Leadership 10/12/03
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Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 1 James G. MARCH Thierry WEIL LE LEADERSHIP DANS LES ORGANISATIONS Un cours inédit de James March rédigé et annoté par Thierry Weil Les Presses de l’École des Mines Paris, 2003 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 2 © École des mines de Paris, 2003 60, boulevard Saint-Michel, 75272 Paris CEDEX 06 - FRANCE http://www.ensmp.fr/Presses - [email protected] ISBN : 2-911762-50-9 Dépôt légal : décembre 2003 Achevé d’imprimer en décembre 2003 Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et d’exécution réservés pour tous les pays. Légende photo de couverture : Photo de James G. March dans la salle du Conseil de l’Hôtel Matignon, devant une tapisserie représentant Don Quichotte dansant au bal donné en son honneur par Don Antonio, extrait du film réalisé par Steve Schecter « Passion et discipline : les leçons de Don Quichotte sur le leadership » © 2003 by the board of trustees of Leland Stanford Junior University. Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 3 TABLE DES MATIÈRES Préface de Jean-Claude Thoenig 7 Avant-propos : Pourquoi ces notes ? 11 A footnote to the book, by James G. March 13 The educational dilemma 13 The principles 14 The structure and mechanics 15 The results 15 Introduction : une curiosité pédagogique 17 • Une approche originale d’un sujet galvaudé 17 • L’organisation du cours 19 • Une restitution biaisée et sélective 20 • Les questions liées au leadership 23 • Y a-t-il tromperie sur la marchandise ? 27 Othello : leadership et vie privée, innocence et habileté, vengeance et ordre social 31 • Prologue sur l'appréciation des leaders 31 • Vie privée et rôle public 33 • La vengeance peut-elle servir l’ordre social ? 36 • L’habileté, l’innocence et la vertu 38 Pourquoi les hommes agissent-ils comme ils le font ? • Les personnages d’Othello Sainte Jeanne : les hérétiques sont-ils fous ou géniaux ? 38 43 47 • Exploitation et exploration 47 • Peut-on rendre créatifs des leaders sélectionnés pour leur fiabilité ? 48 • Diversité et unité 52 • Sainte Jeanne 54 Guerre et Paix : ambiguïté, incohérence et insignifiance • Ambiguïté et incohérence : le chant d’amour d’Alfred Prufrock 59 59 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 4 • Les leaders face à l’ambiguïté • Un roman dont la structure reflète une vision de l’histoire : l’insignifiance L’ordre social dans « Guerre et paix » • Qu’est-ce que le pouvoir ? 60 63 65 65 L’impuissance de la puissance 66 Pouvoir et hiérarchie 67 Le pouvoir vu par ceux qui n’en ont pas 68 Assumer l’ambivalence du pouvoir 68 • Identité et ordre social : les personnages de Guerre et Paix Héroïsme et insignifiance • L’ordre social méritocratique 69 71 73 Pourquoi sommes-nous déçus par nos chefs 73 Pourquoi les chefs ne sont-ils pas spécialement malins ? 74 Sexe et leadership 79 • Le caractère sexué du leadership dans les organisations 80 • Sexualité et organisations 84 Fantasmes privés et contrôle social des comportements 84 Le harcèlement sexuel 86 Les relations sexuelles 88 Les comportements sexuels ambigus 90 • La sexualité des leaders 90 • Les organisations efficaces sont-elles féminines ? 92 Des organisations efficaces sans leader héroïque 93 Don Quichotte et la vertu de l’engagement arbitraire 97 Un curieux roman Don Quichotte et la réalité 97 98 Réalité, identité, vision : implications pour le leadership 100 La vision de la vie de don Quichotte 101 Autres leçons de don Quichotte aux leaders 103 • Des visions, des actes et des espoirs démesurés 105 Des héros pour nous protéger de notre insignifiance 105 L’étoffe dont sont faits les rêves 106 • Les plaisirs de l’action Plombiers et poètes Que font réellement les leaders ? 108 113 113 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 5 ANNEXE 1 : L'intelligence contre la raison, un survol de l'œuvre de James March • Misères de la Raison 117 117 La rationalité limitée ou la critique de la raison pure 117 L’exécution de procédures adéquates ou la critique de la raison pratique 119 L'apprentissage contrarié ou la critique de la raison dialectique 120 La technologie de la folie ou la critique de la raison immédiate • Splendeurs de la Raison 121 122 Les grâces de l'orthodoxie 122 L'usage rigoureux et efficace de la raison 123 La raison systémique ou la quête de l’intelligence 123 • La rédemption par l'enthousiasme 123 La nécessité collective des paris individuels 123 Comment rendre attrayant le pari de l'exploration 124 Au-delà de la rationalité : la poésie, l'intuition et l'enthousiasme 124 Les institutions ne sont pas fondées sur le seul marchandage 124 L'action insignifiante 125 L'optimisme sans espoir 125 Les organisations prosaïques et le jardinage 125 ANNEXE 2 : Autres questions à préparer entre deux cours 127 ANNEXE 3 : Résumé succinct de quelques œuvres étudiées 129 ANNEXE 4 : Les organisations prosaïques et les leaders héroïques 134 • Qu'est ce qui fait l'efficacité d'une organisation ? 134 • Les dirigeants doivent-ils leur réussite à leur mérite ? 136 • Les petits détails qui font que ça marche … quand ça marche 138 • Faut-il dire la vérité aux patrons ? 140 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 6 « March is not to be understood, But to be enjoyed » Johan P. Olsen NOTE LIMINAIRE DE JAMES MARCH The debt I owe to Thierry Weil is too great for words (at least English words). Over several years of colleagueship and friendship, he has made my life better, both in France and in California. It has been a pleasure to know him and, through him, his family and his colleagues. I believe it was Rabelais who wrote: L’appétit vient en mangeant. So it has been with him. In the present book, Thierry has honored me by trying to interpret the lecture notes for a course I taught for several years at Stanford University. His effort celebrates the glories of translation, the simultaneous conversion of notes into text and English into French. As impresario of the celebration, he has produced a version of the lecture notes that undoubtedly renders them more articulate than they were. He has found ideas that I hope were hidden in the notes but might well have eluded other people. I will happily claim responsibility, but with more appropriateness than usual, the responsibility is shared. And if by any chance there remains any lack of clarity in the text, it reflects my unrelenting ambiguity, not his misunderstanding. I could not have asked for a better translator. James G. March Stanford University Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 7 PRÉFACE Le génie marchien La pensée marchienne est déroutante. La personne de James March jouit de la stature d’un immense savant en sciences sociales. Citer ses nombreuses publications est devenu une obligation. Pourtant, comment classer son oeuvre ? En termes de disciplines, ses thèmes et ses contributions couvrent un éventail qui va de la sociologie des organisations à la science politique, en passant par la gestion et par l’économie. Qui plus est, dans un monde qui se différencie avec une grande délectation en écoles ou en paradigmes, il échappe à tous et inspire beaucoup. Certains de ses collègues, qui ne sont pas les derniers de la classe, dopent leur créativité par la lecture de ses écrits. Il donne le vertige par sa boulimie de connaissance. Pourtant au final, les tenants de la science dite normale restent dubitatifs. Les apports de l’auteur ne pourraient guère se formaliser par un cadre axiomatique. Quant aux maisons d’édition, si le nom de James March est un label prestigieux, le contenu de ses livres leur paraît fort hétérodoxe et le risque économique est perçu comme trop fort par rapport à ce qu’elles pensent être un profil de « best seller ». La pensée marchienne est-elle vraiment mue par un véritable projet scientifiquement recevable? On pourrait par moments en douter. Le livre de James March et de Thierry Weil parle d’art. James March ose même écrire et publier des volumes de poèmes qui allient sensibilité et profondeur. De là à conclure qu’il est d’abord et avant tout un esthète impénitent et un hédoniste raffiné pour qui les sciences sociales ne composent pas l’essentiel du projet de vie, le pas serait trop vite franchi. Son activité en sciences sociales, l’écriture d’articles et l’analyse rigoureuse ne se réduisent pas chez lui à une pratique professionnelle sur le lieu de travail, le goût pour la musique ou la littérature meublant le seul univers de la vie privée et des moments de loisirs. Au contraire, science et art se fécondent chez lui en permanence. La pensée marchienne est habituellement associée à des expressions qui font aujourd’hui partie du patrimoine des sciences sociales : le néo-institutionnalisme, le modèle de la poubelle, l’allocation d’attention, l’anarchie organisée, etc. A y regarder de plus près, de tels mots sont plus proches de la métaphore que de concepts solides. Le recours à la métaphore est une pratique poétique courante. Si elle remplit une fonction importante, elle reste sous-utilisée dans le travail scientifique. Son usage se justifie en tant qu’il aide à questionner la validité de concepts tenus pour acquis, de faire apparaître des postulats explicites et de 7 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 8 critiquer les modèles théoriques qu’ils recouvrent. L’artiste permet au savant de faire place à son intuition. Ainsi est facilitée la formulation de nouveaux schèmes interprétatifs et conceptuels. La poésie, la littérature et la musique servent de stimuli pour l’analyse et la compréhension des faits. La métaphore n’est donc ni fausse ni vraie en soi. Sa valeur se juge à l’aune de sa capacité à améliorer la connaissance. « Leadership et organisation » fait partie des métaphores vertueuses pour comprendre la vie des entreprises humaines. Le présent ouvrage offre une démonstration éclatante de cette quête entêtée du non-conformisme dans la relecture de grandes œuvres de la littérature. Il montre James March à l’œuvre, comme découvreur construisant des systèmes d’interprétation plus performants dans un monde qui est par ailleurs traversé de vérités provisoires et de régularités fuyantes. Sa lecture est donc une référence obligée pour celui dont la production de connaissance est le métier. Le livre de James March et de Thierry Weil reflète aussi l’esprit rebelle qui sous-tend le génie marchien. Le cours de James March est un défi lancé à une approche aujourd’hui dominante au plan institutionnel : le MBA. Il propose une démarche scientifique et intellectuelle pour l’enseignement de masse dans les écoles aussi normalisées que les « Business Schools », de surcroît en sollicitant de grands textes classiques du roman et du théâtre. Il fallait oser imaginer cette démarche et la mener à bien. A maintes reprises, j’ai constaté que des dirigeants d’entreprise cultivaient un jardin secret : la lecture d’œuvres célèbres et d’auteurs classiques portant sur l’art de la guerre et la conduite des batailles. Clausewitz et Sun Tse, Epaminondas et Napoléon leur fournissent une source de réflexion et de stimulation pour affronter la concurrence, penser une stratégie, formuler une tactique et mobiliser un corps social sur le champ de bataille. Par comparaison, le savoir diffusé par les sciences de la gestion leur paraît singulièrement réducteur et peu adapté à l’action dans la vie des affaires. Le livre de James March et Thierry Weil fait appel à des œuvres moins militaires mais tout aussi traversées de fureur et de passion. En demandant à ses étudiants et à ses lecteurs de lire Cervantès, Shakespeare ou encore Tolstoï, il joue sur le registre de la provocation, il signe un acte de rébellion. James March n’est pas un adepte de la dénonciation critique sur la scène publique. Si une situation ne lui convient pas scientifiquement, si une idée lui paraît moralement peu supportable, il préférera d’abord se taire et s’éloigner. Mais il répliquera en nourrissant tôt ou tard son argumentation par son travail en sciences sociales. C’est pourquoi ses rares coups de gueule, polis et mesurés, prennent tant de force. 8 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 9 En un certain sens « Leadership et organisation » est la façon qu’ont James March et son co-auteur de répondre à une inquiétude intellectuelle et institutionnelle. Le cours dont le livre est issu est une solution qu’offre le pédagogue pour résoudre le problème que le savant énonce. La formation à la vie des affaires actuellement dominante dans les « Business Schools » serait confrontée à (et victime d’)une contradiction dangereuse. Les « Business Schools » promettent une formation professionnelle qui éduque les futurs praticiens par et à la connaissance scientifique, sciences sociales en tête. Or cette connaissance est dans les faits de moins en moins transférée, en particulier depuis une vingtaine d’années. La formation par la recherche cède la place à la formation par le bachotage. En classe, face aux futurs diplômés de MBA, il n’existe plus guère d’autre enseignement que celui dispensé par des « trainers » sur le seul registre du « training ». Les scientifiques et la logique de recherche ont déserté ou ont été écartés de la salle de classe. L’école se réduit à fonctionner comme le bras du marché du travail. Elle sélectionne et certifie des diplômés. Elle devient le petit séminaire de la communauté des affaires. Elle diffuse et légitime les valeurs acceptables et les normes convenues par le monde de l’entreprise. Cette dérive est alimentée de nombreuses manières. Les étudiants sont gavés de modèles formalisés, de signaux forts et d’outils procéduraux. Se construit dans leur esprit une image du monde et de l’action qui privilégie le postulat de certitude, une posture prescriptive et la prééminence d’un manager – designer. L’excellence se réduit à la formulation de solutions. On apprend à agir par réflexe conditionné. Apprendre à penser devient secondaire. La connaissance en tant qu’elle traite d’un monde incertain, de signaux faibles, d’une action incrémentale, de rationalités hétérogènes, de contextes variables et spécifiques, et d’une appropriation responsable des conséquences de l’action ne trouve guère sa place dans des usines à former. On ne pense plus guère de façon libre et créative, on assimile un « prêt à penser » et un « prêt à faire ». Ce n’est pas le moindre des mérites de l’ouvrage de James March et de Thierry Weil que de rappeler au manager quelques vérités profondes. Par exemple, il n’y a pas de cause définitivement entendue en matière de leadership. A en croire l’air du temps, le problème serait tranché. Le meilleur des mondes serait envisageable quand, et seulement quand, un chef, un dirigeant, un meneur conduit et encadre une masse à laquelle il fournit une vision ou un destin, et dont il constitue le dénominateur commun ou le point de référence émotionnel et normatif. En politique, en affaires, dans la vie privée, un facteur de distinction fait la différence : le leader, soit en dernier ressort un phénomène lié à des caractéristiques singulières d’individus, non pas de circonstances, de contextes ou d’organisation. 9 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 10 Les marchands de conseil et de formation ne s’y trompent pas. Ils se dépêchent d’offrir des produits dont l’intitulé fait explicitement référence au leadership. Les enseignes fleurissent qui vendent du leadership créatif ou encore du leadership mobilisateur. Curieux retournement ! Les années 1960 à 1980 auront marqué le triomphe de l’organisation, de la quête de la rationalité scientifique, de la croyance dans les procédures et les techniques. Aujourd’hui l’excellence est attendue de l’action de personnes hors du commun, de vertus comme le charisme et l’intuition. Il est facile de souligner combien une telle perspective est discutable et fragile. Scientifiquement le leadership reste un objet évanescent sinon flou pour les sciences sociales. A quoi la faute ? A la négligence dont font preuve leurs chercheurs ou bien au fait que le mot désigne un phénomène sans fondement rigoureux ? Le fait est que le commerce de la formation recycle parfois de façon opportuniste des contenus et des techniques dont le lien avec le leadership n’est pas évident : le 360 degrés, la dynamique de groupe, etc. L’ouvrage qui est offert par James March et Thierry Weil enrichit de façon magistrale la connaissance et la prescription en la matière. Il réhabilite les dilemmes moraux et la vie intime. Il traite de pouvoir et d’enthousiasme. Il suggère que, pour mieux cerner l’essence du leadership, il faut dépasser les définitions étroites qu’en donnent les sciences sociales. S’il se permet de nombreuses audaces, il le fait de manière responsable. Ses deux auteurs ne sont ni des imprécateurs ni des essayistes, mais des éducateurs par la recherche. Jean-Claude THOENIG Directeur de recherche au CNRS Groupe d'analyse des politiques publiques (GAPP) Ecole normale supérieure de Cachan (ENS) Professeur à l’INSEAD 10 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 11 AVANT-PROPOS Pourquoi ces notes ? Au printemps 2000, j’ai publié une « invitation à la lecture de James March ». Je n’étais certainement pas la personne la plus qualifiée pour rédiger un tel ouvrage, mais je regrettais que les écrits de Jim March paraissent souvent difficiles d’accès à mes étudiants qui manquaient de perspective sur l’ensemble de son œuvre. L’écriture de ce livre m’offrit l’occasion précieuse de lire beaucoup de textes qui m’étaient inconnus et d’en découvrir certains qui n’avaient pas eu la gloire qu’ils méritaient, comme la thèse d’anthropologie de James March. Une de mes grandes frustrations restait que le célèbre cours de March sur le leadership dans les organisations, dont tant d’anciens étudiants parlaient avec émotion, n’avait jamais été publié. Selon March, un tel cours, sous forme écrite, s’éloignerait beaucoup trop de tout ce qui était acceptable pour un public universitaire, au moins américain. Après la publication de mon livre, Jim me confia toutefois une copie de ses notes de cours, à partir de laquelle j’ai rédigé ce qui suit. Beaucoup d’allusions faites en style télégraphique ou dans un anglais qui dépasse mes compétences me restaient obscures, d’autant plus que je n’ai jamais assisté moi-même au cours. Rien ne me qualifiait donc particulièrement pour ce travail, sinon l’envie qu’il fût fait. Jim March avait, au moins provisoirement, renoncé à mettre son cours en forme, et mon espoir est que cette transcription infidèle le poussera à publier enfin son cours tel qu’il aimerait le lire1. Quelques autres raisons s’ajoutent aux précédentes. D’une part, enseigner un sujet reste la meilleure manière de s’y initier soi-même. D’autre part, j’ai eu le privilège de recevoir de nombreux enseignements de qualité, ce qui me fait un devoir de restituer quelque chose. Certains le font en prenant des responsabilités et en assumant des tâches difficiles dans des métiers très exigeants. C’est d’eux que parle ce cours. D’autres ont des vies moins exposées, et accomplissent leur devoir de retour par des tâches de recherche aux résultats aléatoires ou par des activités d’enseignement aux conséquences ambiguës. L’écriture de ce texte est donc aussi un hommage à l’institution qui m’emploie et me laisse la liberté de choisir les tâches auxquelles je me consacre, à charge pour moi de tenter qu’elles soient parfois utiles. Ainsi que je l’enseigne à mes jeunes camarades du Corps des mines, notre situation privilégiée et notre statut protecteur nous donne une obligation morale de prendre des risques ou d’entreprendre des actions gratuites ou peu gratifiantes socialement, qui constitueraient un risque plus lourd pour d’autres. 1 James March a fait récemment un premier pas dans cette voie en réalisant avec Steve Shecter le film « Passion et discipline » sur les leçons de Don Quichotte pour le management (© Stanford University, 2003). 11 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 12 Ce texte est également un hommage à mon père, ma première image de leader, qui a travaillé durement sans en profiter assez lui-même, me donnant la possibilité psychologique, intellectuelle et matérielle de ne pas poursuivre à tout prix une carrière traditionnelle de dirigeant. C’est aussi un hommage à certains chefs que j’ai côtoyés dans les structures les plus diverses ainsi qu’à tous ceux qui contribuent, dans des rôles plus obscurs mais essentiels, au bon fonctionnement des organisations. C’est enfin, par son sujet même, un hommage aux poètes, aux créateurs, aux rêveurs, aux amis, qui par leurs œuvres, leurs faits et l’humanité de leur existence, enrichissent et embellissent nos vies. Thierry Weil 12 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 13 A footnote to the book, by James G. March Thierry Weil has asked me to provide some kind of footnote to this book that would clarify the context of the lecture notes on which the book is based. The present note attempts to do four things, all of them very briefly: (1) To sketch the educational dilemma that provides the background for the course in which the lectures were given. (2) To specify the basic principles underlying the course and lectures. (3) To describe the structure and mechanics of the course and the ways in which the material presented here was used. (4) To describe the results of the course for students and for me. There is nothing unusually mysterious about any of these things. The educational dilemma It is hard for any school of management to avoid the teaching of “leadership”. Among managers and commentators on management, leadership is seen as essential to effective organizations, innovation, efficiency, and indeed all positive results in organizations. Students of management want to know the secrets of leadership. Leaders and professors are eager to reveal them. The demand for leadership education generates an endless supply of leadership wisdom. Courses and writings on leadership proliferate apparently without limit. This cornucopia of wisdom struggles with two obvious problems: First, leadership is observable primarily through its effects. Past organizational successes and failures can be credited to the presence and absence of leadership in the stories of history, but causal links between the attributes and behaviors of leaders and the outcomes of organizational life are difficult to establish. If the only way leadership is established is by the consequences attributed to it, the proposition that leadership produces organizational effectiveness easily becomes a tautology. Second, and at least partly because of the first, rather little is known about leadership in the sense of knowledge that depends on systematic studies that 13 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 14 Le leadership dans les organisations are sensitive to the difficulties of making causal inferences from the stories of history. A great deal is believed about leadership. It is a topic of bars, beauty shops, pulpits, magazines, and classrooms. The beliefs may be strongly held and expressed, but they are typically unverifiable and often contradictory. These problems are neither obscure nor unknown. They are conspicuous and widely recognized. Leadership poses a teaching dilemma for a school of management. The importance of leadership does not assure that schools of management have anything to teach about it. The problem is not unique to leadership. Any educator knows that the importance of a topic is not particularly well correlated with knowledge about it or its susceptibility to teaching. Topics such as “success” or “virtue” or “love” are similarly important without necessarily being easily taught. This is the problem that I faced when I was asked to teach a course on leadership. Students wanted to know how to become a leader and how to act effectively as a leader. The research literature provided only very modest help in answering such questions. To illustrate what was known about the former, I used to point out to students that four important decisions they make early in life account for more of the explained variance than any other variables that have been studied: (1) When they were born. (2) Where they were born. (3) Who their parents were. (4) What sex they were. Most students did not find this especially helpful. With respect to what styles, orientations, or actions are reliably associated with effective leadership, the overwhelming indication of the research literature is either that we do not know what makes effective leaders or that it depends very heavily on context. The results (or lack of them) are very interesting to scholars who study organizations. They say something significant about organizations and the writing of their histories. They are important things for would-be leaders to understand. But they do not provide much in the way of positive help. The principles I became convinced of two principles that subsequently became the axioms on which a course was built. The first principle was that leadership education had to probe deeply into the underlying problems of leadership and that these problems, properly identified, would prove to be indistinguishable from fundamental problems of life. The second principle was that an examination of these problems would have to involve the use of ideas and discussions drawn not only from the social and behavioral sciences but also from the novels, poems, and plays of great literature. Those two axioms had some implications for teaching a course in a school of management. The most important implication was that the course would be intellectual in the sense that it would ask students to address fairly deep questions by considering works of significance within the literary canon. It would focus on ideas and the relation among ideas, viewpoints and their implications for thinking 14 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 15 A footnote to the book, by James G. March about life. There were other implications: The course did not particularly try to identify “leaders” in literature but rather looked for ways in which the works illuminated the issues. It tried to communicate an aesthetic in which a literary piece was considered as a work of art, rather than as a collection of brief quotations, thus to be absorbed for its own sake before being used to address any specific prior question. It encouraged a pursuit of relevance but did not offer it. The structure and mechanics The ambitions for the course were pretentious and were, of course, fully achieved only in my imagination. Nevertheless, the course was a joy. It was also a large course (300-400 students) by Stanford standards with a heterogeneous group of participants. Those formally enrolled in the course included about 50% undergraduates, about 25%-35% MBA students, and about 15%-25% postgraduate students from schools (e.g., humanities and science, engineering, law, education) other then the business school. They were typically joined by about 2040 participants who were not formally enrolled and included visiting professors, relatives of students, and people from the community. The course proceeded in a conventional way. It involved five hours of class time each week. There were two two-hour lecture periods, scheduled from 8-10 a.m., a time that was viewed by many students as draconian but which tended to limit attendance to those who were interested. In addition, there was a series of onehour discussion periods on Friday of each week. Each lecture period involved a lecture lasting 60 to 75 minutes. The lecture notes form the basis for the present book. The remainder of the lecture period was devoted to a class discussion of a “Query” posed the previous session and intended to clarify and extend some aspect of the lectures or reading, or simply to stimulate thought. Many of these queries posed some thesis that might be viewed as provocative and invited comment. Others sought to encourage some analysis. Others attempted to focus on some aspect of the reading. On three or four occasions, the query period was devoted to a visiting “leader” who talked and then engaged the students in conversation. Participation in the Friday discussion periods was entirely voluntary. It was possible to attend none, one, or more on any particular Friday. The agenda for each session was organized around questions raised by students at that session. The results The course was successful in the sense that students attended it without any coercion on the part of the system, and in the sense that I enjoyed teaching it. Great literature was read and discussed; key dilemmas of life were debated. That is something, I believe. 15 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 16 Le leadership dans les organisations Were better leaders produced, or were people more confident in their decisions to become leaders or avoid becoming leaders? I do not know. One of the glories of a teaching career is that you almost never hear later from students who did not like your course or concluded you were crazy or irrelevant. So, when I hear from students in the course who felt the course spoke to them, I conveniently forget the sampling bias and imagine that they speak for the whole group. Did I learn from the experience? Without any question, yes. One of the great advantages that I had in discussing Shakespeare, Shaw, Tolstoy, and Cervantes was that I was not a literary scholar. I could not intimidate students with my expertise but could join in a conversation from which I learned a great deal. 16 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 17 Introduction : une curiosité pédagogique « I am not what I am » (Iago, in Othello, I,1) « Yo sé quien soy » (Don Quichotte) Restituer un cours auquel on n’a pas assisté soi-même, d’après les notes elliptiques du professeur, est un exercice délicat, motivé par le désir de conserver une trace même très imparfaite d’une œuvre originale sur le fond comme sur la méthode pédagogique. Je vais tenter dans cette introduction de donner quelques indications sur le contexte du cours, la manière dont il était enseigné et les conventions que j’utiliserai pour distinguer ce qui est attribuable à James March et ce qui relève de mon commentaire ou de mes choix de présentation. Une approche originale d’un sujet galvaudé On sait combien la littérature de management d’aéroport abonde, surtout en Amérique, de livres biographiques ou théoriques sur les recettes du succès des grands de ce monde. Rien de surprenant à ce que les écoles de gestion, dont la vocation est de former de bons dirigeants et dont la fonction de socialisation de ceux-ci compte autant que les connaissances et les techniques qu’on y enseigne, subissent une forte demande de leurs élèves pour un cours sur l’exercice du commandement. Le cours était donné à la « Graduate School of Business » de l’Université de Stanford, mais largement ouvert à l’ensemble des étudiants du campus. De fait, parmi environ 350 auditeurs (l’amphithéâtre ne pouvait en accueillir plus), seule une centaine étaient des étudiants de la faculté de gestion. Pour limiter les inscriptions à ce cours très populaire, March choisissait un horaire très matinal. La quantité de travail demandée aux élèves conduisaient ceux qui n’étaient pas suffisamment motivés à choisir une option moins exigeante. 17 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 18 Le leadership dans les organisations Chacune des vingt séances comportait un cours proprement dit, d’environ une heure et quart, suivi par une discussion de trois quarts d’heure sur des questions données à la séance précédente. Les participants étaient invités à réfléchir à ces questions et à rédiger quelques notes. Ils devaient aussi poursuivre la lecture des quatre œuvres littéraires autour desquelles le cours est construit. March connaissait la plupart des versions abrégées disponibles et pouvait aisément débusquer ceux qui cherchaient à s’épargner la lecture du texte intégral. Une heure supplémentaire hebdomadaire, totalement facultative, était dédiée à une discussion libre de questions soulevées par les étudiants. Il arrivait que le cours comporte une lecture par James March d’un passage des œuvres étudiées ou d’autres textes, parfois assez longs (le chant d’amour d’Alfred Prufrock de T.S. Eliot, un poème sur les insurgés irlandais de Yeats ou la saga d’Olav Trygvasson). Comme l’explique March, son cours repose sur quelques convictions. La première est que la grande littérature est une source d’enseignement primordiale pour les gens éduqués. Les grands livres sont pertinents sur de nombreux sujets, et même lorsqu’ils ne sont pas pertinents, on ne perd pas son temps en les lisant, grâce au plaisir esthétique qu’ils nous procurent. Une autre conviction est que l’enseignement, notamment en gestion, n’a pas pour fonction d’inculquer aux étudiants des recettes ou des prescriptions à suivre. Il faudrait pour cela intégrer trop d’éléments spécifiques au contexte de chacun et envisager de nombreux compromis qui dépendent essentiellement de valeurs et de situations individuelles. L’éducation nous aide à réfléchir sur la vie, et soulève donc plus de questions qu’elle n’en résout. March porte un regard curieux et sceptique sur l’exercice du commandement2. Il doute que celui-ci requière des talents hors du commun et que l’histoire soit d’abord la conséquence des actions des puissants. Cependant l’existence de chefs et nos attitudes vis-à-vis d’eux sont essentiels pour le fonctionnement de la société et pour le bien-être des leaders comme de ceux qu’ils dirigent. Améliorer la pratique du commandement est donc un enjeu important. Mieux comprendre les relations entre le bien-être individuel et le statut de chef aidera les leaders à assumer leur ambition, les obligations liées au pouvoir et la dépendance que celui-ci provoque. Ainsi l’engagement dans une carrière de leader ou aux côtés d’un leader pourra être socialement utile et personnellement gratifiant. 2 Selon le contexte, leadership peut se traduire par commandement, pilotage des organisations, conduite des hommes, autorité, ascendant, direction, gouvernement, exercice du pouvoir, etc. J’ai souvent jugé préférable dans la transcription du cours de conserver un terme générique unique, au risque que cet anglicisme incommode les puristes, et à parler simplement de leadership et de leaders. 18 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 19 Introduction : une curiosité pédagogique L’organisation du cours Le cours, dont ce texte constitue une transcription résumée et une traduction3, est construit autour de l’étude de quelques ouvrages littéraires, avec des digressions sur d’autres écrits (articles, poèmes, critiques…) ou sur des personnages connus. L’introduction expose les difficultés que nous éprouvons à apprécier et à évaluer l’action des leaders, et justifie le recours aux chef d’œuvres de la littérature pour comprendre les problèmes liés à l’exercice du pouvoir. Othello fournit l’occasion de discuter les interactions complexes entre la vie privée et la vie publique du leader, mais aussi les notions d’habileté et de ruse (Iago), d’innocence (Desdémone) et de vertu (Othello ?, Emilia ?). L’hérétique est-il génial ou fou ? Comment trouver un bon compromis entre l’exploitation des compétences acquises et des voies éprouvées et l’exploration hasardeuse de nouvelles pistes dont la plupart se révèleront être des impasses ? Le génie, lorsqu’il survient, contrarie les institutions en place, et ne se distingue du fou qu’a posteriori, lorsqu’il a provoqué un changement salutaire. Sainte Jeanne, de Bernard Shaw, offre une description de ces phénomènes qui conduisent March à discuter des besoins contradictoires de diversité et d’unité au sein des organisations. Guerre et paix illustre la vision de Tolstoï des ambiguïtés et de l’incohérence de l’histoire en général comme de chaque individu particulier et de l’insignifiance des actions humaines. Le roman révèle aussi la faiblesse explicative du concept de pouvoir, mais également l’importance de nos croyances sur le pouvoir des leaders et celle de l’ordre institutionnel. Les relations entre l’individu et l’ordre social et la manière dont elles conditionnent l’action du leader amène March à une discussion plus générale sur la place du sexe et de la sexualité dans la vie des leaders. La dernière partie du cours est centrée sur Don Quichotte, et sur le rôle de la vision, des rêves, des espérances du leader pour entreprendre des actions d’envergure. March y discute aussi de l’importance de l’humour, de la dérision, de la joie, de l’engagement gratuit et enthousiaste, d’une vision où le plaisir du voyage prime sur sa destination. La conclusion reprend le thème cher à March du mélange nécessaire de plombier et de poète chez le leader, de compétence ordinaire, d’attention prosaïque au quotidien et de vision grandiose. 3 Je n’ai pas toujours respecté le détail et l’ordre des enchaînements ni consacré à chaque développement une attention équitable. Je suis passé plus rapidement sur les points largement développés par ailleurs dans l’œuvre de James March et me suis appesanti sur les aspects inédits. 19 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 20 Le leadership dans les organisations Une restitution biaisée et sélective On peut présenter ce cours en insistant sur la manière dont il illustre les thèses de March, sur la critique littéraire des œuvres évoquées ou sur la discussion des questions posées. Sur chacun de ces aspects, je ne disposais que d’un matériau très lacunaire. Le document à partir duquel j’ai travaillé, les notes de cours de James March, est un squelette assez détaillé du déroulement des amphis : environ 450 pages de plan hiérarchisé, plus ou moins développé selon les sujets. Sur la justification du choix d’aborder les problèmes du leadership à travers quelques grandes œuvres de la littérature, je laisserai la parole à March, en citant à la fin de cette introduction un texte qu’il a rédigé récemment à propos de son cours4. J’ai restitué certaines discussions sur ce que nous indiquent les œuvres étudiées sur le leadership, mais n’ai pu traduire la manière dont March apprenait à ses élèves à apprécier Shakespeare ou Cervantès, à savourer le choix d’un mot, d’un rythme ou d’une image5. J’ai tenté de me limiter strictement, dans le corps du texte, au développement des notes de March, quitte à commenter celui-ci ou à donner quelques éléments de contexte dans des notes de bas de page ou dans de rares transitions en italiques. Je navigue ainsi entre deux périls, celui d’un développement qui ne serait pas fidèle à l’esprit du cours et celui d’un texte trop elliptique et difficilement compréhensible. La relecture attentive qu’a faite James March de ce texte et les quelques corrections qui en ont résulté rendent la plupart des développements plausibles : s’ils ne reflètent pas forcément ce que disait March, ils n’en contredisent pas frontalement l’esprit6. En revanche certains regretteront de trop nombreuses ellipses. Faute de savoir comment March aurait développé une idée, je me contente parfois de 4 J. G. March Littérature et leadership paru dans la Revue Énomique et Sociale, décembre 2001, 300-306. L’article a été écrit à la demande d’Alain-Max Guenette, rédacteur en chef de la revue, frustré par les allusions que je faisais à ce cours jamais rédigé dans un livre antérieur. 5 Ces aspects d’analyse littéraire ont plus de sens pour un public qui découvre ou relit les œuvres illustrant le cours sous la conduite du professeur. March professe ailleurs que si l’on peut apprendre à tout étudiant raisonnablement travailleur comment utiliser certains outils compliqués, il est beaucoup plus délicat de savoir apprécier et faire apprécier une œuvre (James G. March, "Susan Sontag and Heteroscedasticity", conférence prononcée à l'Annual Meeting of the American Educational Research Association, San Francisco, 19 avril 1976). 6 March professe qu’une œuvre appartient autant à ses lecteurs qui l’interprètent qu’à son auteur, que les intentions que le lecteur croit déceler sont aussi valides que celles que l’auteur pense avoir eues. Son absence de protestation majeure à la lecture de mon texte ne constitue donc qu’une validation faible de mes interprétations. 7 C’est du moins la réaction de James March lui-même à la lecture d’une première version de ce texte : « The text is “strange” in the sense that it is very elliptical, with arguments more suggested than developed and with connections left largely to the imagination. It is more in the form of a prose poem than a normal essay. At first, I thought that was 20 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 21 Introduction : une curiosité pédagogique l’évoquer, au détriment de l’aspect didactique du texte7. J’ai également pris le parti de ne pas insister sur des idées qui sont déjà bien formalisées dans le reste de l’œuvre de March, en supposant que la plupart des lecteurs en avaient quelque connaissance préalable8. J’ai donc fortement condensé les présentations que faisait March de ces thèmes dans son cours. En revanche, j’ai été plus explicite dans les parties du cours qui ne sont pas traitées dans d’autres ouvrages majeurs de March et notamment le chapitre sur les rapports entre sexualité et leadership. J’ai également, en accord avec March, et en l’indiquant à chaque fois, inséré dans le texte plusieurs développements qui ne figuraient pas dans le cours de 1994 mais qui me semblaient particulièrement pertinents par exemple pour illustrer ses propos sur la sélection et la réputation des leaders ou sur la manière de gouverner des organisations efficaces9. J’aurais également voulu mieux traiter les questions (« queries ») sur lesquelles les auditeurs étaient invités à réfléchir entre les séances et la correction qu’en faisait March, mais le matériau que j’ai ne le permet pas. March m’a reconstruit un fichier en assemblant une soixantaine de pages issues de différentes sources dans un ordre aléatoire, mais j’ignore la manière dont s’articulaient ces questions et le cours, et j’ai donc pris le parti d’insérer certaines questions aux endroits où elles me semblaient pertinentes10. Je n’ai pas cherché, faute d’indication utilisable, à connecter ces questions au développement du cours. Comme les propositions qui y sont exposées ne représentent pas toujours les opinions de March, j’ai maintenu ces questions à distance du reste du texte, dans une typographie bien distincte, et je ne les ai pas traduites. a problem. I came to think it could be, in fact, an advantage if you acknowledge it and suggest in the introduction that the text be read as evocative, rather than fully developed. These are notes for lectures, not finished essays. They are incomplete and under-developed. Their claim (in this form) is that they evoke ideas and possibilities, not that they provide complete explication. One reason for trying to communicate such a frame is that it relieves you of any need to fill in all the holes. » - Voilà qui est fait. 8 Je ne reprends pas ici les travaux bien connus sur la rationalité dans les organisations, la théorie comportementale de l’entreprise, le modèle de la poubelle, la problématique de l’apprentissage à plusieurs niveaux ou sur les institutions et la gouvernance. Le lecteur qui souhaitera relier ces réflexions sur le leadership au reste des travaux de March peut se référer à mon ouvrage précédent ou même au résumé assez dense de celui-ci que je propose en annexe de ce livre. 9 James C. March and James G. March, "Performance Sampling in Social Matches", Administrative Science Quarterly, 23 (1978) 434-453 ; J. Richard Harrison and James G. March, "Decision Making and Post-Decision Surprises", Administrative Science Quarterly, 29 (1984) 26-42 ; « Les organisations prosaïques et les leaders héroïques », Conférence de James March à Mexico en 1988, paru en traduction française dans Gérer et Comprendre, juin 2000 ; « Les mythes du management », Conférence de James March à l’Ecole de Paris du management, juin 1998, Gérer et comprendre, septembre 1999. 10 Dans une version antérieure de ce livre, j’avais réparti la plupart des questions au sein du texte. Pour éviter de trop perturber la lecture, je n’en ai finalement conservé que quelques unes et ai renvoyée les autres en fin de section ou de chapitre ou à l’annexe 2. 21 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 22 Le leadership dans les organisations Exemple de question: Vaut-il mieux embaucher à la tête d’une entreprise du secteur du divertissement un fonceur bon vivant, séducteur et sûr de lui ou un individu organisé, énergique, lucide et pondéré ? Choisiriez-vous votre conjoint selon les mêmes critères ? : QUERY: Recently, a large, international company engaged in a variety of enterprises in the entertainment and cultural industry interviewed two candidates for a job as Executive Vice-President. Both candidates were viewed as well-qualified with strong records of success in their previous jobs as high level executives, though neither has previously been with this company. In terms of past successes, demographic characteristics, intelligence, energy, and virtually everything else that could be determined, they were quite indistinguishable. Faced with the choice, the President of the firm has reviewed notes about personal characteristics of the two candidates based on interviews with them: Candidate 1: A very self-sufficient, confident person; enjoys life and takes considerable pleasure in it; has the ability to define even very adverse situations in ways that make them unthreatening; seems relaxed about the future without giving it much thought; a good sense of humor and one that is more often self-deprecatory than other-deprecatory; has little instinct for planning but is impressively flexible and enthusiastic about challenges; is relatively unconcerned about the reactions of others; gives the impression of being somewhat impulsive at times; has the reputation of being unstinting in giving help to friends, or even minor acquaintances, but the help is sometimes compromised by the tendency to become overloaded with commitments made without a very careful consideration of alternative uses of time; loves, and is loved by, many, but sustains a level of personal privacy and autonomy that maintains a certain amount of distance from even relatively close friends. Candidate 2: A highly motivated, self-conscious person; able to recognize personal strengths and weaknesses as well as those of others; goal-oriented with a sense of direction that focuses effort and organizes activities efficiently without appearing to do so; attentive to others both for their possible contributions and possible ways of being of service to them; articulate and straight-forward with an ability to be understood and understand others; not particularly given to small talk but enjoys a pointed story or joke; sometimes seen as calculating, but not in the sense of being ego-centric as much as having the tendency to think through actions before taking them; able to defer short-run pleasures for long-term gains and relatively intolerant of others who are not; works hard when it is time to work and plays hard when it is time to play; is close to a small number of friends who share many of the same characteristics and a collective comradeship of considerable intensity and intimacy. Granted that either candidate would be a plausible choice, whom would you choose? Why? Would your answer be any different if you were asked which one you would prefer to marry? Why or why not? 22 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 23 Introduction : une curiosité pédagogique Le lecteur peut sauter ces questions ou s’y plonger à son gré. Il y plongera avec d’autant plus de profit qu’il aura lu ou relu récemment les œuvres littéraires qui servent de trame au cours11. Les questions liées au leadership12 En 2001, alors que son cours était encore inédit, James March en a produit un résumé, sous forme d’un article dans la « Revue économique et sociale » dont nous reproduisons ci-dessous la première partie, car il présente une synthèse des questions abordées dans les premiers chapitres : Les questions fondamentales liées au leadership— à savoir les complications inhérentes au fait de devenir ou d’être un leader, de côtoyer et d'évaluer ceux qui nous dirigent — ne sont pas propres à ce domaine. Elles renvoient plus généralement aux réalités de l’existence et sont, par conséquent, plus clairement mises en évidence par les grands classiques de la littérature que par des travaux contemporains ou par la recherche académique sur le leadership. Sans prétendre à l’exhaustivité, considérons par exemple quelques questions centrales : • Vies privées et devoirs publics13. Les leaders ont des vies privées à partir desquelles ils se ressourcent et maintiennent leur équilibre émotionnel, bien qu’ils estiment le plus souvent que leur vie professionnelle leur procure davantage de satisfactions. L’exercice du pouvoir peut détruire l’intimité et la qualité de la vie privée. L’importance de la position sociale est incompatible avec des relations humaines authentiques et sincères. L’individu devient inséparable de son statut, ce qui ne manque pas de rendre suspects l’amour comme la haine. L’exercice du pouvoir attire également la curiosité et les rumeurs au détriment de la vie privée. Les subordonnés réclament le droit de connaître celle de leur dirigeant, afin de cerner sa personnalité et d’établir de bons rapports avec lui. Enfin, la vie privée complique l'exercice des responsabilités. Les motivations personnelles et les relations entre les individus ne sont pas sans effets sur les prises de décision des leaders. Les 11 Pour faciliter la lecture, l’annexe 3 propose un résumé des principales œuvres étudiées. 12 Le texte de cette section est un long extrait de l’article « Littérature et leadership », écrit par March pour la « Revue Économique et Sociale », décembre 2001, 300-306 traduction de Martine Hennard Dutheil de la Rochère, reproduit avec l'autorisation de la rédaction. J’ai fait quelques adaptations mineures au texte en prenant quelques libertés avec la lettre de la version anglaise. 13 Ce thème est abordé par exemple dans Othello de Shakespeare, comme on le verra au prochain chapitre, ou, dans un répertoire plus familier au lecteur français, dans Bérénice de Racine, Horace ou Le Cid de Corneille. 23 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 24 Le leadership dans les organisations rapports de jalousie ou de loyauté influencent parfois leur jugement. Les relations de confiance jouent un rôle dans les prises de décision dans l’organisation, mais peuvent également les pervertir. Comment dès lors combiner une existence personnelle riche avec la vie de dirigeant d’une organisation? Comment concilier les sentiments personnels et les responsabilités organisationnelles? • Habileté, innocence et vertu.14 Les spécialistes du leadership ont des avis partagés au sujet de la subtilité et de l’habileté. D’un côté, les leaders sont souvent dépeints comme d’astucieux manipulateurs de ressources et de personnes, loués pour l’usage qu’ils font de leur intelligence supérieure et de leur adresse. Ils sont fréquemment décrits comme retors et secrets, experts en techniques de manipulation et de leurre. On admire leurs capacités supérieures à se montrer plus malins que les autres. D’autre part, les leaders sont souvent dépeints comme faisant preuve non pas de subtilité au sens habituel du terme, mais comme possédant une innocence originelle fondamentale qui permet de dépasser les circonvolutions infatuées des gens intelligents et d’aller instinctivement à l’essentiel. Cette capacité à aller droit au but n’est pas liée au niveau d’éducation, à l’intelligence ou aux convenances, mais plutôt à une faculté d’appréhender, de façon simple, les éléments fondamentaux de l’existence. Dans cet esprit, on fait souvent l’éloge de la naïveté et de l’ouverture des leaders, comme de leur capacité à utiliser l’honnêteté pour inspirer et développer des rapports de confiance. Dès lors, quel rôle faut-il attribuer à l’intelligence, à l’innocence et à l’ignorance dans les descriptions comme dans les prescriptions liées au leadership? • Génie, hérésie et folie.15 Les grands leaders sont souvent représentés comme des génies. On prétend qu’ils voient plus loin et avec plus de discernement que les autres. Grâce à cette capacité visionnaire, ils osent prendre des risques qui en effraieraient plus d’un. Ils transforment les organisations grâce à leur imagination, leur créativité, leur perspicacité et leur volonté. Ces descriptions des grands leaders semblent pourtant associer la grandeur à l’hérésie, et ainsi contrarier les besoins de sécurité et de prévisibilité que requièrent les organisations. Ces besoins sont loin d’être condamnables. Bien que, rétrospectivement, l’hérésie se révèle être parfois la source d'un changement souhaitable, la plupart des idées novatrices et audacieuses sont stupides et ignorées à bon escient. Le plus souvent, leur mise en œuvre menacerait la structure organisationnelle plutôt qu’elle ne la porterait vers de nouveaux sommets. Ainsi, si les grands leaders sont fréquemment des hérétiques associés à une transformation de 14 Ce thème est abordé par exemple dans Othello ou le roi Lear de Shakespeare, Le Prince de Machiavel, Les mains sales de Sartre, Les justes de Camus 15 Sainte Jeanne de Bernard Shaw, Mithridate de Racine, le docteur Faustus de Thomas Mann 24 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 25 Introduction : une curiosité pédagogique l’orthodoxie, la plupart des hérétiques se révèleraient être des leaders désastreux. Quels sont alors les liens entre le génie, la folie et le leadership ? Comment distingue-t-on les grands leaders des fous furieux ? Comment encourager le génie si nous sommes incapables de le reconnaître avant le jugement de l’histoire ? • Diversité et unité.16 Dans tous les domaines, de la résolution des problèmes à la politique des ressources humaines et aux valeurs professées par l’organisation, en passant par les idéologies, les leaders font des compromis entre la diversité et l’unité, entre la variété et l’intégration, entre la convergence et la divergence. Chaque organisation est composée d’un ensemble d’individus et de groupes qui ont souvent des attitudes, des origines, des religions, des aspirations, des formations, des identités, des racines ethniques, des expériences, des relations, et des styles très différents. Fréquemment, le leadership consiste à trouver des solutions pour limiter les problèmes de diversité à travers le recrutement de personnes issues d’un même milieu et partageant une expérience ou une éducation communes; ou encore, par l’usage de la persuasion, de la négociation, des incitations, de la socialisation et de l’inspiration afin de forger une culture commune à partir de la diversité des talents et des expériences. Une telle vision du leadership comme capacité de promouvoir des objectifs et un engagement communs entre cependant en conflit avec une autre conception du leadership qui cherche à stimuler et encourager la diversité en tant que source d’innovation organisationnelle et de dynamique sociale. Comment les leaders choisissent-ils entre la recherche d’unité et la valorisation de la diversité? Ces deux aspirations sont-elles compatibles ? Dans quelle mesure l’unité requise à un certain niveau d’une structure organisationnelle est-elle une condition nécessaire pour permettre la diversité à un autre niveau ? Ambiguïté et cohérence.17 Le leadership est généralement considéré comme une force de cohérence apte à contribuer à une action organisationnelle efficace par l’élimination des contradictions et des confusions. On apprend aux futurs leaders à éliminer les incohérences, les ambiguïtés et les complexités par l’adoption d’objectifs précis et de plans bien conçus. Dans l’entreprise moderne, cette idée est concrétisée dans le concept de stratégie d’entreprise et dans le développement d’un ‘plan d’affaires’. Cependant, l’incohérence et l’ambiguïté jouent aussi un rôle dans le processus de changement et d’adaptation, et une recherche systématique de cohérence se révèle insuffisante pour comprendre et améliorer tant le leadership que la vie en général. D’ordinaire, un leadership efficace implique une capacité à vivre dans deux mondes à la fois : celui, incohérent, de l’imagination, de la fantaisie 16 Le vilain petit canard d’Andersen, le prince de Hombourg de Kleist 17 La guerre et la paix de Tolstoï, la chartreuse de Parme de Stendhal 25 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 26 Le leadership dans les organisations et des rêves d’une part, et celui, ordonné, des plans, des règles et de l’action pragmatique d’autre part. Comment concilier à la fois l’ambiguïté et la cohérence? La folie et la raison? La contradiction et sa résolution ? Jusqu’à quel point les talents requis pour concilier ces contraires ont-ils partie liée avec l’imagination artistique, littéraire et poétique ? Pouvoir, domination et subordination.18 De nombreuses idéologies modernes considèrent les inégalités de pouvoir comme étant illégitimes. Nous sommes pourtant tous à la recherche du pouvoir, et celui-ci nous fascine. Nous assimilons le pouvoir de l’individu à sa valeur personnelle, et l’absence de pouvoir à la perte de reconnaissance et d’identité. On décrit l’histoire et le progrès comme liés au changement des structures de domination et de subordination. Par conséquent, on considère le pouvoir à la fois comme inhérent à l’exercice du leadership, mais aussi comme un obstacle à celui-ci. On observe une tension entre l’autorité et l'adhésion, entre le pouvoir et l’égalité, entre le contrôle et l’autonomie. On dit souvent que le pouvoir corrompt celui qui le détient, transformant des personnes normalement honorables en monstres. On dit aussi qu’il met en péril et compromet les plaisirs ordinaires qu’offrent les relations humaines sincères. En même temps, le pouvoir est souvent décrit comme insaisissable, tenant davantage du mythe que de la réalité. Dans la mesure où les leaders détiennent un certain pouvoir, comment l’utilisent-ils ? Quelles en sont les limites ? Quel en est le prix ? Comment une personne disposant de peu de pouvoir se comportet-elle dans une institution qui repose sur le pouvoir ? Quels sont les dilemmes moraux inhérents à l’exercice du pouvoir ? Identité sexuelle et sexualité.19 L’identité sexuelle (le genre) et la sexualité sont des facteurs largement étudiés par la biologie moderne, la sociologie et l’idéologie. Elles agissent sur un large éventail de comportements et sur l’interprétation que l’on donne de ceux-ci dans les organisations. Dans presque toutes les sociétés, le leadership est lié à des questions d’identité sexuelle et d’égalité des sexes. Historiquement, la plupart des leaders ont été des hommes; et la rhétorique du pouvoir a été intimement associée à une rhétorique de la virilité. Des changements dans les stéréotypes liés au sexe par rapport à l’exercice de fonctions de direction modifient la façon dont on interprète les styles distinctifs, les personnalités, les croyances ou les comportements qu’adoptent hommes et femmes; ils influencent également notre compréhension des relations entre les sexes, non seulement à l’extérieur des organisations hiérarchiques, mais aussi en leur sein. De plus, il apparaît que l’exercice du pouvoir est intimement lié à la sexualité. Être le chef et détenir du pouvoir sont des facteurs d’attractivité sexuelle et une composante de l’identité sexuelle. Les relations sexuelles et les accusations 18 Le zéro et l’infini de Koestler, Le diable et le bon Dieu de Sartre, La saga d’Olav Trygvason, Dilbert de Scott Adams 19 Les liaisons dangereuses, de Choderlos de Laclos 26 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 27 Introduction : une curiosité pédagogique de conduites sexuelles répréhensibles sont endémiques lorsque des individus sont dotés d’un pouvoir important. Comment les influences manifestes de la sexualité et du sexe dans l’exercice du pouvoir affectentelles les façons dont nous considérons le leader, devenons un leader ou agissons en tant que leader ? Les textes les plus instructifs traitant de ces questions centrales liées à l’exercice du pouvoir sont ceux de Shakespeare, Molière, Ibsen, Tolstoï, Cervantès, Mann, Goethe, Akhmatova, Schiller, Stendhal, Kawabata, Shaw, James, Dostoïevski, Balzac et d’autres de même envergure. La grande littérature aborde ces questions avec plus de profondeur et de façon plus pérenne que n’importe quelle théorisation académique. Cette pertinence résulte d’une conscience aiguë que ces questions sont moins des problèmes à résoudre que des dilemmes insolubles. Ils touchent à ce que le grand physicien danois Niels Bohr a appelé ‘les vérités profondes’ — que l’on reconnaît au fait que leurs contraires sont également des vérités profondes. Parce que nos démêlés avec ces vérités sont sans issue, elles sont sources de conflits inter- et intra-personnels sans fin; et les comprendre implique de faire l’expérience des souffrances sociales, personnelles et intellectuelles que ces conflits occasionnent. L’article se poursuit par un développement sur les relations entre les grandes actions, les grandes visions et les grandes espérances dont nous discuterons dans le chapitre consacré à Don Quichotte. March nous avertit que la pertinence des œuvres étudiées dans ce cours pour comprendre les problèmes liés à l’exercice du pouvoir ne doit cependant pas être exagérée, ou prise dans un sens trop étroit20. Lire les grands livres est une fin et un plaisir en soi. Les relire sous un angle particulier permet d’échapper à la tradition des analyses orientées vers d’autres aspects de l’œuvre ; car c’est une propriété de la grande littérature de donner lieu à des interprétations en cascade, mais de ne jamais se réduire à celles-ci. Y a-t-il tromperie sur la marchandise ? Après la projection du film sur Don Quichotte que March a réalisé en 2002 dans la veine de son cours, un éminent professeur de business school remarquait que 20 « (…) indépendamment de toute idée de métier, la culture littéraire rend la vie tellement agréable ! Elle augmente tellement la capacité à en jouir ! Être capable de lire et de trouver plaisir à une lecture, même un peu difficile, qui entre en résonance avec les questions les plus graves, celles que l’on se pose sans pouvoir y répondre et qui tournent dans la tête de façon répétitive ; parce qu’on ne peut pas avancer par soi-même ; et voilà qu’au détour d’un livre – un livre qui, généralement, ne prétend nullement fournir une réponse directe à ses questions, un livre qui peut être un roman ou un poème – on se dit « mon Dieu !, c’est exactement cela », et on prolonge le live de tout ce que l’on y apporte de soi-même et on se prolonge soi-même de tout ce que vous apporte le livre.» (interview accordée par Michel Zink, professeur de littérature médiévale au Collège de France, à une association de parents d’élèves, été 2002). 27 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 28 Le leadership dans les organisations ce film, quoique fort plaisant, parlait assez peu du leadership. Don Quichotte ne dirige que lui-même – et parfois Sancho – et d’ailleurs fort mal. Jeanne d’Arc est un leader improbable – il est inhabituel d’enseigner aux dirigeants occidentaux de se réclamer d’ordres divins reçus en privé. Othello n’est pas dépeint en tant que leader. Enfin Tolstoï nous convainc que la volonté et le talent de Napoléon n’expliquent pas grand’ chose de son glorieux destin. March ignore délibérément la plupart des questions qu’abordent les cours traditionnels sur l’art de gouverner les hommes et d’imposer son autorité. L’affirmation que les problèmes du leader sont les problèmes fondamentaux de la vie et que ceux-ci sont mieux traités dans la grande littérature lui sert de prétexte pour nous faire partager ses passions littéraires, pour ouvrir ses étudiants à l’art subtil de l’appréciation critique. En stimulant le développement de cette sensibilité, il contribue sans doute grandement à l’amélioration de la qualité des leaders. Il refuse néanmoins de s’en prévaloir, comme il refuse, dans l’ensemble de son œuvre, de prétendre à une quelconque pertinence : il laisse à l’auditeur ou au lecteur la responsabilité de décider de ce qui peut lui être utile. Il serait cependant injuste de voir dans ce cours une digression esthétique, un exercice gratuit déconnecté des grands thèmes de l’œuvre de March. Tous s’y trouvent à des degrés divers. Le cours évoque les limites du paradigme rationnel, de l’organisation hiérarchique face à un univers complexe, de l’efficacité de l’histoire pour faire émerger les formes d’organisation les plus adaptées et les leaders les plus talentueux, de l’importance du leader individuel pour expliquer le destin de l’organisation, de l’apprentissage dans un monde ambigu. On y discute des difficiles compromis entre exploitation et exploration, du besoin de stimuler et de protéger ceux qui prennent des risques pour explorer des voies a priori improbables avec une persistance suffisante, du rôle des institutions pour éviter les inconvénients d’un monde d’opportunistes individualistes et myopes. Surtout, March traite de la construction d’une identité individuelle et collective, de la découverte de nouvelles préférences dans l’action. Le leader s’affirme tel en découvrant, en exprimant et en faisant partager à ceux qui le rejoignent une interprétation plus riche du monde, une identité plus attrayante. Cette identité, ces valeurs partagées définissent ce que doit être une vie convenable (« proper life ») et enthousiaste, qui porte en elle-même sa propre récompense, en dehors de tout espoir de conséquences favorables. Le leader découvre et aide les autres à découvrir une vocation. 28 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 29 Introduction : une curiosité pédagogique QUERIES21 : Le pouvoir est-il enviable ou diabolique ? "The fundamental difficulty with discussions of leadership is that almost everyone who is attracted to the topic either has been a leader or has fantasies of becoming one. They imagine that leadership is something positive to put on your personal résumé. "In fact, leadership is something of which one should be rather more ashamed than proud. Most disasters in organized life can be attributed to leaders, and being a leader has corrupted more people into leading unattractive lives and becoming unattractive selves than it has ennobled. "The problem doesn't lie with the people who have become leaders. They are not really different from others. The problem is with the concept of leadership. It is based on a premise of the nobility of command that has repeatedly been proven to be false. The giving and taking of commands may on rare occasions be justifiable -- just as taking a life may be -- but it is always destructive of the human spirit." Comment. Leaders et héros "Modern leadership is preeminently organizational leadership and requires talents quite different from those of mythic heroes. The kinds of postures and dramatics that typify classical heroes might solicit a kind of nostalgic enthusiasm if found in a minor player, but they would produce laughter or revulsion rather than allegiance if exhibited by a significant leader in the 1980s. "Moreover, the major crises of modern life are not organized around the classical issues of heroic mythology. Instead, they are crises of self. Modern heroes are not warriors who overcome external threats but individuals who overcome personal battles with drugs, alcohol and degradation. Marilyn Monroe rather than Joe Metcalf. "As a result, the traditional association of leadership and heroics has become largely irrelevant to understanding contemporary heroes and contemporary leaders." Comment. Que pouvons nous apprendre des avis des leaders sur le leadership ? "Nothing significant about leadership is likely to be said by people who have been leaders. People who have been leaders are no more capable of an intelligent appreciation of leadership than Americans are of appreciating the American experience, men are of appreciating masculinity, artists are of appreciating art, or the elderly are of appreciating old age. Comprehension requires the passivity of indifference. Interpretation requires the perspective of distance." Comment. 21 Comme je l’ai indiqué dans l’introduction, j’ai inséré dans le texte ou entre les chapitres certaines des questions (« queries ») sur lesquelles March demandait à ses étudiants de réfléchir pour le cours suivant. Leur lecture n’est pas indispensable à la compréhension du propos, mais elle restituent un peu l’atmosphère du cours et suggèrent quelques perspectives et approfondissements intéressants. J’ai pris le parti de les conserver en anglais. 29 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 30 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 139 Annexe 4 : Les organisations prosaïques et les leaders héroïques Premièrement, les organisations fonctionnent surtout grâce à une grande densité de compétence ordinaire dans toute l’organisation. L’armée allemande ne devait pas son efficacité à ses généraux, quoiqu’elle eût des généraux compétents, mais à la capacité de nombreux sergents à agir efficacement de manière autonome. Ils savaient comment faire ce qui devait être fait. La spécialisation peut être un outil d’organisation utile et puissant, mais s’il faut faire appel à un spécialiste pour arranger tous les problèmes qui apparaissent dans une organisation, tout sera en panne la plupart du temps. Les organisations qui fonctionnent bien sont celles ou le premier qui voit une chasse d’eau défectueuse la répare, et cela ne se produit que lorsque la capacité à résoudre les multiples petits problèmes qui peuvent se poser est largement partagée au sein de l’organisation. Deuxièmement, les organisations fonctionnent parce que leurs unités comme leurs membres sont autonomes mais interdépendants. On leur laisse le soin d’accomplir leur travail. Il y a une délégation et une confiance mutuelle. Le travail est coordonné de manière discrète, moins par des interventions explicites que par des anticipations réciproques. Je sais ce que vous allez faire, vous savez ce que je vais faire, sans que nous ayons tellement besoin de parler, grâce à des arrangements informels, des dispositifs tampon, des ressources excédentaires qui nous évitent d’avoir à interférer en permanence et par des signaux et des flux d’informations qui ne gênent pas l’action. Bref, les organisations fonctionnent mieux lorsque leurs dirigeants les pilotent comme des voiliers plutôt que comme des bateaux à moteur. Troisièmement, les organisations fonctionnent bien parce qu’elles sont redondantes. Presque tout le monde est important, mais personne n’est indispensable, soit à terme, soit à un moment donné. Si une tâche doit être réalisée, il y a plusieurs personnes, plusieurs technologies, plusieurs procédures disponibles. Aucune tâche ne dépend de manière critique d’un individu ou d'une ressource unique. La redondance dans les organisations, comme dans les équipements mécaniques, semble coûter très cher et il est tentant de la réduire. Cependant, sans cette redondance, le système devient vulnérable à la défaillance d’un seul de ses composants et la probabilité d’une telle défaillance augmente rapidement avec la taille et la complexité de l’organisation. Quatrièmement, les organisations fonctionnent grâce à la confiance mutuelle et à l’absence de favoritisme. Les formes classiques de confiance, au sein des familles par exemple, reposent sur une forme de favoritisme. Une organisation exige une confiance d’une autre nature, pas l’assurance d’une entraide personnelle mais l’assurance qu’un travail sera bien fait, en prenant en compte les contraintes du travail des autres. Dans les relations entre un supérieur et ses subordonnés, où l’interdépendance est importante, cette confiance est tout particulièrement précieuse, bien que les tentations de favoritisme soient fortes. La manière dont nous parlons et pensons sur le leadership ainsi que les expériences réussies qui préparent les individus aux fonctions de leader risquent de faire que les leaders qui cherchent à imprimer leur marque sur leur organisation oublient ces évidences triviales. 139 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 140 Le leadership dans les organisations Faut-il dire la vérité aux patrons ? Imaginons cependant que les croyances des leaders changent. Imaginons qu’ils acceptent l’idée que les raisons qui font que les organisations fonctionnent bien sont prosaïques plutôt qu’héroïques, et que même s'il peut être essentiel pour une organisation d’être fermement dirigée, aucun dirigeant particulier n’est essentiel. Si les leaders acceptent cette vision, qu’est-ce qui les empêchera de s’apitoyer sur leur triste sort, de verser dans le cynisme ou de sombrer dans une attitude de repli ? Qu’est ce qui soutiendra la motivation et l’implication que nous attendons des dirigeants - et dont nous avons peut–être besoin - si on leur dénie tout espoir que leurs actes aient des conséquences grandioses ? Comment un haut dirigeant qui doute de l'impact significatif de ce qu’il fait peut-il justifier son action et son implication ? Comme le problème de la confrontation à l’insignifiance humaine est classique, il sera plus approprié de chercher la réponse dans les textes classiques que dans les ouvrages sur les organisations. Nous sommes confrontés à un monde où les organisations fonctionnent grâce à des choses très ordinaires, à un monde où il est bien difficile de savoir si notre action change quelque chose au cours des événements. Que pouvons-nous dire d’utile à un dirigeant moderne ? Pour commencer, nous pourrions lui suggérer la lecture de « Guerre et Paix ». Le temps qu’il passera à réfléchir sur les ruminations du général Koutouzov pendant la bataille de la Moscowa lui sera plus précieux que celui qu’il consacrera à l’étude de la planification stratégique. Les discussions de Tolstoï sur les complications du métier de général pour qui ne croît pas à l’efficacité de l’action d’un général révèlent une compréhension plus raffinée des ambiguïtés du leadership que celle de la plupart des ouvrages contemporains sur les organisations. On pourrait aussi leur recommander Ibsen. Dans Le Canard Sauvage, Ibsen fait dire au Dr Relling qu’enlever ses illusions à un être ordinaire, c’est aussi lui ôter la vie. Son avertissement trouve d’autres échos dans la littérature, notamment chez O’Neil et Pirandello, et il n’a rien de déraisonnable. Dans notre hâte d’exprimer des doutes sophistiqués sur l’impact des actes intentionnels, nous ne devrions pas négliger le fait qu’une foi innocente dans des conséquences héroïques peut donner aux dirigeants la motivation nécessaire pour faire face aux exigences auxquelles ils sont confrontés. Quoi qu’il en soit, je voudrais vous rappeler une autre réponse classique, que vous connaissez bien. Il s’agit de l'explication de Don Quichotte à Don Diego de Miranda : « Je ne suis pas aussi fou et déraisonnable que vous le croyez en considérant ma conduite. Tous les chevaliers sont tenus à des exercices particuliers, selon la catégorie de chevalerie à laquelle ils appartiennent. Et comme mon destin a fait que je suis membre de la communauté des chevaliers errants, je ne puis me soustraire quand se présente une tâche qui procède des devoirs de mon état. » Ce que dit Don Quichotte implique une vision de la vie et de l’action qui dissocie le comportement héroïque de tout espoir de conséquences. Il parle en termes de 140 Leadership 10/12/03 10/12/03 15:15 Page 141 Annexe 4 : Les organisations prosaïques et les leaders héroïques devoirs plutôt que d’espérances, d’une vie qu’il faut vivre et dont il faut se réjouir, et d’obligations qui doivent être honorées. Cervantes nous encourage à foncer sus aux moulins à vents, non du fait d’une confusion sur la nature de ceux-ci, mais par enthousiasme pour la vie. Si l’on me permet d’extrapoler abusivement de Cervantes à l’univers ordinaire des organisations, je pense que Don Quichotte raconte aux dirigeants que le bon leadership combine un appétit de vivre exubérant avec un respect des devoirs prosaïques de son état, que le leadership est fait de poésie et de routine autant que d’action, qu’il s’agit de beauté autant que de vérité, de goût pour la complexité autant que pour la simplicité, de quête de la contradiction autant que de la cohérence, d’accomplissement de la grâce autant que de procédures de contrôle. Ce verbiage paraît bien romantique à une époque cynique, et pourtant quelques observations récentes dans les organisations suggèrent qu’une telle vision est peut-être plus commune qu’on ne le pense. Si les dirigeants agissaient dans l’esprit de Don Quichotte, ils enrichiraient nos vies et amélioreraient nos organisations. Ils s’occuperaient des choses prosaïques qui font que les organisations fonctionnent et ils produiraient des décisions, des actions et des vies que nous pourrions interpréter comme de la poésie. Un tel leadership suppose qu’on veille à ce que les chasses d’eau des toilettes fonctionnent. Il suppose aussi qu’on écrive des œuvres de poésie managériale - des documents, des memoranda, des rapports et des consignes - qui stimulent des interprétations et des mises en œuvre nouvelles et intéressantes. Dans un monde idéal, on pourrait imaginer qu’un dirigeant dise de la manière dont l’organisation a interprété un de ses ordres ce que T.S. Eliot a dit un jour de l’interprétation d’un de ses poèmes : « L’analyse du critique était une tentative pour dégager la signification réelle de ce poème, qu'elle soit ou non celle que j’avais en tête, et je lui en suis très reconnaissant. » 141