le cèdre et le soldat

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le cèdre et le soldat
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de la
réflexion
doctrinale
LA PRÉSENCE MILITAIRE FRANÇAISE
AU LIBAN ENTRE 1978 ET 1984
Capitaine Mériadec RAFFRAY
de Doctrine
C D E F Cd'entre
Emploi des Forces
Recherche
DREX Division
et Retour d'Expérience
TÉMOIGNAGES
LE CÈDRE ET LE SOLDAT
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LE CÈDRE ET LE SOLDAT
LA PRÉSENCE MILITAIRE FRANÇAISE
AU LIBAN ENTRE 1978 ET 1984
Cette étude a été réalisée sous la direction du bureau recherche de la division recherche
et retour d’expériences du CDEF. Elle a été menée par le capitaine
Mériadec RAFFRAY officier de réserve au bureau recherche.
Les réflexions exprimées dans cette étude ne sauraient engager la responsabilité du CDEF.
Crédit photos ECPAD/SIRPA TERRE
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COURRIEL [email protected]
SOMMAIRE
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
PREMIÈRE PARTIE - 1861- 1978 : LA FRANCE ÉVINCÉE DU LIBAN . . . . . . . . . . . . . . . . 9
CHAPITRE I - UN PAYS JEUNE, RICHE ET DÉSARMÉ, LONGTEMPS PARRAINÉ PAR LA FRANCE (1861-1975) . 11
1/ 1861- 1943 Beyrouth à l’heure française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
2/ 1943-1975 Place aux États-Unis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14
CHAPITRE II SYRIENS ET ISRAÉLIENS ENTRENT EN JEU (1975-1978) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16
1/ 1975-1976 Les Syriens ont la bénédiction des Occidentaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16
2/ 1976-1978 La tension se focalise au Sud-Liban . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
DEUXIÈME PARTIE 1978-1982 : INTERMÈDE ONUSIEN AU SUD-LIBAN . . . . . . . . . . . . 21
CHAPITRE I MISSION IMPOSSIBLE POUR LA FINUL (1978-1979) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
1/ Un lourd handicap originel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
2/ Les jeux sont faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26
CHAPITRE II UNE CRISE RÉGIONALE QUI DEVIENT UN ENJEU ENTRE L’EST ET L’OUEST (1979-1982) . . . . 31
1/ Au cœur de la nouvelle Guerre froide. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
2/ François Mitterrand et le Liban. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
3/ Israël pousse les Occidentaux à intervenir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38
TROISIÈME PARTIE 1982-1984 : OTAGES À BEYROUTH . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
CHAPITRE I DE LA « FMI » À LA « FMSB » (AOÛT-SEPTEMBRE 1982) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47
1/ Un débarquement à haut risque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47
2/ Aller-retour à Beyrouth . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50
CHAPITRE II LES AMBIGUÏTÉS DE LA FMSB (OCTOBRE 1982 – MARS 1984). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54
1/ Les Français en première ligne (octobre 1982- juin 1983) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54
2/ Les « soldats de la paix » en otage (juin 1983- Mars 1984) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
3
Résumé
R ÉSUMÉ
Juin 1967. S’estimant menacée par la politique agressive de Nasser et le resserrement des alliances
entre Le Caire, Damas et Amman, Israël déclenche une guerre préventive contre ses voisins arabes. En
six jours, Tsahal brise l’outil militaire offensif forgé par l’Egypte, la Jordanie et la Syrie. Conséquence
inattendue de leur défaite, le Liban est déstabilisé.
L’exil au Pays du cèdre d’une diaspora palestinienne désormais en première ligne du combat antisionniste bouleverse les rapports de force au sein du jeune État. Fondé en 1946 sur l’existence d’un
« pacte national » fragile, consacrant le partage du pouvoir entre les communautés dominantes, le Liban
avait réussi jusqu’alors à se tenir à l’écart du conflit isarélo-arabe. En moins de dix ans et en dépit de
sa prospérité, il va sombrer dans la guerre civile. Le pays s’embrase en avril 1975. Il ne s’apaisera
(provisoirement) qu’au début des années 90, à la faveur de son placement sous tutelle syrienne.
Cet affrontement fratricide déchire le petit Liban en deux grands camps ennemis : d’un côté, les
chrétiens, de l’autre les islamo-progressistes. Paris ne reste pas indifférent au sort de cette terre
chrétienne avec laquelle elle est liée depuis le Moyen-Âge, mais observe la plus grande prudence. De
même, les Américains semblent davantage préoccupés par les conquêtes soviétiques en Afrique et en
Asie.
C’est pourquoi, plutôt que d’intervenir directement, les Occidentaux choisissent de s’en remettre à
l’arbitrage de Damas. En 1976, les chars d’Hafez el-Assad franchissent la frontière et s’interposent
entre les combattants. S’ils ne
MUSULMANS
tardent pas à s’apercevoir que la
LE LIBAN ACTUEL
Sunnites
Syrie joue sa propre partition au
Chiites
Liban, c’est d’Israël que vient la
Druzes
Zone mixte : druzes
première réaction.
Tartous
et grecs orthodoxes
Au sud, chacun campe sur ses
positions. Pendant ce temps, au
nord, les tensions réapparaissent. À
Beyrouth, la résistance chrétienne
s’oppose aux diktats syriens. Des
ambitions dépassant le strict cadre
du règlement d’un conflit régional
SYRIE
CHRÉTIENS
Maronites
Crecs orthodoxes
Grecs catholiques
Halba
Zone mixte : maronites
et grecs catholiques
Tripoli
Batroun
L
A
N
Bcharré
M
O
N
T
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Baalbek
Jounieh
A
Beyrouth
A
Zahlé
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A
N
SYRIE
Lita
n
Saïda (Sidon)
Damas
Nabatiyé
Sour (Tyr)
Merjayoun
Ben Jbail
ISRAËL
Acre
Jourdain
En 1978, exaspéré par la montée
en puissance du terrorisme
palestinien anti-sioniste qui frappe
à partir de ses bases du Sud-Liban,
l’État hébreu investit la bande
frontalière. Tsahal refoule les
Palestiniens vers Beyrouth. Pris à
partie au Conseil de sécurité de
l’ONU, les Occidentaux doivent
agir. Sous l’égide des Nations
Unies, ils projettent 4 000 hommes
au Sud-Liban. C’est le mandat de la
FINUL. L’effet sera de courte
durée. Dotée d’une mission floue
voire inappropriée, la force est
rapidement paralysée.
Zone démilitarisée
depuis 1974
GOLAN
GALILÉE
Lac de Tibériade
(source : Jean et André Sellier,
Atlas des peuples d’Orient, La Découverte, 1993)
5
Résumé
attisent le feu qui couvait. Au début des années 1980, le Liban devient l’un des terrains de
l’affrontement entre les deux grands Blocs. À la guerre civile, se superpose bientôt un conflit entre l’Est
et l’Ouest.
En 1982, Israël précipite à nouveau les événements en décidant d’envahir une seconde fois le Liban.
L’ampleur de son offensive est inégalée. Elle inquiète les Occidentaux. En visant Beyrouth, Tsahal
menace d’anéantir les troupes syriennes et les milices palestiniennes, qui bénéficient du soutien de
l’URSS. Afin d’éviter ce scénario catastrophe, les Occidentaux interviennent directement au Liban.
Entre 1982 et 1984, jusqu’à 6 000 hommes, dont 2 000 Français, tenteront de rétablir la paix à
Beyrouth.
6
Introduction
I NTRODUCTION
Les Français reviennent au Liban sous l’égide de la Force intérimaire des Nations au Liban
(FINUL), créée en 1978. À l’exception de sa participation symbolique à la FINUL, l’essentiel du
contingent s’en retira définitivement cinq ans plus tard, en 1984, lorsqu’est prononcée la dissolution de
la Force multinationale de sécurité à Beyrouth (FMSB). Durant cette période, jusqu’à 2 000 soldats de
l’armée de terre contribuent au rétablissement de la paix au pays du Cèdre. Sans compter les 3 500
marins de la dizaine de navires de guerre qui assureront leur protection au large quasiment en
permanence. Légionnaires, parachutistes, sapeurs, artilleurs, transmetteurs : tous paieront cet
engagement du prix de leur sang. 133 soldats trouveront la mort sur la terre libanaise, dont 58 dans le
seul attentat terroriste du Drakkar, le 23 octobre 1983.
Par le volume des forces, par la durée de leur présence, par les enjeux sous-tendus et les pertes
effectives, les actions successives de l’armée de terre au Liban entre 1978 et 1984 en font l’un de ses
théâtres d’opération majeurs entre la fin de la guerre d’Algérie (1962) et la première guerre du Golfe
(1991). C’est au Liban que se dessine le concept du « soldat de la paix », qui sera l’instrument des
politiques d’interposition et d’ingérence des grandes puissances européennes membres de l’OTAN au
cours des années 90.
L’invasion du Liban Sud par Tsahal - et non la guerre civile libanaise - conduira les Occidentaux,
et en particulier les Français, à intervenir sur place. Ils en seront chassés par une politique délibérée
d’attentats aveugles dirigée contre eux. Dans ce pays, nos soldats héritent une mission dont les contours
ont été visés par les plus hautes autorités politiques. Elle exigera d’eux qu’ils fassent appel à toutes
leurs compétences de professionnels de la guerre autant qu’à leur sens de la diplomatie et à leurs
qualités humaines.
Vouloir appréhender le contexte dans lequel opérèrent les contingents de la FINUL, de la FMI et la
FMSB et comprendre les décisions de commandement (implantation, missions, postures) exigeait, au
préalable, d’examiner le paysage géopolitique et d’analyser les facteurs ayant conduit le gouvernement
français à réagir de la sorte. C’est l’objet de cette étude.
Dans une première partie, elle s’attache à mesurer le poids de la relation privilégiée entre la France
et le Liban. Elle tente de discerner son impact dans la décision de la France de revenir au pays du Cèdre
comme dans la forme prise par l’intervention occidentale.
En second lieu, elle analyse l’environnement et les conditions de notre engament initial. Ciblé sur
le Sud-Liban, effectué sous les couleurs de l’ONU, il aura valeur de test pour les futures opérations,
même si entre temps le paysage régional et international aura profondément changé.
La troisième partie passe en revue les bouleversements intervenus dans les relations internationales
entre 1979 et 1982 et les effets de la « nouvelle Guerre froide » au Liban. Ces modifications contribuent
largement à expliquer la seconde intervention des Occidentaux à Beyrouth, de même que le sort
dramatique qui attendait les « soldats de la paix ».
7
PREMIÈRE
L’ARMÉE
PARTIE
1861 - 1978
FRANÇAISE ÉVINCÉE DU
LE LIBAN
AVANT
LIBAN
1914
Deïr el-Kamar
(source : Atlas des peuples d’Orient)
9
Chapitre I - Première partie
En 1978, c’est la première fois que les Français reprennent pied au pays du Cèdre depuis son départ
il y a trente ans.
« En Orient, où l’autorité des hommes se mesure au nombre de leurs clients, le développement de
notre clientèle catholique est un intérêt national pour nous ».
Ernest Lavisse1
C HAPITRE I
L E L IBAN , UN
PAYS JEUNE , RICHE ET DÉSARMÉ , LONGTEMPS
PARRAINÉ PAR LA
F RANCE (1861-1978)
1 - 1861-1943 BEYROUTH À L’HEURE FRANÇAISE
1-1 - Des liens historiques entre la France et le Liban
En 1978, c’est la première fois que la France intervient au Liban depuis son départ du pays du
Cèdre, il y a trente ans, note dans son rapport de fin de mission le colonel Salvan, patron du 3ème RPIMa
et à ce titre, commandant le détachement français de la FINUL, la Force intérimaire des Nations Unies
au Liban formée à la suite du vote des résolutions n° 425 et 426 du Conseil de sécurité de l’ONU le 19
mars de la même année. Pour l’occasion, ses parachutistes ont troqué le béret amarante pour le béret
bleu de l’ONU, puisque c’est aussi la première fois depuis la Guerre de Corée que la France place ses
troupes sous l’égide de l’ONU pour une intervention extérieure. Pour tous, cette opération extérieure
revêt un caractère symbolique fort, d’abord et avant tout parce qu’elle redonne vie au lien historique
entre la France et le Liban.
1
Cité in William I. Shorrock, French imperialism in the Middle East, The failure of policy in Syria and Lebanon, The University of Wisconsin
Press, 1976, p. 33.
11
Chapitre I - Première partie
Analyser les causes de la présence militaire française au Liban entre 1978 à 1984 commandait de
tenir compte de cet héritage historique. Pour en comprendre l’impact, il est nécessaire de remonter à
ses fondements.
Le lien entre les deux peuples s’est forgé au XIIIème siècle, à l’occasion des Croisades. Lorsque le
roi de France Louis IX et son armée traversent la Méditerranée pour délivrer le tombeau du Christ en
Terre Sainte, ils trouvent un appui précieux auprès des Maronites : originaires de la vallée de l’Oronte,
installés dans la région du mont Liban depuis le VIIIème siècle, ces chrétiens d’Orient reconnaissent
l’autorité du Pape romain. Mais il faut attendre le XVIème siècle pour que les liens se resserrent. François
Ier fait alliance avec la puissance ottomane. En contrepartie, le Sultan lui accorde - sous l’appellation de
Capitulation - des privilèges commerciaux. Ils sont accompagnés du droit de protéger les pèlerins
français, puis occidentaux en Terre sainte. Au XVIIème siècle, ce droit de protection est étendu aux
chrétiens d’Orients eux-mêmes. Il vise tout particulièrement le clergé maronite du Mont-Liban.
La bienveillance de la France à l’égard des Libanais est fondée sur des raisons à la fois religieuses
et politiques. Au XIXème siècle, elle sert de base aux velléités expansionnistes du Second Empire, puis
de la République au Proche-Orient. Au détriment de l’alliance traditionnelle franco-ottomane, cette
région devient le nouveau terrain d’affrontement avec la grande puissance rivale de l’époque :
l’Angleterre. Cette zone que les diplomates français appellent volontiers le « Levant » correspond aux
États actuels de l’Egypte, du Liban, d’Israël et de la Syrie. Ils la distinguent du Moyen-Orient,
expression qui désigne l’ensemble Jordanie, péninsule arabique, Irak et Iran. Mais prise dans son
acception actuelle, le Moyen-Orient est la transposition littérale de l’expression anglaise « Middle
East », qui englobe les deux espaces.
1-2 - La France façonne le Grand Liban (1861-1943)
Le territoire libanais était contrôlé depuis le XVème siècle par les Ottomans. En 1841, forts d’une
alliance avec les Anglais, dont un bateau est ancré au large des cotes libanaises, les Druzes entrent en
conflit avec les Maronites. L’affrontement de ces deux peuples va conduire les Occidentaux à intervenir
directement sur le territoire. En Septembre 1861, après une succession de massacres de chrétiens (dont
celui du 9 juillet à Damas : 5 500 morts), un corps expéditionnaire français de 8 000 hommes
commandé par le général de Beaufort d’Hautpoul débarque à Beyrouth sur ordre de Napoléon III.
L’empereur souhaite faire oublier sa désastreuse politique italienne aux catholiques français. Sans
doute, caresse t-il aussi le rêve de bâtir un royaume arabe. Londres consent à cette équipée à condition
qu’elle soit limitée à six mois et qu’elle soit sans bénéfice territorial pour la France.
Au passage, les Occidentaux vont imposer aux Ottomans qu’ils accordent un statut spécifique au
Mont-Liban. C’est le statut de 1864, qui le transforme en un territoire autonome, géré obligatoirement
par un gouverneur chrétien et doté de privilèges fiscaux très importants. Comme les autres puissances
occidentales, la France en profite pour consolider son influence dans la région. Tant sur le plan
économique (construction du port de Beyrouth et du chemin de fer Beyrouth-Alep-Damas) qu’au
niveau intellectuel et spirituel. Au début du XXème siècle, du Mont-Liban à Damas, Paris subventionne
473 écoles de congrégations comptant 40 000 élèves. « En Orient, où l’autorité des hommes se mesure
au nombre de leurs clients, écrit l’historien Ernest Lavisse, le développement de notre clientèle
catholique est un intérêt national pour nous ».2
2
William I. Shorrock, French imperialism in the Middle East, op.cit.
12
Chapitre I - Première partie
Mais 1914 marque le retour des troupes ottomanes dans la Montagne du Liban, au mépris du statut
de 1864. En réponse à ce coup de force, la France dépêche une escadre pour organiser le blocus des
côtes syro-libanaises. L’enjeu est de taille. Les puissances de l’Entente parient sur l’effondrement
prochain de l’empire turc. Du reste, les négociations pour le partage de l’empire commencent dès 1915.
Elles déboucheront sur les accords Sykes-Picot (1916), puis sur la conférence de San Remo (1920). Ces
tractations diplomatiques se soldent par des gains non négligeables. La France met la main sur la Syrie
et le Liban. Les Anglais s’octroient l’Irak, la Transjordanie et la Palestine.
Après la défaite du nationaliste syrien Fayçal à Damas en juillet 1920 face aux troupes du général
Gouraud, la France impose son mandat à la Syrie et fixe les frontières du « Grand Liban ». Au Mont
Liban de 1864, Paris annexe, au nord, la circonscription de Tripoli. À l’est, il lui adjoint la plaine de la
Békaa. Au sud, le Jabal Amel, cette zone s’étendant de la rive sud du Litani jusqu’à la frontière
israélienne actuelle. Ces extensions vont dans le sens de ce que souhaitent les Maronites. Pourtant, dans
ce nouveau Liban, ils perdent la majorité en nombre d’habitants. Surtout, ce découpage servira plus tard
de prétexte à la Syrie pour nourrir ses ambitions sur le Liban - et son amertume envers la France. En
1921, la France lui fournira un grief de plus : Paris s’engage alors à donner un statut autonome au
Sandjak d’Alexandrette. Ce territoire situé au nord du Liban sera cédé à la Turquie en 1939 afin,
espèrent les diplomates du Quai d’Orsay, de dissuader cette puissance régionale de faire alliance avec
l’Allemagne nazie.
Selon le diplomate américain Henry Kissinger, « la puissance coloniale française avait soutenu les
Maronites qui demandaient l’annexion au Liban des villes syriennes majoritairement musulmanes de
Tripoli, Baalbek et Tyr, pensant qu’un meilleur équilibre ethnique découragerait toute velléité
chrétienne d’indépendance et ferait de la France la protectrice permanente des Maronites. La décision
française stimula un irrédentisme en Syrie, bien décidée à recouvrer sinon les territoires perdus, du
moins son influence sur ce dernier point et à éviter la création d’un État chrétien qui risquait de se
transformer en tête de pont d’un colonialisme occidental »3. Mais, rétorque le journaliste et historien
Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, la Syrie ne se risquera jamais à réclamer à la Turquie le Sandjak
d’Alexandrette, une perte qui la privait pourtant de sa seule façade maritime. Elle choisit plutôt de s’en
prendre au « petit Liban »4 ! Hubert Védrine, pour sa part, formule dans son ouvrage Les Mondes de
François Mitterrand un autre genre de grief à l’encontre de la France : avoir durant ces années d’entredeux Guerres « hésité au gré des changements de cabinets entre une politique de repli sur la clientèle
maronite et la recherche d’un compromis avec les sunnites »5. En 1926, explique t-il, Paris autorise par
exemple l’adoption d’une constitution mais continue à se réserver les prérogatives régaliennes de
police et de défense du territoire ou de représentation à l’étranger.
La Seconde Guerre mondiale et le jeu anglais - Londres défend l’idée d’une Nation arabe en
contrepartie de son appui à la création d’un État israélien en Palestine - précipiteront la rupture qui se
dessine déjà entre le Liban et la France.
En 1941, ce territoire devient l’un des terrains des déchirements franco-français. L’administration de
la France de Vichy, aux ordres du général Dentz, refuse de céder la place aux équipes gaullistes. Le 8
juin, les FFL, aux ordres du général Catroux, passent à l’attaque. Damas tombe le 21 juin et Beyrouth le
7 juillet. La victoire des FFL doit beaucoup à l’appui des Anglais. Mais Londres a accepté de s’effacer
au plan politique contre la promesse des Gaullistes d’octroyer l’indépendance à la Syrie et au Liban.
Cet objectif est atteint en 1943. Après une période de transition douloureuse, le Mandat de la France
sur le Liban prend fin en 1944. Cependant, Paris souhaite conserver ses bases militaires dans la région,
mais les Libanais et les Syriens s’y opposent catégoriquement. Leur refus débouche sur un
3
Henry Kissinger, Les années du renouveau, Fayard, 2000, p. 905.
Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, Une croix sur le Liban, Lieu commun, 1984
5
Hubert Védrine, Les Mondes de François Mitterrand. À l’Elysée. 1981-1995, Fayard, 1996, p.302.
4
13
Chapitre I - Première partie
affrontement au printemps 1945. En mai, De Gaulle ordonne un débarquement à Beyrouth et fait
bombarder Damas. La victoire échappe aux Français en raison de l’intervention des Anglais. Après
avoir télécommandé les soulèvements anti-français, les troupes britanniques s’interposent entre les
belligérants.
Les derniers soldats français quittent le Liban le 31 décembre 1946. Entre temps, le pays était entré
dans la Ligue arabe et avait accédé à la reconnaissance internationale en adhérant à la charte des
Nations Unies.
2 - 1943-1975 LA FRANCE CÈDE SA PLACE AUX ÉTATS-UNIS
2-1 - 1958 : l’intervention américaine
Le Liban indépendant est fondé sur l’existence du « pacte national » de 1943. Ce terme désigne un
accord verbal qui consacre le système confessionnel et le partage du pouvoir entre les deux
communautés dominantes : les Maronites (chrétiens) et les sunnites (musulmans). Ce pacte préside à
l’enrichissement du jeune État. Bientôt, on appellera sa capitale, Beyrouth, la Hong-Kong du ProcheOrient.
Pourtant cette réussite économique ne calme pas les dissensions internes, qui ne tardent pas à éclater
au grand jour. La première occasion est fournie par le fiasco franco-britannique de l’expédition de Suez
en 1956. L’Orient tout entier interprète cet échec comme l’effacement de Paris et Londres dans la
région au profit de Washington et Moscou. En dépit de la position de ses homologues de la Ligue arabe,
le gouvernement libanais refuse cependant de manifester sa réprobation à la France et à la GrandeBretagne. Il paiera cette position officielle par la démission de ses ministres sunnites.
L’année suivante, la tension monte d’un cran. Le Liban est le seul État de la région à souscrire à la
« doctrine Eisenhower » selon laquelle les États-Unis entendent dispenser une assistance économique
et militaire aux pays menacés par l’expansion du communisme. En février 1958, une déclaration
commune syro-égyptienne annonçe la fusion de ces deux pays dans une République arabe Unie (la
RAU). Elle enflamme Beyrouth. De violentes émeutes éclatent dans les zones sunnites et chiites. La
grève paralyse le pays. Les meneurs sunnites réclament l’union du Liban à la Syrie.
Pour rétablir le calme, le président Camille Chamoun appelle les Américains à l’aide. C’est
l’opération Sérénade à l’aube. Le 15 juillet 1958, 10 000 marines débarquent à Beyrouth tandis qu’au
même moment les paras britanniques portent secours au roi Hussein de Jordanie. Le retour au calme
s’achève avec l’élection du patron des forces armées libanaises, le général Fouad Chehab, à la
présidence de la République avec la bénédiction de Washington.
Cette démonstration de force des Américains dissuade le Proche-Orient de basculer dans l’arabisme
radical. Elle consacre au passage la perte de l’influence politique française au Liban. Outré de ne pas
avoir été consulté par les Anglo-américains pour cette opération, De Gaulle y répond par le célèbre
Mémorandum de septembre 1958, document posant la question de la solidarité au sein de l’Alliance
Atlantique. Faute d’y engager son armée, dont les meilleurs éléments sont plongés au cœur du drame
franco-algérien, la France envoie au Liban ses économistes et ses industriels. Ils sont accueillis à bras
ouverts par un nouveau gouvernement soucieux des équilibres. Ils mettent en œuvre le plan de relance
de l’économie, que financent les États-Unis. De nombreux contrats sont octroyés à des sociétés
françaises. EDF pilote la construction du barrage sur le Litani et de la centrale hydroélectrique de
Karaoun. Air France prend 30% du capital de la Middle East Airline. La coopération économique
franco-libanaise atteint un niveau jamais égalé. Elle illustre la tentative gaulliste d’une « politique
méditerranéenne » prenant appui sur un Liban remis sur les rails de la prospérité, et que rien ne
14
Chapitre I - Première partie
semblait en mesure de faire dérailler… Jusqu’à la première guerre israélo-arabe de juin 1967 : cette
donne va être bouleversée par la guerre des Six-Jours, le premier affrontement majeur au Proche Orient
depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
2-2 - L’OLP s’installe au Liban
Conséquence inattendue de la défaite arabe, la diaspora palestinienne surgit en première ligne du
combat anti-sioniste. « Nous sommes tous des fedayins »6, proclame le roi Hussein de Jordanie en 1968.
Au Liban, qui était parvenu jusqu’alors à se tenir à l’écart du conflit israélo-arabe, cette diaspora
bouleverse les rapports de force. Le pays accueille de nombreux réfugiés palestiniens. Ils se regroupent
dans la partie sud-est, bientôt surnommé le Fatahland. L’OLP y conduit une politique de rachat
systématique des terres.
Progressivement, cette zone devient la principale base de départ des actions terroriste visant Israël.
Les organisations palestiniennes y agissent en toute impunité. La présence d’une forte concentration de
troupes syriennes à la frontière dissuade l’armée libanaise (15 000 professionnels) de rétablir la
souveraineté de l’État sur cette portion du territoire. Les chefs de l’armée préfèrent s’effacer. Ils
comptent sur les milices chrétiennes pour régler le problème. Cette attitude préfigure un futur
compromis politique. En novembre 1969, sous l’influence des sunnites du gouvernement, à commencer
par le Premier ministre, l’État libanais et l’OLP signent les accords du Caire. Ils officialisent la
présence des Palestiniens au Liban (en leur accordant un droit de cité) en contrepartie de l’engagement
de ces derniers à coopérer avec l’armée libanaise. L’année suivante, la Jordanie chasse de son territoire
toutes les forces palestiniennes qui y avaient trouvé refuge. La majorité se replie au Liban, accentuant
en leur faveur le déséquilibre démographique du petit État. Au milieu des années soixante-dix,
l’organisation palestinienne contrôle la moitié de Beyrouth ainsi que son aéroport, et détient des
prérogatives de maintien de l’ordre dans une grande partie du pays. On recense près de 450 000
Palestiniens sur une population totale de 2,4 millions d’habitants.
Or face à la recrudescence des actions terroristes contre Israël, Jérusalem ne reste pas inactive. Elle
répond par un durcissement de sa politique de représailles. En 1968, Israël bombarde pour la première
fois le Liban. Quatre ans plus tard, en septembre 1972, à la suite de plusieurs attentats – en particulier
le massacre des athlètes juifs aux JO de Munich -, Tsahal pénètre au Sud Liban. Cette opération marque
le début de sa « stratégie interventionniste » au pays du Cèdre.
La conjugaison de la faillite du modèle de l’armée libanaise multiconfessionnelle, incapable de
s’opposer aux différentes ingérences étrangères sur son territoire, d’une crise politique née de l’échec
du « pacte national » et d’une crise sociale profonde, alimentée par les laissés-pour-compte du miracle
libanais, conduit le pays du Cèdre droit vers la guerre civile. L’affrontement fratricide va durer jusqu’au
début des années 1990. Il débute le 13 avril 1975 par les incidents qui opposent chrétiens et musulmans
dans la banlieue de Beyrouth. À l’automne, les combats entre phalanges chrétiennes et milices de
gauche embrasent le vieux centre-ville. Le premier retour au calme provisoire s’accompagne de la
création de la « ligne verte ». Elle va couper la ville en deux camps : les quartiers chrétiens de
Beyrouth-Est de ceux musulmans, de Beyrouth-Ouest.
6
Nadine Picaudon, La déchirure libanaise, Editions Complexe, 1989, P. 116.
15
Première partie - Chapitre II
C HAPITRE II
S YRIENS ET I SRAÉLIENS
ENTRENT EN SCÈNE
(1975-1978)
1 - 1975-1976 LES SYRIENS INTERVIENNENT AVEC LA BÉNÉDICTION DES OCCIDENTAUX
1-1 - Damas s’interpose entre les islamo-progressistes et les chrétiens
Le conflit prend une tournure nouvelle avec l’entrée en scène de l’OLP aux côtés de la gauche
libanaise. Le camp des « Islamo-progressistes » rêve d’un Liban déconfessionnalisé sous la houlette de
son leader, le druze Kamal Joumblatt. L’avènement de cette coalition précipite la réunion des milices
chrétiennes et l’éclatement de l’armée, mais sa victoire apparaît très probable en raison de sa supériorité
numérique. Les milices libano-palestiniennes de la gauche arabe alignent 45 000 combattants face aux
20 000 hommes du camp chrétien.
Ce déséquilibre conduit les Syriens à intervenir directement dans le conflit libanais. Jusqu’alors, ils
avaient financé et encouragé en sous main les Palestiniens de même que la gauche libanaise.
Désormais, ils s’interposent entre les deux coalitions ennemies. Ce faisant, de facto, ils sauvent les
chrétiens de l’anéantissement. En juin 1976, 10 000 hommes et 250 blindés syriens franchissent la
frontière. Damas a reçu la bénédiction - officielle ou implicite - des puissances régionales et
internationales. Y compris de Jérusalem, du moins tant que les troupes syriennes ne franchissent pas la
« ligne rouge », c’est-à-dire le fleuve Litani, frontière naturelle entre le sud du Liban et la partie nord
du pays.
Dans un second temps, Syriens et Chrétiens déclenchent une offensive simultanée contre les troupes
de l’OLP. Celles-ci échappent à l’anéantissement grâce à une médiation menée par l’Arabie Saoudite,
appuyée par Moscou et Washington. Une Force arabe de dissuasion (FAD) de 30 000 hommes - dont
25 000 Syriens - est chargée de rétablir l’ordre au Liban. Elle permet à l’OLP de sortir en vainqueur
politique de la guerre civile, qui prend fin au début de l’année 1977 avec la réouverture des banques.
Les deux ans de combat ont fait 60 000 morts.
1-2 - Pourquoi les Occidentaux jouent la carte syrienne
L’intervention de Damas tombe à point nommé. Elle fournit aux Occidentaux une alternative à
l’option du « Liban Palestinien ». Ce scénario avait été envisagé par Washington comme une des
solutions au problème israélo-arabe. Son mérite était de résoudre en même temps le dilemme des États
arabes : aucun d’entre eux ne voulait des Palestiniens sur son territoire, mais chacun se faisait un devoir
soutenir leur combat. Dans cette perspective, Washington incita un moment les Chrétiens à faire des
concessions à l’opposition. Son représentant à Beyrouth, Dean Brown, ira jusqu’à leur vanter les
mérites d’un plan d’évacuation massive avec l’aide de l’US Navy. Ce devait être la première étape de
leur émigration définitive outre Atlantique. Dean Brown expliquait : « Les USA ignorent ce qui se passe
et sont beaucoup plus prudents qu’en 58. Le Liban était devenu une question secondaire dont l’intérêt
n’était que le Sud »7.
La « carte » syrienne apparaît cependant beaucoup moins hasardeuse et plus profitable à court
terme. Elle dispense les Américains d’une intervention dont ils s’estiment bien incapables au lendemain
de la démission de Nixon (1974), de la chute de Saïgon et du basculement de l’Angola dans le camp
7
Liban : espoirs et réalités, IFRI, Paris 1987, p. 183
16
Chapitre II - Première partie
soviétique (1975). Elle leur permet en outre d’éloigner Hafez-El-Assad de l’influence de Moscou.
Jusqu’en 1980, la Syrie bénéficiera d’une importante aide financière américaine. Henry Kissinger :
« Les Chrétiens maronites disposaient de l’appui plus réthorique qu’actif de la France. L’année de
l’effondrement du Vietnam et de l’abdication de l’Angola, les USA ne pouvaient pas leur apporter leur
appui direct. Ils se tournèrent donc vers les Israéliens et les Syriens »8. En avril 1976, les navires
américains arrivent au large des côtes du Liban. Leur mission est de « surveiller » le nouvel allié syrien.
1-3 - La France conduit sa « politique arabe »
Depuis le déclenchement du conflit en 1975, « la France a maintenu une position constante en
apportant un soutien de principe aux autorités légitimes libanaises », explique l’historienne Irène
Errera-Hoechstetter9.
Le 22 mai 1976, un mois avant l’intervention syrienne, le président français, Valéry Giscard
d’Estaing, se déclare prêt à aider le Liban en envoyant une force (deux à trois régiments) « assurer la
sécurité dans une période de consolidation du cessez-le-feu »10. Le président, commente alors le journal
Le Monde11, « espérait rééquilibrer la présence syrienne au Liban - effective depuis 1973 – par une
présence en principe moins compromettante et séduire la gauche libanaise, opposée à Damas ». Mais
du leader druze Joumblatt aux différents chefs Palestiniens, l’opposition à cette proposition est
unanime ! Surtout, elle déclenche un avertissement sérieux de Moscou. Par une déclaration de l’agence
Tass en date du 10 juin 1976, le Kremlin « invite » la France à ne pas intervenir militairement au Liba
Valéry Giscard d’Estaing « retira son offre surprise (…). Pour les universitaires spécialistes du
Proche-Orient Antoine Basbous et Annie Laurent, « à cause du pétrole, la France laisse tomber »12.
Le président de la République française « a une vue économique des problèmes internationaux »,
écrit Maurice Vaïsse13. Le locataire de l’Elysée conduit une politique en deux volets dans cette région
du monde qui constitue, selon lui, « le point de gravité, le point d’intersection des axes Est/ouest, et
Nord/sud des relations internationales ».
Sous son septennat, la « politique arabe » esquissée par De Gaulle après la guerre des Six-Jours et sa
décision de jeter l’embargo sur les ventes d’armes à Israël – qu’Hubert Védrine définira comme « un
ensemble hétéroclite de pratiques commerciales mutuellement avantageuses et de liens divers »14 - a pris
un essor certain. Dicté par la nécessité de garantir les approvisionnements en pétrole et le retour à
l’équilibre de la balance commerciale plombée par le choc pétrolier de 1973, le volet économique de nos
relations avec les pays arabes s’est considérablement développé. Pour compenser ses achats de brut,
Paris cherche à multiplier ses exportations dans la région. À commencer par les ventes d’armement.
Autant par fidélité envers nos partenaires arabes que dans l’optique de renforcer nos chances de
devenir leur fournisseur, la France inaugure à cette époque sa politique de soutien à la cause
palestinienne et à son leader, Yasser Arafat.
Le 21 octobre 1974, a lieu à la Résidence des Pins - l’ancien siège du représentant de la France au
Liban, devenu à l’indépendance la résidence de l’ambassadeur de France - la première rencontre
officielle entre Yasser Arafat et un dirigeant occidental, le ministre français des Affaires étrangères,
Jean Sauvenargue. L’année suivante, malgré le massacre des chrétiens par l’OLP, le gouvernement
dirigé par Jacques Chirac autorise l’ouverture d’un bureau de l’OLP à Paris. En 1976, la France vote
8
Henry Kissinger, Les années du renouveau, op.cit. , p. 905
Irène Errera-Hoechstetter, in Samy Cohen et Marie-Claude Smout (sous la direction de), La politique extérieure de Valéry Giscard
d’Estaing, Presses de la Fondation nationale de Sciences Politiques, 1985, p. 365.
10
Pierre Le Peillet, Les bérets bleus de l’ONU, France Empire, 1988, p. 398.
11
Le Monde, édition du 24 mai 1976, éditorial.
12
Antoine Basbous et Annie Laurent, Guerre secrète au Liban, Editions au vif du sujet, Gallimard, 1987.
13
Maurice Vaïsse, in Histoire de la Diplomatie française (ouvrage collectif), Perrin, 1985, p. 914.
14
Hubert Védrine, Les Mondes de François Mitterrand, op.cit. , p. 303.
9
17
Première partie - Chapitre II
en faveur d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU faisant explicitement mention d’un État
palestinien. Au moment où les troupes syriennes entrent au Liban, Hafez-El Assad est reçu en grande
pompe à Paris. En 1977, Paris prend ses distances avec les négociations qui aboutissent aux accords de
Camp David (1978) et à la paix séparée israélo-égyptienne. Paris critique cet accord parce qu’il est
partiel. Il n’ouvre pas la voie à un règlement global du conflit israélo arabe, comprenant la question
palestinienne. En 1980, sous l’influence française, les Européens adoptent la fameuse « déclaration de
Venise ». Ce texte met en avant le droit à l’existence et à la sécurité pour tous les pays, y compris Israël,
ainsi que la justice pour tous les peuples et son corollaire, la reconnaissance des droits légitimes du
peuple palestinien. En quelques années, la position européenne s’est harmonisée sur la base des vues
françaises. La CEE prend ses distances avec la politique américaine de paix séparée au Proche Orient.
La stratégie de la France porte ses fruits. En 1980, le Moyen Orient et le Maghreb absorbent une
part prépondérante des ventes d’armement français. Elle y réalise 13 milliards de francs de ventes sur
un total de 23 milliards de francs à l’exportation. La France engrange de fabuleux contrats en Libye,
en Irak, en Arabie Saoudite, en Égypte, en Iran.
Mais ces succès n’empêchent pas les critiques. Dans l’opposition, François Mitterrand accuse
Valéry Giscard d’Estaing de « vendre notre âme pour du pétrole »15. Pour Jean-Pierre Péroncel-Hugoz,
le problème était que « Paris avait oublié la bonne vieille recette capétienne et gaullienne permettant
à la France à la fois d’entretenir des rapports multiformes avec les puissances musulmanes et de ne
pas ménager sa protection à la chrétienté du Levant. Elle s’est imaginée qu’elle perdrait des marchés
en arabo-dollars si elle appuyait la cause chrétienne libanaise. Mauvais calcul car les arabes vont
seulement où les mènent leurs intérêts commerciaux. Nos succès tiennent à la qualité de nos produits
et non à notre attitude face au Liban »16. En 1986, Michel Rocard jugera sévèrement la politique
libanaise de la France : « quand devant un Arabe on laisse tomber ses propres amis, fussent-ils des
ennemis de l’Arabe en question, on se déconsidère. Notre pays a perdu un peu de son droit de parler
au Proche-Orient »17.
2 - 1976-1978 LA TENSION SE FOCALISE AU SUD LIBAN
2-1 - Un « grain de sable » dans la machine syrienne
Le « Front libanais » incarne la résistance chrétienne. Il devait être le « grain de sable de la
politique syrienne »18 au Liban écrivent Basbous et Laurent. Une politique que les Occidentaux
cautionneront jusqu’au bombardement syrien de Zahlé en 1981.
Au Nord, la résistance chrétienne s’est organisée très rapidement. Sous la houlette de son étoile
montante, Béchir Gemayel, elle rompt avec sa ligne politique durant la guerre - soutien indéfectible au
président de la République - et s’oppose à la pax syriana. Plébiscité par ses troupes et la communauté
chrétienne, soutenu par les Israéliens qui voient en lui l’homme capable à la fois de faire table rase du
« Liban palestinien » et de déstabiliser le rival syrien, Béchir Gemayel unifie le camp chrétien. Il joue
la carte d’un Liban occidental et chrétien. À Beyrouth-Est, il construit un véritable pouvoir parallèle.
En février 1978, les premiers incidents éclatent entre les milices chrétiennes et la FAD. Cet épisode,
baptisé la guerre des «Cent jours », annonce la seconde phase de la guerre du Liban.
Au Sud, en l’absence des Syriens, confinés sur la rive septentrionale du Litani sous peine d’un
15
Yvan Conoir, La politique proche orientale de la France de mai 1981 à mars 1984 sous François Mitterrand, mémoire pour l’Institut
universitaire des hautes études internationales, Genève, 1988.
16
Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, Une croix sur le Liban, op.cit,
17
Antoine Basbous et Annie Laurent, Guerre secrète au Liban, op.cit.
18
Idem
18
Chapitre II - Première partie
affrontement direct avec Israël, et de l’armée libanaise, dont le déploiement est bloqué par les Fedayins,
les chrétiens s’organisent. Ils disposent d’un atout : Israël. L’État hébreux leur apporte une aide décisive
en vue de contrebalancer la montée en puissance des Palestiniens. Tel Aviv favorise l’émergence à leur
tête d’un ancien officier de l’armée libanaise, un chrétien, le major Haddad. En s’installant à proximité
de la frontière, ses hommes contribuent à créer un vide sanitaire rassurant pour Tsahal.
La montée en puissance des chrétiens déclenche la réaction des maîtres des lieux, les milices
palestiniennes. Celles-ci bénéficient des conseils et des soutiens de leur nouveau protecteur, l’Union
soviétique. Grâce son aide, elles ont accru leurs capacités militaires.
À partir de la fin mars 1977, les bombardements entre les deux camps s’intensifient. Ils transforment
le Sud-Liban en un vaste champ de bataille. Les duels d’artillerie durent tout l’été et les combats
s’intensifient à l’automne. En septembre, Israël s’empare de quatre villages libanais. C’est alors que
sous la pression de Washington, un premier cessez-le-feu intervient.
Au même moment, en effet, les deux Grands proposent la tenue d’une conférence internationale à
Genève pour régler le conflit israélo arabe. Malgré déploiement des SS 20 soviétiques aux portes du
Monde libre, 1977 est l’année de la « détente ». Depuis 1974, l’administration Carter multiplie les
concessions à l’ogre soviétique. En France, Giscard d’Estaing soigne l’axe Paris-Moscou. Ce cessez-le
feu entre Palestiniens et Israéliens prévoit que ces derniers évacuent le Sud-Liban. En échange, les fedayins s’engagent à retirer leurs armes lourdes à 45 km de la frontière. Le répit est de courte durée.
2-2 - La paix israélo-égyptienne accélère la confrontation
Les négociations entre l’Egypte et Israël débouchent sur les accords de Camp David (1978) et sur
un traité de paix entre les deux pays (1979). Paradoxalement, ces conclusions favorables favorisent la
reprise des hostilités au Sud-Liban.
Les opposants à la paix séparée veulent manifester leur désaccord et accroître la pression contre
Israël. À la veille de la signature d’accords qui ligotent l’Egypte, l’État hébreu veut en finir avec ce qui
apparaît désormais comme le danger majeur : l’abcès du Liban Sud. Au pire, elle vise l’affaiblissement
de l’OLP. L’attaque sanglante d’un autobus faisant la liaison Haïfa-Tel-Aviv (11 mars 1978) par un
commando du Fatah palestinien lui fournit un prétexte pour intervenir.
Dans la nuit du 14 au 15 mars 1978, Tsahal déclenche l’opération « Litani ». 25 000 hommes
pénètrent au Liban. Officiellement, les militaires ont ordre de nettoyer la bande des dix kilomètres qui
court le long de la frontière. En réalité, l’armée israélienne s’avance jusqu’au Litani. Elle repousse sur
son passage près 6 000 Fedayins et 20 000 réfugiés palestiniens. Ils viendront grossir les rangs de leurs
frères à Beyrouth.
2-3 - La FINUL, réponse occidentale à l’opération israélienne « Litani »
Les Libanais comme les Israéliens ont saisi l’ONU. Beyrouth y accuse son puissant voisin du Sud
d’avoir créé les conditions de l’invasion en s’étant opposé en 1977 à l’entrée de la Force arabe de
dissuasion au Sud-Liban. L’État hébreu, pour sa part, justifie son intervention en invoquant les menaces
contre sa sécurité.
Le Conseil de sécurité de l’ONU se réunit le 17 mars 1978. Malgré l’hostilité américaine, un délégué
palestinien est admis en séance. L’ambassadeur du Liban réclame le retrait des troupes israéliennes. Les
membres permanents évoquent l’envoi d’une force multinationale sur place. Le 18 mars, les États-Unis
soutiennent la demande de retrait d’Israël et, fait nouveau, défendent la souveraineté libanaise sur le SudLiban. Le 19, le Conseil de sécurité adopte à l’unanimité moins une voix la résolution 425 ; l’URSS s’est
19
Première partie - Chapitre II
abstenue et la Chine ne participe pas au vote. Ce texte
jouera un rôle primordial au Liban jusqu’au retrait
israélien définitif du Sud-Liban en 2000. Le même
jour, la résolution 426 est adoptée. Elle donne
naissance à la Force intérimaire des Nations Unies : la
FINUL. Durée de vie : six mois, renouvelables par
décision du Conseil. Cette résolution approuve les
termes du rapport du Secrétaire général définissant sa
mission et le cadre de son action.
La résolution « 425 » demande que soient
« strictement respectées l’intégrité territoriale, la L’ONU fait appel à des soldats professionnels pour rétablir la paix au Sud-Liban
souveraineté et l’indépendance politique du Liban à
l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues ». Le Conseil de sécurité réclame le retrait
sans délai et total des forces israéliennes du territoire. Il décide la constitution « d’une force intérimaire
des Nations Unies pour le sud du Liban aux fins de confirmer le retrait des forces israéliennes, de
rétablir la paix et la sécurité internationale et d’aider le gouvernement libanais à assurer la
restauration de son autorité effective dans la région, cette force étant composée de personnel fourni
par les États membres ». Cette force, précise la résolution « 426 », « fera tout ce qui est en son pouvoir
pour prévenir une reprise des combats et pour que sa zone d’opération ne soit pas utilisée pour des
activités hostiles de quelque nature que ce soit ».
À l’annonce de la naissance de la FINUL, bien des Libanais croient rêver, écrit l’historienne
libanaise Denise Ammoun (Histoire du Liban) : « L’internationalisation du problème réclamée depuis
longtemps par les leaders du Front libanais semble se concrétiser. Tous les espoirs sont permis (…).
Les Israéliens devront se retirer jusqu’à leur frontière internationale avec le Liban (…) tandis que les
Palestiniens ne pourront plus utiliser le Sud pour lancer des attaques contre Israël. Du même coup le
pays du Cèdre échappe à l’étau israélien et palestinien. Et l’on pourrait même envisager le
remplacement de la FAD par la FINUL (…). Sur le terrain, la réalité s’impose de façon différente »19.
Les soldats français de la FINUL vont le découvrir très vite.
19
Denise Ammoun, Histoire du Liban, Fayard, 2004, p. 719-720
20
DEUXIÈME
PARTIE
1978 - 1982
INTERMÈDE ONUSIEN AU SUD-LIBAN
IMPLANTATION
FINUL
1978
DE LA
SEPTEMBRE
EN
IMPLANTATION
DE LA
FINUL
1982
EN
Hasbaya
Nabatiyé
N E PA L
Marjeyoun
Kardala
NORVEGE
+ ++++
Akiya
KHIAM
++
Litani
+++
++
++
++
++++++ +
+++++ +
++
+ ++
++
+++++
++ ++++
++
+
+++++++++++++
ni
sba
Ha
++
+++++++++++++++++
++
++
++++
+ ++ + + + + + + +
+
++
in
rda
+
++++
ISRAEL
Jou
RAS
++ +
HIN
++
++
LAB
+
++
+
IRLANDE
++
+
+
PAYS-BAS
Naqoura
++
+ + ++
QG FINUL
420 DSL
+++
MAR
GHANA
FIDJI
S YRIE
Team Metoulla
++
++
++++++++++++++
+
NIGERIA
Rachidié
QG FINUL
420 DSL
+++
Team Tyre
FRANCE
++
SE N E G A L
++
Tyr
++
Château
de Beaufort
+++
Qasmiyé
Limite de l’enclave frontalière
Limite de la poche de Tyr
Limite de bataillon
(source : Les Bérets bleus de l’ONU, op. cit. page 477)
PO et “teams” de l’ONUST
Postes népalais situés dans l’enclave
Camps Palestiniens
(source : Les Bérets bleus de l’ONU, op. cit. page 518)
21
Chapitre I - Deuxième partie
L.a résolution 426 du 19 mars 1978 donne naissance à la FINUL
« Notre action (…) doit être considérée comme un succès dès lors qu’on admet l’immense capital
de justice et d’amitié que nous avons investi sur cette terre meurtrie assoiffée de sang et d’espérance »
Colonel François Cann, commandant le REGFRANCE20
C HAPITRE I
M ISSION IMPOSSIBLE
POUR LA
FINUL (1978-1979)
1 - UN LOURD HANDICAP ORIGINEL
1-1 - « Ni autorité politique, ni autorité militaire »
C’est la troisième fois que le Liban accueille des soldats de l’ONU sur son territoire. Les premiers
sont déployés sous la bannière de l’ONUST, l’Organisation des Nations Unies pour la surveillance de
la trêve en Palestine (1948-1986). Les suivants opèrent dans le cadre du GONUL, le Groupe
d’observateurs des Nations Unies au Liban entre juin et décembre 1958. Leur mission consista à
vérifier qu’il n’y ait pas d’infiltration de troupes ou d’armes aux frontières, puis à contribuer au
désengagement des troupes américaines.
La FINUL est aussi la sixième grande force de maintien de la paix de l’ONU. Elle a été conçue en
référence au modèle qui a fait ses preuves lors des opérations précédentes. L’organisation internationale
inaugura une longue série d’interventions sous la bannière bleue avec la FUNU 1. C’est la première
force d’urgence des Nations unies au Sinaï, active de 1956 à 1967. La seconde sera l’ONUC,
l’opération des Nations unies au Congo entre 1960 et 1964. Au moment où est décidé la création de la
FINUL trois autres mandats sont en cours : il s’agit de la FNUC, force de maintien de la paix à Chypres
inaugurée en 1964, de la FUNU 2 (1973-1979) et de la FNUOD, la force d’observation des Nations
Unies sur le Golan, active depuis 1974.
20
Colonel François Cann, commandant le REGFRANCE, Rapport de fin de mission, septembre 1978-mars 1979, SHAT.
23
Deuxième partie - Chapitre I
Selon Pierre-Charles Gonnot21, ancien membre de la FINUL et professeur à Saint-Cyr, l’efficacité
de ce modèle reposait sur le respect de trois conditions et de six principes directeurs. Les conditions
sont : avoir les pleins pouvoirs du Conseil de sécurité des Nations Unies ; opérer en pleine coopération
avec toutes les parties ; fonctionner en tant qu’unité militaire intégrée. Quant aux principes directeurs :
commandement de la force confié à l’ONU ; liberté de manœuvre et de communication ; composition
tenant compte des représentations géographiques ; emploi de la force en cas de légitime défense
uniquement ; impartialité.
Pour la FINUL, les limites de ce modèle onusien sont très rapidement atteintes. « Calqué sur des
situations différentes antérieures, le mode de fonctionnement de la FINUL est inadapté à la situation »,
analyse le spécialiste de l’ONU Pierre Le Peillet.
Premièrement, explique t-il, « au lieu de s’interposer dans un no man’s land bien délimité entre deux
armées régulières, la FINUL allait devoir stationner dans une zone où le gouvernement libanais n’a
plus aucun pouvoirs, l’autorité de fait était exercée, jusqu’à l’invasion israélienne, par les milices qui
pour la plupart relèvent de l’OLP, ce que passe sous silence le rapport de l’ONU »22. C’est en raison
du désaccord entre les membres de l’ONU que les relations entre la force et l’OLP ne furent pas fixées
dès le départ. Le texte précisait seulement : « la force opérera sur la présomption que toutes les parties
au conflit prendront toutes les mesures nécessaires pour se conformer aux décisions du Conseil ».
De même, la zone d’action de la FINUL n’est pas délimitée dès le départ en raison de désaccords
entre les membres du Conseil, et en particulier afin d’éviter les tensions avec l’OLP. Pierre Le Peillet :
« s’agit-il du Liban-Sud en totalité, ce qui englobe Saïda et son district ? S’agit-il de la région située
au sud du Litani ? Il appartiendra au commandant de la force d’arrêter lui-même les limites de son
aire de responsabilité »23.
Le dernier grief porte sur le choix, comme cela avait été le cas pour les missions précédentes, d’un
armement à caractère défensif, dont l’utilisation est strictement limitée aux cas de légitime défense.
D’autant que l’état-major des Armées applique de façon restrictive la prescription de l’ONU : « armes
à caractère défensif ». Sur son ordre, le 3ème RPIMa débarque avec ses seules armes légères : fusils semiautomatiques, pistolets mitrailleurs et mitrailleuses de 7,62. Lorsque à son arrivée, en avril, le
COMELEF, le général Cuq, découvre l’arsenal des milices, il demande et obtient la livraison des armes
lourdes du régiment. LRAC, mortiers, canons et mitrailleuses de 20 mm prennent le chemin du Liban.
Au bout du compte, « La FINUL se trouve d’emblée en position d’infériorité par rapport aux milices,
tant par son armement que par la faiblesse de son mandat »24.
En outre, une fois déployés sur le terrain, les casques bleus éprouvent un autre type d’entrave à leur
mission
Le retrait de Tsahal du Liban a débuté le 6 avril. Il a pris fin le 13 avril sans être complet. Le long
de la frontière, les Israéliens conservent la maîtrise d’une bande de 5 à 10 kilomètres de large, sorte
d’enclave d’un seul tenant où vivent 100 000 personnes. 35% de chrétiens et 65% de chiites et de
druzes. Tsahal en interdit l’accès aux casques bleus. Elle y favorise la constitution de l’Armée de
Défense du Liban Sud. Ils confient la direction de cette milice au commandant Saad Haddad. Le noyau
dur est composé de chrétiens. Haddad va tenter d’y amalgamer des musulmans. Il bénéficiera en
permanence de l’assistance de près de 400 officiers israéliens. Au nord-est, cette enclave se prolonge
par une brèche d’environ 10 kilomètres dans le dispositif onusien, au niveau de Marjeyoun. Le cas
échéant, ce couloir offre à Tsahal la possibilité de pénétrer au nord, sans avoir à traverser la zone de la
FINUL, et permet en outre à Israël de conserver un accès aux eaux libanaises du Hasbani.
21
Liban : espoirs et réalités, op.cit.
Pierre Le Peillet, Les bérets bleus de l’ONU, op. cit. , p. 455.
23
Pierre Le Peillet, les bérets bleus de l’ONU, op. cit. , p. 455.
24
Pierre Le Peillet, les bérets bleus de l’ONU, op. cit. , p. 456
22
24
Chapitre I - Deuxième partie
Cette infériorité intrinsèque de la FINUL motivera le jugement sévère du colonel François Cann,
patron du 8ème RPIMa et commandant le Régiment français de l’ONU au Liban, le REGFRANCE, entre
septembre 1978 et mars 1979. Il note en introduction de son rapport de fin de mission : « notre
référence militaire du moment était de couleur bleu-ciel, la couleur de l’ONU. Attentifs aux mots
historiques, nous savions déjà que l’ONU était un « grand machin ». Nous n’avions pas pour autant
imaginé son exceptionnelle inconsistance et pas davantage son incapacité congénitale à dépasser le
stade de vœu solennel ou du « strong protest ». Entité politique sans autorité, la FINUL était incapable
pour diverses raisons juridiques et techniques d’avoir un pouvoir militaire. Aurait-elle décidé d’en
posséder contre nature qu’elle se serait immanquablement fourvoyée dans les dédales de l’escalade
comme le firent, plus au nord, les casques verts syriens de la Force arabe de dissuasion, étouffés dans
les sables mouvants de Beyrouth (…). Ni autorité politique, ni autorité militaire. Jamais instrument ne
fut aussi mal adapté à l’ouvrage ! » Il poursuit : « Fallait-il changer l’instrument ? Fallait-il modifier
l’ouvrage ? Quelque chose devait être fait et en attendant, le retrait du régiment français fut, en la
matière, une bien sage mesure »25.
1-2 - La FINUL en chiffres
Initialement, la FINUL était forte de 4 000 hommes. Son financement était estimé à 68 millions de
dollars pour six mois. Très vite, pourtant, son effectif va grossir. Il est porté à 6 000 hommes le 3 mai
1978 (résolution 427), puis à 7 000 le 25 février 1982 (résolution 501) avant de retomber à 5 600 en
mai 1987. Iran, Irlande, Nigéria, Sénégal, Norvège, Ghana, Népal, Suède, Iles Fidji, Finlande, Italie,
France : au total, 14 pays fournissent des contingents pour armer les unités de logistiques et, surtout,
les 8 (puis 6) bataillons d’infanterie. De plus, la force intègre sous son contrôle opérationnel les 75
observateurs de l’ONUST.
Le QG et la logistique sont installés à Naqoura, une agglomération en bordure de mer située non
loin de la frontière avec Israël. La base arrière de la force sera installée de l’autre côté de la frontière.
Le commandement de l’ensemble est successivement assuré par le général ghanéen Erskine (19 mars
1978 – 14 février 1981), qui exerçait les fonctions de chef d’état-major de l’ONUST. Son successeur
est le général irlandais Callaghan (15 février 1981-30 avril 1986), qui l’a également remplacé à
l’ONUST. Le fonctionnement de la FINUL coûtera 140 millions de dollars par an en moyenne. La note
est partagée entre les États-membres. En théorie du moins, car un certain nombre d’États refusent, pour
des raisons politiques, de s’acquitter de leur contribution. Conséquence, en juillet 1987, le déficit pour
cette opération s’élèvera à 281 millions de dollars.
Sur le terrain, un embryon de force est rapidement constitué. Il est formé avec une compagnie
iranienne prélevée sur la FNUOD et une compagnie suédoise provenant de la FUNU. Les deux
compagnies se déploient de façon à contrôler deux des trois ponts sur le Litani : les Iraniens prennent
Aqiyé ; les Suédois s’emparent de Khardala. En parallèle, grâce à des éléments prélevés sur l’ONUST,
un état-major provisoire est installé à Naqoura. Un Américain, le lieutenant-colonel Leverett, assure les
fonctions de chef d’État-major jusqu’à l’arrivée du titulaire, le général français Cuq, le patron de la 1ère
Brigade parachutiste. En outre, il héritera du commandement en second de la FINUL et assurera des
fonctions de COMELEF. Les responsabilités de Cuq reflètent le poids de l’engagement de la France.
Paris fournit un bataillon d’infanterie à trois compagnies de combat renforcé par un escadron blindé et
une section de sapeurs. Il apporte également un bataillon logistique, le 420e détachement de soutien
logistique. Au total plus de 1 200 hommes.
25
Colonel François Cann, Rapport de fin de mission, septembre 1978-mars 1979, op. cit.
25
Deuxième partie - Chapitre I
1-3 - Les Français subordonnés à… Arafat
Pour le Liban, la France rompt avec la tradition voulant que les membres du Conseil de Sécurité ne
participent pas à la force de l’ONU. Dès le 9 mars Valéry Giscard d’Estaing propose une contribution
française. Le président met en avant ses capacités à fournir des unités d’intervention dans un délai
extrêmement court.
Le 21 mars, le 3ème RPIMa reçoit l’ordre de préparer une force composée de trois éléments. C’est le
début de l’opération Hippocampe. Aux ordres de son patron, le colonel Salvan, 700 paras embarquent le
22 mars à Toulouse vers minuit. La première vague atterrit à l’aéroport de Beyrouth à 5 h30, le 23. Les
suivants, les Norvégiens, arrivent fin mars. Les Népalais, qui constituent le troisième contingent,
débarquent à mi avril. Pour la FINUL, l’objectif est atteint. Début mai, 4 000 casques bleus sont à pied
d’œuvre sur la terre libanaise.
Chez les Français, le premier échelon du REGFRANCE, composé du PC, de la compagnie de
commandement et d’une compagnie de combat, prend la direction du sud le 24 mars. Ils ont reçu pour
consigne de se déployer dans la région de Tyr. Arafat a fini par donner son feu vert. Le plan de l’ONU
consistait à déployer le bataillon français à l’intérieur de la poche de Tyr, où étaient retranchés 2 000
feddayins, et à prendre le contrôle du troisième pont sur le Litani : Qasmiyé, situé sur l’axe Saïda-Tyr.
Aussitôt connu, l’OLP avait fait part de son opposition. La position d’Arafat était relayée à l’ONU par
les pays arabes. Pour les Palestiniens, le fief de Tyr était le symbole de la résistance à Israël.
Accessoirement, Tyr était un port d’où il était facile d’être ravitaillé en armes. L’affaire était d’autant
plus délicate que le Secrétaire général de l’Onu ne pouvait solliciter de l’OLP un engagement officiel
de coopération avec la FINUL, à l’instar de celui qu’il l’avait obtenu des Israéliens et des Libanais,
aussitôt la résolution adoptée. Le diplomate s’était « défaussé » sur le patron de la FINUL : à charge
pour les militaires de régler ce casse-tête. Une négociation directe entre Arafat et Erskine s’était donc
ouverte le 23 mars. Pour les Français, l’accès à Tyr était vital. Il conditionnait leur déploiement et
l’exécution de leur mission. Tyr était le seul endroit que les Israéliens n’occupaient pas au Sud-Liban.
Pour des raisons politiques, Arafat ne pouvait faire autrement que de faire des concessions. Il donna
son accord pour un déploiement provisoire à Tyr. Mais il déconseilla aux militaires français de
s’installer à Qasmiyè ! L’ordre que Salvan obtient d’Erskine à l’issue des pourparlers illustre toute
l’ambiguïté de la situation : « d’abord gagner Tyr. Pour le reste, ce que vous ferez sera bien »26…
La décision de mise en place de la force, analyse l’historien Hugues de Labarthe, (« La FINUL de
1978 à 1986 – Solitude et dépendances », mémoire de DEA), « nécessitait, au préalable, une analyse
profonde de la question palestinienne et de la position israélienne et une action conséquente pour
obtenir des deux parties des garanties ayant force de droit ». Faute de ces garanties, la FINUL, à
commencer par le contingent français, se trouve très vite aux prises avec de tragiques difficultés.
2 - LES JEUX SONT FAITS
2-1 - Pris à partie dès le premier mois
Le 26 mars, le bataillon français est rassemblé au complet à Tyr. Le 6 avril, il est rejoint par son
renfort blindé : un escadron de 10 AML du RICM. Les parachutistes ont installé leur PC dans une ex
caserne de l’armée libanaise. En l’absence d’ordres précis de son supérieur hiérarchique, Salvan décide
de « limiter ses ambitions à verrouiller la poche de Tyr, entre les Palestino-progressistes et les Israéliens,
par un système de postes et de patrouilles »27. En dépit des pressions exercées par les différentes factions,
26
27
Pierre Le Peillet, Les bérets bleus de l’ONU, op. cit. , p. 460.
Pierre Le Peillet, Les bérets bleus de l’ONU, op. cit. , p. 462.
26
Chapitre I - Deuxième partie
l’officier parachutiste entend remplir la mission que lui a confié l’ONU, le plus fidèlement possible. Il
ordonne aux trois compagnies d’infanterie et à l’escadron qu’ils se déploient le long des 25 kilomètres
de la ligne séparant les deux parties.
Le 2 mai, éclate le premier incident entre les casques bleus français et les milices. Le retrait des
Israéliens de la plupart des territoires occupés est effectif à partir du 30 avril. Aussitôt, les Palestiniens
tentent de s’infiltrer dans le dispositif laissé libre, qui doit servir de zone tampon entre le nord et la
frontière libano-israélienne. Dans leur esprit, le départ israélien équivaut à une victoire. Sa
concrétisation est l’occupation des postes de combats dans les zones évacuées. Certains Palestiniens
butent sur les positions des paras. Ces derniers ouvrent le feu. Plusieurs miliciens sont tués. Toute la
zone s’embrase.
Le 2, entre 18 heures et 19 heures 30, les Français subissent une succession d’agressions :
embuscade sur un convoi, tir sur une AML, harcèlement de la caserne et, pour finir, attentat contre le
colonel Salvan. L’officier est atteint de 18 projectiles. Il est relevé par des Palestiniens qui l’emmènent
dans leur hôpital avant d’être récupéré par ses pairs. Salvan s’en sortira grâce à une constitution
athlétique, une volonté de fer et 18 mois d’hôpital. Il finira sa carrière comme patron de la mission
militaire auprès de l’OTAN. Pour les Français, le bilan de cette journée est lourd : un tué, 13 blessés et
une AML détruite.
L’affaire est jugée suffisamment grave pour que chacun en tire les conséquences, reprend Pierre Le
Peillet. New-York décide d’interdire toute action de nuit ! C’est un paramètre onusien supplémentaire
de nature à entraver l’exécution de la mission, estiment les militaires français. Quant à L’OLP, elle
utilise la ruse – voire la perfidie - pour parvenir à ses fins. Ses combattants vont détourner à leur profit
la réglementation de l’ONU prévoyant que les personnes civiles peuvent se rendre dans la zone
tampon… Bref, avant même que la FINUL ne soit pleinement opérationnelle, la démonstration était
faite que la force était dans l’incapacité de remplir la mission pour laquelle elle avait été créée.
À la mi juin, 6 000 casques bleus sont présents au Sud-Liban. Ils constituent 8 bataillons. Leur
répartition sur le terrain compose avec les exigences de leurs deux partenaires. D’un côté, les soldats
de la paix se heurtent au refus d’Israël de pénétrer dans la zone frontalière. Ils doivent accepter de
couper en deux leur dispositif : entre la zone des Népalais et celle des Nigérians, il y aura la brèche de
Marjeyoun. De l’autre, ils doivent tolérer la présence des Palestiniens dans le périmètre interdit aux
forces armées classiques.
Les Français héritent d’un secteur délicat : Harris, au sud. Cette position les amène au contact des
milices pro israéliennes de Haddad. Par ailleurs, elle borde au nord le « triangle de fer », où sont
regroupés les Feddayins admis à stationner dans la zone. Le 29 septembre, les parachutistes du « 3 »
sont relevés par leurs camarades du « 8 », régiment commandé par le colonel François Cann.
L’escadron d’AML du RICM laisse sa place à un escadron du 1er RHP. Le détachement blindé va
rejoindre l’état-major de la FINUL pour une nouvelle mission : être l’élément d’intervention au profit
de l’ensemble de la force.
Les casques bleus vont désormais se consacrer à deux tâches : refouler les éléments armés qui
souhaiteraient pénétrer dans la zone ; faire sortir ceux qui s’y trouveraient et que l’on découvrirait lors
de contrôles.
27
Deuxième partie - Chapitre I
2-2 - Ne pas baisser la garde
En dépit des assurances données
par Arafat à Erskine, les tentatives
palestiniennes d’infiltration en zone
FINUL s’intensifieront jusqu’au cessez-le-feu de juillet 1981. En 1979,
on évalue entre 50 et 80 le nombre de
tentatives déjouées chaque mois.
Ceux qui arriveront à passer - on en
dénombre environ 450 en 1981 - resteront cependant cantonnés dans le
nord de la zone et aucun tir ne sera
appliqué en territoire israélien depuis
leurs positions. Ce résultat est obtenu
au prix de violents incidents avec les
Feddayins, au cours desquels les solLes Français prennent soin des populations civiles
dats de l’ONU doivent faire usage de
leurs armes. « Ici, le tir est un langage »28, explique Cann. Ses hommes font régulièrement l’objet de tirs
d’intimidation : près de 170 incidents, dont une cinquantaine avec ouverture du feu, surviendront au
cours des cinq mois et demi de séjour du 8e RPIMa. Les paras les résoudront en souplesse grâce à leur
calme, leur sang froid et une rigoureuse discipline de tir. « Si en passant près d’une position palestinienne, nos hommes essuient une rafale d’arme automatique appliquée à deux mètres d’eux, ils doivent
répliquer de la même manière, en se gardant de faire du tir à tuer »29. Il importe « de ne pas perdre la
face, mais aussi de ne pas perdre de monde » (Cann). L’équilibre que les Français parviennent à trouver
et à imposer aux belligérants a une contrepartie : les pertes du « 8 » se montent à un tué et 16 blessés.
Pris à partie du nord, ils doivent également faire preuve de vigilance au sud. Les troupes de Haddad sont
agressives. Elles cherchent à élargir leur périmètre au détriment de la zone FINUL. Lorsqu’elles veulent
faire monter la pression ou exprimer leur mécontentement, elles n’hésitent pas à bombarder les villages
musulmans. Pour couper court à cet odieux chantage, Cann, qui plaçait la protection des populations de
son secteur au premier rang de ses priorités, avertit les deux camps qu’il riposterait à tout obus lancé sur
un village de son secteur. Cela fonctionna.
Dans le même temps, en effet, les paras s’efforcent de restaurer les conditions de la paix.
Conformément à la mission, ils favorisent le retour de l’administration libanaise, des réfugiés et le
redémarrage de l’économie. Cann contribue à la réouverture des écoles avec l’aide des services
culturels de l’ambassade de France à Beyrouth. Il prête ses paras pour faire la classe. Les médecins du
régiment dispensent consultations et soins gratuits. Ils font cadeau aux plus démunis de vêtements
collectés à Castres par la base arrière du régiment. Pour mettre toutes les chances de son côté, Cann a
associé à son action les élites civiles et les chefs religieux locaux.
Les résultats de cette entreprise pacificatrice et civilisatrice s’inscrivant dans la grande tradition des
troupes coloniales françaises sont si marquants que l’ambassadeur de France, Hubert Argod, un ancien
de la campagne d’Italie qui éprouve pourtant de la sympathie pour le monde militaire, s’en inquiète :
« votre colonel fait des merveilles, mais que se passera t-il si demain, le contingent français est
retiré »30, rétorque t-il un jour à Pierre Le Peillet.
28
Pierre Le Peillet, Les bérets bleus de l’ONU, op. cit. , p. 482.
Idem.
30
Pierre Le Peillet, Les bérets bleus de l’ONU, op. cit. , p. 494.
29
28
Chapitre I - Deuxième partie
Le diplomate avait vu juste, mais que l’on se place du côté des soldats français ou que l’on raisonne
par rapport aux populations locales, était-il possible et/ou judicieux de ne pas vouloir établir un lien
entre les points marqués sur le plan tactique et ce travail pour la conquête des intelligences et des
cœurs ?
Reste qu’avant la fin de l’année, le gouvernement français a pris conscience, selon Pierre Le Peillet,
que les volets de la mission consistant à aider le gouvernement libanais à rétablir la sécurité et son
autorité dans la zone ne pourraient « jamais être accomplis dans les conditions existantes et avec les
moyens consentis »31. En toute connaissance de cause, il préfère opter pour le retrait du REGFRANCE.
Cette décision est planifiée pour mars 1979. Elle est annoncée au mois de décembre 1978.
Prématurément. Aussitôt, la population manifeste ses craintes malgré la promesse de l’ONU de ne pas
les abandonner (des Hollandais remplaceront les Français). Les femmes libanaises viennent implorer
les Français de rester. Elles menacent de se coucher devant les roues de leurs camions.
Pour éviter tout incident, Cann décidera d’exfiltrer son bataillon de nuit et à pied. Le 15 mars 1979,
à l’aube, ses hommes, rejoints par l’escadron du 1er RHP, débouchent sur la plage de Ras El Ain, à six
kilomètres au sud de Tyr, d’où ils embarquent sur les navires de la Royale. Le Commando Hubert a
sécurisé l’opération amphibie. Cann ne se doutait pas qu’il reviendrait bientôt au Liban pour assumer
un commandement encore plus difficile. Pour l’heure, il s’éloigne à regrets : « Entre la démission ou
l’irresponsabilité des élites locales et la prise en main plus ou moins terroriste par les milices armées,
le régiment avait un rôle à jouer. Le travail quotidien de protection et d’assistance a créé jusqu’à la
fin décembre un réel climat de confiance ». L’officier supérieur le déplore, ce climat sera un peu
entaché « par quelques déclarations intempestives d’hommes politiques sans responsabilités
officielles »32 et par l’annonce prématurée du départ du contingent.
2-3 - « La porte était étroite… trop étroite »
Le contingent marque des points sur la terre libanaise. Auprès des population comme dans
l’exécution de la mission proprement dite : dans l’action, les chefs éprouvent la qualité des hommes,
leur bon état physique et moral, leur efficacité opérationnelle, leur stricte discipline de feu, leur
habitude du compte rendu. Ces résultats motiveront le jugement que Cann livre aux médias français à
son retour à Castres : « notre action peut être considérée comme un échec si l’on restreint l’analyse à
la lettre de la mission (…). Elle doit être considérée comme un succès dès lors qu’on admet l’immense
capital de justice et d’amitié que nous avons investi sur cette terre meurtrie assoiffée de sang et
d’espérance »33.
L’officier réserve à ses supérieurs des conclusions beaucoup plus sévères : « l’impossible mission
de restaurer l’autorité politique libanaise et recouvrer l’intégrité territoriale du Liban ! ». Dans son
rapport de fin de mission, il décortique froidement, sans complaisance ni langue de bois les causes de
cet échec sur un plan opérationnel.
En cause, tout d’abord, la mission elle-même. « Vouloir appliquer la résolution 425, c’était se
préparer à la fois à un éventuel engagement militaire vers le sud et à un inévitable engagement
politico-administratif sur l’ensemble de la zone impartie au régiment. La prudence restrictive de l’étatmajor de la FINUL en la matière, due aux consignes données par l’ONU New-York n’a pas facilité le
démarrage de notre entreprise. Nous sommes partis à tâtons pour faire une navigation à l’estime.
Progressivement, une pyramide des priorités d’action s’est mise en place au sein du régiment : (…)
raisonnant et ordonnant, au départ, en termes essentiellement militaires, au contact permanent avec
31
Idem.
Colonel Cann, Rapport de fin de mission, op. cit.
33
Colonel Cann, Rapport de fin de mission, op. cit. Idem pour toutes les citations jusqu’à la fin du paragraphe.
32
29
Deuxième partie - Chapitre I
les éléments révolutionnaires armés, les chefs de section ont du opérer les réajustements dans un sens
plus politique de sorte que les ordres qu’ils donnaient à leurs chefs de groupe avaient une résonance
négative. « Ne pas faire ceci ». « Ne pas faire cela ».
À propos du régiment et de son agressivité technique naturelle, le colonel reconnaît volontiers que
ce paramètre aurait pu jouer à l’encontre des parachutistes et devenir un handicap dans l’exercice de
leur mission, compte tenu du cadre particulier de la mentalité onusienne. Toutefois, « les gens du
régiment avaient bien compris le message de modération » que le président de la République avait
personnellement adressé au chef de corps juste avant le départ. « Mais faire la paix au milieu de gens
qui veulent faire la guerre était un défi à la logique et à la sécurité. Entre le souci de ne pas perdre la
face et le vœu de ne pas perdre d’hommes… la porte était étroite… trop étroite. » Cann développe :
« au bilan, il apparaît plutôt que les limites et les blocages sont venus de la FINUL. Par exemple sur
les initiatives du chef de corps sur l’envoi de l’Armée libanaise au Sud-Liban. Initiatives freinées par
l’ONU en raison même de sa nature ».
L’officier juge sévèrement ses partenaires. Sans la présence d’officier français à l’état-major de la
FINUL, cette structure « aurait pu apparaître comme une sorte de tour de Babel faite d’officiers ( ?)
incompétents et irresponsables ». Sur le terrain, ce sont leurs collègues, observateurs de l’ONU, qui
jouent un rôle négatif en s’interposant entre les contingents et les éléments armés, tels de « super
arbitres qui interviendraient dans les compétitions internationales entre l’arbitre en titre et les joueurs
de l’équipe ». Que penser, d’autre part, d’une FINUL procédant physiquement et administrativement
de Jérusalem : elle était « suspecte à plus d’un Libanais et d’un Palestinien qui voyaient des
fonctionnaires internationaux se réfugier et se distraire en Israël. Prétendre régler un problème
libanais, c’était d’abord s’installer à Beyrouth ou à Saïda ou à Tyr ; elle aurait probablement connu
d’autres difficultés, mais elle eût été politiquement inattaquable et elle ne serait pas aujourd’hui
l’otage du Major Saad Haddad ». Quant aux protagonistes, outre les caractéristiques déjà développées
plus haut, il convient d’ajouter une « absence caractéristique de volonté et d’initiative politique » des
officiels libanais.
Mais il restait la population. Près de 30 000 habitants répartis dans 22 villages pour la zone du
REGFRANCE. Les autochtones « ont été dès le début le véritable enjeu de la partie et le principal
souci du régiment français ».
2-4 - Deux fois les mêmes erreurs ?
La France était-elle en mesure de peser davantage auprès des parties prenantes au Liban ? Et l’a-telle essayé ? L’échec de la FINUL soulèvera à Paris des questions de fond, comme le rappelle
l’historienne Irène Errera-Hoechstetter34.
Mais le gouvernement n’a jamais fait mystère des priorités de sa diplomatie dans la région : soigner
ses relations commerciales avec les pays du Moyen Orient. Cet objectif a justifié la politique de soutien
à Arafat pour cette intervention de force a minima au Liban. Dans ses mémoires, l’Américain Henry
Kissinger résumera d’une seule phrase la position française telle que ce tenant du pragmatisme en
diplomatie la percevait : « les chrétiens disposaient de l’appui plus rhétorique qu’actif des Français »35.
En tous cas, cette première intervention permet aux responsables militaires et politiques français
d’appréhender les difficultés d’une éventuelle intervention au Liban. À bien des égards, elle annonçait
les pièges auxquels leurs successeurs seraient confrontés à Beyrouth en 1982. Entre temps, l’alternance
politique aura renouvelé le personnel politique aux commandes. Mais la mémoire sera assurée par la
34
35
Irène Errera-Hoechstetter, in Samy Cohen et Marie-Claude Smouts, La politique extérieure de Valéry Giscard d’Estaing, op. cit. , p. 364.
Henry Kissinger, Les années du renouveau, op. cit. , p. 905.
30
Chapitre II - Deuxième partie
hiérarchie militaire. Cela est si vrai que l’ossature de l’élément français de la FMI puis de la FMSB
sera expressément composée d’anciens de la FINUL.
À la décharge des décideurs, il est vrai qu’entre 1978 et 1982, plusieurs données fondamentales du
problème vont considérablement évoluer.
Jusqu’alors, le Liban servait de tampon aux ambitions syriennes et israéliennes. Il va se transformer
insensiblement, jusqu’à être l’un des terrains de prédilection pour l’affrontement des les deux grands
blocs, l’Est et l’Ouest. Au plan international, une nouvelle génération d’hommes politiques arrive aux
commandes. À la détente, va succéder une nouvelle guerre froide, dont le pic se situe en 1983. En
France, mai 1981 débouche sur la révision des positions de la France dans de nombreux dossiers.
C HAPITRE II
D’ UNE CRISE RÉGIONALE
L ’O UEST (1979-1982)
À UN ENJEU ENTRE L ’E ST ET
1 - AU CŒUR DE LA « NOUVELLE GUERRE FROIDE »
1-1 - La fin de la détente
En 1979, deux événements majeurs bouleversent profondément la donne dans le golfe arabopersique. Ils déclenchent un revirement de la politique extérieure américaine. Il s’agit de la révolution
iranienne et du triomphe de Khomeneï appuyé par l’OLP et Moscou. C’est aussi l’invasion de
l’Afghanistan par les troupes soviétiques. Ce coup de force marque le point culminant de
l’expansionnisme communiste depuis 1975. L’Ethiopie, l’Erythrée, le Yémen et l’Angola sont déjà
tombés. D’après l’historien Georges-Henri Soutou36 (La Guerre de Cinquante ans), l’échec majeur de
Carter sur le dossier Iranien, aggravé par l’affaire des otages de l’ambassade américaine de Téhéran et
le fiasco de l’opération visant à les délivrer, constituent les éléments essentiels du changement du
climat international à cette époque.
L’opinion américaine abandonne son complexe isolationniste forgé lors du Vietnam. La Maison
Blanche se persuade de la volonté expansionniste des Soviétiques. Elle édicte de nouvelles règles du
jeu. Ainsi la doctrine Carter du 23 janvier 1980 stipule-t-elle que toute tentative de contrôler le golfe
persique serait considérée par les États-Unis comme une attaque contre ses intérêts vitaux, et repoussée
par ses forces. Cette doctrine est à l’origine de la présence militaire de l’armée américaine dans la
région (la base de Diego Garcia). En janvier 1980, Washington boycotte les jeux olympiques de
Moscou. Au grand dam des Français et des Allemands. Ces deux puissances persistent à vouloir
préserver les acquis de la Détente en dépit des signaux d’alarme, y compris au cœur de l’Europe.
L’année 1980 est en effet marquée par le développement du neutralisme et du pacifisme dans les
opinions publiques du Vieux continent. Les tenants du slogan « Plutôt rouge que mort » s’opposent à
l’installation des Pershing en Europe. L’OTAN a promis ces armes en cas d’échec des négociations
entamées avec les Soviétiques en 1979 pour obtenir le retrait de leurs missiles nucléaires SS 20. Cette
offensive pacifiste annonce la crise des euro-missiles (1981-1983). Autre signal : à l’été 1980, Moscou
tient prêtes quelques 26 divisions pour envahir la Pologne, où le régime du général Jaruzelski est
36
Georges-Henri Soutou, La guerre de Cinquante ans, Fayard, 2001, p. 613.
31
Deuxième partie - Chapitre II
malmené par les troupes de Solidarnosk. L’opération est planifiée pour le mois de décembre. Elle est
annulée à la dernière minute suite aux pressions exercées par Carter. Ces événements introduisent la
période de tensions extrêmes des années 1981-1985, que Georges-Henri Soutou baptise « la nouvelle
guerre froide ». En juin 1981, Jean-Paul II est l’objet d’une tentative d’assassinat. En octobre, est
éliminé l’Egyptien proaméricain Anouar El Sadate. Le 21 décembre 1982, Andropov succède à
Brejnev. Les Soviétiques durcissent le ton. Le point culminant des tensions se situe en 1983 : un avion
de ligne coréen est abattu par la chasse soviétique (août) ; des attentats sont perpétrés contre les
contingents américains et français (le Drakkar) au Liban ; l’Allemagne donne son feu vert à
l’installation de 592 Pershing sur son sol (novembre)…
Face aux Soviétiques, la donne a changé. À l’ouest, l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération
de décideurs accélère et amplifie le changement de cap initié par l’administration Carter. L’élection de
Margaret Thatcher, à Londres, en mai 1979, précède celle de Ronald Reagan à Washington en
novembre 1980, de François Mitterrand à Paris en mai 1981 et d’Helmut Kohl en octobre 1982 à Bonn.
Personnalités fortes et conservatrices (à l’exception notable du président français), ces nouveaux chefs
d’État symbolisent une double réaction : la fin de l’État providence sur le plan économique et la
renaissance des idées libérales.
Cette « révolution libérale » affecte de manière décisive les relations internationales. Aux ÉtatsUnis, Ronald Reagan rejette la politique poursuivie jusqu’alors à l’égard de l’URSS, celle de Carter
comme du tandem Nixon-Kissinger. Adieu la « détente » et la cogestion des affaires mondiales avec
Moscou. Place à une offensive globale contre « l’Empire du Mal » (discours de Reagan en 1983) :
doublement du budget de la Défense, embargo sur les technologies sensibles, aide aux mouvements de
résistance anti-soviétiques dans le Tiers-Monde, depuis les Contras du Nicaragua aux Moujahidins
afghans…
Certes, « dans quelques domaines, précise Georges-Henri Soutou, la politique de Reagan fut
marquée par une certaine improvisation et déboucha sur des échecs graves, par exemple au Moyen
Orient, en particulier au Liban en 1982 »37. Mais l’Amérique pose toutefois un regard neuf sur le
Proche-Orient et le dossier libanais.
1-2 - Alerte en Méditerranée occidentale
Là encore, plusieurs événements ont joué un rôle décisif. En septembre 1980, le déclenchement de
la guerre Iran-Irak (1980-1988) favorise le rapprochement de la Syrie et de l’Iran. Le régime alaouite
- donc chiite - aux commandes à Damas nourrit une aversion séculaire envers l’Irak, le voisin sunnite.
Par le truchement d’Hafez El-Assad, les Mollahs de Téhéran vont accroître leur soutien à la
communauté chiite libanaise. Sa montée en puissance sert les intérêts des deux régimes. Pour les
Iraniens, elle hâte la désintégration de l’État libanais, un facteur qui contribue à gêner les Occidentaux
qui apportent leur soutien à Bagdad dans le conflit Iran-Irak. Aux yeux de Damas, les chiites libanais
offrent l’intérêt de contrebalancer les velléités hégémoniques de l’OLP au Liban.
Mais surtout, le 8 octobre 1980, la Syrie s’adosse officiellement à l’URSS par un traité d’amitié et
de coopération. Damas se ménage les bonnes grâces d’un protecteur en mesure de l’approvisionner en
armement. Moscou, pour sa part, palie la défection de l’Egypte et se prémunit contre un éventuel
retournement de son allié libyen. Le pays dirigé par Hafez El-Assad devient la première plateforme
soviétique du Monde arabe. Entre 1983 et 1985, Moscou lui ouvre une ligne de crédit d’un milliard de
dollars et 4 000 conseillers soviétiques y stationnent en permanence. Les ports de Lattaquié et de
Tartous deviennent les principales bases navales de la flotte rouge en Méditerranée orientale.
37
Georges-Henri Soutou, La guerre de Cinquante ans, Fayard, 2001, p. 637.
32
Chapitre II - Deuxième partie
Depuis le débarquement américain au Liban de 1958,
son chef, l’amiral Gorchkov, (il remplira ces fonctions de
1953 à 1985), cherche à briser l’hégémonie de l’US Navy
en Méditerranée, héritée de 1945. Le Soviétique va
réussir à en faire une mer américano-soviétique.
Au début des années 1980, la VIème flotte US y côtoie
la plus importante armada soviétique opérant en dehors de
ses eaux territoriales : la Vème Eskadra. C’est une
formation composée de 40 à 50 navires, dont un portehélicoptères et une dizaine de sous-marins nucléaires. Sa
mission première ? Faire échec à l’US Navy qui conçoit
la Méditerranée comme une plate-forme pour des tirs
nucléaires, explique la Fondation pour les études de la
Défense nationale38. Accessoirement, toutefois, les navires
de Gorchkov protègent les Balkans, l’arrière pays
socialiste, défendent la frontière sud de l’URSS, au
contact direct de la Méditerranée et de la Turquie, et
assurent une présence à la charnière entre l’Islam
communiste et le Proche Orient arabo-musulman.
Les Américains, outre leur présence dissuasive,
couvrent pour leur part le flanc sud de l’OTAN ainsi que
La Méditerranée au centre de la nouvelle Guerre froide
l’allié Israélien et préserve la liberté des voies maritimes
marchandes, notamment l’accès au pétrole du Moyen
Orient. 2000 navires marchands transitent en permanence en Méditerranée, dont 400 pétroliers
transportant 30 millions de barils. Le concours des flottes espagnoles, italiennes et françaises (dont les
deux porte-avions Foch et Clémenceau ; au total, une quinzaine de bâtiments tricolores) est à peine
suffisant pour préserver la supériorité navale de l’OTAN en Méditerranée !
La stratégie navale soviétique de puissance comporte un volet terrestre. Moscou fournit en armes
non seulement les Syriens mais aussi les milices palestiniennes, au premier rang desquelles l’OLP de
Yasser Arafat. C’est la réponse directe au soutien apporté par les Israéliens - et bientôt par les
Américains - aux chrétiens libanais. En 1981, en effet, l’OLP est équipée de canons soviétiques à
longue portée et de fusées sol-sol capables d’atteindre Israël depuis des positions situées au nord du
Litani.
1-3 - Les Américains reconsidèrent le dossier libanais
Cette révision des équilibres en Méditerranée inquiète les Américains. Jusqu’alors, ils avaient
envisagé la question libanaise, soit à travers le prisme israélien, soit sous l’angle arabe, expliquent
Antoine Basbous et Annie Laurent. Ils modifient leur grille de lecture, considèrent désormais le Liban
comme partie intégrante d’un axe israélo-arabe anti-soviétique dont ils encouragent l’émergence.
Concrètement, l’administration Reagan renonce à la formule d’une conférence internationale prônée
par Carter pour régler la question libanaise. Elle lui préfère une voie qui venait de s’avérer plus
judicieuse pour la paix : celle des accords bilatéraux. À l’instar des accords de camp David organisant
la restitution du Sinaï par les Israéliens aux Egyptiens (achevée en 1982), et du traité de paix israélo38
Olivier Da Lage, Pierre Delmas, Gérard Grzybek, Thomas Shreïber, Jeu de go en Méditerranée occidentale, Fondation pour les études de
Défense nationale, 1986.
33
Deuxième partie - Chapitre II
égyptien, Washington vise la conclusion d’un accord entre Israël et le Liban. Un Liban réunifié sous
l’égide de la communauté chrétienne maronite, la seule à ses yeux capable de faire l’unité et de
conclure un tel rapprochement, débarrassé de la menace que constitue l’OLP pour Israël. Cette
réévaluation de l’approche américaine est présentée dans un document secret remis par l’ambassadeur
américain à Beyrouth, John Gunther Dean, au président libanais Sarkis le 8 avril 1981. Pour la première
fois, Washington s’y déclare favorable à une solution globale du conflit libanais, indépendamment des
intérêts hégémoniques des voisins du pays du Cèdre. Elle est basée sur la restauration de l’intégrité, de
la souveraineté et de l’indépendance du Liban. À moyen terme, cependant, cette option ne peut que
heurter la stratégie des Israéliens comme des Syriens par rapport au Liban. Les deux frères ennemis
« considèrent ce territoire comme une chasse gardée, à exploiter au service de leurs ambitions et de
leurs intérêts »39. Pour Damas comme pour Jérusalem, la restauration d’un Liban intègre signifie la fin
de leur compétition pour s’en attribuer les dépouilles.
L’illustration concrète de ce changement américain est notamment la décision de Reagan de soutenir
les milices chrétiennes libanaises. En 1978, la diplomatie américaine, par la voix de son secrétaire
d’État Cyrus Vance, intervenait auprès d’Israël pour qu’elle modère ses livraisons d’armes aux
chrétiens. Quatre ans plus tard, c’est la CIA qui organise l’approvisionnement des troupes de Béchir
Gemayel en munitions. Montant de la commande : 10 millions de dollars. Mais la reprise de la violence
au Liban va conduire Washington à s’impliquer directement dans le conflit. Face au risque d’escalade
entre Israéliens et Syriens lors de la confrontation de Zahlé (avril-juin 1981), les États-Unis dépêchent
sur place un envoyé spécial, Philippe Habib. Le diplomate réussira à imposer un cessez-le feu aux
belligérants le 24 juillet.
C’est une trêve de plus. Elle ne stoppera pas l’internationalisation du conflit libanais. Témoin direct
de cette évolution, le diplomate va mener sur place les intérêts américains pendant deux ans. Jusqu’à
l’intervention occidentale de 1982.
1-4 - Le tournant de Zhalé
Après l’affaire de Zahlé (avril-juin 1981), témoigne Paul-Marc Henry, ambassadeur de France à
Beyrouth de 1981 à 1983, un changement se confirme dans la politique de Washington au Proche
Orient40.
Tout commence avec l’opération déclenchée par les milices chrétiennes de Béchir Gemayel pour
étendre le réduit chrétien adossé à la Montagne, jusqu’à Zahlé. Cette ville constitue un avant-poste
chrétien dressé au nord de la plaine de la Bekaa, dans un territoire à majorité chiite et contrôlé par la
FAD. Cette percée chrétienne au cœur du Liban sous influence syrienne provoque une réaction violente
d’Hafez El-Assad. Il envoie son armée encercler la ville. Ses troupes débutent un bombardement
meurtrier. Pendant trois mois, les habitations sont systématiquement visées. L’accroissement du
dispositif syrien au Liban pousse Israël à réagir brutalement. Le 5 avril, son aviation détruit 2
hélicoptères syriens en vol au dessus de la Bekaa. Ils sont coupables d’avoir violé une autre « ligne
rouge » édictée par Israël : aucun vol d’aéronefs syriens au dessus du Liban. La Syrie réplique en
installant dans la Bekaa des missiles anti-aériens SA 6. Cette réaction inaugure un épisode de tension
extrême. C’est la « crise des missiles de la Bekaa ».
Les Américains interviennent de manière très ferme. Car il y a un risque de confrontation majeure.
L’URSS considère la défaite des Syriens comme un casus belli avec les États-Unis. De plus, les
représailles injustifiées exercées par les Syriens à l’encontre des populations civiles émeuvent les
39
40
Roger J. Azzam, Liban, L’instruction d’un crime, Cheminements, 2005, p. 335.
Paul-Marc Henry, Les jardiniers de l’enfer, Olivier Orban, 1984, p. 101.
34
Chapitre II - Deuxième partie
opinions du camp occidental. Enfin, l’affaire de Zahlé place sous les feux de la rampe une résistance
chrétienne unifiée sous l’égide de Béchir Gemayel. Le 30 juin 1981, les Syriens doivent céder. Ils
lèvent le siège de la ville. Mais ils maintiennent leurs missiles. Une fois de plus, le répit est de courte
durée.
À cet affrontement syro-phalangiste, succède presque aussitôt un affrontement isaélo-palestinien.
Inquiets de la montée en puissance de l’OLP soutenue par les Soviétiques, les Israéliens réagissent de
plus en plus violemment. En juillet 1981, excédé par l’intransigeance de Begin dont les avions
bombardent maintenant sans relâche Beyrouth Ouest, Reagan suspend une livraison de F16 et menace
de retarder le vote par le Congrès de l’aide militaire à Israël. Washington arrache alors à Jérusalem un
cessez-le feu (24 juillet 1981). Cet accord débouchera sur la présentation du plan Reagan en septembre
1982. Philippe Habib aura tenté d’imposer une solution américaine, au détriment des autres plans mis
sur la table pour sortir de cette crise, et notamment de celui des Français. Il est vrai que ces derniers
envisagent un règlement du conflit par un recours à l’ONU. Or c’est une hypothèse que Reagan écarte
a priori. Georges-Henri Soutou : « la nouvelle administration avait compris l’utilisation que faisait
l’URSS contre l’Occident des organismes de type onusien avec leur majorité automatique tiersmondiste »41.
2 - FRANÇOIS MITTERRAND ET LE LIBAN
2-1 - Primauté à la solidarité occidentale
S’il ne rallie pas sans réserve la nouvelle stratégie du camp occidental, le socialiste François
Mitterrand, conformément à la tradition atlantiste de la SFIO, opère très vite un sérieux réajustement
de la diplomatie française. Cette évolution est entérinée par les États-Unis dès le sommet d’Ottawa de
1981. À l’issue du tête-à-tête entre Reagan et Mitterrand, l’Américain qualifie le Français « d’allié
sûr ». C’est la cure de désintoxication après la période giscardienne, écrit l’historien Maurice Vaïsse42.
Mitterrand rétablit la prépondérance du principe de la solidarité atlantique sur l’axe Paris-Moscou. Il
suspend « les réunions au sommet » franco-soviétiques. Au plan intérieur, il accroît l’effort militaire –
avant de le ralentir, et même d’interrompre les essais nucléaires au début des années 1990. La force de
dissuasion est la première servie : construction d’un septième SNLE, allongement de la portée du
Hadès, études sur la bombe à neutrons. Les forces conventionnelles ne seront pas oubliées. C’est la
création de la force d’action rapide (FAR).
2-2 - Au Moyen-Orient, « S’avancer, proposer, s’exposer »
Ce revirement s’applique aussi aux relations de la France avec le Moyen-Orient.
La quatrième des 110 propositions du candidat Mitterrand présente les objectifs des socialistes pour
cette région du Monde : « la paix au Moyen-Orient par la garantie d’Israël dans des frontières sûres
et reconnues ; le droit du peuple palestinien à disposer d’une patrie ; l’unité du Liban »43. Le problème,
reconnaît volontiers Hubert Védrine quelques années plus tard, c’est que pour la Syrie, Israël, les ÉtatsUnis, l’Iran ou Yasser Arafat, « la prétention de la France à avoir une politique au Proche-Orient est
à la fois présomptueuse et perturbatrice (…). François Mitterrand aurait pu adopter le profil bas qui
41
Georges-Henri Soutou, La guerre de Cinquante ans, op. cit. , p. 639.
Maurice Vaïsse, Histoire de la diplomatie française, op. cit. , p. 945.
43
Hubert Védrine, Les Mondes de François Mitterrand, op. cit. p. 309.
42
35
Deuxième partie - Chapitre II
est celui de tous les partenaires européens de la France, celui auquel Valéry Giscard d’Estaing s’est
finalement rangé. Mais animé d’une passion libanaise, d’un espoir pour le Proche-Orient, assumant
des divers héritages de son pays au Moyen Orient, François Mitterrand va au contraire s’avancer,
proposer, s’exposer »44.
Le premier effet du changement de présidence est de rendre caduque la déclaration de Venise des
chefs d’État européens, formalisant leur opposition à la paix séparée israélo-égyptienne de Camp David
parrainée par les Américains. Connu pour sa sympathie à l’égard d’Israël, Mitterrand va s’employer à
normaliser les relations de la France avec l’état hébreu, sans compromettre ni les liens commerciaux
avec les nations arabes, ni la relation franco-palestinienne, sur laquelle veillera un quai d’Orsay
chapeauté par Claude Cheysson ; patron des Relations extérieures, ce dernier incarne au gouvernement
la sensibilité tiers-mondiste et pro-OLP majoritaire chez les jeunes cadres au parti socialiste.
D’un côté, Mitterrand multiplie les signes amicaux aux monarchies du Golfe, en particulier au
souverain d’Arabie Saoudite (qui fournit la moitié des importations de pétrole françaises). Il soutient
le plan du roi Fahd de règlement du contentieux israélo-arabe, présenté en août et qui sera rejeté par la
plupart des intéressés en janvier 1982. De l’autre, il annonce l’organisation d’un voyage officiel à
Jérusalem. Ce sera la première pour un chef d’État de la Veme République. Reporté une première fois
en raison du bombardement par Israël de la centrale nucléaire irakienne de Tamouz le 7 juin 1981
(construite par Paris ; un technicien français tué), puis une seconde fois lorsque Israël annexe le Golan
en décembre (que Tsahal occupait depuis 1967), son déplacement a lieu début mars 1982. À cette
occasion, François Mitterrand en profite pour défendre le droit des Palestiniens à l’autodétermination.
Il insiste aussi auprès de Menahem Bégin pour qu’Israël n’entre pas au Liban. « Je crois l’avoir
convaincu. S’ils y vont, ce sera seulement sur quelques kilomètres (…). Mon voyage a évité au Liban
une aventure douloureuse »45.
À défaut de faire bouger les choses dans le conflit israélo-arabe en raison de l’opposition israélienne
à l’idée d’un État palestinien, explique Hubert Védrine, le président de la République pense avoir
obtenu des résultats complets dans le dossier Libanais. L’avenir le contredira. « Begin m’a menti »,
s’exclame Mitterrand le 6 juin en apprenant l’ampleur de l’invasion du Liban par Tsahal. En réalité, en
mars non seulement les Israéliens ont opposé une fin de non recevoir au président français, mais aux
yeux de certains, son déplacement à Jérusalem pourrait même rétrospectivement s’apparenter à une
sorte de caution anticipée à l’invasion du Liban !
Pour les partisans de Mitterrand, ce rééquilibrage illustrait une ambition nouvelle : la « politique de
la troisième voie » - ni pro-arabe, ni pro-israélienne. Pour ses opposants, au contraire, il engendre la
politique du « grand écart » qui à son tour débouche sur le flou et l’indécision. « Au Proche-Orient, la
politique de François Mitterrand est ballottée au gré des événements tragiques qui troublent la
région », juge Maurice Vaïsse46. En tous cas, un effet est indéniable : celui de happer la France dans
l’engrenage libanais.
2-3 - Au Liban, dialoguer entre les communautés
Hubert Védrine l’affirme : Mitterrand est lucide sur le Liban. En 1978, déjà, il déclare
publiquement : « Si le gouvernement de la France dispose d’un pouvoir qu’il s’en serve ! S’il n’en a
pas, ou trop peu, pour aboutir aux résultats politiques qu’il souhaite et que nous approuvons, alors
qu’il prenne garde à préserver les chances, à ne pas prononcer des condamnations qui ajouteront au
trouble général »47. Mais il est frappé par la passivité française à l’égard du drame libanais. Il « n’a de
44
Idem. p. 310.
Idem, p. 312.
46
Maurice Vaïsse, Histoire de la diplomatie française, op. cit. , p. 949.
45
36
Chapitre II - Deuxième partie
cesse de plaider pour le maintien de son intégrité, pour la reconstitution de l’appareil d’État et la
reconstruction d’une armée « laïque », équilibrée entre les différents groupes ethniques et religieux ».
Favoriser le dialogue entre les communautés, la reconstruction d’un État et d’une armée laïque : voilà
ce que le président français proposera à son homologue libanais Sarkis en août 1982 et au chef de la
résistance chrétienne, Amine Gemayel en septembre, qui a pris la succession de son frère, Béchir,
victime d’un assassinat. Reste que « dans toutes ces grandes espérances [pour le Liban], l’Europe ne
tenait que fort peu de place, et moins encore les conceptions « à la française » d’un Liban pluraliste
évoluant dans un sens démocratique, carrefour ouvert et pacifique entre l’Est et l’Ouest, entre l’Orient
et l’Occident » (Paul-Marc Henry48).
En 1981, alors que les États-Unis parient sur la résistance chrétienne unifiée pour rétablir un Liban
indépendant et souverain, financent ses troupes et reçoivent Béchir Gemayel à Washington, la France
réaffirme son soutien à la souveraineté et à l’intégrité du Liban et multiplie les contacts avec l’ensemble
des parties en présence.
Fin août 1981, Claude Cheysson est à Beyrouth. L’ambassadeur de France, Louis Delamare, le
présente à tous les dirigeants libanais. Un tête à tête qualifié d’important est organisé avec Yasser Arafat
en personne. « La France apporte ouvertement son appui à l’OLP », assure Paul-Marc Henry. Et cela
au moment où les Israéliens accentuent la pression sur les Palestiniens ».
En gage de son soutien au gouvernement légal du Liban, Cheysson annonce la participation de la
France à la réorganisation de l’armée et l’envoi d’une aide sanitaire. Selon Yvan Conoir49, l’aide
militaire prend la forme d’un don de 13 AMX et 5 VAB, de deux prêts à taux préférentiels (100 millions
et 500 millions de francs) et d’une augmentation des places de stages de perfectionnement pour les
officiers libanais.
2-4 - La France « dans un pays ami entouré d’ennemis »
Le malheur est que « les Français se trouvaient à Beyrouth dans un pays ami entouré d’ennemis »50,
résume Paul-Marc Henry. Quelques jours plus tard, le 4 septembre, l’ambassadeur Delamare est
assassiné. Tous pointent du doigt aussitôt les Syriens et les Iraniens. Les premiers auraient agi pour
dissuader la France de chercher à retrouver son rôle traditionnel au pays du Cèdre, les seconds pour la
punir de soutenir son ennemi irakien.
Jusqu’alors, seuls des diplomates arabes ou américains avaient été pris à partie par le terrorisme.
L’élimination de Delamare marque un tournant majeur. Elle annonce une campagne de terrorisme sans
précédent visant les intérêts occidentaux en général et les intérêts français en particulier. Elle atteindra
son paroxysme avec le Drakkar.
À partir du mois de novembre, les menaces et agressions se multiplient contre les établissements
français de Beyrouth Ouest. Des charges explosives sont déposées contre les institutions culturelles, les
bureaux d’Air France, de l’AFP. Le 15 avril 1982, un chiffreur de l’ambassade de France et son épouse
sont sauvagement assassinés à leur domicile. Le 22, à Paris, rue Marbeuf, devant le siège de
l’hebdomadaire libanais anti-syrien Al Watan-Al Arabi, un attentat fait un mort et 60 blessés. Le
24 mai, à Beyrouth, la voiture d’une employée de l’ambassade explose dans la cour de la chancellerie.
Bilan : 11 morts dont un parachutiste de la FINUL et une dizaine de blessés. À l’été 1982, le terrorisme
s’intensifie. On recense près d’une déflagration toutes les quarante-huit heures. Entre le 6 et le 22 juin,
on dénombrera 11 attentats qui provoqueront 72 morts et 20 blessés. Le 28 juin, le siège de l’AFP est
47
Déclaration de François Mitterrand datant d’avril 1980. In Hubert Védrine, Les Mondes de François Mitterrand, op. cit. p. 307.
Paul-Marc Henry, Les jardiniers de l’enfer, op. cit. , p. 102.
49
Yvan Conoir, La politique proche orientale de la France, op. cit.
50
Paul-Marc Henry, Les jardiniers de l’enfer, op. cit, p. 105.
48
37
Deuxième partie - Chapitre II
l’objet d’un attentat à la voiture piégée…
À cette date, il devient alors quasiment impossible de savoir quels sont les commanditaires des
attentats. Tsahal est arrivée aux portes de Beyrouth. C’est la conséquence de l’invasion du Liban
déclenchée le 6 juin. Jacques Attali, alors très proche conseiller de François Mitterrand, note à cette
époque dans son Verbatim51 : « Triste été, pluie sur nos rêves : dévaluation et chômage, guerre au
Liban, accrochage avec les États-Unis, dispute en Europe pour quelques écus… ».
3 - ISRAËL POUSSE LES OCCIDENTAUX À INTERVENIR
3-1 - Tsahal culbute les Syro-palestiniens (6 juin 1982)
Israël a décidé de revenir au Liban. Depuis 1981, l’État hébreu prépare sa grande offensive. C’est
la raison pour laquelle à l’été, il a relâché la pression sur le Sud Liban. Nonobstant la reprise des actions
palestiniennes au début de l’année - qui ont motivé le renforcement de la FINUL, la zone demeure
calme. Elle le restera jusqu’à la restitution du Sinaï à l’Egypte, achevée le 25 avril 1982. Libérés sur le
front méridional, les Israéliens vont alors agir au nord.
En avril 1982, le ministre de la Défense, Ariel Sharon, explique au secrétaire d’État américain, le
général Alexander Haig : «Nous ne voyons pas d’autres moyens de pénétrer dans cette zone et y clarifier
les choses. Nous y éliminerons l’infrastructure militaire et politique de l’OLP, dont nous serons délivrés
pendant de nombreuses années. Notre objectif n’est pas de fonder un Liban indépendant, ni d’en chasser
les Syriens, mais tels pourraient en être les effets secondaires »52. Officiellement, l’opération consiste en
l’élimination de l’OLP dans la bande des 40 kilomètres de profondeur jouxtant la frontière.
Conformément au vœu de Sharon, l’objectif se révélera vite beaucoup plus ambitieux. Il s’agit de
« redessiner la carte du Liban » en faisant d’une pierre trois coups : détruire l’OLP, chasser les Syriens
et appuyer l’avènement de Béchir Gemayel. Ce dernier a annoncé sa candidature à la présidence de la
République en novembre. Sharon l’a informé des plans israéliens dès janvier.
Le 6 juin 1982, à 11 heures - soit exactement au moment où expire l’ultimatum de l’ONU
(résolution 508) engageant toutes les parties au conflit à cesser le feu et toute activité militaire au
Liban -, Tsahal lance ses troupes à l’assaut du Liban. 7 divisions (4 mécanisées et 3 blindées)
bénéficiant d’une couverture aérienne et d’un appui feux de la marine, soit 60 000 hommes, se ruent
en direction du nord sur trois axes. En 4 jours, environ 1 300 blindés Merkava, Centurion et M 60,
2 500 transports de troupes de type M113 franchissent la frontière. Les hommes de la FINUL assistent
impuissants à ce déferlement. Y compris les 650 paras du 8ème RPIMa aux ordres du colonel Michel
Zeisser (qui commanda le bataillon logistique de la FINUL, d’octobre 1980 à avril 1981) qui occupent
un secteur en bordure du Litani, à l’ouest du château de Beaufort.
Les bérets rouges sont arrivés au Liban le 28 mai. La France les a envoyé en réponse à la demande
de renfort formulée par les autorités libanaises à l’ONU au début de l’année (résolution 501 du
25 février 1982 prévoyant un renfort de 1 000 hommes) en raison de la reprise de l’agitation chez les
Palestiniens au sud Liban. Ce 6 juin, au mieux, les 7 000 casques bleus appliquent les consignes :
s’efforcer de ralentir l’avance israélienne. Ils ont placé des obstacles sur les routes conduisant aux
principaux ponts sur le Litani.
Les soldats israéliens les écarteront en quelques heures. La première journée, Tsahal a parcouru plus
51
52
Jacques Attali, Verbatim, tome 1 1981-1986, Fayard, 1993, p. 264 (lundi 28 juin 1982).
Roger J. Azzam, Liban, l’instruction d’un crime, op. cit. , p. 337.
38
Chapitre II - Deuxième partie
de 55 kilomètres, atteignant le Mont Hébron. Le lendemain, elle perce la résistance palestinienne au
centre du dispositif.
La confrontation avec les Syriens devient inévitable. « L’aviation syrienne, qui est intervenue
plusieurs fois au profit d’unités attaquées, gène Israël », explique Pierre Le Peillet. « L’occasion est
trop bonne de lui porter un coup décisif »53. Les 9 et 10 juin, une gigantesque bataille aérienne s’engage
dans le ciel libanais, opposant F15 et F16 à des MIG 21. Damas y perdra 85 de ses précieux avions de
combat de fabrication soviétique, soit le tiers de son aviation, laissant sans protection ses blindés. Les
chars doivent se retirer sous peine d’anéantissement. Près de 300 n’échapperont pas à la destruction.
Le 9 juin, le gros des troupes syriennes a évacué Beyrouth. Elle abandonne le Chouf et le sud de la
Bekaa. Le 11, Damas accepte le cessez-le-feu que lui offre Jérusalem. L’avant-garde de Tsahal a déjà
atteint les faubourgs de Beyrouth.
Israël a tendu la main au lion de Damas sous la pression des Américains qui veulent éviter
l’anéantissement du régime alaouite. L’URSS a prévenu : cela serait un casus belli. Le spectre d’une
guerre totale israélo-syrienne est écarté. Mais Israéliens et Occidentaux commettront l’erreur de croire
que la Syrie est désormais disqualifiée au Liban, analyse Pierre Le Peillet. Hafez-El Assad, qui est
passé maître dans l’art des replis tactiques, resurgira plus tôt que ne le pensent Begin et Reagan dans
le jeu libanais, et réduira à néant les efforts de la diplomatie américaine pour régler sans lui le problème
libanais. Les États-Unis – et la France qui sera entraînée malgré elle dans cette aventure – paieront très
cher le rôle d’arbitre qu’ils auront accepté de tenir pour une guerre qu’ils n’ont pas voulue.
Tsahal jette le siège devant Beyrouth Ouest, où vivent quelques 500 000 civils. L’état-major hésite
à lancer ses unités à l’assaut de cette zone transformée en un véritable camp retranché par ses
défenseurs : 15 000 combattants palestiniens surarmés et fanatisés (dont 2 700 syriens de la FAD).
« Nous ferons de Beyrouth un nouveau Stalingrad », a promis Yasser Arafat. Les Israéliens déclenchent
de terribles bombardements. Ils dureront jusqu’au 12 août, à 17 heures, date du cessez-le-feu négocié
entre Reagan et Begin. Entrés le 1er août dans Beyrouth-Ouest, les unités israéliennes ne se replieront
que le 18 août. Côté Palestiniens, les deux mois de siège se sont soldés par 6 775 morts (seulement
1 100 combattants) et 30 000 blessés. Ces pertes s’ajoutent aux 2 000 tués (1 000 combattants) dans le
Sud. Côté israélien, on recense 340 tués et 1 600 blessés.
3-2 - La diplomatie occidentale au chevet du Liban
Des le 6 juin, les Occidentaux ont déclenché une intense activité diplomatique. Côté américain, on
souhaite d’abord éviter un embrasement général de la zone. Dans un second temps, on vise le règlement
du dossier libanais. Philippe Habib, va mettre son énergie et son habileté à obtenir un cessez-le-feu réel
et le retrait des Israéliens et des Palestiniens de Beyrouth Ouest. Mais « tout se passait comme si,
malgré les protestations formelles, les États-Unis donnaient leur chance aux Israéliens d’en finir
militairement avec l’OLP », témoigne Paul-Marc Henry54. En réalité, les pressions américaines sur les
Israéliens vont s’accroître à partir de la fin juillet, lorsque le secrétaire d’État, Alexander Haig, partisan
des thèses de Sharon, est remplacé par Georges Shultz.
La diplomatie américaine contrecarre les tentatives françaises. Paris a pour objectif d’empêcher
l’anéantissement de l’OLP et sauver Yasser Arafat. Elle estime que leur disparition aggraverait la
situation au Liban. Contrairement aux États-Unis, elle entend agir dans le cadre de l’ONU. Entre le
5 juin et le 12 août, la France dépose 8 résolutions au Conseil de sécurité de l’ONU. Celle du 22 juin
propose « la neutralisation de Beyrouth Ouest sous le contrôle d’observateurs de l’ONU ». Celle du
28 juillet résulte d’un projet conjoint franco-égyptien : elle réclame le retrait des forces israéliennes et
53
54
Pierre Le Peillet, Les bérets bleus de l’ONU, op. cit. , p. 526.
Paul-Marc Henry, Les jardiniers de l’enfer, op. cit. , p. 187.
39
Deuxième partie - Chapitre II
palestiniennes, prévoit l’envoi de casques bleus à Beyrouth et l’ouverture de négociations sur l’avenir
des Palestiniens. Toutes ces interventions sont rejetées. Paris y gagne l’hostilité des Israéliens et des
chrétiens libanais. Le camp de Béchir Gemayel ne comprend pas pourquoi la France déploie cette
énergie à vouloir sauver des « terroristes » alors qu’elle n’a quasiment rien fait pour aider les chrétiens.
Jusqu’au dernier moment, les uns comme les autres seront très réticents à la participation de la France
à la force multinationale imaginée par les Américains.
C’est en effet le concept d’intervention que ces derniers réussissent à imposer à leurs différents
partenaires, au terme d’une négociation qui se solde par un rapprochement des points de vue francoaméricains.
Le 12 août, un cessez-le-feu est obtenu entre les belligérants à Beyrouth. La condition est que les
Israéliens se retirent de Beyrouth-Ouest et que les combattants de l’OLP évacuent le Liban de façon
pacifique. Il prévoit le déploiement le jour de leur départ d’une force multinationale à Beyrouth. Cette
force épaulera l’armée libanaise qui organisera l’évacuation des Palestiniens.
Washington se méfie d’une ONU sous influence soviétique et constate l’impuissance de la FINUL
à s’opposer aux Israéliens. À l’inverse, le succès remporté par la FMO (Force multinationale et
observateurs ; constituée de contingents appartenant à des pays occidentaux ou alliés dont les ÉtatsUnis, qui assurent la plus grosse contribution, et comprenant une quarantaine de Français) déployée
dans le Sinaï depuis le 25 avril laisse croire à l’efficacité des forces de type « multinationales » et
« unilatérales ». Haig aurait présenté cette idée à Claude Cheysson le 11 juin, selon Jacques Attali. À
la fin du mois, Schultz confirme le souhait que la France fournisse un bataillon « dans le cadre d’une
force multinationale qu’il conviendrait de déployer conjointement avec l’armée libanaise, afin de
permettre le départ des troupes de l’OLP »55. François Mitterrand en accepte le principe à plusieurs
conditions, précise Jacques Attali : que le Liban en fasse la demande, que toutes les parties concernées
donnent leur accord, que l’ONU délivre son agrément et que la définition du mandat soit claire. Le chef
de l’État donnera son feu vert définitif après une demande personnelle de Reagan, mais il refusera que
cette force d’interposition soit unifiée sous commandement américain. François Mitterrand apportera
lui-même cette précision en conseil des ministres le 12 avril 1989, rapporte Hubert Védrine56. Enfin, il
exigera que les Français débarquent en premier à Beyrouth.
3-3 - Le calendrier s’accélère
Le 1er août, les Israéliens pénètrent dans Beyrouth-Ouest et se rendent maître de l’aéroport. En
réaction, le Conseil de sécurité de l’ONU décide l’envoi d’observateurs dans la capitale libanaise. C’est
la création du groupe d’observateurs des Nations unies à Beyrouth (GOB) auquel participent plusieurs
officiers français.
Le 3 août, l’ambassadeur de France à Beyrouth annonce au président libanais que Paris a approuvé
le plan Habib. Le 4 août, l’Elysée donne son feu vert à l’envoi d’un expert militaire à Beyrouth, le
colonel Coullon, afin d’examiner sur place avec une commission libano-palestinienne les modalités de
participation de la France au départ des Palestiniens. Sur place, Coullon travaille en liaison avec
l’attaché militaire, le lieutenant-colonel Boisel, et le conseiller militaire français auprès de l’armée
libanaise, le colonel Lebègue. Le 6, l’état-major des armées met en alerte à 6 heures un premier
détachement composé de 400 légionnaires parachutistes du 2ème REP, puis un second détachement de
800 hommes en alerte à 12 heures.
Le 17 août, le compromis politique se dessine. François Mitterrand renonce à la neutralisation de
55
56
Jacques Attali, Verbatim, op. cit. , p. 263 (25 juin 1982).
Hubert Védrine, Les mondes de François Mitterrand, op. cit. , p. 321
40
Chapitre II - Deuxième partie
Beyrouth. Israël accepte la participation des Français à la force d’interposition. Le gouvernement
libanais confirme son accord avec le plan Habib.
Le 20 août, le secrétaire général de l’ONU est informé que l’État libanais a demandé le déploiement
d’une force d’interposition pour aider l’armée à organiser et réaliser dans le bon ordre l’évacuation des
Palestiniens. Le même jour, les États-Unis, la France et l’Italie confirment leur accord au gouvernement
libanais pour participer à cette force. Baptisée Force multinationale d’interposition (FMI), elle se
déploie à Beyrouth entre le 21 et le 26 août.
41
TROISIÈME
PARTIE
1982 - 1984
OTAGES À BEYROUTH
LE
LIBAN
1981
DÉCOUPAGE DU
EN NOVEMBRE
IMPLANTATION DE LA FMSB
BEYROUTH
À
(source : Les Bérets bleus de l’ONU, op. cit.)
(source : Les Bérets bleus de l’ONU, op. cit.)
43
Troisième partie
LES
POSITIONS FRANÇAISES ENTRE SEPTEMBRE
1983
ET JANVIER
1984
(source : F. Pons, Les paras sacrifiés, op.cit.)
LES
POSITIONS FRANÇAISES ENTRE DE JANVIER À MARS
1984
(source : Rapport de fin de mission, Diodon V, SHAT)
45
Troisième partie
LE
DISPOSITIF FRANÇAIS AUTOUR DE LA RÉSIDENCE DES
PINS
(source : Rapport de fin de mission, Diodon V, SHAT)
46
Chapitre I - Troisième partie
Le 23 octobre, un attentat détruit le poste Drakkar. 58 soldats français y trouveront la mort.
« À Beyrouth, une grande puissance s’est effondrée. Elle a rapatrié, un à un, les cercueils de ses
fils. Ses meilleurs soldats. Avant de demander grâce aux tueurs ».
Frédéric Pons57
C HAPITRE 1
D E LA «FMI»
1 - UN
À LA
«FMSB» ( AOÛT - SEPTEMBRE 1982 )
DÉBARQUEMENT À HAUT RISQUE
1-1 - Au cœur du chaudron libanais
La mission de la Force multinationale d’interposition (FMI) est exposée dans la lettre officielle en
date du 18 août que transmet le ministre libanais des Affaires étrangères aux ambassadeurs des trois
pays participants. En voici les termes. Un : « assurer la sécurité physique des combattants palestiniens
en instance de départ de Beyrouth et la dignité de son départ ». Deux : « assurer la sécurité physique
des autres habitants de la région de Beyrouth ». Trois : « favoriser la restauration de la souveraineté
du gouvernement libanais sur ladite région ». Il est par ailleurs convenu que le contingent international
quitterait le Liban au plus tard un mois après son arrivée, « et éventuellement plus tôt ou plus tard à la
requête du gouvernement libanais ou en cas de terminaison de sa mission (au cas de non retrait
palestinien) ». Les accords prévoient que l’armée libanaise et la FMI auront établi avant le jour du
départ une commission de liaison de coordination formée de représentants des gouvernements
participant à la FMI, d’une part, et du gouvernement libanais, d’autre part. Ce comité aurait pour tâche
d’assurer la coordination de l’ensemble du dispositif, étant entendu que chaque contingent est aux
ordres de son propre commandement, placé lui-même sous l’autorité de son gouvernement. L’accord
57
Frédéric Pons, Les paras sacrifiés, Presse de la Cité, 1994, p. 366.
47
Troisième partie - Chapitre I
stipule que l’évacuation durera au maximum deux semaines. Les
combattants partiront avec leurs armes légères et remettront leurs
armes lourdes à l’armée libanaise. Celle-ci s’est engagée à
affecter à cette opération 7 ou 8 bataillons d’infanterie, soit 2 500
à 3 500 hommes.
Dans la pratique, commente Pierre-Charles Gonnot,
enseignant à l’ESM Saint-Cyr et auteur d’une thèse sur la FINUL,
les contingents de la FMI « ont envisagé une définition plus
précise de la mission, centrée sur le soutien à apporter à l’armée
libanaise, sans se substituer à elle, pour l’évacuation des
combattants palestiniens et la sauvegarde des populations, en
matérialisant et contrôlant la séparation entre les forces
israéliennes et palestiniennes (…). La France s’est fixé pour
objectif de ne pas apporter une assistance pouvant revêtir la
forme d’une action de force ou de révéler une attitude partisane
favorable à l’une des parties. Il apparaît donc que la FMI a reçu
essentiellement une mission d’interposition à réaliser avec
l’accord des forces opposées »58.
Les occidentaux débarquent à Beyrouth pour évacuer Arafat.
Un rapide examen des rapports des forces confirme que le
risque est élevé pour les Occidentaux. Le pays est naturellement morcelé : 3,5 millions d’habitants,
mais 17 communautés religieuses et 4 cantons confessionnels quasiment autonomes (chrétien, druze,
chiite et sunnite).
À Beyrouth, ville de 800 000 habitants, la répartition est la suivante, selon l’estimation donnée par
le général Cann, patron de Diodon IV (septembre 1983-février 1984) : 11 musulmans (6 chiites,
4 sunnites, 1 druze) pour 9 chrétiens (6 maronites, 2 grecs orthodoxes, 1 catholique). Dans ce périmètre
de 30 kilomètres carrés avec 370 kilomètres de voies, des quartiers entiers sont minés ou en ruine,
d’autres échappent à tout contrôle.
La capitale est encerclée et occupée par trois divisions mécanisées et une brigade blindée
israélienne. Tsahal a massé 25 000 soldats et 650 chars au Liban. Sur la ligne verte, se font face milices
chrétiennes et musulmanes. Les premières alignent 10 000 combattants, les secondes 15 000 hommes,
y compris le renfort d’une brigade syrienne de 2 400 hommes. Ils sont équipés de LRM, d’obusiers de
122 et 130 millimètres, de mortiers, de canons bi ou quadritubes, de mitrailleuses et RPG et disposent
de munitions pour six mois. En outre, trois brigades blindées, deux brigades mécanisées et un régiment
des forces spéciales syriennes stationnent dans la Bekaa, ce qui représente 48 000 hommes et 1 300
chars. Mentionnons encore 8 000 combattants druzes et 10 000 miliciens chiites. L’armée libanaise,
pour sa part, aligne 32 000 hommes. En théorie du moins, car la moitié seulement est opérationnelle.
Bref, quelques 150 000 combattants de 18 nationalités différentes - dont les 8 000 casques bleus de la
FINUL – campent sur un territoire de 10 000 kilomètres carrés, grand comme le département français
de la Gironde.
La FMI s’apprête à débarquer au cœur du chaudron libanais.
58
Pierre-Charles Gonnot, Liban : espoirs et réalités, op. cit.
48
Chapitre I - Troisième partie
1-2 - Une armada pour la FMI
Le volume des forces engagées sur le terrain par les trois États qui ont accepté de fournir des
contingents, est limité par les accords à 2 000 hommes. Les Français y contribuent à hauteur de 800
parachutistes et légionnaires. Ils sont commandés par le général Granger, le patron du groupement
aéroporté. Les États-Unis fournissent 800 marines, aux ordres du colonel James Mead. Le contingent
italien s’élève à 530 soldats. Il est commandé par le général Angioni.
Leur mise en place va mobiliser une véritable armada navale. L’aéroport étant contrôlé par les forces
israéliennes, la FMI n’a d’autre solution que de débarquer dans le port de Beyrouth.
La France consacre une partie de l’escadre de Méditerranée à cette opération qu’elle baptise
« Olifant » (Olifant I à IV, du 11 juin au 14 septembre ; 2 500 marins mobilisés). Les bâtiments de
transport de la marine vont acheminer hommes et matériels depuis Toulon et depuis le port chypriote
de Larnaka, situé idéalement à 110 nautiques de la capitale libanaise, ce qui représente 10 heures de
transit pour un BDC. Ils seront épaulés par la Task Force 452 commandée par le contre amiral Klotz.
La TF 452, qui est composée principalement du porte-avions Foch, de la frégate Suffren, et du pétrolier
ravitailleur Meuse, aura pour mission principale d’assurer la couverture du débarquement. Pour les
marins, cette opération comportait « quelques menaces potentielles (…). Par leur nombre, leur
armement perfectionné (missiles Harpoon et Gabriel) et leur comportement agressif, les vedettes
israéliennes ont constitué la menace principale » (…). Le blocus de fait qu’elles exerçaient devant
Beyrouth pouvait contrarier l’exécution des missions de transport effectuées par nos bâtiments ».
Ensuite, « les navires évacuant les Palestiniens pouvaient constituer un objectif de choix pour des tiers,
représentant ainsi une menace pour les bâtiments d’escorte ». Enfin, « à proximité du port de Beyrouth
(et, a fortiori, à quai) il a toujours existé un risque non négligeable d’obus ou de balles perdues »59.
Devant Beyrouth, la marine française prend contact avec une partie de la VIème flotte US, dont le
porte-avions Forrestal, le porte-hélicoptères Guam et la frégate Nashville.
Le débarquement de la FMI va se dérouler en trois temps. Le 21 août, les Français ouvrent la voie
et sécurisent le port. Le 25, les Américains les relèvent. Le 26, c’est au tour du reliquat du contingent
français ainsi qu’au contingent Italien de fouler la terre libanaise.
1-3 - Le REP ouvre la voie
En alerte depuis le 4 août, les légionnaires parachutistes du 2ème REP reçoivent l’ordre du départ le
18 août à minuit. Il y a seulement quinze jours que le lieutenant-colonel Bernard Janvier a pris le
commandement du régiment. Le ministre de la Défense est venu en personne donner ses instructions :
« tout doit être fait pour qu’il n’y ait pas de bavures »60. Janvier arrive à Larnaka le 19 à la tête d’un
détachement de 347 hommes. Ce détachement est constitué d’un élément de la compagnie de
commandement et de soutien, des Craps, de la 1ère compagnie du capitaine Puga et de la 3ème compagnie
du capitaine Fraye. Le 21 à 5 h 45, sous la protection des avions du Foch et des canons de son escorte,
les légionnaires parachutistes sont les premiers éléments de la FMI à débarquer au bassin n° 2 du port
de commerce de Beyrouth. L’opération Epaulard est lancée.
Faute de renseignements précis sur la zone de débarquement, Janvier a dû improviser. Il ne sait rien.
Ni de la situation tactique : présence ou non d’éléments hostiles..., ni des caractéristiques techniques
du bassin : la hauteur des quais permet-elle un accostage ? En cas de tirs hostiles, le commando Hubert
est chargé d’intervenir. Ce sont ces incertitudes qui ont décidé la marine à réquisitionner le TCD Orage
59
60
Synthèse de l’opération Olifant, juin 1982-avril 1984, SHAT.
Pierre Sergent, 2ème REP, Presse Pocket, 1984, p. 354.
49
Troisième partie - Chapitre I
avec deux EDIC dans son radier pour amener les légionnaires à quai. En cas de problème, ce type de
bâtiment est en mesure de débarquer le contingent directement sur une plage. Le général Granger suit
les opérations depuis la Rance, où son PC a été aménagé. Il explique dans son rapport de fin de
mission : « la longue attente a permis d’améliorer la préparation tactique et matérielle (…), de prendre
connaissance du contexte politique et des forces en présence, malgré le fait que l’information générale
en possession de l’administration centrale ainsi que les renseignements particuliers (synthèses
« AFA ») ne sont pas parvenus aux exécutants au début de l’alerte »61.
2 - ALLER-RETOUR À BEYROUTH
2-1 - Trois coups pour évacuer Arafat
Le plan de déploiement du
contingent français a été élaboré par
le général Granger. Il s’articule en
trois temps :
• 21-25 août : phase 1
Pour les soldats français, il s’agit
tout d’abord « en coopération avec
l’armée libanaise, de tenir le port et
garantir la sécurité des convois
palestiniens à l’intérieur de
l’enceinte portuaire où les forces
libanaises effectueront le contrôle
administratif des départs »62. Il
s’avère très vite qu’une partie de cet ordre est impossible à remplir : au lieu d’être accueillis au port par
des libanais, les légionnaires découvrent un comité d’accueil formé de blindés israéliens. Les équipages
ont une attitude inamicale et méprisante envers les Français. Granger résume : « il était important lors
de cette phase cruciale de montrer sa force pour instaurer sa crédibilité et en parallèle engager le
dialogue avec les parties pour engager le processus du départ ». Malgré ces éléments de surprise,
l’évacuation des Palestiniens commence dès le premier jour - sous l’œil attentif des observateurs
israéliens. « Ils essaieront fréquemment de déborder les accords en cherchant à se maintenir sur les
lieux qu’ils devaient évacuer ou en cherchant à obtenir un droit de regard sur les missions de la FMI »
(général Granger).
• 25-31 août : phase 2
La seconde séquence débute le 25 août, avec l’arrivée de la relève américaine. Elle s’achèvera le 31
août après l’évacuation de Yasser Arafat.
Remplacé sur ses positions par les marines, le détachement français quitte le port. Il s’installe sur la
ligne de démarcation entre Israéliens et Palestiniens et sur la ligne verte séparant Beyrouth Ouest de
61
62
Gal Granger, Rapport de fin de mission de la force d’interposition à Beyrouth, 13 aout-18 septembre 1982, SHAT.
Idem pour toutes les citations du paragraphe.
50
Chapitre I - Troisième partie
Beyrouth Est. Pour accomplir cette mission, les légionnaires bénéficient du renfort du REGFRANCE 2.
Débarqué le 26 août (comme le contingent italien), aux ordres du lieutenant-colonel Roudeillac, patron
du 3ème RPIMa, le second détachement français est constitué d’un élément de 195 hommes du
3ème RPIMa (dont la 3ème compagnie), d’un escadron de 20 AML du RICM, d’une section renforcée de
sapeurs du 17ème RGP et d’un détachement de soutien du 9ème RCS. Contrairement aux légionnaires, non
seulement les marsouins parachutistes ont l’expérience du Liban, mais ils ont aussi mis à profit le temps
dégagé par cette arrivée échelonnée pour réactualiser leurs connaissances sur le contexte et les forces
en présence à Beyrouth.
À partir de la résidence des Pins, dont ils ont repris le contrôle à la demande de l’ambassadeur, les
Français quadrillent Beyrouth Ouest avec l’aide des Italiens. Ils installent des postes de contrôle tous
les 500 mètres le long des axes principaux. La mise en place et l’activation de chaque élément nécessite
que le PC monte de véritables opérations. Il faut d’abord reconnaître l’itinéraire de manière à
contourner les obstacles et éviter les provocations, puis prendre contact avec les différentes
organisations de la zone et reconnaître les futurs emplacements en compagnie des équipes de sapeurs.
Les démineurs du 17ème RGP entrent en action pour dégager immeubles et rues transformées en
citadelles par les défenseurs de Beyrouth Ouest. Les pièges et les obus non explosés pullulent à
l’intérieur comme à l’extérieur. En parallèle, ils effectuent l’escorte des convois routiers transportant
les derniers éléments syriens et palestiniens vers Damas. Entre le 21 août et le 1er septembre, 15 000
combattants auront quitté Beyrouth, 11 000 par bateau et le reliquat par la route. Ils sont accueillis par
les deux Yémen, le Soudan, la Tunisie, l’Algérie, la Jordanie et l’Irak.
• 1er-13 septembre : phase 3
Dans la dernière phase, qui s’achève par leur rembarquement, les Français «aident les forces
libanaises à prendre le contrôle de Beyrouth Ouest. Concrètement, cela s’est limité à un apport en
génie », note le général Granger. Dans leur secteur, les paras du 3 obtiennent des résultats : suppression
de la ligne de démarcation, arrêt des tirs incontrôlés, réouverture des itinéraires et retour de la
population civile dans les quartiers placés sous la protection des Français.
Pour le patron de l’opération, le bilan d’Epaulard est largement positif. « La mission fut remplie dans
sa lettre, les Français étant les premiers partout, et dans son esprit. Les Français furent les seuls à aider
les forces armées et de sécurité libanaise dans la pénétration à l’ouest. La présence de Méditerranéens
dans nos rangs et d’anciens de la FINUL a facilité l’évolution sur le terrain (…). Il peut apparaître
surprenant à première vue que cette mission de paix à Beyrouth, de “non combat ”, ait été confiée à des
unités entraînées à l’action opérationnelle brutale. Et pourtant seule une machine de guerre de qualité
et parfaitement disciplinée dispose de la capacité dissuasive indispensable dans de telles situations ».
Pour afficher ce bilan positif, la FMI avait su surmonter plusieurs difficultés. Outre les relations
délicates avec les Israéliens, le contingent eut du mal à établir des liaisons avec Paris comme avec la
marine pour des raisons techniques. Le général pointe du doigt « l’excès de centralisation dans les
préparations du départ. Une meilleure concertation entre les échelons de conception et d’exécution
aurait évité bon nombre de contre-ordres et rendu plus cohérente la phase du retour ».
Une fois Yasser Arafat évacué, le calme retombe sur Beyrouth. Les Français savent pourtant que ce
n’est qu’une parenthèse dans la guerre au Liban. Grâce à leur intervention, un massacre supplémentaire
a été évité. Mais le problème n’est pas réglé. Ils doutent de la capacité de l’armée libanaise à s’imposer
à Beyrouth. Les faits leur donnent raison à quelques heures de leur départ. Le 12 septembre, en pleine
journée, un convoi du 3ème RPIMa est pris sous le feu d’un combat entre deux milices islamoprogressistes : les Chevaliers de la révolution (Ansar El-Saoura) et des miliciens du parti national social
qui continuent à contrôler Beyrouth Ouest après l’évacuation des forces de l’OLP. Cet incident se
soldera par trois blessés chez les parachutistes.
51
Troisième partie - Chapitre I
2-2 - Un départ improvisé
Le 10 septembre, en avance sur le calendrier initial, les Américains, qui gardent le port, décident de
réembarquer. Deux jours plus tard, les Italiens leur emboîtent le pas. Le 13 septembre, c’est au tour des
Français de quitter Beyrouth.
Le général Granger confirme dans son rapport le caractère précipité du départ du contingent
français. « Préparée tardivement, sans concertation préalable suffisante entre les transporteurs et les
transportés, l’opération est un succès grâce aux bonnes conditions météo et aux prouesses de la marine
et des pilotes de Super frelons »63. Les détails et la date de l’opération de rembarquement du contingent
ont été connus des intéressés une trentaine d’heures seulement avant son exécution. La séparation des
hommes – transportés par le Foch – et de leur matériel aurait sérieusement compliqué un contre ordre
éventuel, note le général. Cette hypothèse allait devenir réalité moins de deux jours plus tard, dans la
nuit du 14 au 15 septembre. Moins d’une heure après leur retour en France, certains membres de la FMI
repartent dans l’autre sens.
Ainsi prenait fin l’opération Epaulard et la FMI. Du point de vue militaire, c’était un franc succès.
À part l’épisode du désengagement, les composantes de la FMI avaient agi en concertation pour remplir
une mission ne se prêtant à aucune divergence importante. Il n’en ira pas de même pour la FMSB au
mandat flou, laissant à chaque membre la possibilité d’appliquer sa propre tactique.
Malgré le souhait du ministre libanais des Affaires étrangères que les Français restent jusqu’à
l’échéance initiale du mandat de la FMI - et les suggestions de la France en ce sens, précise Jacques
Attali, - le gouvernement Sarkis ne réclame pas formellement une prolongation de la présence de la
FMI. Pour Claude Cheysson, l’affaire est entendue : « L’envoi de cette force était destinée à assurer le
départ de Beyrouth de l’OLP dans la dignité et l’honneur. Il ne s’agissait pas d’assurer la sécurité de
la population de Beyrouth »64. Précision importante, le parti chrétien, dont le chef, Béchir Gemayel, est
le futur président de la République, est « irrité par la palestinophilie systématique de la France »65 et
ne souhaite pas voir se prolonger la présence militaire française.
Pour Paul-Marc Henry, « il était certes politiquement difficile pour un contingent de rester alors que
les autres s’en allaient, une fois la mission d’évacuation accomplie, étant donné l’unité théorique de la
force multinationale. À vrai dire, la décision de départ anticipé prise par le gouvernement américain
avait placé toutes les parties concernées dans une situation critique »66.
Le retrait des Occidentaux, poursuit l’ambassadeur de France à Beyrouth, transférait à la seule
armée libanaise la responsabilité du maintien de l’ordre dans Beyrouth Ouest, là où elle n’avait pas
pénétré depuis plusieurs années, alors que les factions venaient à peine d’être désarmées et au moment
précis où les Israéliens eux-mêmes affirmaient qu’il restait encore des milliers d’hommes en armes
repliés et organisés dans les camps. Le fait est qu’il n’existait aucune ligne continue de protection qui
aurait résulté d’une jonction entre les trois contingents. « Ainsi, s’ouvraient de vastes zones de
pénétration vers les quartiers sud de la capitale, à partir de l’aéroport contrôlé directement et
uniquement par les Israéliens. Les voies principales et les points de passage obligés ayant été déminés
par les Français, c’est une ville largement désarmée qu’abandonnait la force multinationale »67. Selon
le diplomate, la précipitation du départ de la FMI s’explique principalement par la volonté des
Occidentaux et en particulier des Américains de donner toutes les chances au président Béchir Gemayel
(élu le 23 septembre) de réunifier les deux Beyrouth grâce au « seul instrument de l’armée libanaise
symbole de l’unité nationale retrouvée et d’une souveraineté recouvrée »68.
63
Gal Granger, rapport de fin de mission de la force d’interposition à Beyrouth, op. cit.
Jacques Attali, Verbatim, op. cit. , p. 316 (jeudi 16 septembre 1982)
65
Antoine Basbous et Annie Laurent, Guerre secrète au Liban, op. cit.
66
Paul-Marc Henry, Les jardiniers de l’enfer, op. cit. , p. 204.
67
Idem.
68
Idem.
64
52
Chapitre I - Troisième partie
2-3 - Drame à Beyrouth
Ce que personne n’avait prévu, c’est qu’un « cruel destin » (Paul-Marc Henry) a empêché le
nouveau chef du Liban de mettre en application dans les faits et sur le terrain sa volonté de pacification
et de réunification. Le 14 septembre 1982, à 16 heures, une bombe explose au quartier général des
phalanges d’Achracfieh, tuant l’homme symbole de l’unité retrouvée du Liban, Béchir Gémayel. À
34 ans, le chef de guerre entre dans la légende. Mais sa mort provoque un nouveau séisme dans tout le
Liban.
L’armée israélienne, qui entamait son repli de Beyrouth, fait volte-face. Ordre est donné aux unités
d’investir massivement la capitale le 15 au matin. Il s’agit de prévenir les risques de violence du fait
de la présence d’un reliquat de terroristes, notamment dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra
et Chatila. La présence des Israéliens (dont les unités encerclent les camps) n’empêchera cependant pas
certains partisans de Béchir Gemayel d’épancher leur soif de vengeance en se livrant au massacre des
civils dans ces deux camps (300 morts et quelques mille disparus). Ce drame coûtera son poste à Ariel
Sharon. Lorsque la nouvelle des massacres est connue, le 17 au matin, un sentiment d’horreur s’abat
sur le monde occidental. Dans les chancelleries, il se doubla très vite d’un sentiment d’inquiétude.
Retrait de la FMI, assassinat de Béchir Gemayel, retour des Israéliens, massacres de Sabra et Chatila…
Cette succession d’événements « créait l’impression d’un amalgame désastreux dans l’exécution d’un
scénario délibéré, où se trouvaient mêlées les puissances occidentales », écrit Paul-Marc Henry69.
Mitterrand déclarera quelques jours plus tard : « le mal est fait, il ne fallait pas quitter Beyrouth »70. Le
19 septembre, Français, Américains et Italiens s’accordent sur le retour immédiat de leurs contingents :
« cette nouvelle force multinationale aura pour charge de contribuer au retour à la sécurité et au
respect du droit des gens (…). Nos premiers contingents seront prêts à prendre leurs responsabilités au
Liban même dans les trois jours qui viennent »71. 45 pays ont été contactés pour contribuer à la force.
Aucun n’acceptera d’aider les trois contributeurs historiques. Simultanément, le Liban fait part
officiellement aux Nations Unies de la décision de son pays de faire appel de nouveau à une force
multinationale. Le 22, un premier contingent de 350 hommes accompagné du ministre de la Défense
débarque dans le port de Beyrouth. L’opération Diodon débute. À l’Elysée, Hubert Védrine note : « sur
notre force et notre présence au Liban, il est impératif de : ne pas être pris dans des engrenages, c’est
le sens des instructions du président de la République ; ne pas risquer d’être placé à découvert par un
nouveau retrait américain prématuré. Il faut prévoir dès maintenant les conditions de retrait de notre
force pour éviter la situation de la mi septembre »72.
69
Idem, p. 211.
Jacques Attali, Verbatim, op. cit. , p. 318 (Dimanche 19 septembre 1982).
71
Idem, p. 320 (Lundi 20 septembre 1982).
72
Idem, p. 321 (vendredi 24 septembre 1982).
70
53
Troisième partie - Chapitre II
C HAPITRE II
L ES
AMBIGUÏTÉS DE LA
MARS 1984 )
FMSB ( OCTOBRE 1982 -
1 - LES FRANÇAIS EN PREMIÈRE LIGNE (OCTOBRE 1982 - JUIN 1983)
1-1 - S’interposer ou maintenir la paix ?
Le 19 septembre, la résolution 521 du Conseil de sécurité des Nations Unies invite le secrétaire
général, Javier Perez de Cuellar, « à engager d’urgence des consultations appropriées, en particulier
avec le gouvernement libanais, sur les mesures supplémentaires que le Conseil pourrait prendre, y
compris le déploiement éventuel d’une force des Nations Unies ». Le commandant de la FINUL avait
rendu compte qu’il était prêt à envoyer un détachement de 2 000 hommes à Beyrouth, mais
« l’enthousiasme ne règne plus dans les milieux gouvernementaux libanais sur la perspective de
confier à une force si hétérogène le soin de rétablir la sécurité à Beyrouth. Et bien que la solution du
recours à la FINUL ait la préférence de nombreux pays, le gouvernement libanais – qu’a impressionné
la prestation de la FMI – optera pour un retour de la force multinationale »73. En outre, Israël était
opposé à toute extension du mandat de la FINUL.
Un échange de courriers en date du 1er octobre entre le gouvernement français et le gouvernement
libanais fixe la mission de la Force multinationale de sécurité à Beyrouth (FMSB). Conformément aux
objectifs fixés par la résolution 521, il s’agira de : « s’interposer dans des points agréés où elle sera
mise en place » ; « d’apporter son appui au gouvernement libanais et à ses forces armées dans leurs
efforts pour restaurer sa souveraineté et son autorité à Beyrouth et à ses alentours, pour assurer ainsi
la sécurité des personnes dans la région, et pour mettre fin à la violence ». Chaque contingent
demeurera sous commandement national. Comme pour la FMI, il est créé un comité de liaison et de
coordination à deux branches : l’une, politique, composée des ambassadeurs des pays impliqués et
gérant l’ensemble du mandat ; l’autre, militaire, constituée des commandants des contingents et
assurant la répartition des tâches militaires et techniques.
Dans le fond, rien n’a changé. Il s’agit toujours pour la force d’aider le gouvernement libanais à
restaurer son autorité sur le pays. En pratique, le mandat n’a plus rien à voir. Hier, la mission était
claire et précise : évacuer Arafat et ses hommes. Aujourd’hui, sa formulation est telle qu’elle laisse la
porte ouverte à toutes les interprétations possibles.
Ronald Reagan affirme à Amine Gémayel – le frère de Bachir qui a repris son flambeau aussitôt
après son assassinat - que la FMSB est « une force d’interposition »74. Par sa seule présence, explique
Caspar Weinberger, le ministre américain de la Défense, au président libanais, « elle évitera que les
forces hostiles ne soient tentées de contrecarrer les efforts du gouvernement libanais pour rétablir son
autorité »75. Le commandant de l’US marine corps, le général Paul Kelly, estime qu’il s’agit d’une
mission de présence (« our basic mission is presence »)76. Pour Amine Gemayel, les Américains ne
souhaitaient pas se laisser entraîner dans des affrontements : « ils croyaient que l’arrivée des marines
suffirait à impressionner et dissuader les ennemis potentiels des États-Unis et du Liban »77. Les Italiens,
eux, justifiaient leur présence par le devoir de protéger les réfugiés palestiniens dans les camps autour
de Beyrouth.
73
Pierre Le Peillet, Les bérets bleus de l’ONU, op. cit. , p.577.
Amine Gemayel, L’offense et le pardon, Editions Gallimard Lieu commun, 1988.
75
Idem.
76
Pierre Le Peillet, Les bérets bleus de l’ONU, op. cit. , p. 578.
77
Amine Gemayel, L’offense et le pardon, op. cit.
74
54
Chapitre II - Troisième partie
1-2 - La « prudente réserve » des Français
Quant aux Français, « les plus actifs sur le terrain », poursuit Amine Gemayel, « ils envisagent de
jouer un rôle actif sur tous les plans ». Claude Cheysson déclare au président libanais que François
Mitterrand n’a jamais prononcé le mot interposition. « C’est plutôt une mission de paix et de protection
des populations civiles».
Voici quelles seront les directives du général COMELEF à Beyrouth, le général Granger : «Pour
appuyer l’armée libanaise dans ses tâches de maintien de la paix civile et de la protection des
populations : occuper un certain nombre de postes fixes, assurer leur défense contre toute attaque
caractérisée et interdire en tout état de cause l’accès des camps aux éléments armés non identifiés ;
assurer des patrouilles de jour comme de nuit dans la zone impartie »78. Les modes d’action de riposte
possibles sont très limités voir inexistants : le mandat de la force excluait toute action de rétorsion
armée ; la décision de riposter est prise au plus haut niveau politique – à condition d’avoir des objectifs
crédibles identifiés79.
Datée du 11 octobre 1982, un projet de directive du cabinet du ministre de la Défense à son
intention, précise : « en pratique, l’appui aux forces libanaises prendra les formes suivantes :
patrouilles conjointes, garde statique, contrôle de l’accès aux points stratégiques (…). Il s’agit de
prévenir les affrontements et les exactions ou de les faire cesser, en vous interposant physiquement sans
jamais prendre parti ». À la rubrique « ordres complémentaires », il est ajouté : « pas de participation
française aux opérations de bouclage et de ratissage, de contrôle d’identité et de fouille de véhicules,
de perquisition », sauf « aux accès et à l’intérieur des camps palestiniens, avec présence effective de
deux officiers libanais » ; « pas de participation française à des opérations de ramassage d’armes et
de munitions même abandonnées »80. Le soutien apporté par des personnels de la FMSB à des actions
de pacification menées par l’armée libanaise, décrypte Pierre Le Peillet, « soulève, particulièrement en
France, où le syndrome algérois est toujours latent, une vive polémique »81. Le 6 octobre, le
gouvernement français, désavouant les initiatives prises par les troupes déployées à Beyrouth, rappelle
que « le rôle du contingent français est exclusivement d’aider à la protection de la population civile
libanaise et palestinienne ». Selon l’historien, il est clair que la France ne souhaite pas prendre parti.
« La diplomatie française conservera sous le règne de François Mitterrand, la même prudente réserve
qu’elle avait adoptée du temps de Valéry Giscard d’Estaing »82.
L’ambiguïté même du mandat a rendu possible la création d’une force multinationale. Cette
ambiguïté autorise chaque contingent à intervenir sur le terrain dans le sens qui lui convient. Pour le
gouvernement français, ce flou a deux avantages : il permet de « ménager » politiquement tous les
acteurs du drame libanais en même temps que les différentes composantes de son électorat. Dans la
réalité, cependant, il revient aux contingents la responsabilité de gérer ce flou diplomatico-politique.
Américains et Italiens l’ont levé pour leurs troupes. Dès le départ, ils prennent le parti de restreindre
leur champ d’action à un aspect du mandat : la mission humanitaire, pour Rome ; la présence dissuasive
et l’assistance technique, pour Washington.
Le gouvernement français se démarque en choisissant de ne pas trancher complètement. Il proscrit
les missions qui engageraient irrémédiablement la France aux côtés du gouvernement libanais mais ne
cantonne pas la force dans une posture de stricte dissuasion. Cette attitude de demi-mesure, on l’a vu,
est une constante du Quai d’Orsay au XXème siècle dans le traitement du dossier libanais. À sa décharge,
d’un point de vue militaire, il apparaissait inopportun et contreproductif sur le plan opérationnel, pour
78
Gal Granger, rapport de fin de mission de la force d’interposition à Beyrouth, op. cit.
Précision apportée par le colonel Jolly in Diodon, fiche DREX/CDEF, 2003.
80
Projet de directive du Mindef au commandant de la FMSB, 11 octobre 1982, SHAT.
81
Pierre Le Peillet, Les bérets bleus de l’ONU, p. 583.
82
Idem.
79
55
Troisième partie - Chapitre II
trois raisons au moins, de restreindre à l’extrême le champ d’action de la force. Imposer au contingent
de limiter ses contacts avec la population locale, à l’instar de l’attitude américaine, revenait de facto à
nier face aux Libanais les liens forts entre les deux pays, résultante de siècles d’histoire commune. Or
ces liens conféraient à la France toute sa légitimité pour s’immiscer dans les affaires du Proche-Orient
et dans le dossier libanais. Surtout, cela aurait bridé l’efficacité des troupes d’élite qui composaient le
contingent, qui outre leur professionnalisme, reposait sur une grande expérience des missions dites de
« pacification » ou de « présence ». Plus grave encore, cela aurait été l’affaiblir, étant donné les
caractéristiques de la zone qui lui avait été impartie ; dans un milieu urbain dense, la recherche de
renseignement par le contact et la fraternisation compte autant que l’art de la défensive et de la
protection. Ne serait-ce que pour sa propre sécurité, la force devait conserver, dans les proportions
autorisées par l’environnement, toutes ses capacités d’initiative et de manœuvre.
Sur le terrain, soldats et cadres ont le sentiment de remplir une mission de présence, comme le
laissent entendre les témoignages : À Armées d’Aujourd’hui, un cadre confirme : « nous avons tous
conscience que la force doit avoir un effet psychologique : dissuader les factions de recourir aux armes
pour vider leurs querelles, rassurer par notre présence sont les mots clés »83.
Mais cette ambiguïté a un revers. Les différences d’interprétation du mandat selon les contingents,
estime Pierre-Charles Gonnot, dénoncent d’emblée la faiblesse de cette force qui « apparaît comme une
force interétatique dont les éléments constitutifs risquent d’être tentés de mettre en œuvre des stratégies
et des tactiques différentes, en cas de fonctionnement prolongé »84. Cette faille originelle sera accrue,
expliquent les spécialistes, par l’existence au sein des forces de moyens de communication longue
distance permettant aux responsables politiques de télécommander à distance leurs contingents. À
défaut de liaisons satellites, les communications du COMELEF à Beyrouth transiteront soit par un
navire en mer, soit par le PC de la FINUL à Naqoura.
Au Liban, chacun joue son jeu. Avec des objectifs et des méthodes différentes, les contingents
n’obtiennent pas tous les mêmes résultats sur le plan tactique. Pour autant, ils subiront tous les mêmes
attaques meurtrières. Et toutes déclencheront leur retrait.
1-3 - Beyrouth découpé en trois secteurs
Les trois pays membres de la FMSB se sont attribués leurs secteurs d’activité selon une répartition
qui coïncide avec la conception qu’ils se font de leur mission - et des risques qu’ils semblent être prêts
à assumer.
Ainsi, les Français s’installent au coeur de la zone sensible, au nord-ouest de la capitale, dans cette
partie historique du centre-ville. À noter qu’au début du moins, les forces libanaises s’opposent à tout
déploiement de la FMSB dans Beyrouth Est. En se concentrant sur les quartiers de la partie ouest de la
ville, le contingent quadrille son « territoire » en y installant quelque 40 postes de surveillance et en y
multipliant les patrouilles, de jour comme de nuit. Les missions sont accomplies par des éléments d’un
volume minimum d’une section. En parallèle, les démineurs du 17ème RGP se lancent dans le fastidieux
et dangereux travail de dépollution de la ville. 16 000 engins de toute sorte seront détruits en deux ans.
Les Américains se fixent à l’aéroport, au sud de la capitale. La zone est idéale pour mettre à pied
d’œuvre le matériel lourd avec lequel ils débarquent : mortiers de 81 mm, canons de 155 mm, missiles
anti-chars Dragon et Tow, chars M60, hélicoptères de combat Cobra, appareils de transport Chinook,
Sea Knight, Sea Stallion. Au départ, c’est le seul contingent à être doté d’un tel appui feu. Les
marines vont s’employer principalement à aider le gouvernement libanais à recouvrer ses prérogatives
83
84
Armées d’Aujourd’hui, septembre 1983.
Pierre-Charles Gonnot, Liban : espoirs et réalités, op. cit.
56
Chapitre II - Troisième partie
en contribuant à la reconstitution de son armée. Dans le cadre du Lebanese Army Modernisation
Program (LAMP), ils prennent en main l’instruction des soldats et leur formation aux matériels
modernes Made in USA que livre l’Amérique : une centaine de chars M 48, plusieurs centaines de
M113, de pièces d’artillerie et de véhicules. 150 conseillers militaires sont détachés auprès de l’étatmajor libanais pour les aider à élaborer leurs décisions. À titre de comparaison, la France a détaché 3
officiers supérieurs et un sous-officier pour conseiller l’armée libanaise, tandis que le contingent
français de la FMSB formera, grâce au « binomage », quelques 2 000 spécialistes pour le compte de
l’armée libanaise (tireurs d’élite, équipages de blindés, commandos héliportés).
Les Italiens occupent l’espace intermédiaire, avec un objectif principal : surveiller les camps de
Sabra et Chatila en limite nord de leur zone. Quant à la centaine de soldats anglais qui rejoindra la force
ultérieurement, elle s’installera en bordure est de la zone contrôlée par les Américains. Sa présence est
symbolique et son action se bornera à fournir du renseignement aux autres contingents ; il est vrai qu’au
même moment l’armée britannique est engagée aux Malouines.
Au total, la FMSB déploie 3 500 hommes : 1 200 Américains, 1 160 Italiens et 1 130 Français. Cet
effectif ne cessera de croître, pour atteindre un maximum de 6 000 hommes en novembre 1983. Dont
2 000 Français. En prenant en compte les marins des flottes de soutien (3 700 hommes au maximum
pour Olifant), dont une bonne partie des bâtiments croisera au large de Beyrouth en permanence
pendant deux ans, cette opération multinationale mobilisera près de 20 000 hommes (2 600 marines
embarqués). Dans le cas de la France, il faut remonter à 1956 pour retrouver une opération navale d’une
aussi grande envergure.
1-4 - L’armée de terre en limite de potentiel
À Paris, rue Saint-Dominique, la mise sur pied du contingent de la FMSB s’avère être une tâche
délicate. Les responsables de l’état-major doivent prendre en compte plusieurs contraintes majeures.
Premièrement, ne seront affectés à Beyrouth que des unités professionnelles. Sauf exception. Pour
Diodon IV (septembre 1983-janvier 1984), par exemple, l’EMA fait appel à des appelés service long
(ASL) du 6ème RPIMa, des 1er et 9ème RCP pour composer un régiment de marche en remplacement du
2ème REP, qu’au dernier moment, les chefs préfèrent garder sous la main en prévision d’une intervention
au Tchad.
Ce choix de faire appel à des professionnels est motivé par le contexte opérationnel du Liban. « La
dispersion du détachement français sur plus de 40 points », note le général de corps d’armée Maldan,
inspecteur des forces extérieures, suite à une mission au Liban en février 1983, « requiert à l’échelon
de la section ou du groupe la présence de cadres possédant une solide expérience de l’action outre mer
que l’on ne trouve en quantité suffisante que dans la FAR ou les TDM »85.
C’est, ensuite, l’obligation de maintenir en alerte sur le territoire métropolitain un détachement
« guépard » constitué de parachutistes professionnels, ainsi qu’un régiment d’infanterie de la 9ème DIMa
en protection de la base des sous-marins nucléaires lanceurs d’engin de l’Ile Longue. À cela, s’ajoute le
respect des règles des trois tiers et du rythme des relèves tous les quatre mois. Tout compte fait, il
apparaît que la France pourrait accroître ses effectifs à Beyrouth au maximum de 950 hommes, affirme
le général Granger au CEMAT dans une note du 5 décembre 1982. Cet effectif sera atteint à l’été 1983
en faisant appel aux grandes unités d’infanterie des forces grâce aux « mesures de prolongation des
appelés VSL et des appelés préavisés outre mer »86.
85
86
Gal Maldan, Rapport d’inspection suite à une mission au Liban, 1er mars 1983, SHAT.
Gal Granger, Note au CEMAT, 5 décembre 1982, SHAT.
57
Troisième partie - Chapitre II
À la mi septembre, en France, alors que s’échelonnent les retours des unités de la FMI – le 18, le
Foch est à Toulon -, l’état-major constitue deux nouveaux REGFRANCE à partir de la 11ème DP. Le
premier est articulé autours des 485 parachutistes du 8ème RPIMa du lieutenant-colonel Zeisser qui
renforcent la FINUL au Liban Sud. Le 26, ils sont remis sous commandement national et prennent la
route de Beyrouth, après avoir troqué leurs bérets bleus pour leurs bérets amarante. L’ossature du
second détachement est formée par le 3ème RPIMa du lieutenant-colonel Roudeillac. Ce régiment revient
au Liban pour la troisième fois. Ces unités du socle sont renforcée par deux compagnies du 2ème RIMa,
un escadron du 1er RHP et une compagnie du 17ème RGP. L’ensemble sera acheminé en quatre
détachements : par voie maritime (le Foch et un cargo civil, le Charles Schiaffino) depuis Toulon et
Larnaka (le BDC Argens), le port de Chypres, et par voie aérienne pour le trajet Toulouse-Larnaka. Le
premier détachement arrive à Beyrouth le 23 septembre. Le dernier est sur place le 25. Le 8ème RPIMa
rejoint le 29.
Après Epaulard, Diodon démontre à nouveau les capacités d’intervention de la France. La
projection d’une force d’un millier d’hommes à 3 000 kilomètres de distance est réalisée en huit jours,
sans avoir atteint les limites des possibilités.
Diodon I est relevé le 16 janvier 1983 par des unités de la 9ème DIMa. Cette relève coïncide avec le
retour de la tension à Beyrouth. Le 30 janvier, les premiers obus et roquettes tombent sur Beyrouth. Le
2 février, un attentat est commis contre une section effectuant une séance de sport. Aux ordres du
général Datin, patron de la DIMa, Diodon II (16 janvier – 4 juin, 1 200 puis 1 600 hommes) est
constitué du 1er RPIMa, 2ème RIMa, 3ème RIMa, 11ème RAMa, RICM 9ème RCS, 17ème RGP. Ensemble, ces
hommes vont assister à un changement radical du contexte opérationnel.
2 - LES SOLDATS DE LA PAIX EN OTAGES (JUIN 1983-MARS 1984)
2-1 - Le tournant de l’été 1983
Le 1er octobre 1982, par une cérémonie organisée place du Musée, lieu symbolique de combats entre
les deux Beyrouth, le président Amine Gemayel consacre la réunification de la capitale. En février,
l’armée libanaise se déploie à nouveau dans Beyrouth Ouest. « L’ordre et la sécurité reviennent, résume
Frédéric Pons. La ville est quadrillée par la FMSB. Surtout par les Français. Les points de passage
entre les différents secteurs sont de nouveau ouverts ou protégés. Le centre-ville est nettoyé de tous les
pièges explosifs laissés par la guerre. Une prise d’arme réunit les différents contingents de la FMSB
et l’armée libanaise sur l’ancienne ligne de démarcation. Elle consacre le retour à l’ordre. Les soldats
français font du jogging dans les rues et vont dîner au restaurant. L’illusion dure quelques mois. Tout
va changer au cours de l’été 1983. Le ventre mou du Proche-Orient est devenu un no man’s land
stratégique entre l’est et l’ouest »87.
À l’été 1983, la tension entre les deux blocs est à son comble. Au plan régional, le meilleur allié de
l’URSS est la Syrie. Damas a obtenu de Moscou son aide pour reconstituer le potentiel de ses forces.
Elle en a profité pour réarmer les milices libanaises sous sa coupe. Elle a passé un accord avec les
Mollahs iraniens permettant aux Pasdarans, les « Gardiens de la révolution », de s’infiltrer au Liban via
la Syrie.
Les Mollahs veulent se venger des Occidentaux, à commencer par les Américains et les Français.
Ces derniers, notamment, apportent leur aide aux Irakiens dans le conflit qui opposent les deux pays
riverains du Golfe persique. Le 26 mai, Paris a signé un accord avec Bagdad pour le prêt de 5 Super87
Frédéric Pons, Les paras sacrifiés, op. cit. , p. 19
58
Chapitre II - Troisième partie
Etendards susceptibles d’être équipés de missiles Exocets. Les modalités du transfert sont organisées
début septembre. Les avions transiteront via le porte-avions Clemenceau début octobre. Cette aide n’est
pas suffisamment décisive pour que Bagdad l’emporte. Elle est cependant assez voyante pour
indisposer Téhéran et ses alliés, la Syrie et la Libye. D’autant que la France accueille aussi des
opposants au régime iranien : « La position française invite à tous les chantages. De toutes parts, ses
ennemis ou ses adversaires ne l’attaquent pas de front. Ils sous-traitent leur opération auprès de
groupuscules du terrorisme international (…). La France et les États-Unis sont engagés au Liban
depuis septembre 1982, à travers la FMSB. Leur vulnérabilité doit être testée. Tous les réseaux
islamiques du pays sont réveillés et jetés dans la bataille. Elle commence contre le maillon le plus
faible : l’État libanais. Il vient d’accepter de signer un accord de paix avec Israël, l’ennemi mortel »88.
C’est l’accord du 17 mai 1983 qui organise le retrait de Tsahal du pays du Cèdre.
Dans une note à l’attention du ministre de la Défense rédigée en juin 1983, le général Coullon
prévient : « Le calme actuel à Beyrouth est réel mais précaire car sur 80 kilomètres carrés s’imbriquent
sans exception toutes les composantes (confessionnelles et partisanes) du pays et du monde arabe.
Dans la période de crise actuelle, cette tension peut se traduire sans préavis par des attentats et des
bombardements dans la ville, même dégénérer en affrontements armés, la plus grande partie de la
population disposant encore d’armes individuelles (il reste plus de la moitié des armes individuelles à
Beyrouth-Ouest et en secteur est, aucun ramassage n’a été opéré) »89. En juillet, à la demande de
l’EMA, le contingent réduit de moitié le nombre de ses postes et l’état-major élabore un plan de
regroupement des éléments français. Ce redéploiement va se concrétiser de manière progressive afin
de ne pas déclencher d’effets désastreux sur la population. « La menace d’un attentat à la voiture
piégée a joué comme un frein à la tentation d’effectuer des regroupements supérieurs à la section »,
ajoute le général Datin, patron de Diodon II, dans son rapport de fin de mission90. Pendant toute l’année
1983, les renseignements affluent régulièrement à l’état-major du contingent. Celui-ci n’ignore rien des
menaces qui pèsent sur les troupes dispersées en ville.
La première opération de déstabilisation se produit fin août, lorsque Téhéran lance Amal à la
conquête de Beyrouth-Ouest. L’armée libanaise est surprise, puis prend le dessus. En une semaine, elle
refoule les assaillants dans les quartiers périphériques. La FMSB n’a pas bougé. Car les Occidentaux
ont reçu deux signaux très clairs. Le 29 août, un communiqué de l’Agence Tass a prévenu les
Américains : « ne pas passer au stade de l’ingérence directe dans les événements intérieurs au
Liban »91. Le lendemain, un double message est expédié aux Français : c’est le bombardement brutal
de l’ambassade de France, où quatre soldats et un CRS sont tués. C’est une grenade lancée contre un
véhicule militaire. Bilan : un mort.
Une seconde occasion de tester le mordant de la FMSB survient début septembre.
Mécontents que l’accord du 17 mai n’ait pas été ratifié par l’exécutif libanais, les Israéliens
déclenchent sans prévenir leur retrait de leurs positions dans la Montagne et dans le Chouf. Occupée à
Beyrouth ouest, l’armée libanaise est prise de court. Milices libanaises et forces syro-islamoprogressistes se lancent dans une course de vitesse pour prendre possession du vide. De nouveau, ils se
retrouvent face à face. Les Druzes et les Palestiniens pro-syriens déferlent dans le Chouf. Ils s’emparent
en quelques heures des villages chrétiens de la région. C’est un massacre. Ce nouveau conflit était « une
petite guerre mondiale, parce que c’était la riposte soviétique au débarquement américain en 1982,
c’était la riposte syrienne à l’invasion israélienne, c’était également la riposte des Druzes à
l’investissement de la Montagne par les forces libanaises » (l’ex-ministre libanais Marwan Hamadé92).
88
Idem, p. 21.
Gal Coullon, Fiche à l’attention du ministre, juin 1983, SHAT
90
Gal Datin, Rapport de fin de mission, Diodon II (22 janvier-31 mai 1983), SHAT.
91
Frédéric Pons, Les paras sacrifiés, op. cit. , p. 22
92
Denise Ammoun, Histoire du Liban, op. cit. , p. 830.
89
59
Troisième partie - Chapitre II
Partout, la résistance chrétienne est bousculée. Des plans sont préparés pour déployer la FMSB dans
le Chouf. Toutefois, Paris et Washington pensent pouvoir faire à nouveau confiance à l’armée libanaise.
Après un moment de flottement, elle réagit. Son patron, le général Tannous choisit de concentrer son
effort au point le plus stratégique, à Souq El-Gharb, un village situé sur une ligne de confrontation
courant de la route de Damas jusqu’à l’aéroport de Kahldé. Ce verrou commande l’accès au palais
présidentiel de la Baabda à Beyrouth. Il va devenir le « Verdun libanais ».
Face l’infériorité numérique des résistants, qui essuient un déluge de feu (jusqu’à 12 000 obus par
jour) sans pouvoir vraiment riposter, Paris et Washington s’inquiètent. Le 2 septembre, Paris donne
l’ordre au Foch d’appareiller. Il arrive le 6 sur zone. Dès le lendemain, la résidence des Pins subit quatre
heures de bombardement. La riposte est immédiate : 3 Super-Etendards du Foch détruisent la batterie
ennemie responsable des tirs. Cette opération a été décidée et organisée à l’initiative conjointe du
patron de Diodon, le général Coullon, et de celui d’Olifant, l’amiral Klotz. Il a le feu vert du
commandant en chef de l’escadre de Méditerranée, l’amiral Orosco, et du CEMA, le général Lacaze.
Les politiques, Claude Cheysson d’abord, suivi de Charles Hernu, s’adapteront aux événements,
commente Frédéric Pons.
Parallèlement, Paris organise la livraison aux Libanais de 10 000 obus de 155 mm et des missiles
antichar Milan et SS11 (pour une valeur de 90 millions de francs). Leur transfert entre Larnaka et
Beyrouth est confié aux bâtiments d’Olifant. L’armée française prend en charge la transformation des
hélicoptères Gazelle de l’armée libanaise en hélicoptères de combat ; l’opération est réalisée sur le
Foch (le contrat Messidor).
Le 11 septembre, le département d’État américain autorise ses troupes à riposter contre toute
agression et à réclamer l’appui de l’artillerie navale et de l’aviation, y compris au profit de l’armée
libanaise. Le 24 septembre, l’arrivée dans les eaux libanaises du cuirassé New Jersey renforce
considérablement la puissance de feu occidentale. Ses
9 canons géants de 408 mm propulsent des obus de
862 kg à 30 kilomètres de distance…
Mais cette fois, le stade de l’interposition est
dépassé. Contre son gré, la FMSB a été entraînée dans
la guerre civile libanaise. « La mission de paix et
d’interposition a changé de tonalité. Entre septembre
1982 et juin 1983, Paris ne déplore qu’un mort à
Beyrouth. À partir du 22 juin jusqu’au 23 octobre, jour
de l’attentat sanglant contre le Drakkar, 16 soldats
français seront tués (6 chez les marines) »93.
2-2 - L’attentat du Drakkar
Français et Américains sont placés sous les coups
directs des artilleurs druzes et syriens, conseillés par les
coopérants soviétiques. Le 13, les canons de marines de
l’US Navy ripostent. Le 17, un nouveau bombardement
vise la résidence des Pins, tuant deux soldats. Les
Français font intervenir les avions de l’aéronavale.
8 Super-Etendards anéantissent une batterie syrienne au
dessus de Beyrouth. Ce duel inégal va se muer en
tragédie.
93
Frédéric Pons, Les paras sacrifiés, op. cit. , p. 25
60
L’immeuble du Drakkar avant l’attentant du 23 octobre 1983
Chapitre II - Troisième partie
Le dimanche 23 octobre, à 6 heures 17, une première explosion réveille Beyrouth : le QG des
marines, près de l’aéroport vient d’être soufflé par l’explosion d’un camion piégé. C’est un massacre.
241 morts, 105 blessés ! À 6 heures 24, une seconde explosion déchire l’air. Cette fois, les Français
sont touchés. Le poste du Drakkar, un immeuble haut de 8 étages situé rue de la Nation, à deux pas de
l’Ambassade de Chine, dans les quartiers sud-ouest de la capitale, vient de s’effondrer. Un kamikaze a
projeté contre l’édifice sa camionnette chargée de 250 kilos d’explosif. Les parachutistes du 1er RCP et
du 9ème RCP sont pris au piège sous les décombres. 58 y trouveront la mort et 15 blessés en seront
extraits. Les corps meurtris sont récupérés grâce au matériel de la marine livré par hélicoptère.
Les parachutistes n’ont pas connu pareil drame depuis le massacre de la compagnie Beaumont du 9ème
RCP le 30 avril 1958, à Souk Haras en Algérie.
Au soir du 23, le général Cann, patron
de Diodon IV écrit au général Imbot, le
CEMAT : « Je viens de perdre 61 de mes
gars tués par PERSONNE. Difficile pour
un soldat. La monstruosité de
l’événement et la dimension – je veux dire
la concentration – des dégâts me donne
l’idée de ce que pourrait être une frappe
nucléaire (…). Nos postes sont dans la
ville. Ils ne peuvent pas interdire la
circulation, à moins d’interdire la vie…
Or nous sommes là pour aider la vie. Le
camion suicide (que nous n’avons pas le
droit de fouiller) a franchi la chicane de
Évacuation des rescapés de la tragédie du Drakkar
ralentissement et s’est mis en accélération,
emportant tout sur son passage (…). Rien ne pouvait plus arrêter le suicidaire qui a fait exploser son
camion contre l’entrée du garage… ». Pour Frédéric Pons, « ce courrier traduit le désarroi et la colère
sourde du général, ligoté par l’IPS (Instruction personnelle et secrète) n° 10007, fixée le 21 janvier
précédent aux missions Diodon. Cette IPS fut définie dans un moment de paix. En octobre, elle a déjà
neuf mois »94. Dans son rapport réalisé au lendemain de sa visite sur place, le général Saulnier, chef
d’état-major particulier de François Mitterrand, complète : « le commandement français n’est pas
maître des rues, nous ne pouvons imposer de couvre-feu, et une meilleure sécurité dans nos postes ne
pourrait être obtenue qu’avec des interdictions de circulation permanentes ou temporaires. Par
ailleurs, dans nos déplacements, malgré les précautions prises, la vulnérabilité de nos véhicules reste
importante… »95. À plusieurs reprises après le 23 octobre, Cann réclamera au CEMA la permission de
procéder à la fouille des véhicules qui passent devant les postes français. En vain. « Nous sommes des
agents de circulation de la paix »96, enragent ses hommes. Sans ordres nouveaux, les 2 000 soldats
français sont pris au piège dans Beyrouth. Ce que reconnaît dès le 24 octobre François Mitterrand :
« Nous sommes au Liban pour l’équilibre mondial. Il n’y a pas de contre-attaque possible. Au Liban
toutes les conditions sont réunies pour une guerre mondiale. Il y a des officiers soviétiques en uniforme
à 20 kilomètres de Beyrouth. Attaquer la Syrie, c’est attaquer Moscou (…). Ce n’est pas glorieux. Il
vaut mieux se taire. On assiste à une accumulation, voulue par les Russes, de cause de guerre mondiale
au Liban »97.
94
Idem, p. 146.
Idem, p. 162.
96
Frédéric Pons, Les paras sacrifiés, op. cit. , p. 284.
97
Jacques Attali, Verbatim, op. cit. , p. 528 (Lundi 24 octobre 1983).
95
61
Troisième partie - Chapitre II
Les terroristes ont « agi à l’instigation, à la connaissance et avec l’autorisation du gouvernement
syrien »98, écriront Antoine Basbous et Annie Laurent. Compte tenu des fortes présomptions qui pèsent
très vite sur les milices islamistes pro-iraniennes, la France n’entend pas laisser les morts du Drakkar
impunis. Elle élabore une opération de représailles ciblée. François Mitterrand a pris la décision le
2 novembre, jour de la cérémonie aux Invalides pour les 58 morts du Drakkar : « Quelque chose sera
fait. Non pour se venger. Mais pour que cela ne se reproduise pas »99. Ce sera le bombardement de la
caserne de Baalbeck le 17 novembre par 7 Super-Etendards du Clemenceau. Cette caserne est située
dans une grosse bourgade de la Bekaa, qui est devenu le fief des chiites extrémistes. Elle sert de camp
d’entraînement pour les milices Amal. Mais le “sort” s’acharne sur les Français. À 16 heures 20,
lorsque les avions effectuent leur passage à la verticale du site, leurs occupants ont tous déserté
cinquante minutes plus tôt ! Le contexte de cette opération avortée causera un traumatisme et jettera le
trouble parmi les marins et les parachutistes d’Olifant et de Diodon… Une enquête interne démontrera
que les occupants du site avaient été prévenus par des informateurs français.
Preuve que cette « leçon » reste sans effets, le 21 décembre suivant, le PC du 3ème RPIMa à Beyrouth,
est la cible d’un nouvel attentat à la voiture piégée. Par chance, la voiture est stoppée par les merlons
de protection. Les 1 200 kilos d’explosif qu’elle transporte détonnent à 50 mètres du poste Frégate.
Grâce aux efforts déployés par le contingent, en particulier par les sapeurs du 17ème RGP pour contrer
les attaques terroristes, l’attentat fera seulement un mort et 24 blessés chez les paras. Les civils, en
revanche, paieront très cher : 13 morts, 90 blessés. Jusqu’à leur départ, au début de l’année 1984, les
positions françaises subiront plusieurs attaques, notamment des tirs à la roquette. Du fait des mesures
prises, certaines causeront des dégâts et provoqueront parfois des morts, mais aucune ne sera aussi
meurtrière que celle du 23 octobre. Durant l’année 1983, l’évolution du contexte a obligé la FMSB à
s’exposer au-delà de ce que la plupart des décideurs politiques étaient prêts à envisager. Le changement
de climat a révélé ses faiblesses intrinsèques, comme les limites politiques de son action. En particulier,
la preuve était faite aux yeux des populations civiles qu’il pouvait être dangereux pour eux de
fréquenter les soldats occidentaux. Le sort de la force multinationale est scellé.
2-3 - Le sort de la FMSB est scellé
Le 18 novembre, un ordre du CEMA adressé à Cann concrétise le changement ressenti dans les
discours des politiques. « Primo. Les missions définies dans votre IP ne sont plus celles retenues par
le président de la République (…). Il s’agit désormais d’assurer, certes, une présence française mais
dans des conditions de sécurité maximale, tout en participant à l’instruction de l’armée libanaise.
Secundo. D’où à terme, un remaniement profond de notre dispositif »100. Diminution de 2 000 à
1 200 hommes et regroupement sur une dizaine de positions incluant le port et l’ensemble chancellerie,
résidence et bois des Pins. La priorité n’est plus à la protection des populations ou à la restauration de
l’État libanais. La priorité est à l’autoprotection. Au repli progressif.
Le 2 février, Diodon IV et ses parachutistes laissent place à la relève : Diodon V et la 9ème DIMa aux
ordres du général Datin. Le contingent français est ramené à 1 200 hommes. Paris restitue à la FINUL
les 500 hommes qu’elle lui avait «empruntés» en octobre 1982.
C’est à ce moment là que Beyrouth s’embrase de nouveau. Le 6 février, la ville explose. Les milices
islamistes se sont lancées dans la conquête définitive de la capitale. Paralysée, l’armée libanaise vole
en éclat. Une partie des unités retourne ses armes contre le président libanais en choisissant le parti des
milices. Une autre partie passe à l’est, dans le camp chrétien. C’est la fin de la légalité libanaise, à
98
Antoine Basbous et Annie Laurent, Guerre secrète au Liban, op. cit.
Frédéric Pons, Les paras sacrifiés, op. cit. , p. 167.
100
Frédéric Pons, Les paras sacrifiés, op. cit. , p. 286.
99
62
Chapitre II - Troisième partie
laquelle assistent impuissants les Français. Le calme reviendra seulement sur Beyrouth après l’accord
de Taëf, en octobre 1989… Mais à quel prix. Ce texte organise les bases d’une relation “privilégiée”
avec la Syrie. Il marque la victoire de Damas, au bout de quinze ans d’une guerre civile fratricide, qui
laisse en ruine l’ancienne perle du Proche-Orient.
Prenant acte d’une situation qui non seulement leur échappe - car ils ont refusé de s’impliquer plus
avant dans l’affrontement - mais qui peut s’avérer à tout moment très dangereuse pour eux, les
Occidentaux plient bagage. Sans demander leur reste, les Britanniques quittent le Liban “à l’anglaise”,
le 8 février. Le 10, tous les contingents ont annoncé leur retrait, sauf les Français. Les Italiens partent
le 20, suivis, le 26, par les Américains. Ronald Reagan a d’autres soucis en tête : il se prépare à entrer
en campagne pour sa réélection à la Maison Blanche et rien ne doit plus venir gâcher son mandat…
Deux jours auparavant, le 24 mars, depuis Washington, François Mitterrand annonce le retrait de
Diodon V : « Les troupes françaises quitteront le Liban car elles ont rempli leur mission »101… En vain,
François Mitterrand a essayé d’introduire à l’ONU une résolution instaurant la mise en place d’une
force des Nations Unies qui remplacerait les contingents de la FMSB. « Dès lors que les choses sont
devenues ce qu’elles sont devenues, le recours à une Force internationale en substitution de la Force
Multinationale devient un élément nécessaire d’apaisement (…). Il faut une force des Nations Unies et
le plus expédient à cet égard est sans doute que certains éléments détachés de la FINUL soient envoyés
à Beyrouth »102. Les plans français seront court-circuités par leurs alliés, qui quittent le Liban sans autre
formalité. Prenant acte de cet état de fait, les troupes françaises partent le 31 mars suivant. C’est
l’opération Carrelet (22 mars-1er avril) placée sous commandement du vice-amiral Klotz, patron
d’Olifant et qui relèvera directement du CEMA. Du 24 au 28 mars, le matériel est acheminé au port en
vue de l’embarquement. Le 30 mars, toutes les positions en ville sont évacuées et le lendemain, à
17 heures, le rembarquement est terminé.
La France avait été entraînée malgré elle à intervenir militairement au Liban. La France évacue le
Liban malgré elle.
2-4 - Les leçons d’une tragédie
Patron de Diodon IV (septembre 1983 – février 1984), contingent qui a affronté l’attentat du
Drakkar, le général Cann tire ses conclusions dans un rapport de fin de mission qu’il mentionne avoir
réalisé avec l’ensemble de ses grands subordonnés, les colonels Serpol, Roudeillac, Urwal, Genest,
Quesnot et le lieutenant-colonel Daufresne103.
Il revient d’abord sur les circonstances de la mission. Selon lui, la chronologie des incidents et des
ripostes démontre que, contrairement à ce que pouvait laisser supposer le nombre de belligérants se
disputant Beyrouth, « il existait une autorité de décision adverse unique. Il résume les handicaps
majeurs du contingent : un cadre d’ordre n’ayant pas évolué en même temps que le contexte ; une
position intenable due au refus initial de s’engager clairement aux côté de l’un ou l’autre des
belligérants. Lorsque la tension est montée, les conséquences de l’ambiguïté dans laquelle avait été
sciemment maintenu le contingent français par les décisionnaires politiques, sont apparues au grand
jour : la surexposition de la force aux menaces et son impossibilité à réagir de manière appropriée.
Le général Cann explique : « Cette mission appropriée aux situations de Diodon I et de Diodon II
est devenue d’une exécution délicate à la fin de Diodon III et presque impossible au milieu de
Diodon IV. Il est devenu difficile en effet d’apporter un appui, au sens propre du terme, à une armée
101
Pierre Le Peillet, Les bérets bleus de l’ONU, op. cit. , p. 595.
Conseil de sécurité de l’ONU, intervention du représentant permanent de la France à New-York, 15 février 1984, SHAT.
103
Gal Cann, Rapport de fin de mission, Diodon IV, septembre 1983-février 1984, SHAT.
102
63
Troisième partie - Chapitre II
dont la mission s’apparente au maintien de l’ordre et voit de ce fait sa finalité publiquement contestée
par une subversion bien organisée. Il est non moins ardu de protéger la population sans prendre le
parti pour une communauté ou une autre ni disposer de pouvoirs élémentaires de police, en particulier
celui de désarmer piétons et automobilistes en infraction. Nous n’avons jamais pu garantir la sécurité
des individus face aux attentats et aux enlèvements. Tout au plus avons-nous pu contribuer à la sûreté
d’ensemble des populations pendant la première partie de notre séjour. Puis la subversion, en frappant
très fortement nos postes, sans épargner délibérément les habitations alentours, nous a coupé peu à
peu d’une population qui a pris peur de notre voisinage : dialectique machiavélique qui a rendu inepte
la partie la plus noble de notre mission (…). L’évolution de la situation a fait que la mission a été
remise en cause, l’essentiel de notre énergie s’étant peu à peu consacrée à élargir notre sûreté et à
durcir notre sécurité ». Concrètement, la mission s’est heurtée à quatre limites principales, résume
Cann. Une limite diplomatique due à la situation d’un pays occupé à 60% par les Syriens et à 25% par
les Israéliens sur lesquels se superposent trois niveaux de crise : Est-ouest, israélo-arabe, interne. Une
limite psychologique et pratique due au barrage de la langue, à la complexité des situations, au méandre
des démarches, au double langage… Une limite politique due au cadre de la mission, qui était sans
doute approprié au début mais qui ne convient plus à la fin. Une limite géographique constituée par le
refus initial de fixer le périmètre de la FMSB sur les lignes de crêtes qui déterminent Beyrouth. Enfin,
une limite juridique liée à l’absence de pouvoir face à l’adversité subversive. “De l’autorité sans
pouvoir, c’est une arme sans munition”, conclut ce chef expérimenté.
Dix ans après ces événements,
avec un regard d’observateur et non
plus d’acteur, Frédéric Pons,
journaliste spécialiste des questions
militaires
et
des
relations
internationales, écrit en conclusion
du livre qu’il a consacré aux paras
du Liban104 : « Les 58 morts du
Drakkar et tous les autres tués au
Liban ont fait le sacrifice de leur
vie pour remplir la mission qui leur
avait été confiée. Leur a-t-on donné
les moyens de la remplir ? Avec les
armes, avec les ordres “qui allaient
bien” ? Les premiers défis n’ont
Dernier hommage aux morts à la résidence des Pins
pas été relevés. Le harcèlement n’a
plus cessé. Nos « soldats de la paix » ont encaissé. Braves et bons soldats. Prenant les coups sans
jamais pouvoir les rendre. Prêchant le droit sans en avoir la force. Qui met la main dans la gueule du
loup doit s’attendre à être mordue, avait dit un dirigeant palestinien à Claude Cheysson. La France a
mis la main puis a détourné la tête (…). Dans l’ambiance délétère et survoltée de ce Beyrouth des
années 80, les soldats français auront au moins appris à se garder. De tout et de tous : de la menace
constante des terroristes, de la pression sans relâche des journalistes, de la pusillanimité déconcertante
des chefs politiques (…). Lorsque François Mitterrand se rend à Damas, le 24 novembre 1984, rappelle
le journaliste, il décore, comme le veut l’usage, les autorités syriennes. Celles qui viennent de broyer
la légalité libanaise après avoir obtenu le départ de la FMSB (…) ».
104
Frédéric Pons, Les paras sacrifiés, op. cit. , p. 368.
64
CONCLUSION
65
Conclusion
Malgré les liens historiques forts entre la France et le Liban, les interventions de la France au pays
du Cèdre furent d’abord et avant tout dictées par les « circonstances ». Cela est vrai sous le septennat
de Valéry Giscard d’Estaing. Cela le sera sous celui de son successeur. À un détail près : lorsque
François Mitterrand donne son accord à l’opération Epaulard, puis à l’opération Diodon, il sait qu’il
envoie les soldats français au cœur du chaudron libanais. Le 22 septembre 1982, au conseil des
ministres, le président de la République déclare à propos du retour du contingent à Beyrouth : « il
pourra y avoir au Liban des soldats français tués »105.
La France avait-elle d’autres options à sa disposition ? Répondre à cette question sort du champ de
cette étude. Elle se borne tout au plus à souligner comment, vingt-cinq ans après, le « syndrome de la
bataille d’Alger » continue à entacher les rapports entre les politiques et militaires, dans un contexte
qui aurait exigé une parfaite synchronisation entre eux.
La France rallie “contre son gré” le camp des États qui militaient pour une intervention armée au
Liban. Sur le terrain, pourtant, elle sait afficher ses différences. De nombreux facteurs en témoignent,
qu’il s’agisse du choix de sa zone d’action, de la définition de sa mission ou même des ordres délivrés
en cours de mandat. On peut simplement regretter qu’à bien des égards la posture française (validée
dans les moindres détails par le gouvernement) reflète une des constantes de la politique libanaise de
la France au XXème siècle : l’ambiguïté. Tenus par le même mandat, nos alliés font le choix inverse. Ils
cherchent au maximum à faciliter et sécuriser le travail de leur contingent. Ils restreignent la mission
confiée à leur contingent, ciblent leur périmètre en conséquence.
Au final, les bilans sont-il vraiment différents ? 241 marines tués en octobre 1983, d’un côté.
133 parachutistes et légionnaires morts en quatre ans de présence, de l’autre… Compte tenu de
l’ambiguïté de sa mission, de la complexité de sa zone et de son degré d’engagement aux côtés des
populations, les pertes françaises apparaissent très modérées. Servis par l’expérience et le
professionnalisme de leurs troupes, les chefs militaires ont su trouver le bon compromis dans
l’exécution de la mission entre le souci de sécurité et celui d’efficacité. « Dans ce contexte de non
guerre dans lequel se trouvait le contingent », rappelle le général Cann, « la seule forme d’action
possible était la parole, l’explication voire la menace ».
Du point de vue opérationnel, l’armée de terre démontre au Liban le savoir-faire de nos troupes
d’élite. De 1978 à 1984, son action témoigne des formidables atouts d’une armée riche de ses traditions,
de son passé colonial et de sa mission civilisatrice.
Toutefois, ce succès comporte un effet pervers. Il conforte les décideurs politiques dans leurs choix.
Il les incite à utiliser les forces armées dans des cadres encore plus contraints, quitte à les placer dans
des situations de contre emploi. Cela se produira moins de dix ans plus tard, lorsque la France déploie
des soldats désarmés en Bosnie. En Algérie, l’armée française menait une guerre qui ne voulait pas dire
son nom. Au Liban, la France envoie ses soldats se battre contre « PERSONNE ». En Bosnie, Elle leur
demandera d’affronter l’adversaire à mains nues…
Reste que le Liban apparaît a posteriori comme la première expérimentation du modèle des
opérations auxquelles participent aujourd’hui la plupart des unités de nos forces terrestres. La FMSB,
en particulier, en présente les principales caractéristiques. C’est une mission d’interposition ou de
rétablissement de la paix précédée par une projection. C’est une mission réalisée dans un cadre
interarmées si ce n’est interallié et dans un contexte fortement urbanisé. C’est enfin une mission
mettant les forces aux prises avec un adversaire combinant des actions de terrorisme et des opérations
de guerre classique.
Pragmatique et visionnaire, le général Cann mentionnait dans son rapport de fin de mission : « À
Beyrouth, le terrorisme a fait apparaître la vulnérabilité d’une force militaire classique opérant à
105
Jacques Attali, Verbatim, op. cit. , p. 321 (Mercredi 22 septembre).
67
Conclusion
visage découvert dans un milieu qu’elle est censée protéger et dans lequel évoluent impunément ses
adversaires. Le contre-terrorisme devrait être étudié désormais dans nos écoles militaires ». Les
Américains ont probablement relu Cann récemment. Depuis quelques mois, leurs soldats étudient les
méthodes du contre-terrorisme dans des manuels écrits au sortir de la guerre d’Algérie par des officiers
français.
68
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B IBLIOGRAPHIE
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Source DREX/CDEF
Jolly Philippe, colonel (CR), Diodon (1982-1984), Fiche de synthèse, 2003
71
Table des matières
T ABLE
DES MATIÈRES
P. 3 SOMMAIRE
P. 5 RÉSUMÉ
P. 7 INTRODUCTION
P. 9 PREMIÈRE PARTIE - 1861- 1978 : LA FRANCE ÉVINCÉE DU LIBAN
P. 11 Chapitre I - Un pays jeune, riche et désarmé, longtemps parrainé par la France (18611975)
P. 11 1 - 1861-1943 Beyrouth à l’heure française
P. 11
P. 12
1-1 - Des liens historiques entre la France et le Liban
1-2 - La France façonne le Grand Liban (1861-1943)
P. 14 2 - 1943-1975 Place aux États-Unis
P. 14
P. 15
2-1 - L’intervention américaine de 1958
2-2 - L’OLP s’installe
P. 16 Chapitre II - Syriens et Israéliens entrent en jeu (1975-1978)
P. 16 1 - 1975-1976 Les Syriens ont la bénédiction des Occidentaux
P. 16
P. 16
P. 17
1-1 - Les Syriens entre les islamo-progressistes et les chrétiens
1-2 - Pourquoi les Occidentaux jouent la carte syrienne
1-3 - La France conduit sa « politique arabe »
P. 18 2 - 1976-1978 La tension se focalise au Sud Liban
P. 18
P. 18
P. 18
2-1 - Le « grain de sable » dans la machine syrienne
2-2 - La paix israélo-égyptienne accélère la confrontation
2-3 - L’ONU contre Tsahal
P. 21 DEUXIÈME PARTIE - 1978-1982 : INTERMÈDE ONUSIEN AU SUD-LIBAN
P. 23 Chapitre I - Mission impossible pour la FINUL (1978-1979)
P. 23 1 - Un lourd handicap originel
P. 23
P. 25
P. 26
72
1-1 - « Ni autorité politique, ni autorité militaire »
1-2 - La FINUL en chiffres
1-3 - Les Français subordonnés à Arafat
Table des matières
P. 26 2 - Les jeux sont faits
P. 26
P. 28
P. 29
P. 29
2-1 - Pris à partie dès le premier mois
2-2 - Ne pas baisser la garde
2-3 - La porte était étroite… trop étroite »
2-4 - Deux fois les mêmes erreurs ?
P. 31 Chapitre II - Une crise régionale qui devient un enjeu entre l’Est et l’Ouest (1979-1982)
P. 31 1 - Au cœur de la nouvelle Guerre froide
P. 31
P. 32
P. 33
P. 34
1-2 - La fin de la détente
1-2 - Alerte en Méditerranée Occidentale
1-3 - Reagan reconsidère le dossier libanais
1-4 - Le tournant de Zahlé
P. 35 2 - François Mitterrand et le Liban
P. 35
P. 35
P. 36
P. 37
2-1 - Primauté à la solidarité occidentale
2-2 - Au Moyen-Orient, « s’avancer, proposer, s’exposer »
2-3 - Au Liban, dialoguer entre les communautés
2-4 - La France « dans un pays ami entouré d’ennemis »
P. 38 3 - Israël pousse les Occidentaux à intervenir
P. 38
P. 39
P. 40
3-1 - Tsahal culbute les syro-palestiniens
3-2 - La diplomatie occidentale au chevet du Liban
3-3 - Le calendrier s’accélère
P. 43 TROISIÈME PARTIE - 1982-1984 : OTAGES À BEYROUTH
P. 47 Chapitre I - De la « FMI » à la « FMSB » (Août-septembre 1982)
P. 47 1 - Un débarquement à haut risque
P. 47
P. 49
P. 49
1-1 - Au cœur du chaudron Libanais
1-2 - Une armada pour la FMI
1-3 - Le REP ouvre la voie
P. 50 2 - Aller-retour à Beyrouth
P. 50
P. 52
P. 53
2-1 - Trois coups pour évacuer Arafat
2-2 - Un départ improvisé
2-3 - Drame à Beyrouth
P. 54 Chapitre II - Les ambiguïtés de la FMSB (octobre 1982 – mars 1984)
P. 54 1 - Les Français en première ligne (octobre 1982- juin 1983)
P. 54
P. 55
P. 56
1-1 - S’interposer ou maintenir la paix ?
1-2 - La « prudente réserve » des Français
1-3 - Beyrouth découpé en trois secteurs
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Table des matières
P. 57
1-4 - L’armée de terre en limite de potentiel
P. 58 2 - Les « soldats de la paix » en otage (juin 1983- Mars 1984)
P. 58
P. 60
P. 62
P. 63
2-1 - Le tournant de l’été 1983
2-2 - L’attentat contre Drakkar
2-3 - Le sort de la FMSB est scellé
2-4 - Les leçons d’une tragédie
P. 65 CONCLUSION
P. 69 BIBLIOGRAPHIE
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