome, par exemple. 8 (Nochlin), pp. 76 et 78. 11 signifie tout de même des intérêts divergents, et non une solidarité organique comme celle de la jeune fille avec la duègne. C’est ce mouvement contraire qui raconte une histoire, une histoire qui n’est pas si tranquille de « domination rapprochée » telle qu’elle se joue dans l’espace domestique, entre maîtresses et servantes (Memmi, 2003). Il est fort rare que les servantes soient mises au premier plan. C’est pourtant ce qu’a voulu faire Maude Newell Williams9. Cette états‐unienne accompagna vers 1911 son mari pasteur à Bogota puis à Bucaramanga, où il dirigea des collèges pour garçons. De retour dans son pays, elle publia en 1918 un livre qui, selon ses propres termes, est « unique ». Comme elle le commente dans son prologue, elle n’a pas souhaité écrire un récit de voyage, ou parler des mœurs de la bonne société, elle traite exclusivement – radicalement, je dirai – « de los sirvientes, y no de todos los sirvientes, ni siquiera de los sirvientes de nuestros vecinos, de quienes mucho hemos sabido ; es sobre nuestros sirvientes ». Maude Newell, en décrivant ses relations mouvementées avec ses bonnes entendait comprendre ses « voisins d’Amérique Latine ». Seule une femme pouvait développer l’idée que l’on comprend la Colombie en s’intéressant de façon centrale, et dans son cas exclusive, à ce qui se passe dans l’espace domestique où elle‐même se trouvait passablement confinée… et déroutée. L’intérêt de Maude Newell est qu’en sa qualité d’étrangère, elle dit tout haut ce qui est plus habituellement incorporé dans les usages sociaux. Maude Newell est la parfaite représentante de la « bonne patronne », libérale, progressiste ; elle porte sur ses employées un regard où se mêlent compassion et condescendance. La relation domestique que décrit Newell est ambivalente et contradictoire. D’un côté, les servantes volent tout ce qui leur passe sous la main, s’enivrent à tomber par terre, bousillent, perdent ou cassent les objets, désobéissent aux ordres, disparaissent de la maison sans crier gare. D’un autre côté, au moindre signe d’attention et de respect de sa part, les mêmes multiplient les expressions de gratitude, par des cadeaux ostentatoires, grandes bandejas de fruits ou de fleurs, d’autant plus appréciés que d’autres cadeaux sont parfois plus difficiles à honorer comme le plat de sangre de cabra frita offert par la cuisinière 9 Maude Newell Williams, Los más pequeños de éstos – en Colombia, Archivos del Indice, [1918], 2008. 12 pour se faire pardonner ses fugues ébrieuses, ou encore la rose patiemment arrosée et cultivée dans son petit pot, mais coupée le lendemain de son éclosion par Pabla, la femme de ménage indienne, pour être offerte en « pequeño regalo para mi Señora ». Ces cadeaux, en jouant sur le registre du don et du contre‐don, viennent établir une symétrie relationnelle qui rompt avec les schèmes de la servitude, de même pour les vols qui rendent justice à la subalterne, c’est bien pourquoi ces pratiques de prendre d’une main et de donner de l’autre n’entrent pas en contradiction. Le malentendu culturel dans la maison de Newell est de tous les instants. L’origine étrangère de la narratrice joue ici avant tout le rôle d’une loupe ou d’un révélateur. Ce décalage culturel, n’est‐ce pas ce que nous montre aussi notre image, soixante ans plus tôt, dans le contraste des postures, des vêtements et des couleurs de peau ? Newell décrit très bien l’écart qui peut exister entre une maison bourgeoise et les cabañas sans meubles et quasi sans vaisselle dans lesquelles vivent les servantes aux alentours de Bucaramanga. L’écart entre ces deux univers domestiques suffit à expliquer la brusquerie, la maladresse et l’inefficacité des servantes lorsqu’il s’agit de manipuler du linge fin ou de la porcelaine. En outre, elles ignorent la sécurité conjugale qui caractérise les unions bourgeoises de cette époque. Leurs arrangements (arreglo) avec des hommes ne sont jamais permanents et durent ce que durent les passions sexuelles, laissant aux femmes le fardeau des enfants. Newell, enfin, parle de ses employées et pour ses employées, mais cette proto‐féministe ne fait jamais entendre leur voix, le regard reste surplombant. Fernández a raison de le marquer par l’antagonisme des corps et des regards, le sort de ces femmes, bien qu’elles soient liées entre elles, n’a pas grand chose en commun et l’on doute qu’elles puissent se libérer ensemble. Toutefois, et sans doute involontairement, le livre de Newell, en insistant autant sur l’insubordination et l’insoumission des servantes métisses indiennes ou noires, finit par donner aux pratiques ancillaires une tournure de résistance en contexte néocolonial ; puisque in fine les employées domestiques demeurent, bien qu’exploitées, ingouvernables. Est‐ce qu’elle s’en va, notre innommée, avec la couverture ? Est‐ce qu’elle va la voler ? La revendre ? Que cache‐t‐elle d’autre sous le long vêtement ? L’Oedipe noir 13 Mujeres Blancas peut aussi être lue en référence à ces gravures populaires qui décrivaient les « âges de la femme » : la jeune fille et la femme mûre ou veuve. J’ai choisi de tirer la figure de la femme blanche habillée en noir du côté de la duègne, chaperon qui veille sur la chasteté de la jeune femme mais aussi personnage de théâtre toujours un peu ridicule, fruit de la misogynie à l’encontre des femmes qui ne servent plus directement les intérêts sexuels ou reproductifs des hommes. Mais la femme à la mantille est peut‐être plus sûrement la figuration de la mère de la jeune fille. Ce qui ne manquerait pas de cruauté : voyez ce que la belle en peu d’années deviendra, une dévote boudinée. Dans ce contexte, où la femme blanche est pensée comme la « matrice de la race » (Dorlin, 2007), reproductrice plutôt qu’amante, la femme noire occupe également le rôle de la nourrice, la première séductrice. Cela signifie qu’avant d’avoir une amante métisse indienne ou noire, les petits Blancs ont eu une « mère » métisse indienne ou noire. Je reprends ici les analyses de Rita Laura Segato à propos de « l’Oedipe brésilien » et de « la forclusion de la madre­negra par le discours blanc ». Les enfants auraient deux mères, la mère biologique et juridique et la mère symbiotique du corps « maternel‐
infantile », c’est‐à‐dire la nourrice non blanche, dont la réminiscence tomberait sous le coup de la forclusion. Segato, dans la lignée de Judith Butler, utilise en un sens psychosocial le concept de forclusion que Lacan réservait à la psychose (la forclusion du Nom du Père). Par forclusion, Segato désigne ce qui est socialement barré à la conscience, car non dit, non écrit, non marqué ou non traduit dans l’histoire à la fois collective et individuelle. Ici, c’est la mère des soins primordiaux, mère métisse, indienne ou noire qui est forclose, c’est‐à‐dire non inscrite dans le Symbolique ; cette mère dans les bras, la voix et l’odeur de laquelle les enfants ont pourtant commencé à développer leur psyché et leur corps érotique ou pulsionnel. Segato commente un magnifique tableau du XVIIIème siècle où l’on comprend que la femme n’est pas la mère biologique de l’enfant en raison du contraste entre leurs couleurs de peau seulement, tandis que le rapport érotique ou sensuel qui unit l’enfant à la femme répond très exactement à ce que Freud a pu théoriser de la mère comme première séductrice10. 10 Ce tableau attribué à Debret représenterait, selon certains exégètes, Don Pedro II, con año y medio de edad en Brazos de su ama. 14 Alors que dans l’Œdipe freudien, c’est le père qui viendrait séparer l’enfant de sa mère, dans l’Œdipe brésilien, Segato avance l’idée originale que c’est la mère blanche qui occupe cette fonction d’autorité ; « hegemonizada por el pensamiento burgués y las prédicas de la modernidad, tendrá por lo menos en parte la función paterna, en el sentido de incorporar la ley e impedir la intimidad entre la niñera y el niño » ; mère qui pourrait être terrible et froide : notons que ceci vaut bien un profil d’aigle et un portrait « en majesté ». Mères qui pourraient aussi s’affronter comme des rivales. Ce que souligne Segato est que le système colonial (et ses rejetons contemporains) ne fait pas symptôme seulement pour les Noirs, mais marque profondément la subjectivité des Blancs. Paraphrasant Judith Butler et sa « mélancolie de genre » (Butler, 1997), on pourrait parler d’une véritable « mélancolie de race » pour les petits Blancs, le premier objet d’amour étant irrémédiablement perdu. Quand au sexe de la mère métisse noire ou indienne, comme celui de toutes les mères, il doit être caché, tenu dans l’ombre la plus profonde. Dans notre image, ce sexe est recouvert du voile noire de la nonne : autre figure de la virginité. La moza a ainsi doublement le goût du fruit interdit. De façon manifeste, puisque dans le système clivé de la double morale sexuelle, la sexualité hétéroraciale était, pour les hommes blancs, une déviance assimilable à une perversion au sens freudien du terme, c’est‐à‐dire ne poursuivant d’autre finalité que le plaisir, et non la reproduction (les enfants de l’amour étaient « accidentels »). Mais de façon bien plus enfouie, l’appropriation sexuelle de la femme non blanche aurait le goût du retour incestueux au corps « maternel », entendu comme celui de la femme des premiers soins, celle qui délivra les premiers messages énigmatiques et les premières sensations érotiques. J’ajoute qu’on peut également associer l’innommée, madre­negra oubliée dans les limbes du refoulement des premiers émois infantiles, avec la couverture d’un livre autobiographie de la psychanalyste Maud Mannoni intitulé Ce qui manque à la vérité pour être dite où elle figure bébé dans les bras de sa nourrice javanaise noire ; histoire de rappeler que les femmes aussi sont concernées par la forclusion de la première mère. Politiques de la vision 15 Il n’existe pas de « vision de nulle part ». Le regard occidental au XIXème siècle, a produit avec « le pittoresque », les représentations péjoratives (despectivas) les plus détestables de ce que l’Occident considérait comme ses confins, l’Orient, l’Afrique ou l’Amérique Latine ; mais aussi le monde paysan dans son propre espace géopolitique. « À l’origine du pittoresque, il y a la guerre », déclarait Sartre11. En d’autres termes, le pittoresque, produit du regard occidental, est un art colonial ou dans lequel persiste, pour ainsi dire intouché, le récit colonialiste. Le pittoresque fige le temps, écrase les individus, ignore les changements sous une mystification naturaliste. Les images européennes, destinées à des lecteurs européens, qui représentent les Indiens nus portant sur leur dos les colons participent de ce récit pittoresque. Rétrospectivement, il s’avère que ces images présentent l’intérêt de symboliser sous une forme très ramassée et efficace les racines des violences qui se perpétuent encore aujourd’hui. Les images de la comisión coronográfica, en revanche, s’inscrivent dans un projet d’avant‐garde républicaine. On peut considérer à juste titre que ce projet n’est pas complètement exempt de l’influence coloniale. Certes, mais ces images, en sublimant le régionalisme, s’affranchissent des codes du pittoresque pour construire une fiction régulatrice d’unité nationale inscrite dans un imaginaire des lumières. Elles participent et donnent une forme touchante à un rêve d’émancipation toujours d’actualité et inaccompli. Comme le souligne avec justesse Beatriz Gonzales « Carmelo Fernández contribuyó con su arte fresco, sencillo y verdadero a consolidar la identidad nacional colombiana. Formó parte del grupo de creadores que emprendieron, a mediados de siglo, la lucha del espíritu nacional contra la destrucción y la guerra »12. Ces représentations distinctes, aux finalités contradictoires, le pittoresque ou le régionalisme, ne sont pas plus réelles, ou plus vraies les unes que les autres. Les artistes ne représentent jamais la réalité, ils fabriquent du sens – pour la guerre ou pour la paix –et ainsi font les chercheurs également. Ce sens, bien sûr, n’est pas épuisé par leurs intentions esthétiques ou politiques. Comment penser une connaissance où le passé est assumé sous une forme spéculative ? Une forme qui va de l’avant ? Comment fabuler cette image dans une politique de la 12 Beatriz Gonzalez. Colombia en cuatro tiempos: Carmelo Fernández 1809-1887, Boletín Cultural y
11 En 1954, page 90. Bibliográfico , Número 28, Volumen XXVIII, 1991
16 vision aujourd’hui ? Je choisis de reprendre ce que propose Maria Puig de La Bellacasa quand elle parle de l’importance de réintroduire le toucher dans la vision, de développer des visions « caressantes », « touchantes », qui se laissent affecter. Par cette vision caressante, nous pouvons nous « mettre en contact » avec cette femme au fond du tableau. Comme nous pourrions toucher cette couverture qu’elle tient. Cette image alors, de façon définitive, nous parle d’autre chose que de ce qu’elle prétend dire. Encore une fois, et s’il fallait lire l’image à l’envers ? Inverser le rapport fond forme ? Celle qui est derrière n’est pas destinée à l’effacement mais à venir devant. La duègne ou mère espagnole est vouée au passé, la jeune fille est le présent créole, figurant l’assomption de la bourgeoisie locale, mais la femme noire, la femme dissimulée incarne un futur incertain. Les femmes blanches apparaissent alors comme les faire valoir de la femme sombre, inconnue, dont on ne sait pas ni qui elle est, ni ce qu’elle veut, ni où elle va. Dangereuse, vaguement inquiétante et peut‐être, sous le voile, ensorcelante comme le désir. La femme qui dissimule et regarde ailleurs ou en biais, c’est aussi la sorcière, et ses armes sont puissantes, à l’instar de la légendaire Leonelda Hernández, sorcière métisse indienne du XVIIème siècle, figure non pacifiée de la femme rebelle en Ocaña. Elle songe en silence, elle attend son heure. Les femmes blanches s’effacent, deviennent motifs, décors, traitées dans un style qui peut finalement apparaître comme discrètement ironique, la duègne confite en religion, comme un personnage de théâtre légèrement ridicule, l’ombrelle préfigurant celle des prélats de Fernando Botero, l’autre déguisant sa froideur sous l’aspect d’une figure ornementale à la mode : des performances de la féminité, en somme. Une performance de la race Performance de la féminité, le titre de l’image le dit bien, performance de la féminité blanche, donc simultanément performance de la race comme performance de la classe dominante. Si j’ai une connaissance incorporée de la performance de genre – je sais ce que « faire la femme » veux dire ‐, je dois dire en revanche que la performance de la couleur blanche ou de la blanchité est pour moi relativement abstraite. L’effort de différenciation ou de « distinction » qu’il faut faire pour « passer » blanche n’était pas central dans la société française des années 1960 où j’ai grandi, société beaucoup plus 17 blanche que celle de la France d’aujourd’hui13. Je n’avais même jamais pensé à la performance de la race avant de connaître ce que Maria Teresa Garzón a écrit à propos de Raquel Sarmiento (Garzón, 2009). Cette métisse appartenant au prolétariat urbain de Bogota s’accusa du crime d’Eva Pinson qui défraya la chronique au début des années 1920 alors qu’elle n’en était pas l’auteure. Garzón se dit qu’il n’était peut‐être pas si fou de se faire passer pour ce que l’on n’est pas, en l’occurrence una asesina, dans une société où toutes les personnes qui le peuvent essaient de « passer » pour blanches. C’est grâce à cette remarque, intrigante pour une psychologue qui ne s’étonne pas a priori de l’existence d’auto‐accusations pathologiques, que j’ai compris que la couleur « blanche » ou la blanchité est une construction sociale centrale dans la société colombienne où elle est indissociable des processus de distinction de la classe dominante et de ceux ou celles qui rêvent d’y parvenir. Dans Mujeres blancas, la seule qui ne performe pas une identité combinant la race, la classe et le genre est la femme noire. En effet, il vaut la peine de souligner que toutes les identités ne sont pas « performées », si l’on entend par là théâtralisées, ainsi que le montre Anne Berger dans sa lecture éclairante du livre d’Esther Newton Mother Camp14. Au‐delà de la difficulté de penser avec Newton la performance de genre ou de race comme étant « consciente », là où l’on a affaire avant tout à des processus incorporés, souvent très précocement sur le mode de l’habitus, investis de surcroît par les fantasmes et les pulsions sexuelles, je trouve néanmoins intéressante l’idée que certaines personnes ne performent pas. Ceci à l’avantage de penser la performance de race/classe/genre – en l’occurrence celle de la blanchité ‐ comme une stratégie 13 Dans la société étatsunienne, où une goutte de sang noir suffit à catégoriser comme Noir, le terme de passing fut d’abord utilisé pour désigner le processus qui consiste pour une personne noire claire de peau à se faire passer pour blanche. En Amérique Latine, où le principe du one drop, comme me l’a fait remarquer Mara Viveros, n’est pas opératoire, el blanqueamiento se hace con base en el trabajo sobre la apariencia, y mediante la adopción de normas y valores sociales y sexuales. 14 Newton oppose, dans le couple lesbien butch/fem, la théâtralisation de la fem – la lesbienne féminine – au défaut de théâtralisation consciente (the lack of camp) de la Butch. La lesbienne hommasse ou « butch » ne performerait pas son identité, une affirmation qui peut prêter à critique dans la mesure où cela semble renforcer l’idée que seule la féminité est performée, tandis que la masculinité serait « vraie », ce qui est faux, bien sûr. Newton parle des « Butch pré‐théoriques », c’est‐à‐dire avant que Judith Butler consacre dans Trouble gender les jeux lesbiens en termes de performance, les faisant ainsi théâtralement et politiquement « advenir dans l’œil du spectateur (ou de la spectatrice) » (Berger, op. cit, page 39). Ce sur quoi Newton, elle‐même butch auto‐proclamée, veut attirer l’attention est que la lesbienne butch, bien qu’elle emprunte son vestiaire aux cols bleus états‐uniens mâtinés de cow‐boy, ne « jouerait » pas une identité, au sens où elle ne pourrait pas être autrement que ce qu’elle est, incapable de jouer le rôle de la féminité. 18 intentionnelle (donc conscientisable) visant la conquête dans le jeu de pouvoir et de hiérarchie. Cela permet de penser aussi qu’il existe des individus qui en sont exclus d’entrée de jeu, ou qui ne peuvent pas ou ne veulent pas jouer, par exemple parce qu’ils seraient particulièrement sensibles à la facticité de la performance ou en rejetteraient la normativité. Bien sûr, dans le contexte contemporain de luttes et de résistances des identités, il s’avère que les féminités noires ne sont pas moins performées que les blanches. Mais cette digression sur la performance de genre, de classe et de race, nous permet de nous interroger, en suivant là aussi Anne Berger, sur la place centrale occupée par le paradigme de la visibilité, voire de la sur‐visibilité, comme tactique et comme discours dans le champ des politiques du genre et des sexualités. D’une certaine manière, la femme au fond du tableau n’a pas besoin de se montrer ou d’occuper le devant de la scène pour être vue. Le pouvoir de son expressivité, les interrogations vaguement inquiétantes autour de ce qu’elle dissimule, son insondable mystère, renvoient, pour le dire dans les termes de Newton, plus à l’authenticité qu’à la visibilité. Je dirai qu’elle est un sujet, non une « identité ». C’est ce qui lui confère son incroyable présence. Les minoritaires n’ont peut‐être pas à se contenter des surfaces identitaires, fussent‐
elles oppositionnelles, l’ombre qui protège et respecte les sujets est nécessaire, tout comme est désirable la possibilité de vivre sans attirer l’attention, de passer discrètement les frontières, ou de n’avoir pas à se faire passer pour ce que l’on n’est pas. Mais surtout, l’ensemble de cette discussion soulève la question du sujet, non seulement comme sujet de l’énonciation dans un savoir situé, mais aussi comme sujet dans la représentation, ce qui interroge directement nos pratiques, scientifiques aussi bien qu’artistiques, et leurs effets de subjectivation. Est‐ce que les sujets de nos recherches ou de nos œuvres sont parlés par nous ou bien ces recherches ou ces œuvres sont‐elles l’occasion de leur donner une voix ? Fusse la voix de celle qui ne dit rien, de celle qui ne parle pas encore publiquement. Ceci est le legs, intentionnel ou non, de Carmelo Fernández, avec toute l’ambiguïté de représenter un sujet dans un monde hiérarchisé quand celui‐ci en constitue par excellence la figure subalterne, socialement périphérique, mais symboliquement centrale jusque dans sa forclusion. 19 Bibliographie Berger, Anne Emmanuelle, Le grand Théâtre du genre. Identités, Sexualités et Féminisme en
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