Sophie LE GARREC

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Sophie LE GARREC
Pour citer cet article : LE GARREC, S. « L'entre-deux risque(s). Entre perspective préventive
et réalité individuelle », Journal des socio-anthropologues de l'adolescence et de la jeunesse, Revue enligne.
Date de publication : Février 2012.
[http://anthropoado.com/le-journal-des-socio-anthropologues-de-l-adolescence-et-delajeunessetextes-en-ligne/]
L’entre-deux risque(s)
Entre perspective préventive et réalité individuelle
Sophie Le Garrec
L’alcool, le tabac, le cannabis, la sexualité, les jeux, l’internet, etc. autant de pratiques qui,
associées à l’adolescence, sont désignées par les politiques de santé publique mais aussi les
médias, comme des risques ou des conduites à risque. Cette notion de risque, pourtant
plurielle, variable, elliptique n’est que rarement questionnée tant elle semble aller de soi, plus
particulièrement dans les approches socio-sanitaires associées à nombre d’images-types et de
« généralisations ciblées » 1. Comment appréhender ces risques et/ou conduites à risques ?
Reposent-ils sur des critères et invariants descriptifs et explicatifs homogènes ? Recouvrentils les mêmes actions, comportements et significations pour l’ensemble des acteur-e-s ? Sontils inférés sur la fréquence des pathologies émergentes, sur la gravité de ces dernières ou sur
leur prévalence ? Comment se saisir de cette notion dans le cadre d’actions prévention ? Pour
appréhender cette notion du risque, nous développerons principalement notre propos sur les
addictions et les politiques de santé publique en la matière, thèmes que nous avons pus
questionner à travers plusieurs recherches en France et en Suisse2.
Une définition relative et ambiguë
Le risque est le plus souvent défini comme une incertitude qui caractérise les conséquences
négatives d’une action ; l’incertitude étant elle-même explicitée comme ce qui ne peut être
déterminé, connu à l'avance. Il s’agit donc d’une potentialité qu’un évènement jugé néfaste ou
périlleux apparaisse. Autrement dit, la définition du risque semble a priori des plus
spéculatives et aléatoires quant à ses conséquences, davantage énonciative qu’explicative.
Lorsque les acteur-e-s de la prévention caractérisent des pratiques, conduites, consommations
« épidémiologiquement » à risque, ils-elles le font le plus souvent dans une perspective
présupposant que ces dernières, d’une part, seraient reconnues objectivement et
1
Nous pensons ici aux publics-cibles ou aux effets pathologiques-cibles de certaines consommations (cancer du
poumon, cirrhose du foie, etc.). Nous utilisons ici « généralisations ciblées » comme le fait de procéder à un
certain amalgame entre une source - que cela soit une action, une pratique, une consommation ou encore une
population - présentée de manière uniforme, sans particularisme ou singularité et un risque, lui-même présenté
comme global. Ce processus participe de ce que nous nommerons ensuite la naturalisation du risque c’est-à-dire
que l’évidence sociale du risque en question est telle, qu’il devient un impensé, un élément méta-naturel.
2
Le Garrec S., 2009 & 2010 « Évaluer la sensibilisation tabagique auprès des apprentis », CIPRET-Fribourg ;
2010, « L’image des jeunes », Canton du Jura- Jeunesse ; 2007, sur «Analyse comparative des rapports à l’alcool
chez jeunes adultes hommes et femmes », IREB (Institut scientifique de Recherches sur les Boissons), Paris ;
2007, « Recherche évaluative du programme de prévention Soif de… », Canton du Jura, Service de la santé et de
l’action sociale ; 2005, « Binge drink et imaginaires sociaux des alcoolisations chez les 25-35 ans actifs/ves »,
IREB (Institut scientifique de Recherches sur les Boissons), Paris.
1
consciemment comme un risque par l’individu consommateur et d’autre part, généreraient, de
facto, des effets sanitaires à moyen ou long terme (cancers, cardiopathies, alcoolisme,
toxicomanie,…). Les risques sont alors le plus souvent pensés comme une énumération de
facteurs isolés, indépendants les uns des autres favorisant l’apparition de pathologies 3
inventoriées ; cela se transcrit d’ailleurs dans l’action préventive par une approche monocatégorielle : campagne sur le tabac, campagne sur l’alcool, campagne sur le cannabis, etc.
Ces primo-constats soulèvent plusieurs paradoxes. Mentionnons-en quelques-uns.
Premièrement, au regard de la place des polyconsommations et de la polyvalence des effets
recherchés4, l’approche « produit par produit » – ainsi que son inscription dans un registre
principalement sanitaire – questionne la pertinence de cette démarche préventive encore au
centre des politiques de santé publique en Suisse ou en France.
Deuxièmement, le fait de boire un verre d’alcool et/ou de fumer une cigarette ne renvoie pas
chaque consommateur-rice à un calcul probabiliste du risque de générer des maladies tels les
cancers ou les maladies cardio-vasculaires associées à ces consommations. Rares sont les
personnes s’identifiant spontanément au fait « d’avoir un cancer du poumon dans 10 ou 20
ans » et aux probabilités morbides (ou mortelles). L’individu ne fume pas, n’a pas un cancer
et ne meurt pas en moyenne. Si cette logique était avéreé, nous serions alors des êtres ultrarationalisés tel l’homo medicus décrit par Peretti-Watel et Moatti (2009 : 55 & 56) comme
« super-calculateur, soit à la fois parfait et simpliste ayant (…) un horizon trop étroitement
borné à la sauvegarde de son capital santé […] censé percevoir son corps comme objet
clinique ». Or, il n’en est rien. La consommation de substances psychoactives se conjugue a
contrario selon les consommateurs/rices à des formes de plaisirs, d’utilités sociales 5 voire
même à des antidotes à la rationalité des risques médicaux.
Troisièmement, les risques de ces consommations addictives se construisent dans les discours
sanitaires autour de deux rhétoriques : la peur des conséquences médicales et la généralisation
de l’importance de leur occurrence. Les consommations psychotropes et les risques qui leur
sont associés sont le plus souvent justifiés et expliqués par la gravité de conséquences
pathogènes possibles sur la santé. En outre, ces dernières sont marquées par l’absence de
statistiques précises quant à la probabilité de développer les pathologies annoncées/énoncées
selon les profils des consommateurs-rices.
« Je me demande toujours qu’est-ce que ça veut dire quand ils disent que dans 10 ans on risque
d’avoir un cancer ? C’est à compter du moment où j’ai commencé à fumer ? Ils s’adressent à moi
qui suis un consommateur ancien ou à ma copine qui vient de commencer ? Et puis, c’est quoi
risqué ? C’est en fonction de qui je suis et de mon parcours de fumeur, il faudrait qu’ils me disent
combien j’ai de chances de développer un cancer ? Là, c’est flou ! Et sur l’ensemble des
fumeurs/euses, combien risque précisément d’avoir un cancer de la gorge comme sur les paquets
(photos sur les paquets de cigarettes) ? » Quentin, 19 ans.
Cette manière de présenter le risque et ses différentes mises en garde axe l’analyse sur les
effets potentiels mais ne questionne en rien sa définition propre et les raisons qui motivent
l’entrée dans une consommation désignée comme « risquée ».
3
Goldberg M., 1982.
Le Garrec S., 2002, Ancel P. et Gaussot L., 1998, Nahoum-Grappe V., 1991.
5
Le Garrec S., 2002. Nous l’aborderons dans la seconde partie de notre argumentaire.
4
2
Des registres et des échelles d’analyses différentielles peuvent expliquer ces discrépances
dans ce que recouvre la notion du risque. Nous pouvons d’ores et déjà observer à travers ces
quelques caractéristiques, des catégories sémantiques et analytiques spécifiques.
Risques : étiques et émiques
Deux niveaux d’appréhension sont en présence : des risques étiques (etic) et des risques
émiques (emic)6. Ces concepts distinguent différents points de vue sur un même phénomène.
Tout d’abord le point de vue du « sujet » basé sur une logique et signification propre aux
acteur-e-s (émique) et ensuite un point de vue général d’observateur-rice extérieur-e (étique).
L’explication/posture « étique » répond de critères généraux et experts sur lesquels tout le
monde s’accorde (fumer tue) alors que l’explication/posture « émique » actualise le sens des
actions/agirs de manière singulière selon les acteurs-e-s et le contexte (fumer tue mais pas
moi). Il s’agit alors de comprendre au sein de chacun de ces idéaux-types, les logiques et les
liens explicatifs entre les faits, les situations, les pratiques, les comportements, les personnes
défini-e-s comme risqué-e-s ainsi que les significations et les valeurs qui leur sont associées.
La pluralité des décodages de ce qui « fait » risque ou non-risque ne peut se comprendre
indépendamment d’une analyse de contenu de la configuration dans laquelle apparaît cette
désignation du risque et des catégorisations dans lesquelles elle s’inscrit.
Le risque est donc une construction permanente ayant dans certaines approches une relative
« objectivité » et un certain consensualisme, alors que pour d’autres, il paraît plus
« subjectif » et moins évident socialement. Le risque n’est finalement qu’un « mot »7
s’ajustant et prenant sens en fonction des invariants et des contingences de chaque contexte,
de chaque interaction et de chaque inter-actant-e-s et surtout une notion, pour paraphraser P.
Bourdieu8, manipulée et manipulable.
Voyons à présent les particularismes de ces deux positionnements repérés dans nos analyses
de données.
Risques étiques
Les risques étiques sont appréhendés et acceptés par tou-te-s car définis dans nos sociétés et
ses expert-e-s sanitaires comme effectifs d’un point de vue externe. Il s’agit de risques
prescrits allant du « haut vers le bas », en opposition avec les risques réels 9 composés « en
bas »10. L’une des caractéristiques de cette première catégorie réside dans le fait que ces
risques sont connus et reconnus de la plus grande partie des individus, peu importe les
registres dans lesquels ils s’inscrivent (économiques, sanitaires, politiques, etc.). Ils sont
quasiment naturalisés. Bien que parfois discutables, ces macro-catégorisations sont présentées
comme des vérités d’évidence et/ou d’expertises – donc – pas ou peu négociables. Elles ne le
sont – négociables et discutables – qu’au gré des évolutions scientifiques, historiques et des
savoirs réflexifs engagés dans nos sociétés. Le vin consommé comme boisson fortifiante et
6
En référence aux concepts anglo-saxons anthropologiques emic and etic que nous avons « francisés ».
Bourdieu P., 1984 à propos de la « jeunesse ».
8
Bourdieu P., 1984, p 145.
9
À l’instar des concepts de « travail prescrit et travail réel ».
10
Et rarement pris en compte « en haut ». Nous reprenons ici l’idée « du haut et du bas » - le haut incarné par les
experts, médecins, spécialistes, etc. et le bas des gens ordinaires, des travailleurs/euses - proposée à propos de
l’hygiénisme dans le travail d’Y. Clot, 2010, Le travail à cœur, Paris : La Découverte.
7
3
désaltérante lors de courses sportives comme les marathons jusqu’à l’après-guerre 11, le tabac
jusque dans les années 60 comme protecteur des petites maladies hivernales 12 et/ou comme
produit amincissant, ou encore l’ecstasy vendu librement dans les sex-shops comme un
aphrodisiaque jusqu’au milieu des années 8013, démontrent de cette variabilité dans la
désignation de ce qui constitue « le » risque.
La notion de risque étique reste par conséquent relative, elle varie selon les périodes de notre
histoire, selon les contextes et les sociétés. D’où la difficulté et la complexité à proposer des
critères de définition mais aussi à repérer clairement les modes de penser et de catégorisation
des risques. Des risques définis comme prioritaires ou des risques minorés, les logiques
d’ordonnancement et de hiérarchisation des évènements dans nos sociétés sont, en effet, loin
d’être des plus lisibles. La construction sociale des risques étiques s’explique principalement
par deux groupes d’influence modelant l’évidence et la reconnaissance généralisée dans nos
sociétés de ces risques.
Des interférences définitionnelles au cœur des risques étiques
Les risques étiques sont relatifs et fluctuants selon le poids de certains groupes d’influence.
Des médias aux lobbies économiques, ces groupes, ayant des intérêts différentiels, agissent de
manière plus ou moins visibles sur les risques et prises de risque en cours dans nos sociétés :
les premiers en focalisant leurs propos autour d’un évènement ou d’un phénomène de société
qui sera amené à être perçu comme risqué ; les seconds en agissant afin d’occulter certains
risques allant jusqu’à les faire passer comme « non-risques ». La répétition d’une information
et/ou la centration sur certains évènements par les médias amènent à créer des réalités
menaçantes ainsi que des « degrés » et des hiérarchisations de la gravité de certains
phénomènes. La disponibilité de l’évènement14 dans les médias, entre autre, modifie souvent
l’inscription réelle de ce dernier dans notre quotidienneté. Le sentiment d’insécurité largement
traité et répété dans les médias et les discours politiques 15 démontre du décalage entre la
réalité de l’insécurité16 et sentiment d’insécurité ancré dans des rapports subjectifs et des
imaginaires collectifs17.
La manière de traiter un évènement mais aussi certaines populations peut changer
profondément les ressentis, les significations, les jugements qui leurs sont associés et créer
l’empathie, la peur, le plaisir, la méfiance, etc.18. C’est notamment le cas pour le traitement
médiatique des « jeunes » depuis quelques années les présentant fréquemment comme une
classe dangereuse19 : drogué-e-s, inciviles, violent-e-s, laxistes, en perte de repères et de
valeurs, sans morale, binge drinkers, trop gros ou trop maigres, boulimiques ou anorexiques,
etc. Le nombre de publications et de dossiers de la presse écrite ou de la télévision sur ces
thèmes est démesuré au regard de la réalité et des particularismes de ces problématiques chez
« les jeunes »20. Systématiquement, ils/elles sont présenté-e-s d’une part, de manière
11
Et encore parfois présent dans certains discours du sens commun notamment à propos du vin.
Cf. De Pracontal M., 1998, La guerre du tabac, Paris : Fayard.
13
Le Garrec S., 2000, 2002.
14
Cf. à ce propos Tversky, Kahneman in Le Breton D., 1995 ; Le Breton D., 1995.
15
Notamment, en France, depuis les campagnes présidentielles de 2002 et 2007.
16
Insécurité qui objectivement n’a jamais été aussi faible dans nos sociétés.
17
Cf. Mucchielli L., 2002, Violences et insécurité, Paris : La Découverte ; Guéniat O., 2007, La délinquance des
jeunes. L’insécurité en question, Lausanne : Presses Polytechniques et universitaires romandes.
18
Nous développerons cet aspect dans le point suivant : « Des catégorisations inégalitaires ».
19
Dubet F., 1987.
20
Cf. Drouet M, 2004, Les images des jeunes dans les médias, Rapport, CNJ-INJEP ; Le Garrec S., Séminaire de
recherche sur « Jeunesses et problèmes sociaux ? », 2008 et 2010, Fribourg.
12
4
uniforme, comme un tout homogène, et d’autre part, sous une focale négative, pathologique et
dramaturgique.21 La démesure et la ténacité à présenter les jeunes comme décadent-e-s et
déliquescent-e-s amènent deux effets notables : une certaine stigmatisation sociale des jeunes
auprès des adultes de nos sociétés22 ; un effet miroir pour les jeunes qui ne se sentent perçu-es que comme une négativité.
« À chaque fois qu’on parle de nous, de toute manière, c’est à chaque fois pour dire qu’on est des
jeunes cons et qu’on glande rien. On sait juste tirer sur des joints, insulter les vieux […] on est des
inciviles et violents comme ils disent ! », Roland, 19 ans23.
Outre, les médias pouvant influencer la définition et la réceptivité de ce que peut représenter à
un moment donné « un » risque, les groupes de pression économique jouent également un rôle
d’interférents dans la définition sanitaire de certains risques de santé publique. Pour illustrer
cet aspect, les lobbyings qui ont suivi le vote de la loi Evin et qui se poursuivent encore
aujourd’hui, particulièrement quant à son versant alcool24, en sont d’illustres exemples.
Interdisant toutes publicités sur les boissons alcoolisées, les viticulteurs-rices français-e-s ont
protesté, et protestent encore, accusant cette loi d’une part de la mévente des vins français au
profit de vins étrangers et d’autre part, de la légitimité douteuse, d’associer le vin à un alcool,
ou du moins un alcool comme les autres. La loi Evin en quelques années, a été vidée d’une
bonne partie de son contenu25 et arrive à un point ultime de rétivité de son application.
Les lobbies « alcool » agissent encore fortement aujourd’hui contre certaines mesures visant à
désigner l’alcoolisation à bas seuil comme un risque. Par exemple, les lois et définitions des
taux d’alcoolémie légale en matière de sécurité routière sont au cœur de certaines polémiques
se couplant d’ailleurs avec les offensives contre la loi Evin. Certains syndicats viticoles se
sont même lancés dans des « recherches » voulant démontrer qu’un individu lambda peut
consommer « tranquillement » 3 verres de vin au cours d’un repas sans dépasser les 0,5
grammes de taux d’alcoolémie :
« Le syndicat des viticulteurs de Fronton lance cette semaine sa "croisade du bon sens", afin de
sensibiliser le public à une étude montrant que la consommation de trois verres de vin lors d'un
repas complet permet dans 98% des cas de demeurer sous le seuil légal d'alcoolémie de 0,5 g/l de
sang. L'initiative est locale, mais elle recoupe les efforts de la profession pour sortir le vin de la loi
Evin en lui autorisant le recours à la publicité collective. Le syndicat ne craint pas d'éventuelles
protestations des organisations luttant contre l'alcoolisme ou des responsables de la sécurité routière.
"Nous voulons que la discussion sur la place du vin dans la société aille plus loin, avec des
accidentologues, des sociologues, pas seulement des vignerons", a déclaré mercredi à l'AFP Hugo
21
Cf. à ce propos, M.-O. Gonseth, Y. Laville, G. Mayor, 2008, La marque jeune, Neuchatel : Golm.
Nous avons d’ailleurs relevé cet aspect à travers une recherche auprès de jeunes hommes âgés entre 25 et 35
ans. Lorsque nous leur avons demandé quelles perceptions ils avaient des adolescent-e-s et des jeunes
aujourd’hui, la quasi-totalité nous a répondu négativement et a pour nombre d’entre eux parlé d’une jeunesse en
perdition. Par exemple : « Maintenant d’après ce que je vois vraiment les ados c’est, pas tous mais quand
même, la majorité, ils son vraiment là et pour passer la cap des responsabilités, ils doivent vraiment, ils doivent
tellement changer de paramètres, leurs aspects, pour, ils doivent changer tellement de choses pour passer dans
ce cadre adulte. Quand j’en vois certains, bon moi je suis un indépendant, je n’ai pas d’employés, je travaille
seul, je me dis si je devais engager quelqu’un que ce soit pour du secrétariat ou pour m’assister, mais, voilà, je
ne prendrais pas un jeune avec son froc en dessous les fesses, 30 milles boucles d’oreille, les piercings, etc. Bon
après, on va entendre dire oui, mais faut pas se fier à l’apparence ! Non, mais ça fait beaucoup. » (Benoît, 28
ans) in Le Garrec S., Damour C., 2004.
23
Extrait d’une recherche que nous avons mené dans le Jura Suisse en 2008 : Le Garrec S., « Rapport de
recherche Soif de », Université de Fribourg pour le Canton du Jura, Janvier 2008.
24
Puisque le versant tabac, constituant l’autre volet de cette loi, n’a quasiment pas été contrarié. Peut-être que
l’absence de véritable lobby tabac en France est l’explication la plus probante ?
25
Principalement sur son versant alcool.
22
5
Cavagnac, directeur de la maison du vin de Fronton. Quatre-vingt-quinze personnes, hommes et
femmes choisis de manière représentative sur un panel de 4.000 consommateurs, ont participé à
l'étude menée du 15 au 20 avril à Toulouse. Ils ont consommé en 1h15 un repas complet (entrée,
plat, dessert) apportant environ 1.100 calories et trois verres de vin de 12,5 centilitres. Les
participants ont soufflé dans des éthylomètres utilisés dans les gendarmeries pour les contreexpertises, un quart d'heure puis une demi-heure après la fin du repas. "Aucun homme et seules
deux femmes sur 48, pesant toutes deux moins de 55 kg, ont été positives", a assuré le directeur de
la maison du vin. » in Gastronomie.com du jeudi 9 septembre 2004.
Comment ne pas rester dubitatif-ive devant les manifestations des viticulteurs-rices et des
restaurateurs-rices se plaignant de l’insuffisance de la consommation de leurs client-e-s,
souvent conducteurs-rices d’un véhicule motorisée ? Comment comprendre la volonté des
producteurs-rices de vins et de nombreux-euses député-e-s26 de voir le vin dédouané des
restrictions de la Loi Evin pesant sur les produits alcoolisés ? Ou encore, comment ne pas
s’interroger sur le poids de ces lobbies lorsque l’idée de faire passer le vin comme un aliment
a pu être proposée par un amendement parlementaire à la loi rurale et débattue au Sénat – et
est encore aujourd’hui pleinement relayée au sein de certaines institutions (politiques,
économiques mais aussi scientifiques)27 ?
De façon générale, pour l’ensemble des drogues, licites ou non, le projet de la prévention est
consubstantiellement lié à une volonté d’inflexion des comportements sociaux face à des
risques énoncés médicalement, comme nous l’avons mentionné précédemment, fait exception
à cet objectif, la consommation l’alcool. « Promouvoir une consommation responsable » ou
« la modération a bien meilleur goût », tels sont les slogans proposés auprès des 13-16 ans
démontrant que le risque ne se situe pas dans la consommation à proprement dite dès lors
qu’elle est « responsable » et/ou « modérée »28. Qu’est-ce que veut dire de tels qualificatifs ?
Pourtant, en s’inscrivant dans la logique de la santé publique qui argue l’importance des
données épidémiologiques, comment comprendre que ces débats puissent être retenus et
relayés lorsque quarante cinq milles décès par an sont attribués uniquement à la
consommation d’alcool et que deux millions de personnes sont alcoolo-dépendantes en
France ? Alors que les entrepreneurs de morale29 brandissent les chiffres alarmants des morts
victimes de la route, du tabac, de surpoids, de drogues illicites, comment ne pas s’interroger
sur l’édulcoration des risques-maladies-morts directement générés par l’alcool ?
Lorsque l’alcool est appréhendé comme un risque, il l’est généralement combiné à une autre
pratique jugé également comme « à risque » ; le risque alcool est alors donc externalisé 30 :
« boire ou conduire, il faut choisir » illustre cet aspect en inclinant le risque sur l’association
alcool et conduite d’un véhicule motorisé et non dans la consommation en elle-même (qu’elle
soit « modérée » ou pas).
Il en est de même en Suisse – principalement dans les cantons du Jura et Neuchâtel – avec les
industries du tabac : le groupe British American Tobacco (BAT) dans le Jura et Philip Morris
26
De tous bords politiques, le plus souvent représentant-e-s de régions viticoles.
Les types d’acteur-e-s et l’importance des débats à ce propos peuvent être appréhendés sur le site :
http://www.vinetsociete.fr/
28
http://www.atoidechoisir.fr/fr/page/home.html
29
Becker H., 1985, Outsiders, Paris : Métailié.
30
Ou « pathologisé » à l’extrême comme l’alcoolisme le plus souvent mis en scène indirectement. Il s’agit
toujours d’Autrui qui est concerné (comme se fut le cas en 2008 et 2009 pour la campagne sur l’alcool de l’ISPA
(actuel Addiction Info Suisse). En gros plan, le témoin de l’alcoolisme d’un tiers ; en arrière plan flouté, le
malade alcoolique : « mon mari est alcoolique » ; « mon patron est alcoolique » ; « Ma mère est alcoolique » ;
etc.). L’alcoolique n’a que rarement un visage. http://www.sfa-ispa.ch/DocUpload/affiches_f.pdf
27
6
pour Neuchâtel. Suite à la consultation fédérale d’une Ordonnance sur le tabac en 2003 31 –
proposant entre autres, une mention de dangerosité du tabac sur les paquets de cigarettes, une
réglementation plus stricte sur les teneurs nicotiniques et sur les agents additifs et toxiques
pour les productions nationales mais aussi à l’export – l’ensemble des cantons helvétiques ont
validé les mesures proposées, seuls les cantons ayant des liens économiques forts avec les
industries du tabac (Neuchâtel, Jura, Vaud)32, principalement par l’implantation d’usines, ont
émis des réserves ; réserves recouvrant les craintes de ces industries. La menace de « départ »
de ces usines33 – et les emplois qu’elles représentent pour les cantons – et le lobbying effectué
par ces deux groupes industriels ont pesé dans la décision finale de ces cantons.
Ces personnes ou institutions interférentes agissent directement sur les contours de ce qui sera
à un moment donné défini dans nos sociétés comme un risque-type 34 ; ce dernier reposant
pour nombre de pratiques, comme on vient de le voir, sur des conflits d’intérêts éloquents et
des dilemmes entre un consensus avec l’électorat, des intérêts économiques-financiers, des
traditions socio-culturelles et des priorités de santé publique effectives.
Des catégorisations inégalitaires
L’évaluation de ce qui construit « le » risque dépend aussi des étiquetages et des préjugés
attenants aux évènements mais aussi aux individus qui le « supportent35 ». Ces étiquetages
semblent étroitement associés aux quatre grands modes de classifications sociales usités en
sociologie : l’âge, le sexe, l’appartenance culturelle, ethnique ou nationale et la place ou la
fonction dans le processus de production. Ces modes de classements générateurs de
différenciations créent simultanément de la hiérarchisation sociale entre les populations. En
effet, sur l’ensemble de nos activités quotidiennes étiquetées comme à risque ou dangereuses,
une bonne partie renvoie davantage à la personne et aux perceptions – positives ou non – de
« ses » appartenances catégorielles identitaires (homme ou femme, suisse appenzellois ou
suisse d’origine kosovar, urbain ou rural, blanc ou noir, jeune ou vieux, cadre ou ouvrier, etc.)
qu’à l’activité à proprement parlé. Il y a risque – plus ou moins important – en fonction des
types de populations en présence. Par exemple, concernant le phénomène de la délinquance, il
est systématiquement associé à certains milieux (en lien ou flirtant avec la précarité ou la malinsertion), certaines catégories d’individus (les jeunes) et certains quartiers (les quartiers dits
de relégation ou banlieues). Ce phénomène n’est que rarement associé aux chef-fe-s
d’entreprises ou aux politicien-ne-s, qui pourtant, comme nous le montre l’actualité,
transgressent également régulièrement la loi. Une certaine impunité est réservée pour
certaines populations.
31
http://www.pdcjura.ch/textes/tabac.htm
Cf. le rapport de la consultation et le contenu de l’ordonnance fédérale sur le tabac sur le site le l’OFSP :
http://www.suchtundaids.bag.admin.ch/themen/sucht/index.html?language=fr&dir2=&schriftgrad=
33
« Le PDG de Philip Morris International, André Calantzopoulos, a déclaré dans une interview que Philip
Morris quittera la Suisse si la révision de l’Ordonnance fédérale sur le tabac interdit l’exportation de cigarettes à
forte teneur en nicotine et en goudrons. Selon lui, la fixation de teneurs maximales n’a pas d’effet restrictif sur la
production destinée au marché suisse. A l’étranger en revanche, il existe une demande pour des cigarettes plus
fortes. Si Philip Morris ne pouvait plus fabriquer ces cigarettes en Suisse, une délocalisation s’imposerait. »
(ATS, Le Temps du 03.04.04; 24 heures du 05.04.04).
34
Cf. à ce propos, les différenciations des « risques » des sorties de toxicomanie, Caïata-Zufferey M., 2004,
« Gérer le risque en produisant la confiance », conférence dans le cadre du séminaire de recherche Gérer le
risque dans une société de risques ?, Chaire francophone du Département Travail social et politiques sociales,
Université de Fribourg (Suisse).
35
Au sens propre et au sens figuré.
32
7
Ou encore, comme nous l’avons déjà mentionné auparavant, « la violence » véhiculée dans
les médias et dans les discours de certain-e-s hommes/femmes politiques est quasisystématiquement accolée aux jeunes alors même que ces violences ne sont pas qualifiées
comme telles lorsqu’elles concernent d’autres populations. Prenons l’exemple des
destructions de mobiliers urbains ou des incendies de véhicules automobiles observés dans
certains quartiers et provoqués par quelques groupes de jeunes. Les notions de guérillas,
d’émeutes ou de violences urbaines, de ghettos, de gangs sont associées dans la presse à ces
événements pour démontrer toute la force du danger, de la menace de « ces » jeunes. Pourtant,
lorsqu’il s’agit de manifestations paysannes ou de marins-pêcheurs, ces mêmes actes souvent
présents36 ne sont jamais dénoncés et qualifiés de la sorte : on parlera de « dérapages », de
« manifestations qui ont mal tourné »37, de « paysans en colère »38.
De même, les « pépés braqueurs39 » comme les surnomment les médias sont décrits dans leurs
méfaits sur une tonalité amusée édulcorant le plus souvent les délits réellement commis.
« Geezer bandit », ce serial papy braqueur recherché par le FBI depuis plus de deux ans au
États-Unis, ayant à son actif une quinzaine de braquages de banque, est devenu un véritable
héros médiatique. Vêtements, casquettes, tee-shirts floqués de son image sont en vente sur
internet ; des pages de réseaux sociaux de fans se sont même créées, supportant et
encourageant ces récidives.
« Sur leur mur facebook certains internautes s'emballent : "Geezer président pour 2012", "allez
Geezer allez, les banques n'ont que ce qu'elles méritent" ou encore "je respecte cet homme qui est
futé et qui pense avec sa tête". Mais l'engouement pour le papy braqueur ne s'arrête pas là. Des
messages, des encouragements et des félicitations lui sont également adressés en Français mais
aussi en coréen : "continue papy braqueur, je t'adore", "trop fort le vieux", poste un internaute sur la
page facebook qui compte à l'heure actuelle près de 10 000 membres. » in Le Parisien, 02.12.2011.
Pourtant lorsque les braqueurs-euses sont des jeunes, l’analyse est moins légère et amusée40.
Des mêmes faits sont appréhendés fort différemment dès lors qu’ils sont « commis » dans des
environnements et par des populations socialement différenciés41.
36
C’est-à-dire la destruction de mobiliers urbains, voire d’un cabinet ministériel Nous faisons ici référence au
saccage et taggage du bureau de Dominique Voynet, Ministre de l’environnement, en 1999. Se greffe également
dans cet exemple les questions de rapports sociaux de sexe.
37
Cf. l’incendie du parlement de Bretagne et les destructions de mobiliers urbains à Rennes en 1994, suite à une
manifestation de marins-pêcheurs.
38
À titre illustratif cf. les vidéos éloquentes des actions pour le moins « fortes » de certaines manifestations :
http://www.youtube.com/watch?v=F8Cjxqdewi8
39
À Trouville : http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20110826.OBS9230/le-papy-braqueur-de-trouvilledecrit-comme-depressif.html ; à Villefranche : http://www.dailymail.co.uk/news/article-2067154/Is-notoriousGeezer-Bandit-gunman-actually-YOUNG-man-woman.html ; à Sauveterre (Gard) :
http://tele.premiere.fr/Zapster/Un-papy-braqueur-de-superette ; à Villefranche :
http://www.ladepeche.fr/article/2010/10/06/921691-villefranche-le-pepe-braqueur-interpelle.html ; etc.
40
http://www.laprovence.com/article/a-la-une/marseille-trois-jeunes-braqueurs-de-bijouteries-ont-ete-arretes ;
http://www.mopnantes.fr/ville/nantes-jeunes-braqueurs-treillieres-juges-5257 ;
http://les40kartierslesplusdif2.skyrock.com/3039286715-Braqueurs-d-Orly-l-ancien-para-a-recrute-ses-soldatsen-banlieue.html ; http://quimboiseur.over-blog.com/article-suisse-le-nouvel-el-dorado-des-braqueurs-debanlieues-fini-la-traquilite-bourgeoise-de-la-suisse-la-gangrene-mafieuse-frappe-a-leurs-portes-65009971.html ;
41
Autre exemple qui a marqué l’actualité française en 2004 : le double meurtre, le 2 septembre 2004 en
Dordogne d’un inspecteur et d’une inspectrice du travail par un agriculteur, n’a pas eu un écho massif dans les
médias. Seules 23 secondes d’antenne pour TF1 et 15 secondes pour France 2 ont été accordées à ces meurtres.
C’est pourtant la première fois depuis la création de l’Inspection du Travail (depuis 112 ans) que des agents de
contrôle ont été assassinés (d’un coup de fusil dans l’abdomen et d’un coup de fusil dans le dos pour la seconde
inspectrice qui tentait de s’enfuir). Pourtant, ce double meurtre a été traité comme un « drame incompréhensible
[…] un geste dément imprévisible » sur l’ensemble des chaînes nationales. Le meurtrier a même été transposé
dans certains reportages comme d’une certaine manière, une victime : endetté, attendant la retraite et ne pouvant
la prendre (TF1, France 2, France 3). « L'agriculteur a eu récemment des difficultés avec sa propriété. Il voulait
la vendre mais, au dernier moment, la vente ne s'est pas faite. "Tout cela s'ajoutant aux difficultés actuelles de la
profession, il s'est retrouvé déprimé", a relaté M. Mornac [maire du village de Saussignac où ont eu lieu les
8
Il en est de même pour les risques associés aux consommations de substances psychoactives.
Contrairement aux autres âges de la vie, pour les jeunes, ces consommations sont
appréhendées comme un maillon majeur amenant à une toxicomanie dure, à des formes de
déliance et à des extrêmes de conduites. La consommation de toxiques est systématiquement
associée à un risque conséquent pour « nos » jeunes alors qu’elle prend un statut tout autre
chez les adultes. Boire de l’alcool quotidiennement et/ou plus que de raison n’est que
rarement définis comme des risques pour/par les populations adultes42. Pourtant, ces
alcoolisations sont clairement désignées comme des « béquilles » au quotidien tant dénoncées
en matière de prévention dès lors qu’elles concernent les jeunes 43. Encore aujourd’hui, la
pratique de l’alcoolisation massive le week-end (« binge drink ») qui est prégnante chez les
adolescent-e-s mais aussi chez les adultes44, est vivement dénoncée, amplifiée pour les
premiers-ières et passée sous silence pour les second-e-s.45
Différentes formes de légitimité de la consommation d’alcool prévalent donc dans les
discours et sont fonction ici des catégorisations des populations en terme notamment
d’appartenance générationnelle. Des entretiens menés auprès de femmes et d’hommes âgé-e-s
entre 25 et 35 ans46 révèlent que les individus catégorisent de manière extrêmement négative
la consommation des adolescent-e-s et plus globalement « des jeunes ». À l’inverse, les
consommations des « vieux », c’est-à-dire des personnes âgées (leurs grands-parents par
exemple) ou des personnes de la génération précédente 47 (comme leurs parents) sont
totalement associées à une normalité du boire. Des états d’alcoolisation avérés de personnes
d’un certain âge sont, dans les discours, tempérés et amoindris : « il boit son p’tit coup (rires)
à son âge, il a bien le droit de se boire ses petits verres tous les jours [même si on peut
appeler ça de l’alcoolisme ?] Non, tout de suite les grands mots ! Non, enfin, c’est pas pareil,
c’est, il est vieux donc c’est pas la même chose. Il est gai et tout bien, c’est tout. » (Damien,
29 ans). Une même consommation va donc être interprétée comme légitime et appartenant à
« la normalité » pour certaines populations alors que pour d’autres, elle sera vivement
condamnée et associée au mal-boire, au « boire risqué voire dangereux ».
Il y a donc des âges modaux48 du boire c’est-à-dire des âges et des positionnements sociaux
dans lesquels des normalités sociales construites sont définies et intériorisées par chacun-e.
Les jeunes sont donc saisi-e-s à travers de vieilles définitions soulignant leur fragilité, leur
vulnérabilité, leur imprévisibilité, leur passivité mais aussi leur aspect destructeur,
irresponsable, agressif, ignorant, irrespectueux49, « en crise », faisant de cette catégorie une
population « à risque ». Pour autant, et au-delà de ces stigmatisations, comment accepter
aujourd’hui cette homogénéisation des comportements « à risque » d’une population « des
faits]. » in Nouvel Observateur.com, le 07 septembre 2004. Pourtant, le rapport administratif envoyé au
Ministère de l’agriculture démontrerait l’absence de difficultés financières de cette exploitation agricole (in Arrêt
sur image, dimanche 12 septembre 2004, France 5) Qu’en aurait-il été si cela s’était produit en pleine banlieue
parisienne par des jeunes « beurs » à l’encontre de policiers par exemple ?
42
Il en est de même avec les consommations médicamenteuses.
43
Le Garrec S., Damour C., 2004.
44
Souvent plus que pour les adolescent-e-s dans certains pays européens (en France, les 18-34 ans sont les plus
concernés par ce phénomène ; les moins de 18 ans sont 10% à déclarer un épisode de binge drinking contre
15,5% chez les 50 ans). Cf. Dr Brousse, Le binge drinke est-il une spécificité adolescente ?, Société française
d’alcoologie, mars 2010.
45
Cf. Le Temps du 14 septembre 2004, Op. cit.
46
Le Garrec S., Damour C., 2004, Op. cit.
47
Comme le disait P. Bourdieu : « on est toujours le vieux et le jeune de quelqu’un » (1984 : 144).
48
Bourdieu P., 1984.
49
Dubet F., 1996.
9
jeunes » allant selon les sources choisies de 7 à 31 ans 50 – selon le thème abordé, la gravité
des actes, le fait d’être victime ou non, les journaux parleront « d’enfants » pour les victimes
ou faits divers positifs et de « jeunes » pour les actes déviants et les faits divers négatifs
concernant les moins de 18 ans – ; homogénéisation niant d’une part, toutes différenciations
sociales et économiques des individus et d’autre part, les différentes manières d’être jeune et
de se représenter les jeunesses51. Tout ceci contribue, pour reprendre la formule de M. Loriol
(2004), à une myopie de l’analyse et accroît les interprétations/interférences erronées.
Il y a donc une appréhension du risque étique différenciée selon les catégorisations sociales
par lesquelles les individus sont déterminés diversement. Outre les questions liées aux
définitions des termes usités, on peut également s’interroger sur le traitement « égalitaire »
des variables proposées et des populations désignées en termes de public-cible.
Les définitions des risques, bien que sensibles au gré de certaines influences, s’appuient donc
principalement dans ce type étique sur des « expertises sanitaires », économiques, juridiques
et politiques. Pour autant, des définitions émiques sont aussi présentes.
Risques émiques
La dangerosité d’un environnement, d’un acte, peut donner lieu à des évaluations
radicalement différentes de par les normes variables des milieux d’appartenance individuels et
collectifs – social, professionnel, culturel, familial, amical, etc. – centrales dans la production
des repères perceptuels du risque mais surtout dans les moments même où s’engage la
pratique, la conduite ou la consommation dite à risque. Cette seconde catégorie de risques
« émiques » peut être désignée comme subjectivés c’est-à-dire perçus, ressentis, réappropriés
individuellement et pouvant varier selon les configurations vécues. Les dispositions
d’appréhension des risques doivent alors être mises en avant et explicitées. En effet, d’une
part, les risques peuvent tantôt être étiques, acceptés comme tels lorsqu’ils s’inscrivent dans
des discours/réalités généralisé-e-s, expert-e-s (fumer est nuisible pour la santé) mais être
éludés lorsqu’ils s’appliquent à « sa » propre consommation (je fume mais c’est différent et
sans risque). D’autre part, ces risques, bien qu’étiquetés parfois comme tels dans le discours,
ne font pourtant pas toujours sens dans l’action : en situation, ces actions peuvent perdre leur
caractère « risqué ». Plusieurs explications et analyses de ces schèmes de significations
peuvent être proposées.
Des risques aux utilités sociales
Des risques objectivés et perçus collectivement peuvent être occultés lorsqu’ils concernent et
impliquent directement les conduites individuelles et personnelles. Pour reprendre nos
exemples dans le champ de la santé, même si les individus connaissent les risques sanitaires
encourus par certaines de leurs pratiques, ils les dissocient très souvent de leurs propres agirs.
La plupart des adolescent-e-s et des jeunes adultes affirment connaître les risques associés à
une sexualité non-protégée et les modalités de transmission du VIH. Pour autant, nombre
d’entre eux-elles n’appliquent pas le principe de protection et de limitation des prises de
risque52. Plusieurs raisons sont exprimées par les intéressé-e-s. Tout d’abord, les énoncés
50
Cf. Drouet M., Op. Cit.
Le Garrec S., 2011.
52
Ce qui est encore plus effectif, selon les travaux portant sur l’ensemble des populations, pour les adultes. Nous
prenons ici pour exemple les adolescent-e-s et les « jeunes adultes » puisqu’ils-elles sont les populations sur
lesquelles ce sont portées nos recherches. Pour autant, précisons, que l’ensemble des populations est concerné
par ces thématiques.
51
10
généraux et les vécus personnels et/ou collectifs n’ont pas le même « poids » quant à la
construction de la réalité du risque. Les acteurs-rices se considèrent le plus souvent au-delà de
la moyenne et bien plus avisé-e-s pour déjouer certains écueils de la rencontre amoureuse :
« Je sais que c’est un risque. Mais, je sais que ça ne peut pas m’arriver car je sais avec qui je
couche et pas besoin de capote. Je crois que le risque est évidemment présent pour d’autres
mais moi, je sais et puis c’est aussi une question de confiance. C’est pour ça que je dis que je
sais avec qui je couche, pas comme certains.» (Jérôme)53.
Il en est de même pour les consommations de toxiques. 97,5% des jeunes fumeurs-euses
scolarisé-e-s que nous avons rencontré-e-s lors de nos recherches 54 définissent précisément les
risques associés aux substances psychoactives (tabac, alcool, cannabis) qu’ils-elles
consomment sans pour autant envisager leur arrêt. Ceci montre bien que la connaissance de la
dangerosité sanitaire d’un produit n’en limite pas sa consommation et ne se définit pas
toujours dans son rapport au produit comme un risque. L’arrêt de la pratique peut d’ailleurs
représenter un risque d’ordre social mais aussi individuel pour ces jeunes bien plus important
que le risque pour la santé. Il ne faut donc pas omettre le fait que ces consommations par les
effets positifs qu’elles génèrent – car il y en a – dans nombre de situations, outrepassent voire
subliment, selon les jeunes rencontré-e-s, les risques objectivés.
L’ensemble des jeunes reconnaissent donc les risques étiques associés aux consommations
alcoolo-toxico-tabagiques sans pour autant s’y conformer. Les risques existent dans les
énoncés généraux admis mais ils prennent une autre signification lorsqu’ils concernent les
individus.
« Je sais que tu risques un cancer, des maladies cardio-vasculaires et qu’en plus si tu prends la
pilule, c’est chaud. Mais bon, en ce qui me concerne, perso, c’est différent, je sais que
j’arrêterai un jour et puis, ce n’est pas pareil. [Pourquoi n’est-ce pas pareil ?] Ben, c’est, oui
c’est dangereux mais ça t’apporte quand même tellement de chose que c’est pas pareil, tu peux
pas dire que d’un côté c’est mauvais pour toi. Non. C’est mauvais pour ta santé mais c’est bon
pour toi ! […] ça aide, oui, aide, à penser à des choses, à prendre du temps pour toi, à
partager, et puis à être, ouais, à être quelqu’un.» (Aline, 15 ans) ; « Ca détruit ta santé mais en
même temps, c’est tellement bien les effets que ça te fait ! » (Christophe, 19 ans)
Deux aspects ressortent de ces extraits d’entretiens : des formes de rationalisations positives et
des formes d’utilités sociales. Les premières se construisent principalement, comme nous
venons de le voir, à partir de catégorisations étiques des risques et notamment des savoirs
sanitaires communs. Les secondes apparaissent pleinement dans les actions et les discours des
individus. Des plaisirs éprouvés (plaisirs physiques ou psychiques), des facilitations ressenties
envers certains autrui ou certains « agirs », des oublis souhaités, des sensations et capacités à
se dédoubler et/ou à être quelqu’un d’autre sont autant d’atouts et d’avantages repérés chez
les adolescent-e-s consommateurs-rices de toxiques. Ce sont ces types d’utilités sociales qui
occultent au moment de l’action les risques sanitaires. Mais notre propos n’est pas juste. Il ne
s’agit pas toujours d’une occultation puisque ces registres ne sont que rarement mis en
balance ou en opposition. Ils sont deux référentiels distincts qui peuvent être combinés lors de
certaines actions pour légitimer ou mettre à distance certaines prises de risque et/ou certains
bénéfices sociaux escomptés par/dans les effets des consommations ingérées.
Même si les personnes connaissent les risques encourus lors d’une pratique socialement et/ou
médicalement définie à risque, des formes de réversibilité de sens, c’est-à-dire les logiques
des actions et les contextes dans/par lesquels prennent place des significations particulières,
53
Cf. Séminaire de recherche dirigé par S. le Garrec « Comportements sexuels et sida : rationalités et savoirs ? »,
Université de Fribourg, 2002-2003. Je tiens à remercier ici tou-te-s les étudiant-e-s ayant contribué par leurs
travaux de terrain et leurs réflexions à cette recherche.
54
N=1210
11
apparaissent. Des motifs, en rapport « au bien ou au mal » dans/de l’action55 – « c’est par la
nature du bien et du mal impliqués dans l’action que l’on va pouvoir non seulement porter un
jugement éthique, ce qui est normal, mais aussi procéder à un test d’interprétabilité » (E.
Anscombe in P. Pharo, 1993) – doivent être distingués.
Les motifs-généraux/génériques amènent à une appropriation des significations d’une action
le plus souvent étique, hic et nunc. Les motifs-causes explicitent l’action présente par des
expériences antérieures plus ou moins bien vécues. Enfin les motifs-intentions cimentent
l’action vers ce qui doit être obtenu ou évité 56 dans le futur. Ces trois motifs idéaux-typiques
de l’action s’inscrivent à leur tour dans des répertoires sémantiques très différents selon le
référentiel engagé dans l’action : le médical ou le social. « C’est mauvais pour ta santé mais
c’est bon pour toi » exprime cette ambivalence dans le décodage sémantique de l’action et ses
formes de rationalité. Les référentiels convoqués selon les individus et les contextes, se
combinent avec les risques tantôt associés au sanitaire, tantôt au social et souvent, aux deux à
la fois.
Prenons quelques exemples. Lorsque le référentiel initial du risque est médical, il peut dans
l’action devenir secondaire face à l’importance des risques sociaux encourus : j’évite une
pratique définie comme risquée pour ma santé mais le fait de ne pas consommer au moment
où on me le propose, risque de me faire passer à côté de certaines formes positives connues ou
rapportées par « mes » pairs et de me marginaliser. Ou encore, si le référentiel est social, la
focale de décodage du risque dans l’action peut allier médical et social : je poursuis ma
consommation tabagique et/ou alcoolique parce que j’éprouve du plaisir et qu’elle m’aide
sous plusieurs aspects – utilités sociales des effets des produits – mais je risque a) un cancer
du poumon et/ou des maladies-cardiovasculaires ; b) un discrédit individuel et collectif si « je
fume mal » (crapotage des premières consommations tabagiques57), si « je bois mal »
(« alcool mauvais », « vomissement58 », etc.) ou si je n’assume pas certains effets de ma
consommation en société.
Chacune de ces narrations, selon ses référentiels, mêlent en fonction des « raisons » de
l’action et des risques générés par l’action, des motifs – généraux, causes, intentions – et des
logiques sous-jacentes qui en changent passablement, in fine, les significations. Ces
« anastomoses sociologiques »59 des significations (sociales et médicales), entre risques et
non-risques, doivent être appréhendées par le biais de deux éléments combinés circonstanciés
relevés dans nos analyses : les stratégies conjuratoires et les types de croyances profanes.
Des stratégies de conjurations et des croyances profanes
Des stratégies conjuratoires60 le plus souvent « irrationnelles » si l’on se place du côté
préventif apparaissent clairement dans les discours recueillis et permettent d’opérer un
basculement paradigmatique de l’étique à l’émique, du risque à la confiance.
55
Anscombe E., 2002 ; in Pharo P., 1993 et sa théorie sémantique de l’action.
Anscombe E., 2002.
57
Le Garrec S., 2002.
58
À l’exception d’une certaine phase durant l’adolescence et certain-e-s adolescent-e-s qui associent dans la
scénographie du bien boire, c’est-à-dire du boire au-delà de ses limites, le fait d’être malade comme sanction
finale de la valeur de ce bien boire. Le Garrec S., 1998, 2000, 2002.
59
C’est-à-dire des abouchements sociaux, des mises en relations agies.
60
Nous définirons ici, les stratégies conjuratoires comme des manières d’écarter, d’éluder ou de minorer un
risque pourtant perçu comme tel au départ de l’action.
56
12
« J’élimine car je fais beaucoup de sport. Donc, c’est pour ça que je me fais pas trop de souci
pour la clope et les virées du week-end car t’élimines quand même quand tu fais beaucoup de
sport » (Baptiste, 18 ans) ;
« Je me mettrais - coucherais - jamais avec un gars qui est pas de mon coin61. Là, c’est risqué.
Mais quand on fait partie du même coin, c’est pas pareil, c’est pas vraiment risqué » (Anna, 19
ans) ;
« Je sais que c’est pas risqué même si tu bois beaucoup. Le tout c’est que tu laisses 2 minutes
entre chaque gorgée et que tu prennes du coca ou de l’Henniez verte 62 entre chaque verre.
Après ça, tu peux boire autant que tu veux, tu crains rien » (Nicolas, 18 ans) ;
«… pour éviter les cachets merdiques (à propos de l’ecstasy), coupés avec plein de
dégueulasseries, je les achète qu’avec des personnes que je connais parce que là, c’est la
confiance et les gens en qui tu as confiance, ils peuvent pas te refiler de la merde. Jamais je
n’achèterai aux petits dealers inconnus qui peuvent te refiler des grosses merdes. Il faut être
con ! Faut pas s’étonner si t’es malade parce que si tu ne connais pas le mec, c’est pas
étonnant. ». (Juliette, 18 ans).
Les situations que « je vis » de l’intérieur ne peuvent être saisies comme les situations
macrosociales générales. Ces stratégies conjuratoires explicitent les ressorts des actions
engagées et des passages à l’acte. Des types de croyances – et réappropriation de certaines
croyances – peuvent justifier des prises de risques, les minimiser ou bien les faire passer sur
un registre tout autre, celui des mises en confiance/activateurs de confiance.
Quatre types de croyances profanes ont été repérés dans nos recherches63 :
- des croyances en lien avec les contenus médicaux et préventifs réappropriés par les
consommateurs-rices. Certaines consommations désignées par les instances sanitaires comme
des risques majeurs (le tabac par exemple) deviennent des non-risques dans les
réappropriations positives et personnelles des individus. Thomas (16 ans) nous expliquait lors
d’un entretien, la relativité du risque du cancer du poumon pour les fumeurs-euses au vu des
avancées techniques et scientifiques « on arrive bien à greffer des cœurs, des mains […]
bientôt ce sera des poumons. » ou encore Clara (18 ans) « quand tu sais qu’ils arrivent à faire
des greffes de visage, c’est dingue ! Me dis pas qu’ils ne pourront pas d’ici quelques temps
tout greffer même des poumons, des langues, des larynx ! ». Finalement, les risques sanitaires
décrits par les acteur-e-s de santé publique n’en sont pas du point de vue des adolescent-e-s,
convaincu-e-s que les maladies qui potentiellement peuvent les concerner à long terme, ne
seront plus d’ici quelques années64 : « ce sont des maladies d’aujourd’hui, mais, demain
j’crois, ouais, c’est comme le sida y a 20 ans, ça existait pas, ou des maladies qui existaient
avant et qu’on soigne avec un vaccin aujourd’hui. Et bien, je suis sûr, que, ouais, les cancers
et tout, on en parlera plus quand je serai en âge peut-être d’en avoir un. Ça sera autre
chose » (Rodolphe, 19 ans). Ou encore, certaines personnes rencontrées légitiment leur
consommation de vin par le « fameux » verre de vin quotidien qui serait bon pour la santé et
notamment pour le cœur. Cette assertion, dans la majeure partie des discours, est extrapolée et
par extension devient « si un verre de vin est bon pour la santé, le vin n’est finalement pas
dangereux et risqué peu importe la quantité, la dose. Sauf à être alcoolo bien sûr. »
(Sébastien, 31 ans) ; « le vin, c’est reconnu, c’est bon pour le cœur, c’est même un truc
préventif pour des maladies cardiaques, je crois. J’ai déjà entendu des médecins et des
spécialistes en parler à la télé » Ariane (19 ans). Les avancées médico-scientifiques, la
61
De la même localité ou zone géographique quotidiennement partagée.
Eau gazéifiée.
63
Auprès des adolescent-e-s et des « adultes » de 25-35 ans actifs.
64
En outre, ce rapport projectif est un des aspects majeurs des décalages observés entre discours préventifs et
discours des adolescent-e-s. Pour la quasi-totalité des jeunes rencontré-e-s, il est extrêmement difficile de se
projeter dans l’avenir et notamment le long terme. Pour plus de développement cf. Le Garrec S., 2000, 2002,
2011.
62
13
variabilité et la réappropriation des savoirs experts structurent donc ce premier type de
croyances et permettent de « faire », « d’agir », « de consommer » sans risque et même pour
certain-e-s, en confiance65 ;
- des croyances de réversibilité temporelle. La pression sociale quotidienne fortement
verbalisée par les populations rencontrées dans nos recherches est « évacuée », « oubliée »,
« dépassée », « occultée » via les effets des consommations. Ces effets ont une triple finalité
attendue : comme rupture, métamorphose ou marqueur temporels des rapports sociaux
quotidiens : « ça coupe avec la journée quand c’est une soirée en semaine et ça coupe avec la
semaine du travail quand c’est le vendredi par exemple. Le vendredi, oui, ça coupe et en
même temps ça te signifie que tu démarres le week-end, ça marque un changement, un
basculement et, on n’est pas dans les rapports, enfin, on n’est pas le même dans le travail, à
la maison, la semaine et le week-end, tu ne fais pas les mêmes choses, tu ne dis pas les mêmes
choses et surtout de la même manière. C’est très certainement symbolique mais oui, l’alcool,
sans que je me définisse comme un accro ça marque ces frontières. Ça renverse les choses, le
rapport au temps. » (Fabien, 33 ans) ; « C’est un moment de changement, de transformation
qui te dit que là, c’est un temps à toi, qui t’appartiens » (Julia, 21 ans). Le temps quotidiens
associés à l’urgence, à une intensification des rythmes et à un rapport imposé externe,
deviennent lors des consommations des moments très personnalisés et pleinement centrés sur
le présent.
- des croyances en des effets escomptés. Les effets sont polymorphes selon les
attentes des individus qui peuvent être des variables, de la stimulation à l’oubli par la
sédation. « Je sais quand je commence à boire de l’alcool qu’est-ce que j’attends des effets :
si je veux mettre à distance des problèmes et mon boulot, si je veux être euphorique, si je veux
me détendre, si je veux que ça m’aide à entrer en discussion, à dire certaines choses à
certains moments précis ou à ne pas dire, etc. C’est vraiment toi qui organises le sens que tu
veux y mettre. » (Fabrice, 31 ans) ; « Le cana du matin, ça me booste, ça me speed. Le cana
du soir, ça me permet de m’endormir en un clin d’œil avec des pensées cool et d’oublier les
emmerdes. » (Nicolas, 20 ans).
- des croyances de survalorisation de soi par la confiance. Dans leur rapport personnel
au(x) risque(s), les individus se perçoivent comme moins vulnérables que les autres : je
conduis toujours mieux que les autres ; il ne peut rien m’arriver ; ça n’arrive qu’aux autres.
Cette sur-évaluation se transforme et/ou se fond, dans le discours et dans les actions, à de la
confiance : « J’ai confiance, et puis de toute manière, il faut bien mourir de quelque chose.
Alors, on verra bien. » ; « Je crois que j’ai une petite étoile au-dessus de moi, je suis, ouais
dans une forme de félicitée, protégée, je sais qu’il ne peut pas m‘arriver quelque chose. J’ai
conduit dans des états pas possibles, j’ai essayé plein de trucs et rien. Jamais il ne m’est
arrivé quelque chose. Donc, je crois que ce n’est pas si dangereux que ça, du tout. Il faut
juste se connaître et avoir confiance. » (Damien, 29 ans) ; « c’est une histoire de destin, de
confiance aussi. » (Jean-Christophe, 17 ans). À partir de ce type de ressentis et parfois
d’expériences, la plupart des usagers/ères (tabac, alcool, conduite de véhicules motorisés)
surestiment leur capacité d’évitement du risque et appréhendent même ces
consommations/pratiques comme génératrices de confiance (en soi, envers les autres, envers
certaines situations, face aux défis, etc.) : « On a l’impression d’avoir des couilles quand on a
bu ! Ouais, c’est pas joli à dire mais c’est bien ça (rires) ! T’as l’impression de lever des
montagnes, que rien ne te fait peur, c’est une vraie sensation de puissance, de confiance en
soi, que rien ne peut t’arriver et que tu peux tout faire (rires) » (Fabia, 19 ans). En outre, les
65
Relevons que dans beaucoup d’entretiens effectués les personnes légitiment leur consommation de vin par le
« fameux » verre de vin quotidien qui serait bon pour la santé et notamment pour le cœur. Ce constant est ensuite
extrapolé pour certains dans l’assertion que si un verre de vin est bon pour la santé, le vin n’est finalement pas
dangereux et risqué peu importe la quantité.
14
listes des effets et risques notifiés par la prévention (dans les discours des intervenant-e-s et
dans les différents supports écrits – flyers, affiches, etc.) pour chaque produit sont rarement
vécus par les jeunes, amènent à ce paradoxe : les jeunes n’ayant jamais vécu les effets négatifs
mentionnés, se définissent comme des bons consommateurs/rices sachant « utiliser et gérer »
leur(s) produit(s) et se perçoivent comme « intouchables », « immunisés » de toute
dangerosité. « Quand j’ai lu les trucs, les focus que donnent l’ISPA 66. C’est juste que je me
dis : ben je suis immunisée ! (rires). J’ai jamais été violente, ni fatiguée au point de me
planter à l’école, jamais eu de trouble amotivationnels comme ils disent, ni de relations
sexuelles sous l’effet de la weed, genre comme dans leur brochure : " oh ! merde j’ai couché
avec un inconnu, j’ai pas mis de capote, quelle conne ! ". C’est eux qui sont vraiment très
cons ! Je me dis quand je lis leur truc : ce n’est pas possible de dire des conneries à ce point !
C’est ou ils n’ont jamais consommé et ne se rendent pas compte qu’ils sont carrément à côté
du truc ; ou ils veulent tellement nous faire peur qu’ils exagèrent les effets…mais c’est très
con car personne ne peut se retrouver dans cette espèce de cumul de tous les dangers et donc
tu te dis juste que tu consommes bien ! » Patricia (23 ans).
L’imaginaire individuel et collectif, pleinement présent dans ces types de croyances se révèle
donc être un élément de la compréhension de ses stratégies de mises à distance des risques et
du passage dans des contextes d’utilité sociale. Pour appréhender et mieux comprendre ce
concept du risque, il faut donc en premier lieu préciser les registres-référentiels dans lesquels
il s’inscrit. De ces registres se structurent alors des schèmes interprétatifs et des archétypes
modulatoires de ce qui construit des faits/situations/pratiques/comportements/personnes à
risque ou au contraire non perçu-e-s comme tel-le-s – dans des rapports de confiance – selon
les individus rencontrés.
Le risque est effectivement difficilement généralisable à travers une définition exhaustive.
Faut-il abandonner pour autant cette notion ? Il nous semble que non. Tout d’abord
l’abandonner au profit de quel-s autre-s concept-s ou approche-s ? En prenant le pendant du
risque, la confiance, comme nous l’avons imaginé à un moment donné ? Mais, le concept de
confiance se heurte également aux ambiguïtés et paradoxes interprétatifs soulevés pour le
risque. Certes, moins connoté socialement et médicalement que le risque, la confiance
pourrait mettre à distance certaines naturalisations des propos observées lors de nos
rencontres avec les adolescent-e-s, les « jeunes adultes », les professionnel-le-s de la
prévention et dans les médias. Néanmoins, est-ce suffisant et pertinent ? Peut-on laisser
au seul sens commun cette notion et les catégorisations déficitaires qui lui sont associées ?
Clarifier les référentiels convoqués dans les actions et les discours, confronter les différentes
perspectives émiques vs etiques, nous paraît être une première étape à effectuer avant toute
problématisation relatant et/ou combinant « les risques ». Ce repositionnement
configurationnel permet de notre point de vue de retrouver l’intérêt heuristique de ce concept.
Pour autant, cet atout sociologique s’avère plus équivoque quant aux sens et aux objectifs à
donner à « la » prévention. Comme nous avons pu le démontrer ici, qu’il s’agisse de risques
étiques, avec les différentes interférences et catégorisations inégalitaires qui les construisent
en partie, ou des risques émiques, pourvus d’une variabilité de significations et de modularités
définitionnelles souvent antinomiques avec les définitions sanitaires des risques, comment
prétendre poursuive des sensibilisations et des discours principalement articulés autour de ce
concept appréhender (quasi) exclusivement sous son versant étique ? Comment ajuster la
complexité des critères et des configurations significatives de ce qui constitue les
significations de ce concept de risque, dans un discours qui se veut « global » et qui doit
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Les focus de L’ISPA (rebaptisé Addiction Info Suisse) sont des brochures de prévention. Il existe un focus par
produit : focus alcool, focus cocaïne, focus cannabis, etc.
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pouvoir être « standardisé » a minima ? Peut-être serait-il important d’intégrer – enfin ? – la
perspective émique comme pierre angulaire de toute médiation préventive ?
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