Itinéraire d`un intellectuel khmer rouge[1]

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Itinéraire d`un intellectuel khmer rouge[1]
VIÊT
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NAM
par Florence Grandsenne*
Itinéraire d’un intellectuel khmer rouge[1]
L
E RÉGIME DES KHMERS ROUGES,
responsable de la mort de deux millions de
personnes, nous interpelle au même titre
que le nazisme ou le soviétisme. Aussi, attendions-nous beaucoup de la parution de l’ouvrage de Suong Sikœun, un des rares – le seul? –
acteurs de cette terrible période à avoir écrit ses
mémoires.
Qu’espérions-nous trouver dans cette biographie?
Certes, qu’elle éclaire une page de l’histoire du
Cambodge en retraçant les événements, en identifiant les acteurs. Mais surtout qu’elle nous aide à
comprendre les motivations de cette partie de la
population, à laquelle appartient l’auteur, qui a
participé à l’établissement et au maintien, pendant
près de quatre ans, d’un tel régime de terreur.
Seule la première fonction est bien remplie par l’ouvrage de Suong Sikœun, bien que
l’on puisse regretter que les renseignements donnés soient souvent anecdotiques. L’auteur
nous retrace, à travers son propre itinéraire, les différentes phases de l’histoire tourmentée
du Cambodge.
Né en 1937 à la campagne dans une famille modeste, il fait des études brillantes, ce qui
l’amène à la capitale, puis en France, grâce à une bourse qui lui permet de mener des études
universitaires de géographie. Il rejoint ainsi à Paris le petit groupe de Cambodgiens, dont
Saloth Sar, le futur Pol Pot, Ieng Sary, Kieu Samphân, faisant – plus ou moins – des études
et entre dans diverses organisations communistes: l’UEK (l’Union des étudiants khmers), le
*
Historienne, rédactrice en chef de la revue Histoire & Liberté.
1. Suong SIKŒUN, Itinéraire d’un intellectuel khmer rouge, Paris, éd. du Cerf, 2013, 542 p., 35,00 €.
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PCF, etc. C’est à Paris aussi qu’il rencontre sa première femme, une Française, Laurence
Picq, avec qui il aura deux filles. Il passe une vingtaine d’années en France, responsable au
sein des instances communistes cambodgiennes.
En 1970, après le coup d’État par lequel Lon Nol l’a renversé, Sihanouk fonde à Pékin,
en collaboration avec ceux qu’il appelle les Khmers rouges – le nom leur restera – le FUNK et
le GRUNK[2], véritable gouvernement parallèle au gouvernement de Lon Nol. Suong Sikœun
le rejoint et entre dans son ministère des Affaires étrangères. Il nous décrit ainsi tous les
voyages de représentation qu’il effectue dans le monde de par ses fonctions, tout particulièrement dans les pays de ce qu’on appelait alors le tiers-monde, dont les « pays frères » :
Cuba, le Nord-Viêt Nam, et on voit à cette occasion la fascination qu’exerçait sur les révolutionnaires cambodgiens ce pays en lutte. Il nous éclaire aussi sur les personnalités les plus
influentes du mouvement et les rivalités entre elles, en particulier entre Ieng Sary et Pol Pot,
qui tenta par deux fois de faire assassiner le premier, qui était d’ailleurs son beau-frère.
Son ascension dans les arcanes du pouvoir est rendue difficile par son statut de
«Parisien», très mal vu, mais surtout d’époux d’une non-Cambodgienne. D’où ce qu’il
considère comme le blocage de sa carrière, sa situation d’«éternel brillant second».
Il passe une année à Hanoi, responsable d’une station de radio, «La Voix du Funk»,
avant de rentrer au Cambodge, un mois après la prise du pouvoir par les Khmers rouges.
C’est au camp B-1 qu’il va passer l’essentiel des quatre années suivantes, au ministère
des Affaires étrangères du « Kampuchéa démocratique », avec des fonctions variables,
parfois interprète, parfois assistant de délégation, avant d’être nommé à la tête du «département presse et information».
Lors de l’invasion vietnamienne, il fait partie des colonnes de réfugiés qui se dirigent
vers la Thaïlande, où il séjourne quelque temps avant de repasser la frontière et devenir chef
du cabinet du Premier ministre Kieu Samphân dans la zone résiduelle que n’ont pas encore
conquis les Vietnamiens. Puis, de retour dans son pays, il est petit à petit mis à l’écart des
instances principales, situation qu’il attribue à la lutte d’influence qui continue entre Ieng
Sary et Pol Pot, au profit de ce dernier.
Tous ces renseignements sont fort intéressants, ainsi que l’éclairage que Suong Sikœun
nous donne sur certains aspects de l’idéologie des dirigeants : le désir de restaurer le
glorieux passé khmer, la culture politique révolutionnaire attribuant plus de poids aux
facteurs subjectifs – volonté humaine, vertu idéologique – qu’aux facteurs objectifs – la
technologie militaire ou la supériorité numérique – (ce qui explique sans doute l’attitude
qui a semblé suicidaire des dirigeants khmers rouges au moment de l’invasion vietnamienne) et la volonté de constituer leur propre modèle, et non de copier le modèle maoïste
2. Voir la chronologie p. 65-68.
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ou soviétique. Néanmoins, il reconnaît que l’idéologie et l’action révolutionnaires des
Khmers rouges «ont été largement empruntées à la panoplie des doctrines et des pratiques
du communisme vietnamien».
Mais les mémoires de Suong Sikœun ne nous éclairent guère sur sa perception du
régime, dont il est l’un des dirigeants, secondaire il est vrai mais néanmoins membre du
gouvernement. Et c’est la surprise: ce régime n’est pas le sien, ou plutôt il le désigne comme
s’il n’en avait pas été partie prenante. Jamais il ne dit «nous» pour désigner les Khmers
rouges!
Ce n’est pas «la banalité du mal» qui frappe ici le lecteur. C’est son absence. Suong
Sikœun non seulement n’est pas responsable, mais il n’est même pas au courant de quoi
que ce soit. Il découvre, raconte-t-il, qu’il y a «quelques problèmes» en voyant une jeune
fille, fort maigre, ramasser du foin pour le manger. C’est à peu près tout. Il est vrai que les
cadres de B-1 étaient confinés dans le camp; mais visiblement, la curiosité ne le taraudait
pas. D’ailleurs, elle ne l’avait pas taraudé non plus lors de son arrivée à Phnom Penh, vidée
de ses habitants: pas une remarque sur la validité de cette politique.
Certes, il fait sans cesse référence à la disparition de certains de ses confrères, mais
jamais il ne porte le moindre jugement de valeur.
Il dédouane aussi son protecteur, Ieng Sary, des horreurs du régime. Celles-ci sont attribuées uniquement à Pol Pot, dont on comprend mal comment, seul, il pouvait faire fonctionner ce système tortionnaire.
Il serait excessif de dire que Suong Sikœun ne se fait aucun reproche pour avoir participé à ce régime, qu’il condamne totalement maintenant, mais s’il s’en fait, c’est en
douceur! Henri Locard, qui a écrit la préface, croit en sa sincérité. Sans doute, puisque c’est
lui qui a voulu témoigner auprès des historiens qui ont travaillé sur le régime khmer rouge.
Néanmoins, une absence de cœur, d’empathie pour les victimes frappe à la lecture de ses
mémoires. C’est surtout sur lui qu’il s’apitoie ! Plusieurs
phrases choquent le lecteur: faisant partie des privilégiés qui
ne sont ni morts de faim ni assassinés, il considère néanmoins qu’«il a sacrifié les plus belles années de sa vie et son
bonheur personnel».
Cette même impression surgit lorsqu’il donne sa version
des faits concernant le sort de sa femme, Laurence Picq: on
voit bien que celle-ci l’encombre, car elle freine sa carrière.
Mais il n’écrit rien de personnel sur le sujet. Il se contente de
reprendre les moments décrits par sa femme dans son
ouvrage[3] en ajoutant sa touche mais sans aucune sensibilité.
3. Laurence PICQ, Au delà du ciel. Cinq ans chez les Khmers rouges, Barrault, 1984.
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Quelques lignes seulement sont consacrées à la longue marche de Laurence Picq vers la
Thaïlande, avec ses deux fillettes, pieds nus, sans nourriture, et son fils, malade âgé de
quelques mois. Il ne fait pas partie du même convoi, ne peut donc pas l’aider, mais ne s’en
indigne pas. Il la rejoint cependant et décrit ainsi les retrouvailles: «Quant à moi, tout à la
joie des retrouvailles, j’en viens à oublier que je n’ai pas mangé de la journée. Laurence
m’apporte de la cuisine commune un bol de soupe claire que j’avale avec avidité. Je n’aurais
pas refusé un second bol, mais personne ne songe à m’en offrir». Quand on a lu l’ouvrage
de Laurence Picq et que l’on connaît les souffrances endurées par elle et ses enfants durant
cette marche, qui a duré plusieurs semaines, on croit rêver! Puis c’est seulement un petit
paragraphe qui est consacré à la mort de son fils: c’est peut-être de la pudeur, cela paraît
plutôt de l’égoïsme ou de l’indifférence.
Suong Sikœun tente néanmoins, dans l’épilogue, de réfléchir aux causes de son adhésion au mouvement khmer rouge: ce serait ses lectures françaises, explique-t-il, qui l’auraient amené à épouser «la cause des humbles et des faibles», ainsi que son admiration,
partagée par la plupart des dirigeants khmers rouges, pour la Révolution française et
Robespierre. D’où, affirme-t-il, sa perméabilité aux doctrines marxistes-léninistes. Le nationalisme, bien sûr, a été aussi un facteur primordial: il est devenu militant avant tout pour
voir le Cambodge recouvrer l’indépendance. Mais d’autres motivations ont joué, moins
altruistes: la peur, car «ceux qui s’opposaient à la justesse de la ligne du Parti […] encouraient la pire des punitions: l’exécution pure et simple»; et l’ambition, quand il évoque
«l’infamante exclusion de ses rangs, équivalant à la perte de tout privilège». Il reconnaît
ainsi que son attitude a été dictée tout au long de sa carrière par cette volonté d’« être
accepté dans le Parti et bien noté par sa direction pour [sa] fidélité indéfectible et [son]
dévouement à toute épreuve».
Ceci explique aussi son ignorance, réelle ou feinte, des milliers de morts dont le régime
est responsable: «On nous laisse dans l’ignorance de tout […] Si nous cherchons à savoir,
nous courrons le risque d’être suspects. Si nous insistons, nous tombons immanquablement sous le coup d’une accusation plus grave. Le mieux est alors de fermer les yeux et de se
boucher les oreilles».
Finalement, c’est sans doute cela, la «banalité du mal» version khmère…
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