Le Mystère de la chambre 10 – Jean

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Le Mystère de la chambre 10 – Jean
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Le Mystère de la chambre 10 –
Jean-Paul LEROY
Nous étions là entassés, occupés à tuer le temps dans un coin de
l’aéroport. Un nuage nordique avait décidé de perturber le cours de notre voyage
en bloquant tout envol à destination de l’Europe. Le hall était plein et les
quelques sièges tous pris d’assaut par nos confrères en galère arrivés plus tôt.
Assis par terre ou sur nos valises, nous maudissions le diable des voyages qui
nous retenait sur la terre mexicaine alors que nous en avions terminé avec nos
devoirs de découverte. Au bout de trois semaines de périple, nous n’avions
qu’une envie, rentrer!
Une sorte de feu de camp s’installa : nous étions plus ou moins en cercle
et l’un d’entre nous commença à raconter une mésaventure qui lui était arrivée
trois ans auparavant. Ce n’était rien de bien méchant, une banale affaire de
bagages partis sur une autre trajectoire que leur propriétaire. Le ton était donné,
chacun à son tour paya son écot d’une péripétie de voyage. Nous eûmes droit au
vol à la tire, au chauffeur de bus colombien faisant un détour de 80 km pour
visiter sa tante malade, au guide local enivré et oublieux de ses devoirs, à
l’interprète mélangeant allègrement français, espagnol et italien, à l’autocar
conduit de main de maître au bord du précipice avec le passager « une fesse audessus du vide ». La rencontre de Georgette et d’André voyageurs forcenés et
divorcés nous fit sourire. Ce couple, plutôt cet ex-couple, avait établi un
gentleman’s agreement. Du temps de leur mariage, ils alternaient voyages au
nord, à l’est, au sud et à l’ouest. Une fois séparés, ils continuèrent mais en « se
décalant d’un tour ». Ainsi, ne risquaient-ils pas de tomber l’un sur l’autre alors
qu’ils partaient systématiquement avec « Patrimoine et Paysages ». Cette fois-là,
pas de chance, un circuit avait été annulé faute de participants et ils se
retrouvaient dans le même petit groupe de 16 personnes. Ils avaient pourri le
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périple en Thaïlande. Bon, tout ça, c’était du classique, ça ne mangeait pas de
pain. Il me sembla que mon anecdote sur le mystère de la chambre n°10 sortait
un peu plus de l’ordinaire. Je commençai :
De tout ce qui a pu m’arriver d’inattendu en vacances, je crois que je
retiendrai mon circuit en Ethiopie. Depuis mon enfance, je suis un ferrovipathe
forcené, entendez que je suis passionné de chemins de fer et de tramways.
J’avais décidé cette année-là de retourner dans la corne de l’Afrique, je
voulais prendre le chemin de fer Djibouti-Addis-Abeba avant qu’il ne soit
complètement tombé en ruine. La ligne de près de 800 km ne fonctionnait le plus
souvent que sur une partie du trajet. Je finis par trouver un voyagiste proposant
un circuit le long de la ligne par minibus, train et 4x4. Cela faisait mon affaire
et je m’étais inscrit sans tarder.
Je ne fus pas déçu. Le petit morceau de ligne encore en activité était une
caricature de chemin de fer français des années trente. Tout était écrit en
amharique et en français, les pancartes, le « règlement général de police des
chemins de fer » et les horaires. Ce dernier point n’avait guère d’importance
puisque l’horaire annoncé était en valeur « plus ou moins 10 heures ». Le chef
de gare savait assez de français pour lire le manuel des procédures et il sifflait
de belle manière pour faire démarrer ce tortillard international. Tout était un
peu à l’abandon et si les trois quarts de la voie ne fonctionnaient plus, c’était
bien faute d’entretien et de pièces de rechange. Et aussi à certaines périodes à
cause des attaques de convois et des pillages. Le voyagiste prudent nous faisait
prendre le train sur la portion la plus sûre de la voie unique.
Notre accompagnateur nous avait rassurés quant à la qualité de
l’hébergement. Des hôtels de niveau trois étoiles et même à Erebil, un hôtel
flambant neuf. A la descente du train, deux 4x4 nous attendaient qui eurent vite
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fait de traverser la petite ville et de nous amener à une sorte de motel construit
en deux ailes. En approchant, nous constatâmes que seul le premier corps de
bâtiment était achevé : le deuxième avait son ossature mais il lui manquait
portes, fenêtres et sans doute plomberie et électricité. Peu importait, notre
groupe était attendu dans le premier bâtiment.
Un éthiopien extrêmement digne se présenta à nous et nous souhaita la
bienvenue dans un anglais approximatif. Il se donna le titre de « General
Manager » et déclara prendre les choses en main. Trois jeunes, des enfants
presque, se battaient déjà pour saisir nos bagages et les porter dans le hall dans
l’espoir de quelque piécette.
Nous avions faim, nous étions arrivés avec près de deux heures et demie
de retard sur le programme. Pour notre malheur, le gérant s’avéra d’une
lenteur désespérante. Il avait décidé que les fiches individuelles devaient être
remplies séance tenante, par nous-mêmes, au moment de la remise de la clé. Il
procédait de manière méthodique et même tatillonne, attendant d’en avoir fini
avec une chambre pour passer à la suivante. La distribution des clés était partie
pour durer au moins une demi-heure ! Nos estomacs grondaient. Et voilà que les
premiers logés revenaient déjà : dans chaque chambre, il y avait quelque chose
qui clochait : un oreiller manquant, une climatisation rebelle, le robinet d’eau
chaude qui coulait vert (ou le robinet d’eau froide qui coulait jaune !)…
Catastrophe, le General Manager décida de remédier à ces problèmes séance
tenante. Cela reculait d’autant la remise de notre clé qui viendrait en dernier,
compte tenu des rigueurs de l’ordre alphabétique. Avec mon épouse, nous
prîmes notre mal en patience. Finalement, nous eûmes le droit de nous
approcher de la sainte table, je veux dire le comptoir, de montrer nos passeports
et de remplir nos fiches. En échange de quoi, après une attente de 47 minutes,
nous fut remise la clé de la chambre n°10.
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Cette chambre n’échappait pas à la malédiction générale pesant sur
l’hôtel : certes, nous avions une porte et même deux avec celle de la salle de
bains. Certes nous avions deux fenêtres, avec double orientation puisqu’il
s’agissait d’une chambre d’angle. La clim paraissait opérationnelle. Et nous
avions notre contingent de serviette de bains et de savonnettes parfumées. Mais
nous n’avions ni oreillers ni draps, ce qui en un sens était logique puisque cette
chambre n’avait pas de lit !
Nous revînmes précipitamment dans le hall pour signaler ce manque
crucial. Le General Manager demanda sobrement : « quel est votre numéro de
chambre ? » Nous le lui dîmes. « Alors, c’est normal» proféra t-il d’un ton
catégorique. Nous demandâmes s’il y avait eu une erreur dans la livraison
puisque l’hôtel était neuf. Ou peut-être un vol ? Le manager s’entêta, la
situation était « normale ». Notre accompagnateur ne sut expliquer cet
entêtement bizarre et nous négocia l’installation de deux hamacs sur la terrasse.
Finalement, le dîner nous rasséréna et, n’étaient les moustiques, la nuit aurait
été bonne.
Ce n’est qu’arrivés à Addis-Abeba que nous eûmes le fin mot de l’histoire.
Notre programme dans la capitale comportait un certain nombre de visites de
monuments et un temps libre au fameux ‘mercato' dont on dit qu’il est le plus
grand marché en plein air d’Afrique. Le deuxième soir, nous fûmes conviés à
une réception à l’ambassade de France. Je racontais à l’attaché culturel notre
péripétie incompréhensible. Il s’exclama : « Ah ! Vous aviez la chambre n°10,
rien que de très normal. » Lui aussi ! « Mais pourquoi ne vous ont-ils pas donné
une autre chambre ? » Je répondis que l’hôtel était plein, en tout cas le corps de
bâtiment déjà achevé. « Alors, tout s’explique » dit le conseiller culturel en
souriant, très goguenard. Voyant que la moutarde me montait au nez, il
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consentit à m’expliquer. « Dans la tradition locale, le chiffre dix porte malheur.
En dépit de la religion copte, le mythe de la création du monde par les dieux
anciens reste très ancré dans la population. Ces dieux étaient au nombre de neuf
et chacune des divinités œuvra à son tour. Le dixième jour elles se mirent en
repos et ce jour fut un jour sans dieu, un jour maudit. Depuis, le chiffre dix a
très mauvaise presse. Il faut refuser d’être dix à table, les pires malheurs
arriveront au dixième enfant d’une famille, etc. Il faut à tout prix éviter de
dormir dans une chambre qui porte ce chiffre. Au début du développement du
tourisme dans le pays, les architectes ont proposé de ne pas construire de
chambre 10 et de passer directement à la 11. Mais on leur a objecté que le
mauvais œil retomberait sur la 11, voire sur toute autre chambre. On construit
donc une chambre 10 qu’on ne loue pas. Dans votre cas, on aurait du vous
proposer une chambre dans le deuxième bâtiment… mais la construction était
en retard… et le gérant n’a pas voulu perdre la face. »
Tous convinrent qu’une chambre sans lit nous valait le prix de l’anecdote
dans ce concours informel. Géraldine et moi pensions qu’un prix… sans prix
était de peu de prix ! Mais lorsque l’accompagnateur vint nous dire que les vols
reprenaient et que deux d’entre nous seraient surclassés en première, le groupe
considéra à l’unanimité que nous avions tous les droits à ce supplément de
confort. On nous attribua les fauteuils 10 A et 10 B.
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