I- Prologue : la transformation des services généraux par l
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I- Prologue : la transformation des services généraux par l
Gabrielle Schütz MCF à l’Université Versailles St Quentin en Yvelines Communication pour la journée d’étude du Clersé « Faire de la sociologie économique avec Pierre Bourdieu », Université Lille 1, 6 septembre 2012 La conversion d’un groupe professionnel à la logique marchande. Heurs et malheurs des Directeurs et Responsables des Services Généraux des années 1980 à la fin des années 2000 Etudier les mutations qu’ont connues les services généraux des entreprises ces trente dernières années permet de saisir la manière dont le nomos économique s’est diffusé dans les entreprises jusqu’à un des derniers bastions où il n’avait pas cours. En effet, dans une entreprise les services généraux ont en charge tout ce qui ne concerne pas la production proprement dite mais affecte le quotidien des employés : accueil et standard, service courrier, maintenance des installations, commande et gestion des fournitures, gardiennage et sécurité, nettoyage des locaux, restauration, etc. Au début des années 1980, ces services fonctionnent comme des « centres de coût » et délivrent à l’entreprise un ensemble de services majoritairement réalisés en interne. Progressivement, ces services sont externalisés : une partie plus ou moins variable de leur réalisation est en effet confiée à des sociétés prestataires de services afin que l’entreprise se « recentre sur son cœur de métier ». En sortant du périmètre de l’entreprise, ces services sont ainsi « marchandisés », tandis que ceux qui demeurent réalisés en interne changent de fonctionnement pour se calquer sur celui de « centres de profit », en facturant par exemple leurs prestations aux autres services de l’entreprise. Les transactions entre les services généraux et le reste de l’entreprise, comme d’ailleurs les transactions à l’intérieur des services généraux, cessent d’être conçues sur le modèle des échanges domestiques, commandées par des obligations sociales, le calcul de l’intérêt économique devenant un principe de vision dominant, pour reprendre les termes de Bourdieu (1997, p.49). En particulier, cette mutation signe la disparition dans l’entreprise d’un des derniers lieux où pouvaient être réaffectés des salariés jugés insuffisamment productifs ou performants dans leur propre service. Nous ferons dans cette communication l’histoire de cette mutation des services généraux à partir du point de vue du groupe professionnel des Directeurs et Responsables des Services Généraux (les DRSG). L’externalisation des services placés sous leur responsabilité ne s’est pas faite sans heurts et sans résistance. Au cours des trente dernières années leurs pratiques professionnelles ont ainsi profondément évolué sous l’impact de l’externalisation, ce qui n’a pu se faire sans que leurs représentations ne se modifient également afin que la 1 rhétorique du « recentrage sur le cœur de métier » devienne légitime parmi eux. En dernière instance, c’est le groupe professionnel lui-même qui s’est modifié, à la faveur des départs en retraite et de l’incorporation de nouveaux DRSG aux dispositions fort différentes des premiers. C’est donc une triple évolution que cette communication s’attachera à mettre en évidence pour saisir les voies de diffusion du nomos économique : évolution des discours et des représentations sur le recours à des entreprises extérieures et sur les relations avec ces entreprises, évolution des pratiques de management des services généraux, évolution, enfin, de l’activité de directeur ou responsable des services généraux (DRSG) et du profil des personnes l’occupant. Trois périodes seront étudiées : : les années 1980, où les services généraux sont essentiellement réalisés en interne et où les DRSG sont en quête d’une plus grande reconnaissance ; les années 1990, où la polémique sur l’externalisation bat son plein et où l’on voit progressivement son acceptation et la redéfinition conjointe de l’activité de DRSG ; et les années 2000, où l’externalisation est massive et soulève relativement peu de résistances, tandis qu’elle se trouve créditée de la revalorisation d’une activité dont le blason s’est redoré. Méthodologie – une enquête basée sur le dépouillement de la revue professionnelle Arseg Info Nous retracerons l’histoire de l’externalisation des services généraux à partir de la revue Arseg Info, la revue de l’Association des Directeurs et Responsables des Services Généraux, utilisée comme un révélateur des transformations des services généraux qui se sont produites ces vingt à trente dernières années. L’Association des Directeurs et Responsables des Services Généraux (Arseg) fait ses premiers pas en 1973, mais n’est créée officiellement qu’en 1975. Elle compte alors une vingtaine d’adhérents. En 2008, elle revendiquera plus de deux-mille membres 1. Il s’agit d’une association professionnelle dont les objectifs sont de valoriser, faire connaître et progresser la fonction de directeur ou responsable des services généraux (DRSG) ainsi que de créer des contacts et des échanges entre ces derniers (cf. site Internet de l’association : http://www.arseg.asso.fr/). Il s’agit, à notre connaissance, du seul réseau ayant pour vocation de regrouper tous les DRSG, quelle que soit la taille, le secteur d’activité et la région d’implantation de leur entreprise. La revue Arseg Info, quant à elle, est créée en janvier 1987. Jusqu’à la fin de l’année 1994, la revue est généralement bimensuelle, puis devient ensuite mensuelle ; elle compte au milieu des années 1990 quelques suppléments trimestriels publiés sous le nom d’Arseg Magazine. A l’origine entièrement rédigée par des membres de l’Arseg, la revue, au fur et à mesure qu’elle s’étoffe, fait de plus en plus appel à des journalistes. Les adhérents de l’Arseg continuent toutefois à publier des articles et sont régulièrement interviewés pour donner leur 1 Arseg Info n°177, janvier 2008. 2 point de vue sur divers sujets concernant la profession ; le comité de rédaction reste en grande partie composé de DRSG en activité. Nous avons dépouillé les 180 premiers numéros d’Arseg Info, qui couvrent une période d’un peu plus de vingt ans – de janvier 1987 à avril 2008, en nous attardant plus particulièrement sur les articles traitant des DRSG en tant que tel. Les articles évoquant d’une façon ou d’une autre les notions de sous-traitance ou d’externalisation, ainsi que ceux portant sur les sociétés prestataire ont également retenu notre attention. Brosser l’histoire de l’externalisation des services généraux à partir de la revue Arseg Info pose des limites certaines à notre propos. Tout d’abord, parce que les points de vue exprimés dans Arseg Info, aussi divers soient-ils, restent les prises de position des adhérents de l’Arseg2, et seulement de ceux qui écrivent dans Arseg Info. Les discours produits dans Arseg Info sur l’externalisation des services généraux ne peuvent donc être considérés comme représentatifs des points de vue de l’ensemble des DRSG, donc de ce que l’on serait tenté de qualifier d’hypothétique « opinion publique des DRSG ». On peut, en revanche, considérer qu’Arseg Info livre sur la question de l’externalisation des services généraux des opinions « constituées », voire « mobilisées » (Bourdieu, 1984). Ensuite, faire l’histoire de l’externalisation des services généraux à partir d’une revue donne accès à des discours sur l’externalisation et à des témoignages sur les pratiques qui en découlent : toute autre serait certainement une histoire de l’externalisation des services généraux réalisée à partir d’archives d’entreprises montrant les réorganisations successives des services généraux, ou portant sur le budget ou la comptabilité de ces services. Toutefois, si ces limites doivent être gardées en mémoire, elles ne nous paraissent pas incompatibles avec notre projet, qui est d’utiliser Arseg Info comme un prisme à partir duquel appréhender les évolutions des services généraux et non comme une source à partir de laquelle décrire le plus fidèlement possible ces évolutions et leur chronologie. I- La fin des années 1980 : des services généraux réalisés en interne, des directeurs et responsables des services généraux en quête de reconnaissance I-1. Une sous-traitance limitée des services généraux A la fin des années 1980, le terme « externalisation » n’apparaît pas dans la revue de l’Association des Directeurs et Responsables des Services Généraux, Arseg Info. Le dictionnaire Le Grand Robert ne en effet situe l’apparition du vocable « externalisation » qu’en 1987 et « externaliser » qu’en 1989, auquel il donne pour synonyme le terme « soustraiter ». De fait, ce n’est qu’en novembre 19913, dans une publicité de prestataire, que l’on 2 Nous ne pouvons juger de la représentativité des adhérents de l’Arseg par rapport à la population totale des DRSG. Signalons toutefois que les enquêtes menées par l’Arseg sur ses adhérents montrent que ceux-ci se répartissent sur l’ensemble du territoire et exercent dans des entreprises de taille et de secteur d’activité diversifiés. 3 Arseg Info n°18, novembre-décembre 1991. 3 voit pour la première fois apparaître le mot « externalisation » dans la revue Arseg Info, puis fin 1994 que le terme y figure sous la plume d’un DRSG4. Pour autant, cela ne signifie pas que l’activité des services généraux soit alors entièrement réalisée en interne. Ceux que l’on appelle encore parfois à l’époque les « chefs des services généraux »5 fonctionnent déjà avec des prestataires, comme le montrent les annonces d’emploi publiées dans la revue, qui exigent quelqu'un qui doit gérer des « prestations internes et externes »6, « savoir choisir les prestataires »7. Dans ces années, on ne parle pas d’externalisation, mais bien de « sous-traitance », et si l’on parle parfois de « prestataire de service » on parle au moins aussi souvent de « fournisseurs ». Les services généraux « sous-traités » sont généralement le nettoyage et la restauration. En revanche, la sous-traitance de la maintenance technique des immeubles de bureau, aujourd'hui très répandue, est extrêmement marginale à l’époque. Les services généraux des années 1980 fonctionnent donc en ayant recours à des prestataires, mais de façon beaucoup plus limitée qu’aujourd'hui. I-2. Le Directeur ou Responsable des Services Généraux des années 1980 en quête de légitimité : du technicien « fruste » au « véritable manager » ? Si l’on peut estimer aujourd'hui à 73% la proportion d’entreprises de plus de 250 salariés comptant en leur sein un DRSG (Arseg, 20088), les DRSG semblent bien moins nombreux dans les années 1980 : l’autonomisation de leur fonction datant vraisemblablement des années 1970, il est probable qu’auparavant, les divers services qu’ils gèrent aient été disséminés dans différents services administratifs. L’Arseg évalue ainsi en 1993 le nombre de DRSG à 4000 personnes9 et à plus de 10000 en 199610 dans les sièges sociaux de plus de 200 personnes. Ces évaluations doivent bien sûr être considérées avec une grande réserve. Elles 4 Arseg Info n°32, novembre 1994. Il s’agit de l’ancienne appellation des DRSG, que l’on voit par exemple au n°1 (janvier-février 1987), n°2 (mars-avril 1987) d’Arseg Info, mais encore aussi au n°14 (janvier-février 1991), avant d’être progressivement supplantée par la dénomination de DRSG. 6 Arseg Info n°3, mai-août 1987. 7 Arseg Info n°6, décembre 1988. 8 Ce résultat est tiré d’une enquête commanditée par l’Arseg et réalisée en juin 2007 sous la direction d’Ingrid Nappi-Choulet, professeur à l’ESSEC et directrice de l’Observatoire du Management Immobilier (Arseg, 2008). L’étude a porté sur 994 répondants issus d’entreprises de plus de 200 salariés des secteurs privés et publics, dont 66,2% d’adhérents à l’Arseg. Afin de pouvoir être extrapolés à l’ensemble de la population des entreprises, les résultats de l’enquête ont été restreints aux données des entreprises de plus de 250 salariés. 9 Arseg Info n°25, mai 1993. 10 Arseg Info n°55, décembre 1996. 5 4 attestent toutefois du faible développement de la fonction, qu’étayent aussi les témoignages des DRSG de l’époque. Le fait que les DRSG ne sont pas reconnus à leur juste valeur au sein des entreprises constitue par ailleurs un leitmotiv des premiers numéros d’Arseg Info. Les DRSG se décrivent par exemple comme « une profession qui doit en permanence justifier le bien-fondé de son action et souligner les résultats qu’elle obtient »11, ou encore comme « le service le plus mal connu, le plus dénigré et le moins valorisant de l’entreprise »12. D’après Arseg Info, l’image au sein de l’entreprise des DRSG dans les années 1980 est celle de « poseurs de prises électriques ou installateurs de commutateurs assez frustes »13 avec un perpétuel « tournevis à la main »14, héritiers de « l’ancien chef du service entretien à qui l’on demandait tout et n’importe quoi »15. Par ailleurs, dans la mesure où ils ne participent pas directement à la production des entreprises, il semble que leur fonction manque de légitimité et ne soit pas reconnue au même niveau que les « activités opérationnelles »16 et qu’ils soient avant tout perçus comme de stériles « centres de coût » qui ne génèrent pas de profit17. Ce dernier constat génère parmi les DRSG des craintes de voir leur budget sabré et leurs effectifs amputés en temps de crise, situation vécue par les services généraux aux EtatsUnis au début des années 199018. Enfin, cette mauvaise presse dont se plaignent les DRSG est certainement liée également au fait que les effectifs des services généraux sont composés pour partie de personnel dont les autres services de l’entreprise ne veulent plus et qui viennent y achever leur carrière – ce sur quoi nous reviendrons. D’un point de vue institutionnel, les DRSG ne sont pas non plus réellement reconnus, au sens où en 1995 encore, leur rôle n’est pas clairement défini dans les conventions collectives19 et où, par exemple, leur intitulé de métier n’entre dans le répertoire ROME de l’ANPE20, pourtant créé en 1974, qu’en 1991 21 – ce qui témoigne bien d’une autonomisation tardive de leur fonction. Par ailleurs, les DRSG déplorent l’inexistence de formations spécifiques pour accéder à leur fonction, à laquelle on arrive souvent par promotion interne après avoir été technicien au sein de l’entreprise et où l’on trouve aussi beaucoup de jeunes 11 Arseg Info n°14, janvier 1991. Arseg Info n°22, septembre-octobre 1992. 13 Arseg Info n°5, septembre 1988. 14 Arseg Info n°18, novembre-décembre 1991. 15 Arseg Info n°3, mai-août 1987. 16 Arseg Info n°21, mai-juin 1992. 17 Arseg Info n°16, avril-mai 1991. 18 Arseg Info n°17, septembre-octobre 1991. 19 Arseg Magazine n°1, janvier 1995. 20 Le Répertoire Opérationnel des Métiers et Emplois, créé par l’ANPE, sert à identifier aussi précisément que possible chaque métier, dont les caractéristiques sont synthétisées dans une fiche descriptive. 21 Arseg Info n°14, janvier-février 1991. 12 5 retraités de l’armée. Alors que les Etats-Unis, comme les Pays-Bas, ont mis en place dès les années 1980 des formations de « Facilities Manager », il faut attendre en France la rentrée 199622, où l’IUP de Marne-la-Vallée ouvre une formation spécifique de niveau bac + 4 23, la rentrée 1998 pour la création d’une formation continue professionnelle 24 et la rentrée 2001 pour la création d’une « licence professionnelle multiservices » et d’un master à l’Ecole Spéciale des Travaux Publics25. L’enjeu pour les DRSG de la fin des années 1980 est bien, outre de mettre en place des formations reconnues par les pouvoirs publics, de valoriser leur activité et surtout de se faire reconnaître des compétences autres que purement techniques. Le tout début des années 1990 cristallise ces aspirations. On voit alors dans ces années certains DRSG revendiquer dans les colonnes d’Arseg Info l’appellation de « manager »26, et souhaiter voir reconnaître leurs qualités de « diplomatie »27 ainsi que leurs capacités « relationnelles »28. On peut ainsi lire à cette période l’interview d’un DRSG affirmant que « le responsable des services généraux est un gestionnaire, un décideur, un véritable manager ». Il est clamé que les services généraux « participent à la stratégie de l’entreprise avec pour objectif d’accroître sa compétitivité » et que le DRSG est comparable au PDG d’une petite PME de services29. L’Arseg participe à ce mouvement en instiguant notamment une table ronde intitulée « L’évolution d’une profession : du responsable des services généraux au facilities manager »30. On constate enfin dans les années 1990 qu’Arseg Info se met à présenter dans sa rubrique « L’homme du mois » des DRSG ayant fait des études longues, orientées vers la gestion et le commerce, alors qu’étaient auparavant mises en avant des personnes aux cursus plutôt techniques. Comment est-on passé d’une situation où les services généraux étaient essentiellement effectués en interne à la situation actuelle, où l’on peut estimer, grossièrement, qu’ils sont réalisés par des prestataires, pour partie ou dans leur totalité, dans près d’une entreprise sur deux31 ? 22 Jusqu’en 1996, les DRSG pouvaient avoir accès à des formations ponctuelles sur des points précis, assurées par des organismes en partenariat avec l’Education Nationale (notamment la Fédération des Entreprises de Propreté). 23 Arseg Info n°43, novembre 1995. 24 Arseg Info n°72, juin 1998. 25 Arseg Info n°105, juin 2001. 26 Arseg Info n°13, novembre-décembre 1990. 27 Arseg Info n°12, mai-juin 1990. 28 Arseg Info n°14, janvier-février 1991. 29 Arseg Info n°14, janvier-février 1991. 30 Arseg Info n°13, novembre-décembre 1990. 31 La statistique publique donne peu d’informations sur le recours des sociétés à des entreprises extérieures : la sous-traitance est renseignée dans les bases de données EAE (Enquêtes Annuelles d’Entreprise de l’INSEE), qui la définissent d’un point de vue comptable et ne la renseignent que dans l’industrie. Nous utilisons pour donner 6 II- Les années 1990 : essor et clôture des polémiques autour de l’externalisation des services généraux Les débats autour de l’externalisation des services généraux, tels qu’ils apparaissent dans Arseg Info, durent tout au long de la décennie 1990. Nous suivrons une logique thématique pour les exposer, tout en tâchant de dégager des repères chronologiques d’inflexion des discours. Les services généraux et leurs responsables sont sortis transformés de cette décennie 1990. II-1. Chronique de la menace des sociétés extérieures Si la question de la sous-traitance des services généraux ne provoque pas de débat dans les années 1980, la situation change au début des années 1990, qui marquent les débuts de l’essor des sociétés multiservices (sociétés de « facilities management » (FM), délivrant des prestations multiservices et multitechniques), qui se proposent d’assurer en tant que prestataires et dans une offre globale tout ou partie des services généraux d’une entreprise. Dès la fin de l’année 1989, la concurrence de ces sociétés se fait sentir dans les éditoriaux de Robert Proix, président de l’Arseg de 1988 à 1998, où sont évoquées des « sociétés extérieures qui fleurissent à qui mieux mieux »32. Elle se précise en 1991 avec des « consultants qui prétendent se substituer aux responsables des services généraux »33, puis des personnes qui « si nous n’y prenons pas garde se substitueront à nous avec des buts de profit »34. En 1992, le thème disparaît pour reparaître en 199335, lorsqu’un adhérent de l’Arseg parle cette fois-ci de « défendre notre métier face à certaines sociétés de service qui prétendent savoir mieux que nous comment se gère un immeuble, et qui déjà s’introduisent dans nos entreprises », tandis qu’un autre en appelle à la solidarité entre DRSG, qu’il compare à celle des membres d’un même équipage d’un « navire battu par le vent ». En ce début des années 1990 en effet les DRSG se qualifient de « profession qui semble ne plus faire l’unanimité »36. Leurs directions font appel à des cabinets de conseil pour cette estimation le Baromètre Outsourcing réalisé par Ernst & Young et l’IFOP, selon lequel en 2008 63% des entreprises externalisaient au moins une fonction, tandis que parmi les entreprises européennes à externaliser au moins une fonction, 76% externalisaient les services généraux. 32 Arseg Info n°10, décembre 1989. 33 Arseg Info n°14, janvier-février 1991. 34 Arseg Info n°16, mai-juin 1991. 35 Arseg Info n°25, avril-mai 1993. 36 Arseg Info n°15, mars-avril 1991. 7 organiser des colloques et des séminaires qui leurs sont destinés, sur les thèmes « sous-traiter, manager, économiser, répartir les services entre le faire et le faire faire, améliorer la qualité de service ». Et les DRSG de se rebiffer : « Avons-nous attendu leurs idées pour agir ? Notre volonté n’est-elle pas d’aller vers les objectifs de performance et de rentabilité ? »37. En 1994, la pression des sociétés extérieures se maintient. Le président de l’Arseg, Robert Proix, pousse un « coup de gueule », pestant contre la démarche commerciale d’une société prestataire ayant osé affirmer dans une lettre de démarchage : « les responsables de services généraux récupèrent souvent, contre leur gré, du personnel dont plus aucun autre service ne souhaite la présence. Il est donc incompatible de confier la gestion de sommes considérables à des services dotés d’un tel personnel »38. L’année 1995 marque un pic dans la polémique en termes de nombre d’articles. Mais elle voit également s’esquisser le début d’un compromis : dans les articles du président commencent à apparaître des modulations, comme lorsque sont évoquées des « sociétés sérieuses de multiservices respectueuses de notre profession »39, ou lorsqu’est affirmé que « la sous-traitance est dans certains cas une bonne décision »40. Dès lors la polémique baisse d’intensité, même si la critique peut rester vivace, comme lorsque sont mises en cause, sous la plume toujours du président, « la religion outrancière du profit » mais aussi « la lâcheté » des directions qui décident de « faire faire », « sous prétexte que manager des hommes est trop compliqué »41. La dernière attaque aussi frontale contre l’externalisation a lieu en 199842, dans un petit encart de la rubrique « Humeur », où un DRSG déclare n’avoir pas voulu être un acheteur de services extérieurs. « Accepterons-nous d’être des fantômes sans âme dans des sociétés sans histoire, sans culture, sans âmes elles aussi au nom de principes où l’homme n’a plus sa place ? », tance-t-il, avant de conclure : « Méfionsnous peut-être de ces nouvelles formes d’esclavagisme tout aussi sournoises (…) ». En résumé, avec l’externalisation les DRSG craignent de perdre une partie des effectifs sous leur responsabilité, voire de perdre leur propre poste. Ils souffrent également du fait que les directions prennent des décisions de sous-traitance sans même les consulter. Comme l’écrit en 199443 dans son deuxième éditorial Annie Roussey, qui présidera l’Arseg dix ans plus tard entre 2003 et 2006, la visée des DRSG est alors de « devenir le réel 37 Arseg Info n° 27, octobre 1993. Arseg Info n°29, février 1994. 39 Arseg Info n°38, mai 1995. 40 Arseg Info n°43, novembre 1995. 41 Arseg Magazine n°53, octobre 1996. 42 Arseg Info n°71, mai 1998. 43 Arseg Info n°32, novembre 1994. 38 8 interlocuteur des directions générales des entreprises, concernant les choix d’externalisation de services ». Comment expliquer le tassement de la polémique sur l’externalisation à la fin des années 1990 ? II-2. L’essor d’un argumentaire en faveur de l’externalisation : la mise en concurrence des services généraux comme une chance à saisir Il n’y a pas de brusque passage de la mise en accusation des sociétés extérieures à un argumentaire pro-externalisation : les deux tendances se retrouvent souvent dans un même numéro d’Arseg Info. Toutefois, l’argumentaire pro-externalisation prend progressivement le dessus, dans un mouvement articulé autour de l’année 1995 et symétrique à celui de la mise en accusation des sociétés extérieures. Le premier article ouvert à une accentuation de la sous-traitance des services généraux paraît au milieu de l’année 199144. Intitulé « La marche forcée des services généraux », il est signé par le directeur des services généraux d’Antenne 2. Ce dernier tire alors la sonnette d’alarme, affirmant que des études évaluent les services proposés par des sociétés multiservices entre 20 et 30% plus économiques que les services internes, et prend acte du fait qu’il s’agit d’une très sérieuse menace pour les services généraux des entreprises. Il explique néanmoins qu’il est possible de lutter contre cette menace, voire d’en tirer parti, en transformant les services généraux de « centre de coût » en « centre de profit ». Il appelle à un changement de logique dans les services généraux, qui devraient désormais facturer aux différentes unités de l’entreprise le prix de revient des services qu’ils fournissent, en établissant des coûts standards et en assurant un strict suivi budgétaire de leurs prestations. Les services généraux doivent, selon lui, devenir une quasi société à l’intérieur de l’entreprise, et facturer des « services marchands » au lieu de vivre d’un « prélèvement obligatoire » et d’assurer des « services non-marchands ». Les services généraux doivent passer d’un « état d’assisté » à celui d’un « adulte responsable », ce qui leur permettra de devenir un « centre de performance économique » et, par là même, d’accéder au statut de « grande fonction de l’entreprise » au lieu d’être des « administrateurs signant à tour de bras des autorisations de dépense ». Toutefois, il est bien évident que les services généraux manquent de « flexibilité », ce qui les met à la merci de la concurrence des sociétés extérieures, puisqu’il est plus facile de 44 Arseg Info n°16, mai-juin 1991. 9 dénoncer un contrat de prestation de services que de licencier du personnel en interne. Il doit donc être envisagé, dans cette perspective de transformation des services généraux, si l’activité de l’entreprise est variable, que les services généraux « externisent » – c’est bien le terme utilisé – une partie de leur activité, car dans ce cas « la seule solution est la soustraitance ». Les services généraux ne peuvent ainsi que gagner à fonctionner selon les principes du marché et ne peuvent que s’améliorer sous la pression d’une mise en concurrence par les sociétés multiservices. En appelant les services généraux à devenir des « centres de profit » se comportant en unités entrepreneuriales qui contractent avec les autres services et nouent avec eux des rapports analogues à ceux de fournisseurs à clients, le DRSG d’Antenne 2 reprend le discours managérial des années 1990 de l’entreprise « en réseau », dont les mécanismes de coordination interne s’apparentent à ceux du marché (Hochereau, 2000, Halal, 1994). Le bénéfice annoncé n’est rien moins que la revalorisation tant attendue des services généraux, qui sortiraient ainsi de leur marginalité. Jusqu’en 1995, cet argumentaire n’est que peu amendé. Yves Olivier, DRSG de Renault, qui présidera l’Arseg entre 1998 et 2003, prend la plume en 199345, soulignant à son tour que « des besoins aléatoires, des systèmes sociaux rigides sont des atouts majeurs envers la sous-traitance ». Il précise en revanche, et c’est un ajout par rapport à l’article précédent, que le DRSG qui sous-traite doit rester maître d’ouvrage (ordonner, payer) et maître d’œuvre (définir le cahier des charges, sélectionner les prestataires), afin d’être une « interface » entre le prestataire et l’entreprise. Point ainsi une nouvelle définition du rôle du DRSG, tandis que les articles continuent à prôner des services généraux qui doivent, « comme toute autre activité de l’entreprise », « réaliser des gains de productivité » 46. Il faut cependant attendre 1995 pour que les discours se fassent moins circonspects. Il n’est en effet alors plus invoqué cette année le fait que les DRSG peuvent avoir recours à la sous-traitance, si l’activité est variable, mais il est écrit qu’en ce qui concerne les « tâches non prioritaires et non stratégiques par rapport à l’activité principale des sociétés », la soustraitance est « dans la logique des affaires »47. C’est en 1995 également que va être formulé, pour la première fois de façon aussi claire, que l’externalisation est une chance pour les DRSG, qui doivent s’en saisir pour redéfinir leur fonction. Il est ainsi écrit, notamment, que beaucoup de DRSG ont une vision superficielle de l’« outsourcing » [externalisation en anglais] et pensent que celui-ci serait réducteur d’emplois et menacerait leur fonction, alors qu’en réalité « l’outsourcing peut devenir le meilleur allié » du DRSG, en lui permettant de 45 Arseg Info n°27, octobre 1993. Arseg Info n° 32, novembre 1994 ; Arseg Info n°33, décembre 1994. 47 Arseg Info n°34, janvier 1995, puis Arseg Info n°38, mai 1995. 46 10 « se concentrer sur les fonctions clefs de sa profession : achats, organisation, gestion du patrimoine »48. Cette idée sera reprise une nouvelle fois sous la plume d’Annie Roussey la même année49, pour qui le multiservices immobilier permet de « se recentrer sur des activités plus importantes de réflexion, projection, analyse et gestion ». Puis, dans le même numéro, par un autre DRSG qui cite parmi les avantages de la sous-traitance le fait de pouvoir « transformer les coûts fixes en coûts variables » et « se recentrer sur son métier ». Les DRSG s’approprient ainsi l’argumentaire plus général selon lequel les entreprises externalisent certains services pour se recentrer sur leur « cœur de métier », en l’appliquant à leur propre activité. On ne saurait mieux montrer la volonté des DRSG de se « normaliser » en fonctionnant, à l’instar des autres services de l’entreprise, dans une logique d’optimisation de leurs coûts. Le tournant de l’année 1995 se lit également dans le fait que commencent également à apparaître dans Arseg Info des « avis extérieurs » sur la question de la soustraitance/externalisation, qui plaident pour une dédramatisation de la polémique et relativisent les dangers de l’externalisation50. Par ailleurs l’accentuation du recours à la sous-traitance semble acté en 1995, au moins dans les faits : à trois reprises apparaissent cette année dans Arseg Info des points juridiques sur « sous-traitance et délit de prêt de main-d’œuvre illicite » ou « sous-traitance et délit de marchandage » 51, ce qui est là aussi une première dans la revue. De la même façon, c’est en 1995 toujours que l’on commence à voir fleurir de pleines pages sur un secteur prestataire en particulier – ce qui deviendra un choix éditorial systématique à partir de février 1997, où l’on aura des dossiers thématiques mensuels sur une prestation spécifique des services généraux ainsi que sur les sociétés extérieures la proposant. Dès lors, à partir de 1996, le nombre d’articles consacré au sujet diminue. Il est rappelé que la sous-traitance est inévitable et que rien ne sert de jouer aux « irréductibles gaulois »52. Les articles continuent à explorer, sous diverses formes, le thème de la nécessité de rationaliser les services généraux afin de les gérer comme n’importe quelle PME 53. En 48 Arseg Magazine, janvier 1995. Arseg Info n°38, mai 1995. 50 Au n°43 d’Arseg Info (novembre 1995) sont interviewés les présidents des associations homologues à l’Arseg des Etats-Unis et du Royaume-Uni, de même que le président de l’Université de Marne-la-Vallée, dont l’IUP ouvre bientôt le premier cursus destiné à former des DRSG. 51 Arseg Info n°34, janvier 1995 ; Arseg Info n°37, avril 1995 ; Arseg Magazine, octobre 1995. Le délit de prêt de main-d’œuvre illicite et le délit de marchandage surviennent lorsque les salariés d’un prestataire travaillant dans l’entreprise cliente sont « mis à disposition » du client et travaillent « sous son autorité », ainsi que lorsqu’ils sont utilisés pour pourvoir un emploi lié à l’activité normale et permanente du client. Des sanctions pénales sont prévues aussi bien pour le prestataire que pour la société cliente. Des points juridiques sur ces questions continueront de paraître régulièrement, cf. notamment Arseg Magazine, janvier 1996 ; Arseg Info n°49, mai 1996. 52 Arseg Info n°46, février 1996. 53 Arseg Info n°63, septembre 1997. 49 11 particulier, la future présidente de l’Arseg, Annie Roussey, dans un article intitulé « J’accuse », après avoir pesté contre la « guerre honteuse » menée par certaines sociétés de multiservices, affirme que « les habitudes du passé sont définitivement mortes, nous ne reviendrons plus en arrière ». Elle reproche à certains DRSG de n’avoir aucune idée de la surface qu’ils gèrent ni du poids financier de leurs prestations : il ne faut pas s’étonner dès lors que le « boomerang » leur revienne brutalement et que leurs directions cherchent à soustraiter ; elle conclut : « les entreprises de multiservices ont beaucoup à nous apprendre ainsi que les conseils en organisation, réveillons-nous ! »54. La polémique peut être considérée comme close en 1998 où, pour la première fois, le dirigeant d’une société de multiservices, Michel Verdier, futur président du Sypemi, l’organisation patronale des sociétés multiservices qui sera créée en 2000, accède à l’éditorial d’Arseg Info, qu’il signe en concluant que les DRSG et les prestataires de multiservices étaient « peut-être rivaux autrefois mais [seront] sûrement partenaires demain »55. II-3. Progression de l’externalisation, amélioration du statut des Directeurs et Responsables des Services Généraux et évolution des profils recrutés Durant toute cette période, l’externalisation s’accentue dans les services généraux : l’étude réalisée par l’Arseg en 1998 sur ses adhérents (246 répondants) montre que ce mouvement a progressé de deux points entre 1993 – date de l’étude précédente – et 1998 dans pratiquement tous les métiers des services généraux, qu’ils soient externalisés de longue date ou non56. Parallèlement, la position des services généraux au sein des entreprises s’améliore. Après avoir écrit en 1992 la phrase que nous avons déjà citée, selon laquelle les services généraux étaient « le service le plus mal connu, le plus dénigré et le moins valorisant de l’entreprise »57, Annie Roussey signe cinq ans plus tard, en 1997, un éditorial intitulé « Les services généraux ne sont plus les parents pauvres », dans lequel elle clame qu’il s’agit là d’une « vision passéiste »58. L’enquête de l’Arseg datant de 1998 montre également que si les DRSG restent surtout décisionnaires techniques sur les divers services qu’ils proposent, ils sont tout de même de plus en plus souvent aussi décisionnaires financiers. Il semble par 54 Arseg Magazine n°53, octobre 1996. Arseg Info n°70, avril 1998. 56 Arseg Info n°82, mai 1999. 57 Arseg Info n°22, septembre-octobre 1992. 58 Arseg Info n°57, février 1997. 55 12 ailleurs bien que l’amélioration de la position des DRSG soit liée à la progression de l’externalisation : en ces années où, comme le remarque Annie Roussey, la presse nationale se fait de plus en plus l’écho du phénomène d’externalisation, « le haut commandement des entreprises françaises s’aperçoit enfin de l’existence des hommes de l’ombre [les DRSG] », qui peuvent ainsi tenter de « bénéficier des retombées des média », car ils ont acquis un « savoir-faire unique de spécialistes de l’externalisation »59. Toutefois, on ne saurait interpréter l’amélioration du statut des DRSG au sein de leur entreprise comme le simple résultat d’une promotion des personnes en place : cette amélioration s’avère également tributaire d’une modification du profil des DRSG recrutés. Tout laisse en effet à penser que les DRSG de la fin des années 1990 ne sont plus tout à fait les mêmes que ceux de la fin des années 1980. En effet, les postes de DRSG sont des postes que l’on occupe en fin de carrière et auxquels on arrive le plus souvent par promotion interne : la grande enquête commanditée par l’Arseg en 2007, dont le périmètre d’investigation s’étend au-delà des adhérents de l’association, établit une ancienneté moyenne du DRSG de neuf ans dans sa fonction, mais de seize ans dans son entreprise (Arseg, 2008). On peut ainsi raisonnablement penser que, dans les années 1990, une ancienne génération de DRSG commence à partir progressivement en retraite pour être remplacée par une nouvelle. Cette hypothèse permet d’expliquer en partie les différences constatées par l’Arseg entre les deux enquêtes menées sur ses adhérents, l’une en 1993 et l’autre en 1998. La comparaison des deux études montre en effet que le niveau de formation de base des DRSG s’est élevé de façon significative : en 1993 arrivaient en première position numérique les DRSG ayant le bac ou un niveau d’études inférieur à celui-ci, alors qu’en 1998, 69% des DRSG possédaient un diplôme supérieur au DEUG et on notait une forte progression des bac + 4 ou 5 60. De la même façon, l’enquête souligne que les DRSG, très majoritairement issus de la promotion interne, ne proviennent en 1998 plus essentiellement de services techniques de l’entreprise tels que la maintenance, comme c’était le cas en 1993, mais ont été recrutés dans les services juridiques, ou encore dans les services liés à la gestion et aux achats. Cette très rapide transformation du profil des DRSG doit certes être interprétée avec circonspection, dans la mesure où elle peut traduire une modification du profil des adhérents de l’Arseg répondants au questionnaire plutôt qu’une transformation de la catégorie même des DRSG – par ailleurs elle reflète certainement également un phénomène plus global d’élévation du niveau de diplôme des cadres (Bouffartigue, Gadéa, 2000) et de la population active en général (Fournié, Guitton, 59 60 Arseg Info n°65, novembre 1997. Arseg Info n°77, décembre 1998. 13 2008). Si la rapidité de la transformation que dessine la comparaison de ces deux enquêtes nous paraît outrée, ces évolutions de profil des DRSG dans les années 1990 semblent toutefois cohérentes avec l’expansion de l’externalisation, qui conduit à une redéfinition du contenu de l’activité de DRSG61. L’hypothèse de l’existence de deux générations de DRSG aux profils différents, dont la première s’efface progressivement au profit de la seconde, est également étayée dans Arseg Info, où l’on peut lire en 2005 : « nous avons aujourd'hui deux types de population dans les services généraux : la génération des années 70-80 (issue des métiers techniques) et la nouvelle génération des « managers de services » dont les directions attendent davantage qu’ils assurent un rôle de management et de coaching »62. La décennie 1990 signe donc autant la poussée de l’externalisation que la transformation des DRSG de « techniciens » en « managers ». Précisons les tenants et aboutissants de cette mutation. II-4. D’un « cœur de métier » à l’autre : la fin du rôle social des services généraux et la conversion à la logique de marché Si les DRSG semblent se convertir à l’externalisation à la fin des années 1990, c’est parce que, d’une part, celle-ci leur est de toute façon imposée par les directions générales, mais aussi parce que, d’autre part, ils y ont vu une opportunité d’amélioration de leur statut. Cette dernière s’est en effet accompagnée d’une transformation notable de leur rôle : de chefs d’équipes les DRSG sont devenus clients de prestataires, tandis que les effectifs internes de leurs services se sont réduits au bénéfice de la sous-traitance. Cette mutation a été accompagnée, on l’a vu, d’un certain nombre de discours sur le « cœur de métier » des services généraux. Dans les années 1980, le « cœur de métier » des services généraux semble en effet se déployer autour d’une compétence technique, avant que les DRSG ne tâchent, à la fin des années 1980 et au tout début des années 1990, d’être redéfinis comme des « managers » aux qualités relationnelles et diplomatiques. Il semble qu’à cette époque, les DRSG souhaitent être considérés comme des « meneurs d’hommes » manageant des équipes, comme en témoigne le président de l’Arseg Robert Proix dans l’un de ses plaidoyers contre l’externalisation du début de l’année 1994 : « La grande fierté d’un responsable de services généraux c’est d’être tout à la fois : un homme de direction – gestionnaire, négociateur, organisateur, acheteur ; un homme de terrain – au contact direct 61 Notons par ailleurs que les données de l’enquête de 1998 de l’Arseg sont cohérentes avec celles de la grande étude de 2007. 62 Arseg Info n°149, juin 2005. 14 des réalités et des hommes de son équipe, quels que soient leur niveau, leur culture et même leur race. N’est-ce pas une des tâches les plus passionnantes, exaltantes, nobles que de former, guider, entraîner, manager, faire évoluer les hommes pour leur épanouissement et celui de la société qui les emploie ? »63. Cette conception du rôle du DRSG, pourtant déjà remise en cause à l’époque même où elle est énoncée par Robert Proix, va considérablement évoluer en un très court laps de temps, puisqu’il est énoncé, comme on l’a déjà souligné, dès 1995, que le DRSG va pouvoir, grâce à l’externalisation, « se concentrer sur les fonctions clefs de sa profession : achats, organisation, gestion du patrimoine »64 ou encore « se recentrer sur des activités plus importantes de réflexion, projection, analyse et gestion »65. Le management des hommes semble ainsi avoir brusquement disparu du « cœur de métier » du DRSG. Avec cette redéfinition ad hoc du rôle de DRSG, c’est aussi la disparition du « rôle social » des services généraux qui est entérinée, comme en témoigne fin 1996 la retranscription d’une conférence tenue au salon des services généraux Proseg, créé en 1994. Après avoir affirmé que les services généraux représentent la « dernière ressource de l’entreprise citoyenne pour lutter contre le chômage et redonner une qualification et une raison professionnelle à des salariés face à des situations difficiles », le conférencier plaide immédiatement ensuite pour la sous-traitance : « Cette tendance, qui pourrait être vue comme perverse car réductrice d’emploi, pourrait s’analyser comme une chance pour les services généraux de poursuivre leur recherche d’excellence : ils se voient ainsi contraints de se soumettre à la concurrence. (…) Le profil du DRSG va devenir celui d’un manager ayant une vision prospective et stratégique, réel expert en logistique, il permettra la valorisation des fonctions supports de l’entreprise »66. Au final, le contenu du « cœur de métier » des DRSG apparaît comme extrêmement fluctuant, au point qu’il semble se transformer dans les discours a posteriori des évolutions économiques afin d’y adhérer et de les entériner. 63 Arseg Info n°29, février 1994. Arseg Magazine, janvier 1995. 65 Arseg Info n°38, mai 1995. 66 Arseg Info n°55, décembre 1996. 64 15 II-5. Devenir des prestataires au service du « client interne » : de nouvelles pratiques au sein des services généraux Au-delà des discours sur le « cœur de métier » du DRSG, force est de constater que les pratiques de gestion des services généraux évoluent elles aussi. Les services généraux placent désormais au cœur de leur action le « client interne ». S’ils ne sont probablement pas devenus des « centres de profit » comme peuvent l’être les unités de production de l’entreprise, ils sont parvenus à montrer que leur production avait une valeur en la facturant, ont adopté de nouveaux instruments de gestion pour optimiser leurs coûts et se soumettre eux aussi à la quête de gains de productivité qui touche les services marchands (Gadrey, 2003 ; Durand, 2004). On a en effet vu Arseg Info relayer à plusieurs reprises l’idée selon laquelle les services généraux devaient être managés comme n’importe quelle entreprise de service ou centre de profit, à l’aide de batteries d’indicateurs. Cette idée va être appliquée dès 1998, date à laquelle naît l’outil « Médiacoût »67, qui permet à chaque DRSG de comparer ses performances à celles d’immeubles de même catégorie, à l’aide de ratios spécifiques à un certain nombre de prestations – ce que l’on appelle le benchmarking. A cet outil succèdent en 1999 les « Buzzys Ratios », dont le rôle est similaire et dans l’actualisation régulière desquels l’Arseg va fortement s’investir68. Par ailleurs, se répand la pratique consistant à imputer aux budgets des différents services de l’entreprise les achats de matériel et certaines prestations réalisées pour leur compte69. Ensuite, on constate que la notion de « clients internes » – qui désigne toute personne de l’entreprise travaillant hors des services généraux – commence à faire florès dans Arseg Info dans les années 1990. L’idée que les différents services de l’entreprise sont une « clientèle » apparaît pour la première fois dans l’article de 1991 70 prônant la grande transformation des services généraux de « centres de coût » en « centres de profit ». Elle s’étoffe au fil des ans : en 1997 est avancée l’idée que les services généraux doivent réaliser des « baromètres de satisfaction » auprès de leurs « clients internes », afin de mesurer la qualité perçue de leurs services71. Ce thème de la relation avec les clients internes est repris un peu plus tard en 199872, dans un numéro où est affirmé que les slogans « Nous sommes tous 67 Arseg Info n°67, janvier 1998. Arseg Info n°94, juin 2000. 69 Cette adoption du benchmarking, mais également d’une facturation interne des services rendus, s’observe à la même période dans d’autres types de services de soutien à la production, comme les services informatiques (Hochereau, 2000). 70 Arseg Info n°16, mai-juin 1991. 71 Arseg Info n°60, mai 1997 ; Arseg Info n°66, décembre 1997. 72 Arseg Info n°71, mai 1998. 68 16 des vendeurs » doivent être repris à leur compte par les services généraux, qui doivent veiller à former leur personnel à la qualité de la relation client. Il s’agit depuis d’un thème récurrent : en 2005, une membre du bureau de direction de l’Arseg écrit, par exemple, que les DRSG se doivent d’être « de vrais communicants auprès des clients internes »73. Les services généraux se positionnent ainsi de plus en plus comme des petites entreprises autonomes à l’intérieur de l’entreprise – comme des « prestataires de service internes » – tâchant de satisfaire et de fidéliser leur clientèle. Le fait que certains services généraux se soient constitués en Groupement d’Intérêt Economique (GIE) 74 en est une bonne illustration. Participe également de ce nouveau positionnement le projet formulé par l’Arseg, dès 199675, de faire certifier les services généraux d’une entreprise par des organismes indépendants, à la manière dont un prestataire se fait certifier pour garantir une qualité de service à ses clients. C’est chose faite en 2000, lorsque les services généraux d’AGF sont les premiers services généraux certifiés ISO 900276. Les années 1990 signent donc une transformation en profondeur des pratiques de gestion des services généraux, qui accompagne la mutation de leur rôle et le renouvellement de la catégorie de DRSG. III- Les années 2000 : une externalisation renforcée et créditée de la revalorisation des services généraux III-1. Louanges de l’externalisation et réconciliation avec les sociétés extérieures… Plusieurs articles issus d’Arseg Info témoignent de ce que l’externalisation n’est désormais plus débattue : elle est vue comme un « outil au service des services »77. On évoque à son sujet, dès l’année 2000, la « fin d’un tabou »78. Les arguments en faveur de la soustraitance ne manquent pas : c’est « l’assurance d’adaptabilité des ressources humaines et matérielles (payer les gens le temps que l’on a besoin d’eux, ne pas acheter des équipements dont on a besoin une fois par an) », « l’assurance de la productivité qui doit figurer en termes d’exigence de résultats dans le contrat, la recherche de performance économique », 73 Arseg Info n°149, juin 2005. Arseg Info °95, juillet-août 2000 ; Arseg Info n°138, juin 2004. 75 Arseg Magazine n°53, octobre 1996. 76 Arseg Info n°97, octobre 2000. 77 Arseg Info n°95, juillet-août 2000. 78 Arseg Info n°95, juillet-août 2000. 74 17 « l’adaptabilité du contrat en cas de modifications structurelles de l’entreprise »79. Si les services généraux sont sous-traités, ce n’est pas tant par « recherche d’économies » qu’en vertu d’une volonté de « professionnaliser » le service et de « gagner en qualité »80 grâce à des prestataires spécialisés chacun dans leur propre domaine. Quelle meilleure preuve de la « réconciliation » entre les DRSG et les sociétés extérieures que cette dernière affirmation ? Il est ainsi plusieurs fois répété que ce qui compte est que le service – réalisé en interne ou en externe, peu importe – satisfasse le client, ce qui est le but commun du DRSG et du prestataire81. Il va désormais de soi que prestataires et DRSG « parlent d’une même voix, sans méfiance ni protectionnisme »82. De fait, on peut noter, dans les années 2000, un accroissement de l’externalisation des services généraux. Arseg Info évoque par exemple une « explosion du multiservice » pour l’année 199983. En 2001, on apprend que le chiffre d’affaires des sociétés adhérentes au tout nouveau Sypemi a triplé entre 1990 et 2000, pour atteindre 1,4 milliard d’euros, et que 20% des entreprises françaises recourent à leurs services (contre 70% aux Etats-Unis) 84. Le Baromètre Outsourcing 2005 d’Ernst & Young/IFOP estime, pour sa part, à 65% la part des DRSG déclarant confier la totalité d’une fonction ou d’un service de leur entreprise à un prestataire spécialisé85. III-2. … liées à la revalorisation des Directeurs et Responsables des Services Généraux… Cette adhésion à l’externalisation n’est pas sans rapport avec l’idée, qui semble désormais très consensuelle, selon laquelle l’externalisation a revalorisé la fonction de DRSG en la redéfinissant. « Cela a donné naissance à des sociétés spécialisées véritables professionnelles, cela nous a donné de la concurrence ce qui est sain, cela a fait sortir de l’ombre une profession de DRSG traditionnellement dans les coulisses en apportant la preuve de leur plus-value dans l’entreprise »86. L’idée que les sociétés multiservices ont contribué à la rationalisation des services généraux et ont, par leur apparition, fait la démonstration que les services généraux avaient somme toute eux aussi une activité productive, comme le reste 79 Arseg Info n°117, juillet-août 2002. Arseg Info n°118, septembre 2002. 81 Arseg Info n°142, novembre 2004. 82 Arseg Info n°142, novembre 2004. 83 Arseg Info n°95, juillet-août 2000. 84 Arseg Info n°106, juillet-août 2001. 85 Arseg Info n°160, juin 2006. 86 Arseg Info n°111, janvier 2002. 80 18 de l’entreprise, revient à plusieurs reprises dans Arseg Info, notamment sous la plume de sa présidente : « Ce renouveau d’image nous le devons également aux sociétés de facilities management, qui ont légitimé la fonction comme créatrice de valeur pour le développement des entreprises »87. De fait, l’enquête sur les profils des DRSG, réalisée par l’Arseg en 2004 88, permet de confirmer cette revalorisation de la fonction. Selon cette enquête, les DRSG se rapprochent du « premier cercle des décideurs de l’entreprise » : 70% des DRSG seraient désormais à n-1 ou n-2 de la direction générale, contre à peine plus de la moitié dans l’enquête de 1998, tandis que leurs origines sont de plus en plus managériales et gestionnaires au détriment de l’origine technique. La grande enquête de 2007 confirme en grande partie ces conclusions optimistes : 67,7% des DRSG ont, selon elle, un statut cadre et près d’un quart (24,1%) sont cadres de direction ; 44,5% des DRSG rendent des comptes directement à la direction tandis que 27,2% reportent à la DRH ou au Directeur Administratif et Financier et 6,3% à la direction des achats (Arseg, 2008). Selon le DRSG du Crédit Lyonnais, on deviendrait aujourd'hui DRSG par vocation alors qu’autrefois on arrivait faute de mieux ou par hasard dans un service « réceptacle de gens dont on ne savait que faire et qui finissaient là leur carrière »89. Le rôle social des services généraux est désormais résolument décrit au passé. Quant au DRSG, son rôle de supérieur hiérarchique est lui aussi bel et bien enterré : le DRSG aura de plus en plus « un rôle d’achat de prestation, de suivi et de contrôle de celle-ci »90, « un rôle de stratège, de surveillance de la qualité »91. III-3. … en dépit de quelques ombres persistantes au tableau Il faut toutefois souligner qu’en dépit de la nouvelle adhésion des DRSG à l’externalisation, des réserves subsistent néanmoins. Elles traduisent souvent de nouvelles tensions et de nouveaux enjeux traversant leur groupe professionnel. L’externalisation est parfois encore décriée pour des raisons proprement sociales. Dans un éditorial de 200292, après avoir cité Marx, la présidente Annie Roussey évoque ainsi la « tendance lourde de la sous-traitance, qui réduit de plus en plus les cœurs de métier à l’expression de la stratégie financière permettant de gérer les bénéfices ». Sont également 87 Arseg Info n°128, juillet-août 2003. Arseg Info n°136, avril 2004. 89 Arseg Info n°100, janvier 2001. 90 Arseg Info n°129, septembre 2003. 91 Arseg Info n°150, juillet-août 2005. 92 Arseg Info n°115, mai 2002. 88 19 évoqués dans un numéro spécial sur l’externalisation93 « les boulets d’Externalisator » : « déresponsabilisation, isolement des salariés externalisés, rotation accélérée des personnels, plus grande exposition aux maladies professionnelles, couverture médicale parfois réduite ». Outre ces critiques de l’externalisation en continuité avec celles des années 1990, d’autres réserves se font jour. Est ainsi fréquemment exprimée par les DRSG la peur de finir par être externalisé soi-même après avoir vu une partie ou la totalité de ses propres équipes subir ce sort. On se demande dans Arseg Info si, à terme, il ne faudrait pas craindre « l’externalisation de notre propre fonction »94, une « mise sur orbite programmée »95, on redoute d’être « vampirisé »96. Cette crainte d’être externalisé semble par ailleurs de plus en plus justifiée. Il existe en effet dans les années 2000 des DRSG externalisés, travaillant en tant que prestataires dans une société cliente. C’est le cas de ce jeune « DRSG outsourcé » interviewé en 2006 par Arseg Info97, qui vit « en immersion » chez le client, « déconnecté » de son propre siège social, tout en étant néanmoins « transférable du jour au lendemain »98. Les DRSG semblent par ailleurs également menacés par une nouvelle tendance au sujet de laquelle l’Arseg et le Sypemi, le syndicat des prestataires multiservices, partagent des appréhensions communes : « l’apparition depuis quelques années d’acheteurs chargés de négocier les contrats des achats de biens et de prestations de services hors production. Il est très clair que les témoignages sur cette récente pratique qui nous parviennent à l’Arseg et au Sypemi sont extrêmement négatifs »99. Ces acheteurs, explique l’article, seraient en effet déconnectés des besoins de l’entreprise et se contenteraient d’appliquer la règle du moinsdisant, ce qui ne pourrait avoir qu’un impact négatif tant sur les DRSG que sur les prestataires. Les DRSG ont ainsi à craindre de voir leur échapper ce qui leur avait entre autres permis de tirer vers le haut leur fonction – les achats de prestation. Ce dernier point souligne bien comment DRSG et prestataires ont construit ensemble une professionnalité commune des services généraux, qualifiée d’ « opérationnelle », qu’ils craignent de voir remise en cause par l’extension des attributions d’acheteurs soupçonnés d’être mus par une logique strictement marchande. Comment s’est construite et théorisée au fil des ans cette redéfinition des relations entre prestataires et DRSG ? 93 Arseg Info n°111, janvier 2002. Arseg Info n°82, mai 1999. 95 Arseg Info n°111, janvier 2002. 96 Arseg Info n°106, juillet-août 2001. 97 Arseg Info n°161, juillet-août 2006. 98 A titre indicatif, la grande enquête de 2007 évalue à 6,9% les entreprises ayant totalement externalisé leurs services généraux. 99 Arseg Info n°138, juin 2004. 94 20 III-4. L’ère du « partenariat » : de la sous-traitance à l’externalisation, le déploiement d’une nouvelle rhétorique Revenons sur l’usage qui a été fait dans Arseg Info, ces deux dernières décennies, des vocables « externalisation » et « sous-traitance », afin de montrer comment la substitution du premier au second a accompagné l’ensemble des transformations précédemment décrites et a participé à la légitimation des pratiques consistant à confier à des sociétés extérieures une part croissante des activités des services généraux. On assiste depuis les années 1990 à l’émergence de la notion d’externalisation, puis à la consolidation sémantique de ce terme, qui va progressivement être distingué de celui de sous-traitance. On a déjà noté qu’avant 1994 le terme externalisation n’apparaît pas dans les colonnes d’Arseg Info. Tout au plus note-t-on l’apparition en 1991 des termes « interniser » et « externiser »100. Dans le premier numéro où le terme apparaît sous la plume d’un DRSG 101, le terme « sous-traitance » est employé également de façon récurrente et les deux vocables sont utilisés de façon indistincte, comme dans la plupart des numéros qui vont suivre au début de l’année 1995. En 1996102, Annie Roussey tâche de clarifier ces deux notions et conclut que « pris à la lettre c’est globalement la même chose ». Il faut attendre le début de l’année 1999103 pour voir apparaître dans Arseg Info une distinction entre les deux termes. La soustraitance est alors ainsi définie : « un fournisseur effectue pour le compte d’une autre société des tâches définies par contrat », elle est « souvent utilisée dans le cas de nécessité de savoirfaire ou de moyens spécifiques » ; pour sa part l’externalisation a lieu quand « une société confie à un prestataire spécialisé l’ensemble des opérations constituant une activité dont elle a besoin mais qui ne fait pas partie de son cœur de métier ». On voit ainsi apparaître une première nuance entre les deux termes, où l’externalisation est présentée de façon plus positive puisqu’elle est justifiée par la question du « cœur de métier » et puisque c’est l’ensemble d’une activité qui est confiée – ce qui suppose une plus grande maîtrise du processus de production par la société extérieure, qui est dite spécialisée, et dont on est donc en droit d’attendre une efficacité supérieure à celle de la solution en interne. Cette distinction des termes externalisation et sous-traitance – considérés, rappelonsle, comme synonymes par Le Grand Robert – se renforce au cours des années 2000, dans le sens d’une supériorité de l’externalisation sur la sous-traitance. On apprend ainsi que l’on n’attend pas d’un sous-traitant qu’il aille au devant des besoins de son client, tandis qu’on 100 Arseg Info n°16, mai-juin 1991. Arseg Info n°32, novembre 1994. 102 Arseg Info n°46, février 1996. 103 Arseg Info n°78, janvier 1999. 101 21 l’attend d’un prestataire104, qui se doit d’être « proactif », d’être « force de proposition ». De la même manière, il est dit en 2002 et en 2003 que, dans une externalisation, la durée du contrat est pluriannuelle, au minimum de trois ans, alors qu’elle peut être beaucoup plus courte en sous-traitance105, ce qui doit conduire à développer des relations plus efficaces de « partenariat ». Quelle que soit la distinction opérée, l’externalisation semble ainsi toujours présentée comme supérieure à la sous-traitance : « la sous-traitance est une activité » tandis que « l’externalisation est une décision »106, ou encore : « la différence entre la sous-traitance et l’externalisation c’est que le prestataire est un véritable maître d’œuvre, ce que n’est pas nécessairement le sous-traitant »107. Si la plupart des distinctions opérées entre les deux termes consistent à montrer la plus grande efficacité de l’externalisation pour le client, il s’agit aussi de faire disparaître – pour l’externalisation – l’asymétrie qui existe entre le donneur d’ordre et la société extérieure, réservant cette asymétrie aux relations clientfournisseur, donc à la sous-traitance. Le terme sous-traitance, s’il apparaît encore parfois dans Arseg Info à la fin des années 2000, est toutefois de moins en moins employé au profit du terme externalisation. Le passage d’un vocable à l’autre, s’il accompagne les réalités nouvelles que nous avons décrites (transformation du management des services généraux), sert ainsi également à légitimer une pratique autrefois débattue et aujourd'hui largement acceptée par les DRSG, ce que le bureau de l’Arseg ne manque d’ailleurs pas de souligner dans l’un des numéros de 2002 108, après avoir rappelé que le terme externalisation a connu son « essor médiatique » dans les années 1990 : « Nous rappellerons que les entreprises ont commencé très tôt à sous-traiter et que le concept d’externalisation ne s’est développé que plus tardivement (…) On peut se demander si l’intérêt du nom de baptême est lié à l’intérêt commercial [des sociétés multiservices] ». On ne saurait ici négliger l’importance du vocabulaire utilisé dans la progressive légitimation du recours à des sociétés extérieures. On constatait par exemple dès janvier 1995, dans Arseg Magazine, des tentatives d’euphémisation sémantique de l’externalisation, lorsqu’il était écrit que l’« outsourcing » avait été mal vendu et qu’il valait peut-être mieux parler d’ « outtasking » : « Ce terme semble mieux convenir pour expliquer, sans choquer, les avantages d’externaliser certaines prestations vers un professionnel ciblé. » Ou encore lorsqu’il était conseillé, dans ce même numéro, de remplacer le terme de « downsizing » par celui de « rightsizing ». 104 Arseg Info n°111, janvier 2002. Arseg Info n°111, janvier 2002 ; Arseg Info n°129, septembre 2003. 106 Arseg Info n°168, mars 2007. 107 Arseg Info n°133, janvier 2004. 108 Arseg Info n°111, janvier 2002. 105 22 Les DRSG développent ainsi, au cours des décennies 1990 et 2000, une rhétorique professionnelle de légitimation (Paradeise, 1985), puisqu’est présenté comme bénéfique pour toutes les parties le recours à des sociétés extérieures – rebaptisé externalisation – lorsque que leur activité propre consiste de plus en plus à gérer les contrats commerciaux avec ces sociétés. Toutefois, le déploiement de cette rhétorique témoigne également d’une modification profonde de l’univers de travail et de référence des DRSG, et ce au moment même où ces derniers accèdent à une reconnaissance professionnelle extérieure à leurs entreprises avec l’apparition de cursus de formation spécifiques. Aussi la rhétorique professionnelle des DRSG doit-elle également être analysée comme leur fournissant de nouvelles grilles d’intelligibilité du monde, donc comme un vecteur d’intégration d’un groupe en recomposition, qui se rassemble progressivement autour de ce discours comme sous une bannière identitaire (Chiapello, 2003109). __________________ Les vingt à trente dernières années qui se sont écoulées ont vu s’opérer une profonde transformation des services généraux des entreprises. Pour une part grandissante d’entre eux, ces services sont désormais réalisés en faisant appel au marché et non plus en interne. Sous cette poussée, pour tous, leur gestion a fortement évolué dans le sens d’une quête accrue de gains de productivité. Si la logique marchande a ainsi pu gagner les services généraux c’est bien sûr sous l’impulsion des directions des entreprises et la pression exercée par les sociétés prestataires, mais c’est également en raison du changement qui s’est opéré au sein même des directeurs et responsables des services généraux et qui a permis cette mutation. Après avoir adopté une position très critique, ceux-ci se sont progressivement ralliés à la logique marchande, saisissant plus particulièrement dans l’externalisation une opportunité de revalorisation de leur position au sein des entreprises, eux dont la profession nouvelle manquait d’assises. Ils se sont mis à se penser de plus en plus eux-mêmes comme des « prestataires internes » à l’entreprise collaborant « en partenariat » avec une multitude de prestataires – externes. Ces nouvelles pratiques et ces nouvelles représentations ont enfin pu se développer à la faveur d’un changement de profil des DRSG nouvellement recrutés, les nouveaux arrivants issus des services gestionnaires, des services achat et des services 109 Eve Chiapello (2003) souligne ainsi que les idéologies n’ont pas pour seule fonction de masquer les rapports de domination entre les groupes sociaux, mais sont aussi des points d’appui qui permettent à ces groupes de se penser et de penser le monde, ainsi que de guider leur action. Les idéologies ont donc pour les groupes une fonction intégratrice, en leur fournissant un cadre de référence commun. 23 juridiques des entreprises important probablement avec eux dans la fonction de nouvelles dispositions. Nous proposons ci-dessous un tableau récapitulant l’ensemble de ces transformations. Tableau récapitulatif des transformations liées au mouvement d’externalisation des services généraux 110 Avant 1995 Après 1995 Accroissement du recours aux entreprises extérieures Discours et représentations liés au recours à des entreprises extérieures - Sous-traitance - Fournisseurs passifs - Relations clients-fournisseurs potentiellement liées à des rapports de domination - Le DRSG est un « chef des services généraux » - Le DRSG dirige des hommes, les guide, les fait évoluer. Il donne une « seconde chance » aux salariés jugés peu performants dans leurs services d’origine Rôle et profil du DRSG - Le DRSG est recruté dans les services de maintenance technique de l’entreprise Management généraux des services - Centre de coût - Les services généraux assurent des services non-marchands - Les services généraux font corps avec l’entreprise - Externalisation - L’externalisation permet à l’entreprise – ainsi qu’au DRSG – de se « recentrer sur son cœur de métier » - Prestataires « proactifs » - Relations égalitaires de partenariat avec les prestataires, qui sont de véritables professionnels - Le DRSG est un « facilities manager » - Le DRSG achète des prestations et contrôle leur qualité, gère des contrats commerciaux, supervise la production des services généraux. Il communique avec ses « clients internes ». Il est lui-même un « prestataire interne » - Le DRSG est recruté dans les services juridiques, les services de gestion ou encore les services achats de l’entreprise - Centre de performance et de profit - Les services généraux vendent des services marchands - Outils de gestion comme le « benchmarking » - Accent mis sur la relation client avec la mise en place d’ « enquêtes satisfaction » - Les services généraux sont une PME dans l’entreprise, ils peuvent se faire certifier comme toute entreprise prestataire Références citées Arseg, 2008. Les services généraux dans l’entreprise en France, Etudes Arseg. 110 Ce tableau durcit les traits de deux situations – avant 1995 et après 1995 – pour en faire des idéaux-types. Il va de soi que la réalité des services généraux est plus nuancée. De la même manière, la distinction entre un « avant 1995 » et un « après 1995 » est une accentuation de la chronologie de ces changements. 24 Bouffartigue, Paul ; Gadéa, Charles ; 2000. Sociologie des cadres, Paris, La Découverte, collection Repères. Bourdieu, Pierre ; 1984 (1980). Questions de sociologie, Paris, Editions de Minuit. Bourdieu, Pierre ; 1997. « Le champ économique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, pp.48-66. Chiapello, Eve ; 2003. « Reconciling the Two Principal Meanings of the Notion of Ideology. The Example of the Concept of the « Spirit of Capitalism » », European Journal of Social Theory, vol.6, n°2, pp.155-171. Durand, Jean-Pierre ; 2004. La chaîne invisible. Travailler aujourd'hui : flux tendus et servitude volontaire, Paris, Seuil. Fournié, Dominique ; Guitton, Christophe ; 2008. « Des emplois plus qualifiés, des générations plus diplômées : vers une modification des normes de qualification », Bref, Cereq, n°252. Gadrey, Jean ; 2003 (1992). Socio-économie des services, Paris, La Découverte, collection Repères. 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