erri De Luca - par Imagine

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erri De Luca - par Imagine
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portrait
Erri De Luca
L’écrivain révolutionnaire
Ex-militant communiste, alpiniste chevronné, auteur accompli,
Erri De Luca risque cinq ans de prison pour s’être opposé, par des mots,
à la ligne à grande vitesse Lyon-Turin. Rencontre avec un auteur engagé
qui donne de la voix aux sans-voix.
«J
e m’occupe de cette inculpation comme d’une sorte
de maladie. Ils disent que je suis malade, je dois démontrer que je suis sain. Et que les malades, ce sont
eux. » Erri De Luca dit peu, mais chaque mot qu’il prononce
fait autorité. « Eux » l’accusent d’« instigation à la violence
et à la délinquance » et souhaitent obtenir à son encontre
une condamnation pénale pouvant aller jusqu’à cinq ans de
prison. En substance, la société Lyon-Turin Ferroviaire (filiale de SNCF Réseau) reproche au romancier, traducteur,
essayiste, poète et journaliste, d’avoir répondu à un média
en ligne italien dans les termes suivants : « La LGV [NDLR :
ligne à grande vitesse] doit être sabotée et ces actes de sabotage sont nécessaires pour faire comprendre qu’il s’agit d’un
chantier inutile et nocif. »
En prononçant ces mots, Erri De Luca manifestait son soutien aux habitants du Val de Suse, massivement opposés à la
ligne Lyon-Turin. Selon le code pénal italien, Erri De Luca
encourage à commettre des actes de vandalisme. « Mes mots
entraveraient la réalisation des travaux en causant potentiellement de nouveaux dégâts matériels. Mais ce ne sont pas de
petits dégâts matériels qui ont empêché les travaux jusqu’à
maintenant. C’est la résistance civile, active, à l’unanimité, la
résistance d’une population entière, et cela pendant 20 ans. »
Pour Erri De Luca, et pour des milliers de citoyens européens
signataires d’une pétition en faveur du retrait de la plainte,
la justice italienne s’attaque ici au droit constitutionnel de
parole, inaliénable, d’un auteur. Quand il intervient dans les
médias ou en public, Erri De Luca apparaît d’ordinaire calme.
Il accueille les questions avec une sérénité remarquable.
Mais lorsqu’il parle de cette inculpation, il hausse un peu le
ton, sans doute plus attristé que fâché.
« En ma raison d’écrivain, mes mots sont potentiellement dangereux. Si j’avais été barbier à Bussolano, mes propos n’auraient pas dérangé1 », déplore De Luca. Or, pour lui, c’est précisément son rôle, en tant qu’écrivain, de donner une voix à
ceux qui n’en ont pas. « Avant de m’occuper de mon droit de
parole, je me suis occupé de ceux qui en sont démunis, comme
un coordonnier qui fabrique des chaussures pour les gens qui
sont pieds nus. »
Donner voix aux sans-voix, il le fait sans relâche pour les
naufragés clandestins de la Méditerranée comme pour les
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habitants de cette région piémontaise du Val de Suse. « Je
suis un citoyen de mon temps et je partage les raisons de ces
communautés qui se battent dans un but légitime », expliquet-il. La raison d’être principale du mouvement NO TAV2
concerne l’excavation d’une montagne riche en amiante et en
pechblende, le minerai d’uranium que Marie Curie, originaire
de Haute-Savoie, étudia dans le cadre de ses travaux sur la
radioactivité. L’exposition à ces poussières menace la vie des
riverains. « Il ne s’agit pas de sauvegarder la beauté d’un paysage, il s’agit de sauver des vies », ajoute De Luca, véhément.
« C’est de la résistance civile,
active, à l’unanimité »
La montagne, l’écrivain la connaît bien. Grimpeur chevronné, il partage dans quelques-uns de ses romans le souvenir
de ses expériences en altitude, de ses ascensions solitaires
et périlleuses, de la puissance émancipatrice des paysages
montagneux sur nos existences limitées, comme dans Le
poids du papillon, paru en 2011. De Luca est svelte et discret,
soucieux de ne laisser aucune trace. A l’exception des arbres
qu’il plante. Et comme il pèse chacun de ses mots pour ne
pas alourdir sa parole, il ne s’encombre d’aucun vêtement
inutile lors de son passage à Bruxelles à l’invitation d’une
librairie italienne du quartier européen. De Luca arrive, en
toute sobriété, chaussé de sandales de marche et portant sur
son dos un petit sac de randonnée dans lequel tiennent tous
ses effets.
Penché sur sa tablette en attendant qu’on vienne l’interviewer, l’auteur envoie un texte rédigé ce matin à la suite
d’une commande de la ville de Gênes. Il doit être lu lors de
l’inauguration d’une place rebaptisée du nom d’un de ses anciens camarades, Mauro Rostagno, journaliste, sociologue et
fondateur du mouvement Lotta continua, assassiné en 1988
en Sicile. S’adressant à son défunt ami, il lit les phrases fraîchement écrites : « On te fait l’honneur de te dédicacer une
place, mais la place ne sait pas quel engagement elle prend en
portant ton nom. »
C’est qu’Erri de Luca est aussi un révolutionnaire dans l’âme.
En 1969, le jeune homme, né à Naples parmi les ruines de la
imagine 110 - juillet / Août 2015
C. Hélie / Gallimard
A 65 ans, une œuvre immense derrière lui, Erri De Luca
se partage entre l’écriture pour « lui tenir compagnie » et
ses engagements citoyens.
Seconde Guerre mondiale, s’engage dans les rangs de la formation maoïste et communiste Lotta continua. « Je fais partie de la dernière génération de révolutionnaires du 20e siècle,
sourit-il. Désormais, le mot même de révolutionnaire est effacé
du langage politique. Désormais, les révolutionnaires, on les
appelle des révoltés. »
Erri De Luca ne regrette pas ce passé-là. Il dit toujours que si
l’homme qu’il est devenu devait un jour rencontrer le jeune
homme qu’il a été « il lui serrerait la main avec respect ». Comme
dans ses romans, où il évoque régulièrement son enfance, sa
mère, ses camarades…
En 1989, juste avant d’avoir 40 ans, il a publié son premier livre,
Pas ici, pas maintenant. Avant cela, il a beaucoup écrit et bourlingué. En 1977, il a été ouvrier chez Fiat et a mené des luttes
sociales au sein de l’entreprise. Avant de s’éloigner de la politique et de devenir ouvrier itinérant, manœuvre solitaire sur
des chantiers en France, en Italie, en Afrique, et chauffeur de
convois humanitaires en ex-Yougoslavie. De cette vie-là, il dit
qu’il l’a menée « par nécessité », à défaut « d’une alternative ».
A cette époque, il écrit. « L’écriture est un temps sauvé sur
le reste de la journée », dit-il. Aujourd’hui, même s’il ne vit
que de son art3 (« Je ne suis pas pensionné, je ne gaspille pas
l’argent de l’Etat », précise-t-il), l’écriture reste « une manière
de [me] tenir compagnie », et ça n’est pas un travail.
Erri De Luca vit seul dans la campagne romaine. Il n’est pas
marié, même si l’amour reste un thème central dans son
œuvre romanesque. Pour lui, « parler d’amour est un devoir,
pas un droit ». Il écrit à l’aube. « Je me lève tôt pour écrire en
m’asseyant comme cela [NDLR : il mime sa position de prédilection, un genou replié contre sa poitrine, son carnet de
notes adossé à la cuisse]. Ensuite, je m’occupe de la maison et
du champ. »
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Tous les matins, Erri De Luca lit aussi des
textes bibliques, une autre source d’inspiration, avec la montagne, Naples, l’enfance,
l’amour et les luttes révolutionnaires. L’écrivain, agnostique, a étudié le yiddish et l’hébreu ancien pour accéder à la richesse des
textes sacrés dont il propose traductions et
commentaires dans plusieurs ouvrages (Un
nuage comme tapis, Le livre d’Esther, entre
autres). « La connaissance des langues anciennes donne accès à toute la biographie des
mots, c’est très important pour un écrivain ».
De Luca lit également l’allemand, le russe, le
kiswahili, le grec et le latin. « La biographie
des mots me permet comme écrivain d’en multiplier le sens, de leur conférer le poids qu’ils
ont accumulé au cours du temps. Je n’utilise
pas les mots dans leur forme la plus récente. »
Il considère néanmoins que l’enseignement
du grec et du latin à l’école ne devrait pas
être plus important « que celui de la plomberie, de l’électricité ou de la cordonnerie ».
« Le verdict, c’est comme le
sommet en escalade, un moment
négligeable, dans lequel on ne
s’installe pas. »
Les mots, il en a précisément été question au tribunal de
Turin lors de la première audience du procès de l’auteur,
en mai dernier. Le mot « saboter », notamment. Quand Erri
De Luca emploie ce verbe, faut-il y voir un appel à la violence ? « Saboter vient du français, se défend l’écrivain. Au
19e siècle, des ouvriers d’une usine textile de Lyon ont manifesté
contre l’automatisation du travail en jetant leurs sabots sur les
machines. Ils le faisaient en signe de solidarité, de fraternité
à l’égard de leurs collègues licenciés. Dès le début, c’est donc
un esprit noble qui dicte ce geste. » Et d’ajouter : « On peut
dire que dès qu’on réalise mal une entreprise, on la sabote. Un
écolier qui échoue à un examen, il sabote. Ici, c’est mon droit
constitutionnel de parole qui est saboté. Ce verbe a donc beaucoup de sens qui n’ont rien à voir avec des dégâts matériels. »
La prochaine audience aura lieu en septembre. La justice italienne reconnaîtra-t-elle l’insolente innocence des paroles
de l’accusé ? « Je suis indifférent au verdict. A mon âge, l’idée
de la prison ne me pose aucun souci. Le verdict, c’est comme le
sommet en escalade, un moment négligeable, dans lequel on ne
s’installe pas. Le plus important, c’est de défendre mes mots de
la manière la plus obstinée possible. » S’il n’est pas condamné,
Erri De Luca présidera le jury du Prix du livre européen à
Bruxelles en décembre 2015. — Louise Culot
1. Petite commune du Val de Suse.
2.Acronyme italien pour « treno ad alta velocità ».
3.Il a obtenu, entre autres récompenses, le prix Fémina 2001 pour Montedidio, le prix
Ulysse pour l’ensemble de son œuvre et le Prix européen de littérature en 2013.
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