Leadership 10/12/03

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James G. MARCH
Thierry WEIL
LE LEADERSHIP
DANS LES
ORGANISATIONS
Un cours inédit de James March
rédigé et annoté par Thierry Weil
Les Presses de l’École des Mines
Paris, 2003
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© École des mines de Paris, 2003
60, boulevard Saint-Michel, 75272 Paris CEDEX 06 - FRANCE
http://www.ensmp.fr/Presses - [email protected]
ISBN : 2-911762-50-9
Dépôt légal : décembre 2003
Achevé d’imprimer en décembre 2003
Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et d’exécution réservés
pour tous les pays.
Légende photo de couverture :
Photo de James G. March dans la salle du Conseil de l’Hôtel Matignon, devant une tapisserie
représentant Don Quichotte dansant au bal donné en son honneur par Don Antonio, extrait du film
réalisé par Steve Schecter « Passion et discipline : les leçons de Don Quichotte sur le leadership »
© 2003 by the board of trustees of Leland Stanford Junior University.
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TABLE DES MATIÈRES
Préface de Jean-Claude Thoenig
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Avant-propos : Pourquoi ces notes ?
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A footnote to the book, by James G. March
13
The educational dilemma
13
The principles
14
The structure and mechanics
15
The results
15
Introduction : une curiosité pédagogique
17
• Une approche originale d’un sujet galvaudé
17
• L’organisation du cours
19
• Une restitution biaisée et sélective
20
• Les questions liées au leadership
23
• Y a-t-il tromperie sur la marchandise ?
27
Othello : leadership et vie privée, innocence et habileté,
vengeance et ordre social
31
• Prologue sur l'appréciation des leaders
31
• Vie privée et rôle public
33
• La vengeance peut-elle servir l’ordre social ?
36
• L’habileté, l’innocence et la vertu
38
Pourquoi les hommes agissent-ils comme ils le font ?
• Les personnages d’Othello
Sainte Jeanne : les hérétiques sont-ils fous ou géniaux ?
38
43
47
• Exploitation et exploration
47
• Peut-on rendre créatifs des leaders sélectionnés pour leur fiabilité ?
48
• Diversité et unité
52
• Sainte Jeanne
54
Guerre et Paix : ambiguïté, incohérence et insignifiance
• Ambiguïté et incohérence : le chant d’amour d’Alfred Prufrock
59
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• Les leaders face à l’ambiguïté
• Un roman dont la structure reflète une vision de l’histoire : l’insignifiance
L’ordre social dans « Guerre et paix »
• Qu’est-ce que le pouvoir ?
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63
65
65
L’impuissance de la puissance
66
Pouvoir et hiérarchie
67
Le pouvoir vu par ceux qui n’en ont pas
68
Assumer l’ambivalence du pouvoir
68
• Identité et ordre social : les personnages de Guerre et Paix
Héroïsme et insignifiance
• L’ordre social méritocratique
69
71
73
Pourquoi sommes-nous déçus par nos chefs
73
Pourquoi les chefs ne sont-ils pas spécialement malins ?
74
Sexe et leadership
79
• Le caractère sexué du leadership dans les organisations
80
• Sexualité et organisations
84
Fantasmes privés et contrôle social des comportements
84
Le harcèlement sexuel
86
Les relations sexuelles
88
Les comportements sexuels ambigus
90
• La sexualité des leaders
90
• Les organisations efficaces sont-elles féminines ?
92
Des organisations efficaces sans leader héroïque
93
Don Quichotte et la vertu de l’engagement arbitraire
97
Un curieux roman
Don Quichotte et la réalité
97
98
Réalité, identité, vision : implications pour le leadership
100
La vision de la vie de don Quichotte
101
Autres leçons de don Quichotte aux leaders
103
• Des visions, des actes et des espoirs démesurés
105
Des héros pour nous protéger de notre insignifiance
105
L’étoffe dont sont faits les rêves
106
• Les plaisirs de l’action
Plombiers et poètes
Que font réellement les leaders ?
108
113
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ANNEXE 1 : L'intelligence contre la raison,
un survol de l'œuvre de James March
• Misères de la Raison
117
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La rationalité limitée ou la critique de la raison pure
117
L’exécution de procédures adéquates ou la critique de la raison pratique
119
L'apprentissage contrarié ou la critique de la raison dialectique
120
La technologie de la folie ou la critique de la raison immédiate
• Splendeurs de la Raison
121
122
Les grâces de l'orthodoxie
122
L'usage rigoureux et efficace de la raison
123
La raison systémique ou la quête de l’intelligence
123
• La rédemption par l'enthousiasme
123
La nécessité collective des paris individuels
123
Comment rendre attrayant le pari de l'exploration
124
Au-delà de la rationalité : la poésie, l'intuition et l'enthousiasme
124
Les institutions ne sont pas fondées sur le seul marchandage
124
L'action insignifiante
125
L'optimisme sans espoir
125
Les organisations prosaïques et le jardinage
125
ANNEXE 2 : Autres questions à préparer entre deux cours
127
ANNEXE 3 : Résumé succinct de quelques œuvres étudiées
129
ANNEXE 4 : Les organisations prosaïques et les leaders héroïques
134
• Qu'est ce qui fait l'efficacité d'une organisation ?
134
• Les dirigeants doivent-ils leur réussite à leur mérite ?
136
• Les petits détails qui font que ça marche … quand ça marche
138
• Faut-il dire la vérité aux patrons ?
140
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« March is not to be understood,
But to be enjoyed »
Johan P. Olsen
NOTE LIMINAIRE DE JAMES MARCH
The debt I owe to Thierry Weil is too great for words (at least English
words). Over several years of colleagueship and friendship, he has
made my life better, both in France and in California. It has been a
pleasure to know him and, through him, his family and his colleagues.
I believe it was Rabelais who wrote: L’appétit vient en mangeant. So it
has been with him.
In the present book, Thierry has honored me by trying to interpret the
lecture notes for a course I taught for several years at Stanford
University. His effort celebrates the glories of translation, the
simultaneous conversion of notes into text and English into French. As
impresario of the celebration, he has produced a version of the lecture
notes that undoubtedly renders them more articulate than they were.
He has found ideas that I hope were hidden in the notes but might well
have eluded other people. I will happily claim responsibility, but with
more appropriateness than usual, the responsibility is shared. And if by
any chance there remains any lack of clarity in the text, it reflects my
unrelenting ambiguity, not his misunderstanding. I could not have
asked for a better translator.
James G. March
Stanford University
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PRÉFACE
Le génie marchien
La pensée marchienne est déroutante.
La personne de James March jouit de la stature d’un immense savant en
sciences sociales. Citer ses nombreuses publications est devenu une obligation.
Pourtant, comment classer son oeuvre ? En termes de disciplines, ses thèmes et
ses contributions couvrent un éventail qui va de la sociologie des organisations à
la science politique, en passant par la gestion et par l’économie. Qui plus est,
dans un monde qui se différencie avec une grande délectation en écoles ou en
paradigmes, il échappe à tous et inspire beaucoup. Certains de ses collègues, qui
ne sont pas les derniers de la classe, dopent leur créativité par la lecture de ses
écrits. Il donne le vertige par sa boulimie de connaissance. Pourtant au final, les
tenants de la science dite normale restent dubitatifs. Les apports de l’auteur ne
pourraient guère se formaliser par un cadre axiomatique. Quant aux maisons
d’édition, si le nom de James March est un label prestigieux, le contenu de ses
livres leur paraît fort hétérodoxe et le risque économique est perçu comme trop
fort par rapport à ce qu’elles pensent être un profil de « best seller ».
La pensée marchienne est-elle vraiment mue par un véritable projet
scientifiquement recevable? On pourrait par moments en douter. Le livre de
James March et de Thierry Weil parle d’art. James March ose même écrire et
publier des volumes de poèmes qui allient sensibilité et profondeur. De là à
conclure qu’il est d’abord et avant tout un esthète impénitent et un hédoniste
raffiné pour qui les sciences sociales ne composent pas l’essentiel du projet de
vie, le pas serait trop vite franchi.
Son activité en sciences sociales, l’écriture d’articles et l’analyse rigoureuse
ne se réduisent pas chez lui à une pratique professionnelle sur le lieu de
travail, le goût pour la musique ou la littérature meublant le seul univers de la
vie privée et des moments de loisirs. Au contraire, science et art se fécondent
chez lui en permanence.
La pensée marchienne est habituellement associée à des expressions qui font
aujourd’hui partie du patrimoine des sciences sociales : le néo-institutionnalisme,
le modèle de la poubelle, l’allocation d’attention, l’anarchie organisée, etc. A y
regarder de plus près, de tels mots sont plus proches de la métaphore que de
concepts solides. Le recours à la métaphore est une pratique poétique courante.
Si elle remplit une fonction importante, elle reste sous-utilisée dans le travail
scientifique. Son usage se justifie en tant qu’il aide à questionner la validité de
concepts tenus pour acquis, de faire apparaître des postulats explicites et de
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critiquer les modèles théoriques qu’ils recouvrent. L’artiste permet au savant de
faire place à son intuition. Ainsi est facilitée la formulation de nouveaux
schèmes interprétatifs et conceptuels. La poésie, la littérature et la musique
servent de stimuli pour l’analyse et la compréhension des faits. La métaphore
n’est donc ni fausse ni vraie en soi. Sa valeur se juge à l’aune de sa capacité
à améliorer la connaissance.
« Leadership et organisation » fait partie des métaphores vertueuses pour
comprendre la vie des entreprises humaines. Le présent ouvrage offre une
démonstration éclatante de cette quête entêtée du non-conformisme dans la
relecture de grandes œuvres de la littérature. Il montre James March à l’œuvre,
comme découvreur construisant des systèmes d’interprétation plus performants
dans un monde qui est par ailleurs traversé de vérités provisoires et de régularités
fuyantes. Sa lecture est donc une référence obligée pour celui dont la production
de connaissance est le métier.
Le livre de James March et de Thierry Weil reflète aussi l’esprit rebelle qui
sous-tend le génie marchien.
Le cours de James March est un défi lancé à une approche aujourd’hui
dominante au plan institutionnel : le MBA. Il propose une démarche scientifique et
intellectuelle pour l’enseignement de masse dans les écoles aussi normalisées
que les « Business Schools », de surcroît en sollicitant de grands textes
classiques du roman et du théâtre. Il fallait oser imaginer cette démarche et la
mener à bien.
A maintes reprises, j’ai constaté que des dirigeants d’entreprise cultivaient un
jardin secret : la lecture d’œuvres célèbres et d’auteurs classiques portant sur l’art
de la guerre et la conduite des batailles. Clausewitz et Sun Tse, Epaminondas et
Napoléon leur fournissent une source de réflexion et de stimulation pour affronter
la concurrence, penser une stratégie, formuler une tactique et mobiliser un corps
social sur le champ de bataille. Par comparaison, le savoir diffusé par les sciences
de la gestion leur paraît singulièrement réducteur et peu adapté à l’action dans la
vie des affaires.
Le livre de James March et Thierry Weil fait appel à des œuvres moins
militaires mais tout aussi traversées de fureur et de passion. En demandant à ses
étudiants et à ses lecteurs de lire Cervantès, Shakespeare ou encore Tolstoï, il
joue sur le registre de la provocation, il signe un acte de rébellion.
James March n’est pas un adepte de la dénonciation critique sur la scène
publique. Si une situation ne lui convient pas scientifiquement, si une idée lui
paraît moralement peu supportable, il préférera d’abord se taire et s’éloigner. Mais
il répliquera en nourrissant tôt ou tard son argumentation par son travail en
sciences sociales. C’est pourquoi ses rares coups de gueule, polis et mesurés,
prennent tant de force.
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En un certain sens « Leadership et organisation » est la façon qu’ont James
March et son co-auteur de répondre à une inquiétude intellectuelle et
institutionnelle. Le cours dont le livre est issu est une solution qu’offre le
pédagogue pour résoudre le problème que le savant énonce. La formation à la vie
des affaires actuellement dominante dans les « Business Schools » serait
confrontée à (et victime d’)une contradiction dangereuse.
Les « Business Schools » promettent une formation professionnelle qui
éduque les futurs praticiens par et à la connaissance scientifique, sciences
sociales en tête. Or cette connaissance est dans les faits de moins en moins
transférée, en particulier depuis une vingtaine d’années. La formation par la
recherche cède la place à la formation par le bachotage. En classe, face aux
futurs diplômés de MBA, il n’existe plus guère d’autre enseignement que celui
dispensé par des « trainers » sur le seul registre du « training ». Les scientifiques
et la logique de recherche ont déserté ou ont été écartés de la salle de classe.
L’école se réduit à fonctionner comme le bras du marché du travail. Elle
sélectionne et certifie des diplômés. Elle devient le petit séminaire de la
communauté des affaires. Elle diffuse et légitime les valeurs acceptables et les
normes convenues par le monde de l’entreprise.
Cette dérive est alimentée de nombreuses manières. Les étudiants sont gavés
de modèles formalisés, de signaux forts et d’outils procéduraux. Se construit dans
leur esprit une image du monde et de l’action qui privilégie le postulat de certitude,
une posture prescriptive et la prééminence d’un manager – designer. L’excellence se
réduit à la formulation de solutions. On apprend à agir par réflexe conditionné.
Apprendre à penser devient secondaire. La connaissance en tant qu’elle traite d’un
monde incertain, de signaux faibles, d’une action incrémentale, de rationalités
hétérogènes, de contextes variables et spécifiques, et d’une appropriation
responsable des conséquences de l’action ne trouve guère sa place dans des usines
à former. On ne pense plus guère de façon libre et créative, on assimile un « prêt à
penser » et un « prêt à faire ».
Ce n’est pas le moindre des mérites de l’ouvrage de James March et de
Thierry Weil que de rappeler au manager quelques vérités profondes. Par
exemple, il n’y a pas de cause définitivement entendue en matière de leadership.
A en croire l’air du temps, le problème serait tranché. Le meilleur des
mondes serait envisageable quand, et seulement quand, un chef, un dirigeant,
un meneur conduit et encadre une masse à laquelle il fournit une vision ou un
destin, et dont il constitue le dénominateur commun ou le point de référence
émotionnel et normatif.
En politique, en affaires, dans la vie privée, un facteur de distinction fait la
différence : le leader, soit en dernier ressort un phénomène lié à des
caractéristiques singulières d’individus, non pas de circonstances, de contextes
ou d’organisation.
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Les marchands de conseil et de formation ne s’y trompent pas. Ils se
dépêchent d’offrir des produits dont l’intitulé fait explicitement référence au
leadership. Les enseignes fleurissent qui vendent du leadership créatif ou encore
du leadership mobilisateur. Curieux retournement ! Les années 1960 à 1980
auront marqué le triomphe de l’organisation, de la quête de la rationalité
scientifique, de la croyance dans les procédures et les techniques. Aujourd’hui
l’excellence est attendue de l’action de personnes hors du commun, de vertus
comme le charisme et l’intuition.
Il est facile de souligner combien une telle perspective est discutable et fragile.
Scientifiquement le leadership reste un objet évanescent sinon flou pour les
sciences sociales. A quoi la faute ? A la négligence dont font preuve leurs
chercheurs ou bien au fait que le mot désigne un phénomène sans fondement
rigoureux ? Le fait est que le commerce de la formation recycle parfois de façon
opportuniste des contenus et des techniques dont le lien avec le leadership n’est
pas évident : le 360 degrés, la dynamique de groupe, etc.
L’ouvrage qui est offert par James March et Thierry Weil enrichit de façon
magistrale la connaissance et la prescription en la matière. Il réhabilite les
dilemmes moraux et la vie intime. Il traite de pouvoir et d’enthousiasme. Il suggère
que, pour mieux cerner l’essence du leadership, il faut dépasser les définitions
étroites qu’en donnent les sciences sociales. S’il se permet de nombreuses
audaces, il le fait de manière responsable. Ses deux auteurs ne sont ni des
imprécateurs ni des essayistes, mais des éducateurs par la recherche.
Jean-Claude THOENIG
Directeur de recherche au CNRS
Groupe d'analyse des politiques publiques (GAPP)
Ecole normale supérieure de Cachan (ENS)
Professeur à l’INSEAD
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AVANT-PROPOS
Pourquoi ces notes ?
Au printemps 2000, j’ai publié une « invitation à la lecture de James March ».
Je n’étais certainement pas la personne la plus qualifiée pour rédiger un tel
ouvrage, mais je regrettais que les écrits de Jim March paraissent souvent
difficiles d’accès à mes étudiants qui manquaient de perspective sur l’ensemble
de son œuvre. L’écriture de ce livre m’offrit l’occasion précieuse de lire beaucoup
de textes qui m’étaient inconnus et d’en découvrir certains qui n’avaient pas eu la
gloire qu’ils méritaient, comme la thèse d’anthropologie de James March. Une de
mes grandes frustrations restait que le célèbre cours de March sur le leadership
dans les organisations, dont tant d’anciens étudiants parlaient avec émotion,
n’avait jamais été publié. Selon March, un tel cours, sous forme écrite,
s’éloignerait beaucoup trop de tout ce qui était acceptable pour un public
universitaire, au moins américain.
Après la publication de mon livre, Jim me confia toutefois une copie de ses
notes de cours, à partir de laquelle j’ai rédigé ce qui suit. Beaucoup d’allusions
faites en style télégraphique ou dans un anglais qui dépasse mes compétences
me restaient obscures, d’autant plus que je n’ai jamais assisté moi-même au
cours. Rien ne me qualifiait donc particulièrement pour ce travail, sinon l’envie
qu’il fût fait. Jim March avait, au moins provisoirement, renoncé à mettre son cours
en forme, et mon espoir est que cette transcription infidèle le poussera à publier
enfin son cours tel qu’il aimerait le lire1.
Quelques autres raisons s’ajoutent aux précédentes. D’une part, enseigner un
sujet reste la meilleure manière de s’y initier soi-même. D’autre part, j’ai eu le
privilège de recevoir de nombreux enseignements de qualité, ce qui me fait un
devoir de restituer quelque chose. Certains le font en prenant des responsabilités et
en assumant des tâches difficiles dans des métiers très exigeants. C’est d’eux que
parle ce cours. D’autres ont des vies moins exposées, et accomplissent leur devoir
de retour par des tâches de recherche aux résultats aléatoires ou par des activités
d’enseignement aux conséquences ambiguës. L’écriture de ce texte est donc aussi
un hommage à l’institution qui m’emploie et me laisse la liberté de choisir les tâches
auxquelles je me consacre, à charge pour moi de tenter qu’elles soient parfois utiles.
Ainsi que je l’enseigne à mes jeunes camarades du Corps des mines, notre situation
privilégiée et notre statut protecteur nous donne une obligation morale de prendre
des risques ou d’entreprendre des actions gratuites ou peu gratifiantes socialement,
qui constitueraient un risque plus lourd pour d’autres.
1 James March a fait récemment un premier pas dans cette voie en réalisant avec Steve Shecter le film « Passion et
discipline » sur les leçons de Don Quichotte pour le management (© Stanford University, 2003).
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Ce texte est également un hommage à mon père, ma première image de
leader, qui a travaillé durement sans en profiter assez lui-même, me donnant la
possibilité psychologique, intellectuelle et matérielle de ne pas poursuivre à tout
prix une carrière traditionnelle de dirigeant. C’est aussi un hommage à certains
chefs que j’ai côtoyés dans les structures les plus diverses ainsi qu’à tous ceux
qui contribuent, dans des rôles plus obscurs mais essentiels, au bon
fonctionnement des organisations. C’est enfin, par son sujet même, un hommage
aux poètes, aux créateurs, aux rêveurs, aux amis, qui par leurs œuvres, leurs faits
et l’humanité de leur existence, enrichissent et embellissent nos vies.
Thierry Weil
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A footnote to the book,
by James G. March
Thierry Weil has asked me to provide some kind of footnote to this book that
would clarify the context of the lecture notes on which the book is based. The
present note attempts to do four things, all of them very briefly: (1) To sketch the
educational dilemma that provides the background for the course in which the
lectures were given. (2) To specify the basic principles underlying the course and
lectures. (3) To describe the structure and mechanics of the course and the ways
in which the material presented here was used. (4) To describe the results of the
course for students and for me. There is nothing unusually mysterious about any of
these things.
The educational dilemma
It is hard for any school of management to avoid the teaching of “leadership”. Among
managers and commentators on management, leadership is seen as essential to
effective organizations, innovation, efficiency, and indeed all positive results in
organizations. Students of management want to know the secrets of leadership.
Leaders and professors are eager to reveal them. The demand for leadership
education generates an endless supply of leadership wisdom. Courses and writings
on leadership proliferate apparently without limit.
This cornucopia of wisdom struggles with two obvious problems:
First, leadership is observable primarily through its effects. Past organizational
successes and failures can be credited to the presence and absence of
leadership in the stories of history, but causal links between the attributes and
behaviors of leaders and the outcomes of organizational life are difficult to
establish. If the only way leadership is established is by the consequences
attributed to it, the proposition that leadership produces organizational
effectiveness easily becomes a tautology.
Second, and at least partly because of the first, rather little is known about
leadership in the sense of knowledge that depends on systematic studies that
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Le leadership dans les organisations
are sensitive to the difficulties of making causal inferences from the stories of
history. A great deal is believed about leadership. It is a topic of bars, beauty
shops, pulpits, magazines, and classrooms. The beliefs may be strongly held
and expressed, but they are typically unverifiable and often contradictory.
These problems are neither obscure nor unknown. They are conspicuous and
widely recognized.
Leadership poses a teaching dilemma for a school of management. The
importance of leadership does not assure that schools of management have
anything to teach about it. The problem is not unique to leadership. Any educator
knows that the importance of a topic is not particularly well correlated with
knowledge about it or its susceptibility to teaching. Topics such as “success” or
“virtue” or “love” are similarly important without necessarily being easily taught.
This is the problem that I faced when I was asked to teach a course on leadership.
Students wanted to know how to become a leader and how to act effectively as a
leader. The research literature provided only very modest help in answering such
questions. To illustrate what was known about the former, I used to point out to students
that four important decisions they make early in life account for more of the explained
variance than any other variables that have been studied: (1) When they were born. (2)
Where they were born. (3) Who their parents were. (4) What sex they were. Most
students did not find this especially helpful. With respect to what styles, orientations, or
actions are reliably associated with effective leadership, the overwhelming indication of
the research literature is either that we do not know what makes effective leaders or that
it depends very heavily on context. The results (or lack of them) are very interesting to
scholars who study organizations. They say something significant about organizations
and the writing of their histories. They are important things for would-be leaders to
understand. But they do not provide much in the way of positive help.
The principles
I became convinced of two principles that subsequently became the axioms on
which a course was built. The first principle was that leadership education had to
probe deeply into the underlying problems of leadership and that these problems,
properly identified, would prove to be indistinguishable from fundamental problems
of life. The second principle was that an examination of these problems would have
to involve the use of ideas and discussions drawn not only from the social and
behavioral sciences but also from the novels, poems, and plays of great literature.
Those two axioms had some implications for teaching a course in a school of
management. The most important implication was that the course would be
intellectual in the sense that it would ask students to address fairly deep questions
by considering works of significance within the literary canon. It would focus on
ideas and the relation among ideas, viewpoints and their implications for thinking
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A footnote to the book, by James G. March
about life. There were other implications: The course did not particularly try to
identify “leaders” in literature but rather looked for ways in which the works
illuminated the issues. It tried to communicate an aesthetic in which a literary piece
was considered as a work of art, rather than as a collection of brief quotations, thus
to be absorbed for its own sake before being used to address any specific prior
question. It encouraged a pursuit of relevance but did not offer it.
The structure and mechanics
The ambitions for the course were pretentious and were, of course, fully achieved
only in my imagination. Nevertheless, the course was a joy. It was also a large
course (300-400 students) by Stanford standards with a heterogeneous group of
participants. Those formally enrolled in the course included about 50%
undergraduates, about 25%-35% MBA students, and about 15%-25% postgraduate students from schools (e.g., humanities and science, engineering, law,
education) other then the business school. They were typically joined by about 2040 participants who were not formally enrolled and included visiting professors,
relatives of students, and people from the community.
The course proceeded in a conventional way. It involved five hours of class time
each week. There were two two-hour lecture periods, scheduled from 8-10 a.m.,
a time that was viewed by many students as draconian but which tended to limit
attendance to those who were interested. In addition, there was a series of onehour discussion periods on Friday of each week.
Each lecture period involved a lecture lasting 60 to 75 minutes. The lecture notes
form the basis for the present book. The remainder of the lecture period was
devoted to a class discussion of a “Query” posed the previous session and
intended to clarify and extend some aspect of the lectures or reading, or simply to
stimulate thought. Many of these queries posed some thesis that might be viewed
as provocative and invited comment. Others sought to encourage some analysis.
Others attempted to focus on some aspect of the reading. On three or four
occasions, the query period was devoted to a visiting “leader” who talked and then
engaged the students in conversation. Participation in the Friday discussion
periods was entirely voluntary. It was possible to attend none, one, or more on any
particular Friday. The agenda for each session was organized around questions
raised by students at that session.
The results
The course was successful in the sense that students attended it without any
coercion on the part of the system, and in the sense that I enjoyed teaching it. Great
literature was read and discussed; key dilemmas of life were debated. That is
something, I believe.
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Le leadership dans les organisations
Were better leaders produced, or were people more confident in their decisions to
become leaders or avoid becoming leaders? I do not know. One of the glories of
a teaching career is that you almost never hear later from students who did not
like your course or concluded you were crazy or irrelevant. So, when I hear from
students in the course who felt the course spoke to them, I conveniently forget the
sampling bias and imagine that they speak for the whole group.
Did I learn from the experience? Without any question, yes. One of the great
advantages that I had in discussing Shakespeare, Shaw, Tolstoy, and Cervantes
was that I was not a literary scholar. I could not intimidate students with my
expertise but could join in a conversation from which I learned a great deal.
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Introduction :
une curiosité pédagogique
« I am not what I am »
(Iago, in Othello, I,1)
« Yo sé quien soy »
(Don Quichotte)
Restituer un cours auquel on n’a pas assisté soi-même, d’après les notes
elliptiques du professeur, est un exercice délicat, motivé par le désir de conserver
une trace même très imparfaite d’une œuvre originale sur le fond comme sur la
méthode pédagogique.
Je vais tenter dans cette introduction de donner quelques indications sur le
contexte du cours, la manière dont il était enseigné et les conventions que
j’utiliserai pour distinguer ce qui est attribuable à James March et ce qui relève de
mon commentaire ou de mes choix de présentation.
Une approche originale d’un sujet galvaudé
On sait combien la littérature de management d’aéroport abonde, surtout en
Amérique, de livres biographiques ou théoriques sur les recettes du succès des
grands de ce monde. Rien de surprenant à ce que les écoles de gestion, dont la
vocation est de former de bons dirigeants et dont la fonction de socialisation de
ceux-ci compte autant que les connaissances et les techniques qu’on y enseigne,
subissent une forte demande de leurs élèves pour un cours sur l’exercice
du commandement.
Le cours était donné à la « Graduate School of Business » de l’Université de
Stanford, mais largement ouvert à l’ensemble des étudiants du campus. De fait,
parmi environ 350 auditeurs (l’amphithéâtre ne pouvait en accueillir plus), seule
une centaine étaient des étudiants de la faculté de gestion. Pour limiter les
inscriptions à ce cours très populaire, March choisissait un horaire très matinal. La
quantité de travail demandée aux élèves conduisaient ceux qui n’étaient pas
suffisamment motivés à choisir une option moins exigeante.
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Chacune des vingt séances comportait un cours proprement dit, d’environ une
heure et quart, suivi par une discussion de trois quarts d’heure sur des
questions données à la séance précédente. Les participants étaient invités à
réfléchir à ces questions et à rédiger quelques notes. Ils devaient aussi
poursuivre la lecture des quatre œuvres littéraires autour desquelles le cours
est construit. March connaissait la plupart des versions abrégées disponibles et
pouvait aisément débusquer ceux qui cherchaient à s’épargner la lecture du
texte intégral. Une heure supplémentaire hebdomadaire, totalement facultative,
était dédiée à une discussion libre de questions soulevées par les étudiants. Il
arrivait que le cours comporte une lecture par James March d’un passage des
œuvres étudiées ou d’autres textes, parfois assez longs (le chant d’amour
d’Alfred Prufrock de T.S. Eliot, un poème sur les insurgés irlandais de Yeats ou
la saga d’Olav Trygvasson).
Comme l’explique March, son cours repose sur quelques convictions. La
première est que la grande littérature est une source d’enseignement
primordiale pour les gens éduqués. Les grands livres sont pertinents sur de
nombreux sujets, et même lorsqu’ils ne sont pas pertinents, on ne perd pas son
temps en les lisant, grâce au plaisir esthétique qu’ils nous procurent. Une autre
conviction est que l’enseignement, notamment en gestion, n’a pas pour fonction
d’inculquer aux étudiants des recettes ou des prescriptions à suivre. Il faudrait
pour cela intégrer trop d’éléments spécifiques au contexte de chacun et
envisager de nombreux compromis qui dépendent essentiellement de valeurs et
de situations individuelles. L’éducation nous aide à réfléchir sur la vie, et
soulève donc plus de questions qu’elle n’en résout.
March porte un regard curieux et sceptique sur l’exercice du commandement2.
Il doute que celui-ci requière des talents hors du commun et que l’histoire soit
d’abord la conséquence des actions des puissants. Cependant l’existence de
chefs et nos attitudes vis-à-vis d’eux sont essentiels pour le fonctionnement de
la société et pour le bien-être des leaders comme de ceux qu’ils dirigent.
Améliorer la pratique du commandement est donc un enjeu important. Mieux
comprendre les relations entre le bien-être individuel et le statut de chef aidera
les leaders à assumer leur ambition, les obligations liées au pouvoir et la
dépendance que celui-ci provoque. Ainsi l’engagement dans une carrière de
leader ou aux côtés d’un leader pourra être socialement utile et
personnellement gratifiant.
2 Selon le contexte, leadership peut se traduire par commandement, pilotage des organisations, conduite des
hommes, autorité, ascendant, direction, gouvernement, exercice du pouvoir, etc. J’ai souvent jugé préférable dans la
transcription du cours de conserver un terme générique unique, au risque que cet anglicisme incommode les
puristes, et à parler simplement de leadership et de leaders.
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L’organisation du cours
Le cours, dont ce texte constitue une transcription résumée et une traduction3, est
construit autour de l’étude de quelques ouvrages littéraires, avec des digressions
sur d’autres écrits (articles, poèmes, critiques…) ou sur des personnages connus.
L’introduction expose les difficultés que nous éprouvons à apprécier et à évaluer
l’action des leaders, et justifie le recours aux chef d’œuvres de la littérature
pour comprendre les problèmes liés à l’exercice du pouvoir.
Othello fournit l’occasion de discuter les interactions complexes entre la vie
privée et la vie publique du leader, mais aussi les notions d’habileté et de ruse
(Iago), d’innocence (Desdémone) et de vertu (Othello ?, Emilia ?).
L’hérétique est-il génial ou fou ? Comment trouver un bon compromis entre
l’exploitation des compétences acquises et des voies éprouvées et l’exploration
hasardeuse de nouvelles pistes dont la plupart se révèleront être des impasses ?
Le génie, lorsqu’il survient, contrarie les institutions en place, et ne se distingue
du fou qu’a posteriori, lorsqu’il a provoqué un changement salutaire. Sainte
Jeanne, de Bernard Shaw, offre une description de ces phénomènes qui
conduisent March à discuter des besoins contradictoires de diversité et d’unité au
sein des organisations.
Guerre et paix illustre la vision de Tolstoï des ambiguïtés et de l’incohérence de
l’histoire en général comme de chaque individu particulier et de l’insignifiance des
actions humaines. Le roman révèle aussi la faiblesse explicative du concept de
pouvoir, mais également l’importance de nos croyances sur le pouvoir des leaders
et celle de l’ordre institutionnel.
Les relations entre l’individu et l’ordre social et la manière dont elles conditionnent
l’action du leader amène March à une discussion plus générale sur la place du
sexe et de la sexualité dans la vie des leaders.
La dernière partie du cours est centrée sur Don Quichotte, et sur le rôle de la
vision, des rêves, des espérances du leader pour entreprendre des actions
d’envergure. March y discute aussi de l’importance de l’humour, de la dérision, de
la joie, de l’engagement gratuit et enthousiaste, d’une vision où le plaisir du
voyage prime sur sa destination.
La conclusion reprend le thème cher à March du mélange nécessaire de plombier
et de poète chez le leader, de compétence ordinaire, d’attention prosaïque au
quotidien et de vision grandiose.
3 Je n’ai pas toujours respecté le détail et l’ordre des enchaînements ni consacré à chaque développement une attention équitable. Je suis passé plus rapidement sur les points largement développés par ailleurs dans l’œuvre de James
March et me suis appesanti sur les aspects inédits.
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Une restitution biaisée et sélective
On peut présenter ce cours en insistant sur la manière dont il illustre les thèses
de March, sur la critique littéraire des œuvres évoquées ou sur la discussion des
questions posées. Sur chacun de ces aspects, je ne disposais que d’un matériau
très lacunaire.
Le document à partir duquel j’ai travaillé, les notes de cours de James March, est
un squelette assez détaillé du déroulement des amphis : environ 450 pages de
plan hiérarchisé, plus ou moins développé selon les sujets.
Sur la justification du choix d’aborder les problèmes du leadership à travers
quelques grandes œuvres de la littérature, je laisserai la parole à March, en citant
à la fin de cette introduction un texte qu’il a rédigé récemment à propos de son
cours4. J’ai restitué certaines discussions sur ce que nous indiquent les œuvres
étudiées sur le leadership, mais n’ai pu traduire la manière dont March apprenait
à ses élèves à apprécier Shakespeare ou Cervantès, à savourer le choix d’un
mot, d’un rythme ou d’une image5.
J’ai tenté de me limiter strictement, dans le corps du texte, au développement des
notes de March, quitte à commenter celui-ci ou à donner quelques éléments de
contexte dans des notes de bas de page ou dans de rares transitions en italiques.
Je navigue ainsi entre deux périls, celui d’un développement qui ne serait pas fidèle
à l’esprit du cours et celui d’un texte trop elliptique et difficilement compréhensible.
La relecture attentive qu’a faite James March de ce texte et les quelques corrections
qui en ont résulté rendent la plupart des développements plausibles : s’ils ne
reflètent pas forcément ce que disait March, ils n’en contredisent pas frontalement
l’esprit6. En revanche certains regretteront de trop nombreuses ellipses. Faute de
savoir comment March aurait développé une idée, je me contente parfois de
4 J. G. March Littérature et leadership paru dans la Revue Énomique et Sociale, décembre 2001, 300-306. L’article a
été écrit à la demande d’Alain-Max Guenette, rédacteur en chef de la revue, frustré par les allusions que je faisais à
ce cours jamais rédigé dans un livre antérieur.
5 Ces aspects d’analyse littéraire ont plus de sens pour un public qui découvre ou relit les œuvres illustrant le cours
sous la conduite du professeur. March professe ailleurs que si l’on peut apprendre à tout étudiant raisonnablement
travailleur comment utiliser certains outils compliqués, il est beaucoup plus délicat de savoir apprécier et faire apprécier une œuvre (James G. March, "Susan Sontag and Heteroscedasticity", conférence prononcée à l'Annual Meeting
of the American Educational Research Association, San Francisco, 19 avril 1976).
6 March professe qu’une œuvre appartient autant à ses lecteurs qui l’interprètent qu’à son auteur, que les intentions
que le lecteur croit déceler sont aussi valides que celles que l’auteur pense avoir eues. Son absence de protestation
majeure à la lecture de mon texte ne constitue donc qu’une validation faible de mes interprétations.
7 C’est du moins la réaction de James March lui-même à la lecture d’une première version de ce texte : « The text is
“strange” in the sense that it is very elliptical, with arguments more suggested than developed and with connections
left largely to the imagination. It is more in the form of a prose poem than a normal essay. At first, I thought that was
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l’évoquer, au détriment de l’aspect didactique du texte7. J’ai également pris le parti
de ne pas insister sur des idées qui sont déjà bien formalisées dans le reste de
l’œuvre de March, en supposant que la plupart des lecteurs en avaient quelque
connaissance préalable8. J’ai donc fortement condensé les présentations que faisait
March de ces thèmes dans son cours.
En revanche, j’ai été plus explicite dans les parties du cours qui ne sont pas
traitées dans d’autres ouvrages majeurs de March et notamment le chapitre sur
les rapports entre sexualité et leadership. J’ai également, en accord avec March,
et en l’indiquant à chaque fois, inséré dans le texte plusieurs développements qui
ne figuraient pas dans le cours de 1994 mais qui me semblaient particulièrement
pertinents par exemple pour illustrer ses propos sur la sélection et la réputation
des leaders ou sur la manière de gouverner des organisations efficaces9.
J’aurais également voulu mieux traiter les questions (« queries ») sur lesquelles
les auditeurs étaient invités à réfléchir entre les séances et la correction qu’en
faisait March, mais le matériau que j’ai ne le permet pas. March m’a reconstruit un
fichier en assemblant une soixantaine de pages issues de différentes sources
dans un ordre aléatoire, mais j’ignore la manière dont s’articulaient ces questions
et le cours, et j’ai donc pris le parti d’insérer certaines questions aux endroits où
elles me semblaient pertinentes10. Je n’ai pas cherché, faute d’indication
utilisable, à connecter ces questions au développement du cours. Comme les
propositions qui y sont exposées ne représentent pas toujours les opinions de
March, j’ai maintenu ces questions à distance du reste du texte, dans une
typographie bien distincte, et je ne les ai pas traduites.
a problem. I came to think it could be, in fact, an advantage if you acknowledge it and suggest in the introduction that
the text be read as evocative, rather than fully developed. These are notes for lectures, not finished essays. They are
incomplete and under-developed. Their claim (in this form) is that they evoke ideas and possibilities, not that they
provide complete explication. One reason for trying to communicate such a frame is that it relieves you of any need
to fill in all the holes. » - Voilà qui est fait.
8 Je ne reprends pas ici les travaux bien connus sur la rationalité dans les organisations, la théorie comportementale
de l’entreprise, le modèle de la poubelle, la problématique de l’apprentissage à plusieurs niveaux ou sur les institutions
et la gouvernance. Le lecteur qui souhaitera relier ces réflexions sur le leadership au reste des travaux de March peut
se référer à mon ouvrage précédent ou même au résumé assez dense de celui-ci que je propose en annexe de ce livre.
9 James C. March and James G. March, "Performance Sampling in Social Matches", Administrative Science
Quarterly, 23 (1978) 434-453 ; J. Richard Harrison and James G. March, "Decision Making and Post-Decision
Surprises", Administrative Science Quarterly, 29 (1984) 26-42 ; « Les organisations prosaïques et les leaders
héroïques », Conférence de James March à Mexico en 1988, paru en traduction française dans Gérer et
Comprendre, juin 2000 ; « Les mythes du management », Conférence de James March à l’Ecole de Paris du
management, juin 1998, Gérer et comprendre, septembre 1999.
10 Dans une version antérieure de ce livre, j’avais réparti la plupart des questions au sein du texte. Pour éviter de trop
perturber la lecture, je n’en ai finalement conservé que quelques unes et ai renvoyée les autres en fin de section ou
de chapitre ou à l’annexe 2.
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Exemple de question:
Vaut-il mieux embaucher à la tête d’une entreprise du secteur du divertissement un fonceur bon
vivant, séducteur et sûr de lui ou un individu organisé, énergique, lucide et pondéré ?
Choisiriez-vous votre conjoint selon les mêmes critères ? :
QUERY:
Recently, a large, international company engaged in a variety of enterprises in the entertainment
and cultural industry interviewed two candidates for a job as Executive Vice-President. Both
candidates were viewed as well-qualified with strong records of success in their previous jobs as
high level executives, though neither has previously been with this company. In terms of past
successes, demographic characteristics, intelligence, energy, and virtually everything else that
could be determined, they were quite indistinguishable.
Faced with the choice, the President of the firm has reviewed notes about personal
characteristics of the two candidates based on interviews with them:
Candidate 1: A very self-sufficient, confident person; enjoys life and takes considerable pleasure
in it; has the ability to define even very adverse situations in ways that make them unthreatening;
seems relaxed about the future without giving it much thought; a good sense of humor and one
that is more often self-deprecatory than other-deprecatory; has little instinct for planning but is
impressively flexible and enthusiastic about challenges; is relatively unconcerned about the
reactions of others; gives the impression of being somewhat impulsive at times; has the
reputation of being unstinting in giving help to friends, or even minor acquaintances, but the help
is sometimes compromised by the tendency to become overloaded with commitments made
without a very careful consideration of alternative uses of time; loves, and is loved by, many, but
sustains a level of personal privacy and autonomy that maintains a certain amount of distance
from even relatively close friends.
Candidate 2: A highly motivated, self-conscious person; able to recognize personal strengths
and weaknesses as well as those of others; goal-oriented with a sense of direction that focuses
effort and organizes activities efficiently without appearing to do so; attentive to others both
for their possible contributions and possible ways of being of service to them; articulate and
straight-forward with an ability to be understood and understand others; not particularly given
to small talk but enjoys a pointed story or joke; sometimes seen as calculating, but not in the
sense of being ego-centric as much as having the tendency to think through actions before
taking them; able to defer short-run pleasures for long-term gains and relatively intolerant of
others who are not; works hard when it is time to work and plays hard when it is time to play;
is close to a small number of friends who share many of the same characteristics and a
collective comradeship of considerable intensity and intimacy.
Granted that either candidate would be a plausible choice, whom would you choose? Why? Would your
answer be any different if you were asked which one you would prefer to marry? Why or why not?
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Le lecteur peut sauter ces questions ou s’y plonger à son gré. Il y plongera avec
d’autant plus de profit qu’il aura lu ou relu récemment les œuvres littéraires qui
servent de trame au cours11.
Les questions liées au leadership12
En 2001, alors que son cours était encore inédit, James March en a produit un
résumé, sous forme d’un article dans la « Revue économique et sociale » dont
nous reproduisons ci-dessous la première partie, car il présente une synthèse des
questions abordées dans les premiers chapitres :
Les questions fondamentales liées au leadership— à savoir les complications
inhérentes au fait de devenir ou d’être un leader, de côtoyer et d'évaluer ceux
qui nous dirigent — ne sont pas propres à ce domaine. Elles renvoient plus
généralement aux réalités de l’existence et sont, par conséquent, plus
clairement mises en évidence par les grands classiques de la littérature que
par des travaux contemporains ou par la recherche académique sur le
leadership.
Sans prétendre à l’exhaustivité, considérons par exemple quelques questions
centrales :
• Vies privées et devoirs publics13. Les leaders ont des vies privées à partir
desquelles ils se ressourcent et maintiennent leur équilibre émotionnel, bien
qu’ils estiment le plus souvent que leur vie professionnelle leur procure
davantage de satisfactions. L’exercice du pouvoir peut détruire l’intimité et la
qualité de la vie privée. L’importance de la position sociale est incompatible
avec des relations humaines authentiques et sincères. L’individu devient
inséparable de son statut, ce qui ne manque pas de rendre suspects l’amour
comme la haine. L’exercice du pouvoir attire également la curiosité et les
rumeurs au détriment de la vie privée. Les subordonnés réclament le droit de
connaître celle de leur dirigeant, afin de cerner sa personnalité et d’établir de
bons rapports avec lui. Enfin, la vie privée complique l'exercice des
responsabilités. Les motivations personnelles et les relations entre les
individus ne sont pas sans effets sur les prises de décision des leaders. Les
11 Pour faciliter la lecture, l’annexe 3 propose un résumé des principales œuvres étudiées.
12 Le texte de cette section est un long extrait de l’article « Littérature et leadership », écrit par March pour la « Revue
Économique et Sociale », décembre 2001, 300-306 traduction de Martine Hennard Dutheil de la Rochère, reproduit
avec l'autorisation de la rédaction. J’ai fait quelques adaptations mineures au texte en prenant quelques libertés avec
la lettre de la version anglaise.
13 Ce thème est abordé par exemple dans Othello de Shakespeare, comme on le verra au prochain chapitre, ou, dans
un répertoire plus familier au lecteur français, dans Bérénice de Racine, Horace ou Le Cid de Corneille.
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rapports de jalousie ou de loyauté influencent parfois leur jugement. Les
relations de confiance jouent un rôle dans les prises de décision dans
l’organisation, mais peuvent également les pervertir. Comment dès lors
combiner une existence personnelle riche avec la vie de dirigeant d’une
organisation? Comment concilier les sentiments personnels et les
responsabilités organisationnelles?
• Habileté, innocence et vertu.14 Les spécialistes du leadership ont des avis
partagés au sujet de la subtilité et de l’habileté. D’un côté, les leaders sont
souvent dépeints comme d’astucieux manipulateurs de ressources et de
personnes, loués pour l’usage qu’ils font de leur intelligence supérieure et de
leur adresse. Ils sont fréquemment décrits comme retors et secrets, experts
en techniques de manipulation et de leurre. On admire leurs capacités
supérieures à se montrer plus malins que les autres. D’autre part, les leaders
sont souvent dépeints comme faisant preuve non pas de subtilité au sens
habituel du terme, mais comme possédant une innocence originelle
fondamentale qui permet de dépasser les circonvolutions infatuées des gens
intelligents et d’aller instinctivement à l’essentiel. Cette capacité à aller droit
au but n’est pas liée au niveau d’éducation, à l’intelligence ou aux
convenances, mais plutôt à une faculté d’appréhender, de façon simple, les
éléments fondamentaux de l’existence. Dans cet esprit, on fait souvent l’éloge
de la naïveté et de l’ouverture des leaders, comme de leur capacité à utiliser
l’honnêteté pour inspirer et développer des rapports de confiance. Dès lors,
quel rôle faut-il attribuer à l’intelligence, à l’innocence et à l’ignorance dans
les descriptions comme dans les prescriptions liées au leadership?
• Génie, hérésie et folie.15 Les grands leaders sont souvent représentés
comme des génies. On prétend qu’ils voient plus loin et avec plus de
discernement que les autres. Grâce à cette capacité visionnaire, ils osent
prendre des risques qui en effraieraient plus d’un. Ils transforment les
organisations grâce à leur imagination, leur créativité, leur perspicacité et
leur volonté. Ces descriptions des grands leaders semblent pourtant
associer la grandeur à l’hérésie, et ainsi contrarier les besoins de sécurité
et de prévisibilité que requièrent les organisations. Ces besoins sont loin
d’être condamnables. Bien que, rétrospectivement, l’hérésie se révèle être
parfois la source d'un changement souhaitable, la plupart des idées
novatrices et audacieuses sont stupides et ignorées à bon escient. Le plus
souvent, leur mise en œuvre menacerait la structure organisationnelle plutôt
qu’elle ne la porterait vers de nouveaux sommets. Ainsi, si les grands
leaders sont fréquemment des hérétiques associés à une transformation de
14 Ce thème est abordé par exemple dans Othello ou le roi Lear de Shakespeare, Le Prince de Machiavel, Les mains
sales de Sartre, Les justes de Camus
15 Sainte Jeanne de Bernard Shaw, Mithridate de Racine, le docteur Faustus de Thomas Mann
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l’orthodoxie, la plupart des hérétiques se révèleraient être des leaders
désastreux. Quels sont alors les liens entre le génie, la folie et le
leadership ? Comment distingue-t-on les grands leaders des fous furieux ?
Comment encourager le génie si nous sommes incapables de le
reconnaître avant le jugement de l’histoire ?
• Diversité et unité.16 Dans tous les domaines, de la résolution des problèmes
à la politique des ressources humaines et aux valeurs professées par
l’organisation, en passant par les idéologies, les leaders font des compromis
entre la diversité et l’unité, entre la variété et l’intégration, entre la
convergence et la divergence. Chaque organisation est composée d’un
ensemble d’individus et de groupes qui ont souvent des attitudes, des
origines, des religions, des aspirations, des formations, des identités, des
racines ethniques, des expériences, des relations, et des styles très
différents. Fréquemment, le leadership consiste à trouver des solutions pour
limiter les problèmes de diversité à travers le recrutement de personnes
issues d’un même milieu et partageant une expérience ou une éducation
communes; ou encore, par l’usage de la persuasion, de la négociation, des
incitations, de la socialisation et de l’inspiration afin de forger une culture
commune à partir de la diversité des talents et des expériences. Une telle
vision du leadership comme capacité de promouvoir des objectifs et un
engagement communs entre cependant en conflit avec une autre conception
du leadership qui cherche à stimuler et encourager la diversité en tant que
source d’innovation organisationnelle et de dynamique sociale. Comment les
leaders choisissent-ils entre la recherche d’unité et la valorisation de la
diversité? Ces deux aspirations sont-elles compatibles ? Dans quelle mesure
l’unité requise à un certain niveau d’une structure organisationnelle est-elle
une condition nécessaire pour permettre la diversité à un autre niveau ?
Ambiguïté et cohérence.17 Le leadership est généralement considéré comme
une force de cohérence apte à contribuer à une action organisationnelle
efficace par l’élimination des contradictions et des confusions. On apprend
aux futurs leaders à éliminer les incohérences, les ambiguïtés et les
complexités par l’adoption d’objectifs précis et de plans bien conçus. Dans
l’entreprise moderne, cette idée est concrétisée dans le concept de stratégie
d’entreprise et dans le développement d’un ‘plan d’affaires’. Cependant,
l’incohérence et l’ambiguïté jouent aussi un rôle dans le processus de
changement et d’adaptation, et une recherche systématique de cohérence se
révèle insuffisante pour comprendre et améliorer tant le leadership que la vie
en général. D’ordinaire, un leadership efficace implique une capacité à vivre
dans deux mondes à la fois : celui, incohérent, de l’imagination, de la fantaisie
16 Le vilain petit canard d’Andersen, le prince de Hombourg de Kleist
17 La guerre et la paix de Tolstoï, la chartreuse de Parme de Stendhal
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et des rêves d’une part, et celui, ordonné, des plans, des règles et de l’action
pragmatique d’autre part. Comment concilier à la fois l’ambiguïté et la
cohérence? La folie et la raison? La contradiction et sa résolution ? Jusqu’à
quel point les talents requis pour concilier ces contraires ont-ils partie liée avec
l’imagination artistique, littéraire et poétique ?
Pouvoir, domination et subordination.18 De nombreuses idéologies modernes
considèrent les inégalités de pouvoir comme étant illégitimes. Nous sommes
pourtant tous à la recherche du pouvoir, et celui-ci nous fascine. Nous assimilons
le pouvoir de l’individu à sa valeur personnelle, et l’absence de pouvoir à la perte
de reconnaissance et d’identité. On décrit l’histoire et le progrès comme liés au
changement des structures de domination et de subordination. Par conséquent,
on considère le pouvoir à la fois comme inhérent à l’exercice du leadership, mais
aussi comme un obstacle à celui-ci. On observe une tension entre l’autorité et
l'adhésion, entre le pouvoir et l’égalité, entre le contrôle et l’autonomie. On dit
souvent que le pouvoir corrompt celui qui le détient, transformant des personnes
normalement honorables en monstres. On dit aussi qu’il met en péril et
compromet les plaisirs ordinaires qu’offrent les relations humaines sincères. En
même temps, le pouvoir est souvent décrit comme insaisissable, tenant
davantage du mythe que de la réalité. Dans la mesure où les leaders détiennent
un certain pouvoir, comment l’utilisent-ils ? Quelles en sont les limites ? Quel en
est le prix ? Comment une personne disposant de peu de pouvoir se comportet-elle dans une institution qui repose sur le pouvoir ? Quels sont les dilemmes
moraux inhérents à l’exercice du pouvoir ?
Identité sexuelle et sexualité.19 L’identité sexuelle (le genre) et la sexualité
sont des facteurs largement étudiés par la biologie moderne, la sociologie et
l’idéologie. Elles agissent sur un large éventail de comportements et sur
l’interprétation que l’on donne de ceux-ci dans les organisations. Dans
presque toutes les sociétés, le leadership est lié à des questions d’identité
sexuelle et d’égalité des sexes. Historiquement, la plupart des leaders ont été
des hommes; et la rhétorique du pouvoir a été intimement associée à une
rhétorique de la virilité. Des changements dans les stéréotypes liés au sexe
par rapport à l’exercice de fonctions de direction modifient la façon dont on
interprète les styles distinctifs, les personnalités, les croyances ou les
comportements qu’adoptent hommes et femmes; ils influencent également
notre compréhension des relations entre les sexes, non seulement à
l’extérieur des organisations hiérarchiques, mais aussi en leur sein. De plus,
il apparaît que l’exercice du pouvoir est intimement lié à la sexualité. Être le
chef et détenir du pouvoir sont des facteurs d’attractivité sexuelle et une
composante de l’identité sexuelle. Les relations sexuelles et les accusations
18 Le zéro et l’infini de Koestler, Le diable et le bon Dieu de Sartre, La saga d’Olav Trygvason, Dilbert de Scott Adams
19 Les liaisons dangereuses, de Choderlos de Laclos
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de conduites sexuelles répréhensibles sont endémiques lorsque des
individus sont dotés d’un pouvoir important. Comment les influences
manifestes de la sexualité et du sexe dans l’exercice du pouvoir affectentelles les façons dont nous considérons le leader, devenons un leader ou
agissons en tant que leader ?
Les textes les plus instructifs traitant de ces questions centrales liées à l’exercice
du pouvoir sont ceux de Shakespeare, Molière, Ibsen, Tolstoï, Cervantès, Mann,
Goethe, Akhmatova, Schiller, Stendhal, Kawabata, Shaw, James, Dostoïevski,
Balzac et d’autres de même envergure. La grande littérature aborde ces
questions avec plus de profondeur et de façon plus pérenne que n’importe
quelle théorisation académique. Cette pertinence résulte d’une conscience
aiguë que ces questions sont moins des problèmes à résoudre que des
dilemmes insolubles. Ils touchent à ce que le grand physicien danois Niels Bohr
a appelé ‘les vérités profondes’ — que l’on reconnaît au fait que leurs contraires
sont également des vérités profondes. Parce que nos démêlés avec ces vérités
sont sans issue, elles sont sources de conflits inter- et intra-personnels sans fin;
et les comprendre implique de faire l’expérience des souffrances sociales,
personnelles et intellectuelles que ces conflits occasionnent.
L’article se poursuit par un développement sur les relations entre les grandes
actions, les grandes visions et les grandes espérances dont nous discuterons
dans le chapitre consacré à Don Quichotte.
March nous avertit que la pertinence des œuvres étudiées dans ce cours pour
comprendre les problèmes liés à l’exercice du pouvoir ne doit cependant pas être
exagérée, ou prise dans un sens trop étroit20. Lire les grands livres est une fin et
un plaisir en soi. Les relire sous un angle particulier permet d’échapper à la
tradition des analyses orientées vers d’autres aspects de l’œuvre ; car c’est une
propriété de la grande littérature de donner lieu à des interprétations en cascade,
mais de ne jamais se réduire à celles-ci.
Y a-t-il tromperie sur la marchandise ?
Après la projection du film sur Don Quichotte que March a réalisé en 2002 dans
la veine de son cours, un éminent professeur de business school remarquait que
20 « (…) indépendamment de toute idée de métier, la culture littéraire rend la vie tellement agréable ! Elle augmente
tellement la capacité à en jouir ! Être capable de lire et de trouver plaisir à une lecture, même un peu difficile, qui entre
en résonance avec les questions les plus graves, celles que l’on se pose sans pouvoir y répondre et qui tournent dans
la tête de façon répétitive ; parce qu’on ne peut pas avancer par soi-même ; et voilà qu’au détour d’un livre – un livre
qui, généralement, ne prétend nullement fournir une réponse directe à ses questions, un livre qui peut être un roman
ou un poème – on se dit « mon Dieu !, c’est exactement cela », et on prolonge le live de tout ce que l’on y apporte de
soi-même et on se prolonge soi-même de tout ce que vous apporte le livre.» (interview accordée par Michel Zink,
professeur de littérature médiévale au Collège de France, à une association de parents d’élèves, été 2002).
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Le leadership dans les organisations
ce film, quoique fort plaisant, parlait assez peu du leadership. Don Quichotte ne
dirige que lui-même – et parfois Sancho – et d’ailleurs fort mal. Jeanne d’Arc est
un leader improbable – il est inhabituel d’enseigner aux dirigeants occidentaux de
se réclamer d’ordres divins reçus en privé. Othello n’est pas dépeint en tant que
leader. Enfin Tolstoï nous convainc que la volonté et le talent de Napoléon
n’expliquent pas grand’ chose de son glorieux destin.
March ignore délibérément la plupart des questions qu’abordent les cours
traditionnels sur l’art de gouverner les hommes et d’imposer son autorité.
L’affirmation que les problèmes du leader sont les problèmes fondamentaux de la
vie et que ceux-ci sont mieux traités dans la grande littérature lui sert de prétexte
pour nous faire partager ses passions littéraires, pour ouvrir ses étudiants à l’art
subtil de l’appréciation critique. En stimulant le développement de cette sensibilité,
il contribue sans doute grandement à l’amélioration de la qualité des leaders. Il
refuse néanmoins de s’en prévaloir, comme il refuse, dans l’ensemble de son
œuvre, de prétendre à une quelconque pertinence : il laisse à l’auditeur ou au
lecteur la responsabilité de décider de ce qui peut lui être utile.
Il serait cependant injuste de voir dans ce cours une digression esthétique, un
exercice gratuit déconnecté des grands thèmes de l’œuvre de March. Tous s’y
trouvent à des degrés divers. Le cours évoque les limites du paradigme rationnel,
de l’organisation hiérarchique face à un univers complexe, de l’efficacité de
l’histoire pour faire émerger les formes d’organisation les plus adaptées et les
leaders les plus talentueux, de l’importance du leader individuel pour expliquer le
destin de l’organisation, de l’apprentissage dans un monde ambigu. On y discute
des difficiles compromis entre exploitation et exploration, du besoin de stimuler et
de protéger ceux qui prennent des risques pour explorer des voies a priori
improbables avec une persistance suffisante, du rôle des institutions pour éviter
les inconvénients d’un monde d’opportunistes individualistes et myopes.
Surtout, March traite de la construction d’une identité individuelle et collective, de
la découverte de nouvelles préférences dans l’action. Le leader s’affirme tel en
découvrant, en exprimant et en faisant partager à ceux qui le rejoignent une
interprétation plus riche du monde, une identité plus attrayante. Cette identité, ces
valeurs partagées définissent ce que doit être une vie convenable (« proper life »)
et enthousiaste, qui porte en elle-même sa propre récompense, en dehors de tout
espoir de conséquences favorables. Le leader découvre et aide les autres à
découvrir une vocation.
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Introduction : une curiosité pédagogique
QUERIES21 : Le pouvoir est-il enviable ou diabolique ?
"The fundamental difficulty with discussions of leadership is that almost everyone who is
attracted to the topic either has been a leader or has fantasies of becoming one. They imagine
that leadership is something positive to put on your personal résumé.
"In fact, leadership is something of which one should be rather more ashamed than proud. Most
disasters in organized life can be attributed to leaders, and being a leader has corrupted more
people into leading unattractive lives and becoming unattractive selves than it has ennobled.
"The problem doesn't lie with the people who have become leaders. They are not really different
from others. The problem is with the concept of leadership. It is based on a premise of the
nobility of command that has repeatedly been proven to be false. The giving and taking of
commands may on rare occasions be justifiable -- just as taking a life may be -- but it is always
destructive of the human spirit."
Comment.
Leaders et héros
"Modern leadership is preeminently organizational leadership and requires talents quite different
from those of mythic heroes. The kinds of postures and dramatics that typify classical heroes
might solicit a kind of nostalgic enthusiasm if found in a minor player, but they would produce
laughter or revulsion rather than allegiance if exhibited by a significant leader in the 1980s.
"Moreover, the major crises of modern life are not organized around the classical issues of heroic
mythology. Instead, they are crises of self. Modern heroes are not warriors who overcome
external threats but individuals who overcome personal battles with drugs, alcohol and
degradation. Marilyn Monroe rather than Joe Metcalf.
"As a result, the traditional association of leadership and heroics has become largely irrelevant
to understanding contemporary heroes and contemporary leaders."
Comment.
Que pouvons nous apprendre des avis des leaders sur le leadership ?
"Nothing significant about leadership is likely to be said by people who have been leaders. People
who have been leaders are no more capable of an intelligent appreciation of leadership than
Americans are of appreciating the American experience, men are of appreciating masculinity,
artists are of appreciating art, or the elderly are of appreciating old age. Comprehension requires
the passivity of indifference. Interpretation requires the perspective of distance." Comment.
21 Comme je l’ai indiqué dans l’introduction, j’ai inséré dans le texte ou entre les chapitres certaines des questions
(« queries ») sur lesquelles March demandait à ses étudiants de réfléchir pour le cours suivant. Leur lecture n’est
pas indispensable à la compréhension du propos, mais elle restituent un peu l’atmosphère du cours et suggèrent
quelques perspectives et approfondissements intéressants. J’ai pris le parti de les conserver en anglais.
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Annexe 4 : Les organisations prosaïques et les leaders héroïques
Premièrement, les organisations fonctionnent surtout grâce à une grande densité de
compétence ordinaire dans toute l’organisation. L’armée allemande ne devait pas son
efficacité à ses généraux, quoiqu’elle eût des généraux compétents, mais à la
capacité de nombreux sergents à agir efficacement de manière autonome. Ils
savaient comment faire ce qui devait être fait. La spécialisation peut être un outil
d’organisation utile et puissant, mais s’il faut faire appel à un spécialiste pour arranger
tous les problèmes qui apparaissent dans une organisation, tout sera en panne la
plupart du temps. Les organisations qui fonctionnent bien sont celles ou le premier
qui voit une chasse d’eau défectueuse la répare, et cela ne se produit que lorsque la
capacité à résoudre les multiples petits problèmes qui peuvent se poser est largement
partagée au sein de l’organisation.
Deuxièmement, les organisations fonctionnent parce que leurs unités comme leurs
membres sont autonomes mais interdépendants. On leur laisse le soin d’accomplir
leur travail. Il y a une délégation et une confiance mutuelle. Le travail est coordonné
de manière discrète, moins par des interventions explicites que par des anticipations
réciproques. Je sais ce que vous allez faire, vous savez ce que je vais faire, sans que
nous ayons tellement besoin de parler, grâce à des arrangements informels, des
dispositifs tampon, des ressources excédentaires qui nous évitent d’avoir à interférer
en permanence et par des signaux et des flux d’informations qui ne gênent pas
l’action. Bref, les organisations fonctionnent mieux lorsque leurs dirigeants les pilotent
comme des voiliers plutôt que comme des bateaux à moteur.
Troisièmement, les organisations fonctionnent bien parce qu’elles sont redondantes.
Presque tout le monde est important, mais personne n’est indispensable, soit à terme,
soit à un moment donné. Si une tâche doit être réalisée, il y a plusieurs personnes,
plusieurs technologies, plusieurs procédures disponibles. Aucune tâche ne dépend
de manière critique d’un individu ou d'une ressource unique. La redondance dans les
organisations, comme dans les équipements mécaniques, semble coûter très cher et
il est tentant de la réduire. Cependant, sans cette redondance, le système devient
vulnérable à la défaillance d’un seul de ses composants et la probabilité d’une telle
défaillance augmente rapidement avec la taille et la complexité de l’organisation.
Quatrièmement, les organisations fonctionnent grâce à la confiance mutuelle et à
l’absence de favoritisme. Les formes classiques de confiance, au sein des familles
par exemple, reposent sur une forme de favoritisme. Une organisation exige une
confiance d’une autre nature, pas l’assurance d’une entraide personnelle mais
l’assurance qu’un travail sera bien fait, en prenant en compte les contraintes du travail
des autres. Dans les relations entre un supérieur et ses subordonnés, où
l’interdépendance est importante, cette confiance est tout particulièrement précieuse,
bien que les tentations de favoritisme soient fortes.
La manière dont nous parlons et pensons sur le leadership ainsi que les expériences
réussies qui préparent les individus aux fonctions de leader risquent de faire que les
leaders qui cherchent à imprimer leur marque sur leur organisation oublient ces
évidences triviales.
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Faut-il dire la vérité aux patrons ?
Imaginons cependant que les croyances des leaders changent. Imaginons qu’ils
acceptent l’idée que les raisons qui font que les organisations fonctionnent bien sont
prosaïques plutôt qu’héroïques, et que même s'il peut être essentiel pour une
organisation d’être fermement dirigée, aucun dirigeant particulier n’est essentiel. Si les
leaders acceptent cette vision, qu’est-ce qui les empêchera de s’apitoyer sur leur triste
sort, de verser dans le cynisme ou de sombrer dans une attitude de repli ? Qu’est ce
qui soutiendra la motivation et l’implication que nous attendons des dirigeants - et dont
nous avons peut–être besoin - si on leur dénie tout espoir que leurs actes aient des
conséquences grandioses ? Comment un haut dirigeant qui doute de l'impact
significatif de ce qu’il fait peut-il justifier son action et son implication ?
Comme le problème de la confrontation à l’insignifiance humaine est classique, il sera
plus approprié de chercher la réponse dans les textes classiques que dans les
ouvrages sur les organisations. Nous sommes confrontés à un monde où les
organisations fonctionnent grâce à des choses très ordinaires, à un monde où il est
bien difficile de savoir si notre action change quelque chose au cours des
événements. Que pouvons-nous dire d’utile à un dirigeant moderne ? Pour
commencer, nous pourrions lui suggérer la lecture de « Guerre et Paix ». Le temps
qu’il passera à réfléchir sur les ruminations du général Koutouzov pendant la bataille
de la Moscowa lui sera plus précieux que celui qu’il consacrera à l’étude de la
planification stratégique. Les discussions de Tolstoï sur les complications du métier
de général pour qui ne croît pas à l’efficacité de l’action d’un général révèlent une
compréhension plus raffinée des ambiguïtés du leadership que celle de la plupart des
ouvrages contemporains sur les organisations.
On pourrait aussi leur recommander Ibsen. Dans Le Canard Sauvage, Ibsen fait dire
au Dr Relling qu’enlever ses illusions à un être ordinaire, c’est aussi lui ôter la vie. Son
avertissement trouve d’autres échos dans la littérature, notamment chez O’Neil et
Pirandello, et il n’a rien de déraisonnable. Dans notre hâte d’exprimer des doutes
sophistiqués sur l’impact des actes intentionnels, nous ne devrions pas négliger le fait
qu’une foi innocente dans des conséquences héroïques peut donner aux dirigeants
la motivation nécessaire pour faire face aux exigences auxquelles ils sont confrontés.
Quoi qu’il en soit, je voudrais vous rappeler une autre réponse classique, que vous
connaissez bien. Il s’agit de l'explication de Don Quichotte à Don Diego de Miranda :
« Je ne suis pas aussi fou et déraisonnable que vous le croyez en considérant ma
conduite. Tous les chevaliers sont tenus à des exercices particuliers, selon la
catégorie de chevalerie à laquelle ils appartiennent. Et comme mon destin a fait
que je suis membre de la communauté des chevaliers errants, je ne puis me
soustraire quand se présente une tâche qui procède des devoirs de mon état. »
Ce que dit Don Quichotte implique une vision de la vie et de l’action qui dissocie le
comportement héroïque de tout espoir de conséquences. Il parle en termes de
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Annexe 4 : Les organisations prosaïques et les leaders héroïques
devoirs plutôt que d’espérances, d’une vie qu’il faut vivre et dont il faut se réjouir, et
d’obligations qui doivent être honorées. Cervantes nous encourage à foncer sus aux
moulins à vents, non du fait d’une confusion sur la nature de ceux-ci, mais par
enthousiasme pour la vie.
Si l’on me permet d’extrapoler abusivement de Cervantes à l’univers ordinaire des
organisations, je pense que Don Quichotte raconte aux dirigeants que le bon
leadership combine un appétit de vivre exubérant avec un respect des devoirs
prosaïques de son état, que le leadership est fait de poésie et de routine autant que
d’action, qu’il s’agit de beauté autant que de vérité, de goût pour la complexité autant
que pour la simplicité, de quête de la contradiction autant que de la cohérence,
d’accomplissement de la grâce autant que de procédures de contrôle. Ce verbiage
paraît bien romantique à une époque cynique, et pourtant quelques observations
récentes dans les organisations suggèrent qu’une telle vision est peut-être plus
commune qu’on ne le pense.
Si les dirigeants agissaient dans l’esprit de Don Quichotte, ils enrichiraient nos vies et
amélioreraient nos organisations. Ils s’occuperaient des choses prosaïques qui font
que les organisations fonctionnent et ils produiraient des décisions, des actions et des
vies que nous pourrions interpréter comme de la poésie. Un tel leadership suppose
qu’on veille à ce que les chasses d’eau des toilettes fonctionnent. Il suppose aussi
qu’on écrive des œuvres de poésie managériale - des documents, des memoranda,
des rapports et des consignes - qui stimulent des interprétations et des mises en
œuvre nouvelles et intéressantes. Dans un monde idéal, on pourrait imaginer qu’un
dirigeant dise de la manière dont l’organisation a interprété un de ses ordres ce que
T.S. Eliot a dit un jour de l’interprétation d’un de ses poèmes : « L’analyse du critique
était une tentative pour dégager la signification réelle de ce poème, qu'elle soit ou non
celle que j’avais en tête, et je lui en suis très reconnaissant. »
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