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NORMES & ACTUALITÉ DOSSIER Innovation et normalisation ■ L’innovation, « levier privilégié de la croissance rentable, seule alternative à la concurrence des pays à bas coût de main-d’œuvre », est presque toujours affichée comme une priorité par les dirigeants. Quelles que soient la taille des entreprises et l’ampleur des moyens investis, le passage à l’acte reste néanmoins aléatoire et souvent décevant. Plus de la moitié des dirigeants sont insatisfaits de la performance de leur entreprise en termes d’innovation, ou du retour sur investissement dans ce domaine… L’INNOVATION : UN PROCESSUS COMME LES AUTRES ? Par Marc PERAN associé d’Effidyn (1) ontrairement à une opinion répandue, le manque de résultats tangibles en matière d’innovation est rarement imputable à une insuffisance des efforts engagés. Au contraire, les dirigeants concrétisent souvent leurs intentions par un accroissement régulier des budgets de R&D (les brillants chercheurs et ingénieurs ne manquent pas), en revanche, certaines règles de bon sens sont fréquemment occultées. Combien d’entreprises ont réalisé qu’elles dépensaient cent fois moins à définir leur offre qu’à la développer et à la mettre sur le marché ? Nous sommes frappés par la faiblesse des efforts consacrés à une véritable compréhension des attentes du marché comparés aux moyens consacrés au développement de solutions innovantes. Or, nous sommes passés de la domination de l’offre à celle de la demande, dans un environnement de plus en plus complexe qui voit s’estomper les frontières entre clients et fournisseurs, produits et services : nous sommes entrés dans l’ère du flou, décrite par Chris Meyer et Stan Davis(2). L’ examen des attentes des clients et les choix de positionnement requièrent des analyses bien plus fines. Les fonctions DR C ≤ Marc Peran, 49 ans, Polytechnique (X 76), Master of Science Caltech (Californie - États-Unis), spécialiste de l’industrie, a développé sa carrière en tant que partner-associé du cabinet Bossard Consultant, puis vice-président de Gemini Consulting, où il a dirigé les équipes de conseil en management de l’innovation et recherche et développement. (1) Effidyn, alliance d’Efficient Technology et Erdyn (deux cabinets existant depuis 10 et 15 ans), regroupe une équipe de trente professionnels qui se positionnent comme des praticiens de l’innovation, et qui ont accompagné plusieurs dizaines d’entreprises industrielles sur ce thème. (2) Blur : The speed of change in the connected economy, Warner Books Ed, 1999. (3) Hidden in plain sight : How to find and execute your company’s next big growth strategy, Erich Joachimsthaler, Harvard Business School Press, 2007. 32 AVRIL 2008 / E N J E U X N° 283 « marketing produit » spécifient bien les besoins en nouveaux produits et services, mais elles sont fréquemment focalisées sur des horizons de temps relativement courts : les délais de développement de ces nouvelles offres (de un à trois ans dans la plupart des secteurs industriels). Or, ces délais ont été raccourcis au prix d’anticipations : des « briques sur étagères », dont les durées de mise au point sont plus longues et dont l’étude a souvent été initiée par les fonctions R&D, sans analyse poussée des besoins du marché. La réponse au cahier des charges d’un produit consiste à architecturer des solutions pré-existantes dont la principale caractéristique est d’être disponibles, à défaut d’adaptées. Il en découle un taux d’échec important des nouveaux produits lancés. Le PDG de Procter & Gamble, A.G. Lafley, a caricaturé cette situation en affirmant à son arrivée en 2000(3): « P & G a autant de chances de trouver une invention dans les poubelles que dans ses labos ». Le risque d’entrepreneur est consubstantiel de l’innovation : il est tout aussi illusoire de rêver d’une entreprise innovante qui ne prendrait pas de risques, que de demander à un gestionnaire de portefeuilles une politique de placements sûrs à rendements très élevés. Au fil de leur croissance, certaines entreprises ont développé des systèmes de décision qui conduisent, par enchaînement de choix « rationnels », à tuer tout projet « décalé » et donc risqué. Le choix d’entrepreneur, le pari de l’innovation incarné, largement intuitif, qui a été bien souvent à l’origine des succès de leurs débuts, est remplacé par un processus multicritère qui « lisse les aspérités » pour aboutir au produit insipide. Le plus grand risque pour l’entreprise ne serait-il pas finalement celui de ne plus en prendre ? De fait, sur des marchés matures, « innovation » se traduit souvent par « renouvellement des produits », avec au passage une optimisation des performances, la mise en place de services « d’appoint » (garanties, maintenance…). L’apparition de nouvelles fonctions ou d’offres retraçant réellement les frontières produits/services est rare. En effet, pressées par les objectifs de maîtrise du Time to Market, de gestion des risques techniques et de réduction des coûts, les organisations sont incitées à travailler par écarts, dans le cadre de démarches de « conception réglée », pour reprendre l’expression d’Armand Hachtuel(4), chacune dans son domaine de compétence, les techniciens pour le produit, le commercial ou le marketing pour le service. Pour viser l’efficience, les schémas d’organisation finissent souvent par pénaliser l’efficacité globale de l’innovation. DES PARADIGMES À DÉPASSER… Les réflexions en matière de management de l’innovation et du développement de produits des années 80 et 90 ont conduit à formuler des concepts qui ont inspiré les organisations des entreprises. Exemples : le « Techno. Push/Market Pull », la « valorisation » de la recherche, les « 30 % d’autonomie laissée aux chercheurs », le « Fuzzy Front End », l’innovation incrémentale, l’incompatibilité entre organisation et créativité. Les organisations et les processus qui en ont découlé (management par projets, structures matricielles métiers/projets, plateformes produits, gestion de portefeuilles de projets…) représentent un progrès par rapport à l’époque des fonctions R&D « bastion » coupées du reste de l’entreprise ou « boîte noire » dont le pilotage se limitait pour les dirigeants à l’injection de budgets et à l’attente d’un résultat. Ces changements ont permis de donner de la visibilité sur les développements, d’en réduire le Time to Market, d’élargir et de renouveler plus fréquemment les gammes à moindre coût, de maîtriser les risques en fiabilisant des technologies en amont des projets « produits »… Ces concepts ont eu leur utilité, il faut aller plus loin, raisonner « Outcome Driven Innovation » comme Anthony W. Ulwick(5), se mettre, à l’instar de la Supply Chain, dans une logique de « flux tiré par la demande » plutôt que de « pousser » sur le marché ou de « valoriser » les fruits des laboratoires de recherche. Des entreprises apportent des réponses : - des constructeurs automobiles, au travers de « directeurs de Domaine d’innovation » visent à piloter la convergence besoins/ solutions sur les mêmes horizons de temps, sur de grandes fonctions de leur offre, la sécurité, le confort…; - d’autres mettent en place des cellules de veille actives, chargées de repérer des fournisseurs potentiels innovants et d’en faire bénéficier au plus vite les produits ; - 3M progresse dans la synthèse entre deux directions souvent perçues comme contradictoires : d’une part, la normalisation de ses process de R&D passés au crible du Six Sigma et d’autre part, la large autonomie créative laissée aux chercheurs. Les donneurs d’ordre aéronautiques repensent leur partenariat avec les fournisseurs, via une organisation pyramidale qui suppose une capacité de spécification et d’intégration de systèmes chez les fournisseurs de rang 1, placés au sommet de cette pyramide, mais aussi la mise en place de dispositions contractuelles incitatives adaptées aux phases amont des programmes, où les livrables ne peuvent être totalement spécifiés. THE BOEING COMPANY NORMES & ACTUALITÉ ≤ L’auteur puise nombre de ses illustrations dans le secteur aéronautique. QU’EST CE QUE L’INNOVATION ? Une clarification s’impose, le terme « innovation » recouvrant en effet de nombreuses acceptions. Parle-t-on par exemple d’une activité ou du produit de cette activité ? Le premier à lui avoir donné à la fois une importance économique centrale, avec son concept de « destruction créatrice » et un sens précis est sans conteste Joseph Schumpeter, qui distinguait cinq domaines d’innovation : l’offre produits, les méthodes de production, l’organisation, les débouchés et le sourcing. Aujourd’hui, selon les cultures d’entreprises, « innovation » peut se traduire, de façon très restrictive, par « invention technique » ou « activité de R&D » comme à l’inverse, dans une vision très « œcuménique », recouvrir l’ensemble des actions d’amélioration continue dans tous les métiers… Notre parti pris est de focaliser la définition de l’innovation sur les clients et de la traiter comme « un ensemble d’activités produisant une évolution de l’offre de l’entreprise clairement perceptible par ses clients ». Dans cette approche, l’innovation n’est ni l’apanage d’une fonction R&D ou marketing, ni une démarche d’amélioration continue. (4) Les grands défis de la conception innovante, A. Hachtuel, B. Weil, P. Le Masson, Industries et Technologies, 2007. ••• (5) What customers want : Using outcome-driven innovation to create breakthrough products and services, Mc-Graw Hill, 2005. AVRIL 2008 / E N J E U X N° 283 33 NORMES & ACTUALITÉ Innovation et normalisation ≤ DOSSIER THE BOEING COMPANY La réponse au cahier des charges d’un client passe par une architecturation de solutions. ••• Ces efforts traduisent une conviction de ces managers, que nous partageons : « L’innovation s’organise et se pilote comme les autres processus de l’entreprise. Elle doit se concevoir de bout en bout, depuis l’identification de concepts jusqu’à leur mise sur le marché.» Il s’agit de faire évoluer en profondeur la culture des entreprises, et cette évolution rencontrera, comme tout changement, des résistances. Exemples : • Une orientation client plus marquée des activités de recherche amont risquera d’être vécue comme une ingérence ou une vision « court-termiste » par les populations de R&D. • Le fonctionnement en réseau d’innovation se heurtera au syndrome « Not Invented Here » (NIH). • L’implication plus forte des fournisseurs en amont du développement produit bousculera, non seulement les relations clients-fournisseurs, mais également les partages de rôles entre les fonctions achats et bureaux d’études du donneur d’ordres. Un tel changement de culture ne se décrète pas. Il s’agit d’identifier un ensemble de leviers dans des domaines prioritaires : - La connaissance de la demande : passer de l’analyse de marché à une vision de l’écosystème du client. L’exemple de l’Ipod d’Apple illustre ce changement de point de vue : ce concept ne se contente pas de proposer une version évoluée du walkman des années quatre-vingts, avec design et interface utilisateur remarquables. Il innove dans d’autres dimensions, Apple étant parvenu à convaincre les industries du disque de proposer leur répertoire en ligne et à créer une véritable communauté d’utilisateurs 34 AVRIL 2008 / E N J E U X N° 283 autour du site de vente de musique en ligne iTunes. Ce qui est remarquable, c’est la vision globale : cette nouvelle offre ne s’est pas constituée au fil de contributions non coordonnées de différents acteurs ; elle relève d’une stratégique initiale claire et d’un processus de déploiement planifié. Le meilleur outil de prédiction des comportements des consommateurs est la compréhension intime de ces comportements et de leur environnement quotidien ; c’est cette compréhension qui permettra de bâtir des offres en rupture, capables de remodeler cet environnement. - Le développement des offres : élargir le champ d’action. Il n’est plus concevable de raisonner séparément produit et service, le premier étant l’apanage des fonctions R&D ou des bureaux d’études, le second souvent confié au marketing. Ces deux volets de l’offre s’interpénètrent toujours plus, ils doivent être conçus, évalués et développés conjointement. Des exemples existent dans tous les secteurs, de la high tech aux industries les plus anciennes, dans les domaines du « B to C » comme du « B to B », avec l’importance croissante des notions de coût total de possession, de Life Cycle Cost dans les processus de choix des clients et le développement du « Pay per Use ». - La mise à disposition des offres : transformer la distribution. Dire que les processus de distribution sont le parent pauvre de l’innovation serait inexact : chacun tente bien, par exemple, de se positionner au mieux dans la nouvelle donne amenée par Internet mais, plus prosaïquement, l’alignement des nouvelles offres et de leur mode de distri- bution reste souvent déficient. Combien de collections de produits grand public, voulues comme un tout homogène par les concepteurs, se retrouvent-elles dépareillées par les aléas de la gestion des stocks ou une politique de merchandising locale ? Qui n’a pas été confronté à un interlocuteur peinant à faire valoir les avantages d’un nouveau produit ou service, visiblement dépassé par sa « complexité » ? Les réseaux traditionnels s’avèrent fréquemment inadaptés à la diffusion de nouvelles offres. Il faudra garantir la capacité de la force commerciale à porter les arguments de création de valeur pour le client, cibler les clients suffisamment mûrs pour raisonner « coût complet », bâtir des argumentaires, offrir des appuis techniques via des simulations. - Les systèmes d’information : levier dont le mode de déploiement est déterminant. Les systèmes d’information, supports aux activités d’innovation, de développement et d’industrialisation, seront structurants vis-à-vis de ces évolutions : ils se conçoivent aujourd’hui de plus en plus, à l’image des ERP, non plus comme l’outil de travail propre à un métier, mais comme des systèmes transversaux, collaboratifs. Leur mise en place s’accompagnera d’une « remise à plat » des modes de fonctionnement, tirée par des objectifs de performance majeurs. La mise en place d’un système type Product Data Management (PDM) doit aujourd’hui impérativement être abordée dans cette optique de remise en cause des processus sous peine d’aboutir à un retour sur investissement décevant. - Un projet de transformation piloté par la direction générale. Pour les dirigeants qui jugent leur entreprise peu compétitive en matière d’innovation, apporter une réponse à la hauteur du défi dans les délais imposés par la concurrence mondiale condamne une stratégie de changement par touches successives. Il faut au contraire engager un véritable projet de transformation qui touchera à la fois l’organisation, les processus et les méthodes de travail, les systèmes, les modes de management, en mobilisant les acteurs vers une cible de performance claire. ■