Le long fleuve tourmenté des relations franco

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Le long fleuve tourmenté des relations franco
DGAPanalyse
Frankreich
Forschungsinstitut der
Deutschen Gesellschaft für Auswärtige Politik
August 2010 N° 7
Le long fleuve tourmenté
des relations franco-iraniennes
François Géré
Die DGAPanalysen Frankreich erscheinen im Rahmen des Deutsch-französischen
­Zukunftsdialogs, eines Gemeinschaftsprojekts der Deutschen Gesellschaft für Auswärtige Politik,
des Institut français des relations internationales und der
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August 2010 | DGAPanalyse Frankreich 7
Sommaire / Summary
François Géré
Le long fleuve tourmenté des relations franco-iraniennes
• Durant la première phase du conflit avec l’Iran au début des années 2000, la
France tente de mener avec l’Iran un « dialogue critique » – de concert avec l’Allemagne et la Grande-Bretagne, mais contrairement au gouvernement américain.
• Une fois Nicolas Sarkozy élu président de la République en 2007, la France
change de cap dans sa politique vis-à-vis de l’Iran. Celle-ci se caractérise par à la
fois par de la fermeté vis-à-vis de la politique atomique de Téhéran et par une
certaine méconnaissance des évolutions de l’Iran.
• La France fait aujourd’hui le choix de la non-prolifération comme priorité straté-
gique et cherche en conséquence à isoler extérieurement le gouvernement iranien
tout en l’affaiblissant à l’intérieur par l’effet de sanctions renforcées.
• Les démarches de Paris pour rallier le soutien de ses partenaires autour d’une
politique des sanctions se heurte aux réticences de certains d’entre eux, notamment du Brésil et de la Russie, qui font ainsi obstacle à la concrétisation de ses
objectifs stratégiques.
The Tortuous Ways of French-Iranian Relations
• During the first phase of the nuclear conflict with Iran at the beginning of the
new millennium, France tried to maintain a “critical dialogue” with Iran, together with Germany and Great Britain and in contrast to the US government.
• With the election of Nicolas Sarkozy as President in 2007, France has observed
a change of course in its policy towards Iran, which is now characterized by
stricter measures vis-à-vis Teheran’s nuclear policy, but also by a certain ignorance of internal developments in Iran.
• Nowadays, France declares non-proliferation of nuclear weapons as a strategic
priority and wants to isolate the Iranian government from the outside world and
weaken it internally through tougher international sanctions.
• France’s efforts to gain a broader support for its sanctions policy towards Iran
created reluctant reactions among its international partners including Brazil
and Russia, which prevents France from implementing its strategic objectives
towards Iran.
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Sommaire
L’instauration d’un « dialogue critique » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
La rupture : Sarkozy-Kouchner aux commandes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
L’évaluation stratégique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8
Notes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10
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Le long fleuve tourmenté
des relations franco-iraniennes
François Géré
Puisqu’il est fréquent d’employer des métaphores
sportives lorsqu’il est question de l’Iran, osons celleci. Pour se rapprocher, des États ennemis décident
que leurs équipes nationales s’affronteront amicalement au football ou au rugby. Dans la relation
entre l’Iran et la France, on a le sentiment que sur
un terrain aux contours mal définis, une équipe
joue au football et l’autre au rugby.
La résolution 1929, que le Conseil de sécurité des
Nations Unies adopta le 9 juin 2010, resserre sur
l’Iran de manière plus concrète le carcan juridique
établi par les trois précédentes. Navires et avions
susceptibles de transporter des matériels interdits
par les résolutions 1737 et 1747 peuvent être arrêtés ou immobilisés. À cela, Téhéran riposte non
seulement par des propos méprisants, mais surtout
par l’affichage de capacités nucléaires croissantes
qui apparemment aggravent son cas. Dans une
nouvelle déclaration faite le 23 juin 2010, le directeur de l’Agence iranienne de l’énergie nucléaire,
Ali Akbar Saheli, faisait savoir que l’Iran avait déjà
enrichi 17 kilogrammes et disposait d’une capacité d’enrichissement d’environ 5 kilogramme par
mois dont il entendait faire un usage mesuré. Si
ces chiffres contredisent les précédents, ajoutant
à la confusion, le message est encore plus clair :
Téhéran peut décider d’accélérer sa production. À
la fin de l’année 2010, il pourrait ainsi disposer d’un
stock de 100 kilogrammes enrichi à 20 %. Resterait
alors à prendre la décision d’enrichir à 90 %, ce
qui serait évidemment une violation du traité sur
la non-prolifération des armes nucléaires et supposerait une rupture avec l’Agence internationale de
l’énergie atomique (AIEA).
L’instauration
d’un « dialogue critique »
Lorsque Jacques Chirac accéda à la présidence de
la République en 1995, les relations entre Paris et
Téhéran étaient tendues depuis plusieurs années.
La dénonciation de contrats entre l’Iran et des
industriels occidentaux dans le domaine de l’industrie électronucléaire dans les années 1970 avait
mis à mal la traditionnelle amitié entre la France
et l’Iran du Shah1. Les tensions s’étaient accrues
lorsque Paris avait accueilli, lors de la Révolution
islamique de 1979, plusieurs opposants iraniens que
les nouvelles autorités entendaient éliminer. Parmi
eux se trouvaient notamment Bani Sadr, premier
président de la République islamique d’Iran destitué par l’ayatollah Khomeini, et surtout Massoud
Radjavi, chef des Moujahedin-e Khalq et président
du Conseil national de la résistance d’Iran (CNRI),
arrivés en France à l’été 1981. Le contexte était si
violent que Paris craignait à l’époque que les personnels de l’Ambassade de France ne soient pris
en otage selon un scénario semblable à celui de
l’Ambassade des États-Unis. Il faut dire que Téhéran tenta à plusieurs reprises de faire assassiner Shapour Bakhtiar, le premier ministre du Shah réfugié
en France – en vain en 1980, puis avec succès en
1991.2 Autre affaire qui a empoisonné les relations
entre la France et l’Iran, mais aussi entre le président François Mitterrand et son premier ministre
Jacques Chirac durant la cohabitation (1986-1988) :
en novembre 1987, tandis que la France négociait
la libération de ses otages au Liban, le juge d’instruction réclama la comparution de Wahid Gordji,
diplomate iranien qui pourrait avoir financé le
réseau du Tunisien Fouad Ali Saleh, responsable des
attentats ayant ensanglanté Paris l’année précédente
; après son audition par la justice, Gordji repartit
librement en Iran. L’Iran aurait fait pression sur
le Hezbollah qui, le 28 novembre 1987, libéra les
journalistes Roger Auque et Jean-Louis Normandin.
Enfin, le soutien français à l’Irak durant la guerre
de 1981–88 constitua un grave supplémentaire dans
un contexte déjà très chargé. Seul le souvenir de
l’asile politique accordé à Khomeyni à Neauphle le
Château, puis le soutien apporté par la France à son
retour en Iran contribuèrent à apaiser ces tensions
– uniquement cependant parmi les dirigeants historiques, et non plus de la nouvelle génération.
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Sous l’impulsion de Jacques Chirac, les relations
entre Paris et Téhéran reprirent péniblement
dans le courant des années 1990. À la stratégie de
double endiguement des États-Unis à l’égard de
l’Iran et de l’Irak répondit le choix français d’une
ouverture prudente. Paris évita de s’aligner sur les
sanctions à l’égard de Bagdad et soutint activement
le programme de l’Organisation des Nations Unies
(ONU) « pétrole contre nourriture ». Vis-à vis de
Téhéran, le président français engagea le « dialogue
critique » : rejet catégorique du soutien iranien à
des activités terroristes, assorti d’un effort pour
ramener les dirigeants iraniens au sein de la communauté internationale en évitant des sanctions. Sa
première motivation était de soutenir les activités
des industriels français (notamment Total et Peugeot) dans un environnement où personne ne joue
franc jeu. La loi américaine D’Amato-Kennedy,
votée en août 1996, prévoyait certes des sanctions
contre les entreprises qui passeraient des contrats
d’un montant supérieur à 40 millions de dollars
avec l’Iran et la Lybie, mais il existe de nombreuses manières de tourner l’interdiction. La stratégie
de Halliburton, société pétrolière texane dirigée
jusqu’en 2001 par Richard Cheney, ancien ministre
de la Défense des États-Unis sous l’administration
Bush père, en est une bonne illustration : par le
biais de ses filiales, celle-ci s’est efforcée – en vain
– d’entrer sur le marché d’exploitation de l’immense
gisement off shore de South Pars.3 Bien plus,
d’après une récente étude américaine, des compagnies comme Honeywell ou Conoco qui continuent à exercer leurs activités en Iran bénéficient
toujours de prêts et de garanties du gouvernement
américain.4
La concurrence reste donc féroce. La seconde
motivation à engager un « dialogue critique » avec
l’Iran tient à la volonté française de jouer une partie
diplomatique complexe au Moyen-Orient en refusant de choisir un camp, en tirant parti des innombrables divisions locales et en recherchant des équilibres favorables. Rester un acteur sinon majeur, du
moins qui compte dans la région, tel est aussi le but
poursuivi par la France durant la première phase de
la crise nucléaire dans les années 1990.
La réélection de Jacques Chirac en mai 2002
coïncida avec la révélation, trois mois plus tard
à Washington, de l’existence du site de Natanz
consacré à l’enrichissement d’uranium par les
Moudjahidin du peuple. S’appuyant sur des photos
satellites sans doute fournies par la National Security Agency (NSA), celle-ci est ordinairement tenue
pour le point de départ officiel de la crise nucléaire
iranienne. Elle s’inscrit dans un contexte dans
lequel l’Irak constitue la préoccupation dominante.
Depuis la ferme opposition française sur l’action
à mener en Irak, Jacques Chirac était en conflit
ouvert avec George W. Bush. À quelques mois
de l’attaque américaine, le ministre des Affaires
étrangères Dominique de Villepin saisit l’occasion
de prendre une initiative qui ne saurait être uniquement française, mais pour laquelle l’UE manquait
encore de mécanismes adéquats. Ainsi prit forme
l’initiative diplomatique dite de UE-3, impliquant
l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni, dans
laquelle Javier Solana, le Haut Représentant pour
la politique étrangère et de sécurité commune
(PESC), ne joua qu’un rôle marginal. Si le dialogue
qui s’engagea alors conduisit l’Iran à accepter de
suspendre ses activités d’enrichissement en octobre
2003, il reposait sur un malentendu fondamental :
d’un côté, les Trois considéraient que la suspension
devait être suivie d’un arrêt total de l’enrichissement ; de l’autre, l’Iran y voyait un geste de bonne
volonté qui ne remettait nullement en question le
droit de l’Iran de disposer d’une industrie électronucléaire civile.
C’est à cette époque que les États-Unis optèrent
pour une politique « de la carotte et du bâton ». La
méthode était malheureuse : elle exaspéra les Iraniens, toutes tendances confondues, qui estimaient
leur pays traité comme un État de seconde catégorie, que l’Occident mène selon sa volonté. En
contrepartie, le groupe UE-3 et en particulier la
France offrirent à l’Iran l’entrée dans l’Organisation
mondiale du commerce (OMC), l’accès aux technologies aéronautiques pour les nouveaux modèles
d’Airbus et dans le domaine de la pétrochimie ; si
Téhéran apportait toutes garanties, ils s’engageaient
en outre à l’aider à développer son industrie électronucléaire. Cette offre était d’autant plus importante que l’Iran demeure un producteur de brut
qui n’a pas suffisamment investi dans le traitement
des produits dérivés comme le fioul domestique ou
l’essence. Lorsque les présidents Chirac et Khatami
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se retrouvèrent à Paris en mai 2005, tout semblait
encore possible, bien que d’extrême justesse. Mais
les élections présidentielles iraniennes approchaient
et l’avenir politique de Mohammad Khatami était
douteux face à des forces bien plus conservatrices,
liées aux Gardiens de la Révolution. Paris ne reçut
donc aucun soutien de Washington où le groupe
Cheney-Rumsfeld s’opposait à tout accord avec un
régime voué à une proche disparition. Ainsi, une
occasion fut perdue.
L’arrivée à la présidence de Mahmoud Ahmadinejad en 2005 aggrava la situation. Dès ses premières
interventions publiques, il se présenta en humble
héritier spirituel de l’imam Khomeyni, décédé en
1989, ce qui le conduisit à retrouver les accents les
plus haineux à l’égard d’Israël. Cette rhétorique
de la surenchère n’est guère prisée par les citoyens
iraniens, qu’Israël n’a jamais vraiment intéressés. En
revanche, elle reste très populaire dans le monde
musulman et contribua à créer des difficultés à
la diplomatie saoudienne dans ses efforts pour
trouver une solution acceptable par les États arabes au problème palestinien. Aux États-Unis et
en Europe, les invectives anti-israéliennes furent
perçues comme autant de menaces immédiatement
associées à l’arme nucléaire. La chancelière Merkel,
sincèrement outrée, renforça les liens de son pays
avec Israël, adoptant une attitude plus ferme sur
les sanctions économiques que son prédécesseur
Gerhard Schröder. Suivant les injonctions du Guide
suprême, M. Ahmadinejad décida la reprise de l’enrichissement. Le dossier iranien fut donc renvoyé
au Conseil de sécurité qui, par les résolutions 1737
(décembre 2006) et 1747 (mars 2007), prononça
des sanctions limitées.
Au fil des négociations l’Iran put mesurer les
influences respectives : celle de la France au sein
de l’Union européenne (UE), mais aussi celle de
l’UE par rapport aux États-Unis. La tentative de
dialogue que fit Javier Solana en juin 2008, au nom
des 5+15, se fondait sur un document très complet.
L’administration Bush refusa pourtant de s’engager
sur les garanties de sécurité. Javier Solana déçut
Téhéran à cause de son incapacité structurelle à
conduire une diplomatie indépendante des États
membres de l’UE et, plus grave, des États-Unis, qui
semblent une fois encore être les seuls à détenir la
clé d’une solution tant par leur influence économique que par leur puissance militaire.
La rupture : Sarkozy-Kouchner aux
commandes
À partir de l’élection de Nicolas Sarkozy en mai
2007, la France changea de cap. Le nouveau président proclama sa volonté de renforcer les liens avec
les États-Unis et Israël, la presse suggérant même
à ce propos un « néo-conservatisme à la française
». Concernant l’Iran, Paris donna à partir de ce
moment la priorité au nucléaire avant toute autre
considération et fit passer la question de la sécurité
iranienne au second plan. Le président déclara ainsi
« inacceptable6 » l’acquisition de l’arme atomique
par Téhéran, tout en cherchant à éviter l’alternative
suivante : la bombe ou le bombardement. Cependant,
quelques jours plus tard, le ministre des Affaires
étrangères Bernard Kouchner alla jusqu’à évoquer
le risque de la guerre. Ce changement de perspective est fondamental, car le reste de la diplomatie
en procède : ses représentants estiment désormais
que l’Iran a pour but suprême d’acquérir l’arme
nucléaire afin d’exercer une hégémonie régionale.
Il n’est d’ailleurs pas dit que certains dirigeants
iraniens ne voient pas les choses en ces termes,
comme l’a montré en février 2009 la déclaration
d’un haut responsable iranien qui remit en cause
l’existence même de Bahreïn. Or, si les relations
avec l’environnement proche restent délicates,
mêlant peur et attrait, sur fond de contentieux
concernant les îlots de la grande et petite Tomb, les
Émirats arabes unis font encore l’essentiel de leur
commerce avec l’Iran ; en retour, ce dernier soutient leur croissance et contribue parfois à alléger
leurs difficultés financières, comme dans le cas de
Dubaï.
Quoiqu’il en soit, la nouvelle position française
correspond à une évolution antérieure du Quai
d’Orsay, de plus en plus hostile à l’égard de l’Iran,
notamment au niveau des directeurs politiques. Plusieurs facteurs expliquent cette mutation. Le principal est le choix de la non-prolifération comme
priorité stratégique au regard des approches régionales équilibrées qui avaient prévalu de 1960 à 2000.
À ceux qui objectent que la sécurité nationale de la
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France n’est pas en cause eu égard à ses capacités
de dissuasion, de nombreux experts font valoir
que l’Iran armé nucléairement provoquerait une
désastreuse vague de prolifération au Moyen-Orient
: Arabie saoudite, Égypte, Turquie. L’animosité
française résulte aussi de la frustration liée à l’échec
du groupe UE-3 ainsi qu’à l’exaspération à l’égard
d’un discours diplomatique iranien toujours plus
agressif et sentencieux. Les hauts responsables
de l’administration française soupçonnent un
mensonge iranien permanent destiné à gagner du
temps pour acquérir l’arme nucléaire ; plus aucun
d’entre eux ne croit plus à la bonne foi de l’Iran.
Les diplomates et les experts interprètent de deux
manières différentes l’objectif de Téhéran. Certains
pensent que l’Iran se met en position d’être un
État dit « du seuil » et s’en tiendra là durablement,
en fonction de l’évaluation des conditions de sa
sécurité. D’autres affirment au contraire que l’Iran
veut s’acheminer sur la voie du balistico-nucléaire,
mettant en danger non seulement ses voisins et
Israël, mais aussi l’Europe et, à plus long terme, le
territoire des États-Unis ; ce dernier point de vue
correspond à une certaine vision stratégique américaine, qui trouve argument pour le développement
des diverses formes de la défense anti-missiles.
Pour autant, l’évolution de la position française ne
suscite aucune polémique politique dans l’Hexagone. Le régime dit « des mollahs » n’a jamais, ni à
droite, ni à gauche, rencontré la moindre sympathie
en France. L’Iran est perçu comme une sorte de
dictature cléricale qui bafoue les droits de l’homme
et asservit la femme sous l’obligation du tchador.
Les parlementaires français et les médias, sauf
exception, n’ont qu’une connaissance rudimentaire
de la situation politique iranienne. Ils ne perçoivent
pas la complexité parfois décourageante du jeu
entre les centres de pouvoir, et rares sont ceux qui
ont pris le temps de se pencher sur la signification
des deux termes « république » et « islamique ».7
En outre, les commentateurs français tiennent souvent le président de la République iranienne pour
le chef de l’État, oubliant que le pouvoir demeure
entre les mains du guide suprême. En outre, en raison d’un parti pris croissant en faveur d’Israël, les
intellectuels médiatiques français renforcent cette
hostilité consensuelle. Au demeurant, les propos
du président iranien ne peuvent que légitimer cette
réprobation générale. D’un côté comme de l’autre,
le manichéisme l’emporte et les positions publiques
se radicalisent.
L’évaluation stratégique
La question qui sous-tend ces discussions est de
savoir ce que peut faire l’Iran de l’arme nucléaire
dont il se serait doté. Quelques semaines avant son
départ en 2007, Jacques Chirac y avait répondu par
l’argument de la dissuasion tranquille, dévoilant
sa conviction dans un aparté avec des journalistes
américains. Il dit douter que les Iraniens puissent
faire autre chose de leur bombe que de sanctuariser
le territoire et exclut en tout cas qu’ils veuillent attaquer Israël, qui peut riposter immédiatement avec
des moyens dévastateurs. Ne croyant nullement à
une folie meurtrière des dirigeants religieux, Chirac
suit la logique de la stratégie de dissuasion nucléaire.
Cette conception, il va sans dire, n’est pas partagée
par Israël, où quasiment personne ne veut parier
sur la « vertu rationalisante de l’atome ». Or c’est
précisément l’approche israélienne que retient le
président Sarkozy. C’est pourquoi, rompant avec
la réserve de ses prédécesseurs, il tient à désigner
nommément l’Iran dans son premier discours de
doctrine nucléaire, le 21 mars 2008 à Cherbourg :
« C’est bien la sécurité de l’Europe qui est en jeu.
Face à la prolifération, la communauté internationale doit être unie et résolue. »8
L’ouverture en mai 2009 de la base française
d’Abû Dhabi, de modeste dimension (300 personnes), revêt une importance nouvelle, eu égard au
nouveau contexte de tension. Il importe peu que
le projet remonte à 1991, lorsque la France s’est
rendu compte qu’elle ne disposait d’aucun prépositionnement dans une région hautement instable
de nature stratégique. En examinant les rigoureuses
conditions d’utilisation de cette installation militaire,
et pas uniquement sa situation à quelques encablures de la côte iranienne, force est de constater que
le potentiel offensif reste bien mince. Il n’en reste
pas moins qu’elle constitue un point d’appui fort
utile sur l’ensemble de la région.
Pour suivre l’évolution du bilan stratégique des
dirigeants français, il suffit d’observer les relations
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entre Paris et l’Agence internationale de l’énergie
atomique, qui en sont le reflet fidèle. En 2002, la
France s’inquiétait certes de l’incapacité de l’Agence
à l’égard du site de Natanz – même s’il est vrai
que, sur le plan statutaire, l’Agence n’a rien à
faire valoir sur un site non-déclaré. Toutefois, elle
apportait à Hans Blix et à Mohamed El Baradei un
soutien infaillible dans leur mission d’inspections
de l’Irak, d’où il résultait qu’il n’existait aucun nouveau programme d’armes de destruction massive
– alors qu’au même moment, le directeur général
de l’AIEA était devenu la bête noire de l’Administration Bush. C’est à partir de 2008 que ce dernier
devint la cible de la diplomatie française qui, en
août, désavoua publiquement ses initiatives. La
stratégie de Mohamed El Baradei était d’obtenir
davantage d’informations de la part de l’Iran, en
acceptant de ne pas pousser vers des sanctions renforcées ; d’utiliser le pouvoir de ses rapports régulièrement remis à l’AIEA, de négocier. On ne peut
dire qu’il a outrepassé ses prérogatives, et pourtant
Bernard Kouchner finit par l’accuser d’avoir remis
des rapports tronqués. De façon plus générale, les
Occidentaux – dont la France – n’eurent de cesse
de critiquer le travail l’Agence, alors qu’elle remplissait sa mission, comme elle l’a montré en plaçant
sous contrôle le réacteur plutonigène d’Arak.
Au final, la qualité de l’analyse gouvernementale
française de la situation iranienne s’est dégradée.
Experts et diplomates parisiens ne prêtent plus
guère attention à la signification politique et sociale
de la montée au pouvoir des Pasdarans. Or c’est
une nouvelle génération dirigeante faite d’ingénieurs laïcs mais religieux qui ignorent tout de
l’Occident tout en ayant voyagé dans les pays avoisinants, et dont la vision du monde irano-centrée
associe un nationalisme ombrageux à un autoritarisme technocratique. Quant à l’analyse de l’évolution de l’économie iranienne, elle est surdéterminée
par la stratégie des sanctions sans trop se soucier
d’une structure au demeurant fort complexe et de
plus en plus chaotique depuis l’arrivée au pouvoir
de M. Ahmadinejad. Par conséquent, la France
ne cherche plus à s’insérer, pour en tirer bénéfice,
dans les innombrables contradictions du système
politique de l’Iran. Il est vrai qu’à partir de juin
2009, la confusion politique qui s’est emparée de
l’Iran n’a pas facilité le dialogue. Le problème n’est
plus tant la nature du régime que l’interrogation
sur la légitimité de l’interlocuteur. Comme se fier à
une proposition avancée par l’un et immédiatement
désavouée par l’autre ? Le Guide suprême dirige-til encore le pays et, dans l’affirmative, sur quelles
bases politiques, pour quels objectifs internationaux
? À l’occasion des élections présidentielles iraniennes de juin 2009, Nicolas Sarkozy fut le premier
à dénoncer des « fraudes grossières » tandis que
Washington restait sur une position nettement plus
réservée. Tout se passa comme si, pour l’occasion, Paris découvrait l’existence d’un mouvement
démocratique, d’un réel pluralisme, celui qu’il aurait
fallu soutenir en sous-main par un dialogue discret.
Encore ce mouvement fut-il sommairement analysé.
M. Moussavi, associé à l’ancien président Khatami,
n’est évidemment pas un libéral et moins encore le
leader charismatique capable d’inverser le cours de
l’histoire, dont il était alors question en France.
Les relations franco-iraniennes aujourd’hui renvoient à une diplomatie minimaliste sur fond de
mesquineries quasi quotidiennes. Malgré les tensions et la relative méconnaissance de l’Iran en
France, des contacts officieux se maintiennent, ne
serait-ce qu’en raison des contentieux juridiques
en attente d’un règlement. Ainsi en va-t-il de la
résidence en France de responsables des Moujahedin-e Khalq, qui constituent pour Téhéran une
source d’inquiétude permanente. Cette organisation
réputée terroriste dispose d’une vitrine politique,
le Conseil national de la résistance d’Iran en exil
dirigé par Maryam Radjavi, très bien introduite à
Bruxelles auprès du Parlement européen. En 2008,
un tribunal britannique ayant statué que l’organisation ne pouvait être considérée comme terroriste,
Téhéran a aussitôt craint que Paris ne fasse de
même, rompant ainsi avec une politique de relative
fermeté9. Mais la diplomatie française a pris soin de
ne pas s’engager ouvertement en faveur des opposants non démocratiques au régime iranien.
La diplomatie française a progressivement élaboré
un discours formel : d’une part elle parle de l’Iran
comme d’un grand pays doté d’une civilisation
ancienne qui mérite le plus profond respect ;
d’autre part, elle affirme que Paris ne cherche pas
un affrontement avec Téhéran, mais demande simplement que les dirigeants iraniens respectent enfin
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les résolutions votées par le Conseil de sécurité
des Nations Unies. Derrière cette rhétorique qui
consiste à placer d’un côté le peuple et sa culture,
de l’autre les dirigeants et leurs actions illégales,
l’objectif français est d’isoler extérieurement le
gouvernement iranien tout en l’affaiblissant à l’intérieur par l’effet de sanctions renforcées. Il ne
s’agit plus seulement de sanctions ciblées sur des
personnes, des entreprises et des organismes financiers. L’idée est de bloquer les approvisionnements
sensibles et, ce qui est plus original, de créer une
sorte d’embargo sur l’ensemble du système bancaire iranien afin de provoquer une asphyxie des
transactions majeures. Si Téhéran joue la division
des 5+1, Paris veut au contraire souder le camp
des sanctions, montrer un front uni, faire taire les
divergences tactiques comme ce fut le cas lors de
la divulgation de l’existence de l’usine d’enrichissement de Fordoo, près de Qom, au sommet de
Pittsburgh fin septembre 2009.
L’action diplomatique recherche ardemment des
soutiens à sa stratégie de sanctions renforcées.
Lorsque le ministre chinois des Affaires étrangères
vint à Paris en février 2010, il est reçu par le président qui lui demanda de soutenir les sanctions, ce
qui est contraire aux positions chinoises tant de
principe que d’opportunité. De même, en mars
2010, Nicolas Sarkozy sollicita de la secrétaire
d’État Clinton un soutien plus ferme aux sanctions renforcées. Et la visite présidentielle d’avril
2010 aux États-Unis eut entre autres pour but de
convaincre Barack Obama de donner la priorité au
dossier l’Iran sur le contentieux israélo-palestinien.
On peut se demander si cette stratégie est réaliste
dès lors que la Russie, la Chine, l’Inde, le Japon
et même le Brésil, grand ami de la France, mais
satisfait de l’augmentation de son commerce avec
l’Iran, n’ont nullement ces intentions. Il n’est pas
jusqu’aux Émirats, certes méfiants à l’égard de la
puissance iranienne, qui n’entendent pas interrompre l’opulent trafic commercial vers Bandar Abbas.
Opposés à un recours à la force, tous sont favorables au maintien du dialogue permettant de trouver
un compromis final. En témoigne de manière spectaculaire la démarche brésilienne qui, aboutissant à
un accord avec Téhéran le 16 mai sur le transfert
en Turquie de 1 200 kilogrammes d’uranium faiblement enrichi, ne sert pas la stratégie française.
Soucieux de ses relations privilégiées avec Brasilia,
Paris s’est pourtant gardé de critiquer ouvertement
l’initiative brésilienne tout en menant campagne
avec les États-Unis pour obtenir le vote unanime
des cinq membres permanents du conseil de sécurité de ce qui devient la résolution 1929, quatrième
vague de sanctions onusiennes contre l’Iran. Au
même moment, la libération de l’étudiante Clotilde
Reiss au printemps 2010, encadrée par les départs
vers l’Iran de l’ingénieur Kakavian et de Ali Vakili
Rad, ramène la France à de vieilles et dures réalités,
celle de la puissance disponible10.
Francois Géré est directeur de recherche à l’Université Paris 3 et président de l’Institut français
d’analyse stratégique. Il a publié Le nucléaire
iranien, les tourments perses (Lignes de repère,
2006) et Iran, l’état de crise (Karthala/Lignes de
repère, 2010).
Cet article n’engage que l’auteur et ne représente que ses vues fondées sur une quinzaine de
séjours en Iran de février 2003 à juin 2009.
Notes
1 Le Shah ayant souhaité doter son pays d’une industrie
électronucléaire, l’Iran s’associa en année au projet européen d’usine d’enrichissement d’uranium contrôlée par
Eurodif à hauteur de 10 %. Les sommes furent transférées en France, mais les critiques étaient déjà si fortes
qu’en janvier 1979, Shapour Bakhtiar dénonça le contrat
avant même la révolution. Logiquement, le nouveau
régime réclama la restitution des fonds, ce qui constitua
le début de la tension entre la France et la République
islamique, désormais dirigée par l’imam Khomeyni. Sur ce
point, voir Georges Laury, Le seuil nucléaire. Stratégie, prolifération, contrôle, Paris, Éditions Universitaires, 1991.
2 Le premier meurtrier, Anis Naccache, fut condamné à
perpétuité puis gracié en 1990. Le second, Ali Vakili Rad,
fut condamné en 1994 et expulsé en mai 2010 au terme
d’une peine incompressible de 18 ans.
3 François Géré, Iran, l’état de crise, Paris, Karthala-Lignes de
repère, 2010, p. 47
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August 2010 | DGAPanalyse Frankreich 7
4 Jo Becker et Ron Nixon, « Sanctions against Iran undermined by contracts », New York Times, 7 mars 2010.
5 À savoir les membres permanents du Conseil de sécurité,
auquel s’adjoint l’Allemagne.
6 Allocution de Nicolas Sarkozy à l’occasion de la conférence des Ambassadeurs, Paris, 27 août 2007.
7 Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale (éd.), « L’Iran à la croisée des chemins », rapport
d’information n°1324 (Jean-Louis Bianco, président ;
Marc Roubaud, rapporteur), Paris, décembre 2008, <www.
assemblee-nationale.fr/13/rap-info/i1324.asp>.
8 Nicolas Sarkozy, discours lors de la présentation du sousmarin nucléaire lanceur d’engins Le Terrible, Cherbourg,
21 mars 2010, <www.elysee.fr/president/les-actualites/
discours/2008/presentation-du-sous-marin-nucleaire-lanceur.1944.html>.
9 Ainsi en 2003, à Auvers sur Oise, une rafle de la police
française aboutissait à la saisie d’importantes sommes
d’argent. Nicolas Sarkozy était alors ministre de l’Intérieur.
10 L’ingénieur Kakavian ne fut pas extradé vers les ÉtatsUnis, mais rentra en Iran le 15 mai 2010. Ali Vakili Rad,
en fin de peine incompressible, fut expulsé vers l’Iran le
18 mai 2010, tandis que Clotilde Reiss, condamnée à une
lourde amende, put rentrer en France le 16 mai 2010.
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