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UNION DES PROFESSEURS DE PHYSIQUE ET DE CHIMIE
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La science face aux obscurantismes
par Faouzia Farida CHARFI
Physicienne - Ancienne directrice de l’Institut Préparatoire
aux Études scientifiques et techniques
La Marsa - Tunisie
[email protected]
RÉSUMÉ
Depuis les années 1970, et surtout suite à la révolution iranienne, le mouvement de
l’extrémisme religieux s’est renforcé dans les pays musulmans avec des conséquences
graves au niveau de la perception de la science par les étudiants islamistes. Ces derniers,
nombreux dans les établissements scientifiques, sont attachés à leurs certitudes ce qui
fait qu’ils ont des difficultés à admettre la vitesse finie de la lumière ou la théorie de
l’évolution. Mais ailleurs qu’en terre d’islam, on trouve la même résistance. En particulier, les intégristes protestants dénoncent la théorie de Darwin comme étant une supercherie et l’accusent d’être à l’origine du racisme et du nazisme. Mais aux États-Unis, un
large mouvement s’est développé pour contrer l’enseignement dans les écoles des thèses
créationnistes, notamment, la théorie de l’Intelligent Design qu’on a qualifié de « créationnisme mou ». Par ailleurs, un autre aspect de l’extrémisme religieux consiste à essayer
de montrer, de manière tout à fait artificielle, la conformité des textes religieux avec les
découvertes scientifiques.
Actuellement, en France ou en Belgique par exemple, certains élèves refusent d’assister à des cours de biologie sous prétexte qu’ils ne seraient pas en conformité avec leurs
convictions religieuses. Début février 2006, des étudiants marocains de l’université
d’Amsterdam ont refusé que le professeur de biologie donne un cours sur la théorie de
l’évolution, comme l’écrit Fouad LAROUI [1]. Ce type de comportement, refus de certaines
théories scientifiques, peur de perdre ses certitudes, est apparu avec la montée des islamistes, au moment de la révolution iranienne. Cette attitude des extrémistes religieux
musulmans n’est ni un fait nouveau ni un fait spécifique à l’islam, elle a été et est encore
présente dans toutes les religions ; il suffit de rappeler les batailles pour l’enseignement
de la théorie de l’évolution dans certains États des USA. Cependant, on ne peut mettre
au même niveau de conséquences le refus de la science dans les sociétés occidentales et
dans les pays en développement.
RÉFUTATION DE CERTAINES THÉORIES SCIENTIFIQUES
Vers la fin des années soixante-dix, les extrémistes religieux musulmans commenVol. 101 - Juin 2007
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çaient à être très présents à l’université tunisienne, surtout dans les établissements scientifiques et leurs réactions à certaines théories scientifiques montraient bien leur attachement à leurs certitudes. En particulier, certains de mes étudiants contestaient la vitesse
finie de la lumière, prétendant qu’EINSTEIN s’est trompé. Dans le même cours, je leur avais
présenté l’électromagnétisme classique. Ils ne remettaient pas en cause cette théorie,
pourtant les équations de Maxwell impliquent aussi la vitesse finie de la lumière. Car ils
n’y voyaient que ses conséquences sur le plan technique. Ils n’en retenaient que l’aspect
opératoire quitte à rendre la physique incohérente.
On relève la même incohérence dans leur réticence à admettre dans sa totalité la
mécanique céleste qui permet de prévoir avec précision le début du mois lunaire, et par
conséquent la détermination du premier jour du mois de ramadan. En Tunisie, sous la
pression des islamistes, il a fallu abandonner les prévisions scientifiques pour revenir,
comme on le faisait, il y a quatorze siècles, à l’observation directe de l’apparition du
croissant de lune… Mais, on accepte les calculs scientifiques pour les heures de prière…
Il est intéressant de voir comment la théorie de la relativité est perçue aujourd’hui,
par certains sites Internet de fondamentalistes islamistes tels que le site :
http://www.harunyahya.com/fr
de Harun Yahya présenté comme un pseudonyme d’un académicien turc, Adnan OKTAR.
Dans une section intitulée « La relativité du temps et la réalité du destin », la relativité
du temps de la théorie d’EINSTEIN est présentée de la manière suivante : « ...Puisque le
temps est une perception, il dépend entièrement de celui qui le perçoit ; il est donc relatif ».
Aucune mention à la valeur finie de la vitesse de la lumière n’est faite et les conséquences
que l’on en tire ne sont a fortiori pas évoquées.
Dans ce site, c’est la réfutation de la théorie de l’évolution qui est largement développée. Un grand espace y est consacré, en particulier dans un chapitre intitulé « le
mensonge de la théorie de l’évolution », chapitre qui est présenté comme une succession
d’« arguments scientifiques », preuve que la théorie de l’évolution est une « grande
imposture ». Un autre site :
http://www.mensongedelevolution.com
faisant référence à ce dernier, dénonce quant à lui, les conséquences néfastes de cette
théorie sur la société et « révèle les fraudes et les mensonges commis par les partisans
de l’évolutionnisme en “ prouvant ” l’évolution ». Il ajoute que « la seule raison pour
laquelle le darwinisme est encore imposé aux gens par le moyen d’une campagne de
propagande à l’échelle mondiale est due aux aspects idéologiques de la théorie de l’évolution ». Cet aspect idéologique est largement développé pour montrer le danger que
représente cette théorie : « Des idéologies violentes telles que le racisme, le fascisme et
le communisme, ainsi que d’autres conceptions barbares du monde, qui reposent sur le
conflit, se sont toutes inspirées de cette duperie ».
C’est le même type de discours que tiennent les créationnistes chrétiens. Il semble
que les extrémistes musulmans se sont fortement inspirés de leurs attaques contre l’évolution, surtout avec le développement d’Internet. Dans des sites Internet créationnistes,
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par exemple, celui de l’« Association de Science créationniste du Québec » ou le site :
http://www.answersingenesis.org
la théorie de Darwin est accusée de mener à la pornographie, au racisme, au fascisme ;
on lui attribue le concept de race supérieure, c’est donc une philosophie « culminant dans
la “ solution finale ”, l’extermination d’environ six millions de juifs et quatre millions
d’autres personnes qui appartiennent à ce que des scientifiques allemands ont jugé comme
“ races inférieures ” » [2].
Actuellement, le créationnisme le plus puissant est celui des fondamentalistes protestants
attachés à une lecture littérale des textes bibliques. Aux USA, ils ont des organismes dotés de
budgets très importants tels que l’« Institute for Creation Research » ou la « Creation Research
Society ». De plus, une nouvelle forme de mouvement antiDarwin, l’« Intelligent design », le
« dessein intelligent » se développe. À la tête de ce mouvement disposant aussi d’une institution puissante, le « Discovery Institute », on trouve des scientifiques, biochimistes, mathématiciens, biologistes… Pour eux, le monde vivant témoigne d’une irréductible complexité
qui ne peut procéder que d’une intelligence non naturelle. Ils évitent de nommer le créateur ;
pour G. LECOINTRE [3], il s’agit d’un « créationnisme mou, mais offensif ».
Ces mouvements font preuve de beaucoup d’énergie et de ténacité pour investir le
champ de l’éducation, introduire leurs idées dans les programmes d’enseignement des
écoles publiques et agir pour supprimer la théorie de l’évolution des programmes scolaires.
Ils travaillent l’opinion publique, interviennent dans les médias, organisent des conférences dans les universités, ont leurs propres musées…
Aux USA, le système d’enseignement est décentralisé. Chaque État décide sa politique d’éducation ; le conseil de l’éducation définit le contenu du cursus scolaire des
écoles publiques et intente des procès lorsque les programmes ne sont pas respectés en
particulier pour les matières sensibles. Par exemple, le fameux procès du singe, en 1925,
dans l’État du Tennessee : un jeune professeur Thomas SCOPES fut inculpé pour avoir
enseigné la théorie de l’évolution aux élèves de l’école publique de Dayton, bravant une
loi de cet État qui l’interdit. Il fut condamné à une amende de cent dollars, ce procès
suscita beaucoup de réactions aux USA. En 1981, dans l’État de l’Arkansas, sous la pression des créationnistes, une décision législative a eu pour effet d’introduire dans les
programmes scolaires, d’autres hypothèses concurrentes aux théories de l’évolution. En
1999, dans l’État du Kansas, le conseil de l’éducation a mis en place pour les écoles
publiques des programmes où la théorie de l’évolution est absente. Elle pouvait être
enseignée, mais n’était pas au programme des examens : les créationnistes avaient
remporté une victoire qui fit parler d’elle. Au début de l’année 2001, par suite du changement de majorité du conseil, la théorie de l’évolution fut remise au programme. Mais,
les créationnistes ne cèdent pas de terrain et, à la suite des élections de novembre 2004,
la majorité du conseil de l’éducation appartient au clan antiévolution. Le problème de
l’enseignement de la théorie de l’évolution se pose donc à nouveau au Kansas. Il en est
ainsi aussi dans vingt-quatre États des USA [4]. Autre exemple, dans l’État d’Ohio, le
conseil de l’éducation a fait passer une mesure exigeant que l’on enseigne des théories
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alternatives à celle de l’Évolution et encourageant l’enseignement du « dessein intelligent ».
Dans certains États, tels ceux du Missouri et de la Caroline du Sud, il ne s’agit pas
seulement de l’enseignement, mais aussi des manuels scolaires vendus dans les écoles
publiques, qui doivent comporter un ou plusieurs chapitres contenant une analyse critique
sur les origines, certains demandant un traitement égal de l’enseignement de la théorie
de l’évolution et celui du « dessein intelligent ».
Ces mesures suscitent des protestations de scientifiques renommés et peuvent aussi
être annulées par des décisions de justice suite à des procès. Par exemple, le procès intenté
en décembre 2004, en Pennsylvanie, par l’American civil liberties union (ACLU) (1),
représentant onze parents de Dover, contre le conseil d’éducation, pour empêcher que le
« dessein intelligent » soit enseigné comme une science dans l’enseignement public, car
« le dessein intelligent est un cheval de Troie pour réinstaurer le créationnisme religieux
dans les classes publiques scientifiques » [5].
Une association nationale très active pour la promotion et la défense de l’enseignement de la théorie de l’évolution dans les écoles publiques, le « National center for
science education » (NCSE), donne régulièrement l’état des lieux en ce qui concerne cet
enseignement aux USA. Le NCSE rapporte les résultats de récents sondages sur ce que
pensent les Américains de la théorie de l’Évolution. Le sondage Gallup de novembre
2004 (2) donne les résultats suivants.
À la question, « pensez-vous que la théorie de Darwin est une théorie scientifique
qui peut bien être prouvée ou juste une des nombreuses théories qui ne peut pas être bien
prouvée par l’expérience ou est-ce que vous n’en connaissez pas assez pour en parler » :
– 35 % disent que l’évolution est bien prouvée par l’expérience ;
– 35 % disent que non ;
– 29 % disent qu’ils n’en savent pas assez pour répondre ;
– 1 % sans opinion.
Ces résultats sont similaires à ceux de 2001, la première année où Gallup a posé la question.
En Australie, les créationnistes sont aussi très actifs et disposent d’une organisation
puissante, la « Creation science fondation » devenue « Answers in genesis ». Dans l’État
du Queensland, au début des années 1980, l’enseignement du créationnisme fut autorisé
en tant que science dans les écoles. Pour démontrer que ces créationnistes ont commis
des fraudes scientifiques et financières, Ian PLIMER, professeur de géologie à l’université
de Melbourne, a dû intenter une action en justice contre eux. Mais compte tenu de la
force financière de ses adversaires et des particularités du système judiciaire australien,
Ian PLIMER n’a pu mener le procès à son terme (au bout de six ans) qu’en vendant sa
maison [3].
En Europe, le créationnisme est aussi présent : en Angleterre, une des plus grandes
(1)
L’ACLU représentait Scopes au procès du singe de 1925.
(2)
The Gallup Organization, 19 novembre 2004.
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organisations est la « Creation science mouvement », en Allemagne il existe une revue
créationniste qui s’appelle « Wort und wissen », un musée « Lebendige vorwelt » contenant une des plus grandes collections de fossiles dont il existe des descendants dans le
monde actuel, pour tenter de démontrer la très grande stabilité des organismes dans le
temps. En Italie, le 19 février 2004, la ministre de l’Enseignement et de la Recherche a
déposé une proposition pour supprimer la théorie de l’évolution des programmes des
écoles secondaires [6] ; sous la pression d’une pétition ayant recueilli plus de cinquante
mille signatures en quelques jours, la ministre a fait marche arrière [7].
Certes, les organisations antiévolution sont très actives aux USA et dans d’autres
pays majoritairement protestants, mais face à elles, il y a des structures, des associations
qui se battent pour les contrer, qui gagnent des procès. En ce qui concerne les pays
arabes, on a peu d’informations sur l’enseignement de la théorie de l’évolution et les
problèmes qu’il peut poser.
LA RÉAPPROPRIATION DE LA SCIENCE
Nous avons vu un des aspects de l’attitude des extrémistes religieux, le refus de la
science, le deuxième aspect est une certaine réappropriation de la science. Car la science
est trop présente dans le monde actuel pour être ignorée ou totalement rejetée. Vers la fin
des années 1970, est apparue une littérature de scientifiques islamistes, enseignant à
l’université tunisienne, dont l’objectif était de montrer la conformité de la science avec
les textes religieux. Par exemple, Béchir TORKI, docteur d’état en physique nucléaire,
avait publié en 1979 un ouvrage intitulé La science appartient à Dieu où il essayait de
montrer que le Coran avait anticipé des découvertes scientifiques ; par exemple, il donnait
la justification des sept cieux [8] :
« – le premier : le ciel terrien, atmosphère entourant la Terre : 40 km de hauteur ;
– le deuxième : à 40 km # 10 000, la Lune ;
– le troisième : cette dernière distance (10 000, soit quatre milliards de kilomètres, la
distance Terre-Soleil) ;
– le quatrième : cette distance # 10 000, soit cinq années-lumière, distance correspondant aux étoiles les plus proches ;
– le cinquième : en multipliant à nouveau par 10 000, soit 50 000 années-lumière, notre
galaxie ;
– le sixième : à nouveau multipliant par 10 000, un demi-milliard d’années-lumière, les
galaxies les plus proches ;
– le septième : 10 000 fois encore, soit 5 000 milliards d’années-lumière, âge supérieur
à celui de l’univers, le septième ciel dépasse le ciel de l’univers ».
L’explication des sept cieux a aussi inspiré Harun YAHYA dans la présentation des
« Miracles scientifiques du Coran » [9]. On y trouve une autre justification des sept cieux,
en termes de couches atmosphériques allant de la troposphère jusqu’à l’exosphère. Mais,
pour arriver à sept couches, sont prises en compte la classification des météorologistes
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basée sur la variation de la température en fonction de l’altitude et celle des radiophysiciens pour qui le critère est la concentration en électrons libres, quitte à ce que la même
tranche atmosphérique soit comptée deux fois. L’essentiel, encore une fois, n’est pas la
cohérence de ce qui est exposé, mais le résultat – sept couches – que l’on veut retrouver.
En 1990, un professeur de mathématiques à l’université de Tunis, islamiste connu,
a déclaré dans un périodique tunisien que le big-bang a été prévu dans le Coran ; la preuve
la sourate XIII, intitulée « erraad » (le tonnerre), verset 13 : « le tonnerre grondant célèbre
ses louanges. Les anges saisis de sa crainte le glorifient. Il lance la foudre et en atteint
qui il veut. Et l’on ose encore disputer de la puissance de Dieu dont les ripostes sont terrifiantes » [10]. Il est clair que le tonnerre n’est cité que comme un des éléments de la
nature qui se déchaînent.
Le site Harun YAHYA développe dans « Les miracles du Coran », de manière
« moderne » que la création de l’Univers est présentée dans le Coran : la première figure
est l’image du fond cosmologique donnée par le satellite Cobe (lancé en 1990), avec le
commentaire : « les senseurs du satellite… ont détecté les restes de la grande explosion ».
Cette réappropriation de la science par les extrémistes religieux n’est pas une exclusivité des islamistes. Les fondamentalistes hindous considèrent aussi que la science
moderne est contenue dans les Vedas, les textes sacrés fondateurs de l’hindouisme.
M. NANDA [11] cite des exemples concernant aussi bien la mécanique de Newton que la
physique moderne. Les Vedas feraient référence aux lois de l’action et de la réaction de
Newton à travers les lois de « karma » et de la réincarnation. Ils feraient référence à la
physique moderne à travers la théorie des gunas : la matière et l’esprit n’étant pas des
entités séparées et distinctes, trois qualités ou gunas sont partagées par toute la matière,
vivante ou non. Il s’agit de la pureté, l’impureté et l’activité. La physique moderne a
confirmé la présence de ces trois qualités puisqu’il y a trois types de particules, portant
des charges positives, négatives et neutres.
QUAND AVERROÈS REDEVIENDRA IBN ROCHD ?
Les comportements des islamistes face à la science que nous avons décrits, signifient la négation de la pensée libre, libre de toute contrainte, ce qui devrait impliquer que
l’on s’affranchisse de tous les dogmes. Ils ne peuvent être compatibles avec l’essence
même de la science qui est un continuel questionnement, car ils aboutissent à considérer
la science comme une vérité définitive, puisqu’issue de la révélation.
Il est intéressant de constater que l’expérience que j’ai vécue avec des étudiants en
physique de l’université de Tunis est tout à fait comparable à celle décrite par Abdelhafidh HAMDI-CHERIF, lorsqu’il était enseignant en sociologie à l’université de Constantine.
Il avait demandé à un groupe d’étudiantes de deuxième année, de préparer un exposé sur
la notion de vérité. Elles avaient dressé, écrit HAMDI-CHERIF dans la revue Naqd [12],
« un tableau des plus importantes conceptions de la vérité, allant des présocratiques à
BACHELARD en passant par la controverse Al Ghazali-Ibn ROCHD, l’empirisme angloLa science face aux obscurantismes
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saxon ou le spiritualisme français. Mais ce travail de grande érudition s’acheva, en conclusion, par une sentence : ce ne sont là qu’avis de philosophes. Nous, en tant que musulmans, nous avons notre vérité dans le Coran et la Sunna ». La science leur reste extérieure.
Cette attitude de distanciation ou de refus de la science n’est pas propre à l’islam.
Elle a existé en Occident. On ne peut oublier les souffrances infligées à Giordano BRUNO
pour avoir osé parler de l’infini des mondes. On ne peut oublier le procès de GALILÉE.
Ce n’est qu’en 1822 que le Vatican leva les interdits sur les œuvres de GALILÉE ; la question sera revue par la Congrégation du Saint-Office en 1982 puis en 1984, sans qu’il soit
réhabilité. C’est avec GALILÉE que la science moderne est née et, depuis, elle continue à
se développer dans le monde occidental. Même s’il ne faut pas négliger la puissance des
mouvements créationnistes protestants ou du mouvement « intelligent design » qui se
présente comme « scientifique », l’Occident a une longue tradition de modernité et on ne
peut comparer l’incidence des courants fondamentalistes dans les pays occidentaux et
dans les pays musulmans. Aujourd’hui, les moyens de communication que la science a
permis de développer de manière vertigineuse ces dernières années, sont un outil que les
islamistes ont su exploiter au mieux : entre les cassettes audio, les télévisions et les sites
Internet, ils offrent aux musulmans crédules un discours qu’ils habillent « d’arguments
scientifiques ». En cela, ils ont parfaitement imité les fondamentalistes chrétiens qui tiennent à une lecture littérale de la création et s’opposent fermement à la théorie de l’évolution ; il est frappant de constater à quel point leur discours est analogue, assimilant la
théorie de l’évolution à une idéologie matérialiste, donc immorale et responsable de tous
les maux de la société.
Se voulant « modernes », mais rejetant l’Occident et ses valeurs, les islamistes développent par ailleurs un discours qui veut montrer, citations du Coran à l’appui, que la
science moderne était déjà présente dans le Coran, une manière de s’approprier cette
science née en Occident. Ils veulent montrer qu’elle est dans la révélation. Ils refusent
d’admettre que l’homme ait élaboré une représentation de l’univers qui nous entoure en
termes de lois fondamentales : c’est inacceptable, car d’une part, tous les mystères de la
nature sont expliqués dans le Coran, d’autre part, Dieu gouverne la nature ; elle ne peut
donc lui échapper par des lois. Cette attitude a des racines profondes liées à une conception de la foi qui exclut le pouvoir de la raison qui pourrait l’éloigner de Dieu, créateur
du monde.
Les islamistes adoptent la pensée antirationaliste de GHAZALI, théologien philosophe
du XIe siècle. Auteur de plusieurs ouvrages dont Autodestruction des philosophes et
Erreur et délivrance, GHAZALI écrit : « tous les processus naturels représentent un ordre
fixé par la volonté divine, que celle-ci peut rompre à tout moment »… ([13], p. 258).
« C’est ainsi que le soleil, la lune, les astres, les éléments sont soumis aux ordres divins :
rien en eux ne saurait agir spontanément… Quoique sans rapport avec la religion, les
mathématiques sont à la base des autres sciences. Celui qui les étudie risque donc la
contagion de leurs vices » [14].
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GHAZALI rejette toute soumission de la nature à des lois qui enchaîneraient la
volonté de Dieu : « le cosmos est volontaire. Il est création permanente de Dieu et n’obéit
à aucune norme… Le premier maître est Dieu et la connaissance se transmet par la révélation […] et […] par l’intermédiaire des prophètes… » [15].
La démarche antirationaliste des islamistes aujourd’hui, constitue un frein majeur
au développement culturel et scientifique des pays musulmans, pays consommateurs et
non-créateurs de science. Dans ces pays, la pensée scientifique est d’une certaine manière
moins libre qu’à certaines époques de l’histoire musulmane qui a connu de grands philosophes tels qu’Ibn ROCHD (XIIe siècle) (AVERROÈS pour les Latins). Connu pour ses
commentaires des écrits d’Aristote et pour son œuvre philosophique, Ibn ROCHD a
contribué à la séparation entre foi et connaissance, religion et philosophie. Pour lui, la loi
divine appelle à étudier rationnellement les choses et ne se trouve pas en contradiction
avec la philosophie. Dans son fameux ouvrage Autodestruction de l’autodestruction où
il répond à GHAZALI, il écrit : « Rien ne prouve mieux la sagesse divine que l’ordre du
cosmos. L’ordre du cosmos peut être prouvé par la raison. Nier la causalité, c’est nier la
sagesse divine, car la causalité est une relation nécessaire. La seule fonction de la raison
est de découvrir la causalité, et celui qui nie la causalité, nie la raison et méconnaît la
science et la connaissance ».
Mais Ibn ROCHD fut persécuté à la fin de sa vie et ses livres ont été brûlés. Des
exemplaires furent retrouvés en Occident, traduits en hébreu et en latin, contribuant à
l’émergence d’une pensée moderne en Occident. Dans le monde arabe, pendant des
siècles, c’est la pensée de GHAZALI qui a régné sur les esprits et Ibn ROCHD est passé
presque inaperçu. On regrette qu’il n’ait été qu’AVERROÈS, car c’est en Europe chrétienne
que, à partir du XIIIe siècle, s’est développée cette pensée moderne qui a permis de passer
du texte sacré que l’on prend à la lettre, au texte que l’on interprète, ce qui laisse une
place à la raison. Henri CORBIN ([13], p. 345) cite ce mot d’AVERROÈS : « O hommes ! je
ne dis pas que cette science que vous nommez science divine soit fausse, mais je dis que,
moi, je suis sachant de science humaine » et ajoute, « on a pu dire que c’était là tout AVERROÈS » ; « l’humanité nouvelle qui s’est épanouie à la Renaissance est sortie de là » [16].
Aujourd’hui, face aux intégristes, des intellectuels du monde arabe font entendre
leurs voix pour proposer une autre vision de l’Islam, reprenant à leur compte certaines
avancées exprimées à l’aube de l’Islam et qui n’ont pas pu fructifier en leur temps. Ils
proposent de rompre avec la lecture littérale de certains versets et d’entreprendre une
démarche d’herméneutique.
Combattre les extrémistes, c’est aussi faire en sorte que nos jeunes soient armés
pour ne pas se laisser embrigader. C’est par la culture, l’enseignement des humanités,
l’enseignement de l’histoire des sciences, que nos jeunes peuvent échapper à cette fermeture, mais cela suppose une véritable prise de conscience de la nécessité de réinvestir le
secteur de l’éducation que les intégristes avaient occupé pour façonner l’esprit des jeunes.
En Tunisie, une réforme de l’éducation a été engagée en 1989 pour améliorer le
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contenu des programmes et des manuels scolaires. Car, malgré le bon départ qu’a eu le
secteur de l’éducation au lendemain de l’indépendance, les programmes et manuels
scolaires ont été infiltrés par les idées les plus rétrogrades ; les cours de philosophie
étaient devenus des cours de philosophie islamique ; dans les cours d’instruction religieuse, on faisait abstraction des réformes législatives modernes. Ainsi, par exemple, on
continuait à enseigner la polygamie qui avait pourtant été interdite… Dans les cours
d’histoire, on survolait rapidement tout notre passé préislamique (les gloires de Carthage,
la civilisation raffinée à l’époque romaine) pour montrer que la Tunisie était devenue un
pays civilisé grâce à l’islam.
Tous les programmes ont été changés par suite de cette réforme, surtout dans les
matières sensibles. Une totale refonte des cours d’instruction religieuse a été entreprise :
la religion musulmane est présentée de manière libérale, conforme aux théories des
penseurs musulmans modernes ; l’histoire est axée sur l’aspect de l’évolution des idées
en insistant sur le Siècle des lumières ; on présente l’histoire de la Tunisie qui a été
successivement berbère, punique, romaine, vandale, byzantine, musulmane et arabe, de
sorte que le jeune Tunisien se réconcilie avec son passé. Dans les cours de biologie, la
théorie de l’évolution est enseignée, ce qui fait dire à un lecteur du New York Times [17]
en réaction à un article présentant cette réforme [18] : « au moment où la Tunisie fait
progresser ses écoles vers l’avenir en enseignant l’évolution darwinienne, l’Ohio régresse
vers le passé en envisageant l’enseignement de la doctrine religieuse fondamentaliste qui
soutient que la vie est le produit d’un concepteur intelligent… ».
BIBLIOGRAPHIE ET NETOGRAPHIE
[1] LAROUI F. « Ne nous parlez pas de Darwin ». Jeune Afrique l’Intelligent, n° 2301,
13-19 février 2005.
[2] BERGMAN J. « Darwinism and the Nazi Race Holocaust ». Creation Ex Nihilo Technical Journal, 1999, 13, (2), p. 101-111, ou http://www.answersingenesis.org
[3] LECOINTRE G. « Évolution et créationnismes». [email protected]
[4] PARKER L. « School science debate has evolved ». USA Today, 28 novembre 2004.
[5] ACLU/AU Press Release. « Pennsylvania Parents File First-Ever Challenge to
“ Intelligent Design ” Instruction in Public Schools ». December 16, 2004,
http://www.aclu.org/religion/index.html
[6] SUSANNE C. « L’enseignement de la biologie et l’évolution (humaine) en péril ? »,
Antropo, 2004, 8, p. 1-31.
[7] Journal La Republica, 28 avril 2004.
[8] TORKI B. La science appartient à Dieu, (en langue arabe). Tunis, 1979, p. 112.
[9] Les miracles du Coran, http://www.harunyahya.com/fr
[10] Le Coran, traduction de S. MAZIGH. Paris : Éditions du Jaguar.
[11] NANDA M. « Postmodernism, Hindu nationalism and “Vedic science” ». Frontline
(India’s National Magazine), january 2004, vol. 20, n° 2, p. 78-91.
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[12] HAMDI-CHERIF A. « De quelques blocages dans l’accès au savoir : l’identité comme
obstacle épistémologique ». Naqd, revue d’Études et de critique sociale, n° 13 (Science,
savoir et société), p. 101.
[13] CORBIN H. Histoire de la philosophie islamique. NRF, idées, 1964.
[14] AL-GHAZALI. Al-munqid min adalal : erreur et délivrance, p. 75, traduction française par F. JABRE, Commission libanaise pour la traduction des chefs d’œuvre,
Beyrouth, 1969.
[15] CHARFI M. et MEZGHANI A. Introduction à l’étude du droit, § 386 et 397, CNP,
Tunis, 1993 (en arabe).
[16] QUADRI G. La philosophie arabe dans l’Europe médiévale. Traduction R. HURET,
Paris : Payot, 1947.
[17] The New York Times, 18 mars 2002.
[18] CHARFI M. « Reaching the Next Muslim Generation ». The New York Times, 12 mars
2002.
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Physicienne
Ancienne directrice de l’Institut préparatoire aux études scientifiques et techniques
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