De l`enclave au désenclavement de J.M. ROUX

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De l`enclave au désenclavement de J.M. ROUX
De l’enclave au désenclavement
Par Jean-Marc ROUX
Maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille
I - Introduction
L'obtention d'un droit de passage en cas d'enclave est soumise, aux termes mêmes de
l'article 682 du Code civil, à deux conditions :
Il faut en effet, d'une part que les fonds soient enclavés, c'est-à-dire ne disposent d'aucune
issue sur la voie publique ou tout au moins qu'ils n'aient sur cette voie, qu'un accès insuffisant
pour permettre leur exploitation agricole, industrielle ou commerciale normale ou encore la
réalisation d'opérations de construction ou de lotissement.
D'autre part, que le demandeur du droit de passage consente une indemnité proportionnée au
dommage qu'il peut causer.
La servitude de passage n'est due de plein droit que si le fonds au profit duquel elle est
invoquée se trouve en état d'enclave au sens de l'article 682 du Code civil.
II - L’état d’enclave
L'enclave caractérise, selon les termes mêmes de l'article 682 du Code civil, la situation d'un
fonds qui, entouré par des fonds appartenant à d'autres propriétaires, n'a sur la voie publique
aucune issue ou qu'une issue insuffisante pour son exploitation
L'enclave peut résulter soit de la situation naturelle des lieux, soit d'un cas de force majeure
entraînant une modification de l'aspect du terrain (éboulement, déplacement de chemin,
changement de lit des eaux courantes, etc.), soit encore du fait de l'homme (perte du droit de
passage par le non-usage, division des fonds, etc.).
Il est de principe que la servitude d'enclave s'applique aussi bien aux bâtiments qu'aux
terrains.
L'article 682 du Code civil qui autorise le propriétaire d'une parcelle enclavée à réclamer le
droit de passage sur celles de ses voisins, ne distingue pas entre les divers modes
d'exploitation dont peut être l'objet le fonds dominant dont l'intérêt nécessite la création d'un
passage
Il n'y a pas enclave au sens de l'article 682 du Code civil lorsqu'un fonds, bien que dépourvu
d'accès direct à la voie publique, bénéficie, par tolérance de passage sur un fonds contigu,
d'une desserte jusqu'à la voie publique. Il en va ainsi lorsque le propriétaire du fonds enclavé
loue et exploite une parcelle jointive à la sienne et desservie par une voie ouverte au
public (CA Rennes, 1re ch. A, 27 avr. 1999, Juris-Data n° 1999-042648).
1 Une parcelle doit être considérée comme enclavée puisque les issues existantes pour accéder à
la voie publique sont insuffisantes pour son exploitation essentiellement forestière, l'accès
sollicité ayant été interdit par arrêté pour manque de visibilité (CA Bourges, 31 août
2004, Juris-Data n° 2004-257971).
Critères de l'enclave
Énumération – Selon les termes mêmes de l'article 682 du Code civil, l'enclave résulte :
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soit de l'absence d'issue sur la voie publique ;
Les juges du fond disposent d'un pouvoir souverain pour apprécier, d'après l'état des lieux et
les circonstances de la cause, si un fonds est ou non enclavé. Spécialement, se fondant sur les
constatations matérielles faites lors d'un transport sur les lieux et sur les indications fournies
par l'expert, après examen de documents officiels qui démontrent qu'il n'existe pas dans les
environs de chemin rural reconnu ou non reconnu.
•
soit, encore, d'une insuffisance d'issue pour l'exploitation ou la mise en valeur, sous
certaines formes, de la propriété en cause.
L'insuffisance d'issue sur la voie publique est fonction de la plus ou moins grande accessibilité
naturelle au fonds concerné, assortie ou non le cas échéant de la simple éventualité de travaux
réduits d'un coût limité (CA Rennes, 1re ch. A, 19 sept. 1995, Juris-Data n° 1995-048973) ou
au contraire de la nécessité absolue de travaux préalables excessifs et importants d'un coût
élevé hors de proportion avec la valeur du fonds – la réalité de l'enclave étant de la seule
appréciation des juges du fond (Cass. 3e civ., 4 janv. 1973, Bull. civ. 1973, III, n° 19).
Lorsque son propriétaire qui l'exploite comme salle de cinéma, ne disposant plus que d'une
seule issue sur la voie publique à la suite d'un acte ne présentant pas un caractère volontaire
de sa part, est fondé à réclamer à ses voisins le second passage nécessaire à l'exploitation de
son fonds pour satisfaire aux règles administratives de sécurité exigeant deux issues situées
sur des voies distinctes convenablement espacées (Cass. 3e civ., 5 mars 1974, Bull. civ. 1974,
III, n° 102, JCP N 1975, prat. 5937)
Pour apprécier la réalité de l'enclave, les juges se fondent, le cas échéant, sur les indications
matérielles faites lors d'un transport sur les lieux et sur celles pouvant être fournies par
expert (Cass. 3e civ., 3 oct. 1960, D. 1970, p. 10).
Lorsque l'état d'enclave est survenu par son fait personnel ou celui de son auteur, par exemple,
à la suite d'exécution de travaux qui ont eu pour effet de supprimer son accès antérieur à la
voie publique, le propriétaire enclavé n'est pas fondé à réclamer le bénéfice des dispositions
de l'article 682 du Code civil et à exiger de son propriétaire voisin un droit de passage sur le
fonds de ce dernier.
De même, le propriétaire d'un terrain, dont l'accès est difficile pour les engins transportant le
fourrage destiné à l'élevage d'un poney, ne saurait invoquer l'insuffisance du passage existant
pour accéder audit terrain, ce aux fins de prétention à une servitude légale de passage sur le
fonds d'autrui, dès lors que cette insuffisance résulte de son seul fait en raison des divers
aménagements réalisés par lui sur sa propriété (CA Orléans, ch. civ., sect. 1, 5 juin
1997, Juris-Data n° 1997-042685).
2 III - Le paiement d’une indemnité
Le propriétaire dont les fonds sont enclavés ne peut réclamer un passage sur les fonds de ses
voisins qu'"à charge d'une indemnité proportionnée au dommage qu'il peut occasionner" (C.
civ., art. 682, in fine).
C’est au propriétaire du fonds débiteur d'une servitude pour cause d'enclave qu'il appartient de
réclamer une indemnité pour le dommage que lui causera l'exercice du passage. Par suite, on
ne saurait reprocher à une cour d'appel d'avoir accordé un droit de passage sans allouer
l'indemnité dès lors que l'arrêt constate que cette indemnité n'était pas demandée (Cass.
3e civ., 16 nov. 1982, Bull. civ. 1982, III, n° 226).
L'indemnité n'est accordée sous les réserves ci-dessus faites, que s'il y a dommage subi, et
dans l'affirmative, que proportionnellement à ce dommage, qui comprend les frais de
construction et d'entretien du passage.
L'indemnité doit être calculée en tenant compte du seul dommage occasionné au fonds
servant, à l'exclusion de toute autre considération telle que la valeur vénale du terrain ou le
manque à gagner du fait de l'impossibilité de construire sur la parcelle objet de la
servitude (CA Aix-en-Provence, 4e ch. B, 9 sept. 1997, Juris-Data n° 1997-047304).
Aussi viole l'article 682 du Code civil, la cour d'appel qui, pour condamner des propriétaires
dont le fonds enclavé bénéficie d'une servitude de passage sur celui d'un fonds voisin à verser
au propriétaire de ce dernier une indemnité de 263 500 F, retient que celle-ci doit être fixée
selon la valeur vénale du terrain correspondant à l'assiette du passage, sans prendre en
considération le seul dommage occasionné au fonds servant (Cass. 3e civ., 9 févr. 1994,
D. 1994, inf. rap. p. 62, JCP N 1994, II, p. 262).
IV - Les personnes pouvant bénéficier de la servitude
La servitude de passage pour cause d'enclave constituant une servitude légale motivée par
l'utilité et ayant pour conséquence de porter atteinte au droit absolu de propriété, ne peut être
réclamée que par ceux qui ont la propriété du fonds enclavé ou tout au moins un droit réel sur
ce fonds.
Le droit de passage peut être demandé, non seulement par le propriétaire du fonds enclavé,
mais aussi par l'usufruitier, l'usager et l'emphytéote, ces derniers pouvant de leur propre chef
faire lever les obstacles qui s'opposent à l'exercice de leurs droits.
Au contraire, les fermiers, les locataires ou les colons partiaires qui n'ont sur le fonds
dominant que des droits personnels ne peuvent réclamer directement aux propriétaires voisins
un passage pour l'exploitation de l'héritage enclavé.
V - Les fonds soumis à la servitude
À partir du moment où le fonds est enclavé, faute d'issue suffisante, il jouit d'un droit de
passage, même avant que celui-ci soit déterminé quant à son assiette. Il est donc fonds
dominant et son droit grève théoriquement tous les fonds voisins, dont l'un sera le fonds
servant.
3 Tous les fonds voisins de l'héritage enclavé sont susceptibles de subir le passage, qu'ils soient
ou non, clos ou habités, qu'il s'agisse de terrains attenants aux habitations, tels que cours,
parcs ou jardins et qu'ils dépendent d'un héritage particulier ou du domaine privé de l'État,
d'un département ou d'une commune, et aussi quelles que soient leur nature physique et leur
condition juridique.
Lorsque l'enclave résulte de la division d'un fonds par suite d'une vente, d'un échange, d'un
partage ou de tout autre contrat, le passage ne peut être demandé que sur les terrains qui ont
fait l'objet de ces actes (C. civ., art. 684, al. 1er).
Les dispositions du premier alinéa de l'article 684 du Code civil ne sont susceptibles de
recevoir application que si d'une part, la division du fonds est intervenue volontairement et,
d'autre part, que l'enclave est le résultat de cette division.
Lorsque c'est la partie aliénée qui est enclavée, le passage qui lui est dû doit être pris sur le
terrain demeuré la propriété du vendeur et qui conserve un accès à la voie publique.
Toutefois, aux termes mêmes du deuxième alinéa de l'article 684 du Code civil, les
dispositions de l'article 682 redeviennent applicables dans le cas où un passage suffisant ne
peut être établi sur les fonds divisés. Le passage peut alors être demandé sur l'un des fonds
voisins (Cass. 3e civ., 18 juin 2002, Juris-Data n° 2002-014937).
VI - L’assiette du passage
L'emplacement (ou assiette) du passage est fixé soit d'un commun accord entre les
propriétaires intéressés, soit par le juge (Cass. 3e civ., 23 avr. 1992, JCP G 1992, IV, 1897,
Bull. civ. 1992, III, n° 142), soit par la prescription.
Lorsque les propriétaires des fonds dominant et servant ne sont pas d'accord pour fixer
amiablement l'emplacement (ou assiette) du passage, celui-ci doit être déterminé par le
tribunal – et non par le propriétaire du fonds servant (Cass. 3e civ., 4 janv. 1991, JCP G 1991,
IV, 75) – conformément aux prescriptions de l'article 683 du Code civil suivant lesquelles :
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Le passage doit régulièrement être pris du côté où le trajet est le plus court du fonds
enclavé à la voie publique (al. 1er) ;
Néanmoins, il doit être fixé dans l'endroit le moins dommageable à celui sur le fonds
duquel il est accordé (al. 2).
Les tribunaux jouissent d'un grand pouvoir d'appréciation pour décider, en fait et
conformément aux dispositions du deuxième alinéa de l'article 683 du Code civil, quel est le
passage préférable dans l'intérêt bien compris de l'exploitation des fonds servant et dominant,
en choisissant notamment un trajet un peu moins court lorsqu'il est moins dommageable pour
le fonds servant, ou même plus praticable pour le fonds dominant, suivant les natures de
culture et les pentes plus ou moins accessibles qui nécessiteraient des travaux de nivellement.
Dans la plupart des cas, le mode d'exercice de la servitude de passage en cas d'enclave ne
donne pas lieu à difficulté : le passage s'exerce sur la surface du fonds servant, le bénéficiaire
de la servitude ayant le droit de traverser, dans des conditions précisées par convention ou, à
défaut d'accord, par les tribunaux, la propriété de son voisin pour arriver à la voie publique.
4 VII - La prescription de l’assiette du passage
La servitude de passage pour cause d'enclave résultant directement et explicitement de la loi,
la prescription acquisitive est sans aucune utilité pour établir l'existence même de la servitude.
Le premier alinéa de l'article 685 du Code civil prévoit expressément que l'assiette et le mode
de servitude de passage pour cause d'enclave sont déterminés par trente ans d'usage continu.
La possession trentenaire de l'assiette et du mode de servitude du passage doit remplir les
conditions fixées par le Code civil, c'est-à-dire avoir été continue, non interrompue, paisible,
publique, non équivoque, et à titre d'ayant droit à la servitude (Cass. req. 14 juin 1932, Gaz.
Pal. 1932, 2, p. 462).
Lorsque la possession de l'assiette et du mode de servitude a duré, dans les conditions exigées,
pendant une période de trente ans, c'est-à-dire lorsque la prescription est accomplie, il y a
droit acquis tant au profit du propriétaire du fonds enclavé qu'au profit de celui du fonds
assujetti et, par suite, l'assiette et le mode d'exercice de la servitude ne peuvent plus être
modifiés que d'un commun accord entre les parties
VIII - La protection de la servitude
Sous l'observation liminaire que la charge de la preuve de l'état d'enclave pèse sur le
revendiquant (Cass. req., 6 juill. 1926, DP 1927, 1, p. 53) et que celle du caractère volontaire
de l'enclave, invoquée par voie d'exception, incombe au propriétaire du fonds servant (Cass.
3e civ., 7 mai 1986, Bull. civ. 1986, III, n° 67), c'est aux tribunaux qu'il appartient à défaut
d'accord entre le propriétaire d'un fonds enclavé et l'un de ses voisins, de fixer l'assiette et le
mode d'exercice de la servitude de passage (Cass. civ., 15 mai 1950, Bull. civ. 1950, I,
n° 118 ; JCP G 1950, IV, 109).
La preuve de la servitude de passage peut résulter d'une visite des lieux par le magistrat que
suppléeront, le cas échéant, les expertises et les témoignages, encore que les attestations
fournies par les requérants et les constats d'huissier qui ont pu être établis pour justifier l'usage
continu de la servitude ne soient pas toujours retenus.
IX - La cessation de l’état d’enclave
« En cas de cessation de l'enclave et quelle que soit la manière dont l'assiette et le mode de la
servitude ont été déterminés, le propriétaire du fonds servant peut, à tout moment, invoquer
l'extinction de la servitude si la desserte du fonds dominant est assurée dans les conditions de
l'article 682.
À défaut d'accord amiable, cette disparition est constatée par une décision de justice » (C.
civ., art. 685-1).
Le deuxième alinéa de l'article 685-1 du Code civil prévoit qu'à défaut d'accord amiable, la
disparition de la servitude par cessation de l'état d'enclave doit être constatée par une décision
de justice. La disparition de la servitude n'est donc pas automatique : elle est subordonnée, à
défaut d'un accord amiable intervenant entre les propriétaires des fonds servant et dominant –
souvent improbable dans les faits – à la constatation de la cessation de l'enclave par le juge du
pétitoire.
5 Il appartient aux juges du fond de rechercher si l'état d'enclave a cessé afin de faire application
de l'article 685-1 du Code civil (Cass. 3e civ., 15 juin 2005, Juris-Data n° 2005-028982).
L'article 685-1 du Code civil qui ne vise que l'extinction du titre légal fondant la servitude de
passage pour cause d'enclave, laisse en conséquence en dehors de son champ d'application les
servitudes du fait de l'homme dites servitudes conventionnelles ou résultant de la destination
du père de famille.
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