Steven D. LEVITT et Stephen J. DUBNER

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Steven D. LEVITT et Stephen J. DUBNER
Steven D. LEVITT et Stephen J. DUBNER, Freakonomics, Folio Actuel, 2007 (1ère éd. 2005) Steven Levitt a une façon peu orthodoxe d’aborder l’économie. Mais face aux économistes qui semblent parler « une autre langue », celle des chiffres de la Bourse, du chômage ou de la croissance, Levitt a quant à lui cherché à explorer les « petites énigmes de la vie quotidienne ». Il se présente volontiers comme un explorateur, sur le chemin d’une « chasse aux trésors ». Selon lui, l’économie est une science de mesures, qui a toutes les capacités de répondre à de multiples interrogations, mais qui n’a pas les bonnes questions. Ce qui intéresse l’auteur, c’est tout ce qui est relatif à la tromperie, à la corruption ou à l’escroquerie. Bien que diplômé d’Harvard et du MIT, il affirme ne rien connaître à la Bourse, n’avoir que de piètres connaissances en mathématiques. À la sortie de Freakonomics, les journaux ont beaucoup parlé de lui ; la CIA l’a même contacté pour qu’il jette un nouveau regard sur des données « classiques ». Sa façon de voir les choses est donc saugrenue. Le but des auteurs est de susciter en nous toute une série de questions. Il n’y a aucune visée morale. Les auteurs démêlent simplement des énigmes quotidiennes. C’est une synthèse de petites recherches faites par l’économiste. Introduction : La face cachée de tout Levitt débute l’œuvre avec la criminalité aux Etats-­‐Unis dans les années 1990. Beaucoup ont interprété la chute du taux de criminalité par l’efficacité des politiques publiques, et de la reprise de l’économie américaine. Levitt souligne que cela permet de rassurer les populations, en leur montrant que les pouvoirs publics ont la possibilité de contrer la violence. En fait, c’est Norma McCorvey qui a fait chuté la criminalité aux Etats-­‐Unis, avec le fameux débat Roe VS Wade. Elle avait voulu avorter, mais aux Etats-­‐Unis, cela était à l’époque interdit. En 1973, la légalisation de l’avortement était déclarée dans l’ensemble du pays. En ce qui concerne la criminalité, l’origine sociale compte beaucoup. De plus, les femmes qui souhaitent avorter viennent en général d’un milieu social défavorisé. Ainsi, les potentiels criminels ne sont pas nés, d’où une chute de la criminalité. Il prend ensuite l’exemple de l’agent immobilier. En apparence, les objectifs de l’agent et du client sont similaires, dans la mesure où le gain de l’agent est proportionnel au prix de vente du bien. L’expert s’occupe de la vente, ce qui est un gain de temps pour le client, d’où une certaine dépendance. Il détient des informations spécifiques. Mais Levitt souligne ici un point crucial : les hommes agissent en fonction des incitations. Le système de la commission montre qu’à partir d’un certain niveau, quand le prix du bien augmente, la part revenant au client est beaucoup plus importante que celle allouée à l’agent immobilier. Ce dernier n’est donc pas incité à augmenter le prix de la maison, et les intérêts entre l’expert et le client ne concordent plus. Enfin, il s’attaque au préjugé américain selon lequel plus un candidat engage de l’argent dans une campagne électorale, plus il a de chance d’y être élu. Encore une fois, l’auteur va à l’encontre du sens commun : le charisme a beaucoup plus d’influence que l’argent. Le but affirmé de Levitt est de « gratter une ou deux couches de la surface de la vie moderne pour voir ce qui se passe en dessous ». Ses objets d’étude ne sont pas communs, son angle d’approche non plus. Il affirme les lignes directrices suivies pour l’élaboration de l’ouvrage, qui apparaissent comme des avertissements pour le lecteur : les motivations sont la pierre angulaire de la vie moderne ; la sagesse populaire se trompe souvent ; les effets les plus considérables résultent souvent de causes lointaines, parfois infimes ; les experts exploitent à leur propre profit les informations qu’ils détiennent ; savoir ce qu’il faut mesurer et comment le mesurer permet de nettement simplifier un monde pourtant très complexe . Avec une méthode particulière, Stephen D.Levitt a crée la « freakonomics » (littéralement, l’économie saugrenue). I. Tricher n’est pas jouer Tout au long du livre, l’auteur explique sa démarche pour tirer des conclusions. Il part d’exemples de la vie quotidienne pour traiter de comportements qui apparemment relèvent davantage de l’évidence que d’objet économique. Il souligne que l’économie est « l’étude des stimulations ». Les stimulations constituent des incitations pour les individus, et se présentent sous trois formes : économique, sociale et morale. Pour certains types de conduites, les dissuasions sociales s’avèrent très puissantes (la peur que les autres sachent que l’on triche). Il s’intéresse ensuite au phénomène de la triche. Il définit cette pratique comme le fait de contourner des contraintes préalablement établies. Selon Levitt, « tricher est un acte économique primordial : c’est obtenir davantage en donnant moins ». L’auteur a mené des enquêtes à propos des professeurs américains des Chicago Public Schools, qui gonflaient les notes de leurs élèves afin de recevoir des primes de réussite. En effet, la loi « No Child Left Behind » mise en place par Bush en 2002 impose des évaluations qui ont le double objectif d’évaluer élèves et établissements scolaires. Ceci permettait aussi de créer une incitation à travailler pour les élèves. Levitt a rencontré quelques difficultés dans ses recherches, dans la mesure où les études sur les enseignants tricheurs sont rares, et aboutissent rarement à des sanctions. Pour tricher, l’enseignant peut octroyer davantage de temps à ses élèves pour l’évaluation, écrire les réponses au tableau, ou encore, modifier les réponses des élèves une fois les copies rendues. C’est particulièrement au dernier cas que Levitt va s’intéresser. Il se met à la place du tricheur : ce dernier va éviter d’effectuer trop de modifications, il ne va pas toucher à l’ensemble des copies puisque sinon ce serait suspect. L’auteur dresse un tableau de la classe de l’enseignant tricheur : les suites de réponses identiques au sein des questions difficiles, mais les questions faciles sont rarement justes. L’auteur a mis au point un algorithme, puisque selon lui l’économie a les moyens de répondre à toutes les questions, sous réserve de poser les bonnes. De plus, si l’on mesure les progrès d’une classe qui eu un enseignant tricheur, on remarque une progression fulgurante de l’année A vers l’année B (grâce au gonflement des notes), puis une rechute spectaculaire (puisque les élèves n’ont en réalité fait aucun progrès). Le problème de cette pratique est double : les élèves sont en difficulté, et ces évaluations doivent les aider. De plus, ils pensent, à tort, que leur passage dans la classe supérieure est mérité. L’analyse des données de Chicago montre qu’il y a environ 5% de triche venant des professeurs par an. L’enseignant tricheur est généralement jeune, moins qualifié que la moyenne, et est soumis à de nouvelles stimulations. L’état de Californie ne donne plus de prime aux meilleurs professeurs parce qu’il soupçonnait trop de triche. Il y a finalement eu une nouvelle stimulation à la suite de l’étude de Levitt : les élèves ont repassé le test, et quelques enseignements ont été destitués de leurs fonctions. L’année suivante, le taux de fraude baissait de 30%. Le second cas examiné par l’auteur concerne les compétitions d’élite de sumos. Au Japon, c’est le sport national. Il revêt un caractère religieux, militaire et historique. C’est aussi une affaire d’honneur. Sport et triche sont relativement liés (Mark Grace, un ancien basketteur, disait : « si tu ne triches pas, c’est que tu n’essaies pas vraiment »). Les contraintes qui pèsent sur le sumo sont importantes : son rang affecte tous les domaines de sa vie, de son salaire à son entourage, en passant par son alimentation et son sommeil. Levitt montre que les arrangements entre sumos sont cependant très fréquents. Il y a quelques années de cela, deux anciens sumos ont révélé des pratiques de triche, mais aussi d’évasion fiscale, de lien avec la mafia, de virées sexuelles ou de consommation de drogues chez les sumos. Les deux ont été retrouvé mort dans un hôpital. La police n’a pas mené d’enquête, puisque ce genre d’affaire est systématiquement étouffé au Japon. Levitt prend finalement l’exemple d’un vendeur de Bagels en entreprises. Celui-­‐ci évaluait l’honnêteté de ses clients en posant à côté des bagels une boîte où les salariés devaient mettre de l’argent. Ce commerce reposait sur la confiance. Il y avait en général 10% des clients qui ne payaient pas leurs bagels. Après le 11 septembre, ce petit délit a véritablement baissé. L’auteur explique cela par le fait que les entreprises employaient des salariés dans la sécurité nationale, et cela relèverait donc d’un « élan patriotique ». Il explique aussi les vols par la taille de l’entreprise : plus elle est importante, moins le coupable a de chance d’être démasqué. L’humeur, le climat sont également des éléments importants. Cependant, la grande majorité des hommes est honnête, comme le soulignait déjà Adam Smith dans Théorie des sentiments moraux. A la question « résisterait-­‐on à la tentation de mal faire si on avait la certitude que personne ne nous voyait ? », Smith et Levitt répondent de façon positive. II. Guerres de l’information ou guère d’informations Dans ce chapitre, l’auteur s’attache à montrer le rôle de la détention de l’information. Levitt traite tout d’abord du Klu Klux Klan. C’était une organisation terroriste qui assassinait, effrayait les esclaves émancipés, notamment dans le Sud des Etats-­‐Unis. Ils s’en prennent ensuite aux Noirs, aux Catholiques, aux Blancs soutenant les droits des Noirs etc. Il y a un parallèle assez intéressant entre Hitler et le KKK, puisqu’à l’époque où Hitler arrive au pouvoir, le Klan est à son apogée. La force de Klan repose sur la peur qu’il inflige aux populations. Dans la réalité, peu de crimes ont été commis proportionnellement à la population noire américaine. Il y a surtout eu des crimes au début, qui ont désincité les populations désignées à désobéir. Stetson Kennedy a fait de nombreuses recherches sur le Klan, et l’a même infiltré. Peu d’informations circulaient sur le KKK. Il a eu une collaboration avec un ancien infiltré, qui lui a transmis l’identité des chefs locaux, leurs projets, les mots de passe et le langage codé (mettre le préfixe kl devant de nombreux mots). Par exemple, pour se reconnaître dans une ville, les membres demandaient des nouvelles d’un certain Mr.Ayak (Are You A Klansman ?). Ils espéraient alors prendre des nouvelles de Mr. Akai (A Klansman Am I). Kennedy va s’adresser au média américain le plus puissant à l’époque, la radio. Il va révéler beaucoup de choses à propos du Klan. À partir de là, l’influence du KKK commença à décliner. Les informations tenues secrètes jusqu’alors avaient été dévoilées. Le Klu Klux Klan devait en réalité son pouvoir aux informations qu’il détenait. Lorsque ces dernière fuitèrent, l’organisation n’avait plus d’importance. Levitt prend ensuite l’exemple des agents immobiliers. Dans de nombreuses transactions, il existe des asymétries d’information, ce qui signifie qu’une des deux parties signataires d’un contrat détient davantage d’informations que l’autre, et transforme cela en sa faveur. Avec Internet, de nombreuses asymétries d’informations ont disparu, notamment avec les comparateurs de prix. Les années 2000 regorgent de scandales financiers où il s’agit en fait de délits d’informations : les experts propagent des informations mensongères, retiennent les informations véridiques, en cherchant toujours davantage à maintenir l’asymétrie d’information. L’information peut être très changeante. Ainsi, un agent immobilier peut vous inciter à acheter une maison sous prétexte que le marché immobilier est en plein essor, et affirmer quelques minutes plus tard que pour vendre votre maison actuelle, il faut faire appel à un expert (lui de préférence), puisque nous sommes dans un contexte de morosité économique. De même, il existe un langage spécifique aux agents immobiliers concernant les annonces. Certains mots sont corrélés au prix de vente final de la maison. Les qualificatifs qui permettent de l’augmenter sont ceux qui renvoient à une description physique de la maison (« cuisine équipée », « chêne »), tandis que les points d’exclamation, les adjectifs creux comme « fantastique », « spacieux » sont à bannir. L’expression « quartier agréable » signifie par exemple que les maisons autres que celle qui est en vente sont mieux. Mais Levitt souligne que cette pratique est naturelle. Pour nous le montrer, il nous propose la chose suivante. Lors d’un premier rendez-­‐vous, on contrôle généralement son image. Il suggère alors de « comparer la conversation de ce premier rendez-­‐vous à une autre, avec la même personne, après dix années de mariage ». Le contrôle de l’information est présent de partout. Même dans les sites de rencontres, les individus contrôlent leur apparence, et n’hésitent pas à mentir. III. Pourquoi les dealers vivent-­‐ils toujours chez leurs mamans ? L’auteur fait en chaque début de chapitre un préambule méthodologique, expliquant sa démarche. Il souligne donc ici la difficulté qu’il y a en économie, qui est non pas de poser des questions, mais de poser de bonnes questions. Il incite à une multiplicité des interrogations afin de trouver des questions et des réponses intéressantes. Il emprunte à John Kenneth Galbraith la notion de « sagesse populaire », que ce dernier qualifiait de bonne, et nécessairement commode et réconfortante, « mais pas forcément dans le vrai ». Il attaque ensuite bon nombre de journalistes, qui inventent des chiffres faux, mais qui accrochent le regard lorsqu’on le voit. Il mentionne le cas de Mitch Snyder, qui a affirmé dans les années 1980 aux Etats-­‐Unis qu’il y avait trois millions de sans-­‐abri. Plus tard, il reconnut avoir inventé ce chiffre. Les journalistes exigent toujours du concret, donc cet expert voulait leur donnait matière à travailler. De plus, les chiffres sortant de la bouche des experts sont toujours rassurants ; personne (ou presque) ne va les vérifier, puisque le titre d’expert implique presque une garantie absolue. Selon Levitt, le travail commun des journalistes et des experts façonne la sagesse populaire. L’auteur se penche ensuite sur l’irruption du crack aux Etats-­‐Unis. Pourquoi ? Parce que beaucoup pensaient dans les années 1990 que le crack constituait l’un des marchés les plus rentables d’Amérique. Levitt remarque un paradoxe : si tous les dealers ont une réputation de millionnaire sulfureux armé jusqu’aux dents, pourquoi ne quittent-­‐ils donc pas leur cité, et même, le domicile familial ? Il va pour cela s’aider de Sudhir Venkatesh, docteur en sociologie, et de ses recherches sur la construction d’une identité par les jeunes. Il a déjà suivi quelques groupes de dealers pour les étudier. Alors qu’il étudiait un groupe de dealers lors de la guerre des gangs à Chicago, il se fait prendre en otage quelques heures par un gang. Les membres étaient très méfiants à l’idée de laisser partir le jeune chercheur. Lui-­‐même remarque une certaine peur en eux. Lorsque les jeunes montrèrent un brin de curiosité pour son questionnaire, le chercheur vit très rapidement qu’il n’était pas adapté. Lorsqu’il rentra chez lui, il était convaincu qu’il fallait abandonner les enquêtes, et s’intégrer à leur bande. Il suivit le gang jour et nuit pendant six ans. A la fin de son insertion, le chef de la bande lui fit un énorme don : l’ensemble des carnets de compte du gang, minutieusement tenus. Le chef avait une solide formation en gestion et commerce, ce qui expliquer ces carnets (et son statut). Sudhir Venkatesh et Steven Levitt ont examiné ces carnets attentivement pour en tirer des conclusions. Ils remarquèrent tout d’abord que le gang se tenait comme un commerce. Le gang était une branche des Black Disciples, et c’est comme si le chef était le gérant d’une franchise. Les carnets couvrent quatre années, qui correspondent à l’apogée du crack. La franchise du gérant y a quadruplé ses gains. En regardant les comptes, les chercheurs s’aperçoivent du faible coût des armes, qui est du aux accords passés entre les Back Disciples et les trafiquants d’armes. Il était aussi intéressant de regarder les dépenses relatives au décès d’un membre du gang. Il fallait financer les obsèques, et verser jusqu’à trois années de salaires à la famille du défunt. « La famille, ca se respecte » répondra un membre lorsque le chercheur lui demandera pourquoi il y a tant de générosité envers la famille. Il y a un véritable sentiment d’appartenance. Le salaire du chef était plutôt important (8500 dollars par mois). Le chef fait travailler environ 55 hommes. Les salaires cumulés des 55 hommes par mois étaient de 9500 dollars. Les fantassins (les plus bas dans cette hiérarchie) gagnent moins que le salaire minimum. Si les dealers restent chez leurs mères, c’est qu’ils n’ont donc pas le choix. La plupart des 55 hommes avaient un emploi légal à côté. Mais si les salaires sont bas, les conditions de travail sont également effroyables. On a plus de chance de se faire tuer en tant que dealer dans ce gang que dans le couloir de la mort au Texas (état qui détient les records en ce qui concerne la peine capitale). Mais alors pourquoi risquer sa vie pour gagner moins que le salaire minimum ? Le domaine du crack est très concurrentiel, et si l’on arrive en haut de la hiérarchie, on peut très bien gagner sa vie. De plus, pour ceux qui grandissent dans la cité, ce métier est très attrayant. Les débouchés vers un emploi local sont inexistants. S’ils avaient grandi ailleurs, ils auraient aspiré à devenir chercheur, médecin. Mais dans le domaine du crack, il y a beaucoup de candidats, et peu de postes. Comme nous l’avons précédemment vu, l’homme agit sous des stimulations. Il en va de même pour le délinquant. Ainsi, la fin justifie les moyens pour ce dernier. Mais comme il y a beaucoup de candidats, les salaires baissent. Cela explique en partie la détermination des salaires : on peut trouver injuste qu’une prostituée gagne plus qu’un architecte, mais peu de petites filles aspirent à devenir prostituées. Accepter de travailler dans le domaine du crack, c’est accepter de commencer très bas dans la hiérarchie, être sous-­‐payé pendant longtemps, et peut-­‐être sortir du jeu quand on s’aperçoit que les gains sont trop faibles. Quand les fantassins du gang ont compris qu’il sera difficile de gagner leur vie comme cela, ils se sont arrêtés (encouragés également par la hausse de la violence). Levitt finit par s’interroger sur les raisons du succès du crack. Dans les années 1970, consommer de la drogue rimait souvent avec cocaïne. C’était une drogue de pouvoir et de prestige, blanche, propre, et surtout très chère. Mais la cocaïne n’était pas très forte, ce qui a conduit des consommateurs à envisager quelque chose de plus fort. Le crack est survenu à une période de surproduction de la cocaïne. Le crack était parfait pour les consommateurs à faibles revenus. Son effet puissant se dissipait rapidement, incitant ainsi à en consommer davantage. A cette époque, le travail en usine se raréfiait, le secteur du crack a donc pu recruter. Levitt conclut avec cette phrase : « Les Noirs américains ont davantage souffert du crack que de tout autre facteur depuis le XIXème siècle et les lois ségrégationnistes ». IV. Où sont passés les criminels ? Levitt débute avec un exemple historique, celui de l’arrivée au pouvoir en 1965 du dictateur roumain Nicolae Ceausescu. Ce dernier a interdit l’avortement pour reconstruire la Roumanie par son repeuplement. Jusqu’en 1966, le pays était l’un des plus permissifs au monde en matière d’avortement. Les enfants qui vont naître de ces lois vont naître dans un contexte de misère. Cette génération fera sans doute une piètre scolarité, et sera plus portée à avoir des comportements criminels. La chute du dictateur a été perpétuée par cette jeunesse, née de l’interdiction de l’avortement. Cette histoire est l’inverse de la criminalité aux Etats-­‐
Unis. A la même époque, la criminalité aux Etats-­‐Unis était très importante. Mais au début des années 1990, la décrue s’est amorcée. Levitt se demande donc où sont passés tous les criminels ? Levitt reprend alors les raisons de cette baisse évoquées par les journalistes, pour en démentir certaines, et en affirmer d’autres. Par exemple, la bonne santé économique n’y est strictement pour rien. En fait, cela est uniquement valable pour les crimes à motivation financière, mais pas pour les meurtres ou les viols. Ensuite, Levitt admet que le durcissement des peines de prison a son rôle, puisque c’est un facteur dissuasif pour le criminel libre et le criminel incarcéré. En revanche, le recours à la peine capitale n’est pas une dissuasion suffisante dans la mesure où le nombre d’exécutions est très faible. Rappelons que la vie est plus sure dans le couloir de la mort au Texas que dans le gang de Chicago. En revanche, l’accroissement du taux d’incarcération, les nouvelles méthodes policières et le renforcement des effectifs de police ont un rôle. Dans un climat d’insécurité, il y a davantage de policiers. Les nouvelles méthodes policières sont une affirmation qui rassure les populations, puisque cela signifie que la société à les moyens de contrer les crimes. Levitt prend ici l’exemple du maire de New York et de son commissaire divisionnaire Bratton, qui ont mis en place une nouvelle théorie. Pour eux, tant qu’un petit criminel ne se sera pas fait prendre, il pourra continuer, et s’attaquera à des choses plus importantes. Ainsi, il faut neutraliser la petite criminalité pour neutraliser la grande. Seulement, Levitt remarque que la baisse de la criminalité n’a pas eu lieu qu’à New York, mais partout, y compris à Los Angeles, ville plus dangereuse. Un autre argument avancé par les journalistes était le durcissement des lois sur le contrôle des armes. En apparence, une arme suffit à augmenter la criminalité. Mais pour Levitt, l’omniprésence des armes n’explique pas tout, même si « notre pays compte tant d’armes que si on est remettait une à chaque adulte, on serait à court d’adultes avant de manquer d’armes ». De plus, il y a beaucoup d’armes par habitant en Suisse, qui est un endroit très sûr. Donc les armes ne sont pas ce qui engendre le crime. Le Brady Act de 1993 qui visait à contraindre l’acheteur d’armes de faire état de son casier judiciaire était voué à l’échec, puisqu’aussitôt un marché noir existait pour les armes. Une autre explication était la fin de l’âge d’or du crack. Une étude a montré que plus de 25% des homicides commis en 1988 à New York étaient liés au crack. Mais le crack n’est pas la cause de la baisse des crimes. D’ailleurs, sa consommation est aujourd’hui encore très répandue. En revanche, le prix du crack a considérablement baissé. Le jeu n’en valait plus la chandelle, et beaucoup d’individus se sont retirés. La violence est donc retombée. Les journalistes invoquaient aussi le vieillissement démographique, mais ce dernier n’a eu aucune influence. L’évolution démographique est un processus trop lent pour rendre compte d’une régression aussi brusque que la baisse de la criminalité. En revanche, l’avortement a eu un rôle très important. Avant sa légalisation, c’était un acte très couteux, qui n’était donc pas accessible aux ménages à faibles revenus. L’arrêt Roe VS Wade a légalisé l’avortement en 1973. Lorsqu’une femme ne veut pas d’enfant, elle a généralement de bonnes raisons. Ce sont les femmes seules et généralement pauvres qui ont le plus tiré parti de cette légalisation. Toute une génération de criminels potentiels n’est donc pas née. La baisse de la criminalité est un « bénéfice involontaire » de la légalisation de l’avortement. V. Qu’est-­‐ce qu’un parent idéal ? Concernant l’éducation des enfants, les experts se contredisent souvent. La peur ressentie par les parents les mène à suivre à la lettre toutes leurs indications, même saugrenues. Levitt prend l’exemple d’une famille qui interdisait à leur petite fille d’aller chez une amie car ses parents possédaient une arme. En revanche, elle avait le droit d’aller chez une autre amie qui avait une piscine. Mais le risque de mourir dans une piscine (un sur onze mille) est beaucoup plus important par rapport au risque généré par l’arme (un sur plus de un million). Les parents évaluent souvent mal les risques. Levitt résume cela grâce à la phrase d’un consultant en risque, Peter Sandman : « Le fond du problème, c’est que les risques qui inquiètent sont très différents de ceux qui tuent vraiment ». Il ajoute ensuite « Les risques que nous pouvons contrôler engendrent beaucoup moins d’effroi que ceux qui nous échappent ». Le raisonnement des individus est le suivant : si je contrôle, ma sécurité est entre mes mains. C’est ce qui fait préférer à beaucoup la voiture à l’avion. Sandman établit alors une équation : risque = danger + effroi. Parfois il faut réduire l’effroi pour avertir la population, parfois il faut l’augmenter. Lorsque le danger est grand et l’effroi faible, les gens sous-­‐estiment le risque, et vice versa. Ainsi, la vision d’un enfant qui meure par balle est effroyable, tandis que les piscines n’inspirent pas d’effroi. Nous sommes beaucoup plus habitués aux piscines qu’aux armes. Levitt se pose ensuite une autre question : quelle est l’influence réelle des parents sur le développement de leur enfant ? Lorsque les parents sont mauvais, leur influence est considérable. Les enfants non désirés ont plus de difficultés dans la vie. Mais lorsque les parents sont bienveillants, que peuvent-­‐ils réellement pour le développement de leur enfant ? Le patrimoine génétique est responsable de 50% de la personnalité et des aptitudes d’un enfant. L’influence (« verticale ») des parents est toujours influencée par l’influence (« horizontale ») des groupes de pairs. Mais déterminer l’importance des parents est complexe : faut-­‐il mesurer chez l’enfant sa personnalité, son attitude morale, ses performances scolaires ? Levitt va s’intéresser aux données relatives à la scolarité grâce aux statistiques des Chicago Public Schools. Beaucoup de parents restent persuadés que les résultats de leur enfant dépendent beaucoup de l’école où il est. Tous les élèves ont accès à toutes les écoles dans le secondaire. Les Chicago Public Schools ont donc eu recours à un tirage au sort pour plus d’équité. Des analyses de Levitt, il en ressort que le choix de l’établissement compte peu pour la réussite. Ceux qui entrent dans une meilleure école n’obtiennent pas de résultats supérieurs aux autres. Tous ceux qui s’étaient inscrits au tirage au sort avaient déjà de meilleures chances de réussir que les autres. En réalité, les élèves qui changent d’établissement sont en général plus motivés, voire plus doués pour les études. Mais d’un point de vue statistique, ils n’ont rien gagné grâce à leur affectation. Une autre question oriente le chapitre : quels facteurs ont de l’importance sur les résultats scolaires ? L’étude longitudinale sur la petite enfance, menée aux Etats-­‐Unis a permis au chercheur de faire son enquête. Il prend l’exemple d’un enfant noir et d’un enfant blanc à l’école. Les études montrent que les difficultés généralement encourues par le premier enfant sont dues à la faiblesse des revenus du ménage. De plus, les parents sont souvent peu instruits. Lorsqu’ils proviennent du même milieu socio-­‐économique, les deux enfants ont les mêmes chances de réussir. Certains s’interrogent aussi sur le niveau des écoles fréquentées par les enfants noirs. Ces écoles ne sont pas en soit mauvaise, mais en revanche, beaucoup de facteurs perturbants les entourent (gangs, violence, non participation des parents à la vie scolaire). Ces écoles ont un environnement peu propice à l’apprentissage. Au sein d’une mauvaise école, il n’y a pas d’écart entre un enfant blanc et un enfant noir. Levitt propose une synthèse de toutes les influences venant des parents. Il est préférable que les parents aient reçus une éducation supérieure, mais en revanche, la composition de la famille n’influence en rien l’éducation de l’enfant. Ensuite, les parents appartenant à une catégorie socio-­‐économique favorisée ont une influence positive, mais ceux qui ont emménagé dans un meilleur quartier n’en ont pas. Que la mère ait travaillé entre la naissance de l’enfant et son entrée en maternelle ne compte pas, mais en revanche l’âge de la mère à la naissance de son premier enfant compte. Ce qui ne change rien à l’éducation, c’est aussi la visite régulière de musée, le nombre de fessées reçues par l’enfant, la télévision, et la lecture d’une histoire quotidiennement. En revanche, l’adoption, la participation des parents à la vie scolaire, le poids de l’enfant à la naissance et la présence de livres à la maison sont des facteurs importants. En fait, on remarque qu’il y a deux catégories d’influences : ce que les parents sont, et ce que les parents font. Ce qui compte, ce n’est pas ce que les parents font, mais ce que les parents sont. VI. Peut-­‐on s’appeler Loser et réussir dans la vie ? Tout parent veut croire qu’il exerce une influence sur la personnalité de son enfant. Le premier acte officiel des parents est le prénom donné à l’enfant. L’industrie du prénom est en plein essor. En 1958, un habitant de New York a appelé son fils Winner, et le second Loser. Le second a très bien réussi, le premier est devenu un délinquant. Un chercheur, Fryer, s’est interrogé sur les inégalités culturelles entre Noirs et Blancs. Les parents noirs donnent des parents très distincts à leurs enfants des parents blancs. La culture noire de la distinction est-­‐elle une cause ou une conséquence de la disparité entre Noirs et Blancs ? Les parents des enfants qui ont un prénom de façon distinctivement noire sont souvent des mères célibataires, à faibles revenus, peu instruites. On peut s’interroger sur les conséquences du port d’un prénom « noir » ou « blanc ». Pour le savoir, on fait généralement le testing des CV pour une offre d’embauche. Il en ressort que le CV des Blancs ont toujours plus d’attrait. Pour beaucoup d’employeurs, le prénom est une indication d’appartenance à un certain milieu. Le prénom n’y est en fait en rien pour la réussite d’un individu. Les parents qui appellent leur enfant Jake n’habitent pas le même quartier que ceux qui appellent leur enfant DeShawn. Ils n’ont généralement pas la même situation économique. Le prénom est simplement un indicateur de la situation. Ceux qui changent de prénom ont plus de chance de s’en sortir, mais cela apparaît comme une motivation supplémentaire pour sortir de sa condition. Levitt s’intéresse ensuite sur la popularité des prénoms. Dès qu’un prénom apparaît dans la classe supérieure, il descend l’échelle sociale. Mais il est faux de croire que les classes inférieures trouvent les prénoms chez les célébrités. Les parents sont en réalité motivés par des prénoms qui inspirent pour eux la réussite. Chaque parent cherche à faire signifier quelque chose au prénom. Les parents expriment souvent à travers les prénoms leurs propres attentes quant à la réussite de leur enfant. Alice Schwenninger Le 9 mars 2014