Grasset - COMTESSE JEAN DE PANGE

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COMTESSE JEAN DE PANGE
Comment j'ai vu 1900
récit
Comment j'ai vu 1900... Tout un programme, quand on est, comme
la comtesse Jean de Pange, la descendante directe de madame de
Staël et de Necker, la petite-nièce de la comtesse de Ségur et la
sœur de deux grands physiciens, Maurice et Louis de Broglie...
I
À L'OMBRE DE LA TOUR EIFFEL
e suis née en février 1888 pendant que l'on creusait au Champ de Mars
les fondations d'un édifice peu esthétique mais symbole des temps
nouveaux. J'ai l'âge de la Tour Eiffel, âge moderne s'il en fut et
Liens
cependant rien n'était moins " moderne " que le milieu où j'allais vivre.
J'appartenais à un monde qui était déjà par principe en arrière de son
Catalogue
siècle et ma famille par excès de tradition était elle-même en retard sur les
Contacts habitudes de sa caste. En bien des points nous vivions à la maison comme au
XVIIIe siècle. Ma grand-mère maternelle dont l'influence était dominante se
rattachait directement à l'ancien régime. Ses parents étaient nés tous deux
plusieurs années avant la Révolution de 1789. Du côté paternel, mon grand-père,
le duc Albert de Broglie, incarnait encore, malgré son rôle politique récent à
l'aurore de la " République des Ducs ", toute la France d'avant 1848. Je ne me suis
rendu compte de tout cela que plus tard, néanmoins ces dates anciennes m'étaient
familières et tout ce passé ne pouvait m'être indifférent.
Quand je suis née il y avait à la maison ma sœur Albertine et mes deux frères
Maurice et Philippe. Ma sœur était de seize ans plus âgée que moi. Elle avait trois
ans en 1875, lors de la mort du général de Ségur, notre arrière-grand-père, âgé de
quatre-vingt-quinze ans. Je puis donc dire que ma propre sœur a connu un
contemporain de Louis XVI. Mon frère Maurice avait treize ans. Il terminait ses
études au Collège Stanislas avant d'entrer à l'École navale. Le petit Philippe, âgé
de sept ans, ne devait pas vivre. Je n'ai de lui aucun autre souvenir que d'avoir vu
deux grands yeux graves sous un large chapeau de paille. Il s'en est allé un matin
de printemps emporté en quatre jours par une crise d'appendicite foudroyante
qu'on ne savait pas encore opérer. C'était le 17 mai 1890. L'acacia centenaire du
jardin était en pleine floraison et la senteur pénétrante de ce vieil arbre se répandit
par toute la maison désolée. Le mariage de ma sœur Albertine avec le marquis de
Luppé eut lieu l'année suivante, en mai 1891. Je me souviens d'avoir mis ce jour-là
un voile sur ma tête en disant que je voulais aussi me marier. On me demanda
avec qui. Je répondis que je voulais épouser " M. Charles ". Or, " M. Charles " était
le cocher qui conduisait tous les jours notre landau au bois de Boulogne ! Cette
réponse sincère fut mal jugée et on me pria de cesser de dire des sottises ! Après
le mariage de ma sœur et le départ de mon frère Maurice pour rejoindre le bateauécole le Borda à Brest, je restai seul enfant à la maison en attendant la naissance,
le 15 août 1892, de mon petit frère Louis, le futur inventeur de la Mécanique
ondulatoire. C'était à Dieppe, au milieu de l'été, dans la maison de la rue Aguado,
que je décrirai plus loin. Mes parents étaient au comble de la joie. La mienne était
mitigée. Mes quatre années d'expérience me laissaient prévoir que d'être deux
dans la nursery amènerait quelques complications dans ma vie !
Mon grand-père, Louis d'Armaillé, était d'origine angevine. Il aimait la vie
champêtre, la chasse et le bon vin. Il aurait fait, m'a-t-on dit, un parfait
gentleman-farmer, un petit hobereau du Segréen ou du Craonnais où il était
destiné à posséder des terres, mais la Providence en avait décidé autre- ment.
Après une jeunesse mouvementée et plusieurs années passées dans l'armée
autrichienne, portant l'uniforme blanc (afin de ne pas servir en France sous le
règne de Louis-Philippe), il avait épousé, au retour, Célestine de Ségur, fille
cadette du général de Ségur, ma grand-mère, dont j'ai publié jadis les souvenirs
du temps " où l'on savait vivre heureux ". Célestine ayant refusé tout net de vivre
à la campagne, Louis d'Armaillé dut céder et se faire une existence contraire à ses
goûts primitifs mais qui contribua à en développer d'autres. Il avait rapporté
d'Autriche une collection de pipes, de pots à tabac et d'armes damasquinées.
Habile de ses mains, il apprit à travailler le cuir, le bois, le bronze, acquit
Prix littéraires
rapidement un sens artistique très sûr, s'entoura d'artistes, d'artisans et
d'amateurs d'art. Il achetait et revendait constamment, modifiait, copiait,
transformait les pièces rares avec tant d'habileté que les meilleurs experts s'y
laissaient prendre. Both de Tauzia, le conservateur du Louvre, avait grande
confiance dans ses jugements et le fit nommer membre du Conseil supérieur des
Beaux-Arts.
Proust a décrit, dans Du côté de chez Swann, le milieu qu'on appelait alors " la
curiosité ", et Swann lui-même : M. Haas, fut lié avec Louis d'Armaillé. De ses
fréquents séjours en Angleterre devait naître une grande intimité avec Sir Richard
Wallace. J'ai conservé de très intéressantes lettres datées de Sudbourne chez les
Wallace, où il décrit la somptueuse vie de château de l'ère victorienne, les séjours
du Prince de Galles, les chasses, les chevaux et les mille manières de perdre son
temps. Louis d'Armaillé fut l'ami de Paul Dubois, de Falguière, de Bonnat, de Rosa
Bonheur. L'intimité avec Richard Wallace lui valait l'estime des conservateurs des
Musées et tous les antiquaires se vantaient d'alimenter la collection dont j'ai tant
entendu parler dans mon enfance. Ce goût des vieux meubles, de la brocante, de
la " curiosité " poussé à l'extrême a été l'attitude de refus d'une élite décidée à nier
désormais toute puissance créatrice. Ce climat fut celui de mes vingt-cinq
premières années.
Je n'ai pas connu mon grand-père, le collectionneur, mais je suis née dans sa
maison peu d'années après sa mort. La lourde porte cochère existe encore au n
° 48 rue La Boétie. Une sorte d'avenue entre deux immeubles conduisait à une
cour intérieure en demi-lune. Au milieu de cette cour, et la séparant d'un très
vaste jardin qui s'étendait jusqu'à la rue de La Baume, se trouvait la maison, isolée
comme un petit château avec deux pavillons, deux perrons et une rotonde sur le
jardin. À droite, la propriété de Ségur, une maison toute semblable à la nôtre dans
un jardin encore plus grand en bordure de l'avenue Percier. Tout ce quartier de
jardins et de demeures paisibles est devenu un centre commercial de Paris. Une
servitude protégea longtemps le long mur coiffé de tessons de bouteilles en
bordure de la rue de La Baume. Je possède encore la clé de la porte étroite du
jardin que j'ai franchie si souvent dans mon enfance. J'ai essayé un jour de
l'ouvrir, plus de vingt ans après avoir quitté ce quartier, mais des décombres l'ont
maintenue fermée, image concrète de l'impossible retour du passé. Que n'aurais-je
donné cependant en mon âge mûr pour voir de nouveau s'ouvrir devant moi cette
petite porte, revoir la petite allée sablée bordée de lierre rampant qui descendait
vers la grande pelouse en contrebas de la rue et toute semée de beaux arbres à
l'écorce noircie par les fumées de Paris ! Dans le fond, très loin, la maison à un
seul étage, toute blanche, très longue avec ses pavillons et sa rotonde. La terrasse
ornée de grands vases, les bancs de marbre, les corbeilles ovales de géraniums, le
grand acacia et les buissons de buis. Cette maison construite au XVIIIe siècle avait
été achetée en 1822 par le général de Ségur, père de ma grand-mère. Sous le
Premier Empire elle avait appartenu à la famille de La Valette, et c'est de là que
Mme de La Valette était partie après les Cent-Jours pour participer à l'évasion
célèbre de son mari. On me racontait que Mme de La Valette, ébranlée par tant
d'aventures, était devenue un peu folle. Dans ses moments de bizarrerie elle
prétendait entendre des voix dans les murs, et le plus curieux est que, lorsqu'on a
fait des travaux pour restaurer la maison, on a trouvé dans les endroits indiqués
par Mme de La Valette d'étranges cachettes dissimulées sous les boiseries. Les
magnifiques meubles et les objets d'art de la collection remplissaient la maison. Le
rez-de-chaussée surtout était un véritable musée que je renonce à décrire, mais à
l'aide des catalogues des ventes successives il m'est facile de reconnaître chaque
objet et de les replacer par la pensée dans ce paradis artistique de mon enfance.
Si la maison était pleine de meubles, elle l'était aussi de domestiques. En 1910,
l'année de mon mariage, il y en avait encore quatorze et certainement dans mon
enfance, avant 1900, il y en avait davantage. Au pied de l'escalier, dans le
vestibule, se tenait en permanence un laquais en livrée bleue et jaune. Les jours
de réception il portait des culottes, des bas de soie, des souliers à boucles et des
gants blancs. Cet homme ou un autre, car ils se relayaient, restait dans le
vestibule de une heure de l'après-midi à huit heures du soir. Il n'avait
pratiquement rien à faire car il venait peu de visiteurs. Comme il y avait deux
perrons et deux vestibules (le deuxième donnait accès aux appartements de ma
grand-mère) il y avait ainsi deux hommes immobilisés chaque jour. Personne ne
pensait à s'en étonner. Le maître d'hôtel qu'on appelait pompeusement : Monsieur
Lepage, constituait le personnage le plus important dans la maison, il était
essentiel de mériter ses bonnes grâces. Entré tout jeune au service de ma grandmère, il est resté plus de cinquante ans dans la famille et ne nous a quittés que
pour mourir. Il était au courant de tout et on le surnommait " le Prince ". Ma mère
prétendait qu'il copiait les gestes et l'intonation du prince de Sagan qu'on
rencontrait souvent à Dieppe. En parlant de la maison et de la famille il disait
toujours " nous " et commandait avec autorité les innombrables valets de
chambre, valets de pied et filles de service. Jamais je n'entrais dans la cuisine qui
était dans les sous-sols, mais je me souviens du cuisinier-chef toujours coiffé d'un
haut bonnet blanc, exerçant sa tyrannie sur plusieurs marmitons et tournebroches.
Puis le cocher qui avait aussi des valets d'écurie pour s'occuper des cinq chevaux.
Tous ces serviteurs étaient plus ou moins parents entre eux. La femme de
chambre de ma grand-mère était la sœur du maître d'hôtel, le valet de chambre de
mon père était le neveu du cocher et ainsi de suite. Un de nos domestiques de
cette époque mérite une mention particulière. Alexis Caro était entré tout jeune au
service de mes parents, peu avant ma naissance. Comme il inspirait confiance, il
fut bientôt promu au grade de valet de chambre particulier de mon frère Maurice.
Mais comme Maurice devait quitter la maison pour l'École navale et poursuivre sa
carrière de marin, les fonctions d'Alexis étaient devenues une sinécure. Ma mère
tenait à lui et comme il était adroit, elle l'employait à toutes sortes de travaux.
Tour à tour tapissier, menuisier, réparateur de porcelaine, peintre en bâtiment,
Alexis veillait à tout et s'initiait sans le savoir au rôle de premier plan qu'il devait
jouer plus tard dans les laboratoires de mon frère dont il devint le plus intelligent
collaborateur ; il obtint plusieurs brevets pour ses inventions. Alexis mourut dans
la maison en 1928 après cinquante ans de dévouement absolu. En plus de ce
peuple de domestiques logés dans la maison il y avait bien d'autres auxiliaires :
l'argentier qui venait frotter les couverts et les plats, le porteur d'eau, la
raccommodeuse de linge, sans oublier la gentille jeune fille qui venait de temps en
temps le matin pour finir les nombreux " ouvrages de dames " que ma mère
entreprenait sans jamais les terminer ! Le plus comique de tous était l'horloger qui
venait tous les huit jours remonter les pendules ! Il y avait beaucoup de pendules
dans la maison, presque toutes des objets de prix : pendules à sujets sur les
cheminées, cartels de bronze pendus aux murs, régulateurs debout dans les salles.
Si par malheur une pendule s'arrêtait pendant la semaine, personne n'osait y
toucher malgré la clé toujours visible dans un coin. Il fallait attendre le retour de
M. l'Horloger. À la campagne même on faisait venir l'horloger de la petite ville
distante de sept kilomètres. Il arrivait dans la voiture aux provisions et s'en allait
par le train.
*
**
En 1895, quand je fus dans ma septième année, on m'annonça solennellement que
j'allais désormais quitter la petite salle à manger afin de déjeuner à la grande table
avec mes parents. Ce fut une date dans ma vie.
À midi moins cinq minutes, sans jamais aucun retard, on se réunissait dans le
grand salon à rotonde du rez-de-chaussée. On s'asseyait sur le bord des beaux
fauteuils recouverts de tapisseries des Gobelins où je reconnaissais parfaitement
quelques dieux et déesses de la mythologie grecque que je commençais à
apprendre par cœur, avant toute autre leçon. Je restais les yeux fixés sur la
grande pendule de la cheminée. Trois personnages de bronze me fascinaient.
C'étaient les trois Parques : Clotho, Lachesis et Atropos, qui filent, tordent et
coupent le fil de la vie. Il me semblait que ma vie allait s'arrêter quand la pendule
sonnerait midi ! Mais au douzième coup le maître d'hôtel ouvrait seulement la
porte à deux battants et on passait gravement, en cortège, dans la salle à manger.
Le balancier d'un grand régulateur Louis XV réglait notre entrée. Ma grand-mère
marchait en tête toute enveloppée dans ses châles et ses dentelles noires. Puis ma
mère, mon père et moi suivions en bon ordre. Plus tard, il y eut aussi mon petit
frère Louis et l'abbé, son précepteur. Mon frère aîné, le marin, apparaissait
rarement, ainsi que ma sœur mariée qui logeait bien loin, au fond du faubourg
Saint-Germain. Il y avait souvent un ou deux invités. Ma grand-mère présidait la
table et avait le privilège exclusif d'écrire le menu. Elle y tenait plus qu'à toute
autre chose et on discutait souvent avec elle de l'orthographe des noms
gastronomiques. Doit-on écrire " Niocchi " ou " Guiniocchi " ? Pommes de terre en
" robe de chambre " ou " en robe des champs " ? Quel est le genre du mot
" dinde " ? Elle affirmait qu'il fallait écrire " le d'Inde " ! Mon père s'asseyait en face
de ma grand-mère, je tournais le dos au régulateur, et de ma place je voyais bien
des choses intéressantes : la niche de marbre rouge qui jadis avait abrité une
statue antique célèbre : la Source, mais cette statue avait été vendue et Louis
d'Armaillé n'était plus là pour la remplacer. Je regardais aussi curieusement les
boiseries ornées de trophées en relief, allégories parlantes de la Musique, la Danse,
la Tragédie et la Comédie, mais la manœuvre du guichet par où l'on passait les
plats m'intéressait bien davantage. On mangeait beaucoup et les repas me
semblaient interminables, servis avec majesté par le sieur Lepage en habit et au
moins deux valets en livrée, gantés de blanc. Nous n'avons plus aucune idée de ce
qu'était jadis une bonne cuisine. Notre cuisinier, coiffé de son haut bonnet, devait
se présenter chaque jour " aux ordres " et subissait un véritable examen culinaire.
Il lui fallait varier sans cesse ses menus et s'expliquer sur les plats nouveaux. On
lui faisait rarement des compliments et, à la moindre faute, on l'accablait de
reproches, le traitant de " gargotier " et lui prédisant, injure suprême, qu'il finirait
sa carrière dans un hôtel de bains de mer ou, pis encore, dans un wagonrestaurant !
On servait sur des plats d'argent d'énormes pièces de viande toutes saignantes et
baignées de sauces fortes que mon père corsait encore en puisant dans des flacons
de " Pickles ", toujours à sa portée sur la table ; des jambons entiers garnis de
collerettes de papier, des pâtés de gibier, des daubes, des chauds-froids, des
galantines. Les potages étaient un tour de force, car il fallait les varier chaque jour
sans jamais, sauf les vendredis et quatre-temps, servir des soupes maigres. Les
bouillons de légumes n'étaient admis que pour les malades. On prenait toujours le
potage dans les assiettes d'argent et quand il y avait un invité tout le service se
faisait dans la vaisselle de vermeil marquée aux armes. Peu de légumes, ma
grand-mère n'en voulait pas. Elle qualifiait les purées de " cataplasmes " et le
macaroni de " bouillie pour les chats ". Elle n'aimait que le gibier que les gardeschasse de Normandie ou d'Anjou envoyaient chaque semaine en hiver. Le maître
d'hôtel découpait devant nous sur un plateau de bois les volailles toutes
ruisselantes de graisse. Armé d'une fourche à deux dents et d'un immense
couteau, il saisissait la pièce : canard, dinde, poularde, perdreau, faisan ou
bécasse, et en un tournemain il débitait les morceaux qu'il disposait avec art sur le
plat d'argent, de même les tranches minces du jambon, les aiguillettes de bœuf
bordées de lard et les filets de limandes, les tranches de saumon ou de homards,
les cuissots de chevreuils ou les hures de sangliers. Le menu, matin ou soir, se
composait toujours de sept ou huit plats. Une entrée (généralement aux œufs), un
plat de viande avec pommes de terre, une volaille rôtie, un plat de légumes, un
entremets. Ceux-ci étaient variés à l'infini, depuis les énormes puddings jusqu'aux
sorbets granités en passant par les soufflés brûlants, les charlottes, les bavaroises,
les bombes et les mousselines. En plus on servait les desserts étalés sur la table
" à la russe ", comme disait ma grand-mère. Bonbons et petits fours venaient
obligatoirement de chez Rebattet, mais le triomphe de notre maître d'hôtel était la
confection du sucre filé. J'avais quelquefois la permission d'aller dans l'office voir
cuire le sucre dans de grandes bassines, d'où il sortait à l'état de pâte bouillante
qu'on pétrissait comme du pain. La boule de sucre de teinte rose ou teintée de
chocolat ou de café semblait un écheveau de laine et se laissait tordre et étirer. Le
grand art consistait à en reformer une gerbe retombant en courbes gracieuses
pouvant figurer sur la table les jours de gala. Je pouvais manger de tout sans
aucune surveillance. Pourvu que je me taise et me tienne bien droite on ne me
faisait aucune observation. Je buvais de grands verres de vin rouge et reprenais de
tous les plats. La conversation, à laquelle j'étais censée ne prendre aucune part ni
même écouter, était très animée. Ma grand-mère n'admettait pas le silence ni les
sujets de conversation trop ordinaires, tels que la pluie et le beau temps ou les
maladies. Il fallait discuter de politique, d'art ou de littérature, de politique surtout.
Ma grand-mère se plaisait à insister avec malice sur les questions les plus
irritantes avec références aux plus récents articles du Journal des Débats ou du
Correspondant. On citait quelquefois aussi la Revue des Deux Mondes, mais avec
réticence ! Certaines hardiesses de romanciers paraissaient inadmissibles. Mon
père refusait souvent la discussion mais se laissait gagner malgré lui et finissait, à
ma grande joie, par se fâcher. On discutait de l'affaire de la fusion monarchique,
du drapeau blanc, du 16 mai, du Boulangisme. Plus tard ce fut le ralliement, le
Combisme, les fiches, les cultuelles et l'inoubliable affaire Dreyfus. Sur chacun de
ces sujets il y avait des avis différents. Ma grand-mère était beaucoup plus libérale
que mon père. Il avait passablement réagi en politique contre le libéralisme
traditionnel des Broglie. Siégeant depuis 1894 à la Chambre des Députés, il était
excédé des fautes du régime et on en revenait toujours à la Révolution. Je crois
que j'ai su l'histoire de la Révolution de 1789 bien avant l'Histoire Sainte ou le
catéchisme. Je vois encore mon père devenir bleu de colère et frapper sur la table
parce que ma grand-mère soutenait, d'après un témoignage oral du chirurgien
Dessault conservé dans sa famille, que le dauphin Louis XVII n'était pas mort au
Temple ! Mon père répétait, furieux : " Vous dites cela pour excuser la République
d'avoir commis un crime ! "
On parlait aussi art et littérature, jamais de musique et le plus grand conformisme
régnait. Ma grand-mère citait toujours Jean-Jacques Rousseau, Byron ou Walter
Scott. Ma mère se risquait à lire les romans de la Revue des Deux Mondes et
quelques noms nouveaux apparaissaient : Bourget, Loti, Anatole France,
Maupassant, Cherbuliez et d'autres, plus oubliés. On suivait les prix de l'Hôtel des
Ventes, mon père achetait encore de beaux livres et vendait quelques tableaux ou
meubles pour en acheter d'autres. J'entendais quelquefois parler avec beaucoup de
mépris d'un certain Salon des Indépendants : " Comment en art pouvait-on être
indépendant ? " Ma mère qualifiait tout cela d'un mot : " Tous ces jeunes peintres
sont affreusement communs. Ils ne peignent que des choses vulgaires, ils sont
tous déséquilibrés. " Et on accusait les étrangers de répandre en France le mauvais
goût d'une civilisation de Palace-Hôtel. C'était une condamnation sans appel.
*
**
En dehors du jardin et de la maison, que de souvenirs pour moi ! Petite fille trop
sage je me promène le matin vers 11 heures avec ma nurse dans la rue La Boétie.
Les trottoirs sont étroits et les pavés inégaux. On descend un peu le faubourg
Saint-Honoré, mais on dépasse rarement la place Beauvau. Il y a si peu de
voitures que je me souviens d'avoir traversé cette place en faisant tourner ma
toupie, un " sabot ", avec un fouet en peau d'anguille. Quelquefois, on a le courage
d'aller jusqu'aux Champs-Élysées ou d'entrer dans quelque beau magasin, Les
Montagnes d'Écosse, Le Grand Frédéric ou La Pensée. Pas d'autos, pas de
tramway, encore moins d'autobus (le mot même n'existe pas), le matin il n'y a
même pas de belles voitures, seulement quelques fiacres dont les roues ne sont
pas encore caoutchoutées. L'omnibus à trois chevaux remonte péniblement le
faubourg. À partir de l'église Saint-Philippe-du-Roule, un cheval de renfort est
attelé en flèche. Le cheval détaché en haut de la côte va redescendre tout seul
prendre son poste et attendre la voiture suivante. Cette petite manœuvre me
fascine et j'aurais bien voulu monter sur l'impériale d'un omnibus ! Mais je sais que
ce n'est pas convenable et qu'une petite demoiselle bien élevée ne peut sortir qu'à
pied ou dans la voiture de sa famille. Préoccupés de me faire prendre l'air ailleurs
que dans les parages des Champs-Élysées, nos parents louaient à grands frais
chez Hawes un landau à deux chevaux pour nous conduire tous les jours au bois
de Boulogne. Par tous les temps et en toutes saisons on nous entassait aussitôt
après déjeuner, mon frère Louis et sa nourrice, mon Anglaise et moi, sans oublier
les couvertures et les paniers de goûter, et on nous envoyait passer l'après-midi à
Bagatelle.
Bagatelle, en ce temps-là, était bien différent du parc public qu'il est devenu
depuis. Sir Richard Wallace, son propriétaire, était mort et lady Wallace, sa veuve,
bien que française et n'ayant jamais appris à parler anglais, délaissait Bagatelle et
n'y venait que rarement. La propriété était jalousement fermée et nous partagions
avec les Greffulhe et les d'Arenberg le privilège unique d'y entrer librement. La
maison d'habitation surmontée de la devise " Parva sed apta " n'a pas changé
depuis mon enfance, mais l'aspect du parc s'est complètement modifié après
l'achat de Bagatelle par la Ville de Paris vers 1904. Les jardins, les pelouses, les
bosquets étaient remplis de statues ; j'y retrouvais, en bronze et en marbre, les
dieux et les déesses de l'histoire grecque que ma grand-mère m'apprenait si bien.
Diane chasseresse, Vénus au bain et le Faune cymbalier protégeaient nos jeux.
Dans les nombreuses pièces d'eau les amours chevauchaient les dauphins et des
crapauds fantastiques effrayaient les cygnes et les poissons rouges en vomissant
des torrents d'eau. Dans une grotte artificielle, un éphèbe tout nu, de grandeur
nature, retirait une épine de son pied. Des vases surmontés de dragons ailés ou de
sphinx à tête de femme ornaient les carrefours. Des colonnes de marbre rose et
des obélisques antiques se dressaient au milieu des prairies. Devant l'orangerie,
sur la pelouse aujourd'hui transformée en roseraie, se trouvait une piste circulaire
où jadis le petit prince impérial avait appris à monter à cheval. On me racontait
que l'impératrice Eugénie venait surveiller les leçons d'équitation de son fils et
s'asseyait dans un kiosque placé sur une petite éminence. Je me souviens d'avoir
découvert, dans un hangar servant à remiser des outils, un fauteuil délabré et tout
rongé de vers ; le dossier était orné d'une aigle couronnée. Ce fauteuil avait
certainement servi à l'impératrice. Plus loin, derrière le manège et tout à fait au
fond du parc, se trouvait le cimetière des chiens. Des colonnes brisées, des urnes
païennes recouvraient les tristes restes d'animaux divers : chiens, chats ou
perroquets. Ce lieu étrange m'inspirait une certaine inquiétude ; ces honneurs
funèbres rendus à des bêtes bouleversaient mes idées ; j'avais sur les problèmes
de l'au-delà des notions insuffisantes. Je voulais bien aller au paradis, mais je ne
tenais pas du tout à y rencontrer la faune qui hantait mes rêves de chasse et
surtout le boa moucheté de jaune qui m'effrayait tant dans le Robinson Suisse.
Ce parc conçu à l'époque romantique était traversé de ruisseaux, semé de rochers,
de ruines et de labyrinthes, décor merveilleux pour illustrer mes lectures. J'y
retrouvais presque tous les jours Ernest d'Arenberg, toujours accompagné de sa
nurse et de son précepteur, et mes neveux Luppé. Échappant le plus possible aux
multiples et maussades surveillances qui nous entouraient, nous parcourions en
tous sens ce parc solitaire. Les ruines et les rochers servaient de repaires aux
aventures de chasse et de brigandage dont j'avais la tête pleine. Une certaine
colline se transformait selon les jours en vaisseau, en château fort, en île (déserte,
bien entendu). Je trouvais que les garçons avaient moins d'imagination que moi.
Souvent, je préférais jouer toute seule, parce que je pouvais alors entrecouper de
mimiques et de monologues les longues rêveries ou des chapitres entiers de
certains livres qui repassaient dans ma tête, en sarabande. Au printemps, les
grandes pelouses de Bagatelle devenaient des prairies remplies de fleurs des
champs. On y faisait les foins comme en pleine campagne. Couchée sur le dos, les
cheveux épars dans l'herbe et le nez au soleil, je me souviens d'avoir éprouvé dans
tout mon être une sorte de joie sauvage de vivre.
Bien que toujours inhabité, le domaine de Bagatelle était très bien tenu, les allées
ratissées, les pelouses tondues, les parterres ornés de fleurs comme si les
propriétaires étaient attendus à tout moment. Un jardinier chef et une trentaine
d'ouvriers suffisaient à peine à ce coûteux entretien. Il y avait souvent de graves
dissentiments entre le régisseur et le chef jardinier. Un jour, il y eut un drame, le
jardinier chef fut blessé par un pot de fleurs qu'un de ses aides lui jeta à la tête à
la suite d'une réprimande. Le régisseur donna tort au chef contre son subordonné.
Le jardinier chef fut renvoyé et écrivit à ma mère pour la prier de plaider sa cause
auprès de lady Wallace. Mon Anglaise n'était pas étrangère à cette démarche et,
en tout cas, ne me laissait ignorer aucun détail de cette sombre affaire dont mes
parents refusèrent avec raison de se mêler. Nous fîmes des adieux touchants au
chef jardinier et je restai longtemps persuadée que son départ était la plus grande
injustice du siècle. Lorsque j'apercevais le régisseur au tournant d'une allée, je me
sauvais à toutes jambes pour n'avoir pas à lui dire bonjour. Mais quelque temps
après, on apprit avec stupeur qu'un marbre noir du plus grand prix, Le Discobole,
avait été volé. Je vis le socle brisé de la statue et une brèche que les voleurs
avaient faite dans le mur pendant la nuit. À partir de ce moment on ne me parla
plus du chef jardinier et je compris qu'on le soupçonnait d'avoir organisé ce vol
pour se venger du régisseur. Ce n'était en effet qu'un simulacre : le pauvre
Discobole fut retrouvé le nez dans la fange d'un fossé du bois de Boulogne. Le
régisseur se borna à faire murer les petites portes du parc et à installer des
veilleurs de nuit dans des logettes.
Un jour de printemps, comme je venais d'entrer dans la grotte où se dissimulait
l'éphèbe nu tirant l'épine de son pied, j'entendis du côté de la terrasse un bruit
tout à fait insolite qui fit fuir les poissons rouges. C'était une sorte de pétarade
irrégulière accompagnée de cris et d'exclamations. Sauter à cloche-pied d'une
roche à l'autre pour gagner la terre ferme, puis courir comme un lièvre vers la
terrasse fut l'affaire de deux secondes. Je restai stupéfaite devant le spectacle qui
m'y attendait. Une étrange petite voiture montée sur quatre roues garnies de
caoutchouc avançait par saccades sur la route avec un bruit d'éclatement à chaque
tour, laissant derrière elle un sillage de fumée et une forte odeur de pétrole et de
caoutchouc brûlé. Une foule de gamins et de jeunes gens en casquette et en bras
de chemise suivaient en poussant des hurlements. C'était une des premières
pétrolettes de la marque De Dion faisant ses essais dans le bois de Boulogne. Cela
pouvait être en 1894 et j'avais 6 ans.
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